L`euthanasie, le droit, la déontologie et la morale. Dans : Bioéthique

KENIS Y. Dans : Bioéthique et libre-examen. Collection Laïcité. Série « Actualités », 7.
Editions de l’Université Libre de Bruxelles, 1987, 29-46.
L’euthanasie, le droit, la déontologie et la morale
On peut se demander d’entrée de jeu si l’euthanasie relève bien de la bioéthique1.
N’a-t-elle pas été imaginée par Platon dans La République et n’est-elle pas mise en
pratique dans des sociétés aux cultures très différentes de la nôtre ?2 Elle relève donc
sûrement de la morale traditionnelle, et aussi du droit, de la médecine et de la déontologie
médicale. Cependant, les développements de la réanimation dans les années cinquante,
les progrès des greffes d’organes – et la réflexion sur la définition de la mort qui en
découle –, ont posé des problèmes du même ordre que ceux créés plus récemment par les
nouvelles méthodes de procréation assistée ou par les manipulations génétiques, qui eux,
font indubitablement partie de la bioéthique. Mais je ne crois pas que les progrès de la
médecine soient la seule raison du renouveau d’intérêt pour les discussions sur
l’euthanasie. Ceci me semble participer d’un mouvement général, commencé il y a
quinze ou vingt ans : le retour de la mort comme sujet privilégié des sociologues, des
historiens, des psychologues, des anthropologues, des philosophes, et des médecins. C’est
sans doute une réaction au « déni de la mort », dont les premiers signes étaient apparus au
milieu du 19e siècle et qui semblait avoir presque abouti au milieu de ce siècle-ci3. En
quelques dizaines d’années, des attitudes aussi profondément installées dans nos
habitudes et notre comportement que la veillée funèbre ou le deuil ont presque
complètement disparu. A la mort chez soi, entouré de ses proches, s’est substituée la mort
« technique » à l’hôpital, souvent précédée d’un « long combat inutile »4.
La vision hallucinante de corps sans vie, maintenus en fonctionnement par des
machines, fait regretter la vue plus apaisante, et jadis familière, du « beau mort »,
sagement étendu sur son lit. Nous avons tous, peu ou prou, la nostalgie de cette image et
nous craignons la mort déshumanisée, résultat dérisoire de l’acharnement thérapeutique.
C’est cette crainte qui a poussé des centaines de milliers de gens à adhérer des
associations « pour le droit de mourir dans la dignité »5. Tous ont peur de l’acharnement
thérapeutique, même si les positions varient ou sont indécises quant à la légitimité de
l’euthanasie ou de l’aide au suicide. Leur souci commun est le respect de l’autonomie et
du libre choix de l’individu, y compris dans la phase ultime de l’existence. On peut
penser enfin que les changements démographiques considérables, observés depuis le
début du siècle dans notre société, rendent plus aiguë que jamais la conscience de la
vieillesse, de la déchéance et de la mort.
La première acception du mot euthanasie dérive directement de l’étymologie
grecque. Dans le dictionnaire de Littré (1881), la seule définition est « Bonne mort, mort
douce et sans souffrance ». Le sens s’est ensuite élargi, et en 1957, dans le Dictionnaire
de la Langue Française de Robert, on lit :
1
En parlant d’un moribond, mort douce et sans souffrance, survenant
naturellement ou grâce à l’emploi de substances calmantes ou stupéfiantes. Part ext.
Théorie selon laquelle il est légitime de supprimer les sujets tarés ou de précipiter la
mort de malades incurables, pour leur éviter les souffrances de l’agonie.
Le texte d’auteur choisi comme exemple, tiré du Manuel du Protestataire de G.
Duhamel (1952), est intéressant à citer, et caractéristique de l’époque où il a été écrit :
Le mot d’euthanasie est appliqué, désormais, à des pratiques diverses. Certaines
de ces pratiques amèneraient le médecin à délivrer de la vie, dans un sentiment de pitié,
et par l’administration d’une dose toxique de quelque drogue calmante, les malades
considérés comme perdus. Or les médecins, qui doivent garder toute leur liberté de
mouvement dans l’exercice de leur ministère, se trouvent d’accord pour refuser un
privilège que répudie notre vieille civilisation. Le mot d’euthanasie désigne également la
méthode que les nazis, au nom d’une science criminelle, ne craignaient pas d’appliquer
dans le dessein de détruire les sujets tarés et de purger ainsi ce qu’ils appelaient
improprement « la race ».
