L`euthanasie, le droit, la déontologie et la morale. Dans : Bioéthique

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KENIS Y. Dans : Bioéthique et libre-examen. Collection Laïcité. Série « Actualités », 7.
Editions de l’Université Libre de Bruxelles, 1987, 29-46.
L’euthanasie, le droit, la déontologie et la morale
On peut se demander d’entrée de jeu si l’euthanasie relève bien de la bioéthique 1 .
N’a-t-elle pas été imaginée par Platon dans La République et n’est-elle pas mise en
pratique dans des sociétés aux cultures très différentes de la nôtre ? 2 Elle relève donc
sûrement de la morale traditionnelle, et aussi du droit, de la médecine et de la déontologie
médicale. Cependant, les développements de la réanimation dans les années cinquante,
les progrès des greffes d’organes – et la réflexion sur la définition de la mort qui en
découle –, ont posé des problèmes du même ordre que ceux créés plus récemment par les
nouvelles méthodes de procréation assistée ou par les manipulations génétiques, qui eux,
font indubitablement partie de la bioéthique. Mais je ne crois pas que les progrès de la
médecine soient la seule raison du renouveau d’intérêt pour les discussions sur
l’euthanasie. Ceci me semble participer d’un mouvement général, commencé il y a
quinze ou vingt ans : le retour de la mort comme sujet privilégié des sociologues, des
historiens, des psychologues, des anthropologues, des philosophes, et des médecins. C’est
sans doute une réaction au « déni de la mort », dont les premiers signes étaient apparus au
milieu du 19e siècle et qui semblait avoir presque abouti au milieu de ce siècle-ci 3 . En
quelques dizaines d’années, des attitudes aussi profondément installées dans nos
habitudes et notre comportement que la veillée funèbre ou le deuil ont presque
complètement disparu. A la mort chez soi, entouré de ses proches, s’est substituée la mort
« technique » à l’hôpital, souvent précédée d’un « long combat inutile » 4 .
La vision hallucinante de corps sans vie, maintenus en fonctionnement par des
machines, fait regretter la vue plus apaisante, et jadis familière, du « beau mort »,
sagement étendu sur son lit. Nous avons tous, peu ou prou, la nostalgie de cette image et
nous craignons la mort déshumanisée, résultat dérisoire de l’acharnement thérapeutique.
C’est cette crainte qui a poussé des centaines de milliers de gens à adhérer des
associations « pour le droit de mourir dans la dignité » 5 . Tous ont peur de l’acharnement
thérapeutique, même si les positions varient ou sont indécises quant à la légitimité de
l’euthanasie ou de l’aide au suicide. Leur souci commun est le respect de l’autonomie et
du libre choix de l’individu, y compris dans la phase ultime de l’existence. On peut
penser enfin que les changements démographiques considérables, observés depuis le
début du siècle dans notre société, rendent plus aiguë que jamais la conscience de la
vieillesse, de la déchéance et de la mort.
La première acception du mot euthanasie dérive directement de l’étymologie
grecque. Dans le dictionnaire de Littré (1881), la seule définition est « Bonne mort, mort
douce et sans souffrance ». Le sens s’est ensuite élargi, et en 1957, dans le Dictionnaire
de la Langue Française de Robert, on lit :
1
En parlant d’un moribond, mort douce et sans souffrance, survenant
naturellement ou grâce à l’emploi de substances calmantes ou stupéfiantes. Part ext.
Théorie selon laquelle il est légitime de supprimer les sujets tarés ou de précipiter la
mort de malades incurables, pour leur éviter les souffrances de l’agonie.
Le texte d’auteur choisi comme exemple, tiré du Manuel du Protestataire de G.
Duhamel (1952), est intéressant à citer, et caractéristique de l’époque où il a été écrit :
Le mot d’euthanasie est appliqué, désormais, à des pratiques diverses. Certaines
de ces pratiques amèneraient le médecin à délivrer de la vie, dans un sentiment de pitié,
et par l’administration d’une dose toxique de quelque drogue calmante, les malades
considérés comme perdus. Or les médecins, qui doivent garder toute leur liberté de
mouvement dans l’exercice de leur ministère, se trouvent d’accord pour refuser un
privilège que répudie notre vieille civilisation. Le mot d’euthanasie désigne également la
méthode que les nazis, au nom d’une science criminelle, ne craignaient pas d’appliquer
dans le dessein de détruire les sujets tarés et de purger ainsi ce qu’ils appelaient
improprement « la race ».
Les mots soulignés par nous font ressortir la connotation affective et idéologique,
subtilement introduite dans ce texte. La définition plus récente du Petit Robert, édition de
1986, est plus neutre :
Usage des procédés qui permettent de hâter ou de provoquer la mort pour
délivrer un malade incurable de souffrances extrêmes, ou pour tout autre motif d’ordre
éthique.
Malgré sa concision, cette définition est remarquablement complète. On y trouve
presque tous les éléments considérés comme nécessaires et suffisants par Beauchamp et
Davidson 6 : le sujet agissant, l’intention de provoquer la mort, le désir de mettre fin à un
état de souffrance. Des conditions mentionnées par les deux philosophes, seule manque
l’utilisation de moyens non violents pour parvenir à une mort rapide et sans douleur.
Le concept d’euthanasie dans son acception moderne, telle que définie ci-dessus,
est clairement exprimé par Thomas More dans son Utopie (1516) :
J’ai déjà dit quels soins affectueux les Utopiens ont pour les malades; rien n’est
épargné de ce qui peut contribuer à leur guérison, soit en remèdes, soit en aliments.
Les malheureux affligés de maux incurables reçoivent toutes les consolations,
toutes les assiduités, tous les soulagements moraux et physiques capables de leur rendre
la vie supportable. Mais, lorsque à ces maux incurables se joignent d’atroces
souffrances, que rien ne peut suspendre ou adoucir, les prêtres et les magistrats se
présentent au patient, et lui apportent l’exhortation suprême.
Ils lui représentent qu’il est dépouillé des biens et des fonctions de la vie; qu’il ne
fait que survivre à sa propre mort, en demeurant ainsi à charge à soi-même et aux autres.
2
Ils l’engagent à ne pas nourrir plus longtemps le mal qui le dévore, et à mourir avec
résolution, puisque l’existence n’est pour lui qu’une affreuse torture.
