122 REVUE LAMY DE LA CONCURRENCE JUILLET-SEPTEMBRE 2013 N° 36 DroitlÉconomielRégulation
Sous la responsabilité de Gildas de MUIZON, Économiste, Microeconomix
DIALOGUE
AVOCAT-ÉCONOMISTE
qui a institué les commissions en cause, une restriction par
objet n’apparaît pas démontrée au cas d’espèce et que, dans
ces conditions, l’Autorité ne pouvait se dispenser d’examiner
les effets de l’accord ».
Cette tension entre objet et effet, et ses conséquences en ma-
tière de preuve, s’inscrit dans le prolongement de la divergence
entre l’approche per se et l’approche par les effets.
En matière de contrôle des concentrations, la place accordée
à l’analyse économique est nettement plus importante.
Classiquement, l’étude d’une opération de concentration com-
mence par la délimitation du marché pertinent. Cette étape
est généralement mise en œuvre de manière très formaliste
par les autorités de concurrence alors même que les écono-
mistes préconisent la mise en œuvre du test du monopoleur
hypothétique.
L’apparition de nouveaux instruments économiques
(UPP:
Upward Pricing Pressure, GUPPI: Gross Upward Pricing Pressure Index et IPR: Illustrative
Price Rise)
a donné lieu à de récents débats sur l’utilité même
de la délimitation des marchés pertinents. La décision de
l’Autorité relative à l’acquisition du groupe Patriarche par la
société Castel constitue une illustration récente de l’utilisation
de ces nouveaux instruments par l’Autorité et en particulier
du test UPP. Ce test consiste à appréhender directement la
pression concurrentielle qu’exercent l’une sur l’autre les
parties à une concentration pour en déduire l’incitation de la
nouvelle entité à augmenter ses prix. Il présente l’avantage
de pouvoir être calculé sans que le marché pertinent soit
dé ni précisément. Si leur utilité est reconnue, leur usage
reste encore limité, discuté et réservé aux opérations hori-
zontales complexes.
Les résultats de ces analyses économiques doivent en tout état
de cause être corroborés par d’autres éléments de preuve et
ne rendent pas l’analyse traditionnelle du marché pertinent
super ue.
Gildas de MUIZON: Je partage l’analyse de Julie: la place des
résultats de l’analyse économique dépend fondamentalement
de la nature de la pratique qu’on cherche à caractériser.
Pour caractériser l’existence d’un cartel, l’analyse économique
n’est guère utile. La question centrale réside en effet dans
Revue Lamy de la concurrence: Dans quelle mesure les
résultats d’analyses économiques peuvent-ils constituer
des éléments de preuve dans les procédures du droit de la
concurrence ?
Julie CATALA MARTY: La preuve de pratiques anticoncur-
rentielles peut résulter de preuves se suf sant à elles-mêmes
ou d’un faisceau d’indices graves, précis et concordants. Il est
fréquent que l’analyse économique participe à l’établissement
de la réalité d’un comportement anticoncurrentiel, puisque
précisément, elle étudie les comportements des agents éco-
nomiques et leurs effets sur les marchés. La place importante
prise par l’expertise économique doit cependant être nuancée
et une différenciation doit être opérée entre infractions par
« objet » et par « effet ».
De façon simpli ée, les infractions dites par objet sont celles
qui conduisent nécessairement à fausser la concurrence si
bien qu’il est inutile de démontrer leurs effets concrets sur le
marché. Elles recouvrent essentiellement les pratiques d’en-
tentes, notamment les cartels. Dans ce domaine, les résultats
de l’analyse économique ne participent généralement pas à
cette démonstration. Ils servent en revanche à apprécier le
dommage à l’économie causé par la pratique en question,
ce qui entre en ligne de compte dans la détermination de la
sanction pécuniaire encourue.
Des pratiques, dont l’objet n’est pas anticoncurrentiel,
peuvent néanmoins entraver la concurrence si elles sont
susceptibles d’avoir un effet restrictif de concurrence. La
preuve de l’infraction réside alors dans la démonstration de
l’indice d’un tel effet. Une telle démonstration est parfois
dif cile à apporter. On observe d’ailleurs une tendance
préoccupante des autorités de concurrence à appréhender
la notion d’objet anticoncurrentiel de façon extensive, ce
qui dispense d’établir les effets économiques concrets des
pratiques concernées. On pense notamment à la décision
relative aux tarifs et aux conditions liées appliqués par les
banques et les établissements  nanciers pour le traitement
des chèques remis aux  ns d’encaissement qui a été réformée
en appel, la cour considérant que « faute d’établir l’existence
de restrictions de concurrence inhérentes à l’accord incriminé
Les résultats d’analyses
économiques pe uvent-ils
vraiment constituer des preuves ?
Les expertises économiques sont au cœur de nombreuses procédures
relevant du droit de la concurrence. Pourtant elles sont souvent perçues
comme peu compréhensibles, partiales et non fi ables, ce qui peut inciter
à les écarter purement et simplement au moment du jugement. La vie ne
serait-elle pas plus simple si la caractérisation des infractions au droit de
la concurrence reposait uniquement sur un ensemble de règles per se ?
Regards croisés.
2376
RLC
Julie
CATALA MARTY
Avocate à la Cour
Bird&Bird
Jli
Gildas
de MUIZON
Économiste
Microeconomix
Gild
DroitlÉconomielRégulation N° 36 JUILLET-SEPTEMBRE 2013 REVUE LAMY DE LA CONCURRENCE 123
PERSPECTIVES DIALOGUE
qui traduisent le plus  dèlement le fonctionnement et les
caractéristiques du marché considéré.