Les mots soulignés par nous font ressortir la connotation affective et idéologique,
subtilement introduite dans ce texte. La définition plus récente du Petit Robert, édition de
1986, est plus neutre :
Usage des procédés qui permettent de hâter ou de provoquer la mort pour
délivrer un malade incurable de souffrances extrêmes, ou pour tout autre motif d’ordre
éthique.
Malgré sa concision, cette définition est remarquablement complète. On y trouve
presque tous les éléments considérés comme nécessaires et suffisants par Beauchamp et
Davidson6 : le sujet agissant, l’intention de provoquer la mort, le désir de mettre fin à un
état de souffrance. Des conditions mentionnées par les deux philosophes, seule manque
l’utilisation de moyens non violents pour parvenir à une mort rapide et sans douleur.
Le concept d’euthanasie dans son acception moderne, telle que définie ci-dessus,
est clairement exprimé par Thomas More dans son Utopie (1516) :
J’ai déjà dit quels soins affectueux les Utopiens ont pour les malades; rien n’est
épargné de ce qui peut contribuer à leur guérison, soit en remèdes, soit en aliments.
Les malheureux affligés de maux incurables reçoivent toutes les consolations,
toutes les assiduités, tous les soulagements moraux et physiques capables de leur rendre
la vie supportable. Mais, lorsque à ces maux incurables se joignent d’atroces
souffrances, que rien ne peut suspendre ou adoucir, les prêtres et les magistrats se
présentent au patient, et lui apportent l’exhortation suprême.
Ils lui représentent qu’il est dépouillé des biens et des fonctions de la vie; qu’il ne
fait que survivre à sa propre mort, en demeurant ainsi à charge à soi-même et aux autres.
2
Ils l’engagent à ne pas nourrir plus longtemps le mal qui le dévore, et à mourir avec
résolution, puisque l’existence n’est pour lui qu’une affreuse torture.
« Ayez bon espoir », lui disent-ils, « brisez les chaînes qui vous étreignent et
sortez vous-même du cachot de la vie; ou du moins consentez à ce que d’autres vous en
délivrent. Votre mort n’est pas un refus impie des bienfaits de l’existence, c’est le terme
d’un cruel supplice ».
Obéir, dans ce cas, à la voix des prêtres interprètes de la divinité, c’est faire une
œuvre religieuse et sainte.
Ceux qui se laissent persuader mettent fin à leurs jours par l’abstinence
volontaire, ou bien on les endort au moyen d’un narcotique mortel, et ils meurent sans
s’en apercevoir. Ceux qui ne veulent pas de la mort n’en sont pas moins l’objet des
attentions et des soins les plus délicats ; quand ils cessent de vivre, l’opinion publique
honore leur mémoire7.
Nous avons pensé qu’il était nécessaire de faire de ce texte une citation assez
longue, parce qu’on néglige souvent d’en reproduite la fin, qui montre la différence
profonde entre la pensée d’un humaniste chrétien du XVIe siècle et celle d’un philosophe
idéaliste de l’Antiquité :
Mais à l’égard des sujets foncièrement et entièrement malsains, il (Asclépios) n’a
pas voulu leur prolonger une vie misérable…, ni leur faire enfanter des rejetons qui
naturellement seraient faits comme eux ; il n’a pas cru qu’il fallût soigner un homme
incapable de vivre le temps fixé par la nature, parce que cela n’est avantageux ni à lui-
même, ni à l’Etat.
… Ainsi donc, tu établiras dans l’Etat une médecine telle que nous l’avons
définie, avec une judicature formée comme je l’ai dit, pour s’occuper des citoyens qui
sont bien constitués de corps et d’âme; quant aux autres, on laissera mourir ceux dont le
corps est mal constitué, et les citoyens feront périr eux-mêmes ceux qui ont l’âme
naturellement perverse et incorrigible8.
