L`État et la promotion de la contrainte Publicité et mise en marché de

publicité
L’État et la promotion de la contrainte
Publicité et mise en marché de la sécurité routière au Québec
Thèse
Christian Desîlets
Doctorat sur mesure en sociologie et communication publique
Philosophiae Doctor (Ph. D.)
Québec, Canada
© Christian Desîlets, 2013
iii
RÉSUMÉ
Le but de cette étude est de clarifier le rôle de la publicité dans les stratégies de prévention des
accidents, à travers l’examen des campagnes québécoises de 1978 à 2011. Elle utilise une analyse
discursive de type qualitatif et de nature exploratoire qui procède d’une méthode mixte, ancrée aux
intersections de la sociologie des problèmes publics et de la communication-marketing. Elle compare ce
que les gestionnaires savent du rôle et des effets de leur communication à ce qu’ils en disent et à ce
qu’ils en font. Elle interprète les résultats au filtre de quatre approches du problème : une modélisation de
l’approche dissuasive, une modélisation des principaux effets de la publicité, une revue de la littérature
empirique sur l’efficacité des publicités en sécurité routière et l’analyse dramaturgique que le sociologue
Gusfield a développée pour étudier la construction sociale du problème de l’alcool au volant.
Il en ressort que la sécurité routière est un problème que l’État québécois a choisi de gérer
préventivement par le recours à diverses stratégies de contrôle social, mais toujours avec la contrainte
comme variable clé de l’amélioration du bilan routier et l’acceptation de la contrainte comme modérateur
de la relation, voire comme médiateur de tous les modérateurs. La publicité sociale est surtout apte à
faire que la population connaisse un problème (notoriété) et l'envisage de la manière voulue (familiarité
avec les causes suggérées et les solutions promues). Elle est utilisée en agenda setting pour obtenir que
la population atteigne un tel niveau d’intolérance (upset outrage) qu’elle endossera l’imposition de
mesures toujours plus drastiques. La promotion de la conversion libre et éclairée aux comportements
sécuritaires (fonction manifeste de la publicité) est un échec programmé, le moyen de susciter des
attentes irréalistes qui doivent se transformer en intolérances proportionnelles que l’État peut ensuite
satisfaire en introduisant de nouvelles contraintes (fonction latente de la publicité). En satisfaisant une
demande dont on ne voit pas qu’il l’a créée, l’État obtient que ses nouvelles contraintes soient perçues
comme légitimes, condition nécessaire pour qu’elles soient effectivement appliquées et pour qu’elles
produisent leur plein effet dissuasif.
iv
v
ABSTRACT
The purpose of this study is to clarify the role of advertising in accident prevention strategies through the
review of its usage and impacts in Quebec from 1978 to 2011. It uses a discursive analysis, qualitative
and exploratory in nature, which proceeds from a mixed method, anchored at the intersection of sociology
of public problems and of marketing communications. It compares what managers know about the role
and impact of their communication to what they say about it and what they do. Results are filtered and
interpreted through four approaches of this specific problem: a model of the deterrence approach, a
model of the main effects of advertising, a review of empirical literature on the effectiveness of road safety
advertisements and the dramaturgical analysis developed by Gusfield to study the social construction of
the drunk driving problem.
It appears that road safety is an issue that the Quebec government manages in a preventive manner by
using various strategies of social control, but always with constraint as a key variable to the improvement
of road safety record and the acceptance of constraint as moderator of the relationship, and potentially as
mediator of all moderators. Advertising is especially powerful to raise awareness of a social problem and
build familiarity (acceptance of suggested causes and solutions promoted). It is used as an agenda
setting tool, to create an upset outrage and thus a public endorsement of government’s ever more drastic
solutions. Promoting free and informed conversion to safe road behaviours (manifest function of
advertising) is a programmed failure aimed to raise the unrealistic and deceptive expectations that give
way to proportional intolerances and public acceptance of new constraints (latent function of advertising).
By satisfying a demand it has discretely created, State obtains legitimacy for its new constraints, a
necessary condition for their effective implementation and full deterrent effect.
vi
vii
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ .......................................................................................................... iii
ABSTRACT ....................................................................................................... v
LISTE DES TABLEAUX .................................................................................. ix
LISTE DES GRAPHIQUES .............................................................................. xi
LISTE DES DIAGRAMMES ............................................................................ xii
REMERCIEMENTS ........................................................................................ xiii
INTRODUCTION ............................................................................................... 1
PREMIÈRE PARTIE - MODÉLISATION DE LA MATRICE DÉCISIONNELLE 5
Chapitre 1 Sociologie de l’action publique en sécurité routière ......................... 7
1- Fictionnalisation ....................................................................................................... 8
2- Mise en scène ........................................................................................................ 11
3- Intensité dramatique ............................................................................................... 14
Chapitre 2 Modélisation des campagnes publicitaires du TAC......................... 19
Agenda setting et formatage de la couverture journalistique ............................... 20
Le premier message télévisé du TAC.................................................................. 23
Chapitre 3 Les mécanismes de l’influence publicitaire en sécurité routière :
théories, modèles, observations empiriques et stratégiques ........................... 29
Méthodologie de l’enquête .................................................................................. 31
Le modèle de l’entonnoir de la communication.................................................... 35
L’efficacité de la publicité sociale en sécurité routière : une revue
de la littérature .................................................................................................... 46
L’effet synergique ........................................................................................................... 48
L’influence de la publicité sur la réduction de la vitesse au volant ................................. 54
L’influence de la publicité sur la réduction de l’alcool au volant ..................................... 60
Le rôle discret de la publicité dans l’acceptation de la contrainte .................................. 65
Discussion sur les observations .......................................................................... 75
Chapitre 4 Matrice décisionnelle de la publicité en sécurité routière ............... 81
La stratégie du contrôle social ............................................................................. 83
La fonction manifeste de la publicité ................................................................... 93
Les fonctions latentes de la publicité ................................................................. 103
DEUXIÈME PARTIE - ANALYSE DES CAMPAGNES DE SÉCURITÉ
ROUTIÈRE AU QUÉBEC DE 1978 À 2011 .................................................. 139
Chapitre 5 Évolution comparée du bilan routier .............................................. 143
Comparaison entre le Québec, L’Ontario, le Canada et les États-Unis.............. 143
Évolution du bilan routier en fonction d’autres indicateurs ................................. 152
Chapitre 6 Phase 1 : 1979 à 1982 ....................................................................... 161
Conceptualisation du problème de la sécurité routière et des interventions....... 161
Le rôle de la publicité ........................................................................................ 165
viii
Bilan de la première phase d’observation .......................................................... 179
Chapitre 7 Phase 2 : 1983 à 1985 ....................................................................... 183
Conceptualisation du problème de la sécurité routière et des interventions ....... 183
Le rôle de la publicité ........................................................................................187
Bilan de la deuxième phase d’observation ........................................................ 192
Chapitre 8 Phase 3 : 1986 à 1998 ....................................................................... 195
Conceptualisation du problème et des interventions .......................................... 195
Le rôle de la publicité ........................................................................................218
Bilan de la troisième phase d’observation ......................................................... 279
Chapitre 9 Phase 4 : 1999 à 2003 ....................................................................... 287
Conceptualisation du problème de la sécurité routière et des interventions ....... 287
Le rôle de la publicité ........................................................................................301
Bilan de la quatrième phase d’observation ........................................................ 366
Chapitre 10 Phase 5 : 2004 à 2011 ..................................................................... 379
Conceptualisation du problème de la sécurité routière et des interventions ....... 379
Le rôle de la publicité ........................................................................................388
Bilan de la cinquième phase d’observation ........................................................ 401
Conclusion ................................................................................................... 405
Bibliographie................................................................................................ 425
ix
LISTE DES TABLEAUX
TABLEAU 1 : CALCUL THÉORIQUE DU RETOUR SUR L'INVESTISSEMENT MÉDIA DES CAMPAGNES DE
PUBLICITÉ EN SÉCURITÉ ROUTIÈRE................................................................................................. 56
TABLEAU 2 : ESTIMATION DE LA DIMINUTION DES ACCIDENTS GRAVES DANS L'ÉTAT DE VICTORIA ET DE
LA CONTRIBUTION DE LA PUBLICITÉ À CE RÉSULTAT ...................................................................... 62
TABLEAU 3 : INTENSITÉ SYNERGIQUE DES CAMPAGNES CONTRE LA CFA DANS QUATRE ÉTATS
D'AUSTRALIE ..................................................................................................................................... 63
TABLEAU 4 : VARIATION DU BILAN ROUTIER, 1978 ET 2003 ..................................................................... 152
TABLEAU 5 : VARIATION DU BILAN DES ACCIDENTS CORPORELS SELON L'ÂGE, EN COMPARAISON AVEC
LA POPULATION DE L'ENSEMBLE DES DÉTENTEURS DE PERMIS ÂGÉS DE 16 ANS ET + ............... 160
TABLEAU 6 : DÉPENSES D'INFORMATION DE LA RAAQ ET DE LA SAAQ DE 1978 À 2006 EN DOLLARS
COURANTS ET EN DOLLARS CONSTANTS DE 2006 ........................................................................ 198
TABLEAU 7 : ÉVOLUTION DES ÉVALUATIONS ET DES SANCTIONS DES PHASES 1 ET 2 - 1978 À 1985 .... 199
TABLEAU 8 : ÉVOLUTION DU NOMBRE DES ÉVALUATIONS ET DES SANCTIONS DE LA PREMIÈRE MOITIÉ
DE LA PHASE 3 - 1986 À 1992 .......................................................................................................... 200
TABLEAU 9 : ÉVOLUTION DU NOMBRE DES ÉVALUATIONS ET DES SANCTIONS DE LA DEUXIÈME MOITIÉ
DE LA PHASE 3 - 1993 À 1998 .......................................................................................................... 201
TABLEAU 10 : ÉVOLUTION DU NOMBRE DES ÉVALUATIONS ET DES SANCTIONS DE LA PHASE 4 - 1999 À
2003................................................................................................................................................. 202
TABLEAU 11 : ÉVOLUTION DU NOMBRE DE DÉCÈS ET DE VÉHICULES IMMATRICULÉS - 1973 À 2009 ..... 210
TABLEAU 12 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE L'ALCOOL AU VOLANT, 1994 ................. 246
TABLEAU 13 : ÉVOLUTION DES ATTITUDES ET COMPORTEMENTS DÉCLARÉS DES QUÉBÉCOIS PAR
RAPPORT À L'ALCOOL AU VOLANT, DE 1991 À 1994 ....................................................................... 250
TABLEAU 14 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE LA VITESSE AU VOLANT DANS LES ZONES
DE 50 KM/H, 1996 ............................................................................................................................. 252
TABLEAU 15 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE L'ALCOOL AU VOLANT, 1996 ................. 257
TABLEAU 16 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE LA VITESSE AU VOLANT, 1997 .............. 261
TABLEAU 17 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE L'ALCOOL AU VOLANT, 1997 ................. 268
TABLEAU 18 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE L'ALCOOL AU VOLANT, 1998 ................. 276
TABLEAU 19 : CORRÉLATION ENTRE LES VARIATIONS DU BILAN ROUTIER PENDANT 17 ANS ET LA
MESURE DES SANCTIONS EFFECTIVES ET DES DÉPENSES PUBLICITAIRES ................................. 296
TABLEAU 20 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE L'ALCOOL AU VOLANT, 1999 ................. 302
TABLEAU 21 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE LA VITESSE AU VOLANT, 1999 .............. 310
TABLEAU 22 : INDICATEURS D'ADHÉSION À L'EXERCICE DU CONTRÔLE SOCIAL EXTERNE INFORMEL
CONTRE L'ALCOOL AU VOLANT, 2000 ............................................................................................. 314
TABLEAU 23 : VARIATIONS SIGNIFICATIVES DU COMPORTEMENT DES CONDUCTEURS EN RELATION
AVEC L'ALCOOL, ENTRE 1997 ET 2000* ........................................................................................... 316
TABLEAU 24 : INDICATEURS D'ADHÉSION AU RESPECT DES LIMITES DE VITESSE, 2000 ......................... 324
TABLEAU 25 : MOTIFS D'ACCORD AVEC LE FAIT DE RESPONSABILISER LES GENS À INTERVENIR AUPRÈS
DE CEUX QUI ONT BU POUR LES EMPÊCHER DE CONDUIRE ......................................................... 326
TABLEAU 26 : OPINION SUR L'INTENSIFICATION DE LA SURVEILLANCE POLICIÈRE ............................... 334
TABLEAU 27 : INTENTION DE RESPECTER LES LIMITES DANS LES ZONES DE 90 KM/H SUITE À LA
CAMPAGNE DE L'ÉTÉ 2001 .............................................................................................................. 335
TABLEAU 28 : POSSIBILITÉ D'ÊTRE ARRÊTÉ POUR EXCÈS DE VITESSE EN VILLE DANS LES ZONES DE 50
KM/H ................................................................................................................................................ 336
x
TABLEAU 29 : POSSIBILITÉ D'ÊTRE ARRÊTÉ POUR EXCÈS DE VITESSE SUR LES ROUTES SECONDAIRES
DANS LES ZONES DE 90 KM/H ........................................................................................................ 337
TABLEAU 30 : VITESSE MOYENNE SUR LES ROUTES SECONDAIRES DANS LES ZONES DE 90 KM/H ..... 338
TABLEAU 31 : FRÉQUENCE D'EXCÈS DE VITESSE DANS LES ZONES DE 90 KM/H ................................... 338
TABLEAU 32 : RISQUES PERÇUS D'ACCIDENT LORS D'EXCÈS DE VITESSE DANS UNE ZONE DE 50 KM/H
........................................................................................................................................................ 339
TABLEAU 33 : RISQUES PERÇUS D'ACCIDENT À UNE VITESSE DE 105 KM/H DANS UNE ZONE DE 90 KM/H
........................................................................................................................................................ 340
TABLEAU 34 : NIVEAU DE SÉCURITÉ PERÇU CONCERNANT LA VITESSE DANS LES ZONES DE 50 KM/H 340
TABLEAU 35 : PERCEPTION DE LA VITESSE DES AUTRES CONDUCTEURS DANS LES ZONES DE 50 KM/H
........................................................................................................................................................ 341
TABLEAU 36 : VITESSE MOYENNE SUR LES ROUTES SECONDAIRES DANS LES ZONES DE 90 KM/H ..... 342
TABLEAU 37 : PERCEPTION DE LA VITESSE DES AUTRES CONDUCTEURS DANS LES ZONES DE 90 KM/H
........................................................................................................................................................ 343
TABLEAU 38 : GRAVITÉ D'UN EXCÈS DE VITESSE DE 10 KM/H DANS UNE ZONE DE 50 KM/H EN TANT
QU'INFRACTION .............................................................................................................................. 344
TABLEAU 39 : GRAVITÉ D'UN EXCÈS DE VITESSE DE 20 KM/H DANS UNE ZONE DE 90 KM/H EN TANT
QU'INFRACTION .............................................................................................................................. 344
TABLEAU 40 : GRAVITÉ D'UN EXCÈS DE VITESSE DE 30 KM/H DANS UNE ZONE DE 90 KM/H EN TANT
QU'INFRACTION .............................................................................................................................. 345
TABLEAU 41 : ÉVALUATION DE L'ADHÉSION AU CONTRÔLE SOCIAL DE L'ALCOOL AU VOLANT, 2002 .... 352
TABLEAU 42 : ÉVOLUTION DE L'ADHÉSION DES 16-24 ANS AU RESPECT DES LIMITES DE VITESSE, 2002
........................................................................................................................................................ 356
TABLEAU 43 : ÉVALUATION DE L'ADHÉSION AU CONTRÔLE SOCIAL DE L'ALCOOL AU VOLANT, 2003 .... 359
TABLEAU 44 : DÉPENSES D'INFORMATION DE LA SAAQ DE 2004 À 2011 EN DOLLARS COURANTS ET EN
DOLLARS CONSTANTS DE 2012 ...................................................................................................... 396
xi
LISTE DES GRAPHIQUES
GRAPHIQUE 1 : RELATION ENTRE LES OPÉRATIONS DE CONTRÔLE ROUTIER ET LES ACCIDENTS ........ 50
GRAPHIQUE 2 : ÉVOLUTION DES TAUX DE DÉCÈS POUR 10 000 VÉHICULES EN CIRCULATION AU
QUÉBEC, EN ONTARIO, AU CANADA ET AUX ÉTATS-UNIS POUR LA PÉRIODE DE 1970 À 2000 ....... 144
GRAPHIQUE 3 : PYRAMIDE DES ÂGES, QUÉBEC (1971) ........................................................................... 146
GRAPHIQUE 4 : PYRAMIDE DES ÂGES, QUÉBEC (2010) ........................................................................... 146
GRAPHIQUE 5 : PYRAMIDE DES ÂGES, CANADA (1971 ET 2010) .............................................................. 147
GRAPHIQUE 6 : PYRAMIDE DES ÂGES, ÉTATS-UNIS (1970, 1990 ET 2010) ............................................... 147
GRAPHIQUE 7 : NOMBRE TOTAL DE VICTIMES AYANT SUBI DES BLESSURES (MORTELLE, GRAVES OU
LÉGÈRES) POUR 10 000 VÉHICULES EN CIRCULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC ............................... 150
GRAPHIQUE 8 : NOMBRE DE VICTIMES DE BLESSURES LÉGÈRES POUR 10 000 VÉHICULES EN
CIRCULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC .............................................................................................. 151
GRAPHIQUE 9 : NOMBRE DE VICTIMES DE BLESSURES GRAVES POUR 10 000 VÉHICULES EN
CIRCULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC .............................................................................................. 151
GRAPHIQUE 10 : NOMBRE DE VICTIMES DE BLESSURES MORTELLES POUR 10 000 VÉHICULES EN
CIRCULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC .............................................................................................. 152
GRAPHIQUE 11 : PROPORTION DE VÉHICULES ACCIDENTÉS PARMI L'ENSEMBLE DES TITULAIRES DE
PERMIS, 1978 À 2003, QUÉBEC........................................................................................................ 154
GRAPHIQUE 12 : PROPORTION D'ACCIDENTS PARMI L'ENSEMBLE DES TITULAIRES DE PERMIS, 1978 À
2003, QUÉBEC ................................................................................................................................. 154
GRAPHIQUE 13 : PROPORTION D'ACCIDENTS MORTELS PARMI L'ENSEMBLE DES TITULAIRES DE PERMIS,
1978 À 2003, QUÉBEC ...................................................................................................................... 155
GRAPHIQUE 14 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE ENTRE 16 ET 24 ANS IMPLIQUÉE DANS UN
ACCIDENT MORTEL, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC ... 155
GRAPHIQUE 15 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE ENTRE 25 ET 44 ANS IMPLIQUÉE DANS UN
ACCIDENT MORTEL, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC ... 156
GRAPHIQUE 16 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE ENTRE 45 ET 64 ANS IMPLIQUÉE DANS UN
ACCIDENT MORTEL, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003 ................... 156
GRAPHIQUE 17 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE DE 65 ANS ET PLUS IMPLIQUÉE DANS UN
ACCIDENT MORTEL, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC ... 157
GRAPHIQUE 18 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE ENTRE 16 ET 24 ANS IMPLIQUÉE DANS UN
ACCIDENT, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC .................. 157
GRAPHIQUE 19 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE ENTRE 25 ET 44 ANS IMPLIQUÉE DANS UN
ACCIDENT, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC .................. 158
GRAPHIQUE 20 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE ENTRE 45 ET 64 ANS IMPLIQUÉE DANS UN
ACCIDENT, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC .................. 159
GRAPHIQUE 21 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE DE 65 ANS ET PLUS IMPLIQUÉE DANS UN
ACCIDENT, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC .................. 159
GRAPHIQUE 22 : VARIATIONS DU NOMBRE DES SANCTIONS, DU BUDGET DE COMMUNICATION ET DES
TAUX DE VICTIMES, DE BLESSÉS LÉGERS, DE BLESSÉS GRAVES ET DE DÉCÈS PAR 10 000
VÉHICULES EN CIRCULATION, 1987 À 1991 ..................................................................................... 293
GRAPHIQUE 23 : VARIATIONS DU NOMBRE DES SANCTIONS, DU BUDGET DE COMMUNICATION ET DES
TAUX DE VICTIMES, DE BLESSÉS LÉGERS, DE BLESSÉS GRAVES ET DE DÉCÈS PAR 10 000
VÉHICULES EN CIRCULATION, 1992 À 1996 ..................................................................................... 294
xii
GRAPHIQUE 24 : VARIATIONS DU NOMBRE DES SANCTIONS, DU BUDGET DE COMMUNICATION ET DES
TAUX DE VICTIMES, DE BLESSÉS LÉGERS, DE BLESSÉS GRAVES ET DE DÉCÈS PAR 10 000
VÉHICULES EN CIRCULATION, 1997 À 2003..................................................................................... 294
GRAPHIQUE 25 : MESSAGE PRINCIPAL DE LA CAMPAGNE DU PRINTEMPS 2000 CONTRE LA VITESSE,
SELON LES RÉPONDANTS (N-1024) ................................................................................................ 319
GRAPHIQUE 26 : ÉVOLUTION DU BILAN ROUTIER DE 2001 À 2011 - TOTAL DES VICTIMES ET BLESSÉS
LÉGERS .......................................................................................................................................... 380
GRAPHIQUE 27 : ÉVOLUTION DU BILAN ROUTIER DE 2001 À 2011 - TOTAL DES BLESSÉS GRAVES ....... 380
GRAPHIQUE 28 : ÉVOLUTION DU BILAN ROUTIER DE 2001 À 2011 - TOTAL DES DÉCÈS ......................... 381
GRAPHIQUE 29 : MOYENNES TRIENNALES DES DÉCÈS ET DES BLESSÉS GRAVES, 1999 À 2005 ........... 382
GRAPHIQUE 30 : VARIATION DE L'INDICE DE COMPORTEMENTS DANGEREUX, 2004 ET 2004 (BASE :
DÉTENTEURS DE PERMIS 16-24 ANS QUI CONDUISENT OCCASIONNELLEMENT UN VÉHICULE) ... 395
LISTE DES DIAGRAMMES
DIAGRAMME 1 : L’ENTONNOIR DE LA COMMUNICATION ........................................................................... 38
DIAGRAMME 2 : LES QUATRE TEMPS MOTEURS DE LA CONTRAINTE ....................................................... 75
xiii
REMERCIEMENTS
C’est ici la page la plus terrible et ennuyante de cet ouvrage. Terrible parce que chaque personne qui a
droit à des remerciements vient y vérifier la présence d’un hommage personnalisé. Ennuyante parce
qu’elle n’intéresse que mes lecteurs de sympathie.
À mon épouse et à mes enfants, dont je crains les justes représailles si je ne sacrifiais pas à cette
tradition, j’offre le premier hommage. Tout au long de ma carrière professionnelle, vous me demandiez
quand je cesserais de travailler les jours, les soirs, les fins de semaine et les vacances, question
sempiternelle qu’appelaient mes promesses évidemment trompeuses. Depuis que j’ai entrepris cette
thèse, vous m’avez régulièrement posé la question de Jules II et je vous ai beaucoup servi la réponse de
Michel-Ange. Je soupçonne que bien des thèses doivent d’avoir été achevées à cet aiguillon des
proches, qui n’en peuvent mais. Je vous dédie donc cet ouvrage dont vous ne lirez que cette page, juste
retour des choses. Je ne m’étonnerai jamais assez de votre amour et de votre patience inconsidérée.
À Simon Langlois, je dois bien plus que de la gratitude pour sa direction éclairée, son savoir généreux,
son intérêt contagieux pour Tocqueville et l’audace d’avoir pris sous son aile un publicitaire doublé d’un
thésard de la dernière heure. J’ai trouvé en lui un modèle universitaire : fin, précis, méthodique, avenant,
ouvert d’esprit et curieux de tout, souvent étonnant, toujours rigoureux. Ce professeur et chercheur, qui
pense et écrit avec style, et qui n’hésite pas à éclairer les débats sociaux par la mise à plat des faits,
nous montre qu’il est toujours possible d’être à la fois un homme de science et un intellectuel.
À Jacques de Guise, qui a codirigé cette thèse à ses débuts, je suis redevable de vastes conversations
au fil desquelles il m’a insensiblement et progressivement débarrassé des travers du mode de pensée
publicitaire (uniquement préoccupé de persuasion) et enseigné les vertus du mode de pensée
scientifique, plus objectif et donc plus contrariant.
Il me faut saluer enfin Patrice Letendre et les responsables de la SAAQ, publicitaires chevronnés et
habitués de la critique, qui m’ont volontiers offert ce qu’ils ont conservé de leurs sondages post
campagnes.
Au terme de cette page, si vous n’avez pas trouvé l’hommage personnalisé que vous méritiez, je vous
invite à pratiquer la philosophie supérieure des Wanyamwesi, dont l’ethnologue Carnochan a découvert
en son temps, et malgré toutes ses bontés, qu’ils ne possédaient aucun terme de remerciement. Ils
prétendaient qu’en ce monde, on ne reçoit que ce que l’on mérite et, donc, que la reconnaissance est
superflue. Néanmoins, ils s’estimaient beaucoup.
xiv
INTRODUCTION
L’objectif de cette étude est de clarifier le rôle de la publicité en sécurité routière au Québec à travers
l’examen de ses usages et de ses impacts. La question origine de notre expérience de la pratique
professionnelle de la publicité, et de nos observations post hoc à l’effet que si les publicitaires et leurs
clients fondent leurs stratégies sur des savoirs très techniques, peu d’entre eux conceptualisent le
processus d’influence de la publicité d’une manière claire sinon scientifiquement fondée, même parmi les
agences et les clients les plus rigoureux, les uns et les autres puisant surtout là-dessus à un fonds
commun de croyances. Elle s’est posée avec plus d’acuité lorsque nous travaillions aux campagnes de la
Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) pour l’agence Cossette communication marketing.