« Ayez bon espoir », lui disent-ils, « brisez les chaînes qui vous étreignent et
sortez vous-même du cachot de la vie; ou du moins consentez à ce que d’autres vous en
délivrent. Votre mort n’est pas un refus impie des bienfaits de l’existence, c’est le terme
d’un cruel supplice ».
Obéir, dans ce cas, à la voix des prêtres interprètes de la divinité, c’est faire une
œuvre religieuse et sainte.
Ceux qui se laissent persuader mettent fin à leurs jours par l’abstinence
volontaire, ou bien on les endort au moyen d’un narcotique mortel, et ils meurent sans
s’en apercevoir. Ceux qui ne veulent pas de la mort n’en sont pas moins l’objet des
attentions et des soins les plus délicats ; quand ils cessent de vivre, l’opinion publique
honore leur mémoire 7 .
Nous avons pensé qu’il était nécessaire de faire de ce texte une citation assez
longue, parce qu’on néglige souvent d’en reproduite la fin, qui montre la différence
profonde entre la pensée d’un humaniste chrétien du XVIe siècle et celle d’un philosophe
idéaliste de l’Antiquité :
Mais à l’égard des sujets foncièrement et entièrement malsains, il (Asclépios) n’a
pas voulu leur prolonger une vie misérable…, ni leur faire enfanter des rejetons qui
naturellement seraient faits comme eux ; il n’a pas cru qu’il fallût soigner un homme
incapable de vivre le temps fixé par la nature, parce que cela n’est avantageux ni à luimême, ni à l’Etat.
… Ainsi donc, tu établiras dans l’Etat une médecine telle que nous l’avons
définie, avec une judicature formée comme je l’ai dit, pour s’occuper des citoyens qui
sont bien constitués de corps et d’âme; quant aux autres, on laissera mourir ceux dont le
corps est mal constitué, et les citoyens feront périr eux-mêmes ceux qui ont l’âme
naturellement perverse et incorrigible 8 .
Francis Bacon, le philosophe lord-chancelier d’Angleterre, semble avoir été le
premier à utiliser le terme d’euthanasie dans un sens proche de celui qu’il a aujourd’hui :
Je dirai de plus, en insistant sur ce sujet, que l’office du médecin n’est pas
seulement de rétablir la santé, mais aussi d’adoucir les douleurs et souffrances attachées
à la maladie; et cela non pas seulement en tant que cet adoucissement de la
douleur…contribue et conduit à la convalescence, mais encore afin de procurer au
malade, lorsqu’il n’y a plus d’espérance, une mort douce et paisible; car ce n’est pas la
moindre partie du bonheur que cette euthanasie… 9 .
L’intérêt du texte de F. Bacon est qu’il ne considère plus seulement le point de
vue de la société (comme le faisaient Platon et Thomas More), mais bien le rôle du
médecin, et en ce sens, il est très proche de la pensée contemporaine.
Les mouvements d’opinion en faveur de l’euthanasie volontaire remontent à un
demi-siècle. En 1931, le docteur C.K. Millard, Inspecteur de la Santé de la ville de
3
Leicester, au cours d’une allocution officielle, propose une légalisation de l’euthanasie.
L’idée sera reprise par des membres du Parlement, et la British Voluntary Euthanasia
Society est créée en 1935 pour soutenir cette proposition. Celle-ci est présentée pour la
première fois, sans succès, à la Chambre des Lords en 1936. Le mouvement s’étend à
l’Amérique. Le Rév. Charles Francis Potter est à l’origine de l’Euthanasia Society of
America, fondée en 1938 10 . Il faut signaler qu’à cette époque, l’action militante en faveur
de l’euthanasie (malgré le qualificatif de volontaire), aux Etats-Unis surtout, est quelque
peu teintée d’eugénisme. Cette tendance est poussée jusqu’à la caricature – odieuse et
inquiétante – par Alexis Carrel 11 . Mais nous ne pouvons peut-être pas juger une telle
attitude avec notre mentalité actuelle, profondément influencée par le souvenir des crimes
nazis. La confusion entre génétique et eugénisme était largement répandue aux Etats-Unis
entre 1900 et 1930. C’est l’époque où des Etats ont établi des lois sur la stérilisation
obligatoire d’aliénés et de déviants sociaux et sur la limitation de l’immigration en
provenance des pays de l’Europe du Sud et de l’Est pour « protéger le vrai patrimoine
génétique américain » 12 . Les historiens (et pas seulement les historiens allemands) de la
fin du 19e siècle et du début du 20e ont aussi été influencés par ce courant eugénique et
raciste 13 .
En octobre 1939, Hitler signe un décret – tenu secret – antidaté du 1er septembre
1938, organisant la mise à mort de certaines catégories de malades incurables, notamment
des malades mentaux et des enfants atteints de malformations congénitales. Le secret ne
peut pas être entièrement gardé et des réactions se font jour, en particulier au sein de la
hiérarchie ecclésiastique, par exemple, le Pasteur Braune de l’Eglise protestante
d’Allemagne, l’évêque de Limbourg, l’archevêque de Munich. Les représentants du
milieu médical, par contre, restent muets. Ces protestations semblent avoir eu un effet
puisque le programme est arrêté en 1941, jamais complètement semble-t-il 14 . On sait
comment cette « expérience » fut utilisée par la suite …
A la fin de la guerre, après les révélations des procès de Nuremberg, le
mouvement pour l’euthanasie se met en veilleuse. Le mot même est évité (c’est le
moment où la British Voluntary Euthanasia Society choisit de s’appeler Exit). Mais cette
éclipse ne dure pas. Les progrès de la réanimation rendent possibles les excès de
l’acharnement thérapeutique, largement répercutés par les médias, comme le cas de la
jeune Karen Quinlan aux Etats-Unis et la mort du général Franco. En 1957, le pape Pie
XII, s’adressant à des médecins reçus en audience, avait déclaré qu’il était licite de ne pas
poursuivre (ou de ne pas entreprendre) un traitement « imposant des charges
extraordinaires pour soi-même ou pour un autre » s’il est pratiquement certain que le
patient ne survivra pas.
L’Etat de Californie, par une loi intitulée « Natural Death Act », a été le premier,
en 1976, à donner une valeur légale et contraignante au « testament de vie » (living will).
