Objet ou effet anticoncurrentiel

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DIALOGUE AVOCAT-ÉCONOMISTE
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Sous la responsabilité de Gildas de MUIZON, Économiste, Microeconomix
Objet ou effet anticoncurrentiel
En septembre 2014, la Cour de justice de l’Union européenne a relevé que le Tribunal n’avait
pas correctement apprécié l’existence d’une restriction de concurrence « par objet » car il n’avait
nullement justifié en quoi cette restriction de la concurrence présentait un « degré suffisant
de nocivité ». La caractérisation des infractions au droit de la concurrence par leur objet ou
leurs effets s’inscrit dans les importants débats juridiques et économiques qui ont accompagné
l’évolution d’une approche formaliste vers une approche économique. Regards croisés.
Par Emmanuel REILLE
Et Gildas de MUIZON
Avocat à la Cour
Gide
Économiste
Microeconomix
ÎRLC 2711
Revue Lamy de la concurrence : La possibilité de qualifier une
pratique anticoncurrentielle par son objet ou par ses effets estelle selon vous pertinente ?
Emmanuel REILLE : L’alternative objet/effet présente un intérêt
essentiel pour le juriste dans la mesure où elle participe de la question de la charge de la preuve. En effet, l’autorité de la concurrence, à qui incombe la charge de la preuve de l’existence d’une
pratique anticoncurrentielle, n’est pas tenue de démontrer que la
pratique poursuivie a produit des effets anticoncurrentiels dès lors
qu’elle constitue une restriction par objet. Le fait de qualifier une
pratique de restriction par objet, plutôt que par ses effets, conduit
ainsi à un allègement de la charge de la preuve pour l’autorité de
la concurrence. Il est donc important, du point de vue des droits de
la défense, que le recours à la notion de restriction par objet soit
clairement et strictement encadré afin d’éviter que, dans un souci d’économie procédurale, n’y soient inclus des comportements
dont les effets néfastes pour la concurrence ne sont pas avérés.
Gildas de MUIzON : L’analyse économique des règles de droit
identifie l’arbitrage entre l’efficacité de la règle de droit (i.e., sa
capacité à appréhender les comportements réellement néfastes
pour la concurrence et les consommateurs) et les coûts de sa mise
en œuvre. Dans une approche formaliste (per se) les coûts de mise
en œuvre sont limités car une liste de pratiques interdites est fixée
et il suffit de constater que la pratique étudiée figure dans la liste.
L’inconvénient de cette approche est que certaines pratiques similaires dans leur forme, peuvent être à l’origine d’effets opposés sur la concurrence, en fonction du contexte dans lequel elles
sont mises en œuvre, du fonctionnement concurrentiel du marché
concerné, des caractéristiques économiques des biens, etc.
C’est la motivation d’une évolution vers une approche fondée sur
l’analyse au cas par cas des effets des pratiques susceptibles d’être
anticoncurrentielles, qui a en théorie le mérite de limiter les erreurs
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de jugement (p. ex. : sanctionner à tort une pratique proconcurrentielle, laisser filer une pratique anticoncurrentielle), mais au prix
d’un coût d’instruction élevé. La distinction objet/effet s’inscrit
dans cette logique. Lorsqu’une pratique ne peut qu’avoir des effets anticoncurrentiels, il est préférable de la caractériser par son
objet car on évite ainsi de consacrer des ressources importantes à
l’analyse de ses effets qui ne peuvent être au mieux que neutres.
C’est par exemple le cas d’un cartel sur les prix : aucun modèle
économique ne met en évidence d’effets proconcurrentiels de ce
type de pratiques et il paraît donc justifié de les appréhender par
leur objet sans requérir une analyse de leurs effets.
RLC : Quelles sont les différences entre les deux approches ?