Pour les stratèges publicitaires de la SAAQ, la publicité est surtout un moyen indispensable pour
convaincre les usagers de la route d’abandonner leurs comportements à risque pour se conformer aux
comportements sécuritaires prescrits par le Code de la sécurité routière. Cette conception pose de
nombreux problèmes. L’un d’eux, comme on le verra dans cette étude, c’est que du point de vue des
théories de la communication et de la publicité, et selon les données probantes de presque toutes les
études empiriques, la publicité n’a pas la capacité d’influencer le comportement des délinquants, du
moins pas de manière significative et durable. Si l’on n’a rien réussi à mesurer à cet égard malgré des
décennies de recherche, ce n’est probablement pas parce que le phénomène échappe à nos moyens
d’observation mais parce que l’effet attendu n’existe pas ou, au mieux, est si minime qu’il n’y aurait à peu
près rien à observer. Tenant compte de cette absence de résultats, plusieurs chercheurs ont avancé que
la publicité influencerait les comportements mais plus indirectement, à travers l’influence des attitudes et
des normes sociales. Cet espoir, quoique théoriquement plausible, lui non plus n’a produit à son appui
aucune donnée probante, de sorte qui ceux y croient malgré tout présument que l’effet aurait une nature
cumulative et si lente que sa mesure doit être constamment repoussée à un avenir aussi lointain
qu’indéterminé. Ainsi en sécurité routière la recherche persiste-t-elle à trouver le moyen d’accentuer des
effets publicitaires improbables, et les promoteurs à juger que la publicité est essentielle à l’amélioration
du bilan routier même si son rôle est incertain. Le problème, c’est surtout que si les promoteurs se
targuent du fait que le bilan québécois s’améliore de manière relativement soutenue depuis quarante ans,
les progrès les plus spectaculaires ont pourtant été faits bien avant la création de la Régie de l’assurance
automobile du Québec (la RAAQ, ancêtre de la SAAQ), donc bien avant que l’on développe des
stratégies de prévention des accidents et que l’on diffuse les premières publicités de sécurité routière.
D’où la question : à quoi sert la publicité en sécurité routière?
2
Pour y répondre, nous avons divisé la recherche en deux parties. La première est consacrée à l’exposé
de la problématique et de la méthodologie suivant laquelle, dans la seconde, nous analysons les
campagnes québécoises. Notre choix d’élaborer une méthode mixte, ancrée aux intersections de la
sociologie et de la communication-marketing, nous a imposé des précautions épistémologiques qui
expliquent l’ampleur de la première partie. Notre intention dans cette première partie est de modéliser la
matrice décisionnelle des promoteurs de la sécurité routière qui privilégient la dissuasion en matière de
prévention des accidents, une école de pensée à laquelle adhèrent les promoteurs québécois comme la
plupart des promoteurs dans le monde. Pour arriver à faire émerger cette matrice décisionnelle, nous
avons croisé les savoirs issus de quatre approches de la question qui nous ont aussi fourni les outils pour
l’analyse des campagnes québécoises. La première est celle des quelques sociologues qui ont étudié
l’évolution de la sécurité routière en tant que problème public, et principalement celle de Joseph Gusfield
qui a développé une méthode d’analyse discursive, dite analyse dramaturgique, que nous utiliserons
dans la deuxième partie pour étudier le discours des promoteurs québécois. La seconde est celle des
promoteurs australiens qui sont les chefs de file de l’approche dissuasive : nous les avons rencontrés et
interrogés, et les informations qu’ils nous ont données, croisées avec les observations de chercheurs qui
ont tenté d’expliciter leurs principes d’action, nous ont permis de modéliser leur approche stratégique ; la
comparaison avec ce modèle nous aidera à interpréter certains choix stratégiques des promoteurs
québécois. La troisième est celle d’un modèle de la hiérarchie des effets publicitaires développé par la
firme Millward & Brown pour évaluer l’efficacité des publicités commerciales et que nous avons adapté au
contexte de la publicité sociale; ce modèle, établi à partir de multiples mesures faites par sondages,
permet de savoir quels effets la publicité est le mieux et le moins à même de produire, et il offre des
indicateurs d’efficacité qui nous serviront de grille de lecture pour les sondages post-campagnes de la
SAAQ. La quatrième est celle de la recherche empirique portant spécifiquement sur l’évaluation de
l’efficacité des publicités en sécurité routière, dont les résultats, outre qu’ils révèlent une propriété
aberrante qui demeurait en attente d’interprétation, décrivent un effet synergique par lequel la publicité,
utilisée en combinaison avec des contrôles routiers, pourrait avoir sur les comportements des
conducteurs délinquants une influence mesurable et significative mais très éphémère et très improbable
compte tenu des conditions et couts de sa production. Les nombreuses intersections des savoirs de ces
quatre approches nous ont permis, à la fin de la première partie, de dresser de la matrice décisionnelle
des promoteurs de la sécurité routière un portrait qui s’est imposé de lui-même, tant les données pointent
toutes dans le même sens. Ce portrait respecte l’intégralité des observations et données probantes des
quatre approches. Il révèle que les promoteurs de la sécurité routière ont tendance à privilégier
l’approche dissuasive, qu’en conséquence ils conceptualisent le processus d’amélioration du bilan routier
principalement comme le résultat d’une multiplication par l’État des interdits, restrictions, contrôles et
3
sanctions, et que, dans ce système de pensée, la principale contribution de la publicité est d’aider à
fabriquer l’indispensable consentement des citoyens à l’intensification continue des contraintes. Ils
puisent principalement à l’arsenal de la contrainte psychologique, sociale, légale et judiciaire. Dans ce
système, la publicité sociale n’est pas une alternative aux mesures de contrainte mais un instrument à
son service.
La seconde partie est consacrée à l’étude des campagnes de sécurité routière au Québec, de 1978 à
2011, à travers l’examen d’un corpus documentaire essentiellement composé des rapports annuels de
gestion de la RAAQ et de la SAAQ, de sondages pré et post-campagnes fournis par la SAAQ, et des
publicités télévisées que nous avons presque toutes retrouvées et dont nous avons reconstitué les
scénarios. La période analysée est longue et la méthode d’analyse est lente car la lecture synoptique des
divers documents produits par la RAAQ puis la SAAQ oblige à soupeser, comparer et interpréter un
grand nombre de faits, de données et de procédés. Cette deuxième partie de notre étude ouvre avec une
mise en perspective de l’évolution du bilan routier québécois, notamment en comparaison avec l’Ontario,
le Canada et les États-Unis. Des variations de ce bilan, il ressort qu’à long terme le bilan routier
s’améliore de manière continue mais nous avons dégagé au cours de l’administration de la RAAQ puis de
la SAAQ cinq phases présentant des différences suffisamment importantes pour justifier que les
gestionnaires modifient sensiblement leur conceptualisation du problème et du rôle de la publicité.
Chacune de ces phases fait l’objet d’un chapitre qui procède toujours en trois temps : examen de la
manière dont les promoteurs ont conceptualisé le problème de la sécurité routière et ses solutions,
examen plus spécifique du rôle de la publicité, puis une synthèse des observations. La matière la plus
riche se trouve dans la manière dont les stratèges et dirigeants de la RAAQ et de la SAAQ réagissent
quand les données dont ils disposent confirment ou infirment significativement la représentation qu’ils se
font du problème et de l’efficacité de leur gestion. L’une des observations les plus étonnantes survient en
début d’analyse; elle révèle que dès l’origine, les dirigeants de la RAAQ concevaient très ouvertement
l’amélioration du bilan routier et le rôle de la publicité dans le sens de notre modélisation, de sorte que la
difficulté a surtout été de comprendre comment et pourquoi la matrice décisionnelle des gestionnaires,
d’abord si explicite, s’est faite progressivement implicite, au point de permettre l’introduction de
conceptualisations divergentes. Celles-ci se révèlent finalement être subsidiaires dans la mesure où elle
s’effacent au profit d’une résurgence plus ou moins explicite de la conception d’origine chaque fois qu’une
importante dégradation du bilan se produit. À la fin cependant, ayant pour notre part relevé nombre de
données contradictoires et échoué à trouver des corrélations significatives d’une relation entre l’usage
des contraintes et le nombre des victimes de la route, la question reste ouverte de savoir si c’est bien
l’action de l’État qui est le déterminant principal de l’amélioration du bilan routier, les gestionnaires n’ayant
eux-mêmes produit spécifiquement aucune étude sur le sujet.
4
Les lecteurs qui sont familiers avec la littérature spécialisée en sécurité routière et en publicité sociale
seront peut-être décontenancés au début par une approche qui s’écarte si résolument des courants de
recherche dominants en la matière. Ils pourraient conclure hâtivement que le recours à la sociologie
plutôt qu’à la psychologie sociale, la préférence donnée au concept d’opinion et d’opinion publique plutôt
qu’à celui d’attitude, l’intérêt que nous portons au discours que les promoteurs tiennent sur le rôle et les
effets de leurs publicités bien plus qu’au discours des publicités elles-mêmes, pour ne donner que ces
exemples, sont les symptômes d’une recherche désorientée ou insuffisamment informée. Ils sont au
contraire le fait de choix réfléchis, qui découlent de la pertinence d’utiliser la sociologie pour étudier
l’évolution d’un problème public et d’une intention d’affirmer la légitimité de la recherche publicitaire à
appliquer son propre paradigme à l’examen de ses usages sociaux tout autant que commerciaux. Nous
sommes conscient qu’une grande partie des praticiens et des chercheurs en marketing social ne
connaissent pas et n’apprécient pas le marketing, discipline envers laquelle ils ont des préventions
irréductibles et qui se désolent même que leur pratique lui soit associée. Nous reconnaissons qu’il existe
une abondante et fort intéressante littérature empirique sur la mesure des effets de la publicité en
sécurité routière qui ne doit rien au marketing, mais nous observons aussi que ces recherches n’ont pas
été faites pour comprendre l’ensemble des effets potentiels de la publicité. Elles sont souvent
commanditées par des promoteurs de la sécurité routière qui poursuivent presque toujours un objectif
pragmatique : trouver le moyen de faire qu’elle puisse influencer les comportements routiers d’une
manière significative, durable et mesurable, trois critères qu’aucune campagne n’a jamais réunies et un
espoir dont le réalisme est sérieusement miné par les données probantes. Ces recherches se
concentrent toutes sur ce que les promoteurs veulent que la publicité fasse, un peu moins sur ce que les
cibles en font, et jamais sur ce qu’elle peut véritablement accomplir. À notre connaissance, non
seulement il n’existe pas de théorie de la publicité sociale en sécurité routière, mais il n’existe pas non
plus de théorie de la publicité sociale qui soit ancrée dans les savoirs publicitaires. La théorisation dans
ce domaine puise surtout à la psychologie sociale, or nous estimons que cette discipline fausse l’analyse
parce qu’elle ne tient pas compte des conditions très particulières de production et de réception des
messages en communication de masse. Cette prise de position situe donc notre étude résolument en
dehors du courant dominant de la recherche sur la publicité sociale en général, et en sécurité routière en
particulier. Mais nous n’en rejetons ni les découvertes ni l’utilité, bien au contraire, car notre étude s’inscrit
dans le courant de la recherche transdisciplinaire.
5
PREMIÈRE PARTIE - MODÉLISATION DE LA
MATRICE DÉCISIONNELLE
6
7
Chapitre 1 Sociologie de l’action publique en sécurité
routière
Borkenstein et al. (1964), Zylman (1974), Gusfield (1979, 2009) et Cefaï (2009) comptent parmi les
auteurs qui ont jeté les bases d’une analyse sociologique de l’action publique contre l’insécurité routière,
considérée comme un processus de construction d’une sous-catégorie de problèmes sociaux : le
problème public. Le problème public est un problème social qui est porté par des acteurs qui ont fait leur
cause de sa résolution, et dont la résolution, selon eux, passe par l’intervention des pouvoirs publics.
L’intervention des pouvoirs publics est le critère déterminant par lequel le problème public se distingue du
problème social. Pour obtenir l’intervention des pouvoirs publics, le promoteur d’une cause sociale doit
rendre ses activités et son discours intelligibles et acceptables dans le cadre de la culture publique. Il lui
faut éviter l’idiome des intérêts particuliers ou corporatistes pour adopter l’idiome de l’intérêt général le
plus conforme aux règles en usage de l’engagement public. Cela lui confère alors la légitimité nécessaire
pour réclamer des pouvoirs publics qu’ils mettent en place ou financent :
[…] des opérations d’expertise, de mesure, d’enquête ou d’expérimentation, qui donnent
une objectivité et une légitimité au problème, et qui permettent d’inventer les outils qui les
maitriseront. Ils passent par des formes de rationalité gouvernementale, administrative,
parlementaire ou judiciaire pour faire entendre leur voix, pour lui donner la force de la loi,
pour la convertir en décision politique et pour peser sur des réseaux d’action publique.
(Cefaï, 2009, p. 234)
Pour Gusfield (2009, p. 3), le problème de la conduite avec facultés affaiblies (CFA) est le résultat d’une
construction des accidents d’automobile comme un problème de société qui gagne un statut public,
s’impose comme quelque chose à propos de quoi quelqu’un doit agir et, parmi la multiplicité des solutions
possibles, une institution s’arroge ou se voit accorder la responsabilité de faire que le problème soit pris
en charge par une agence publique et ses fonctionnaires. Pour révéler la structuration de la CFA en tant
que problème public, il faut décrire « la manière ordonnée dans laquelle des activités, des catégories et
des arguments émergent dans l’arène publique » (Gusfield, 2009, p. 9). Cette construction met en œuvre
une rhétorique qui privilégie la dramatisation du problème, une sélectivité qui gomme toute ambigüité
dans l’attribution des imputations et des responsabilités causales.
L’analyse dramaturgique, par laquelle Gusfield propose de déconstruire le phénomène, se présente
comme le moyen de « comprendre comment un monde de faits est présenté et accrédité par des
auditoires dans l’arène publique » (Gusfield, 2009, p. 30). Hormis Goffman (1956, 1974) en sociologie et
Edelman (1964, 1971) en science politique, peu d’auteurs, dit-il, ont pratiqué ce type d’analyse.
8
Celle-ci ne s’arrête pas au matériau manifeste. Il s’agit d’étudier non seulement ce qui est mis à la vue du
public mais aussi ce qui ne l’est pas, révélant ainsi les aspects oblitérés de la mise en œuvre de l’action
publique : les conflits moraux, les débats contradictoires, les antagonismes, les jeux de pouvoir, les
intérêts masqués. Ce qui intéresse l’analyse dramaturgique, ce n’est pas la réalité ou l’irréalité du
problème mais comment la construction du problème sert de fondement à l’autorité, et notamment
comment cette construction arrive à interdire toute prise de conscience des conceptions alternatives des
processus en cause et des évènements. L’analyse dramaturgique d’un problème social est donc un mode
de cadrage qui s’intéresse à la manière dont s’organisent des moyens pour arriver à une fin (la résolution
du problème). Ce type d’analyse met l’accent sur trois dimensions de la mise en récit par une institution
publique de son action pour gérer un problème social : la fictionnalisation, la mise en scène et l’intensité
dramatique.
1- Fictionnalisation
Gusfield a documenté comment le corpus de connaissances sur l’alcool au volant, même s’il était
incertain, imprécis et incohérent à ses débuts, s’est immédiatement présenté comme un système public
de connaissances certaines, définitives et fiables qui a fourni la crédibilité et le caractère dramatique à
« la représentation théâtrale du buveur-conducteur comme personne mauvaise et condamnable »
(Gusfield, 2009, p. 57). C’est ainsi qu’il a pu identifier la fiction de l’isométrie, une inférence par laquelle
on projette les données de laboratoire sur la conduite avec facultés affaiblies par l’alcool sur les sites dits
naturels sans s’interroger sur la possibilité que les conditions en laboratoire ne reflètent pas bien les
résultats en situation de conduite réelle. Gusfield avait relevé le fait que le policier qui interceptait un
conducteur pour ivresse au volant documentait le taux d’alcoolémie mais rarement les performances du
conducteur au moment où il avait été intercepté pour être contrôlé. La majorité des contrôles en la
matière étaient faits par des barrages routiers, qualifiés populairement de « partie de pêche ».
Gusfield a aussi traqué dans les rapports publics ces raccourcis par lesquels on écrit que l’alcool au
volant « conduit à » ou « est responsable de » milliers de morts par année, alors que les études sont
beaucoup plus prudentes et parlent de l’alcool comme du facteur contributif le plus important ou du trait
caractéristique de nombreux accidents mortels. Il cite à cet égard l’étude de Zylman (1974a) sur la
manière dont les chercheurs et promoteurs de la sécurité routière attribuent à l’alcool la causalité d’une
grande partie des accidents. Zylman a relevé les procédés d’une rhétorique persuasive fondée sur des
usages lexicologiques flous et des inconsistances méthodologiques, qui fausse la représentation correcte
des données et induit en erreur. Il concluait que le nombre de décès attribuables à l’alcool tend à être
sémantiquement exagéré pour renforcer les conclusions sur la nature causale de l’alcool.
9
Des observations de Gusfield, il s’ensuit que le caractère fictionnel d’un discours sur un problème social
se signalerait par des écarts entre les faits et le discours sur ces faits. De tels écarts sont observables
notamment quand des résultats d’enquête subissent une torsion dans leur présentation en tant que faits
établis, ce que Zylman appelle alors « faits inadéquats » comme lorsqu’il démonte le processus par lequel
le nombre de conducteurs-buveurs responsables d’accidents mortels a été gonflé et présenté comme un
fait établi (voir Zylman, 1974, cité par Gusfield, 2009, p. 88). Zylman donne (1974b, p. 165-166) deux
exemples probants de faits inadéquats, de résultats d’enquêtes surestimés qui sont présentés comme
des certitudes, et utilisés par des promoteurs de la sécurité routière pour persuader leur auditoire. Il cite
d’abord le cas du directeur de l’Agence nationale américaine pour la sécurité routière qui, pour défendre
devant le Congrès américain les budgets énormes engagés dans la lutte contre l’alcool au volant, émet
cette position officielle selon laquelle l’alcool serait impliqué dans 50% de l’ensemble des accidents de la
route, s’appuyant sur plusieurs études qui, disait-il, attestaient et établissait ce fait d’une manière
indiscutable. Zylman cite ensuite le cas d’une brochure de la même Agence, laquelle allait plus loin que
son directeur et, pour justifier les contremesures prises pour réduire le phénomène de l’alcool au volant,
présentait comme argument d’autorité un rapport de 1968 qui aurait établi que les conducteurs-buveurs
étaient impliqués dans plus de la moitié des accidents de la route, mortels et non-mortels. Remontant aux
études citées, Zylman observe qu’elles parlaient de « près de la moitié » et non pas de « la moitié » ou
« plus de la moitié ». Ainsi, au fil des publications et des présentations, les nombres ont-ils été agrégés,
tronqués et arrondis. Cette inflation statistique peut difficilement être mise au compte de la vulgarisation
scientifique, familière du problème des approximations inconséquentes et nécessaires, quand l’on sait
que ce glissement sémantique en soutient un autre, sur le plan moral : le glissement de la figure du
conducteur-buveur à celle de l’ivrogne au volant. Cela fait partie de conventions rhétoriques qui, comme
l’extrapolation douteuse à partir de faibles échantillons et la présentation d’informations décontextualisées
de leur protocole d’enquête (Cefaï, 2009, p. 304), contribuent à produire des statistiques persuasives :
« le nombre est persuasif en ce qu’il n’est pas entaché par les illusions de l’expérience personnelle ou
contextuelle, mais est supposé témoigner de phénomènes existant en soi » (Cefaï, 2009, p. 303,
s’appuyant sur Perelman, 1963). L’utilisation de mots compris différemment par les chercheurs et le
public, la généralisation à l’ensemble du problème des accidents d’une découverte à propos d’un seul
segment spécifique et particulier du problème sont quelques-unes des torsions les plus courantes.
Dans la présente étude, nous estimerons qu’il y a une dimension fictive si et quand on pourra relever une
différence significative entre un fait et le discours sur ce fait. L’importance qu’il faudra accorder à la
dimension fictive variera évidemment au cas par cas, en fonction :
1- des écarts observés;
10
2- de l’impact de ces fictions sur la solidité de l’ensemble de la construction du problème;
3- de l’impact de ces fictions sur l’efficacité de l’action publique à résoudre le problème.
Contrairement à Gusfield, toutefois, nous ne privilégierons pas l’examen des dimensions fictives de la
représentation du conducteur fautif. S’intéresser à ce seul aspect du problème est une manière de
programmer la conclusion à l’effet que la lutte contre l’insécurité routière n’a pas de légitimité. C’est ainsi
que Gusfield, en ne tenant compte que des torsions de faits opérés par les promoteurs de la sécurité
routière, a pu conclure que les campagnes contre l’alcool au volant étaient fondamentalement une
résurgence du conflit de valeurs à l’origine des campagnes de prohibition de la première moitié du XXe
siècle. Gusfield a négligé les fondements juridiques par lesquels la sphère publique peut légitimement
ordonner et gouverner la sphère privée : le grave dommage qu’un comportement privé peut causer à
autrui. Cette négligence affaiblit considérablement la portée de son analyse. Elle n’est pas la seule : il
commente parfois un détail de l’évolution du bilan routier pour discréditer une affirmation des promoteurs
de la sécurité routière, mais il ne donne nulle part un tableau de cette évolution et il ne laisse aucune
place aux faits qui plaideraient en faveur de l’efficacité de l’action publique. La grande affaire de Gusfield
était de montrer que l’analyse de la promulgation et de l’application des lois ne devait pas se réduire aux
visées d’utilité et d’efficacité de leurs opérateurs, à un schéma de type moyens-fins (Cefaï, 2009, p. 284
et 297). C’est la raison pour laquelle il ne s’est pas intéressé à la manière dont les campagnes ont été
faites mais à la manière dont on a présenté le problème public. Sans prendre en considération ni ses
fondements juridiques ni les faits qui peuvent la justifier, et qui témoignent de sa nature pragmatique,
l’action publique peut trop facilement passer pour n’être qu’un instrument au service exclusif d’une
culture, d’un pouvoir ou d’une idéologie, fût-ce au détriment du bien public. Soumis à un examen
autoréflexif en somme, l’étude de Gusfield pourrait être elle aussi déconstruite dans le sens d’un
arrangement sélectif des faits organisé pour rendre crédible son récit de l’action publique, sa version de la
réalité, qui ne serait qu’une fiction parmi d’autres. Ces critiques, Gusfield les mentionne sans même les
discuter sur le fond (Gusfield, 2009, p. 212), et il se contente de plaider un peu légèrement, et peut-être
par provocation, que la posture « ironique » et « olympienne » (détachée) confère au travail sociologique
une valeur objective supérieure à celle de la posture utopique (et engagée). Sans doute l’adoption d’une
optique extrême permet-elle de découvrir ce qu’on n’aurait pu voir autrement, mais rien n’oblige le
sociologue à confiner le registre de ses enquêtes à un choix aussi manichéen, ni à considérer l’analyse
dramaturgique comme une alternative plutôt que comme un complément aux autres formes d’analyse de
l’action publique.
Pour éviter le biais constructiviste évident de la méthode (et le relativisme cynique que cela induit), il
importe de ne pas examiner que les seules failles dans la construction du problème de l’insécurité
routière, comme le faisait Gusfield, mais également les cas où elle repose sur une lecture correcte des
11
faits. Dans notre étude en l’occurrence, il nous faudra non seulement évaluer la validité et l’impartialité du
corpus de faits sur lequel la SAAQ fonde sa construction du problème public, mais prendre en compte
l’évolution du bilan routier, laquelle est le meilleur indicateur dont nous disposons pour évaluer l’efficacité
des actions en promotion de la sécurité routière. La construction de ce bilan peut certes être entachée de
biais méthodologiques, et Gusfield a lui-même documenté à son époque plusieurs failles dans le calcul
des accidents et leur attribution causale, mais la courbe des accidents a connu au cours des trente
dernières années une diminution trop considérable pour en attribuer l’essentiel à des biais dans la
méthode de compilation, ou alors il faudrait que la preuve de cette hypothèse soit beaucoup plus étoffée.
La réduction du nombre de victimes au Québec est observée dans tous les pays industrialisés qui puisent
aux mêmes stratégies d’intervention. Ces dernières font constamment l’objet de diverses contestations
plus ou moins vigoureuses, et si la réalité des variations du bilan routier est parfois contestée dans le
détail, la réalité de son amélioration globale, elle, n’a jamais été sérieusement contestée alors qu’il
suffisait d’en exposer l’irréalité pour que toute la légitimité de l’action publique en sécurité routière
s’écroule aussitôt. La question qui occupe la communauté des chercheurs n’est alors pas tant de savoir si
cette action publique est capable de réduire le bilan routier que de savoir comment cet effet se produit,
question à laquelle cette étude se propose d’ajouter un volet, consistant à examiner, à travers la publicité
routière, comment ces effets sont interprétés et exposés au grand public, et quel rôle ce travail
d’exposition tient dans la mécanique d’amélioration du bilan.
2- Mise en scène
Au théâtre, la scénographie est une lecture et une prise de parti, une représentation d’un texte donné qui
permet d’éliminer ou de multiplier les conditions aléatoires de la réception du message (selon que l’on
veut favoriser ou réduire la multiplicité des points de vue) pour une perception optimale du spectacle, à
travers la mise en forme qui fait sentir ce texte et qui oriente l’attitude du récepteur vis à vis de ce qui
survient et qui l’implique. En sociologie de la culture publique, la publicité sociale de la SAAQ peut être
envisagée comme l’un des modes de la représentation dramatique du problème public. Le problème
public se présente sur fond de drame moral. Il est fait pour être pensé en termes de moralité, qui est le
mode principal de la délibération publique. Il revient à la mise en scène des arguments du drame et de
son récit de susciter les sentiments moraux qui emportent l’adhésion la plus totale du public à sa
représentation.
