
ÉTOPIA | PHILOSOPHIE DE LA NATURE| 154 155 |OUBLI DE L’ÊTRE, PERTE DE LA NATURE
entre ces deux modalités de l’être. La nature, la réalité en général 
(Wirklichkeit), seront comprises comme une «œuvre» (Werk), résultat 
de l’ecience divine, de son travail (werken).
Lorsqu’à partir de la modernité la substantia passera de Dieu à 
l’homme, compris comme Cogito, ce dernier deviendra le fonde-
ment. L’étant sera désormais divisé en deux domaines étrangers 
l’un à l’autre: la res cogitans et la res extensa. La seconde sera objet 
de représentation puis de manipulation et d’exploitation pour la 
première qui, dans la certitude stable, constamment présente à soi 
de son auto-fondation, déterminera, à l’aide de l’aprioricité concep-
tuelle de l’entendement, la totalité des potentialités de sens de l’étant.
Le Cogito, opposé au monde qu’il se représente à travers le prisme 
de l’objectivation rationnelle, capitalise tous les modes de l’oblitération 
et de l’oubli: la présence constante de l’ousia, le rôle fondateur in-
amovible de la substantia, l’instrumentalisation du monde propre à 
l’image artisanale du fabricateur et, nalement, la subjectivation du 
processus en plaçant le tout dans le transcendantalisme potentiel-
lement idéalisant d’un Cogito «maître et possesseur de la nature».
Cette «capitalisation du pire», en somme, dans l’accentuation 
croissante de l’oubli, au l des tranches successives de l’histoire 
épochale de l’être, est ce qui constitue à terme le nihilisme. Le nihil-
isme, dira Heidegger, signie «qu’il n’en est plus rien quant à l’être». 
C’est l’âge où, devenu étranger à l’étant qui l’environne, l’homme en 
entreprendra la dévastation. Or l’aliénation de l’homme, n’est pas 
seulement celle qui le rend étranger à son environnement naturel mais 
aussi et avant tout celle qui le rend étranger à sa propre essentialité. 
L’aliénation atteindra son apex (sommet) lorsque, au terme de la 
modernité, dans ce que Heidegger appelle l’âge technique, se produit 
l’obscurcissement le plus prononcé de la clarté de l’être, exposant 
l’homme au plus extrême péril - celui d’oublier qui il est lui-même. 
C’est alors le règne du Ge-stell (montage, dispositif, arraisonnement), 
où la technique n’est plus un moyen en vue de ns que se serait 
xées l’homme, mais un phénomène d’envergure métaphysique où 
l’homme, jusque là fondement de l’étant, est à nouveau décentré au 
prot d’un processus de mise au pas et de mise à dis-position de tout 
étant, y compris l’humanité elle-même, au prot d’un dis-positif 
qui englobe désormais l’étant en totalité et dont la nalité échappe, 
semble-t-il, à toute prise humaine. L’homme, destiné à être le berger 
de l’être, n’est plus que l’otage «dispositif», le Gestell. L’homme, 
destiné à simplement dire l’accordement à l’être, n’est plus qu’une 
parcelle monadique dans un désaccordement généralisé. Le rapport 
de l’homme à l’être existe encore mais en mode négatif en quelque 
sorte. Il ne lui reste plus alors, au sein de cet obscurcissement total, 
qu’à être attentif à la réalité de l’oblitération de l’être, présente dans 
ce rapport négatif à l’être, pour y percevoir peut-être l’écho d’un 
nouvel accordement possible. Scruter au sein de cette nuit du monde, 
l’annonce d’une aube nouvelle...
Tel est du moins le ton mi-poétique, mi-mystique auquel nous 
conduit la lecture du dernier Heidegger. Et c’est ici - dans le cadre 
de l’auto-surmontement du nihilisme et dans la recherche de «ce qui 
sauve » au sein du « péril » qui règne dans l’essence du Gestell - que 
le philosophe entreprend un dialogue avec le poète Hölderlin. Au 
sein du dialogue pensant qu’il entreprend avec Hölderlin, Heidegger 
comprend ce dernier comme le poète de l’époque indigente qu’est 
la nôtre, entre le « ne plus » des dieux enfuis et le « pas encore » 
du dieu attendu. La parole de Hölderlin, dans l’écoute des paroles 
originaires, est elle-même fondatrice d’avenir, d’histoire, d’un monde 
humain, capable - peut-être - de rendre à nouveau habitable la terre 
dévastée. Il s’agit, pour le poète, d’énoncer une parole apte à invo-
quer à nouveau la sacralité de la nature et, pour l’homme à l’écoute 
de la parole prophétique de Hölderlin, de redécouvrir le pays natal, 
sa propre patrie, son identité la plus propre: la terre. Ce retour à la 
patrie originelle nécessite le dépaysement salutaire en terre étrangère, 
auprès de l’étranger, à l’écoute de la parole étrangère - ainsi que le