149 |OUBLI DE L’ÊTRE, PERTE DE LA NATURE
OUBLI DE LÊTRE,
PERTE DE LA NATURE
À PROPOS DE HEIDEGGER
>BERNARD STEVENS
Chercheur FNRS, professeur de philosophie
à l’UCL et chercheur-associé à Etopia
La pene de Martin Heidegger est une traversée de l’his-
toire de la métaphysique occidentale depuis lémergence de la
philosophie grecque jusquà l’ère de la Technique. A partir du
tournant la pensée grecque réduit l’être à une substance
persistante et oublie sa dimension de spontanéité naturelle,
le philosophe allemand a retracé les origines profondes d’une
époque contemporaine dominée par la technique l’homme,
jusque là fondement de l’étant, est décentau prot d’un
processus de mise au pas de tout étant, y compris de l’homme
lui-même. Le dialogue avec le poète Hölderlin et l’évocation de
la pensée taoïste représentent deux tentatives de renouer avec
une pensée de la nature comme création perpétuelle.
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occidentale de loubli de lêtre dont Heidegger fera lun des thèmes
majeurs de sa pensée.
La notion de lêtre comme ousia, présence constante, et objet
de théôria, sera elle-même radicalisée au l du Moyen Age par sa
réinterprétation comme substantia: «lêtre subsistant là dessous
létant dans la constance stable de son étantité». Or cette notion
de lousia provient de la compréhension grecque de lêtre dont la
problématique aristotélicienne de la plurivocité de létant garde la
trace. La comphension grecque de lêtre comme ousia, met en relief
un seul des sens lexicaux de lêtre - le sens qui remonte au wasami
indo-européen (demeurer, rester dans la constance du présent) et,
tout en s’associant au sens nodal du «vivre» (es-, esti), dissimule
par contre le sens, tout aussi essentiel, du croître (bhû-, phu-) que
par contre lon retrouve dans le mot phusis. Ce vocable, à lépoque
présocratique, et en particulier chez les Ioniens, désigne lensemble
de létant dans son être. Or le privilège de lousia au détriment de la
phusis est le résultat de ce que Platon avait nommé la gigantomachia
peri s ousias : «le combat de géants à propos de létantité». C’était,
schématiquement, le combat entre les Ioniens et les Eléates : ceux
pour qui lêtre de létant en totalité se caractérise comme devenir,
mouvement, croître, bref comme phusis; et ceux pour qui lêtre de
létant en totalité se caractérise comme ousia, identité à soi dans la
stabilité de la présence constante. L’être de létant compris comme
ousia, c’est chez Parménide quil s’arme le plus éminemment et
cette armation de la présence constante de lêtre de l’étant, aux
dépens du croître insaisissable de la phusis, se fonde sur une véritable
interdiction à légard du néant, le mè on.
Un tel geste est clairement le moment symbolique se précise
la divergence des voies orientales et occidentales dans lontologie.
En eet la phusis, qui est ici progressivement perdue de vue dans la
pensée grecque post-parménidienne, est la notion grecque la plus
proche de la notion extrême-orientale de (en japonais, shizen),
Dans son Dialogue avec un Japonais, parlant de la question du
rapport entre la lettre des Ecritures Saintes et la pensée spéculative
de la théologie comme source de son questionnement, Heidegger
avait dit: «Sans cette provenance théologique, je ne serais jamais ar-
rivé sur le chemin de la pensée. Provenance est toujours avenir». Si la
question du rapport entre les Ecritures et la spéculation théologique
constitue la provenance de son itinéraire et quelle en détermine tou-
jours lavenir, il semble bien y avoir - malgré l’a-religiosiachée
de la pensée heideggérienne - une inspiration décisive de celle-ci.
Or - daprès le cours des années 1920, Phénoménologie de la vie
religieuse, principal témoin de cette provenance théologique - ce
qui retient lattention de Heidegger à ce sujet c’est, au plan de la vie
eective, une certaine expérience du temps, dans la foi chrétienne
primitive, avant la dogmatique d’Eglise et la théologie scolastique.
Il s’agit dune expérience du temps et de lhistoire, orientée vers un
événement déterminant de lavenir : espoir du «retour du Christ» ou
Jugement dernier, pour les premiers Chrétiens mais qui, dans Sein
und Zeit, deviendra - en une sorte de neutralité religieuse - le mo-
ment décisif de la mort. Ce moment nest pas un moment précis dans
le futur mais, dans sa soudaineté imprévisible, la source inconnue
dune orientation de vie en fonction de l’à-venir, mettant lhomme
devant la nécessité dune décision, celle du choix en faveur dune vie
soit authentique, soit inauthentique. De lavenir imprévisible, indis-
ponible, sans contenu maîtrisable et lourd de menaces provient le
sens que l’homme, résolument, doit donner à sa vie présente. Cette
temporalité «kairologique» et non «chronologique» et lexpérience
eective de la vie quelle accompagne sera foncièrement oblitérée par
la conceptualité métaphysique (ontothéologique) à travers le Moyen
Âge et la Modernité, laquelle sera héritière d’une pensée de l’être
comme substance, à la fois «présence constante» (ousia) et «vision»
théoriquement objectivable (théôria), imperméable de ce fait à la
temporalité kairologique de la vie eective précédemment évoquée.