L’action publique, quand elle est présentée au public, est mise en scène par ses auteurs comme une
performance. Ils peuvent choisir de privilégier le « théâtre de vérité » ou celui de la performance
dramatique. Le registre dramatique a une plus grande capacité de « faire croire » ; dans la mise en scène
12
de l’action publique, l’usage des circonlocutions, des silences et des malentendus permet de supprimer
les incertitudes et les ambigüités, et de comprimer les complexités qui sont le pain quotidien de la réalité
de la recherche et du débat scientifiques : « Le résultat en est une présentation de l’expérience beaucoup
plus concentrée et beaucoup moins ambivalente » (Gusfield, 2009, p. 87). Mise en scène pour favoriser
l’adhésion du public à l’action qu’on lui propose, la connaissance est donc « dramatisée » de la manière
la plus linéaire possible : la cause indiscutable est établie, les multiples conséquences tragiques qui sont
révélées commandent l’urgence de réagir, la solution proposée est donnée comme évidente, ce qui
conduit au point climaxique de tout drame, qui est l’heure du choix. Ce choix, ainsi présenté, est le moins
cornélien possible; l’insoutenable tension ne procède pas de ce que le public réalise la difficulté de choisir
entre des solutions également dommageables mais, au contraire, de ce que la société n’a pas encore
réagi, alors qu’il existe une solution avantageuse, et de ce qu’elle ne pourrait ne pas réagir, contre toute
évidence et contre toute nécessité.
Selon les observations de Zylman, de telles actions de torsion des faits sont une gymnastique
sémantique régulièrement pratiquée par les promoteurs de la sécurité routière (agents de relations
publiques, administrateurs, bénévoles, chercheurs et fonctionnaires responsables de programmes
d’action). Ce travail des faits, qui est ensuite repris et amplifié par les médias, n’est pas innocent car il se
produit dans le contexte argumentatif de la persuasion dont il emprunte le style d’exposition : « des
tentatives de persuader les autres de soutenir un programme, d’approuver une loi et de se contenir de
boire en conduisant » (Gusfield, 2009, p. 89). La factualisation spectaculaire captive l’attention de
l’auditoire et ordonne le monde en fonction d’une causalité simple, ce qui permet de réduire un
phénomène complexe à un phénomène univoque, comme la réduction et l’élimination des lignes
narratives (intrigues) dans un roman permet à son auteur, en ne retenant que le plus spectaculaire, de
maintenir la régularité de la ligne narrative et de produire un récit d’évènements bien plus captivant et
facile à appréhender. Cette factualisation atteste d’autant mieux le caractère sérieux et même alarmant
du problème dénoncé qu’elle est produite par des figures d’autorité. Enfin, en dissimulant la part de fiction
derrière l’agrégation des faits qui la sous-tend, cette factualisation favorise la mise en sommeil chez
l’auditoire de la distanciation critique. Ce dernier effet est surtout utile aux promoteurs d’une cause quand
le débat public se fait sur un mode adversatif, c’est-à-dire quand l’auditoire à persuader est hostile à la
conversion comportementale et à son contrôle répressif :
L’argument contre l’alcool au volant ne peut pas utiliser le langage et recréer l’atmosphère
du séminaire. Face à un auditoire hostile, dont les conduites doivent être contrôlées,
l’argument doit présenter un état des choses qui soit au-delà de la dispute. Reconnaitre en
public que les « faits » ne sont pas clairs, que des choix sont nécessaires pour les
transformer en certitudes, revient à consolider la cible que l’on s’efforce de renverser. On
ne doit pas regarder de trop près l’arbitre au moment où l’on s’apprête à cogner
13
l’adversaire. L’approche publique de l’alcool au volant n’est pas un rapport de recherche :
elle est un appel à l’action. Même les rapports de recherche, comme je l’ai dit, ne restent
pas à l’écart des arènes de l’action dans lesquelles ils deviendront peut-être des acteurs de
premier plan. De telles considérations, cependant, déplacent les sources de l’autorité et de
la conviction, de la méthode scientifique vers l’intérêt moral ou politique, ou moral et
politique. (Gusfield, 2009, p. 90)
En fin de compte, concluaient déjà Borkenstein et al. (1964), la principale finalité des études en sécurité
routière est de développer des méthodes de contrôle. La présentation au public de résultats scientifiques
censés restituer une connaissance certaine de faits indiscutables a donc un statut rhétorique (Gusfield,
2009, p. 89).
C’est par l’examen du travail de factualisation, c’est-à-dire de l’exposition de faits dits objectifs, que l’on
peut déterminer si la mise en scène répond à une stratégie de dramatisation. La factualisation qualifie le
choix du dispositif d’administration de la preuve par lequel les promoteurs d’une cause sélectionnent,
parmi une abondance de faits, ceux qui constitueront leur monde de référence. Quand elle utilise les
dispositifs statistiques et expérimentalistes, par exemple, la factualisation adopte un mode de preuve qui
est la marque du discours scientifique et qui est haut placé « dans l’échelle des méthodes persuasives de
l’ingénierie sociale et de la politique publique » (Cefaï, 2009, p. 248). Gusfield a mis en lumière comment
le travail de factualisation dans la lutte contre la CFA inclut des artifices d’écriture et des tactiques de
formulation d’hypothèses et de présentation des données qui gomment les interprétations conflictuelles
pour créer l’illusion de la certitude et de l’unanimité. Les connaissances particulières sont « interprétées,
moulées et coulées en résultats définitifs et généralisés de la connaissance scientifique » (Gusfield, 2009,
p. 209). L’ambigüité est convertie en certitude et toute l’attention du public est concentrée sur le
conducteur d’abord comme cause principale et non équivoque des accidents, bientôt comme la cause et
donc le problème (Gusfield, 2009, p. 210), glissant de la science à la posture morale pour justifier,
susciter et encourager une attitude réprobatrice de l’ensemble de la société contre lui. Quand l’accident
finit par être conceptualisé comme le résultat d’une turpitude morale, on peut en effet soupçonner qu’il n’y
a pas qu’un travail scientifique de justification qui a été fait; il y a eu un travail rhétorique. Les promoteurs
de la sécurité routière, par exemple, ont forgé l’expression « violence routière » (voir Cefaï, 2009, p. 316)
pour qualifier la cause des accidents. C’est ainsi que des catégories sont créées pour donner un sens
culturel à certaines situations. Une fois qu’elles sont passées dans le sens commun, ces interprétations
vont de soi et ne sont plus questionnées. Les promoteurs de la sécurité routière ont produit dans l’esprit
de cette rhétorique tout un florilège d’expressions qui sont passées dans le langage courant pour orienter
la culture publique du problème : l’alcool au volant, c’est criminel; la vitesse tue; conduire est un privilège,
pas un droit; les fous du volant; les criminels de la route; et ainsi de suite.
14
3- Intensité dramatique
Engagé dans une activité de persuasion, le promoteur d’une cause sociale tend à être dominé par le
souci de convaincre efficacement et, par là, à sacrifier à l’inflation verbale pour mieux frapper l’imaginaire.
Même s’il fonde son discours public sur le régime de la véridiction scientifique, il ne se situe pas sur le
terrain de l’activité scientifique mais sur celui de l’activisme qui lamine l’expression des doutes et favorise
la tonalité de la plus forte intensité dramatique. Parmi les manières alternatives de poser publiquement un
problème, certaines ont un potentiel d’intensité dramatique supérieur qui sert mieux la persuasion que la
réflexion à froid. Cette sélectivité dramatique dans l’arrangement narratif du problème public s’exerce
particulièrement dans le passage des constats statistiques à l’explication causale (voir Cefaï, 2009, p.
316). On peut, par exemple, présenter le nombre de morts et de blessés graves sur une très longue
période et comparer le nombre de décès à un génocide. On peut présenter toute augmentation du
nombre annuel moyen de victimes en tant que « seuil psychologique » qui viendrait d’être franchi. On
peut associer les accidents à une forme de violence routière perpétrée par des délinquants routiers. On
peut permuter les comparaisons avec différents États et faire varier les périodes de référence selon que
l’on veuille crier victoire ou sonner l’alarme. Les techniques d’intensification dramatique sont nombreuses.
Plus l’appui de l’opinion publique est nécessaire pour légitimer l’action publique, plus la tonalité du
discours public sera intense, c’est-à-dire susceptible de provoquer le plus grand intérêt et la plus grande
excitation (Gusfield, 2009, p. 87). L’arène publique est un lieu de débats d’idées qui connait sa part de
conflits, de disputes et de controverses. Elle peut vouloir être, comme l’arène académique, un lieu
d’échange d’arguments, elle peut être, comme l’arène politique, le lieu de la promotion d’intérêts
particuliers, mais elle est surtout le lieu du drame public, là où se met en scène le conflit entre le bien et le
mal et où se redéfinissent les solidarités et les exclusions sociales. Le drame public s’y présente comme
un conflit d’ordre normatif qui, par définition, ne supporte pas la pluralité des perspectives. Le drame
public exige donc de son public qu’il choisisse son camp. Les ressorts de l’action du drame public sont,
selon Cefaï (2009, p. 278) : l’identification d’un mal social causé par un transgresseur de l’ordre public,
l’accentuation du caractère immoral de ce dernier qui favorise sa stigmatisation comme fautif, la
réaffirmation de la bonne voie, la condamnation morale et légale du fautif, et la requête contre lui de
punitions impitoyables comme conditions posées à la réconciliation et à la restauration de l’ordre public.
C’est ainsi que le problème public est dramatisé.
Pour pouvoir disserter de l’utilité et de l’efficacité d’une publicité, il est indispensable de connaitre ou, à
tout le moins, de pouvoir déduire le plan d’ensemble de la campagne d’intervention à laquelle elle
participe. Une campagne de publicité de la SAAQ ne vient jamais seule; elle fait partie d’une campagne
15
plus vaste qui fait travailler en synergie plusieurs techniques d’intervention au service de l’atteinte d’un
objectif marketing plus vaste. La connaissance de ce cadre d’intervention est préalable à toute analyse
publicitaire. Dans le cas des campagnes de la SAAQ, ce cadre est celui du marketing social. L’analyse
marketing offre le moyen d’analyser ces campagnes à travers les quatre fonctions classiques du
marketing (les 4 P) adaptées au marketing social : le travail de construction du problème (le P produit), la
détermination du prix à payer pour se conformer ou non aux solutions (le P prix), la distribution de la
cause à travers les différents moyens du contrôle routier (le P place) et la promotion de la cause à travers
les différents moyens de communication comme la publicité, les relations publiques ou les programmes
d’éducation pour n’en nommer que quelques-unes (le P promotion). Mais le marketing est une discipline
qui ne s’intéresse qu’aux moyens d’atteindre le plus efficacement les objectifs d’un client, il ne remet ces
objectifs en question que s’ils sont irréalistes. Quand le marketing prône la distanciation critique, ce n’est
jamais que pour améliorer ses techniques d’intervention. Le marketing social peut s’apparenter à une
technique de combat social, qui utilise toutes les techniques disponibles pour interroger et influencer les
décisions de ceux qu’il faut convertir à une cause, mais qui pratique peu l’autoréflexivité ou la remise en
question de la finalité de la cause qu’elle sert. La sociologie de l’action publique est cette approche méta
analytique qui nous permettra de réinterpréter l’ensemble des actions de la SAAQ sur les 4 P dans un
cadre critique, de prendre de la hauteur par rapport aux seules questions d’efficacité et d’interroger, à
travers les stratégies d’influence sociale, la finalité des campagnes.
Cela étant posé, il nous faut maintenant examiner comment nous pouvons analyser les campagnes
publicitaires elles-mêmes. Nous avons vu ce que la sociologie de l’action publique, notamment à travers
l’analyse dramaturgique, a pu dire sur les stratégies discursives des campagnes contre l’alcool au volant.
Cette sociologie ne s’est toutefois pas spécifiquement prononcée ni sur la publicité (en tant que l’une des
sources du discours de persuasion) ni sur les campagnes contre la vitesse au volant. En outre, les
travaux de Gusfield sur les campagnes contre l’alcool au volant datent de plusieurs décennies et nous ne
pouvons présumer que les promoteurs de la sécurité routière ne se sont pas ajustés à ses critiques.
Avant de procéder à notre analyse des campagnes de la SAAQ, il convient de faire le point sur l’état
actuel des connaissances sur les mécanismes de l’influence publicitaire en sécurité routière et de leur
efficacité.
Dans les prochains chapitres, nous allons nous intéresser aux savoirs des professionnels engagés pour
concevoir et évaluer les campagnes de sécurité routière. Nous commencerons ce tour d’horizon au
chapitre deux par une modélisation de l’approche publicitaire de l’agence Grey Advertising, dans l’État de
Victoria en Australie, qui conçoit les campagnes de sécurité routière pour le Transport Accident
Commission (TAC) depuis 1990. L’approche préventive de la SAAQ étant elle aussi basée sur la
16
dissuasion, une modélisation de l’approche du TAC a l’avantage de fournir à l’analyse un point de
comparaison (benchmark). Les campagnes publicitaires du TAC ont un statut archétypal dans le genre :
maintes fois primées, de plus en plus imitées, elles ont la réputation d’avoir contribué à la plus
extraordinaire réduction de bilan routier en Occident. L’approche du TAC se démarque également par
l’avant-gardisme de ses méthodes de dissuasion, par l’ampleur de son arsenal de mesures de répression
et de contrôle, et parce qu’elle a réussi à faire accepter l’approche la plus répressive qui soit à une
population qui, à tort ou à raison, a la réputation d’être réfractaire à l’autorité. L’état d’avancement de la
recherche sur l’efficacité de la publicité routière doit en outre beaucoup au TAC et aux empiristes qui ont
évalué leurs campagnes publicitaires. Pour toutes ces raisons, nous avons jugé qu’il était utile de
chercher à connaitre le point de vue des publicitaires qui les ont conçues et réalisées sans discontinuer et
suivant la même philosophie depuis maintenant vingt ans. Pour effectuer une modélisation, nous avons
principalement puisé dans les notes d’entrevues que nous avons eues à Wellington (Nouvelle-Zélande) et
Melbourne (Australie) en 1998 avec les publicitaires du TAC et de Grey, et complété nos informations
dans un nombre restreint d’études ayant fourni un aperçu de leur approche publicitaire.
Notre enquête se poursuivra au chapitre trois par l’examen des savoirs sur lesquels les publicitaires
professionnels et les instituts de sondage se fondent pour penser l’efficacité de la publicité. Le point de
vue des publicitaires est habituellement négligé par les institutions et les chercheurs impliqués dans la
promotion et la mesure d’efficacité de la publicité routière. Parce que nous voulons savoir si et dans
quelle mesure les savoirs des professionnels recoupent ceux des empiristes, nous poursuivrons notre
enquête par une revue de littérature sur l’évaluation des campagnes publicitaires contre l’alcool et la
vitesse au volant, recherches qui ont été menées précisément pour évaluer si et comment la publicité
peut contribuer à modifier les comportements à risque des conducteurs et, par là, à réduire le bilan
routier. Cette littérature, de nature empirique, est le fait de chercheurs universitaires et d’instituts de
recherche habituellement subventionnés par les institutions engagées dans la promotion de la sécurité
routière et qui leur donnaient accès à leurs banques de données. Il s’agit de savoir ce que la recherche
spécialisée dit de la capacité de la publicité à influencer les comportements routiers.
La première partie de notre enquête se terminera au chapitre quatre par une synthèse des observations
qui, en puisant à l’intersection théorique de la sociologie de l’action publique, du marketing social et de la
publicité, tentera de rendre explicite la matrice implicite des décisions stratégiques en matière de publicité
dans le modèle du TAC. Nous exposerons la stratégie d’intervention privilégiée par le modèle, et nous
examinerons comment la publicité est appelée à y contribuer et quelle est sa contribution effective. Ce
faisant, nous élaborerons à la suite de Baudrillard une théorie des fonctions manifestes et des fonctions
17
latentes de la publicité sociale qui sera la grille de lecture par laquelle nous nous livrerons, dans la
seconde partie, à l’analyse documentaire des campagnes publicitaires de la SAAQ.
18
19
Chapitre 2 Modélisation des campagnes publicitaires
du TAC
La modélisation des campagnes publicitaires du TAC que nous proposons ici repose en partie sur une
synthèse des informations à leur sujet, distillées dans les communications et échanges de la Road Safety
Conference de Wellington (Nouvelle-Zélande) à laquelle nous avons assisté en novembre 1998 en
compagnie de la délégation de la SAAQ, et en partie sur la synthèse d’une rencontre que nous avons
eue, aux bureaux de Grey Advertising à Melbourne en décembre 1998, avec les principaux responsables
de ces campagnes : Prue Lovell, responsable des communications (TAC); Debbie Kendall, directrice de
groupe (Grey), Nigel Dawson, directeur de la création (Grey) et le directeur des relations publiques pour
les campagnes du TAC(Grey). Il s’agit d’une rencontre dirigée avec une grille d’entrevue faite de
questions ouvertes destinées à connaitre les dessous de l’approche publicitaire des campagnes du TAC
à toutes les étapes du processus de leur planification : choix des objectifs, cibles et stratégies
publicitaires, conception, réalisation, production et diffusion des messages, évaluation des résultats.
La participation de la représentante du TAC à cette rencontre de publicitaires témoigne de la relation de
travail très étroite qui lie Grey au TAC et qui, selon Prue Lovell, est un élément essentiel de l’approche du
TAC. Loin d’être de simples exécutants, les publicitaires du bureau de Grey à Melbourne participent
activement et depuis toujours à l’élaboration de toutes les stratégies de communication du TAC.
Les informations qui ont servi à la modélisation ayant été collectées en 1998, le modèle est surtout
représentatif des connaissances et de la situation telles que se les figuraient les publicitaires de l’époque.
L’approche du TAC a évolué depuis ce temps mais les publicitaires avaient déjà, en 1998, établi les
paramètres de l’évolution de leur approche pour les années 2000, et même déjà modifié leurs campagnes
de manière à ne plus systématiquement montrer des accidents. En le confrontant au style et au nombre
de publicités produites par le TAC depuis 1998, le modèle nous apparait encore valable à ce jour.
Le changement de cap mérite qu’on s’y arrête. Il se manifeste dès la fin de 1996 par une campagne
publicitaire en trois volets contre l’alcool au volant, une série de trois messages télévisés diffusés pendant
la période des Fêtes de Noël et qui mettaient essentiellement l’accent sur l’impact psychologique d’un
accident sur les proches de la victime. Selon les publicitaires de Grey et du TAC, c’est le premier ministre
de l’État de Victoria qui aurait imposé ce changement de style, une décision manifestement vécue à
l’interne comme un « lâchage » politique motivé par des raisons électoralistes. Ils ont précisé que les
images très crues de leurs campagnes avaient toujours soulevé l’indignation d’une part importante de la
population mais que les politiciens avaient toujours soutenu leur approche. Ils étaient toutefois confiants
20
de réussir à choquer et émouvoir tout autant avec des approches plus sentimentales, et de pouvoir
produire encore des publicités exposant la population à des scènes d’accident hyper réalistes et très
crues.
L’explication du délitement de l’appui politique par des motivations électoralistes est, en relations
publiques, révélateur d’une pratique de la gestion d’enjeux déficiente parce qu’elle n’a pas permis de
prévenir ou de désamorcer la crise. L’explication électoraliste parait un peu courte, sinon complaisante.
Le plafonnement et la régression du bilan routier observés entre 1993 et 1998 (Li et Routley, 1998)
offrent un facteur explicatif plus cohérent et plus satisfaisant. Il est évident qu’il faut pouvoir s’appuyer sur
des détériorations significatives du bilan routier pour justifier une approche de publicité choc qui, parce
qu’elle expose systématiquement le public à des scènes d’accident particulièrement violentes et hyper
réalistes, suscite à chaque fois l’indignation horrifiée d’une frange importante de l’auditoire. L’étonnement
des publicitaires de Grey et du TAC et leur interprétation électoraliste de la décision politique renforcent
l’explication alternative à l’effet qu’après les succès initiaux de 1989 à 1993, l’efficacité de leurs
campagnes s’est si solidement ancrée dans la mythologie de la sécurité routière que le travail de l’opinion
publique et que l’entretien des appuis politiques pourraient avoir été négligés. Leur silence sur le
plafonnement et la régression du bilan routier entre 1993 et 1998 semble indiquer qu’ils ne sont pas que
les promoteurs de la sécurité routière mais aussi les promoteurs de leur propre réputation d’efficacité.
Agenda setting et formatage de la couverture journalistique
Au milieu des années 1980, rapporte Prue Lovell, l’Australie avait l’un des pires bilans routiers au monde,
l’ensemble des partis politiques de l’État de Victoria, inquiets pour la sécurité et la réputation de leur
population, s’entendit en commission parlementaire pour faire de la lutte à l’insécurité routière une priorité
de l’État. Cette unanimité des parlementaires est considérée comme un facteur essentiel pour favoriser la
vente auprès de la population de tout projet législatif impliquant plus de contrôle et de répression. C’est
dans ce contexte que le TAC fut créé en 1986 en tant que société publique d’assurance contre les
accidents de la route, et c’est en 1989 qu’il s’est vu confier le mandat d’améliorer la sécurité routière. En
partenariat avec les services de police de l’État (Victoria Police) et le Ministère des transports (VicRoads),
le TAC mit sur pied une stratégie d’intervention basée sur une combinaison de dissuasion (renforcement
des lois et des dispositifs de contrôle routier) et de publicité choc administrées à un niveau d’intensité
jamais égalé dans le monde. Il s’agissait de frapper fort, et de s’attaquer d’abord aux deux principaux
facteurs accidentogènes : l’alcool et la vitesse au volant.
21
L’attitude de la population à cet égard n’était pas au diapason de celle des politiciens, la majorité des
citoyens n’acceptant pas spontanément l’idée que la conduite automobile soit une affaire publique plutôt
que privée. La conduite en état d’ivresse (et même conduire tout en buvant) et les excès de vitesse
étaient monnaie courante et ne suscitait pas plus de scandale en Australie dans les années 1980 qu’au
Québec à peu près à la même époque, c’est-à-dire très peu. Un accident de la route était une fatalité,
une malchance, bien avant d’être le résultat d’une conduite irresponsable. Dans ce contexte, on ne
pouvait espérer d’emblée que le renforcement des lois et des dispositifs de répression serait très bien
accueilli par la population. Pour vendre cette cause sociale à la population, il fallait impérativement
modifier les attitudes et, d’abord, l’opinion publique qui est l’indicateur par lequel les politiciens jugent
habituellement et ultimement de la pertinence d’agir ou non.
À ce sujet, Debbie Kendall précise que l’introduction des nouvelles mesures de dissuasion et de publicité
choc en 1989 a été précédée d’une campagne de relations publiques commencée en 1988 et destinée à
créer une opinion publique favorable aux approches très musclées qui avaient été décidées. Le directeur
des relations publiques de Grey qui a participé à la rencontre de 1998 ne travaillait pas pour l’agence à
cette époque plus ancienne mais il rapporte ainsi ce qu’il en a su. Les relationnistes ont misé sur les
médias d’information pour amorcer le changement d’attitude de la population envers la sécurité routière.
Leur défi fut d’intéresser les médias aux accidents de la route qui, dans le meilleur des cas et malgré qu’il
y en ait des spectaculaires chaque jour, étaient confinés à la rubrique des faits divers. Le faible potentiel
médiatique de ce genre de nouvelles tenait à la pauvreté des informations divulguées (rarement par
ailleurs) par les services de police, notamment celles susceptibles de mettre en valeur les dimensions
humaines et émotives que les médias privilégient dans le traitement des nouvelles. C’est la technique dite
du human interest qui favorise l’identification du public avec les protagonistes de la nouvelle. Il s’agit
d’une rupture dans le style de communication des services de police, traditionnellement avares de
commentaires et enclins à conserver toutes les informations pour eux jusqu’à la fin de l’enquête (moment
où l’accident n’intéressera plus les médias parce qu’il aura perdu sa valeur d’actualité). Pour résoudre ce
problème, deux enquêteurs à la retraite, spécialistes de l’interprétation des scènes d’accident, ont été
engagés pour couvrir le territoire de l’État. Leur mission consistait à fournir au TAC (puis bientôt
directement aux médias) des informations susceptibles d’accroitre la valeur médiatique des accidents en
révélant très rapidement les détails qui permettaient leur dramatisation médiatique. En outre, à chaque
fois qu’il se produisait un accident mortel particulièrement dramatique, le TAC tenait une conférence de
presse pour commenter l’évènement et ses suites. C’est ainsi, selon le responsable des relations
publiques de Grey Advertising, qu’a été instituée sciemment et systématiquement la pratique médiatique
de la couverture des accidents graves en quatre temps, soit en quatre jours non consécutifs.
22
1- Jour 1 : Annonce de l’accident avec informations sur les victimes et les causes probables
On fournit les circonstances de l’accident selon les principales variables qui permettent
d’en reconstituer le scénario le plus probable :
- l’heure et le lieu exact, incluant la description de son environnement (zone
résidentielle, boulevard, autoroute ou route rurale, par exemple);
- le nombre de véhicules et de piétons impliqués, selon le cas;
- le scénario de l’accident selon les déclarations préliminaires des conducteurs
impliqués et des témoins (mettant habituellement en cause une faute de la part de
l’un des conducteurs, comme l’omission d’un arrêt obligatoire);
- les premières constats de l’enquêteur spécialiste de l’interprétation des scènes
d’accident : identification du véhicule responsable de l’impact, angle d’impact, vitesse
relative probable des véhicules en relation avec la limite de vitesse de l’endroit,
présence ou absence de traces de freinage et d’alcool, et ainsi de suite;
- âge et sexe des victimes dans chacun des véhicules impliqués, état des victimes au
moment de la prise en charge par les ambulances;
- tout autre commentaire pertinent.
2- Jour 2 : Bilan officiel des victimes
Dévoilement des informations nominatives. On se concentre non pas sur le responsable
présumé de l’accident, s’il a survécu, mais sur ses victimes. On révèle le nom et le nombre
de personnes décédées, leur état civil, l’état de santé des personnes gravement blessées
et les pronostics des médecins.
3- Jour 3 : Couverture des funérailles
On se concentre sur les victimes, pas sur le responsable présumé. Le responsable des
relations publiques de Grey ne dit pas si la couverture médiatique des funérailles a été
encouragée par quelque façon par le TAC, mais il est probable que si les relations
médiatiques des deux premiers temps ont eu du succès, les médias s’intéresseront par
eux-mêmes à la couverture des funérailles. Les funérailles sont l’occasion pour les médias
d’exploiter une nouvelle ponctuelle pour en faire une histoire (nouvelle qui connait des
développements) avec un suspense et du human interest. Leur couverture médiatique
permet souvent d’interviewer les proches de la victime et de recueillir des informations
supplémentaires sur sa vie et sur les circonstances de l’accident, d’obtenir leurs
commentaires sur l’insécurité routière et de rapporter leurs ressentiments envers le
conducteur présumé responsable de l’accident et tous ceux qui ont la même conduite.