G. de M. : En tant qu’économiste, la différence principale entre les
deux approches est que la caractérisation par objet ne nécessite
a priori pas d’analyse économique, alors que la caractérisation par
les effets se fonde en principe sur une analyse économique détaillée, au cas par cas des effets réels ou potentiels engendrés par la
pratique sur les marchés concernés. En pratique cette différence
peut être relativisée dans la mesure où, au moment de la détermination de la sanction pécuniaire, l’importance du dommage causé
à l’économie doit être prise en compte. Or, pour un économiste,
le dommage à l’économie s’appréhende essentiellement par les
effets causés par la pratique sur le marché, notamment sur les niveaux de prix. Et voilà comment les parties se retrouvent à mener
des analyses sophistiquées des effets dans des dossiers où les
pratiques ont été qualifiées d’anticoncurrentielles par objet. Avec
d’ailleurs parfois des situations un peu ubuesques lorsque l’entreprise a opté pour une non-contestation des griefs, qu’elle renonce
donc ainsi à discuter des effets causés par la pratique qu’on lui
reproche mais qu’elle conserve la faculté de développer des arguments sur l’importance du dommage à l’économie. Pour un économiste évaluer l’importance du dommage à l’économie se fonde
souvent sur une analyse des effets de la pratique…
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Perspectives
E. R. : L’apport majeur de l’arrêt Groupement CB rendu par la
CJUE le 11 septembre dernier (CJUE, 11 sept. 2014, aff. C-67/13 P,
Groupement des cartes bancaires c/ Commission) est précisément de
réaffirmer avec force la distinction entre objet et effet anticoncurrentiel, mettant ainsi un terme à une dérive récente qui avait tendance à gommer la frontière entre ces deux concepts. Dans certaines affaires, la démonstration de l’existence d’une restriction
par objet avait en effet pu reposer sur une analyse sommaire des
effets de la pratique poursuivie. Dans son arrêt, la Cour de justice, suivant en cela les préconisations éclairées et éclairantes de
l’avocat général Wahl, rappelle le principe originel selon lequel le
critère juridique essentiel pour déterminer si une pratique poursuivie comporte une restriction de concurrence par objet réside
dans la constatation qu’une telle pratique présente, en elle-même,
un « degré suffisant de nocivité » à l’égard de la concurrence. La
vérification du caractère nocif de l’accord doit tenir compte, toujours selon la Cour, de la teneur des dispositions de l’accord, des
objectifs qu’il vise à atteindre et du contexte économique et juridique dans lequel il s’inscrit, ce dernier devant lui-même être apprécié au regard de la nature des biens et services concernés ainsi
que des conditions réelles du fonctionnement et de la structure du
marché concerné. La Cour sanctionne ainsi l’approche défendue
par la Commission selon laquelle la notion de restriction par objet
ne devrait pas être interprétée de manière restrictive, considérant
qu’une telle approche reviendrait finalement à dispenser l’autorité
de concurrence de l’obligation de prouver les effets concrets sur le
marché d’accords dont il n’est pas établi qu’ils sont, par leur nature
même, nuisibles au bon fonctionnement de la concurrence.
RLC : Quelles conséquences peut-on attendre de l’arrêt
du 11 septembre 2014 ?
E. R. : À entendre certains représentants de la Commission européenne, on pourrait croire que cet arrêt ne devrait pas avoir
un impact particulier. D’aucuns ont ainsi pu laisser entendre qu’il
existerait une contradiction entre l’arrêt du 11 septembre 2004 et
l’arrêt Intel rendu le 12 juin 2014 (Trib. UE, 12 juin 2014, aff. T-286/09,
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Intel c/ Commission), alors même que ce dernier a été rendu par le
Tribunal et non par la Cour de justice et qu’il portait non sur une
pratique d’entente mais d’abus de position dominante, dont les
conditions de prohibition peuvent être différentes. En réalité, il
faut s’attendre à ce que les autorités de concurrence soient dorénavant plus prudentes avant de fonder leurs poursuites sur le
terrain de l’objet s’agissant de pratiques pour lesquelles l’analyse
économique est moins unanime quant à ses effets nuisibles sur la
concurrence. À cet égard, pour ce qui concerne la France, la Cour
de cassation aura prochainement à se prononcer dans une affaire
où des établissements bancaires ont été sanctionnés, sur le terrain
de l’objet, pour avoir mis en place des commissions interbancaires
multilatérales (affaire EIC). L’alternative objet/effet étant au cœur de
cette procédure, dans laquelle la Commission est d’ailleurs intervenue en tant qu’amicus curiae, il sera intéressant de voir comment
la Cour de cassation fera sien le principe rappelé par la Cour de
justice.
G. de M. : Il me semble qu’il pouvait exister une tentation pour les
autorités de concurrence de privilégier une qualification des pratiques par leur objet anticoncurrentiel car cela les dispense de mener une analyse compliquée des effets. Il a pu ainsi arriver que des
pratiques soient qualifiées d’anticoncurrentielles par objet alors
même que leur nature n’impliquait pas inévitablement qu’elles
engendrent des effets anticoncurrentiels. Qu’il s’agisse de commissions interbancaires, d’accords d’exclusivité ou de grilles de remise, on ne peut pas présumer a priori que ces pratiques seraient
forcément anticoncurrentielles. Dans ces conditions, il devrait être
strictement exclu de pouvoir les qualifier d’anticoncurrentielles par
objet et rien ne devrait dispenser les autorités de concurrence de
mener une analyse complète et détaillée permettant de démontrer
l’existence d’effets anticoncurrentiels nets. L’arrêt du 11 septembre
2014 aura peut-être le mérite d’inciter les autorités de concurrence
à plus de rigueur dans leur recours à la qualification par objet. n
Propos recueillis par Chloé MATHONNIÈRE
Rédactrice en chef
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