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108 I RLC Numéro 42 I Janvier - Mars 2015
Sous la responsabilité de Gildas de MUIZON, Économiste, Microeconomix
Objet ou effet anticoncurrentiel
En septembre2014, la Cour de justice de l’Union européenne a relevé que le Tribunal n’avait
pas correctement apprécié l’existence d’une restriction de concurrence «par objet» car il n’avait
nullement justifié en quoi cette restriction de la concurrence présentait un «degré suffisant
de nocivité». La caractérisation des infractions au droit de la concurrence par leur objet ou
leurs effets s’inscrit dans les importants débats juridiques et économiques qui ont accompagné
l’évolution d’une approche formaliste vers une approche économique. Regards croisés.
Revue Lamy de la concurrence: La possibilité de qualifier une
pratique anticoncurrentielle par son objet ou par ses effets est-
elle selon vous pertinente?
Emmanuel REILLE : L’alternative objet/effet présente un intérêt
essentiel pour le juriste dans la mesure où elle participe de la ques-
tion de la charge de la preuve. En effet, l’autorité de la concur-
rence, à qui incombe la charge de la preuve de l’existence d’une
pratique anticoncurrentielle, n’est pas tenue de démontrer que la
pratique poursuivie a produit des effets anticoncurrentiels dès lors
qu’elle constitue une restriction par objet. Le fait de qualifier une
pratique de restriction par objet, plutôt que par ses effets, conduit
ainsi à un allègement de la charge de la preuve pour l’autorité de
la concurrence. Il est donc important, du point de vue des droits de
la défense, que le recours à la notion de restriction par objet soit
clairement et strictement encadré afin d’éviter que, dans un sou-
ci d’économie procédurale, n’y soient inclus des comportements
dont les effets néfastes pour la concurrence ne sont pas avérés.
Gildas de MUIzON: L’analyse économique des règles de droit
identifie l’arbitrage entre l’efficacité de la règle de droit (i.e., sa
capacité à appréhender les comportements réellement néfastes
pour la concurrence et les consommateurs) et les coûts de sa mise
en œuvre. Dans une approche formaliste (per se) les coûts de mise
en œuvre sont limités car une liste de pratiques interdites est fixée
et il suffit de constater que la pratique étudiée figure dans la liste.
L’inconvénient de cette approche est que certaines pratiques si-
milaires dans leur forme, peuvent être à l’origine d’effets oppo-
sés sur la concurrence, en fonction du contexte dans lequel elles
sont mises en œuvre, du fonctionnement concurrentiel du marché
concerné, des caractéristiques économiques des biens, etc.
C’est la motivation d’une évolution vers une approche fondée sur
l’analyse au cas par cas des effets des pratiques susceptibles d’être
anticoncurrentielles, qui a en théorie le mérite de limiter les erreurs
de jugement (p.ex.: sanctionner à tort une pratique proconcur-
rentielle, laisser filer une pratique anticoncurrentielle), mais au prix
d’un coût d’instruction élevé. La distinction objet/effet s’inscrit
dans cette logique. Lorsqu’une pratique ne peut qu’avoir des ef-
fets anticoncurrentiels, il est préférable de la caractériser par son
objet car on évite ainsi de consacrer des ressources importantes à
l’analyse de ses effets qui ne peuvent être au mieux que neutres.
C’est par exemple le cas d’un cartel sur les prix: aucun modèle
économique ne met en évidence d’effets proconcurrentiels de ce
type de pratiques et il paraît donc justifié de les appréhender par
leur objet sans requérir une analyse de leurs effets.
RLC: Quelles sont les différences entre les deux approches?
G. de M.: En tant qu’économiste, la différence principale entre les
deux approches est que la caractérisation par objet ne nécessite
a priori pas d’analyse économique, alors que la caractérisation par
les effets se fonde en principe sur une analyse économique détail-
lée, au cas par cas des effets réels ou potentiels engendrés par la
pratique sur les marchés concernés. En pratique cette différence
peut être relativisée dans la mesure où, au moment de la détermi-
nation de la sanction pécuniaire, l’importance du dommage causé
à l’économie doit être prise en compte. Or, pour un économiste,
le dommage à l’économie s’appréhende essentiellement par les
effets causés par la pratique sur le marché, notamment sur les ni-
veaux de prix. Et voilà comment les parties se retrouvent à mener
des analyses sophistiquées des effets dans des dossiers où les
pratiques ont été qualifiées d’anticoncurrentielles par objet. Avec
d’ailleurs parfois des situations un peu ubuesques lorsque l’entre-
prise a opté pour une non-contestation des griefs, qu’elle renonce
donc ainsi à discuter des effets causés par la pratique qu’on lui
reproche mais qu’elle conserve la faculté de développer des argu-
ments sur l’importance du dommage à l’économie. Pour un éco-
nomiste évaluer l’importance du dommage à l’économie se fonde
souvent sur une analyse des effets de la pratique…
ÎRLC 2711
Par Emmanuel REILLE
Avocat à la Cour
Gide
Et Gildas de MUIZON
Économiste
Microeconomix
DIALOGUE AVOCAT-ÉCONOMISTE