4- Jour 8 : Dépôt des accusations
Le dépôt des accusations fait l’objet de relations de presse. On révèle les détails de
l’accusation (comme le taux d’alcoolémie, la vitesse du véhicule et d’autres circonstances
aggravantes). On révèle d’autres détails de l’affaire qui permettent de mieux cerner les
circonstances qui ont mené à l’accident (état d’esprit du conducteur avant et après
l’accident, raisons pour lesquelles il avait pris le volant, nombre de consommations d’alcool,
taux d’alcoolémie, existence d’un casier judiciaire, et ainsi de suite). S’y ajoutent le détail
des peines qu’il encourt s’il est trouvé coupable.
Le procès et le jugement final ne fait pas partie du scénario en quatre temps évoqué par le
TAC et Grey, sans doute parce que tout cela se produit trop longtemps après les faits pour
que cela conserve une aussi forte valeur médiatique. Ce qui ne veut pas dire que les
médias ne les rapporteront pas.
Selon cette version des faits, ce sont les promoteurs de la sécurité routière qui auraient appris aux
médias à reconnaitre et à exploiter tout le potentiel journalistique de l’accident de la route. De fait, la
couverture médiatique des accidents graves repose largement sur la volonté et la capacité des autorités
23
de fournir rapidement aux journalistes les informations nécessaires à une mise en récit intéressante.
Pensons au dévoilement du lieu et des circonstances de l’évènement suivant un scénario de causalité
privilégiant l’identification d’un comportement fautif comme causalité principale, à la répartition des
protagonistes entre un coupable présumé et ses victimes, au capital d’images de la scène (images des
victimes, des véhicules accidentés et des véhicules d’urgence, images des efforts des secouristes,
images des témoins) et de témoignages, aux informations relatives à chaque victime (sexe, âge, gravité
apparente des blessures, voire décès). Le dévoilement progressif des informations nominatives, du bilan
de santé des victimes et des accusations contribue à créer, selon la technique des quatre temps, le
suspense qui permettra le déploiement de la nouvelle en « histoire » à suivre avant de se muer, sur un
temps beaucoup plus long, en affaire judiciaire. Sans doute le traitement de ce type de nouvelles ne suit-il
pas toujours le modèle originel en quatre temps mais, puisqu’il se produit des accidents graves chaque
jour, le traitement dramatique des accidents routiers assure aux médias une réserve inépuisable de sujets
aptes à faire les manchettes. Avec le temps, explique Prue Lovell, le TAC n’a plus eu besoin de faire des
conférences de presse pour les publiciser.
Tout au long de la période 1988-1989, la population a été très fréquemment sondée jusqu’à ce qu’on
atteigne un très haut niveau d’intolérance face aux accidents (upset outrage, selon le terme de Prue
Lovell). À cette étape, les résultats de la campagne de relations de presse avaient dépassé les attentes
et l’on estima alors que la première campagne de publicité choc pouvait être diffusée.
Le premier message télévisé du TAC
Entre 1989 et 2009, le TAC a diffusé environ 150 messages publicitaires différents 1. La première publicité
du TAC, diffusée en 10 décembre 1989, bouleversa toutes les conventions du genre. Elle était si réaliste
que les téléspectateurs furent convaincus d’assister non pas à une publicité mais à un reportage. Le titre
du message est « Girlfriend ».
Scénario 1
Premier message du TAC, Melbourne, Victoria (Australie)
« Girlfriend »
Diffusion : décembre 1989
Plan
1
Vidéo
Direction photo : tous les plans seront filmés
dans le style caméra-vérité : caméra à
l’épaule, plans serrés, mouvements rapides
de la caméra pour suivre l’action. Aucun
éclairage additionnel.
Plan moyen d’une infirmière qui s’appuie sur
Audio
Direction sonore : aucune musique.
Tout est enregistré par le micro de la
caméra à l’épaule, avec les bruits de
fond.
Durée
du
plan
Temps
cumul.
Karen (ton posé):
0,04
0,04
1
Ces
publicités
sont
disponibles
sur
Internet
http://www.youtube.com/user/TACVictoria#p/a/u/2/UNSXF0xiGEE .
à
l’adresse
URL
suivante :
24
2
3
4
un mur dans un local d’un hôpital. Elle est
sur son lieu de travail mais comme si elle
prenait une pause pour nous parler. Elle
explique à la caméra, comme dans un mode
reportage, la dure réalité des urgences
quand on y reçoit des victimes d’accidents
de la route causés par l’alcool au volant.
Sous-titre au bas de l’écran:
Karen Warnecke, Charge Nurse, The Royal
Melbourne Hospital.
C’est la nuit. On voit un homme blessé (on
comprendra plus tard qu’il s’agit de
l’automobiliste) descendre d’une ambulance
par la porte du passager avant. Il a environ
30 ans. Il porte une boucle à l’oreille gauche.
Il saigne du front et il a un bras en écharpe
et il titube pitoyablement car il est encore
intoxiqué par l’alcool.
La narration de Karen continue sur ce plan.
Une femme, Lucy, est évacuée de
l’ambulance par deux ambulanciers. Elle gît
sur la civière, sous perfusion. Son visage est
caché par un masque qui l’aide à respirer.
Ses deux jambes sont en sang. Sa jambe
droite est enveloppée d’un linge blanc
maculé de sang et la cheville immobilisée
par une attelle. Sa jambe gauche est
enveloppée d’un sac de plastique
transparent apparemment gonflé pour
contrer une forte hémorragie.
En audio : une voix féminine au téléphone
qui informe les parents de la tragédie.
L’automobiliste blessé avance vers la porte
des urgences, l’air contrarié.
5
La caméra suit les ambulanciers dans les
corridors.
6
La caméra suit l’automobiliste blessé qui
arrive à la réception des urgences, qui
semble bourdonner d’individus et qui parait
débordée. On distingue deux policiers
faisant un rapport à la réceptionniste.
7
Nous sommes dans une salle de l’urgence,
« It’s not just the physical injuries. You
have to learn to cope with it… »
Fond sonore :
Bruits d’une salle d’urgence très
occupée. On perçoit faiblement des cris
de détresse d’une femme en pleurs,
sans savoir d’où cela provient.
Karen :
« … It’s the sheer waste and the stinks
of alcohol that stays with you ».
0,03
0,07
Fond sonore:
Bruits d’une salle d’urgence très
occupée.
Lucy :
Cris et pleurs de détresse.
Voix hors champ
Femme 1 ( au téléphone, ton
neutre) :
« I am just willing to inform you… » that
your daughter, Lucy, has been involved
in a car accident… »
0,02
0,09
Fond sonore:
Bruits d’une salle d’urgence très
occupée.
Voix hors champ
Lucy :
Cris et pleurs de détresse.
En fond sonore :
Même fond sonore avec cris et pleurs
de détresse.
Voix hors champ
Femme 1 (suite) :
« …that your daughter,… »
Fond sonore:
Bruits d’une salle d’urgence très
occupée.
Voix hors champ
Lucy :
Cris et pleurs de détresse.
Voix hors champ
Femme 1 (suite) :
« …Lucy, has been involved in a car
…»
Fond sonore:
Bruits d’une salle d’urgence très
occupée.
On entend le téléphone sonner.
Voix hors champ
Femme 1 (suite) :
« …accident. You need you only … »
Fond sonore:
0,02
0,11
0,01
0,12
0,01
0,13
0,01
0,14
25
isolée du reste par des rideaux tirés. Deux
infirmières s’occupent de Lucy. En avantplan, on voit l’une d’elles qui découpe au
ciseau la jupe en jeans de la femme en
détresse
8
9
10
11
Retour à la réception de l’urgence.
L’automobiliste blessé fait une déclaration
inaudible. On entend le mot « smash ». On
comprend qu’il décrit les circonstances de
l’accident. Alternativement, les policiers qui
l’écoutent le regardent puis détournent le
regard. Ils ont l’air neutre mais légèrement
las, comme ceux qui revivent une situation
trop fréquente.
Retour sur Lucy dans la salle d’urgence. Un
docteur est penché au-dessus de sa tête. Il
lui explique la situation tandis qu’une
infirmière lui découpe maintenant la
chemise.
Retour sur l’automobiliste à la réception.
Tout le monde le regarde : policiers,
réceptionniste, personnel hospitalier et
gardien de sécurité. On sent dans leurs
regards un peu retenus qu’ils le jugent mais
aussi qu’ils ne voudraient pas être à sa
place.
Retour sur Lucy dans la salle d’urgence.
On continue à découper sa chemise.
12
Retour sur l’automobiliste à la réception où
tout le monde le regarde. On comprend qu’il
veut voir Lucy et que le réceptionniste
essaie de le raisonner.
13
Retour sur Lucy. On coupe maintenant son
soutien-gorge.
Corridor d’hôpital. Les parents de Lucy sont
accueillis par un urgentologue et une
infirmière.
14
15
16
Retour sur Lucy qu’on emmène sur une
civière vers une salle pré-opératoire. Elle a
encore un masque respiratoire mais elle est
endormie.
Plan moyen de l’urgentologue et de
l’infirmière, assis. Sur un ton neutre,
Bruits d’une salle d’urgence très
occupée.
Lucy :
Cris et pleurs de détresse.
Voix hors champ
Femme 1 (suite) :
« …to come down. »
Fond sonore:
Bruits d’une salle d’urgence très
occupée.
Voix hors champ
Lucy :
Cris et pleurs de détresse.
L’automobiliste blessé :
« … This is probably where…
[inaudible]… the car smashed… »
Urgentologue 1:
Ton neutre et professionnel.
« We may saw that thing. »
Lucy :
Ses pleurs de détresse sont plus forts.
Voix hors champ
Policier 1 (ton neutre) :
« This is the driver .»
0,02
0,16
0,02
0,18
0,02
0,20
Docteur :
« It looks very messy. »
Lucy :
Pleurs de détresse.
Fond sonore:
Bruits d’une salle d’urgence très
occupée.
Réceptionniste
« No, you can’t go in there
[inaudible] .»
Automobiliste
« No, I’m going. »
Lucy :
Pleurs de détresse.
Urgentologue 2 :
S’adressant au père et à la mère :
« Will you come with us? We will
start… [inaudible; on comprend qu’il les
invite à commencer les formalités
d’admission de leur fille à l’hôpital]. »
Mère :
« Is she all right ? »
Urgentologue :
« She’s o.k. »
Père :
S’adressant à son épouse, d’un ton
réconfortant :
« Certainly. »
Voix hors champ
Urgentologue 2 :
« So this leg… was being.. »
0,02
0,22
0,02
0,24
0,01
0,25
0,05
0,30
0,01
0,31
Urgentologue 2 :
« … damaged quite severly… »
0,02
0,33
26
17
l’urgentologue expliquent la situation aux
parents. L’infirmière parait bouleversée mais
garde son calme.
Plan moyen des parents assis qui écoutent.
18
Gros plan du visage de l’infirmière qui ferme
les yeux.
19
Plan moyen de la mère et du père qui
avancent dans un corridor, suivis de
l’infirmière qui, incapable de les regarder,
fixe le sol.
Salle pré-opératoire. Gros plan du visage de
Lucy, inconsciente sur la civière. On voit
plusieurs intubations. La caméra recule pour
nous permettre d’apercevoir brièvement ses
parents à côté d’elle. La mère enserre le cou
de son mari et se colle sur lui avec un soupir
de détresse.
Plan moyen de l’automobiliste de dos. Il est
seul dans une pièce à part. Dans un geste
de frustration, il frappe le mur avec sa seule
main valide.
L’automobiliste surgit à l’entrée de la salle
pré-opératoire où du personnel s’affaire
autour de Lucy. Il est clairement désorienté
et inquiet pour Lucy. L’infirmière le retient.
20
21
22
23
24
25
Gros plan du visage ensommeillé de Lucy
qui remue un peu, comme si elle avait
vaguement entendu son conjoint l’appeler.
On voit la mère furieuse qui se précipite vers
l’automobiliste, toujours plus ou moins
désorienté. Elle rage et tente plusieurs fois
de le frapper. L’automobiliste recule dans le
corridor tandis que l’infirmière tente de
retenir la mère.
Retour sur Karen. Plan moyen. Visage triste.
26
Gros plan du profil de l’automobiliste qui
pleure, désespéré et seul.
27
Fondu au noir.
Signature en crevé blanc sur fond noir:
« If you drink, then drive, you’re a bloody
idiot. »
Logo du TAC
Voix hors champ
Urgentologue 2 :
« … and there is a good possibility that
she might loose that leg. »
Mère :
Soupir horrifié de la mère qui se tourne
vers son mari.
Voix hors champ
Urgentologue 2 :
« We will also scan her… »
Voix hors champ
Urgentologue 2 :
« … head to look at… »
0,03
0,36
0,02
0,38
0,01
0,39
Voix hors champ
Urgentologue 2 :
« … any hidden injuries here as well. »
0,02
0,41
Voix hors champ
Karen :
« They drink too much… »
0,01
0,42
Automobiliste :
« Lucy! »
Voix hors champ
Karen :
« … and then they drive. They smash
up their cars and the people they are
supposed …»
Voix hors champ
Karen :
« … to care about.
Voix hors champ
Karen :
«And if they survive, they’re the one
that will have to live with it. »
0,04
0,46
0,01
0,47
0,03
0,50
Karen (ton posé):
« And that’s the real tragedy. »
Voix hors champ
Karen :
« If you drink, then drive, you’re a
bloody idiot. »
Fond sonore
Bruit de fond indistinct.
0,03
0,53
0,03
0,56
0,035
0,595
Au fil des années, le TAC a produit toute une variété de messages pour décourager les comportements à
risque sur la route. Le TAC a utilisé toutes sortes de formats et de médias, mais la télévision est de loin
son médium de prédilection. Certains messages se concentrent sur l’accident lui-même, montré dans
27
toute sa crudité, d’autres sur les conséquences pour les victimes, leurs proches et le fautif. Tous ont une
approche hyper réaliste, un choix délibéré qui prend acte d’une constante de la recherche en sécurité
routière à l’effet que la moindre invraisemblance dans le scénario d’une publicité de sécurité routière suffit
aux récalcitrants pour en déconsidérer l’argumentaire. Quand une publicité montre un accident, la
réalisation technique est si au point que nul ne peut percevoir les trucages. Le style de la caméra à
l’épaule qui est habituellement retenu dans ce cas ne fait pas que renforcer l’effet de caméra-vérité pour
l’auditeur mais aussi pour les acteurs du message, qu’il s’agisse d’acteurs ou de professionnels filmés à
leur insu. Nul ne porte attention aux cameramen qui sont identifiés aux couleurs de diverses stations de
télévision et qui, comme il se peut qu’il se produise parfois, sont les premiers arrivés sur les lieux. Les
secouristes ne sont pas des acteurs mais de véritables policiers, pompiers et ambulanciers qui ignorent
qu’ils sont appelés sur un plateau de tournage. La scène d’accident est si réaliste et les acteurs si bien
entrainés à simuler l’état de choc qui convient à leurs blessures, que les secours ne réalisent
habituellement pas la supercherie. S’il arrivait toutefois que l’un d’entre eux s’en aperçoive, on a prévu
que son supérieur hiérarchique sorte alors d’un véhicule banalisé (rangé sur le bord de la route parmi les
véhicules des témoins épargnés par le carambolage), vienne lui expliquer qu’il s’agit du tournage d’une
publicité et lui intimer l’ordre de continuer son travail comme si de rien n’était et sans rien dire à ses
collègues avant la fin de l’intervention. Cette supercherie permet de capter les réactions parfois
saisissantes des secouristes (ébahissement, abattement, pleurs, vomissements) qui ajoutent à l’impact et
au réalisme de la publicité.
Dans le cas du premier message du TAC, que nous venons de décrire, seuls les deux victimes et les
deux parents étaient des acteurs. Tous les autres ignoraient avoir affaire à une mise en scène très
élaborée. Pour s’assurer que personne ne réagisse à la présence de caméras, le TAC a pris une entente
secrète avec la direction de l’hôpital. Les cameramen ont été présentés au personnel de l’urgence
comme des personnes autorisées à faire un documentaire sur le travail des urgences. Lorsque les
fausses victimes sont arrivées à l’hôpital, cela faisait déjà trois jours que les cameramen tournaient des
images à l’urgence, si bien que plus personne ne prêtait attention à leur présence. Toutes les réactions
du personnel étaient donc des plus naturelles.
Les parents de Lucy sont des acteurs qui ne se connaissent pas et à qui on avait demandé d’habiter
ensemble pendant quelques jours dans un appartement à proximité de l’hôpital. L’objectif était de leur
permettre de développer une certaine intimité, laquelle se concrétisera en effet au tournage par quelques
discrets petits gestes spontanés de tendresse, de solidarité et de réconfort. Tout cela ajoute des touches
de réalisme au message. Le TAC a produit de nombreux messages semblables à celui-ci, ajoutant
chaque fois une dimension sordide comme l’annonce aux parents ou au conjoint du décès de la victime,
28
la réaction hystérique des parents qui agressent le conducteur fautif et le traitent de meurtrier, ou encore
le moment où, en présence des proches, on débranche le respirateur artificiel d’une victime dans le
coma. Toutes les publicités ne montrent pas des criminels de la route mais elles montrent toutes des
accidents causés par un type d’insouciance sur la route qui est fréquente et dont les gens ne réalisent
pas la gravité (comme détacher temporairement sa ceinture de sécurité pour atteindre un objet ou
excéder de 10 km/h la vitesse permise).
Le choc que crée une publicité du TAC sur l’auditoire se répète à chaque message, qu’il s’agisse d’un
nouveau message ou d’une rediffusion. Fait intéressant, chaque sondage post-campagne révèle que si
les femmes disent refuser de regarder les publicités trop violentes du TAC, elles sont toutefois capables
de décrire le message de bout en bout, signe qu’elles les ont regardé au moins une fois et mémorisé.
C’est l’un des avantages des publicités choc : la diffusion n’a pas besoin d’être longue et il suffit d’une
seule exposition au message pour créer une impression aussi vive que durable. Les messages sont
simples à comprendre et tiennent dans le slogan qui clôture chaque message comme un jugement moral
absolument impitoyable pour les conducteurs dépeints comme des citoyens parfaitement quelconques,
parfaitement insouciants de leur conduite et, par là, parfaitement coupables d’avoir causé la mort par une
négligence criminelle dont le spectateur peut aisément réaliser qu’il la commet lui-même souvent.
29
Chapitre 3 Les mécanismes de l’influence publicitaire en sécurité
routière :
théories,
modèles,
observations
empiriques
et
stratégiques
L’idéal publicitaire dans le domaine commercial est d’arriver à déclencher un acte d’achat qui ne puisse
être attribuable qu’à la seule exposition au message. Le marketing direct, par exemple, développe des
publicités avec des injonctions si spécifiques (comme appeler immédiatement un numéro de téléphone en
demandant à la cible de s’identifier avec un code unique pour bénéficier d’une offre temporaire) qu’il est
plausible de considérer chaque appel conforme aux critères de contrôle comme une réaction entièrement
attribuable à l’exposition au message. Dans le domaine social, une variation comportementale, comme le
fait de ralentir sa vitesse moyenne au volant, est évidemment plus difficile à observer et à attribuer à la
seule exposition au message. On avance volontiers, contre la possibilité d’une vérification empirique, la
multiplicité apparemment inextricable des déterminants, comme le fait que les campagnes publicitaires se
combinent habituellement à tout un train d’autres mesures dont il est difficile de démêler les effets
respectifs et combinés (Daignault et Paquette, 2010). On conceptualise aussi la publicité comme un
traitement de type homéopathique et suivant lequel il faudrait une exposition multiple au message et le
cumul de nombreux messages différents sur une très longue période de temps pour que la publicité
produise son effet sur le comportement. À notre connaissance, la capacité de la publicité à modifier à
long terme des attitudes et comportements est traitée par tous les chercheurs comme un postulat et un
objectif légitime des messages en sécurité routière (Graham, 1998; Organ-Moore, King et Walsh, 1998;
Tingvall, 1998; Thompson, 1998). De fait, il est courant de mesurer par sondage, après chaque
campagne publicitaire, les variations dans les comportements déclarés, les intentions de changement de
comportement et de plus grand respect du code de la route des répondants exposés au message, de
même que l’attribution de ces changements à l’influence publicitaire selon ces même répondants
(Thompson, 1998). Pourtant, aucune étude empirique n’a jamais permis d’établir une relation entre le
travail publicitaire et la modification durable des attitudes et comportements routiers (Daignault et
Paquette, 2010). Non seulement continue-t-on à pratiquer et à étudier les effets publicitaires comme s’il
était certain que la publicité avait un effet persuasif capable de contribuer significativement, directement
ou indirectement, au changement volontaire et durable d’un comportement auxquels la cible de l’influence
oppose une résistance significative, mais une vaste littérature spécialisée s’est développée dans cet axe
de recherche sans jamais avoir produit de confirmation empirique. La Drive Reduction Theory (Janis,
1967), les théories sur la relation entre la peur et la persuasion (Leventhal, 1970; Witte, 1992), la
Protection Motivation Theory (Rogers, 1975), sont, dans le seul domaine de la recherche sur la
30
communication menaçante, quelques-uns des modèles qui mesurent l’impact de la communication sur les
variables émotives et cognitives, sur les attitudes puis sur l’intention, postulant que plus l’intention sera
élevée, plus la probabilité d’un changement de comportement sera élevée. Pour justifier la difficulté de la
vérification empirique d’un impact comportemental significatif et durable de la publicité, on invoque bien
d’autres facteurs, plus volatiles encore : qualité des objectifs, des stratégies, des messages, des
conditions de diffusion et de réception. Ajoutons qu’il est difficile de réunir les conditions empiriques
idéales, comme l’observation directe et l’existence de groupes contrôle, par exemple. Il n’est pas
nécessaire de fournir ici un inventaire exhaustif des difficultés. C’est comme par défaut et à regret,
semble-t-il, que l’efficacité des campagnes de publicité sociale est évaluée sur la base de facteurs dont
on espère qu’ils pourront avoir une influence à plus long terme sur le comportement et que l’on peut
mesurer par sondage : notoriété, compréhension et appréciation du message, et impact sur les attitudes,
principalement. S’il est évident que cette complexité multifactorielle obscurcit considérablement la route
d’influence du comportement, ce genre de réponse, on le devine, ne satisfait guère le gestionnaire d’État
qui doit justifier l’utilisation des fonds publics, surtout que les campagnes de publicité en sécurité routière
peuvent être les plus importantes de l’État en termes d’investissement. C’est ainsi qu’en 2010, selon
l’enquête d’un journaliste, le budget publicitaire total de l’État québécois était de 82 millions $, et que les
trois principaux annonceurs étaient dans l’ordre (Turbide, 2011, p. 6) :
1. Conseil exécutif (ministère du premier ministre) :
2. SAAQ :
3. Ministère des Finances :
18,8 M$
10,6 M$
5,7 M$
La SAAQ se classait au deuxième rang mais, si l’on tient compte du fait que le budget publicitaire du
Conseil exécutif est consacré au financement ponctuel de nombreuses campagnes sur des sujets très
divers pour le compte de ministères qui ne sont pas des annonceurs réguliers, alors la lutte contre
l’insécurité routière occupe, et de loin, le premier rang des investissements publicitaires de l’État
québécois. Ce cas n’est sans doute pas exceptionnel en sécurité routière dans le monde.
Compte tenu de la volonté des États de mesurer le retour sur investissement (ROI) de leurs
investissements publicitaires, et puisque la production continue de nombreuses campagnes offre
l’occasion de tests empiriques, il s’est développé, malgré les obstacles évoqués précédemment et surtout
depuis les années 1990, toute une littérature empirique qui s’est intéressée à la mesure de l’impact des
publicités sur le bilan routier, et notamment sur l’efficacité des opérations du contrôle routier.
31
Méthodologie de l’enquête
La plupart des recherches en sécurité routière s’intéressent aux impacts sur les attitudes et les
comportements, impacts que la majorité des chercheurs conceptualisent avec les paradigmes de la
psychologie sociale et de la communication du risque. Notre enquête propose de revoir et de réinterpréter
ces données secondaires à la lumière d’une analyse des effets publicitaires et en suivant un modèle
d’entonnoir des effets de la communication dont se servent plusieurs multinationales pour évaluer à la
fois l’état de santé de leurs marques commerciales et l’efficacité de leurs campagnes publicitaires. Ce
modèle d’organisation et d’interprétation de résultats d’enquêtes par sondage privilégie les indicateurs
suivants : notoriété, familiarité, opinion, considération, intention, essai et adoption. L’intérêt de ce modèle
pour notre recherche est double. Premièrement, il prend en compte la plupart des indicateurs de
sondages que les promoteurs des campagnes contre l’alcool et la vitesse au volant utilisent eux-mêmes
quand ils veulent évaluer les perceptions du public par rapport aux différents aspects de leurs causes
sociales et de leurs publicités. Il importe toutefois de souligner que, contrairement aux publicitaires, nous
ne manipulerons pas ce modèle comme s’il s’agissait d’un modèle causal (explicatif) mais comme un
modèle phénoménal (purement descriptif). À notre avis, la valeur du modèle tient de ce qu’il prend acte
de certaines propriétés distinctives de la marque et de sa publicité et qu’il les organise en fonction de leur
capacité d’impressionner les sujets. Nous ne manipulerons pas le modèle comme un modèle causal qui
tenterait d’établir une chaine hiérarchique de causalités, chacune étant la condition nécessaire de la
suivante. Nous ne l’utiliserons pas comme un modèle prédictif du comportement, c’est-à-dire comme un
modèle qui permettrait d’établir un lien de causalité entre la qualité de la réception du message et le
comportement conforme de la cible. Nous n’avons pas retenu les prétentions des publicitaires du
domaine commercial qui manipulent ce type de modèle comme s’il pouvait avoir ces vertus et qui, pour
ces raisons, lui donnent parfois le nom d’ « entonnoir de l’achat » (purchase funnel). Les dimensions d’un
tel modèle sont bien trop limitées pour rendre compte de processus aussi complexes et variables que
ceux du changement de comportement, et nous croyons pour notre part que c’est précisément une erreur
commune des publicitaires et des promoteurs de causes sociales que de surestimer la capacité de la
publicité à modifier durablement les comportements. Les résultats systématiquement rapportés dans le
modèle démentent cette prétention. Dans notre approche, le modèle de l’entonnoir de la communication
est un modèle purement descriptif. Il est une grille de lecture des principaux effets publicitaires tels qu’ils
sont habituellement mesurés par des sondages pré et post campagnes.
