DroitlÉconomielRégulation N° 36 • JUILLET-SEPTEMBRE 2013 • REVUE LAMY DE LA CONCURRENCE 123
PERSPECTIVES DIALOGUE
qui traduisent le plus dèlement le fonctionnement et les
caractéristiques du marché considéré.
J. C.M.: On peut toujours craindre que l’analyse économique
soit menée de façon orientée et que ses conclusions aillent
dans le sens du résultat attendu par le commanditaire de
l’étude. Toutefois, une analyse menée objectivement peut tout
aussi bien conduire à des résultats différents en fonction des
méthodes et modèles économiques mis en œuvre. L’important
est qu’elle contribue au débat contradictoire en permettant
de faire émerger des points de convergence et en identi ant
les divergences d’appréciation entre les parties et les services
d’instruction.
Pour limiter les points de divergence et s’assurer de l’uti-
lité de l’analyse produite, il serait opportun qu’avocats
et économistes se rapprochent des services d’instruction
pour débattre le plus en amont possible du modèle choisi,
conformément à ce qui est prévu dans les Lignes Directrices
de la Commission.
RLC: Mais dès lors que les conclusions dépendent de modèles,
théories et techniques complexes, comment peuvent-elles être
pleinement comprises et évaluées par des non-spécialistes ?
G. de M.: C’est d’abord aux économistes de faire les efforts
nécessaires pour rendre intelligibles leurs expertises. Se
réfugier derrière la technicité des outils est un aveu d’in-
compétence. Même l’étude économétrique la plus sophisti-
quée peut être expliquée en des termes simples, intuitifs et
accessibles à tous.
Le premier test est bien évidemment l’échange avec l’avocat.
Une expertise économique n’est vraiment utile que si elle est
parfaitement digérée par l’avocat qui est alors en mesure d’en
extraire la substanti que moelle et de l’intégrer à la ligne de
défense qu’il a retenue.
Une fois produite, l’expertise économique fait l’objet d’échange
avec les services des autorités de concurrence. Les autorités
de concurrence disposent de leurs propres équipes d’éco-
nomistes capables d’analyser de façon critique les études
soumises par les parties et, le cas échéant, de proposer leurs
propres approches.
J. C.M.: La pédagogie est le maître mot. Compte-tenu du
caractère ésotérique et du degré de complexité que peuvent
parfois revêtir les analyses économiques, un travail de concert
entre économistes et avocats est nécessaire en vue d’en faciliter
la compréhension par les clients.
Une meilleure motivation des décisions de l’Autorité de
la concurrence participerait à cet effort. Il est par exemple
regrettable qu’en matière de pratiques anticoncurrentielles,
l’Autorité ne développe pas davantage dans ses décisions les
raisonnements économiques qui sous-tendent ses conclu-
sions relatives aux effets des pratiques. Consacrer une
partie de la motivation de ses décisions à l’analyse écono-
mique, souligner les points de divergence entre les analyses
produites par les parties et celles menées par les services
d’instructions feraient pourtant œuvre de pédagogie auprès
des non-initiés.◆
l’existence d’un accord entre entreprises. Sa preuve est donc
bien mieux établie par la découverte d’éléments matériels tels
que des documents saisis, des échanges de mails, etc. que par
les résultats d’une analyse économique qui soutiendrait que
l’équilibre de marché observé ne pourrait être expliqué que
par l’existence d’un cartel.
En fait, les résultats d’analyses économiques constituent
des éléments de preuve lorsqu’il s’agit d’établir l’existence
d’effets sur les marchés, qu’ils s’agissent d’effets prospectifs,
théoriques ou passés.
Par exemple dans l’examen d’une opération de concentration,
la question centrale est son impact sur la concurrence. Il
s’agit de construire un scénario prospectif décrivant ce qu’il
se produira vraisemblablement à l’issue de l’opération, en
tenant compte du fonctionnement passé, des modi cations
engendrées par l’opération, notamment en termes d’incita-
tions des rmes, etc. Dans ce contexte, les outils de l’analyse
économique sont précieux et constituent la preuve essentielle
d’une éventuelle atteinte à la concurrence.
La démarche est sensiblement la même dans les cas d’abus
de position dominante. L’approche par les effets utilise les
résultats d’analyses économiques comme preuve de com-
portement abusif. La caractérisation d’un éventuel abus
de position dominante se fonde alors sur la démonstration
d’un effet d’éviction des concurrents, ce qui rend nécessaire
l’établissement d’un scénario vraisemblable et documenté
permettant d’expliquer au cas par cas les raisons pour
lesquelles la pratique en cause est susceptible d’évincer
des concurrents. En d’autres termes, il s’agit d’élaborer la
théorie du cas (theory of harm), qui repose essentiellement
sur l’analyse économique.
RLC: Est-il raisonnable d’en tenir compte alors qu’on sait
que si on pose la même question à deux économistes, on ob-
tiendra des réponses divergentes, et qu’inclure un troisième
larron ne fera qu’ampli er le problème ?
G. de M.: C’est un faux procès qui est parfois initié à l’en-
contre des expertises économiques produites dans le cadre
de procédures juridiques. Pourtant la controverse scienti que
n’est pas l’apanage de l’économie. L’erreur consiste à croire
qu’il existerait une vérité économique qui s’imposerait à tout
expert de bonne foi et que les divergences de point de vue ne
seraient que le re et de la partialité des experts défendant les
intérêts de leurs clients.
Or, deux économistes peuvent très bien aboutir à deux
conclusions opposées à l’issue de travaux tout aussi rigou-
reux les uns que les autres. Chaque analyse économique
repose en effet sur des hypothèses, sur des modèles et sur
des interprétations qui sont autant de sources possibles de
divergence.
Mais l’un de leurs mérites essentiels réside dans la transparence
du raisonnement hypothético-déductif conduisant à telle ou
telle conclusion. Et cela donne toute sa valeur à l’appréciation
souveraine des juges. La confrontation de deux expertises
divergentes permet d’identi er leurs points communs et leurs
différences. Les hypothèses retenues et les modèles mis en
œuvre doivent être confrontés aux faits pour déterminer ceux