Cette oblitération est un des premiers épisodes de la longue histoire
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qui indique le mode dêtre de ce qui est par soi-même, croît par
soi-même, en une dynamique incessante qui se soustrait à toute
objectivation stabilisante, toute domination par un regard théorique
et qui requiert donc une autre approche. Par ailleurs cette notion de
shizen, qui dit en somme le mode d’être de lensemble de létant dont
lhomme nest quun élément, se déploie dans la proximité avec une
autre notion, le néant ( mu), qui désigne, peut-on dire en premre
approximation, le mode dêtre de lhomme qui permet à celui-ci
dentrer en consonance avec lensemble plus vaste du shizen. Cest
pourtant précisément ce néant que vise l’interdiction parménidienne
à la source de la métaphysique occidentale.
Néant ontologique, dimension dynamique de l’étant en totalité,
temporalité kairologique - voilà donc ce qui est oblitéré par la pré-
dominance de la comphension de l’être comme ousia. Or la suite de
l’histoire de la métaphysique occidentale ne fera qu’accentuer progres-
sivement une telle obliration, conduisant à terme à ce que Heidegger
et le philosophe japonais Nishitani nommeront le «nihilisme».
Platon dans le Sophiste, évoquera certes la notion de on , non-
étant. Cependant il ne fera ainsi que rappeler la problématicité de
la notion d’étant et des notions apparentées. Il permettra de mettre
en relief la diversication interne de létant à laide de laltérité dont
le non-étant est loccasion. Mais il n’envisage à aucun moment une
exploration du non-étant en tant que tel.
Avec la plurivocité de lêtre selon Aristote, la diversification
interne de lêtre est explicitée à laide de la pluralité des attributs
dans la proposition prédicative (S est P). On peut prédiquer une
série de catégories (dont lousia reste toujours la première); on peut
prédiquer la vérité ou la fausseté; on peut prédiquer lessentiel et
laccessoire; et on peut prédiquer la puissance et lacte. Dès lors de-
mande Heidegger: «Si létant est dit dans une signication multiple,
quelle est alors la signication directrice et fondamentale? Que veut
dire être?» Dans ces divers types de prédications selon Aristote,
linterprétation traditionnelle a toujours favorisé lousia, nommée
substantia, prédisposant ainsi à linterprétation substantialiste de
lêtre dans la tradition métaphysique occidentale. C’est ici que Hei-
degger proposera une autre lecture. Dans son cours de 1931 sur la
métaphysique dAristote, il propose de voir dans la dynamis (puis-
sance) le sens directeur de lêtre. Cette «dynamisation» de lêtre
pourra alors inéchir linterprétation de l’être de létant vers une
réappropriation de la phusis présocratique, par-delà son oblitéra-
tion par lousia. Mais entre temps s’est déployée toute l’histoire de
la métaphysique occidentale en un obscurcissement toujours plus
accentué de ce que la pensée grecque de lêtre comme ousia a dès
labord toujours oublié.
Lousia désigne lêtre de létant au sens de la présence constante de
ce qui est là sous le regard. Ce qui se montre de létant ainsi exposé
cest son «aspect» (eidos, idea) tourné vers le regard de lintellect. C’est,
en d’autres mots, son «essenc. Lontologie grecque est une ontologie
essentialiste qui ne se préoccupe guère de thématiser la dimension
existentielle de l’être. Ainsi lorsqu’au Moyen Age, à la lumière de
la tradition judéo-chrétienne, on s’interrogera sur la dimension
existentielle de lêtre, on linterprétera à travers le fondement déjà
établi de lessentialité: Dieu sera létant suprême dont lessence est
dexister. La priorité de lessence ne sera donc pas remise en question
dans la pensée de lêtre et le mystère de lexistence elle-me ne sera
pas médité en tant que tel. Lessence sera en outre encore davantage
opaciée en direction de la substantia : substance perdurante.
En outre le rapport de Dieu, étant suprême, à la nature, ensemble de
létant créé, est compris à limage de la fabrication instrumentale, la
poièsis, (à mille lieux de la spontanéilibre de la phusis). Dieu - étant
suprême et substance suprême - est fondement de l’étant au sens où
il est fabricateur de létant selon un lien de maîtrise qui établit un
rapport à la fois de subordination et de séparation infranchissable
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entre ces deux modalités de lêtre. La nature, la réalité en général
(Wirklichkeit), seront comprises comme une «œuvre» (Werk), résultat
de lecience divine, de son travail (werken).