Le deuxième intérêt du modèle est qu’il nous offre le moyen de diagnostiquer les forces et faiblesses
d’une marque, de cerner les causes probables des variations significatives et de sélectionner les
stratégies les plus appropriées pour exploiter ces forces et remédier aux faiblesses. Il a ce rare avantage
32
en publicité sociale de fournir un point de vue cohérent sur le rôle et le potentiel stratégique de la
communication tels que les conçoivent typiquement les publicitaires professionnels. Même s’ils sont
largement sous-estimés, voire carrément ignorés par les chercheurs et promoteurs de la sécurité routière,
les indicateurs publicitaires du modèle de l’entonnoir de l’achat ont trouvé leur chemin dans le corpus
habituel des études en sécurité routière, probablement parce qu’ils font partie des indicateurs habituels
par lesquels les firmes de sondage, engagées par les promoteurs en question, mesurent l’efficacité des
campagnes. La collecte de ces indicateurs sous-utilisés (et que nous appellerons « indicateurs
dormants ») fait qu’une analyse proprement publicitaire des campagnes de sécurité routière est possible
même si les savoirs publicitaires n’ont aucunement contribué à l’élaboration des stratégies.
Une fois le modèle établi, nous avons procédé à la collecte du fonds commun des preuves et des
données probantes d’abord à travers une revue de littérature et ensuite à travers les documents des
campagnes publicitaires et les rapports officiels de la SAAQ. Le modèle a servi de grille de lecture pour
analyser les rapports de recherche et identifier tous les indicateurs de performance pertinents à une
analyse publicitaire, ce qui nous a permis de récupérer une masse d’informations. Le repérage des
articles faisant autorité a été facilité par la nature extrêmement pointue du sujet et, parmi eux, ce sont les
articles les plus fréquemment cités qui ont été retenus. La revue, bien qu’elle couvre un grand nombre
d’articles, n’est donc pas exhaustive. D’ailleurs, elle couvre surtout la littérature parue en anglais entre les
années 1980 à 2000, et particulièrement celle produite par les chercheurs et promoteurs de la sécurité
routière en Australasie où les campagnes du TAC font figure de modèle du genre. Ces paramètres
circonscrivent le plus grand bassin d’enquêtes et les trois décennies les plus riches de données, celles
qui ont connu les progrès les plus exemplaires en matière de bilan routier.
La revue a été scindée en deux parties de manière à pouvoir distinguer les progrès chronologiques de la
recherche sur les campagnes contre la vitesse au volant de celle portant sur les campagnes contre
l’alcool au volant. Le but de cette méthode était de pouvoir repérer la circulation des chercheurs et de
leurs découvertes d’un groupe à l’autre, et de pouvoir contrôler les similitudes et disparités des méthodes
et des résultats.
Le corpus de la revue de littérature inclut en outre les 111 communications qui ont été présentées lors
des deux jours de la Road Safety Conference, les 16 et 17 novembre 1998, et publiées dans les Actes du
colloque. Le colloque n’a compté que neuf papiers spécifiquement sur le thème de la communication
(Ateliers I et II sur le thème : « Traffic Policing/Public Education/Advertising »). Plus de contributions ont
cependant évoqué la question du rôle de la communication en sécurité routière, soit partiellement (quand
la communication faisait partie d’un volet du papier) soit de manière incidente (quand les auteurs
33
exprimaient leur avis sur la vocation de la communication). À l’analyse des propos sur la publicité qui ont
été repérés dans les 111 communications, nous avons ajouté l’analyse des propos officieux tenus lors
des séances plénières et lors des échanges entre les conférenciers et l’auditoire dans les deux ateliers
portant spécifiquement sur le thème de la publicité. Ces propos officieux et ces échanges ont été
recueillis sur le mode de l’observation participante et sont extraits des notes manuscrites prises à la volée
lors de ce colloque auquel nous avons assisté en 1998, et que nous avons colligées quelques semaines
après. Ils n’ont donc pas fait l’objet d’une publication mais ils offrent un complément utile à l’analyse des
discours plus officiels et publics des communications et articles scientifiques parce que les présentateurs
et les participants se sentent plus libres d’aborder des problèmes et des enjeux fondamentaux qu’ils ne
mentionnent pas dans leurs propos officiels ou qui, au mieux, font l’objet d’allusions que, souvent, seuls
les initiés peuvent entendre.
Sur les 111 communications, 71 (64%) ont été faites par des représentants de l’Australie, 38 (34%) par
ceux de la Nouvelle-Zélande, et une (1%) a été faite conjointement par des représentants de ces deux
pays. Les différentes autorités engagées dans la sécurité routière (ministères et sociétés d’États) ont
signé 50 communications (45%) : 36 (32%) comme seules signataires et 14 (13%) comme cosignataires
avec des chercheurs universitaires, des associations intéressées par la sécurité routière et des firmes de
recherche. Le TAC lui-même n’a fait que deux communications, ce qui parait bien peu. Au total, les
différentes autorités de l’État de Victoria, qui travaillent toutes en synergie, ont fait 12 communications
(11%). L’État de Victoria est cependant reconnu pour investir dans la recherche en sécurité routière, ce
qui peut contribuer à expliquer le poids de la recherche provenant de cet État: 48 communications (43%)
ont été signées ou cosignées par des institutions de l’État de Victoria. Les chercheurs de la Monash
University de Victoria ont signé ou cosigné 26 communications (23%), dont 18 (16%) par le seul Monash
University Accident Research Centre, un institut qui compte les autorités de l’État de Victoria parmi ses
clients privilégiés. On peut donc considérer que ce colloque fut non seulement représentatif de l’état de la
recherche à l’époque en Australie et en Nouvelle-Zélande, mais que, sauf quelques bémols (Harrison,
1998b, 1998c; Harrison et Pronk, 1998; Li et Routley, 1998), il fit la part belle à la vision du TAC en
sécurité routière. Les points de vues exprimés sur l’effet synergique de la communication et du contrôle
routier étaient remarquablement homogènes et, dans les communications et les débats auxquels nous
avons assisté, de même que dans un grand nombre de communications, le statut de modèle des
campagnes du TAC de l’État de Victoria faisait consensus. Les difficultés d’appropriation et de
reproduction du modèle ne faisaient pas moins consensus, essentiellement pour des raisons financières,
de sorte que les représentants des différents États d’Australasie donnaient l’impression de chercher le
moyen de reproduire le modèle à moindre cout, misant sur la production du même effet synergique mais
à moindre intensité.
34
Si ce colloque était un évènement très local dans le monde de la recherche en sécurité routière, il
présente pour nous l’avantage d’une exposition relativement exhaustive de l’école de pensée du TAC
dont l’influence en 1998 s’étendait non seulement sur les États d’Australasie mais aussi sur la SAAQ. À
l’exclusion de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, le Canada est le seul pays à y avoir participé, en
l’occurrence par une communication de la SAAQ sur une évaluation préliminaire du programme d’accès
graduel à la conduite pour les nouveaux conducteurs. Le fait que la seule délégation étrangère (hormis
celles de l’Australie) ait été celle de la SAAQ, le fait que cette délégation ait été composée de son
président, de l’un de ses vice-présidents et de son chef du Service de études et stratégies en sécurité
routière, et le fait qu’elle se soit ensuite déplacée en Australie pour une série de rencontres privées avec
le TAC témoignent du haut intérêt de la SAAQ pour le modèle du TAC.
La revue de littérature est suivie d’une modélisation des campagnes du TAC obtenue par la synthèse des
informations recueillies sur le sujet dans la revue de littérature, enrichie des notes prises lors d’une
rencontre que nous avons eue en 1999 avec les stratèges publicitaires du bureau de Grey Advertising à
Melbourne, capitale de l’État de Victoria en Australie. Bien que ces stratèges soient ceux qui ont conçu
les campagnes de publicité du TAC, il ne semble pas qu’on leur ait jamais demandé de révéler leur
méthodologie en matière de persuasion ni l’étendue de leur implication dans le travail social de la sécurité
routière. La documentation du point de vue des publicitaires et la révélation de leurs stratégies de
persuasion offrent en soi une perspective unique et qui, à notre connaissance, n’a fait encore l’objet
d’aucune étude.
L’enquête se termine par une analyse synthétique des savoirs exposés : ceux de la sociologie de l’action
publique en sécurité routière, ceux des publicitaires en général, ceux de la littérature empirique portant
sur les campagnes de publicité contre l’alcool et la vitesse au volant, et, enfin, ceux des publicitaires qui
ont spécifiquement conçu et réalisé les campagnes contre l’alcool et la vitesse au volant qui font de plus
en plus école dans le monde. L’analyse doit permettre de déterminer si, de l’ensemble des savoirs et des
expertises, il se dégage une ligne de cohérence qui permettrait de mieux comprendre à quoi sert la
publicité contre l’insécurité routière.
Cette première partie de notre recherche se terminera par une discussion à propos des fonctions
publicitaires manifestes et latentes des campagnes de communication contre l’alcool et la vitesse au
volant, sur la pertinence de dimensionnaliser plus finement le construit de l’opinion en distinguant
l’opinion personnelle de l’opinion publique, et sur la nécessité d’un réexamen théorique du concept
d’opinion publique.
35
Le modèle de l’entonnoir de la communication
Le modèle d’origine est un outil de gestion de la marque qui rend compte de la collecte d’indicateurs de
communication distribués hiérarchiquement en fonction de leurs valeurs d’impact relatives. Ce modèle dit
de l’entonnoir de la communication, inspiré du modèle AIDA, est un outil de gestion de la marque utilisé
en publicité pour la planification des campagnes. Le nom AIDA est l’anagramme de quatre étapes du
processus de conviction publicitaire telles qu’établies par ce modèle bien connu :
1234-
attirer l’Attention ;
susciter l’Intérêt ;
créer le Désir ;
pousser à l’Action, à l’achat.
L’étape 1 relèverait de la fonction cognitive (faire connaitre). Les étapes 2 et 3 relèveraient de la fonction
affective (influencer une attitude) et l’étape 4, de la fonction conative (modeler un comportement). On
reconnait là le principe de l’entonnoir de l’achat. Parmi les autres modèles, citons celui de la hiérarchie
des effets (dont les étapes sont : prise de conscience, connaissance, attrait, préférence, conviction,
achat), celui de l’adoption des innovations (prise de conscience, intérêt, évaluation, essai et adoption) et
le modèle de la communication (exposition, réception, réponse cognitive, attitude, intention et
comportement). Le modèle élaboré par Lavidge et Steiner (1961) a connu une grande fortune et résume
ainsi la cascade des effets : notoriété, connaissance, attitude, préférence, conviction et achat. Il a été
contesté dans les années 1980 par des études qui ont mis de l’avant la primauté des variables affectives
(attitudes et préférences) sur les variables cognitives (notoriété et connaissance) (voir : Zajonc, 1980;
Zajonc et Markus, 1982), puis récupéré par Thorson, Chi et Leavitt (1992) qui se sont concentrés sur les
variables plus strictement publicitaires (variables de la publicité, attention, mémorisation, attitude envers
la publicité, attitude envers la marque, intention d’achat). Il semble donc qu’il existe des hiérarchies
alternatives et que le type de publicité (émotif, informatif, etc.) a un rôle de modérateur de la relation.
Dans tous les cas, ces modèles veulent offrir un outil de diagnostic des réussites et des échecs des
campagnes, et des conseils pour l’amélioration de la performance de la marque. Ils peuvent comporter un
nombre variable d’indicateurs mais nous en avons retenu sept qui sont les plus fréquents et les plus
fondamentaux : notoriété, familiarité, opinion, considération, intention, magasinage (shopping) et achat.
Les sondages équivalents qui sont faits par les promoteurs de causes sociales intéressés par un
changement de comportement, notamment dans le domaine de la sécurité routière, impliquent
habituellement les mêmes indicateurs, des équivalents ou d’autres indicateurs par lesquels on peut
reconstruire les indicateurs manquants : notoriété, familiarité, opinion, considération, intention, essai
36
(plutôt que magasinage) et adoption du comportement (plutôt qu’achat) 2. Le modèle de l’entonnoir peut
être prolongé bien au-delà de l’acte d’achat/d’adoption pour inclure par exemple des mesures de fidélité
(ré-achat/maintien du comportement), mais pour les fins de notre analyse il n’est pas nécessaire d’aller
jusque-là.
Les promoteurs des campagnes sociales, préoccupés de produire des changements sociaux, concentrent
typiquement leur attention sur la production des impacts les plus faibles sur l’échelle des mesures
publicitaires (considération, intention, essai, adoption et maintien du comportement proposé). Toutefois,
les sondeurs qu’ils mettent à leur service utilisent routinièrement les indicateurs comme la notoriété, le
taux de rappel, la compréhension et l’appréciation dont les promoteurs, eux, ne voient pas toujours
l’intérêt stratégique. Les sondeurs les utilisent parce que ces indicateurs, une fois comparés aux normes
d’atteinte reconnues par l’industrie publicitaire, leur permettent au moins d’évaluer la performance des
agences qui s’occupent de la conception, de la production et de la diffusion des messages. En utilisant
les savoirs publicitaires, on peut réactiver et combiner ces indicateurs dormants au sein de l’entonnoir de
la communication, et voir ce que ces variables peuvent nous apprendre sur la qualité non seulement des
messages mais aussi des stratégies. Une lecture des rapports d’évaluation des campagnes de publicité
sociale offre donc de bonnes chances de récupérer les indicateurs dormants, ou sous-exploités, et de les
réintégrer dans le processus d’évaluation de la contribution publicitaire au changement de comportement.
Nous appliquerons pour ce faire le modèle de l’entonnoir de la communication aux problèmes sociaux.
Cette tentative est rendue possible par l’existence d’un minimum d’indicateurs nécessaires dans les
mesures de campagnes les mieux structurées. Les variations du nombre, du contenu, de la définition et
de l’organisation des facteurs dans le corpus des documents d’archives sur les campagnes sociales
peuvent rendre l’analyse factorielle difficile quand il n’y a pas d’échelle standardisée de mesure de la
réaction aux campagnes dans la catégorie de cause sociale qui est examinée (de telles échelles existent
en publicité commerciale pour une grande variété de secteurs d’activité). Nous n’offrirons donc pas ici de
démarche confirmatoire par analyse de la structure de covariance, mais une démarche exploratoire
basée sur des analyses factorielles.
Le modèle rapporte par ordre décroissant le pourcentage des mentions positives obtenues par sondage
téléphonique auprès des cibles, en réponse à des questions portant sur les effets attendus de l’exposition
à la marque et au message. Les pourcentages sont distribués graphiquement à l’intérieur d’une pyramide
inversée qui représente un entonnoir. Suivant le principe classique de la hiérarchie des effets, chaque
étape est la condition nécessaire mais non suffisante de l’étape suivante et peut constituer un objectif
précis de communication pour une campagne publicitaire. Les étages de cet entonnoir vont de la
2
Rappelons qu’il s’agit d’indicateurs déclaratifs, obtenus par sondage et non par observation du comportement.
37
notoriété à l’adoption en passant par la familiarité, l’opinion, la considération, l’intention et l’essai. Ils
représentent les étapes du processus de l’influence communicationnelle sur la décision d’adoption du
comportement. L’entonnoir que nous proposons ici est notre adaptation d’un modèle utilisé par plusieurs
firmes de recherche pour analyser les réactions de consommateurs, faire le diagnostic de l’état de santé
des marques commerciales et de la performance de leurs messages publicitaires, et même prédire
l’évolution de la demande. Notre connaissance et notre pratique de ce modèle vient de notre expérience
professionnelle à titre de publicitaire au service de clients qui, comme General Motors, faisaient affaires
avec la firme Allison-Fisher International, laquelle utilisait ce modèle dit du purchase funnel dans le
domaine de l’automobile pour analyser les réactions des consommateurs aux diverses marques de
véhicules et à leurs campagnes publicitaires. Le même modèle est utilisé par une multitude d’autres
firmes de recherche qui, comme GFK Custom Research North America, l’appliquent à une grande
diversité d’industries pour aider les compagnies à comprendre à quoi elles doivent attribuer les variations
de leurs ventes. Il existe plusieurs variations du purchase funnel dans l’industrie de la recherche, les
firmes privilégiant certains indicateurs à d’autres suivant des critères préférentiels habituellement non
définis. Nous avons construit le nôtre sur la base du purchase funnel d’Allison-Fisher, qui est celui avec
lequel nous sommes le plus familier, mais nous l’avons adapté à nos besoins. Les quatre premiers
indicateurs sont rigoureusement identiques (notoriété, familiarité, opinion, considération), mais nous
avons adapté les trois derniers à nos besoins. C’est ainsi que, dans le modèle d’Allison-Fisher, la mesure
d’intention se lit one make/model intent (intention d’acheter un modèle précis d’un manufacturier bien
identifié) : dans un marché automobile où chaque manufacturier oppose à ses compétiteurs un modèle
similaire, dans toute la gamme de ses produits, il est important pour le client de la firme de savoir quel
véhicule de quelle marque capture l’intention d’achat des consommateurs qui sont sondés. Dans le
domaine social, la compétition existe entre le comportement promu et des comportements délinquants ou
même des comportements alternatifs plus ou moins valables, mais pour les fins de notre étude,
uniquement consacrée à la publicité, il suffit d’associer l’intention au comportement promu par les
messages. Là où le purchase funnel parle de shopping (magasinage du produit ou service), nous avons
choisi de parler d’essai du comportement, une étape prévue notamment dans le modèle transthéorique et
qui survient avant l’adoption ferme du comportement cible. En matière comportementale, l’essai du
comportement fait partie de l’étape au cours de laquelle l’individu examine ses options et teste sa
capacité personnelle à changer. Le cas type est celui du fumeur qui, avant de faire le choix de cesser sa
consommation de tabac, tente par exemple de se passer de cigarette pendant une journée ou de réduire
un peu sa consommation. En sécurité routière, le cas type serait par exemple celui qui vérifie s’il est vrai
qu’en respectant les limites de vitesse il n’allonge pas de manière significative la durée de son trajet.
Enfin, là où le purchase funnel parle de purchase (achat), nous avons choisi de placer l’indicateur
38
d’adoption du comportement. Le modèle d’Allison-Fisher ne prend pas en compte la fidélisation du
consommateur, tout simplement parce que l’acheteur ou le locataire d’un véhicule le garde en général
pendant plusieurs années avant d’en changer. D’autres modèles proposent une étape supplémentaire qui
est celle de la fidélisation. En matière comportementale, l’adoption d’un comportement se distingue de
l’essai justement parce que l’adoption implique une stabilité dans la conversion. En outre, tous les achats
dans le domaine commercial n’impliquent pas que le consommateur achète un même produit à haute
fréquence, alors qu’en matière de problèmes sociaux, les comportements qui posent problème ont
habituellement une fréquence d’occurrence élevée. Enfin, il peut se produire des rechutes, c’est-à-dire
une régression vers le comportement réprouvé, ce qui correspond assez bien, dans le domaine
commercial, au phénomène dit de l’érosion des clientèles. Les campagnes auxquelles nous nous
intéressons traitent peu du problème de la régression comportementale, à tort ou à raison, ce pourquoi
nous n’avons pas estimé utile d’intégrer des indicateurs au-delà de l’adoption.
Diagramme 1 : L'entonnoir de la communication
Notoriété
Familiarité
Opinion
Considération
Intention
Essai
Adoption
Théoriquement, la notoriété donne une idée du volume potentiel d’adopteurs. La notoriété totale peut
être subdivisée en notoriété spontanée (dite alors Top of mind) et assistée, la plus grande valeur
d’influence étant accordée à la notoriété spontanée parce qu’elle a une valeur de rappel. En
communication commerciale, l’individu qui amorce un processus d’achat a tendance à favoriser la ou les
premières marques de commerce qui dominent la catégorie dans sa mémoire (effet de positionnement).
Le taux de rappel dans l’ensemble évoqué est un indicateur pertinent même en publicité sociale car il
permet de mesurer jusqu’à quel point la proposition est minimalement connue et a réussi à se positionner
39
favorablement dans la liste des propositions qui se bousculent dans une catégorie donnée 3. En
marketing, on soutient généralement que les parts de bruit publicitaire tendent à refléter les parts de
marché, ce qui est une façon de dire que l’on peut augmenter ses parts de marché en augmentant sa
notoriété.
Quand la communication concentre ses objectifs sur cette étape de l’entonnoir, c’est que le promoteur
veut s’assurer qu’un maximum de cibles pertinentes connaissent le nom et la nature (catégorie) de ce
qu’il a à offrir. La notoriété est un concept relativement simple, solide et opératoire qui fait partie de tous
les protocoles de mesure de diagnostic de l’état de santé d’une marque, mais aussi de la performance
d’une campagne de communication-marketing 4. Quand le promoteur d’une cause sociale mesure
l’efficacité d’une campagne publicitaire, il relève habituellement les données relatives à sa notoriété
globale, mais il est moins certain que les taux de notoriété spontanée et assistée auront toujours été
relevés.
La familiarité indique le pourcentage des répondants qui sont ou qui ont été clients du produit ou service
offert par le commanditaire du sondage, qui en ont fait l’expérience ou qui peuvent affirmer en savoir
beaucoup sur lui sans pour autant en avoir fait l’expérience. Seules les personnes qui ont répondu
connaitre le produit ou le service (réponses positives en notoriété spontanée et assistée) sont interrogées
là-dessus. Ce construit permet de mesurer à quel point les cibles sont familières avec le produit ou
service et, donc, dans quelle mesure la marque de commerce en question est établie dans leur esprit.
Quand la communication concentre ses objectifs sur cette étape de l’entonnoir, c’est que le promoteur
veut s’assurer que les cibles pertinentes sont en mesure de nommer les caractéristiques principales du
produit ou service, en termes de bénéfices, et qu’elles ont compris comment il se positionne par rapport à
la catégorie 5. Divers modèles mesurent la familiarité plus simplement, en ne retenant que le pourcentage
de réponses positives en notoriété spontanée, et d’autres vont plus loin dans la simplification en estimant
que la notoriété est un indicateur de familiarité. La familiarité peut cependant se distinguer de la simple
C’est ainsi que l’on peut établir, en marketing social, un palmarès des préoccupations sociales. Puisque les causes
sociales sont en compétition les unes avec les autres pour obtenir l’appui de l’opinion publique, il n’est pas
indifférent de mesurer le progrès de chaque cause vers le sommet de l’échelle de notoriété.
4 Le premier souci du publicitaire est de s’assurer que sa campagne soit signée fortement, c’est-à-dire que le public
soit en mesure d’associer le message avec le bon commanditaire, ce qui est moins évident à réussir qu’on ne
pourrait le croire.
5 Le produit peut vouloir se positionner par rapport à la compétition comme étant le meilleur, ou le moins cher, ou le
plus beau, par exemple.
3
40
notoriété si l’on inclut dans ses indicateurs la connaissance minimale (connaissances des caractéristiques
dominantes) de la nature du produit ou de l’idée 6.
L’intérêt des publicitaires pour le concept de familiarité remonte au moins à l’enseignement de Jim Young,
professeur de publicité à l’université de Chicago dans les années 1930 (Treasure, 1974, p. 149). Selon
Young, la familiarité se définit négativement en tant que réduction de la peur de l’inconnu : « There is a
real social value to be obtained from making things comfortable, secure, familiar » (Treasure, 1974, p.
150). Il estime même que la contribution la plus importante de la publicité au succès commercial d’un
produit tient à sa capacité de le rendre familier à l’esprit des consommateurs. Mais le taux de rappel des
valeurs principales qui fondent le positionnement du produit, du service ou de l’idée révèle d’autres
propriétés de la familiarité, qui ont trait au renforcement 7 :
Reminding is a function, the value of which, on a day-to-day basis, is familiar to us all.
Most of us have to be reminded to buy our wives a birthday present, to pay bills, to write
speeches. At a deeper level, we have to be reminded of our belief in organizations,
religions, or brands; otherwise we simply forget to demonstrate our faith: and, in this
respect […], advertising, in reminding existing users of the values of a brand, performs its
unique functions in the marketing process. (Treasure, 1974, p. 150)
Le Net (1993, p. 22) estime (comme Baudrillard, 1986) que les campagnes de publicité, qu’elles soient
sociales ou non, ont un effet de contagion. Ceci pourrait expliquer en partie l’intérêt de la familiarité :
« Les règles qui président aux meilleures performances en matière de stratégie de communication
publique, s'inspirent des impératifs que G. Le Bon a révélés dans Psychologie des foules. Les images et
les formules, valorisées par l'affirmation et surtout la répétition, entrainent l'adhésion et la contagion » (Le
Net, 1993, p. 22).
En marketing social, on observe que, sur le plan de la fréquence d’exposition, la proposition d’un
comportement dont on fait la promotion (la saine alimentation, par exemple) est habituellement
concurrencée et totalement dominée par des contrepropositions (la malbouffe, par exemple, avec ses
publicités, ses innombrables points de vente et son omniprésence dans les foyers et restaurants), ce qui
rend le défi plus difficile et plus long à relever. L’une des forces de la communication sociale est alors de
réussir à mettre en marché des propositions claires, socialement et moralement si difficilement
C’est ainsi que je peux savoir qu’un produit comme Second Life ou qu’une maladie comme la sclérose en plaques
existent sans toutefois être en mesure de dire ce que cela peut bien être : un produit d’assurances? une variété de
la gale? Quand l’individu est réduit à la devinette, la notoriété n’est guère plus que du bruit cognitif et un
encombrement de la mémoire.