Cette loi prescrit qu’une personne adulte a le droit d’établir une directive prescrivant aux
médecins que soit évité ou supprimé, en cas d’affection fatale, le recours à tout procédé
qui aurait pour seul résultat de retarder artificiellement le moment du décès. Depuis lors,
plus de trente états américains ont adopté des lois similaires, souvent accompagnées de
dispositions permettant de désigner un mandataire habilité à prendre toute décision en
4
cette matière, en cas d’incapacité du mandant 15 . Les associations pour le droit de mourir
dans la dignité proposent à leurs membres des modèles de textes qui se rapprochent plus
ou moins de la déclaration californienne 16 .
Le mouvement pour l’euthanasie volontaire s’étend progressivement à l’ensemble
du monde occidental. Il a débuté dans les pays anglo-saxons et n’a atteint que plus
récemment les pays latins à prédominance catholique. Le cinquième congrès de la
Fédération Mondiale des Associations pour le Droit de Mourir dans la Dignité, qui s’est
tenu à Nice en septembre 1984, réunissait des centaines de délégués, représentant les
associations de 25 pays. La presse française s’en est fait largement l’écho.
Outre l’Angleterre, d’autres pays ont connu des propositions de loi qui, jusqu’ici,
ont toutes été rejetées. En Belgique, les propositions Gillet (sur le testament de vie et
l’acharnement thérapeutique) et D’Hose (sur l’information du malade, le testament de vie
et l’euthanasie) n’ont pas été examinées et sont devenues caduques du fait de la fin de la
législature. La proposition du député E. Klein a été prise en considération et doit encore
être discutée au sein des commissions de la justice et de la santé. En Hollande, une
commission d’Etat a remis un rapport sur l’euthanasie, recommandant que celle-ci soit
autorisée sous certaines conditions bien précises (demande instante et répétée du patient,
état de souffrance sans espoir, avis concordant de deux médecins, réalisation par un
praticien en milieu médical) 17 , rencontrant ainsi les avis formulés par les plus hautes
juridictions du pays qui avaient décidé de ne pas entreprendre de poursuites judiciaires
lorsque de telles conditions étaient remplies 18 . Le Gouvernement a récemment renoncé à
déposer un projet de loi allant dans le même sens.
L’extension du mouvement pour l’euthanasie a évidemment suscité des réactions
de la part des milieux hostiles à toute légalisation. L’opposition est la plus déterminée
dans les milieux catholiques, chez les médecins et, dans une certaine mesure, parmi les
juristes, alors que toutes les enquêtes d’opinion, dans les différents pays où elles ont été
menées, ont montré qu’une majorité des personnes interrogées sont favorables, sous
certaines conditions, à une dépénalisation de l’euthanasie active, et que cette majorité
augmente au cours des enquêtes successives réalisées dans un même pays 19 .
Parallèlement s’est créé et développé le mouvement des « hospices », institutions
spécialisées dans les soins palliatifs aux mourants, dont le modèle est le St. Christopher’s
Hospice, dirigé par Cecily Saunders. Les adeptes de ce mouvement, surtout en GrandeBretagne, ont souvent une attitude hostile à l’euthanasie. Ils affirment que les mourants
qui reçoivent des soins palliatifs convenables ne demandent jamais que l’on hâte leur
mort et que le problème de l’euthanasie disparaîtrait donc si les soins palliatifs étaient
disponibles pour tous.
Nous ne décrirons pas, du point de vue médical, toutes les variétés possibles
d’euthanasie. Le rapport Achslogh-Boné, préparatoire au Colloque de Bioéthique
organisé en mai 1987 à l’initiative du secrétaire d’Etat à la Santé Publique et à la
Politique des Handicapés, en dénombre 9 types, dont l’euthanasie « pratiquée dans le
cadre familial », dans les handicaps périnataux, dans les traumatismes graves, dans les
intoxications aiguës, « en phase terminale de certaines affections actuellement
5
incurables », « lors d’une complication pouvant être mortelle chez un handicapé grave
d’autre étiologie », en particulier chez les patients très âgés et chez les déments, etc. La
description clinique de ces diverses situations n’a pas sa place ici. Dans beaucoup de cas,
le type d’euthanasie n’a pas d’influence décisive sur les aspects moraux du problème.
Nous laisserons toutefois en dehors de notre discussion l’euthanasie des nouveaux-nés
atteints de malformations graves et l’euthanasie pratiquée en dehors du cadre médical
(meurtre par compassion).
Il n’y a que très peu d’études descriptives des comportements des médecins dans
ce domaine. Brown et coll., en 1976, ont étudié l’attitude des médecins vis-à-vis des
vieillards hébergés dans une institution de soins de longue durée, chez lesquels apparaît
une complication grave qui aurait normalement dû entraîner l’hospitalisation. Dans 32%
des cas, le médecin a décidé, en connaissance de cause, de ne pas hospitaliser le malade,
ce qui est interprété comme une forme d’euthanasie passive, le malade mourant en effet
de la complication en question. Ce pourcentage monte à 70% pour les malades
cancéreux. La décision de ne pas entreprendre de traitement est prise plus fréquemment
pour les femmes que pour les hommes (40% versus 24%), pour les catholiques que pour
les protestants, et pour les patients qui paient eux-mêmes les soins médicaux. La
fréquence de la décision d’euthanasie passive diminue lorsqu’on passe des malades
privés, aux malades bénéficiaires de Medicare (forme d’assurance maladie) et diminue
encore davantage pour les malades assistés ou indigents (« a direct relationship between
frequency of decision for negative euthanasia and responsibility for paying the bill ») 20 .
Une autre étude, parue en 1982, a été réalisée chez des patients qui avaient eu une
première intubation (mise au respirateur) pour une complication cardio-respiratoire et qui
devaient en subir une seconde pour une nouvelle attaque 21 . Quarante-deux pour cent des
médecins préférèrent l’abstention. Dans la quasi-totalité des cas, l’avis du malade n’avait
été demandé ni avant ni après la première intubation. Les patients qui ont été interrogés,
après l’intubation, auraient, dans leur majorité, préféré ne pas avoir été traités. Les
auteurs attirent l’attention sur cette discordance entre la décision du médecin et l’avis du
malade, et sur le manque de concertation 22 . Ils proposent comme remède à cette situation
qu’ils déplorent, la rédaction par le patient d’une déclaration préalable (« advance
directive » ou « living will ») et, chaque fois que la chose est possible, la discussion
approfondie de ces questions entre le médecin et le patient.