Francis Bacon, le philosophe lord-chancelier d’Angleterre, semble avoir été le
premier à utiliser le terme d’euthanasie dans un sens proche de celui qu’il a aujourd’hui :
Je dirai de plus, en insistant sur ce sujet, que l’office du médecin n’est pas
seulement de rétablir la santé, mais aussi d’adoucir les douleurs et souffrances attachées
à la maladie; et cela non pas seulement en tant que cet adoucissement de la
douleur…contribue et conduit à la convalescence, mais encore afin de procurer au
malade, lorsqu’il n’y a plus d’espérance, une mort douce et paisible; car ce n’est pas la
moindre partie du bonheur que cette euthanasie…9 .
L’intérêt du texte de F. Bacon est qu’il ne considère plus seulement le point de
vue de la société (comme le faisaient Platon et Thomas More), mais bien le rôle du
médecin, et en ce sens, il est très proche de la pensée contemporaine.
Les mouvements d’opinion en faveur de l’euthanasie volontaire remontent à un
demi-siècle. En 1931, le docteur C.K. Millard, Inspecteur de la Santé de la ville de
3
Leicester, au cours d’une allocution officielle, propose une légalisation de l’euthanasie.
L’idée sera reprise par des membres du Parlement, et la British Voluntary Euthanasia
Society est créée en 1935 pour soutenir cette proposition. Celle-ci est présentée pour la
première fois, sans succès, à la Chambre des Lords en 1936. Le mouvement s’étend à
l’Amérique. Le Rév. Charles Francis Potter est à l’origine de l’Euthanasia Society of
America, fondée en 193810. Il faut signaler qu’à cette époque, l’action militante en faveur
de l’euthanasie (malgré le qualificatif de volontaire), aux Etats-Unis surtout, est quelque
peu teintée d’eugénisme. Cette tendance est poussée jusqu’à la caricature – odieuse et
inquiétante – par Alexis Carrel11. Mais nous ne pouvons peut-être pas juger une telle
attitude avec notre mentalité actuelle, profondément influencée par le souvenir des crimes
nazis. La confusion entre génétique et eugénisme était largement répandue aux Etats-Unis
entre 1900 et 1930. C’est l’époque où des Etats ont établi des lois sur la stérilisation
obligatoire d’aliénés et de déviants sociaux et sur la limitation de l’immigration en
provenance des pays de l’Europe du Sud et de l’Est pour « protéger le vrai patrimoine
génétique américain »12. Les historiens (et pas seulement les historiens allemands) de la
fin du 19e siècle et du début du 20e ont aussi été influencés par ce courant eugénique et
raciste13.
En octobre 1939, Hitler signe un décret – tenu secret – antidaté du 1er septembre
1938, organisant la mise à mort de certaines catégories de malades incurables, notamment
des malades mentaux et des enfants atteints de malformations congénitales. Le secret ne
peut pas être entièrement gardé et des réactions se font jour, en particulier au sein de la
hiérarchie ecclésiastique, par exemple, le Pasteur Braune de l’Eglise protestante
d’Allemagne, l’évêque de Limbourg, l’archevêque de Munich. Les représentants du
milieu médical, par contre, restent muets. Ces protestations semblent avoir eu un effet
puisque le programme est arrêté en 1941, jamais complètement semble-t-il14. On sait
comment cette « expérience » fut utilisée par la suite …
A la fin de la guerre, après les révélations des procès de Nuremberg, le
mouvement pour l’euthanasie se met en veilleuse. Le mot même est évité (c’est le
moment où la British Voluntary Euthanasia Society choisit de s’appeler Exit). Mais cette
éclipse ne dure pas. Les progrès de la réanimation rendent possibles les excès de
l’acharnement thérapeutique, largement répercutés par les médias, comme le cas de la
jeune Karen Quinlan aux Etats-Unis et la mort du général Franco. En 1957, le pape Pie
XII, s’adressant à des médecins reçus en audience, avait déclaré qu’il était licite de ne pas
poursuivre (ou de ne pas entreprendre) un traitement « imposant des charges
extraordinaires pour soi-même ou pour un autre » s’il est pratiquement certain que le
patient ne survivra pas.