7 Le rappel de la proposition commerciale est l’un des façons d’induire un comportement stable de type repeat
buying. En problématique sociale, on s’aperçoit de même que si l’on cesse la diffusion de messages de prévention
sur les maladies transmissibles sexuellement, par exemple, les populations à risque, même si elles ont acquis les
connaissances pertinentes, ont tendance à délaisser les comportements sécuritaires.
6
41
attaquables (manger sainement) qu’elles forceront dans un premier temps la réorchestration de
l’ensemble des contre-discours et des contrepropositions pour leur faire endosser et répéter le cœur du
message. C’est ce qui arrive, dans notre exemple, quand les producteurs et distributeurs de malbouffe
commencent à faire la promotion de leurs ingrédients les plus sains, et à ajouter des lignes de produits
plus sains, comme les salades dans les restaurants de consommation rapide. Que ces ajustements
commerciaux soient dénoncés comme hypocrites, ou qu’ils ne soient que le reflet de l’ajustement amoral
de l’entreprise à une nouvelle demande pour l’exploitation d’un nouveau marché, cela ne change rien au
fait que ces producteurs et distributeurs contribuent ainsi à accélérer la domination du nouveau discours
socialement acceptable, préalable à la légitimation et l’acceptation sociale de mesures plus
contraignantes.
On doit toutefois se garder de penser que le concept de familiarité soit d’un usage courant. La plupart des
méthodes d’analyse d’efficacité contemporaines n’en font pas état et il n’est donc pas certain qu’on
puisse trouver un indicateur de familiarité dans le corpus des documents de campagnes sociales, ni
même qu’on puisse trouver suffisamment de données pour nous permettre de reconstruire cet indicateur.
Cette difficulté ne risque guère d’entacher les conditions de validité de la présente recherche qui
s’intéressera essentiellement à l’examen du construit suivant.
L’opinion additionne le pourcentage de répondants qui jugent excellent ou très bon le produit ou service
en question. Il s’agit ici d’une opinion globale qui mesure dans quelle proportion le bénéfice unique et
différencié de la proposition commerciale est non seulement connu mais surtout endossé par les cibles.
Nombre de publicitaires pensent que c’est là l’indicateur le plus important de la santé d’une marque de
commerce à long terme. Les efforts consentis par les groupes sociaux pour influencer l’opinion publique
laissent penser qu’ils partagent eux aussi ce point de vue sur l’importance de la construction d’une
opinion favorable.
Nous avons examiné jusqu’ici les indicateurs publicitaires qui agissent sur des représentations mentales
qui peuvent n’avoir aucune incidence sur le comportement du sujet : la notoriété, la familiarité, l’opinion et
l’opinion publique. Voyons maintenant ceux qui agissent sur les dimensions comportementales : la
considération, l’intention, le magasinage/l’essai, et l’achat/l’adoption 8.
La considération indique le pourcentage de répondants pour qui le produit ou service du commanditaire
est le seul qu’ils considèrent en vue d’un achat, ou comme faisant partie de la liste des deux ou trois
qu’ils considèrent dans une même catégorie. La considération est donc à la fois un indicateur
La publicité a une fonction conative; c’est même là sa fonction première. Le modèle proposé établit les principales
dimensions que le publicitaire peut chercher à influencer.
8
42
(relativement fiable) de l’endroit où se situe l’individu dans le processus de l’achat et un indicateur (moins
fiable) de la probabilité qu’il achète le produit, le service ou l’idée. À ce stade où l’intention n’est pas
arrêtée, le promoteur veut surtout s’assurer que le produit, le service ou l’idée dont il fait la promotion
fasse partie de la courte liste des options que la cible contemple. Pour ce faire, le promoteur va vouloir
communiquer les caractéristiques de sa proposition (produit, service, idée ou comportement) qui auront
un maximum de pertinence pour les cibles compte tenu de leurs désirs, de leurs besoins et de leurs
capacités. Il doit, pour cela, connaitre les critères de décision de la cible et faire valoir les attributs de sa
proposition qui y répondent le mieux.
L’intention indique le pourcentage de répondants qui se prononcent sur le degré de probabilité qu’ils
achèteront précisément le produit ou service du commanditaire d’ici une période de temps que le
répondant aura précisé 9. On sait que si l’intention est considérée comme le meilleur prédicteur du
comportement dans la plupart des modèles en psychologie de la santé (Ogden, 2004, p. 40), il n’est pas
infaillible, loin de là. Il peut y avoir une différence considérable entre l’intention et l’achat, et ce, d’autant
plus que le cycle de vie du produit et que l’investissement nécessaire au processus d’achat se fait à long
terme. L’importance de cet investissement dépend à la fois de l’individu et de la nature de ce qui est
acheté. Si un même comportement peut être adopté instantanément par certains individus, lentement par
d’autres, jamais pour les autres, c’est que le rapport cout/bénéfice n’est pas le même pour tous.
Habituellement, les sondages des campagnes sociales comportent des indicateurs de l’intention de se
plier au comportement cible, mais ils sont interprétés avec beaucoup de réserve, sachant combien il peut
y avoir d’obstacles entre l’intention de comportement et sa réalisation, et combien les réponses peuvent
être biaisées par la désirabilité sociale. Les sondages comportent parfois une variété de réponses sur le
plan des intentions qui permettent de préciser dans quelle mesure le répondant entend se conformer au
comportement souhaité ou se rabattre sur un comportement alternatif. C’est ainsi qu’à la suite de
l’exposition à un message de sécurité routière engageant les gens à retirer ses clés à un ami qui a trop
bu et qui s’apprête à conduire son véhicule, certains répondants peuvent répondre qu’ils ont l’intention
désormais de confisquer les clés, tandis que d’autres répondront qu’ils utiliseront des stratégies
préventives moins intrusives (meilleur contrôle de la consommation, désignation préalable d’un
conducteur sobre, moralisation plus insistante, etc.). On aura donc un pourcentage de déclaration
d’intention d’adoption qui pourra être ventilé suivant le degré de conformité au comportement souhaité, et
qui pourra aller de l’intention de se conformer précisément au dit comportement jusqu’au refus, en
passant par les diverses stratégies comportementales alternatives. C’est évidemment le pourcentage de
9 La capacité de préciser le délai d’ici l’achat est une information nécessaire pour considérer que l’intention est
formée. Elle est un indicateur du sérieux de la réponse.
43
la première catégorie de réponses qui est le plus important à considérer pour les commanditaires d’une
campagne comportementale, et celui qui fait en sorte que le modèle de l’entonnoir maintient à ce stade
une structure d’effets décroissants.
L’essai ou magasinage (shopping) indique le pourcentage de répondants qui ont effectivement
magasiné le produit ou service du commanditaire. En marketing social, ce construit pourrait être assimilé
au comportement d’essai du comportement cible, comme lorsqu’une personne teste sa capacité à arrêter
de fumer avant de se décider plus fermement, ou encore lorsqu’un conducteur teste sa capacité à passer
une soirée agréable tout en restant sobre parmi des convives qui ne limitent guère leur consommation
d’alcool. L’un des indicateurs les plus utiles du magasinage est évidemment la tenue de statistiques sur
les visites dans les points de vente (réels, et même virtuels quand l’achat en ligne est possible ou, du
moins, quand le site fournit de l’information pertinente au processus de magasinage et permet de déduire
les intentions de l’internaute en enregistrant son cheminement dans l’architecture du site). Une
augmentation des visites, à la suite d’une campagne de publicité, sera considérée comme un indicateur
de son efficacité d’autant plus fiable que le taux de fréquentation présentera une variation positive qui ne
pourra s’expliquer par aucune autre activité du commanditaire ou du marché 10.
L’adoption ou achat, enfin, indique le pourcentage des répondants qui ont acheté le produit ou service.
La comparaison de l’achat avec le magasinage permet d’établir la performance de la force de vente par le
calcul du closing ratio. En marketing social, l’achat pourrait correspondre à l’adoption du comportement
cible. Évidemment, l’adhésion à un comportement peut connaitre des hauts et des bas, voire régresser au
point de disparaitre. Le même phénomène existe en marketing commercial quand le consommateur ne
manifeste pas ou plus de fidélité à la marque. Dans tous les cas, bien des raisons et des stratégies ont
été avancées pour tenir compte de ce phénomène et le contrer, tant en marketing social que commercial.
En conséquence, d’autres modèles ont été suggérés afin de tenir compte des situations où le produit ou
service a une durée de vie limitée et est susceptible de ré-achat. Ces modèles incluent par exemple des
indicateurs de l’influence de la relation après-vente sur la fidélité à la marque. L’inclusion de tels
indicateurs dans le modèle le transforme graphiquement en spirale. Ces raffinements ne nous
intéresseront pas ici.
Les cas les plus probants en marketing commercial se trouvent généralement dans la catégorie des produits
saisonniers. Il arrive qu’un annonceur diffuse une campagne publicitaire hors saison pour tester la capacité d’une
offre à capturer une partie de la demande avant que les compétiteurs ne soient actifs dans le marché. Si la courbe
des ventes de l’annonceur connait alors une hausse significative comparativement à la courbe des ventes de
l’industrie, et s’il n’y a eu aucune autre modification dans les conditions du marché que sa campagne publicitaire, il
peut alors attribuer la hausse de ses ventes à cette diffusion de son offre.
10
44
L’usage de l’entonnoir d’achat en marketing commercial permet au praticien d’observer une hiérarchie
habituellement stable qui semble confirmer la forme de l’entonnoir de la communication : un indice affiche
presque toujours un pourcentage de réponses positives supérieur aux indices qu’il précède. De la
notoriété, qui présente toujours le taux le plus haut, jusqu’à l’achat, qui présente toujours le taux le plus
faible, la mesure des indices reproduit un effet d’entonnoir.
Le publicitaire observera aussi que, si les techniques d’influence qui utilisent comme vecteur les médias
permettent de rejoindre une très grande masse d’individus mais avec une capacité limitée de
segmentation des cibles et, donc, de modulation des messages 11 (personnalisation en fonction des
besoins spécifiques de chaque individu du groupe cible), elles peuvent surtout agir sur les indicateurs de
notoriété, de familiarité et d’opinion, c’est-à-dire sur le haut de l’entonnoir. Il observera aussi que les
techniques d’influence qui utilisent comme vecteurs les médias permettant de rejoindre une moins grande
masse d’individus mais avec une plus grande capacité de segmentation des cibles et, donc, de
modulation 12, peuvent surtout agir sur les indices de considération, d’intention, de magasinage et d’achat,
soit la partie inférieure de l’entonnoir de l’achat. Les indicateurs du haut de l’entonnoir guident les actions
de conditionnement à long terme, lesquelles prennent la forme de campagnes d’image et de
positionnement qui veulent surtout laisser une impression latente dans l’esprit des cibles qui sont encore
à plusieurs mois, voire à plusieurs années, du moment de passer à l’acte d’achat ou d’adoption 13. Les
indicateurs du bas de l’entonnoir guident les actions de séduction des cibles qui sont à la recherche
d’information alors que le moment de l’achat ou d’adoption est proche 14.
Cela étant dit, le modèle de l’entonnoir de la communication est peut-être entaché de biais
fondamentaux, mais qui peuvent être corrigés. La conceptualisation des indicateurs et de leurs effets
Télévision, radio, magazines et journaux, par exemple.
Marketing direct et force de vente, par exemple.
13 Une campagne d’image pour un produit automobile peut vouloir agir sur des gens dont on sait qu’ils ne comptent
pas changer de véhicule avant un, trois, cinq et même sept ans. À cette distance du passage à l’acte, les
informations trop précises (comme le prix d’achat et les options) ne seront pas retenues par les cibles et risquent de
toute façon de perdre leur pertinence au moment opportun (les modèles, les prix et le contexte du marché vont
certainement changer sur une aussi longue période).
Il arrive que le processus d’idéation de l’entonnoir d’achat se télescope à une si grande vitesse dans l’esprit des
cibles qu’il semble qu’une seule campagne de notoriété suffise à déclencher l’achat. C’est ce qui arrive par exemple
dans le cas où un produit ou service se fait connaitre auprès de cibles qui ont un profil d’adopteurs précoces. Dans
l’ensemble, les conditions de marché nécessaires pour qu’un tel effet immédiat se conjugue à un effet de masse
sont plus l’exception que la règle. Pour réussir cet exploit dans un marché compétitif, il faut pouvoir compter soit sur
un produit soit sur une communication résolument différents et pertinents, et idéalement sur les deux.
14 Typiquement, ces cibles réagissent plus positivement aux messages qui leur fournissent des informations
factuelles clés (comme le prix de vente et les caractéristiques plus détaillées du produit, la proximité des lieux de
vente, le service après-vente) et aux produits ou services qui répondent le mieux à leurs besoins personnels et à
leur capacité de payer.
11
12
45
semble valide, et le modèle laisse place à des variables modératrices 15, mais la typologie des réactions
de la cible est limitée. Les variables liées aux émotions 16 sont peu nombreuses et leurs capacités
modératrices ne sont jamais envisagées 17. Pourtant, les promoteurs de causes sociales comme les
promoteurs commerciaux savent reconnaitre l’impact de la persuasion émotive et encourager jusqu’à un
certain point sa reproduction par des stratégies basées sur son instrumentation. Il s’ensuit que la validité
stratégique du modèle repose peut-être sur le nombre somme toute restreint de réactions envisagées par
la cible, sur l’exclusion de certaines variables modératrices et, surtout, sur le caractère autovalidant des
actions qui sont engagées non pas pour tester le modèle mais pour l’appliquer.
Cela pourrait expliquer pourquoi la hiérarchie des effets est relativement stable d’étude en étude. D’après
notre expérience de publicitaire, une campagne basée sur l’émotion plutôt que sur l’argumentation
rationnelle, dans la mesure où elle obtient de hauts scores d’appréciation, peut faire augmenter
significativement les indices du haut de l’entonnoir d’une manière que le modèle n’a pas prévu ni ne peut
expliquer. Elle peut aussi, quoique plus rarement, avoir le même effet sur les indicateurs du bas de
l’entonnoir. Dans ce dernier cas, on peut penser que plus l’adoption de la proposition nécessite un haut
degré d’investissement personnel, et que plus cette proposition a une longue histoire de marque
négative 18, plus il est difficile à la publicité de provoquer des changements significatifs au bas de
l’entonnoir. Lutz, Mc Kenzie et Bench (1989) expliquent par le transfert d’affect le processus par lequel la
médiation opère.
Quand leur action s’inspire des théories de la psychologie sociale, les promoteurs de causes sociales ont
tendance à se concentrer sur les indicateurs du bas de l’entonnoir. Ils conceptualisent alors l’intention
Il tient compte du niveau d’engagement de la cible en fonction de sa position dans l’entonnoir par rapport au
moment de l’achat pour suggérer quelles techniques publicitaires utiliser (commandite, publicité de masse,
marketing direct, etc.) et quel message convoyer, toujours suivant des modèles rationnels de prise de décision.
16 Ce modèle a pour vocation d’aider les promoteurs d’une marque à faire le diagnostic de son état de santé et à
orienter les actions de communication de manière à améliorer les perceptions du consommateur sur les points
faibles. Mais les critères de diagnostic du modèle sont essentiellement des critères rationnels du jugement (cout,
accessibilité, rendement, propreté, etc.) et comptent très peu de facteurs plus émotifs (comme la beauté, le plaisir
d’utilisation, etc.), de sorte que les objectifs et stratégies de communication corrective ne conçoivent finalement
aucun autre mode discursif que l’argumentation rationnelle, ce qui limite les concepts et les axes de création aux
modes d’influences les plus lourds et, finalement, les moins adaptés à la publicité de masse.
17 Les effets des variables émotives (beau, excitant, amusant, branché, etc.) ne sont jamais envisagés autrement
pour le produit et pour la publicité que comme manière d’arriver à se faire remarquer dans un environnement
concurrentiel encombré. En l’état, le modèle ne permet pas de prédire et encore moins d’expliquer, par exemple,
qu’un produit sera acheté simplement parce qu’il a un design exceptionnellement attrayant. Appliqué en
problématique comportementale, il ne permettrait pas non plus de prédire ou d’expliquer, par exemple, qu’un
comportement puisse être valorisé, voire adopté, parce qu’il permet d’exercer un contrôle social (pensons à toutes
les campagnes sociales qui veulent transformer les citoyens en activistes).
18 Le capital positif ou négatif de la marque s’établit non seulement en fonction de la qualité du produit mais aussi en
comparaison avec les produits concurrents. En matière de changement social, on peut proposer l’adoption d’un
comportement qui semble ne présenter que des avantages, mais se buter à la compétition de comportements
opposés nettement plus gratifiants et accessibles.
15
46
comme le meilleur prédicteur du changement de comportement et cherchent le moyen d’agir sur les
modérateurs les plus près du passage à l’acte (l’achat). Sous l’influence des approches psychologiques,
cognitivistes et épidémiologiques, le programme de recherche sur le comportement a favorisé le
développement d’approches fondées sur des savoirs tirés d’expériences cliniques plutôt que sur des
savoirs probabilistes. En évacuant en grande partie le paradigme sociologique des voies royales de la
recherche sur la question, les chercheurs ont peut-être un peu perdu de vue l’intérêt du travail social et
des dimensions symboliques. Si le marketing social lui-même semble favoriser les approches
psychosociales de l’influence du comportement, c’est parce qu’elles offrent l’avantage de pouvoir mesurer
plus finement l’efficacité des interventions, parce que cette exigence de mesure d’efficacité est l’un des
piliers de la discipline du marketing, et parce que le marketing, en favorisant le concept de la nouvelle
gestion publique, a su créer lui-même la demande des États modernes pour des méthodes de gestion
plus efficace des deniers publics. Toutes ces approches ont toutefois une conceptualisation assez pauvre
de la publicité et des médias qui en sont les vecteurs.
L’efficacité de la publicité sociale en sécurité routière : une revue de la littérature
Compte tenu des sommes colossales investies dans les campagnes de promotion de la sécurité routière
dans le monde, et des nombreuses campagnes qui offrent l’occasion de vérifier empiriquement les
théories, de nombreux auteurs et promoteurs de cette cause sociale se sont intéressés à la question de
l’efficacité de la publicité routière et ont cherché à modéliser le processus de changement de
comportement routier. On a cherché à préciser comment la publicité influencerait le comportement routier
et si la publicité pouvait exercer cette influence par elle-même (influence directe) ou en combinaison avec
d’autres facteurs (indirectement par l’influence des attitudes ou des normes sociales, par exemple, ou par
l’addition à une panoplie de moyens d’intervention créant un effet synergique). Pour ce faire, certains
chercheurs ont surtout fait des méta-analyses, et certaines corrélations ont été observées. D’autres, en
association avec des organisations chargées de la gestion de la sécurité routière, ont pu tester sur le
terrain la valeur explicative de certaines hypothèses susceptibles d’expliquer avec plus de détails et de
rigueur la mécanique de l’influence publicitaire.
Le Net (1981) est l’un des premiers à avoir préconisé la combinaison à travers le temps de trois types
d’intervention pour modifier les comportements : sensibilisation, règlementation et contrôle. Les
campagnes de sécurité routière s’intéressant à la prévention par tous les moyens, et pas seulement par
la conversion volontaire au changement du comportement, elles utilisent habituellement l’une ou l’autre
des trois approches suivantes pour réduire le bilan routier :
47
-
modifications environnementales (ingénierie des routes et des véhicules);
éducation des usagers de la route;
contrôle routier.
L’amélioration des routes et des équipements de sécurité des véhicules ne se traduit pas nécessairement
par une amélioration du bilan routier car, les promoteurs de la sécurité routière le savent, plus un véhicule
et un environnement routier paraissent sécuritaires, plus le conducteur est enclin à prendre des risques.
Pour illustrer la supériorité des approches comportementales sur les approches technologiques, prenons
le cas des motocyclistes québécois. On sait que les motos n’ont pas de freins ABS, de coussins
gonflables ni de poutres de protection, contrairement aux plus gros véhicules, et que les motocyclistes
sont beaucoup plus vulnérables aux accidents. Or, au cours des vingt dernières années, le bilan routier
des motocyclistes s’est amélioré de 400%, et ce, malgré le fait que le nombre de motos ait doublé et sans
que les routes aient été significativement améliorées (le gouvernement a d’ailleurs confessé le contraire
et lancé depuis quelques années un calendrier de rattrapage). C’est en raison de l’amélioration de ces
résultats, attribuable à l’amélioration des comportements des motocyclistes, que la SAAQ a accepté, de
réduire leurs contributions d’assurance de 15% à 23% en 2012 (Nadeau, 2011).
Les approches environnementales et éducatives jouent peut-être un rôle important dans la modification
du bilan routier, mais quand elles échouent à modifier suffisamment les comportements à risque des
usagers, alors les promoteurs de la sécurité routière tendent à user du contrôle routier pour décourager,
détecter et punir ces comportements. On ne peut certes pas éliminer toutes les occurrences d’infraction,
mais il y a deux manières d’augmenter l’impact du contrôle routier sur le bilan : en augmentant le nombre
et l’intensité des opérations policières, et en augmentant le nombre des comportements délictueux (en
sanctionnant ou en criminalisant des comportements dangereux qui étaient jusque là permis). Il est
largement reconnu et répété dans la littérature spécialisée que les facteurs humains jouent un rôle
déterminant dans plus de 90% des accidents de la route (voir, par exemple, Daignault et Paquette, 2010),
que la perception du risque d’être arrêté est le facteur qui a le plus d’influence sur le comportement
routier, et que les changements de comportement permanents sont largement dépendants de l’existence
d’opérations intenses et soutenues de contrôle routier. Et c’est pourquoi les campagnes se concentrent
principalement sur les moyens de mieux détecter et d’intercepter les délinquants d’abord, et sur les
moyens d’accroitre la sévérité des peines ensuite (Zaal, 1994, p. 28).
Sauf en Suède, où la politique de « Vision 0 accident » repose sur le partage des responsabilités
(incluant celles des autorités publiques et des constructeurs de routes et de véhicules), il est largement
convenu de par le monde qu’il faut identifier le conducteur comme le principal sinon le seul responsable
des accidents de la route :
48
In all road transport systems, it is the road user who has more or less the total
responsability for safety. In most countries, there are general rules that the road
user should behave in such a way that accidents are avoided. If an accident occurs,
at least one road user has, by definition, broken the general rule and the legal
system can therefore act. (Tingvall, 1998)
Moreen et Moran (1998) présentent comme un fait établi que le comportement du conducteur est en
cause dans 95% des accidents de la route. Cette donnée explique la place prépondérante qu’occupe la
doctrine de la dissuasion dans les stratégies de sécurité routière, et d’abord dans le modèle du TAC.
Selon Harrison (1998c), les promoteurs et chercheurs australiens se démarquent par la prédominance
qu’ils accordent à la doctrine de la dissuasion pour étudier le comportement des conducteurs mis en
présence d’opérations de contrôle routier. La doctrine de la dissuasion est, en sécurité routière, le
principal modèle explicatif de la relation présumée entre d’une part le contrôle et la répression
(enforcement) et d’autre part le comportement des conducteurs. Homel (1998) en a le premier appliqué
les concepts aux opérations de contrôle de l’alcool au volant dans la Nouvelle Galles du Sud en Australie.
Le modèle s’est ensuite imposé aux opérations de contrôle et de répression de la vitesse (Fildes et al.,
1991) avant de s’imposer à l’ensemble des pratiques de sécurité routière (Zaal, 1994) : « its application to
road safety practice has resulted in widespread, intensive enforcement activity which in turn has had an
impact on a number of measures of crash involvement » (Harrison, 1998 b).
L’effet synergique
Les pratiques en sécurité routière prônent traditionnellement le recours aux lois et à l’éducation et
l’information pour changer le comportement routier (Tingvall, 1998). Les termes d’information et
d’éducation ne sont pas définis, mais il est courant dans ce milieu d’anoblir le rôle de la publicité sociale
en l’assimilant à une forme d’information et, mieux, d’éducation du public (Cambridge, 1998; Fitzgerald,
Harrison, Pronk et Fildes, 1998; Organ-Moore, King et Walsh, 1998; Thompson, 1998).
Il reste que, dans la littérature scientifique sur la sécurité routière, la publicité est systématiquement
classée comme une technique très peu utile pour influencer le comportement. Zaal parle d’un effet
significatif sur la notoriété des enjeux mais d’un impact minime sur le comportement à long terme (1994,
p. viii et 30), et d’un effet virtuellement inutile (Community, 2001) quand elle est employée seule, mais
dont l’usage est recommandé voire essentiel quand elle est peut être combinée à un ensemble d’autres
moyens. Nous appellerons « effet synergique » la modification de comportements obtenue par la
combinaison d’au moins deux moyens d’influence. En sécurité routière, ces moyens incluent le contrôle
routier parce que, à de hauts niveaux d’intensité, il augmente significativement la perception de risque
d’être intercepté (Dussault, 1990; Zaal, 1994; Community, 2001). L’effet synergique sur lequel nous allons
49
concentrer notre attention concerne la combinaison de la publicité et du contrôle routier parce que cette
combinaison a fait l’objet d’études spécifiques. La recherche en sécurité routière a établi que l’effet
publicitaire en lui-même requiert pour se produire une campagne d’une longue durée (Shinar et McKnight,
1985) et qu’il est éphémère car il s’éteint rapidement après la campagne (Elliott, 1993). La stratégie
préconisée par le TAC est de multiplier les campagnes synergiques de contrôle routier et de publicité.
Cette approche est explicitement endossée au Québec par la Table de sécurité routière (2007, p. 14) et
par l’Association des directeurs de police du Québec. Une évaluation de l’effet synergique en sécurité
routière au Québec (Gagné et Blais, 2011) a conclu elle aussi que l’effet est significatif mais très volatile
et couteux à produire, ajoutant cependant que la modification des infrastructures routières (comme
l’installation de dos d’âne) offre des moyens moins couteux et plus efficaces de réduire le bilan routier.