Nous disposons de quelques données chiffrées sur la pratique de l’euthanasie. Une
enquête non encore publiée 23 , auprès de 100 médecins généralistes de la région
bruxelloise, montre que 84% sont favorables à l’euthanasie passive (8 ont une attitude
défavorable). En ce qui concerne l’euthanasie active, la proportion est respectivement de
34% pour et 54% contre. A la question « avez-vous pratiqué l’euthanasie active au cours
des deux dernières années ? », 45% répondent « jamais », 7% « une fois », 12%
« plusieurs fois », et 35% ne répondent pas.
Une enquête assez semblable a été réalisée en 1982 en France par SOFRES
Medical, à la demande de l’ADMD et du journal Le Généraliste. Sur 200 médecins
6
interrogés, 100 généralistes et 100 spécialistes, 82% sont prêts à respecter la volonté des
patients, exprimée dans un « testament biologique », sur le refus de l’acharnement
thérapeutique; 90% sur la demande de calmants, même si cela doit avancer le moment de
la mort. Par contre, 63% ne sont pas prêtes à recourir à l’euthanasie active en cas de
souffrances intolérables, de maladie irréversible (26% y sont prêts). Dans le cadre d’une
nouvelle législation qui dégagerait explicitement le médecin de toute responsabilité
pénale ou déontologique, le pourcentage de médecins qui seraient prêts à répondre positivement à une demande d'euthanasie active n'augmenterait que faiblement : 28% au total,
32% pour les généralistes. Un tiers de réponses positives est cependant loin d'être
négligeable et doit être rapproché des chiffres de l'enquête belge où nous apprenons qu'un
généraliste sur cinq a pratiqué l'euthanasie active au moins une fois au cours des deux
dernières années et qu'un sur trois refuse de répondre. Ceci montre que l'euthanasie est
loin d'être un problème sans importance pratique réelle. Tenant compte de ces résultats et
du nombre de médecins, on peut estimer que plusieurs milliers d'actes d'euthanasie sont
pratiqués chaque année en Belgique, ce qui n'est pas si éloigné des chiffres calculés pour
la Hollande : 6.000 à 10.000 cas par an 24 .
Ces enquêtes faites en France et en Belgique donnent des résultats assez proches
de celles réalisées précédemment auprès de médecins américains. Brown et coll, relèvent,
sur 10 études publiées entre 1961 et 1974, des réponses favorables à l'euthanasie négative
dans 59 à 97% des cas. Une seule enquête, auprès des médecins de l'Iowa, donne un
chiffre inférieur à 50%. L'euthanasie positive, par contre, n'est acceptée que par une
minorité de médecins (11 à 31% selon les études) avec un seul résultat discordant : 63%
de réponses favorables parmi des internistes et chirurgiens de Chicago 25 .
De ces constatations statistiques, il faut rapprocher les témoignages de médecins
qui, de plus en plus nombreux, reconnaissent aujourd'hui que leur conscience les a parfois
obligés à pratiquer l'euthanasie active.
Mais les médecins dans leur grande majorité, tout en reconnaissant faire de la
survie de leur malade leur préoccupation prioritaire, admettent qu'il leur arrive, dans la
pratique quotidienne, d'avoir recours de façon plus ou moins directe à l'euthanasie 26 .
Je n'ai ni le goût du scandale ni le mépris des lois, et n'aime point braver les
dieux, mais à l'humiliante et inutile souffrance, qui accompagne souvent la mort, je
préfère le "grand sommeil" que tout médecin peut donner à bon escient en accord avec
sa conscience 27 .
Le Père P. Verspieren n'a donc pas tort de dire que nous sommes « sur la pente de
l'euthanasie ». Il a dénoncé, dans un article souvent cité de la revue « Etudes », la
pratique des « cocktails lytiques » qui, selon lui, sont administrés de plus en plus
systématiquement « dans certains services » 28 . Et il ajoute : « …je pense constater un
changement : l'interdit social de l'homicide perd de sa force, et la question du refus ou de
l'acceptation de l'euthanasie est de plus en plus considérée comme le lieu d'une option
7
personnelle soumise à la libre appréciation de chacun » 29 . L'expérience des hôpitaux
apprend que cette pratique est le plus souvent accomplie sans l'accord du malade, comme
c'était le cas pour l'euthanasie passive, ainsi que nous l'avons vu dans les articles cités
plus haut 30 .
L'éthique médicale retient traditionnellement les oppositions euthanasie
active/euthanasie passive, positive/négative, directe/indirecte. L'euthanasie active
consiste à intervenir pour hâter la mort : c'est, par exemple, l'injection d'une substance
létale. L'euthanasie passive, c'est l'abstention thérapeutique, l'omission de mesures qui
auraient pu prolonger la vie. C'est, par exemple, ne pas prescrire d'antibiotique à un
malade cancéreux au stade terminal et qui fait une complication infectieuse; dans ces
conditions, il y a une grande probabilité que la pneumonie non traitée entraîne la mort.
C'est ne pas tenter une réanimation en cas d'arrêt cardiaque. C'est arrêter l'alimentation
par sonde d'un malade dans le coma. La distinction entre euthanasie positive et euthanasie
négative recouvre pratiquement les situations que nous venons d'évoquer, mais certains
auteurs considèrent que le couple positif-négatif a une signification purement descriptive
et technique, alors que l'opposition actif-passif implique un jugement moral et a une
connotation psychologique. Il est certain que "tuer" ou "provoquer la mort" évoque
d'autres images que "permettre de mourir" ou "ne pas prolonger l'agonie". L'omission
entraîne l'idée d'oubli, de négligence sans intention de nuire, et atténue la responsabilité
de l'acteur. Dans un cas, la cause de la mort est l'injection létale, donc le médecin; dans
l'autre, c'est la maladie, la "nature". En réalité, dans les deux cas, sans l'intervention du
médecin ou sans l'omission du médecin, la mort ne serait pas survenue à ce moment et de
cette façon. Une omission est une décision médicale, et débrancher un appareil, retirer
une sonde gastrique ou une perfusion sont des actes. De toute façon, l'intention et le
résultat de l'intervention (euthanasie active) ou de l'absence d'intervention (euthanasie
passive) sont les mêmes et on peut considérer que la responsabilité morale est la même 31 .