J. C.M.: On peut toujours craindre que l’analyse économique
soit menée de façon orientée et que ses conclusions aillent
dans le sens du résultat attendu par le commanditaire de
l’étude. Toutefois, une analyse menée objectivement peut tout
aussi bien conduire à des résultats différents en fonction des
méthodes et modèles économiques mis en œuvre. L’important
est qu’elle contribue au débat contradictoire en permettant
de faire émerger des points de convergence et en identi ant
les divergences d’appréciation entre les parties et les services
d’instruction.
Pour limiter les points de divergence et s’assurer de l’uti-
lité de l’analyse produite, il serait opportun qu’avocats
et économistes se rapprochent des services d’instruction
pour débattre le plus en amont possible du modèle choisi,
conformément à ce qui est prévu dans les Lignes Directrices
de la Commission.
RLC: Mais dès lors que les conclusions dépendent de modèles,
théories et techniques complexes, comment peuvent-elles être
pleinement comprises et évaluées par des non-spécialistes ?
G. de M.: C’est d’abord aux économistes de faire les efforts
nécessaires pour rendre intelligibles leurs expertises. Se
réfugier derrière la technicité des outils est un aveu d’in-
compétence. Même l’étude économétrique la plus sophisti-
quée peut être expliquée en des termes simples, intuitifs et
accessibles à tous.
Le premier test est bien évidemment l’échange avec l’avocat.
Une expertise économique n’est vraiment utile que si elle est
parfaitement digérée par l’avocat qui est alors en mesure d’en
extraire la substanti que moelle et de l’intégrer à la ligne de
défense qu’il a retenue.
Une fois produite, l’expertise économique fait l’objet d’échange
avec les services des autorités de concurrence. Les autorités
de concurrence disposent de leurs propres équipes d’éco-
nomistes capables d’analyser de façon critique les études
soumises par les parties et, le cas échéant, de proposer leurs
propres approches.
J. C.M.: La pédagogie est le maître mot. Compte-tenu du
caractère ésotérique et du degré de complexité que peuvent
parfois revêtir les analyses économiques, un travail de concert
entre économistes et avocats est nécessaire en vue d’en faciliter
la compréhension par les clients.
Une meilleure motivation des décisions de l’Autorité de
la concurrence participerait à cet effort. Il est par exemple
regrettable qu’en matière de pratiques anticoncurrentielles,
l’Autorité ne développe pas davantage dans ses décisions les
raisonnements économiques qui sous-tendent ses conclu-
sions relatives aux effets des pratiques. Consacrer une
partie de la motivation de ses décisions à l’analyse écono-
mique, souligner les points de divergence entre les analyses
produites par les parties et celles menées par les services
d’instructions feraient pourtant œuvre de pédagogie auprès
des non-initiés.
l’existence d’un accord entre entreprises. Sa preuve est donc
bien mieux établie par la découverte d’éléments matériels tels
que des documents saisis, des échanges de mails, etc. que par
les résultats d’une analyse économique qui soutiendrait que
l’équilibre de marché observé ne pourrait être expliqué que
par l’existence d’un cartel.
En fait, les résultats d’analyses économiques constituent
des éléments de preuve lorsqu’il s’agit d’établir l’existence
d’effets sur les marchés, qu’ils s’agissent d’effets prospectifs,
théoriques ou passés.
Par exemple dans l’examen d’une opération de concentration,
la question centrale est son impact sur la concurrence. Il
s’agit de construire un scénario prospectif décrivant ce qu’il
se produira vraisemblablement à l’issue de l’opération, en
tenant compte du fonctionnement passé, des modi cations
engendrées par l’opération, notamment en termes d’incita-
tions des  rmes, etc. Dans ce contexte, les outils de l’analyse
économique sont précieux et constituent la preuve essentielle
d’une éventuelle atteinte à la concurrence.
La démarche est sensiblement la même dans les cas d’abus
de position dominante. L’approche par les effets utilise les
résultats d’analyses économiques comme preuve de com-
portement abusif. La caractérisation d’un éventuel abus
de position dominante se fonde alors sur la démonstration
d’un effet d’éviction des concurrents, ce qui rend nécessaire
l’établissement d’un scénario vraisemblable et documenté
permettant d’expliquer au cas par cas les raisons pour
lesquelles la pratique en cause est susceptible d’évincer
des concurrents. En d’autres termes, il s’agit d’élaborer la
théorie du cas (theory of harm), qui repose essentiellement
sur l’analyse économique.
RLC: Est-il raisonnable d’en tenir compte alors qu’on sait
que si on pose la même question à deux économistes, on ob-
tiendra des réponses divergentes, et qu’inclure un troisième
larron ne fera qu’ampli er le problème ?
G. de M.: C’est un faux procès qui est parfois initié à l’en-
contre des expertises économiques produites dans le cadre
de procédures juridiques. Pourtant la controverse scienti que
n’est pas l’apanage de l’économie. L’erreur consiste à croire
qu’il existerait une vérité économique qui s’imposerait à tout
expert de bonne foi et que les divergences de point de vue ne
seraient que le re et de la partialité des experts défendant les
intérêts de leurs clients.
Or, deux économistes peuvent très bien aboutir à deux
conclusions opposées à l’issue de travaux tout aussi rigou-
reux les uns que les autres. Chaque analyse économique
repose en effet sur des hypothèses, sur des modèles et sur
des interprétations qui sont autant de sources possibles de
divergence.
Mais l’un de leurs mérites essentiels réside dans la transparence
du raisonnement hypothético-déductif conduisant à telle ou
telle conclusion. Et cela donne toute sa valeur à l’appréciation
souveraine des juges. La confrontation de deux expertises
divergentes permet d’identi er leurs points communs et leurs
différences. Les hypothèses retenues et les modèles mis en
œuvre doivent être confrontés aux faits pour déterminer ceux
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