À l’évidence, la répression elle-même a des limites. En ce qui concerne l’application des lois et
règlements sur la sécurité routière, plusieurs études ont tenté d’éclairer la relation qui existe entre les
activités policières de répression et la réduction du bilan routier. Dans une étude effectuée pour le Public
Roads Administration de Norvège, Elvik et Rydningen (2002) ont montré que si certaines formes de
répression sont plus efficaces que d’autres, la relation n’est pas linéaire. Elvik et Rydningen ont fait une
méta-analyse de 26 études évaluant des opérations policières contre la CFA, opérations qui ont pu être
menées en conjonction ou non avec d’autres mesures mais qui comprenaient en général une campagne
publicitaire en soutien. Après avoir établi la moyenne annuelle de l’intensité des contrôles policiers
(facteur d’intensité 1 sur l’échelle), les auteurs ont évalué que les 26 opérations policières contre la CFA
qui ont fait l’objet de la méta-analyse ont multiplié ce facteur d’intensité par un facteur de 5 à 10. Malgré
cette intensification, les auteurs ont estimé qu’une réduction de 9% des accidents avec décès ou
blessures graves était le meilleur résultat qui pouvait être espéré du renforcement du contrôle policier. En
soumettant les résultats de ces opérations de la police norvégienne à une étude cout-bénéfice, les
auteurs ont précisé le déclin des effets marginaux du renforcement des opérations policières contre la
CFA. En établissant à 100% le niveau signalant l’élimination complète de la CFA, ils ont conclu qu’un
accroissement de l’intensité des contrôles par un facteur de 2 permettrait au mieux d’atteindre 20% de
l’objectif théoriquement atteignable de 100%, qu’un facteur de 3 mènerait à un maximum de 30% de
l’objectif, qu’un facteur de 6 mènerait à un maximum de 45%, et qu’un facteur de 10 mènerait à un
maximum de 60%. Cela signifie qu’au-delà d’un point optimal, l’augmentation des activités de répression
cesse d’avoir un impact significatif et rentable sur le bilan routier. En outre, les auteurs observent qu’à la
fin des opérations policières, l’effet positif ne perdure pas.
50
Graphique 1 : Relation entre les opérations de contrôle routier et les accidents
Source : Elvik et Rydningen, 2002.
La recherche a beau avoir identifié une grande diversité de déterminants du comportement routier, le
« principal moyen d’intervention en matière routière est le droit, même si l’éducation et la prévention
jouent un rôle fondamental à plus long terme » selon Pérez-Diaz (2003), pour qui c’est l’idée que la
répression serait dissuasive qui conduit les promoteurs de la sécurité routière à prôner des réformes
juridiques et judiciaires dans la perspective d’un accroissement continu des sanctions et de leur
fréquence. La répression est, avec l’introduction de mesures restreignant l’accès à la conduite (comme la
fixation d’un âge minimal pour l’obtention d’un permis de conduire, l’imposition de cours et de test de
conduite, par exemple), l’un des grands moyens coercitifs utilisés par les promoteurs de la sécurité
routière pour forcer la conformité comportementale. À ces contrôles légaux, il faut ajouter le contrôle
social informel par lequel les pairs sont invités à exercer une surveillance des attitudes et comportements
routiers à risque, à manifester leur désapprobation voire à intervenir (pour confisquer les clés d’un
conducteur à risque). La coercition est définie ici non seulement comme le contrôle permis par la loi et
effectivement exercé (contrôle social externe formel), mais également comme le contrôle social par lequel
un citoyen cherche à imposer la conformité (contrôle social externe informel).
51
La coercition n’est évidemment pas le seul déterminant de l’amélioration du bilan routier 19, mais il est
entendu depuis longtemps que la menace de la punition est la principale stratégie utilisée pour forcer les
conducteurs à la conformité (Elliott, 1992). À cet égard, Pérez-Diaz (2003) cite l’Australie, l’Angleterre et
le Canada comme trois modèles d’expérimentation à grande échelle du modèle répressif (fondé sur
l’accroissement du risque réel et perçu d’être contrôlé et puni) qui semblent avoir fait leurs preuves. En
matière de sécurité routière, presque tous les gains concrets qui ont été obtenus par la modification du
comportement des conducteurs résultent de l’imposition 20 de lois, tout simplement parce que les
conducteurs réagissent surtout en fonction de la perception de risque et qu’il est possible de les
convaincre qu’ils encourent le risque d’une punition sévère s’ils enfreignent la loi (O’Neill et Mohan,
2002). Les campagnes du TAC, qui sont basées sur un mélange de contrôle routier et de publicité
associé à une utilisation extensive de la recherche pour guider les décisions (Bliss, Guria, Vulcan et
Cameron, 1998; Remenyi, 1998; Li et Routley, 1998; Vulcan, 1995; Small et Frith, 1998), ont acquis une
réputation enviable pour avoir contribué à une réduction d’environ 50% des décès et 40% des blessures
graves entre 1989 et 1993 (Cameron, Newstead et Vulcan, 1994).
L’importance de la coercition dans les stratégies de la sécurité routière semble n’être jamais exprimée
plus clairement que dans les propos officieux de ses promoteurs. À la Road Safety Conference de 1998,
par exemple, et en réponse à une question à propos de leur présentation sur les stratégies de répression
et d’éducation utilisées pour lutter contre l’alcool au volant dans les zones rurales de l’État de Victoria
(Healy et Wylie, 1998), David Healy du TAC et Bob Wylie de la police de Victoria ont affirmé que tous les
automobilistes de l’État ont été interceptés au moins une fois dans des opérations de barrages routiers.
Ils ont alors affirmé que c’est la dynamique de la dissuasion qui est la clé du progrès en sécurité routière.
Cette affirmation n’a soulevé aucune objection de la part de l’auditoire dont les questions adressées à
Healy et Wylie ont essentiellement porté sur la difficulté de mobiliser les services de police et d’obtenir
qu’ils appliquent les lois avec une sévérité et une diligence égales. Dans les échanges, on a souligné
combien la gestion douteuse de la sécurité routière, telle qu’elle est faite par la plupart des municipalités
et leurs services de police, contribue à saper la légitimité de la cause et expliquerait pourquoi la lutte
contre la vitesse au volant est perçue par la population comme un prétexte pour collecter des taxes. Il
ressort de ces échanges que l’utilisation des contraventions comme source de revenus par les
municipalités est un problème connu mais pas reconnu : tous les participants à cet échange avec Healy
et Wylie en ont parlé comme le nœud évident du problème, bien qu’aucune présentation n’en ait fait état.
Invitée après sa présentation (Moreen, 1998) à expliquer comment les Australiens ont réussi à discipliner
Rappelons notamment les efforts pour améliorer l’ingénierie des routes et des véhicules, de même que
l’intégration d’une éducation à la sécurité routière dans la formation scolaire des enfants.
20 Dans la mesure évidemment où ces lois comportent des sanctions conséquentes et sévèrement appliquées.
19
52
et à enrôler les services de police dans la lutte contre l’alcool et la vitesse au volant, la responsable de la
Direction des programmes de sécurité routière dans l’État australien de Nouvelle Galles du Sud, Lori
Moreen, a répondu que tous ces problèmes se dissipent du jour où l’organisation chargée de faire la
promotion de la sécurité routière paye pour obtenir les services de la police. « The key factor to police
involvment : we pay them ! » 21, résuma-t-elle en une formule qui fit rire l’auditoire.
Si les campagnes d’éducation n’obtiennent pas de résultats probants, c’est qu’il s’avère impossible de
convaincre un conducteur qu’il risque un accident du fait de son propre comportement (le danger public,
c’est toujours l’autre) et que les individus agissent souvent en contradiction avec ce qu’ils savent.
Malgré les évidences de la recherche, l’idée que la publicité puisse avoir à elle seule un impact direct sur
le comportement des cibles résistantes est persistante à en juger par le nombre de campagnes
publicitaires conçues pour influencer directement le comportement, souvent par les mêmes organisations
gouvernementales qui commanditent ces recherches. Révisant les résultats d’études qui avaient observé
un impact significatif de la publicité sur le comportement routier, Zaal (1994, p. 11) a relevé le fait que
l’effet mesuré est très éphémère et dépend de l’imminence de la tenue d’opérations de contrôle. Si les
conducteurs ne constatent pas la réalité des opérations, la publicité perd tout son impact sur le
comportement (voir aussi Shinar et McKnight, 1985). En matière de sécurité routière, tous les cas où l’on
a présumé que la publicité avait pu avoir à elle seule un impact sur le comportement routier ont été
démentis par l’examen rigoureux des faits. C’est aussi le cas, souvent cité, des campagnes pour le port
de la ceinture de sécurité. Partout où l’introduction de l’obligation du port de la ceinture de sécurité s’est
faite avec de la publicité mais sans mesures de contrôle, l’effet apparent de la publicité s’est vite dissipé
(Fricker et Larsen, 1989; Key, 1991; Makinen et al., 1991, Elliott, 1993).
En plus de la dimension éphémère de l’effet synergique et du degré d’intensité qu’il requiert pour
atteindre des valeurs mesurables et significatives, Mathhijssen (1992) et Zaal (1994) ont noté, dans le cas
des campagnes contre l’alcool au volant, que la synergie atteint rapidement des plateaux d’efficacité.
Dans les conditions optimales, on obtient donc une réduction importante de la prévalence de la conduite
en état d’ébriété jusqu’à un optimum que la poursuite ou l’intensification des opérations ne réussit pas à
briser. Ce plateau signale le point au-delà duquel le ROI se dégrade rapidement. Pour que la courbe de
prévalence replonge, il semble qu’il faille, dit Zaal (1994, p. 31), des mesures plus sévères. La SAAQ
endosse cette conclusion. L’un de ses stratèges (Letendre, 2000, cité par Ducraux, 2001, p. 63) estime
que la persuasion par la sensibilisation ne permet pas à elle seule de dépasser un seuil de conformité de
Elle est aujourd’hui membre de l’ARRB, un groupe de chercheurs et de formateurs spécialisés dans le transfert de
la connaissance scientifique en sécurité routière à la connaissance pratique.
21
53
30 à 40% 22, mais que l’entrée en vigueur d’une loi visant le changement de comportement fera passer le
taux de conformité à un plateau de 60 ou 80%, tandis que le contrôle (grâce à la peur d’être arrêté)
l’augmentera jusqu’à un optimum de 90 ou 95%.
Cette explication est conforme aux observations de Le Net (1981) sur la tendance de l’État à user et
abuser de l’arsenal règlementaire pour pallier aux insuffisances de la communication sociale, l’approche
disciplinaire offrant une efficacité plus grande que l’approche de responsabilisation. Dans cette optique,
l’intervention législative et coercitive de l’État se comprend comme un processus institutionnel de révision
et de mise à jour sociale des normes comportementales. Dans ce système, on peut voir que c’est l’État
qui propose et qui promeut les innovations (sous forme législative et règlementaire). L’impact de ces
innovations, si elles sont réellement efficaces, devrait se refléter sur l’évolution de la courbe du bilan
routier, de sorte que cette courbe représenterait non seulement la courbe de réduction des accidents
mais aussi la courbe d’apprentissage de l’État en matière d’intervention en sécurité routière. Si
l’amélioration est principalement attribuable à ses interventions plutôt qu’à des facteurs exogènes
incontrôlables (comme les variations de la météo ou de la démographie) on devrait observer plus qu’une
simple diminution continue des accidents graves sur le long terme : on devrait minimalement pouvoir
observer une corrélation entre les séquences de baisses significatives et l’introduction de mesures
législatives et règlementaires (quand elles sont suivies de mesures de contrôle effectives). Si l’État
accélère le rythme d’introduction de nouvelles mesures, et qu’elles sont efficaces, les variations annuelles
du bilan routier devraient refléter ce rythme par des séquences de baisses d’accidents de plus en plus
rapprochées et par une amplitude toujours plus faible des épisodes de hausses. Ce rythme serait fonction
d’au moins trois facteurs d’importance :
1- le temps qu’il faut à l’État pour créer l’environnement culturel favorable au changement;
2- le temps que met l’introduction d’une innovation à accomplir ses trois phases :
amélioration – plafonnement – régression. L’introduction régulière d’une innovation juste
avant que l’impact de l’innovation précédente ne régresse expliquerait la disparition
progressive de la courbe en vagues (hauts et bas) et son remplacement par une courbe
en escalier. Cette évolution marque le passage progressif d’un processus
d’expérimentation stochastique (essai - erreur) à un processus d’intervention
soigneusement planifié;
3- la diversification des innovations : la résistance de la population au changement est
moindre quand on varie les angles d’attaques au lieu de constamment frapper sur le
même clou. Ce phénomène s’expliquerait à notre avis par le fait que la résistance de la
population aux innovations n’est pas organisée (contrairement aux actions de la SAAQ)
mais purement réactive : elle est réactive et organique et non proactive et stratégique,
22 Ce qui serait obtenir déjà des taux de conversion tout à fait respectables mais rappelons que pour attribuer ce
seuil à un effet publicitaire, comme le fait Letendre, il faudrait pouvoir démontrer qu’il y a eu conversion, ce qui n’a
pas été fait.
54
elle s’ajuste mais n’anticipe pas, suivant un processus relativement lent et que, au
Québec, la SAAQ aurait appris à exploiter.
Si la coercition est bien un déterminant important de l’amélioration du bilan routier, on a peu étudié les
mécanismes de persuasion par lesquels on peut amener une majorité récalcitrante de la population à
réclamer de l’État qu’il use de la contrainte envers elle. Comment les promoteurs de la sécurité routière
arrivent-ils à convaincre une population qu’il est légitime de subir et de percevoir la contrainte de l’État à
son endroit comme un service public essentiel? L’analyse comparée des campagnes contre la vitesse et
l’alcool au volant devrait nous aider à y voir plus clair. Elle devrait nous permettre de vérifier que les
recherches sur ces deux types de campagnes confirment les savoirs généraux sur l’efficacité de la
publicité en général et de la publicité en sécurité routière en particulier, savoirs qui jusqu’ici se recoupent
de manière satisfaisante, et que ces recherches plus pointues aboutissent aux mêmes constats dans
leurs domaines d’application respectifs.
L’influence de la publicité sur la réduction de la vitesse au volant
Depuis leur introduction en 1989, les opérations mobiles de contrôle de la vitesse par radar photo sont
devenues un élément essentiel des programmes de lutte contre la vitesse au volant dans l’État de
Victoria en Australie. Dès le début, ces opérations furent doublées de campagnes publicitaires, soit contre
la vitesse, soit pour faire connaitre les activités de radar photo. Cameron et al. (1992) ont relevé une
diminution significative de 15% des accidents avec victimes de décembre 1989 à mars 1990, coïncidant
avec des opérations de radar photo de faible intensité et une campagne publicitaire de faible intensité
aussi contre la vitesse au volant. D’avril à juin 1990, la campagne de promotion du radar photo fut lancée
et diffusée avant que les opérations de radar photo ne soient intensifiées. Malgré ce décalage, les
auteurs ont constaté une réduction du nombre des accidents de 34% dans la capitale Melbourne (ainsi
qu’une réduction des accidents avec blessures graves) et de 21% sur les routes secondaires. La
combinaison d’opérations radar et de publicité de forte intensité après juillet semble avoir maintenu l’effet
espéré : on a constaté une réduction des accidents de 32%, 23% et 15% à Melbourne, dans les villes
régionales et sur les routes secondaires, avec toujours une réduction des accidents avec blessures
graves à Melbourne. Depuis, chaque fois que le TAC a modifié le modus operandi ou intensifié le
programme de contrôle routier par radar photo, ces changements ont fait l’objet de campagnes
publicitaires. Quand les Pays-Bas ont introduit à leur tour un programme similaire de contrôle de la
vitesse par radar photo en 1998, d’intenses campagnes de publicité ont accompagné cette activité
(Goldenberg et van Schagen, 2005).
55
En examinant les conditions de succès des interventions en matière de sécurité routière, il est possible de
préciser davantage les mécanismes d’influence de la publicité. Zaal (1994, p.28) signale que la
perception de risque d’être intercepté et que la représentation de la sécurité routière comme enjeu social
important sont des facteurs déterminants du respect des lois de la route. Les auteurs sur lesquels il
s’appuie (Saunders, 1977; Mercer, 1985; Homel et Wilson, 1988; Ross, 1982, 1990; Vingilis et Coultes,
1990; Elliott, 1992) avaient précédemment conclu que la publicité liée à des activités de répression
pouvait avoir un impact positif sur les niveaux de conformité de la population des conducteurs. Dans la
même optique, Harrison (1987) a examiné les résultats des photos-radars et il a conclu que les taux
d’infraction étaient de 32% inférieurs là où les sites étaient publicisés. La publicité faite autour des
barrages routiers a justement pour objectif d’accroitre la perception de risque d’interception bien au-delà
du risque réel mais on trouve ici des raisons de penser qu’elles contribuent d’avantage à maintenir à un
haut niveau l’opinion que l’insécurité routière est un problème social majeur.
Dans l’optique où c’est la conformité qui est recherchée et non une augmentation de revenus par la
perception de pénalités pour infractions, il est clair que la publicité peut accroitre significativement
l’efficacité des actions de contrôle routier. Il convient toutefois d’ajouter que, même dans ces cas, les
effets publicitaires seraient bien éphémères (Cameron et al., 1992). Ceci est conséquent avec les savoirs
publicitaires. C’est l’effet de fatigue du message (dit aussi wall paper effect): une publicité qui n’est pas
renouvelée et qui reste en place finit par faire partie du décor et ne plus être remarquée.
Poussant plus loin l’investigation de Cameron et al. (1992), Henderson (1992) a confirmé que la
combinaison de la publicité avec des mesures de répression (opérations de répression de l’alcool et de la
vitesse au volant, par le biais de barrages routiers et de photos radars) avait un impact significatif sur la
réduction du bilan routier. Henderson a même calculé le retour sur investissement des publicités du TAC
(Transport Accident Commission) de 1989 à 1992 dans l’État de Victoria en Australie. En tenant compte
du poids du placement média (calculé en termes de PEB, ou points d’exposition brut, qui est la
combinaison de portée et de fréquence permettant d’évaluer combien de fois une personne cible a pu
être théoriquement exposée au message d’une campagne), Henderson a établi une échelle du ROI :
56
Tableau 1 : Calcul théorique du retour sur l'investissement média des campagnes de publicité en
sécurité routière
Poids média
ROI (sommes épargnées par le TAC en indemnités
pour tous les accidents potentiellement évités
grâce à la combinaison publicité/répression, moins
les sommes investies en production et en
placement média pour chaque campagne
publicitaire)
540 PEB par mois
3,9 fois les couts investis en publicité
800 PEB par mois
7,9 fois les couts investis en publicité
Source : Henderson, 1992.
Il faut savoir que, de la fin de 1989 jusqu’en 1992, le budget des campagnes de publicité choc du TAC
était de 25 millions de dollars par année (ce qui couvre les couts de production et de diffusion des
messages), dont les deux tiers étaient consacrés à de la publicité télévisée (la télévision étant, de loin, le
médium avec le plus d’impact sur les gens 23). Au cours de cette période, le TAC a produit et diffusé 11
messages, dont cinq contre l’alcool au volant et trois contre la vitesse. La très grande intensité des
campagnes du TAC, tant par l’importance des sommes engagées que par la violence des images et des
scénarios, lui a valu en retour de virulentes critiques. Les conclusions des rapports de Cameron et
d’Henderson ont eu d’importantes répercussions stratégiques, mais celles qui nous intéressent ici
concernent la stratégie par laquelle le TAC, pour contrer l’effet de fatigue des messages, a augmenté le
nombre et la rotation des messages publicitaires pour atteindre un niveau d’impact optimal. Voilà
pourquoi, aujourd’hui encore dans l’État de Victoria en Australie, il y a toujours au moins une campagne
de sécurité routière en ondes. Le TAC investit chaque année des sommes considérables dans la
production de nouveaux messages et évite autant que possible la rediffusion d’anciennes campagnes.
On peut penser aussi que les sommes tout à fait extraordinaires investies annuellement en publicité par
le TAC, avec un budget moyen de production de plus de 500 000$ en dollars de 1992 (Henderson
(1992). C’est cinq fois plus que ce que la SAAQ investissait à la même époque pour la production d’un
Liedekerken et van der Colk (1990) ont estimé que la télévision est le meilleur médium pour provoquer les
changements sociaux, ce qui est conséquent avec les savoirs publicitaires, et même à l’ère actuelle de l’Internet, les
agences de publicité estiment que la télévision demeure le médium le plus puissant et la source d’information la plus
crédible pour la très grande majorité de la population. Liedekerken et van der Colk ont estimé aussi que les médias
locaux pouvaient jouer un rôle important dans le changement de comportement quand on les utilise pour promouvoir
les activités locales de contrôle routier. La « localisation » des enjeux peut en effet augmenter le taux d’adhésion de
la population si les sites choisis pour le renforcement du contrôle routier ont été sélectionnés avec l’aide de la
population locale et en fonction de leur caractère accidentogène reconnu (chaque région a ses routes, ses
intersections, ses pentes et ses courbes « de la mort »). La publicisation dans un journal local des activités de
contrôle routier a vraisemblablement pour effet d’augmenter la perception de risque dans la mesure où les citoyens
ont alors des raisons de croire que leur municipalité est particulièrement ciblée.
23
57
message télévisé), ainsi que le style particulièrement choc de ses publicités, pourraient contribuer à
expliquer pourquoi le modèle publicitaire du TAC n’a pas été reproduit ailleurs dans le monde. Ou du
moins jamais avec la même constance ni avec la même agressivité dans le ton et dans les
investissements.
De 1995 à 1996, l’État de Victoria a mis en service 73 unités de radars photo mobiles qui furent
essentiellement déployées dans les zones rurales. En novembre 1996, le TAC a lancé une campagne
publicitaire spécifiquement dédiée à la promotion du renforcement des opérations de radar photo en
région, et ce, en plus d’une campagne générale contre la vitesse au volant. Diamantopoulou et al. (1998)
ont évalué l’efficacité de ces campagnes mixtes pour voir s’il existait un effet synergique et conclu que les
effets du programme de contrôle de la vitesse semblaient varier en fonction du taux de notoriété des deux
campagnes publicitaires, mais que la plus importante réduction du nombre d’accidents correspondait au
moment où la notoriété de la campagne sur les radars photo était à son plus haut (novembre 1996 à juin
1997). Toutefois, l’effet de réduction des accidents était trop éphémère (de un à quatre jours suivant le
début des opérations) pour être statistiquement significatif. En outre, la relation ne semblait pas linéaire
puisqu’une réduction de la notoriété de la campagne sur les radars photo n’a pas entrainé de variation du
bilan routier. La campagne de publicité contre la vitesse au volant, qui dura trois semaines, ne semble
pas avoir eu d’impact significatif non plus sur la réduction du bilan routier (les valeurs étaient même
inférieures à celles de l’autre campagne). Étrangement, Diamantopoulou et al. (1998) ont conclu que
l’expérience montrait l’existence d’un très fort effet synergique. Cette conclusion fut endossée par
Cameron et Delaney (2007, p. 29), qui précisent que c’est surtout la publicité télévisée qui semble
capable de produire l’effet synergique et ajoutent qu’il manquait un modèle capable de déterminer le
meilleur dosage de publicité en fonction du ROI.
Les corrélations ne fournissant pas d’explication de la relation, une nouvelle étude de Cameron et al. en
2003 a cherché à mieux comprendre les mécanismes synergiques par lesquels la publicité et la
répression auraient un effet combiné plus grand que lorsqu’ils sont employés isolément. Les auteurs ont
donc tenté d’isoler et d’analyser leur impact sur :
1- la perception de risque d’être intercepté;
2- les comportements routiers liés à la vitesse;
3- l’implication dans des accidents graves.
Dans une étude précédente (Cameron et al., 1995), les chercheurs ont trouvé des preuves d’un effet
dissuasif des radars photo mais constaté que cet effet ne se produit sur les contrevenants que lorsqu’ils
reçoivent leur avis d’infraction par la poste, et que cet effet se limite à la zone où l’infraction a été
constatée. On parle d’un effet dissuasif sur la récidive. La question est alors de savoir si l’on peut faire en
58
sorte que les opérations de radars photo aient un effet préventif plutôt qu’uniquement un effet postérieur.
Sur la base des preuves obtenues dans leur recherche, les auteurs ont suggéré que la publicisation des
opérations serait le meilleur moyen de susciter cet effet préventif. C’est pour le vérifier que Cameron et al.
(2003) ont évalué une série d’opérations de contrôle mobile par radar photo ayant eu lieu de 1996 à 2000
dans l’État de Victoria, certaines opérations étant publicisées et d’autres non.
Analysant le résultat de ces opérations, les auteurs n’ont trouvé aucune donnée supportant l’hypothèse
d’un effet synergique pouvant réduire significativement la fréquence des accidents avec victimes. Ils ont
cependant relevé des corrélations entre l’accroissement des activités de répression et la diminution des
accidents. Ils ont également relevé des corrélations entre les publicités-chocs et la réduction des
accidents mais ils n’ont pas trouvé de corrélation semblable avec les messages informant les
automobilistes de la recrudescence des activités de contrôle routier. D’un point de vue publicitaire, cette
étrangeté s’explique par le fait que les publicités-chocs atteignent un taux de notoriété plus élevé et plus
rapidement que les autres styles de messages. En effet, si les auteurs n’ont pas relevé d’impact de la
publicité sur la sévérité des accidents (nombre d’accidents avec blessés graves), ils ont relevé une
réduction significative de 12 à 13% dans le nombre de blessés quand les trois conditions suivantes
étaient réunies : 1- une campagne d’au moins 500 PEB; 2- avec une publicité-choc; 3- qui atteint un haut
niveau de notoriété. Les auteurs ont trouvé des indices (Cameron et al., 2003, p. 86) à l’effet que la
publicité, dans les conditions précitées, avait pour effet d’augmenter chez les conducteurs la perception
de risque d’être intercepté, et que cette perception incite un pourcentage significatif de conducteurs à
réduire leur vitesse.