L’Etat de Californie, par une loi intitulée « Natural Death Act », a été le premier,
en 1976, à donner une valeur légale et contraignante au « testament de vie » (living will).
Cette loi prescrit qu’une personne adulte a le droit d’établir une directive prescrivant aux
médecins que soit évité ou supprimé, en cas d’affection fatale, le recours à tout procédé
qui aurait pour seul résultat de retarder artificiellement le moment du décès. Depuis lors,
plus de trente états américains ont adopté des lois similaires, souvent accompagnées de
dispositions permettant de désigner un mandataire habilité à prendre toute décision en
4
cette matière, en cas d’incapacité du mandant15. Les associations pour le droit de mourir
dans la dignité proposent à leurs membres des modèles de textes qui se rapprochent plus
ou moins de la déclaration californienne16.
Le mouvement pour l’euthanasie volontaire s’étend progressivement à l’ensemble
du monde occidental. Il a débuté dans les pays anglo-saxons et n’a atteint que plus
récemment les pays latins à prédominance catholique. Le cinquième congrès de la
Fédération Mondiale des Associations pour le Droit de Mourir dans la Dignité, qui s’est
tenu à Nice en septembre 1984, réunissait des centaines de délégués, représentant les
associations de 25 pays. La presse française s’en est fait largement l’écho.
Outre l’Angleterre, d’autres pays ont connu des propositions de loi qui, jusqu’ici,
ont toutes été rejetées. En Belgique, les propositions Gillet (sur le testament de vie et
l’acharnement thérapeutique) et D’Hose (sur l’information du malade, le testament de vie
et l’euthanasie) n’ont pas été examinées et sont devenues caduques du fait de la fin de la
législature. La proposition du député E. Klein a été prise en considération et doit encore
être discutée au sein des commissions de la justice et de la santé. En Hollande, une
commission d’Etat a remis un rapport sur l’euthanasie, recommandant que celle-ci soit
autorisée sous certaines conditions bien précises (demande instante et répétée du patient,
état de souffrance sans espoir, avis concordant de deux médecins, réalisation par un
praticien en milieu médical)17, rencontrant ainsi les avis formulés par les plus hautes
juridictions du pays qui avaient décidé de ne pas entreprendre de poursuites judiciaires
lorsque de telles conditions étaient remplies18. Le Gouvernement a récemment renoncé à
déposer un projet de loi allant dans le même sens.
L’extension du mouvement pour l’euthanasie a évidemment suscité des réactions
de la part des milieux hostiles à toute légalisation. L’opposition est la plus déterminée
dans les milieux catholiques, chez les médecins et, dans une certaine mesure, parmi les
juristes, alors que toutes les enquêtes d’opinion, dans les différents pays où elles ont été
menées, ont montré qu’une majorité des personnes interrogées sont favorables, sous
certaines conditions, à une dépénalisation de l’euthanasie active, et que cette majorité
augmente au cours des enquêtes successives réalisées dans un même pays19.
Parallèlement s’est créé et développé le mouvement des « hospices », institutions
spécialisées dans les soins palliatifs aux mourants, dont le modèle est le St. Christopher’s
Hospice, dirigé par Cecily Saunders. Les adeptes de ce mouvement, surtout en Grande-
Bretagne, ont souvent une attitude hostile à l’euthanasie. Ils affirment que les mourants
qui reçoivent des soins palliatifs convenables ne demandent jamais que l’on hâte leur
mort et que le problème de l’euthanasie disparaîtrait donc si les soins palliatifs étaient
disponibles pour tous.
Nous ne décrirons pas, du point de vue médical, toutes les variétés possibles
d’euthanasie. Le rapport Achslogh-Boné, préparatoire au Colloque de Bioéthique
organisé en mai 1987 à l’initiative du secrétaire d’Etat à la Santé Publique et à la
Politique des Handicapés, en dénombre 9 types, dont l’euthanasie « pratiquée dans le
cadre familial », dans les handicaps périnataux, dans les traumatismes graves, dans les
intoxications aiguës, « en phase terminale de certaines affections actuellement
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