Bien plus, il existe des situations médicales où l'abstention thérapeutique est plus cruelle
que l'euthanasie active (par exemple, laisser mourir d'asphyxie ou d'inanition). De
nombreux médecins estiment que, dans ces conditions, aider le malade à mourir par un
acte d'euthanasie est moralement supérieur à l'abstention. Nous avons vu plus haut que
beaucoup se décident à faire ce geste et que certains en ont fait l'aveu. Nous savons qu'on
peut accomplir cet acte sans avoir le sentiment de commettre un crime, mais bien au
contraire comme un acte d'amour, comme la dernière aide que l'on peut apporter à un être
qui souffre.
It is very seductive to want to make a distinction between a specific action that
leads to death and inaction that similarly leads to death. It sounds so appropriate to
disdain the role of the killer and to humbly accept the band of the fate. This distinction,
however, does not really indicate the rightness or wrongness of the behavior proposed.
... The cornestone of good decision-making is that the choice made should best
serve the patient; the labels "action" and "inaction" - or "active" and "passive" - are no
help al all 32 .
Une telle interprétation n'est pas exclusivement celle de moralistes laïques;
8
certains théologiens catholiques peuvent avoir une position très proche :
La distinction entre l'omis et le commis est toujours moralement adéquate,
puisque, toutes choses égales par ailleurs, il est préférable de procurer une mort paisible
en cessant le traitement que de le faire en tuant. Mais il n'est pas absolument évident que
cette distinction soit dans tous les cas moralement décisive.
…la tradition chrétienne regarde la vie comme une valeur fondamentale mais non
absolue. Voilà pourquoi provoquer la mort peut être une forme de respect de la vie,
particulièrement de la dignité et du bien-être total des personnes, qui comporte des
aspects spirituels aussi bien que physiques. Cette même tradition a limité l'intervention à
des moyens indirects, encore que cette limite soit sujette à discussion permanente chez
ceux qui voient dans le soulagement de la souffrance un devoir d'amour pouvant, dans
des cas exceptionnels, peser plus lourd que le devoir strict de ne pas détruire directement
la vie 33 .
"Provoquer la mort peut être une forme de respect de la vie", B. Fonty, chirurgien
et gynécologue-accoucheur, emploie la même expression : "Dans ma démarche,
l'euthanasie n'est pas geste de mort mais geste de respect de la vie" 34 . C'est bien ce que
pensent les partisans du "droit de mourir dans la dignité". Ils savent qu'il ne s'agit pas d'un
droit à la mort, à la fois dérisoire et dépourvu de sens 35 . Il s'agit de la volonté de vivre
dans la dignité jusqu'à l'ultime limite de l'existence en tant que personne, c'est-à-dire en
tant qu'être humain capable de relations avec autrui.
Sur le plan juridique aussi, plusieurs auteurs contestent la validité de la distinction
entre euthanasie passive et euthanasie active, entre action et omission. Le professeur Ph.
Graven, de Genève, spécialiste du droit pénal, écrit quant à lui :
La distinction entre euthanasie active et passive, à laquelle les médecins sont
attachés, n'est malheureusement guère opérationnelle pour les juristes, dès lors que
l'abstention contraire à une obligation spéciale d'agir équivaut à une action contraire à
une obligation de s'abstenir. Les deux situations ne diffèrent pas non plus quant à
l'imputabilité objective du résultat : la causalité est donnée quand la mort ne fût pas
survenue si l'auteur qui a agi s'était abstenu de peser sur le cours naturel des choses ou
si l'auteur qui s'est abstenu avait agi pour peser sur le cours naturel des choses 36 .
La même argumentation est développée par H.J.J. Leenen, professeur du droit de
la santé à l'Université d'Amsterdam 37 . L'association médicale néerlandaise (KNMG),
enfin, constatant que l'euthanasie est un fait, considère que la distinction entre euthanasie
passive, euthanasie active et aide au suicide est moralement superflue et indésirable.
Dans le code pénal belge, l'euthanasie n'est pas reconnue comme un délit
particulier, contrairement à ce qui existe, par exemple, en Suisse ou en Hollande. En toute
9
rigueur, elle doit être considérée comme un homicide volontaire, avec la circonstance
aggravante de la préméditation, ce qui en fait un assassinat, passible de la peine de mort.
Bien sûr, de telles condamnations n'ont pas été prononcées et les très rares cas arrivant
devant la Cour d'assises bénéficient de circonstances atténuantes, voire de l'acquittement.
L'omission de traitement pourrait être poursuivie et condamnée pour refus d'assistance à
personne en danger. Ici aussi, les poursuites sont pratiquement inexistantes.
Le code de déontologie médicale belge, qui date de 1975, consacre quatre articles
à l'euthanasie. Il ne fait pas explicitement la distinction entre euthanasie active et
euthanasie passive. Il condamne sans nuance 38 :
Article 95 : Provoquer délibérément la mort d'un malade, quelle qu'en soit la
motivation, est un acte criminel.
Article 96 : Cet acte ne trouve aucune justification dans le fait qu'il soit sollicité
expressément par le malade.
Article 97 : Le médecin doit éviter tout acharnement thérapeutique sans espoir.
Article 98 : La décision de mettre un terme à la survie artificielle d'un "coma
dépassé", ne sera prise qu'en fonction des connaissances médicales du moment.
L'article 97 pourrait être invoqué pour justifier certains cas d'euthanasie passive,
mais peut-on raisonnablement qualifier d'acharnement thérapeutique le traitement d'une
pneumonie ou l'alimentation par sonde ? Les médecins qui refusent l'euthanasie active et nous avons vu qu'ils sont la majorité - acceptent le plus souvent l'euthanasie passive.
Commettent-ils ainsi délibérément une infraction au Code de déontologie ? Pour certains,
la doctrine du double effet apporte une justification morale. Elle considère qu'un acte peut
avoir un double effet, l'un moralement acceptable, que l'on recherche, et l'autre mauvais,
mais qui n'est pas voulu et ne survient que comme conséquence secondaire ou indirecte.
Ce principe est admis par les autorités religieuses catholiques. Le pape Pie XII le
cautionnait dès 1957 39 et le conseil permanent de l'épiscopat français déclare : "Il n'est
jamais défendu d'utiliser des analgésiques pour soulager la souffrance, même si
indirectement l'échéance de la mort devait être avancée". Xavier Dijon accepte
aussi le concept d'euthanasie indirecte, application du principe du double effet :
Le geste de tuer un malade pour qu'il ne souffre plus a une portée radicalement
différente, au plan moral, comme au plan juridique, de celui qui consiste à soulager la
souffrance du patient au risque de hâter sa mort 40 .