Lorsqu’à partir de la modernité la substantia passera de Dieu à
lhomme, compris comme Cogito, ce dernier deviendra le fonde-
ment. Létant sera sormais divisé en deux domaines étrangers
lun à lautre: la res cogitans et la res extensa. La seconde sera objet
de représentation puis de manipulation et dexploitation pour la
première qui, dans la certitude stable, constamment présente à soi
de son auto-fondation, déterminera, à l’aide de laprioricité concep-
tuelle de l’entendement, la totalides potentialités de sens de l’étant.
Le Cogito, oppoau monde qu’il se représente à travers le prisme
de lobjectivation rationnelle, capitalise tous les modes de l’obliration
et de l’oubli: la présence constante de l’ousia, le rôle fondateur in-
amovible de la substantia, linstrumentalisation du monde propre à
limage artisanale du fabricateur et, nalement, la subjectivation du
processus en plaçant le tout dans le transcendantalisme potentiel-
lement idéalisant dun Cogito «maître et possesseur de la nature».
Cette «capitalisation du pire», en somme, dans laccentuation
croissante de loubli, au l des tranches successives de lhistoire
épochale de l’être, est ce qui constitue à terme le nihilisme. Le nihil-
isme, dira Heidegger, signie «quil nen est plus rien quant à lêtre».
C’est l’âge où, devenu étranger à létant qui lenvironne, lhomme en
entreprendra la dévastation. Or laliénation de l’homme, n’est pas
seulement celle qui le rend étranger à son environnement naturel mais
aussi et avant tout celle qui le rend étranger à sa propre essentialité.
Laliénation atteindra son apex (sommet) lorsque, au terme de la
modernité, dans ce que Heidegger appelle lâge technique, se produit
lobscurcissement le plus prononcé de la clarde lêtre, exposant
lhomme au plus extrême péril - celui doublier qui il est lui-même.
C’est alors le règne du Ge-stell (montage, dispositif, arraisonnement),
la technique nest plus un moyen en vue de ns que se serait
xées lhomme, mais un phénomène denvergure métaphysique où
lhomme, jusque fondement de létant, est à nouveau décentré au
prot dun processus de mise au pas et de mise à dis-position de tout
étant, y compris lhumanité elle-même, au prot dun dis-positif
qui englobe désormais létant en totalité et dont la nalité échappe,
semble-t-il, à toute prise humaine. Lhomme, destiné à être le berger
de lêtre, n’est plus que lotage «dispositif», le Gestell. Lhomme,
destiné à simplement dire laccordement à l’être, nest plus quune
parcelle monadique dans un désaccordement généralisé. Le rapport
de lhomme à lêtre existe encore mais en mode négatif en quelque
sorte. Il ne lui reste plus alors, au sein de cet obscurcissement total,
quà être attentif à la réalité de l’oblitération de lêtre, présente dans
ce rapport négatif à lêtre, pour y percevoir peut-être l’écho dun
nouvel accordement possible. Scruter au sein de cette nuit du monde,
lannonce dune aube nouvelle...
Tel est du moins le ton mi-poétique, mi-mystique auquel nous
conduit la lecture du dernier Heidegger. Et c’est ici - dans le cadre
de lauto-surmontement du nihilisme et dans la recherche de «ce qui
sauve » au sein du « péril » qui règne dans l’essence du Gestell - que
le philosophe entreprend un dialogue avec le poète Hölderlin. Au
sein du dialogue pensant qu’il entreprend avec lderlin, Heidegger
comprend ce dernier comme le poète de lépoque indigente qu’est
la nôtre, entre le « ne plus » des dieux enfuis et le « pas encore »
du dieu attendu. La parole de lderlin, dans lécoute des paroles
originaires, est elle-me fondatrice d’avenir, d’histoire, d’un monde
humain, capable - peut-être - de rendre à nouveau habitable la terre
dévastée. Il s’agit, pour le poète, dénoncer une parole apte à invo-
quer à nouveau la sacralité de la nature et, pour lhomme à lécoute
de la parole prophétique de Hölderlin, de redécouvrir le pays natal,
sa propre patrie, son identité la plus propre: la terre. Ce retour à la
patrie originelle nécessite le dépaysement salutaire en terre étrangère,
auprès de l’étranger, à lécoute de la parole étrangère - ainsi que le
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suggèrent les hymnes uviaux de Hölderlin. L’étranger c’est lOrient,
grec et asiatique. C’est alors dans la double écoute du commence-
ment grec et des autres grands commencements que sera possible
lénonciation dune parole apte à remonter jusqu’à loriginaire,
devenant ainsi à nouveau créatrice. Ce cheminement, qui cherche
à mener jusquà lappropriation la plus intime du monde - rendant
à nouveau possible lunion de Terre et Ciel - devient explicitement
une évocation de la pensée taoïste se déploie la notion de
shizen, la spontanéité naturelle, oblitérée de façon toujours plus
radicale par les conséquences de loubli de lêtre.
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