Mais, en morale comme en droit, cette notion est contestée. Pour G. Williams, le
souhait ou le dessein, c'est-à-dire l'intention considérée sous le rapport moral, et le
résultat ou l'effet sont inextricablement liés :
What is true of morals is true of the laws. There is no legal difference between
10
desiring and intending a consequence as following from your conduct, and persisting in
your conduct with a knowledge that the consequence will inevitably follow from it,
though not desiring that consequence. When a result is foreseen as certain, it is the same
as if it were desired or intended 41 .
Si le principe du double effet et le concept d'euthanasie indirecte peuvent apaiser
certaines consciences, je m'en réjouis, de même que je respecte l'attitude du malade et du
médecin qui, pour des raisons religieuses, n'acceptent aucun compromis et refusent, en
toutes circonstances, l'euthanasie active. Le problème (et c'est exactement ce qui se passe
pour l'avortement) est de savoir si le code pénal, en Belgique, à la fin du 20e siècle, doit
être encore le reflet des conceptions religieuses d'une partie, même importante, de la
population. Nous savons grâce aux historiens que le code pénal ancien était fondé sur la
théologie et qu'il associait en effet délit et péché; dans cette optique, la torture ou la
question préalable était le dernier avatar du jugement de Dieu et l'aveu du coupable était
l'équivalent d'une confession 42 . Cela dit, il faut reconnaître que l'opposition à la
légalisation ou à la dépénalisation de l'euthanasie ne vient pas seulement des milieux
catholiques; nous avons vu qu'elle est vive aussi chez les médecins et chez certains
juristes.
Nous examinerons pour terminer un certain nombre d'objections à la pratique
et/ou à la dépénalisation de l'euthanasie. Certaines ont trait au patient. Elles soulèvent la
difficulté d'obtenir un réel consentement. La demande d'euthanasie est-elle vraiment une
demande de mort, n'est-ce pas plutôt un appel, une "demande impérative de relation" 43 ?
S'il semble certain qu'elle peut avoir cette signification et s'il est indispensable que ceux
qui reçoivent la demande examinent à fond cette possibilité, il n'est pas douteux non plus
qu'à un certain niveau de souffrance, et pour certains individus, la relation à autrui passe
au second plan. On dit souvent aussi que l'état de déchéance, d'obnubilation et de
faiblesse dans lequel se trouve un moribond peut faire douter du caractère conscient,
raisonnable et bien fondé de sa requête. Cela peut être vrai à un certain stade du
processus du mourir, et c'est précisément pourquoi on recommande d'établir à l'avance
des directives (testament de vie) concernant l'approche de la mort. Nous avons vu plus
haut que ces directives ont une valeur légale dans de nombreux états américains. Mais
des objections s'adressent aussi à une telle déclaration, faite par un bien portant à propos
d'un état ultérieur, où il ne sera peut-être plus ce qu'il est au moment où il la rédige. On
peut répondre à cela que le passage de la santé parfaite à la maladie terminale se fait
souvent de façon graduelle, que les dispositions prises antérieurement peuvent être
confirmées (ou révoquées) lorsque la situation se modifie, que la discussion préalable, et
ensuite répétée, des clauses du testament de vie avec le médecin traitant permet un
dialogue particulièrement utile et fécond et établit, au moment où elle est le plus
nécessaire, une relation authentique entre l'individu-médecin et l'individu-malade 44 .
Réfuter à la fois une déclaration actuelle parce qu'on n'est plus dans son état normal, et
une déclaration antérieure parce qu'on n'était pas alors ce qu'on est devenu maintenant,
c'est s'enfermer volontairement dans un cercle vicieux, ou plutôt c'est vouloir enfermer
l'autre dans ce cercle, pour l'empêcher de prendre lui-même une décision à propos d'une
expérience aussi capitale, aussi intimement personnelle et aussi unique que la fin de la
vie.
11
Les adversaires de l'euthanasie font grand cas d'un argument relativement récent.
De "nouvelles médications" de la douleur permettraient d'éviter, dans la plupart des cas,
le recours à l'euthanasie indirecte. Si l'emploi judicieux d'analgésiques et un soutien
psychologique adéquat, tel que peuvent l'offrir les unités de soins palliatifs (hospices),
réduisent en effet à moins de 10% les cas de douleurs intolérables (ces données
concernant la douleur chronique des malades cancéreux), ceci représente encore un
nombre considérable, certainement non négligeable - au sens propre -, de malades. Il faut
surtout réfuter l'argument qui consiste à confondre souffrance et douleurs. Un
analgésique parfait, aux propriétés idéales, n'aura aucun effet sur la cécité, sur
l'incontinence, sur la paralysie, sur les plaies horribles, monstrueuses qui rongent le
visage et les chairs, sur la démence. De toute façon, il est évident qu'une demande
d'euthanasie ne pourrait, en tout état de cause, être considérée qu'après que tous les soins
optimaux aient été offerts.
D'autres objections soulevées sont la possibilité d'une erreur de diagnostic ou de
pronostic (considérer comme incurable une maladie qui pourrait être guérie) et
l'éventualité de la découverte inopinée d'un remède miracle. Elles ne nous retiendront pas
longtemps. Remarquons d'abord qu'elles s'adressent aussi bien à l'euthanasie passive qu'à
l'euthanasie active. La consultation de plusieurs médecins dans l'état actuel de nos
connaissances peut ramener l'erreur médicale, dans ce domaine particulier, à des
proportions infimes. La lenteur avec laquelle se mettent au point les nouveaux traitements
rend totalement irréaliste la deuxième objection.
L'argument le plus sérieux concerne le risque d'abus, de "glissement", et la
banalisation de l'acte homicide, si celui-ci était légalisé, même sous des conditions
précises et très rigoureuses. On évoque souvent le spectre des crimes nazis et on a affirmé
que la loi sur les stérilisations et les décrets sur l'extermination des malades mentaux et
des enfants malformés avaient été le point de départ du génocide. En réalité, la logique
des crimes racistes se trouvait inscrite dans les théories national-socialistes, bien avant les
décrets "euthanasiques", et la mise en veilleuse de ceux-ci sous la pression de l'opinion
allemande n'a pas empêché la mise en route ultérieure de l'holocauste. On ne peut donc
pas dire que l'un découle de l'autre. D'autre part, comme nous l'avons vu, des états
américains ont édicté, entre 1900 et 1930, des lois eugéniques rendant la stérilisation
obligatoire pour certains délinquants. Loin de voir ces lois s'étendre à des catégories de
plus en plus grandes de citoyens, on constate au contraire qu'elles sont pratiquement
tombées en désuétude. Le contrôle démocratique a parfaitement joué et le glissement ne
s'est pas produit. On aurait pu dire aussi que la loi sur le divorce allait aboutir à une
interdiction du mariage, que l'indemnisation du chômage allait inciter tout le monde à
cesser de travailler ...
Si nous sommes sur la pente de l'euthanasie, nos efforts doivent tendre à
orienter le droit vers une réglementation, soumise aux contrôles que peut
garantir une société démocratique, de l'euthanasie volontaire, et rejeter toute
autre forme - active ou passive, directe ou indirecte - qui se ferait
clandestinement, à l'insu du malade et pour n'importe quel autre motif que son
12
bien. Si nous essayions un moment d'accepter les objections des opposants,
comment pourrions-nous à la fois considérer le mourant comme un être
amoindri, privé de son autonomie, incapable de savoir ce qu'il veut vraiment,
victime potentielle des erreurs de diagnostic et de pronostic de la médecine, et
en même temps le livrer à la seule conscience du médecin, qui décidera de sa vie
et de sa mort ? A ce dualisme, qui place d'un côté le "corps" médical, maître de
la décision, et de l'autre, nous tous, pauvres mortels, nous préférons une vision à
la fois plus réaliste et plus optimiste, privilégiant l'indispensable dialogue entre
le malade et ceux qui le soignent, sans négliger le nécessaire contrôle de la
société et, surtout, laissant chacun libre de son destin, jusqu'à sa mort.
13
Notes
1
Nous laisserons en dehors du champ de nos réflexions le suicide rationnel et l’aide au suicide.
2
R. GILLON, “Suicide and voluntary euthanasia : Historical perspective” in Voluntary Euthanasia.
Experts Debate the Right to Die, A.B. DOWNING, B. SMOKER, ed., London, Peter Owen, 1986, pp. 210
à 229.
D. HUMPHRY, A. WICKETT, The Right to Die. Understanding Euthanasia, New York, Harper & Row,
1986, pp. 1-62.
3
Ph. ARIES, L'Homme devant la mort, Paris, Editions du Seuil, 1977.
E. KUBLER-ROSS, On Death and Dying, New York, Macmillan, 1968.
E. MORIN, L'homme et la mort, Paris, Editions du Seuil, 1976.
L.V. THOMAS, Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1975.
M. VOVELLE, La mort et l'Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983.
J. ZIEGLER, Les vivants et la mort, Paris, Editions du Seuil, 1975.
4
P. CHAUNU, La mort à Paris. 16e, 17e, 18e siècles, Paris, Fayard, 1978.
5 P. CAUCANAS-PISIER, "Les associations pour le droit de mourir dans la dignité", Concilium, 199,
1985, pp. 75-85.
Y. KENIS, "Du refus de l'acharnement thérapeutique à la demande d'euthanasie" dans Naissance, vie,
mort : quelles libertés ?, La Pensée et les Hommes, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles,
1986, pp. 60-67.
6
T.L. BEAUCHAMP, A.I. DAVIDSON, « The definition of euthanasia », Journal of Medicine and
Philosophy, 5, 1980, pp.313-325.
7
Th. MORE, L’Utopie, Paris, Editions sociales, 1966.
8
PLATON, La République, Livre III, Paris, Editions Gonthier, Bibliothèque Médiations, 1963, pp. 99 à
102.
9
F. BACON, Instauratio Magna (1623), traduction de M. Bouillet (1834), cité par P. Verspieren dans
Encyclopedia Universalis. Corpus, Vol. 7, 1985, p.613.
10
D. HUMPHRY, A. WICKETT, op.cit., pp. 13-14.
11
A. CARREL, L’homme cet inconnu, Paris, Editions Plon, 1935.
12
G. TERRENOIRE, “Conseil génétique et eugénisme : le passé du conseil génétique aux Etats-Unis” dans
Ethique et biologie, Cahiers S.T.S., Paris, Editions du C.N.R.S., 1986, p.p. 171-184.
13
A. SCHNAPP-GOURBEILLON, “L’invasion dorienne a-t-elle eu lieu”, L’Histoire, 48, 1982, pp. 38-49.
14
D. HUMPHRY, A. WICKETT, op. cit., pp. 20-32.
15
P. RENTCHNICK, “Evolution du concept “euthanasie” au cours des cinquante dernières années”,
Médecine et Hygiène, 42, 1984, pp. 1-34.
F. ROUSE, « State-by-state summary of living will legislation and case law », in The Physician and the
hopelessly ill Patient. Legal, medical and ethical Guidelines, New York, Society of the Right to Die,
1985, pp. 35-80.
14
16 En Belgique, l’ADMD propose à ses membres le modèle suivant, qui est reproduit sur la carte de
membre :
Dernières volontés relatives à ma mort.
S'il m'arrivait d'être dans un état de déchéance physique ou intellectuelle irréversible et dans l'impossibilité
d'exprimer ma volonté, alors qu'il n'y aurait plus aucun espoir de me guérir, je demande instamment :
1. de ne pas être maintenu(e) en vie artificiellement;
2. que l'on m'administre des médicaments aux doses utiles pour apaiser mes souffrances, même si cela doit
hâter ma mort;
3. que l'on n'hésite pas à pratiquer sur moi l'euthanasie active;
4. (mentionnez ici d'autres volontés s'il y a lieu)
Ce testament a été rédigé en toute liberté et en pleine possession de mes facultés. J'espère que les médecins
ainsi que mes proches se sentiront tenus de le respecter.
17
Eindrapport van de Staatscommissie Euthanasie, Ministerie van Welzijn, Volksgezondheid en Cultuur.
Centrale Directie Voorlichting, Dokumentatie and Biblioteek, 15 Augustus 1985.
18
H.J.J. LEENEN, "Euthanasie en zelfdoding - Van Leeuwarden naar Rotterdam", Nederlands
Juristenblad, 57, 1982, pp. 103-106.
H.J.J. LEENEN, "Euthanasie voor de Hoge Raad", Nederlands Tijdschrift voor Geneeskunde, 129, 1985,
pp. 414-417.
19
C'est le cas notamment en Australie, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne et aux Pays-Bas.
Voir S. WALLER, "Trends in public acceptante of euthanasia worldwide", The Euthanasia Review, 1,
1986, pp. 34-47.
20
N.K. BROWN , P.A. BROWN, D. THOMPSON, "Decision-making for the terminally ill patient"
in Cancer : The Behavioral Dimension, J.W. CULLEN, B.H. FOX, R.N. ISOM, ed., New York,
Raven Press, 1976, pp. 319-329.
21
R.A. PEARLMAN, T.S. INUI, W.B. CARTER, "Variability in physician bioethical decisionmaking. A case study of euthanasia", Annals of internal Medicine, 97, 1982, pp. 420-425.
22
La même constatation est faite par S.E. BEDELL et T.L. DELBANCO, "Choices about
cardiopulmonary ressuscitation in the hospital. When do the physician talk to patients ?" New
England Journal of Medicine, 310, 1984, pp. 1089-1093.
23
Enquête réalisée sous la direction de D. RAZAVI et N. DELVAUX, dans le cadre du
Centre d'Aide aux Mourants (Bruxelles).
24
M. VOS, « Toetsing by euthanasie », Medisch Contact, 35, 1985, pp.1059-1063.
25
N.K. BROWN et al., op.cit. (note 20).
26
C. BROUSSOULOUX, De l’acharnement thérapeutique à l’euthanasie, Paris, Robert Laffont, 1983,
p.101.
27
J. THUILLIER, La médecine et la mort, Paris, Calmann-Lévy, 1979, p. 241. Voir aussi les témoignages
dans les ouvrages suivants :
P.V. ADMIRAAL, "Active voluntary euthanasia", in Voluntary Euthanasia. Experts Debate the Right to
Die, A.B. DOWNINC, B. SMOKER, ed., London, Peter Owen, 1986, pp. 184-192.
ANONYME, "Une histoire d'amour", Autrement, 87, 1987, pp. 84-86.
I. BARRERE et E. LALOU, Le dossier confidentiel de l'euthanasie, Paris, Editions Stock, 1962.
M.A. D'ADLER, "Les risques du métier", Autrement, 87, 1987, pp. 87-92.
15
G.B. MATH., Confession d'un chirurgien, Paris, Presses de la Cité, 1975.
F. RAIMBAULT, La délivrance, Paris, Mercure de France, 1976.
L. SCHWARTZENBERG, Requiem pour la vie, Paris, Le Livre de Poche, 1986
28
I1 s'agit de solutions de médicaments administrés par voie intraveineuse, qui suppriment la
conscience du patient et entraînent la mort en un temps plus ou moins court selon la composition
du mélange et la vitesse de perfusion.
29
P. VERSPIEREN, "Sur la pente de l'euthanasie", Etudes, 360, 1984, pp. 43-54.
30
Voir les notes 20 et 21.
31
J. RACHELS, "Active and passive euthanasia", New England Journal of Medicine, 292, 1975,
pp. 78-80.
J. RACHELS, The End of Life, New York, Oxford University Press, 1985.
J. FLETCHER, "The patient's right to die". In Voluntary Euthanasia. Experts Debate the Right to Die,
A.B. DOWNING, P. SMOKER, ed., London, Peter Owen, 1986, pp. 58-66.
32
J. LYNN, "Choices of curative and palliative care for cancer patients", Ca, 36, 1986, pp.
100-104.
33
L. SOWLE CAHILL, "Respecter la vie et donner la mort dans le cadre de la médecine",
Concilium, 199, 1985, pp. 49-60.
34
B. FONTY, "Euthanasie : le désir et la réalité", Autrement, 87, 1987, pp. 102-109.
35
X. DIJON, "Entre le droit et la mort. Propositions pour éviter et récuser l'euthanasie",
Deuxième partie, Journal des tribunaux, 104e année, 1985, pp. 49-55.
36
Cité par P. RENTCHNICK, voir note 15.
37
H.J.J. LEENEN, J.J. RASKER, "De houding van de arts tegenover een verzoek over
euthanasie", Nederlands Tijdschrift voor Geneeskunde, 126, 1982, pp. 553-556.
"Juridisch bestaat er geen onderscheid tusschen actieve (handelen) en passieve (nalaten te
handelen) euthanasie, omdat het voor het recht gelijk is of men handelt, terwijl men niet
moest handelen, of dat men niet handelt, terwijl men wel moest handelen".
38
L e G u id e e u r o p é e n d 'E t h iq u e mé d ic a le , é l a b o ré p a r l a Co n f é r e n c e internationale des
Ordres et Organismes d'Attributions similaires (janvier 1987) est plus nuancé. En son article 4,
il déclare que "le médecin ne peut substituer sa propre conception de la qualité de la vie à celle
de son patient."
L'article 13, "Aide aux mourants" est rédigé comme suit : "La médecine implique en toutes
circonstances le respect de la vie, de l'autonomie morale et du libre choix du patient.
Cependant, le médecin peut, en cas d'affection incurable et terminale, se limiter à soulager
les souffrances physiques et morales du patient en lui donnant les traitements appropriés et en
maintenant autant que possible la qualité d'une vie qui s'achève. Il est impératif d'assister le
mourant jusqu'à la fin et d'agir de façon à lui permettre de conserver sa dignité."
Il ne prononce donc aucun interdit absolu sur l'euthanasie, le respect de la vie pouvant être
interprété de façon très large (cf. note 33). Il fait explicitement allusion à la dignité du malade
jusqu'à sa mort, à son autonomie et à son libre choix. Par contre, le refus de l'acharnement
thérapeutique sans espoir n'est pas a u ss i n e tte me n t cond a mn é qu e dans le cod e d e
d éon to log ie b e lg e : "L e médecin... peut se limiter...".
39
Voir X. DIJON, op. cit., Première partie, p. 38.
40
Ibid., p. 38.
16
41
G. WILLIAMS, The Sanctity of Life and the Criminal Law, New York, Knopf, 1957, p.
322.
42
M. MAT, "Peine capitale et réforme du droit pénal au XVIIIe siècle (France, Pays-Bas autrichiens,
Principauté de Liège)", Etudes sur le XVIIIe siècle, 12, 1985, pp. 119-128. Université Libre de
Bruxelles (ULB).
43
X.DIJON, op. cit., p. 54.
44
C. BERNARD, S. ELBAZ, V. MEINENGER, "Les bénéfices du doute'', Autrement, 87, 1987, pp.
69-73.
.
17
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