Nous avons donc des indices qu’une campagne de publicité pourrait, en augmentant la perception de
risque d’être arrêté, agir indirectement mais très rapidement, d’une manière significative et mesurable, sur
le comportement en matière de vitesse (réduction de la vitesse), mais il faut pour cela qu’elle soit
remarquée (notoriété) et que les activités de contrôle routier soient très fortement intensifiées. On pourrait
objecter que les conditions particulières qui permettent à une publicité de se démarquer, telles que
formulées par Henderson (publicité-choc avec un important poids média), sont en partie tributaires du
contexte social de l’État de Victoria, au moins pendant la période charnière des années 1980-1990. Il est
vraisemblable que, pour reproduire le même effet, le poids média et le style de message puissent varier
d’une époque à l’autre et d’une région à l’autre. Mais même si c’était le cas, les déterminants publicitaires
fondamentaux demeurent les mêmes : comme toute publicité, la principale vertu d’une publicité contre la
vitesse consiste à se faire remarquer (d’où l’intérêt de la publicité-choc, dont c’est l’une des plus
évidentes propriétés) mais son impact à long terme décroit rapidement parce que la marque n’est pas
capable de tenir longtemps sa promesse. La très forte augmentation des billets d’infraction soutient la
59
perception de risque d’être arrêté si l’on ne respecte pas les limites de vitesse, mais cette perception
requerrait pour se maintenir un accroissement constant de l’intensité du contrôle qu’il n’est évidemment
pas possible de soutenir.
La relation avec la perception de risque d’être arrêtée est moins évidente à saisir dans l’étude de
Cameron et al. (2003). Comment expliquer que les publicités spécifiquement destinées à promouvoir
l’augmentation des activités de contrôle n’aient pas eu d’impact significatif sur le bilan routier alors que
celles qui misaient uniquement sur la peur des accidents (publicité-choc), elles, en ont eu? On peut faire
l’hypothèse que les premières devaient, logiquement, avoir une nature informative qui a pu nuire à la
dimension spectaculaire du message. Les messages informatifs ont, du point de vue de l’efficacité
publicitaire, le défaut de multiplier le nombre de messages 24 au sein de la même publicité alors que la
règle d’or du publicitaire est de se limiter à un seul message pour que la publicité soit remarquée,
comprise et retenue. Ils ont souligné que cette observation justifierait l’usage combiné de ce type de
publicité avec un renforcement considérable des opérations de contrôle routier si le seul but de ces
opérations était de réduire le nombre de décès reliés à la vitesse. Cette réserve suffit sans doute à
discréditer l’intérêt pratique de l’observation car c’est la diminution des blessés graves et non des décès
qui a un impact significatif sur le ROI de telles opérations. C’est vraisemblablement pourquoi l’observation
n’a pas passé la rampe des conclusions générales de l’étude de Cameron et al. (2003).
Une autre observation discordante de l’étude mérite d’être relevée car elle conforte cette dernière
hypothèse. Contrairement à ce qu’ils affirment dans leurs conclusions générales, les auteurs ont bel et
bien observé l’existence d’un cas d’effet synergique positif sur le bilan routier (une réduction du nombre
des accidents), mais ils en ont minimisé l’importance dans la mesure où la relation ne concerne que les
accidents avec décès 25. Pour que cet effet synergique émerge de manière significative, il faut toutefois la
combinaison d’opérations de contrôle routier d’une très grande ampleur et d’une campagne publicitaire
Typiquement, les messages annonçant un renforcement des activités de surveillance policière incluent des
messages sur la gravité du problème de la vitesse excessive et sur les risques d’accident. Cette accumulation nuit
au traitement émotif du message. Les publicités choc les plus remarquées du TAC sont au contraire habituellement
très émotives et reposent sur une scénarisation rigoureuse toute dédiée à créer un effet de choc. L’introduction
d’informations factuelles dans ce type de message en dilue forcément la capacité de faire qu’il se démarque et qu’il
soit mémorable, d’autant que les explications sur les risques reliés à la vitesse sont beaucoup trop complexes pour
être efficacement transmises par le biais d’une publicité télévisée. Les publicitaires ont toujours beaucoup de
difficulté à faire admettre à leurs commanditaires que la publicité, parce qu’elle est une intrusion dans le
divertissement télévisuel des téléspectateurs, doit être elle aussi divertissante (même dans l’horreur). Le
commanditaire surestime toujours l’importance pour les téléspectateurs des informations qu’il veut leur transmettre.
25 Ils ont souligné que cette observation justifierait l’usage combiné de ce type de publicité avec un renforcement
considérable des opérations de contrôle routier si le seul but de ces opérations était de réduire le nombre de décès
reliés à la vitesse. Cette réserve suffit sans doute à discréditer l’intérêt pratique de l’observation car c’est la
diminution des blessés graves et non des décès qui a un impact significatif sur le ROI de telles opérations. C’est
vraisemblablement pourquoi l’observation n’a pas passé la rampe des conclusions générales de l’étude de Cameron
et al. (2003).
24
60
qui atteigne un très haut niveau de notoriété. On peut voir par là qu’il n’est pas impossible mais difficile à
des campagnes de publicité informatives d’atteindre de hauts niveaux de notoriété.
L’influence de la publicité sur la réduction de l’alcool au volant
Comme dans le cas de la vitesse au volant, le recours à la publicité pour redoubler les contrôles de
l’alcool au volant fait partie des meilleures pratiques selon la littérature spécialisée (Delaney et al., 2006,
p. ix), et ce, depuis plus longtemps car la cause sociale contre l’alcool au volant est plus ancienne que
celle contre la vitesse. Les premières évaluations de l’efficacité des opérations de contrôle de l’alcool au
volant datent de 1976 dans l’État de Victoria, et déjà ces opérations se redoublaient de vastes
campagnes publicitaires (Cameron et Strang, 1982). Vers la fin de 1989, le même État a amélioré ses
opérations de barrages routiers contre l’alcool au volant en mettant en service des autobus équipés de
systèmes plus raffinés d’alcoométrie (les célèbres booze bus). Encore une fois, ces opérations furent
appuyées par des campagnes de publicités-chocs, agressives jusque dans leur slogan (« If you drink
then drive, you’re a bloody idiot »). En outre, ces autobus étaient maquillés avec la signature et les
couleurs de la campagne, si bien qu’ils faisaient office de support publicitaire : tout citoyen apercevant un
tel autobus circulant dans son secteur avait de sérieuses raisons de croire qu’un barrage routier contre
l’alcool se préparait localement. Ces opérations ont permis de doubler le nombre de conducteurs testés
de 1989 (500 000) à 1991 (1 100 000). Cameron et al. (1994) ont conclu à l’existence d’un effet
synergique positif sur le bilan routier dans ces conditions. Plus de dix après, Delaney et al. estimaient
encore que l’efficacité des opérations de contrôle routier contre l’alcool au volant reposait sur le principe
de la dissuasion (2006, p. 2), et que la visibilité de ces opérations est un facteur si important pour
accroitre l’effet dissuasif qu’elle devait être considérée comme un principe stratégique de base. Homel
(1990) opine dans le même sens. La publicité agirait indirectement sur la réduction du bilan routier (
Delaney et al., 2006) :
1- parce que la publicité agit comme un rappel des conséquences d’une récidive sur les
délinquants ayant déjà été interceptés (c’est le concept de familiarité dans notre modèle);
2- parce qu’une augmentation de la notoriété de la tenue de telles opérations entraine une
augmentation de la perception de risque d’être intercepté (c’est le concept de considération dans
notre modèle).
Les mécanismes d’influence semblent être les mêmes que dans le cas des campagnes contre la vitesse
au volant (Riley, 1991) : la publicité est efficace en ce que le délinquant est en mesure de percevoir que
le contrôle routier a été significativement renforcé. De fait, depuis 1990, c’est un conducteur sur trois qui
est contrôlé pour l’alcool au volant chaque année dans l’État de Victoria. L’efficacité de la publicité est
donc fortement liée à la contrainte dans tous les cas où cet effet est mesurable et significatif, et elle
61
n’agirait qu’indirectement sur le comportement par le biais de la perception de risque d’être intercepté et
puni. La sévérité, le caractère effectif et la promptitude des sanctions étant les principaux déterminants du
succès en dissuasion, ce sont ces aspects qu’il faut prioritairement investiguer pour comprendre pourquoi
la lutte contre la vitesse au volant a connu moins de succès que la lutte contre l’alcool au volant. Le
nombre de sanctions effectives contre la vitesse étant à l’évidence beaucoup plus élevé dans le cas de la
vitesse excessive que de la CFA, et la plupart des infractions constatées aux limites de vitesse faisant
l’objet d’une interception immédiate, c’est du côté de la gravité des sanctions qu’il faut d’abord chercher
s’il y a des différences pouvant expliquer l’écart.
Si la vitesse excessive au volant est une infraction, la conduite en état d’ébriété est un crime, ce qui
signifie que la punition du criminel est beaucoup plus grave. Voilà certainement l’une des raisons pour
lesquelles on a pu mesurer d’avantage de succès dans la lutte contre l’alcool au volant que dans la lutte
contre la vitesse. Voilà aussi pourquoi les opérations mixtes de contrôle et de publicité semblent avoir
plus d’effets sur la réduction de la délinquance en matière d’alcool au volant et de la récidive 26. Les
délinquants qui ont été trouvés coupables une première fois savent que le risque d’être intercepté est réel
et que la gravité de la sanction est très élevée. Dans ce contexte, la publicité qui met en évidence les
conséquences légales de cet acte criminel rappelle aux délinquants qui ont déjà été punis ce qui les
attend s’ils recommencent. Homel (1988, 1990) a été jusqu’à écrire que toute autre publicité que celle
faisant la promotion des contrôles routiers ne pouvait avoir d’impact sur le comportement, ni directement
ni indirectement. Homel (1988, 1993) a examiné les campagnes qui mettent l’emphase sur les
conséquences sociales de la conduite en état d’ébriété ou sur la culpabilité ressentie par les délinquants.
Il a estimé que ces publicités étaient inefficaces parce qu’elles ne mettaient pas l’accent sur les
opérations de contrôle routier et parce que, sur la base de leur expérience personnelle comme sur la
base de l’opinion de leurs amis et de la société en général, ils savent que leur comportement n’est pas
particulièrement dangereux ou immoral. Le défaut dans la conclusion de Homel, c’est qu’il sous-estime
l’importance de l’opinion de tous ceux qui ne sont pas délinquants. La logique de Homel contient les
germes de sa réfutation puisqu’il est clair qu’en forgeant une nouvelle norme sociale, on enlève de la
force aux objections des délinquants et on facilite l’exercice du contrôle social par les proches. D’autres
études mettent en doute l’hypothèse que la promotion des contrôles routiers soit la publicité la plus
efficace.
On a vu que, dans le cas de la vitesse, le conducteur délinquant tend surtout à ajuster sa vitesse dans les zones
où il a été intercepté. C’est beaucoup moins vrai dans le cas de l’alcool au volant, alors que la plus grande sévérité
des sanctions augmenterait la perception de risque d’être intercepté.
26
62
Newstead et al. (1995) ont modélisé la valeur contributive de certains facteurs clés sur la réduction des
accidents dus à l’alcool au volant dans l’État de Victoria, de 1989 à 1993. La contribution de la publicité à
la réduction des accidents y varie de 6,7% à 7,5% (voir tableau 2). On observera que les publicités contre
la vitesse et l’inattention ont, selon le modèle, un impact plus grand que la publicité contre l’alcool au
volant. Nous avons vu précédemment, dans le cas de la vitesse, que des publicités ne portant pas sur la
promotion des activités de contrôle de la vitesse pouvaient avoir plus d’impact que celles qui en font la
promotion. Nous avons suggéré que l’impact supérieur des unes sur les autres pouvait tenir à des
qualités d’exécution, les publicités informatives pouvant nuire à la création d’une émotion (notamment par
la publicité-choc) si utile pour fixer l’attention de l’auditoire et produire une impression durable. Il semble
que la même hypothèse vaille ici.
Tableau 2 : Estimation de la diminution des accidents graves dans l'État de Victoria et de la
contribution de la publicité à ce résultat
1990
Réduction du nombre d’accidents graves
30,1%
Contribution de la publicité contre la vitesse 6,2%
et contre l’inattention au volant
Contribution de la publicité contre l’alcool au 7,5%
volant
1991
41,4%
8,7%
1992
44,9%
8,7%
1993
46,7%
8,3%
6,7%
7,3%
7,1%
Source : Newstead et al., 1995.
La publicité, comme les activités de contrôle routier, peut aussi avoir des effets pervers, mais même ces
effets pervers semblent confirmer l’effet synergique. C’est ainsi qu’une étude du renforcement des
activités de contrôle de l’alcool au volant sur les routes secondaires de l’État de Victoria en 1993 a non
seulement conclu que ces opérations n’avaient pas empêché une augmentation des accidents dus à
l’alcool mais qu’elles en étaient peut-être la cause. Diamantopoulou, Cameron et al. (1998) ont émis
l’hypothèse que, convaincus du risque élevé d’être interceptés, certains délinquants auraient emprunté
des routes mineures bien moins sécuritaires, d’où l’augmentation des accidents. Les auteurs ont conclu
que le comportement des délinquants en région est plus difficile à modifier qu’en ville en partie parce qu’il
leur est plus facile d’éviter les opérations de contrôle en prenant des routes mineures. Il se peut aussi que
le bouche à oreille soit plus efficace en région rurale, de sorte que les délinquants se passent rapidement
le mot sur la présence des opérations et sur les options de contournement des barrages 27. Harrisson
On pourrait ajouter à cette observation l’impression que les politiques contre l’alcool au volant font peu de cas du
problème des régions, où les populations, contrairement aux grandes villes, doivent parcourir de plus grandes
distances pour satisfaire les mêmes besoins (la densité des commerces n’est pas la même), et n’ont pas ou
beaucoup plus difficilement accès aux modes de transport alternatifs que sont le métro, l’autobus et le taxi. Cette
différence contextuelle peut contribuer à expliquer que la culture de l’automobile résiste davantage aux propositions
27
63
(1996, 1998) a observé que les citoyens des villes et des régions rurales présentent des différences clés
sur le plan social et sur le plan des socio-styles (comme les habitudes de consommation d’alcool),
lesquelles, associées au fait qu’il est plus facile en région d’éviter le contact avec les barrages routiers,
laissent penser que l’effet synergique doit être encore plus intense pour agir en région. On voit encore
une fois à quel point la capacité d’exercer une contrainte est un facteur clé du changement de
comportement routier.
Henstridge et al. (1997) ont effectué une analyse des programmes de contrôle routier de l’alcool au volant
dans quatre autres états australiens et relevé les caractéristiques suivantes :
Tableau 3 : Intensité synergique des campagnes contre la CFA dans quatre États d'Australie
État
Début des
barrages routiers
Barrages routiers
Faible
intensité
Publicité
Forte
intensité
X
Faible
intensité
X
Nouvelle-Galles
du sud
1982
Tasmanie
1983
Australie de
l’Ouest
Queensland
1988
X
X
(relations de
presse)
X
1988
X
X
Forte
intensité
X
Campagne
publicitaire
Source : Henstridge et al., 1997.
Les résultats de l’étude confirment la pertinence des opérations misant sur l’effet synergique, si bien que
les auteurs ont classé les états de Nouvelle-Galles du sud et de Tasmanie dans la catégorie des états
révolutionnaires en matière de lutte à l’alcool au volant, et pudiquement classé les états d’Australie de
l’ouest et du Queensland dans la catégorie des états « évolutionnistes ».
La Nouvelle-Zélande a imité le modèle du TAC contre l’alcool au volant dès 1993, et une étude de Miller
et al. (2004) arrive aux mêmes conclusions que les précédentes sur la réalité de l’effet synergique. Selon
de la SAAQ en région que dans les grandes villes. Si la SAAQ reconnait et mesure régulièrement l’ampleur des
différences de comportement et d’attitudes entre les régions et les grandes villes, elle ne lui accorde aucune
légitimité et se désole de la résistance des régions à ses injonctions. D’où peut naître l’opinion que les politiques
contre l’alcool au volant sont pensées pour les villes mais appliquées indifféremment à toutes les régions, voire
qu’elles sont appliquées plus sévèrement et plus injustement en région qu’en ville (l’ampleur supposée du bouche à
oreille serait conforme à l’expression d’une solidarité sociale contre une répression perçue comme abusive.
64
les auteurs, l’effet cumulé de l’introduction des principales mesures (barrages, réduction de la tolérance
d’alcool à 30 mg pour les moins de 20 ans, usage de « booze bus » et campagnes publicitaires en appui)
seraient responsables d’une réduction de 54% des accidents avec décès et des accidents nocturnes au
pays. Selon les estimations, les barrages comptent pour 22% de cet impact sur le bilan, les « booze bus »
pour 18% et les campagnes publicitaires pour 14%. Utilisant des modèles statistiques apparemment
robustes, les auteurs ont évalué le ROI des barrages à 14,4, la combinaison des barrages et de la
publicité à 18,8 et la combinaison de ces techniques avec les « booze bus » a été évalué à 26,1.
Les conclusions de l’étude de Delaney et al. (2006) vont dans le même sens :
-
la combinaison d’opérations de contrôle routier intenses, de « booze bus » et de campagnes
publicitaires en soutien offrent un haut rendement en termes de ROI et font partie des principes
stratégiques essentiels des meilleures pratiques dans le domaine (p. 13-14);
les pratiques du TAC sont semblables aux meilleures pratiques observées en Europe, mais les
opérations du TAC se distinguent par un niveau d’intensité beaucoup plus élevé en ce qui
concerne les opérations de contrôle routier et les campagnes publicitaires (p. 14).
En Suède, Elvik et Amundsen (2000) sont arrivés à des conclusions similaires. S’ils estiment que le
recours à la publicité n’a pas d’impact sur le comportement et qu’il est donc inutile, ils font toutefois une
exception quand la publicité est utilisée en combinaison avec des mesures contraignantes comme des
opérations de contrôle routier et l’introduction de nouvelles dispositions législatives.
Elliott (1993) et Delhomme (2000) sont arrivés à des conclusions plus généreuses sur l’étendue de l’effet
publicitaire. Si Elliott confirme l’effet synergique de la publicité et du renforcement du contrôle routier, il
annonce avoir trouvé des cas où des campagnes de publicité télévisée auraient eu un impact positif sur
le bilan routier sans combinaison avec un renforcement des contrôles routiers. Mais la lecture de son
rapport permet de constater que la plupart de ces campagnes ont été diffusées en relation avec
l’introduction de nouvelles mesures législatives. Delhomme est arrivée à des conclusions similaires,
estimant que les campagnes contre l’alcool qu’elle a étudiées ont conduit à une réduction de 6,9% du
bilan routier pendant leur diffusion, et celles contre la vitesse une réduction de 16,9%. Elle conclut elle
aussi à l’existence d’effets synergiques quand la publicité est employée en combinaison avec des
opérations de contrôle routier ou avec l’introduction de nouvelles mesures législatives. Enfin, Elliott (1993,
p. IV) signale que les publicités qui disent à leur auditoire quel comportement adopter, au lieu de
simplement donner de l’information, sont plus efficaces. Ceci est cohérent avec les savoirs publicitaires
(call to action) et avec les principes de vente (ask for the sale) suivant lesquels, pour obtenir que le
consommateur réagisse, il faut lui dire clairement ce qu’on veut qu’il fasse, et l’inciter à agir
immédiatement ou, au pire, dès que possible. Voilà pourquoi tant de publicités se concluent par ces
injonctions : achetez, appelez, commandez, prenez rendez-vous. Sachant que l’effet publicitaire est
65
éphémère et que la cible perd rapidement sa motivation, ces injonctions sont redoublées par d’autres qui
créent un sentiment d’urgence à agir : maintenant, faites vite, pour un temps limité, aujourd’hui
seulement, et ainsi de suite.
Le rôle discret de la publicité dans l’acceptation de la contrainte
Cambridge (1998) ne prône pas l’utilisation de la publicité que comme moyen de promouvoir et
d’augmenter l’effet dissuasif des opérations de contrôle routier, mais aussi comme moyen d’augmenter
l’appui de la population à un renforcement de la sévérité des mesures de contrôle et de répression (voir
aussi Dwyer et Bolton, 1998). À propos de la mesure de redoublement pénalités en points de démérites
pendant la période des Fêtes, une mesure introduite en 1997 par le Road and Traffic Authority de la
Nouvelle-Galles du Sud en Australie, Graham (1998) expose comment le Road and Traffic Authority de
cet État a pris soin de mesurer pendant toute l’année non seulement la notoriété de la mesure mais aussi
le taux d’adhésion de la population. Small et Frith (1998) soulignent l’importance de mesurer
constamment les attitudes et de développer l’appui de la communauté aux programmes de sécurité
routière, se félicitant par exemple qu’en 1997, en Nouvelle-Zélande :
-
-
-
10% des répondants à un sondage estimaient que les risques d’accidents sont faibles si
on conduit avec précaution après avoir bu de l’alcool;
62% pensent que les lois contre l’alcool au volant sont très efficaces pour réduire le bilan
routier;
76% sont d’accord pour dire que les opérations systématiques de contrôle de l’alcool au
volant aident à réduire le nombre de morts sur les routes.
Cet appui résulte d’une patiente construction sociale de l’image du conducteur ivre comme danger public
numéro un : « a major public safety Survey published by police in 1990 and the National Survey of Crime
Victims published in 1997 both showed that the public’s greatest fear is drunk drivers. In both surveys the
fear of drunk drivers was greater than the fear of theft of valuables/possessions, violent attack, sexual
attack, stolen cars, gang behavior or vandalism » (Small et Frith, 1998). On voit par là qu’en termes
d’agenda setting, la promotion de la sécurité routière se conçoit en compétition avec les autres problèmes
sociaux pour se hisser et se maintenir au sommet des préoccupations publiques. Plus encore, Small et
Frith (1998) se félicitent de l’initiative de stigmatisation des fautifs par un journal local (le Christchurch
District Court) qui avait entrepris de publier chaque jeudi en page deux les noms des conducteurs
condamnés pour alcool au volant : « It is hoped that the programme will enhance public attitudes against
drink driving and in support of effective road safety strategies. »
Wright et Gyde (1998) ont estimé qu’avec l’introduction massive des radars photo dans l’État de Victoria,
98% des automobilistes se conforment désormais aux limites de vitesse. Même si, dans les faits, la
66
tolérance policière aux excès de vitesse s’étend jusqu’à plus ou moins 8 à 11 km/h 28 au-dessus de la
limite permise, la multiplication des radars photo a si bien crédibilisé la politique d’intolérance aux excès
de vitesse que les automobilistes croient que la tolérance policière n’excède pas un plafond de 3km/h audessus de la limite. Avec un tel niveau de conformité, on pourrait croire que la cause contre la vitesse au
volant serait perçue comme une cause gagnée dans l’État de Victoria, or elle ne l’est pas plus là
qu’ailleurs dans le monde de l’avis même des délégués du TAC qui, en commentant la présentation de
Wright et Gyde, ont estimé être en présence de résultats dus à une conformité imposée qui aurait créé un
changement de comportement sans changement d’attitude. Autrement dit, le TAC estime que si l’État
diminuait l’intensité perçue de la répression, le taux de conformité régresserait en proportion. Selon les
délégués du TAC (Australie) et du Land Safety Authority (Nouvelle-Zélande), leurs stratégies contre la
vitesse au volant n’auraient eu aucun effet ni sur les attitudes ni sur le consensus social : les gens ne
croient toujours pas que la vitesse soit un facteur de risque comparable à l’alcool (propos confirmés par
Kloeden et McLean, 1998) et ils croient encore que l’habileté permet de dépasser les limites de manière
sécuritaire. Ils n’intègrent aucun des messages sur les liens entre la vitesse, le temps de réaction et
l’importance des blessures, et ils perçoivent encore les radars de vitesse comme des « collecteurs de
taxes » (tax collectors). Cette perception serait en partie alimentée par la pratique policière, qui n’échappe
pas aux commentaires critiques des automobilistes, de s’embusquer là où les conducteurs conduisent le
plus vite et non pas là où ils ont le plus d’accidents (Sorrenson et Le-Merton, 1998). Dans l’échange qui a
suivi sa première communication à la Road Safety Conference de 1998 (Bliss, Guria et Rockliffe, 1998),
Tony Bliss a lui aussi expliqué que malgré dix années de publicités et de renforcement du contrôle
policier sur les routes de Nouvelle-Zélande, la vitesse demeure l’une des principales causes d’accident
parce que les conducteurs ne remettent pas en cause leur comportement personnel. Ils ont tendance à
penser que les accidents reliés à la vitesse sont causés par un noyau dur de récidivistes. Quand ils sont
clairement responsables d’un accident, ils en parleront comme d’une malchance, comme une fatalité ou
comme le résultat de la maladresse d’un autre conducteur. L’irresponsabilité de leur propre conduite ne
sera pas même évoquée, ou elle le sera alors comme facteur contributif mais insuffisant.
La réceptivité des automobilistes au discours culpabilisant de la sécurité routière fut l’un des thèmes
récurrents de la Road Safety Conference de 1998. Dès la plénière du 16 décembre, les délégués
australiens et suédois ont conclu que les gens n’acceptaient pas de se faire dire qu’ils sont les seuls
responsables des accidents, ceci malgré des années de campagnes de communication à cet effet et
malgré une amélioration spectaculaire du bilan routier qui est systématiquement présentée au public
comme la preuve la plus solide que le comportement fautif du conducteur est le principal facteur
28
Source : Debbie Kendall, directrice de groupe et responsable des campagnes du TAC chez Grey Advertising.
67
accidentogène. Prenant acte du refus par les automobilistes de porter seuls le fardeau de la culpabilité,
les participants du panel ont d’abord discuté de la menace que cette attitude faisait planer sur les progrès
en sécurité routière, puis ils ont discuté de stratégies de communication alternatives. Il leur est apparu
que si la sécurité routière n’était pas suffisamment valorisée par la population, c’est qu’on avait négligé de
leur vendre cette cause sociale. Ils avancèrent l’idée que la solution consisterait à vendre toute la sécurité
routière à la population, et pas seulement certains aspects de celle-ci, de sorte que la prochaine question
fondamentale en recherche sociale serait de déterminer le niveau de sécurité routière que la population
est prête à endosser (« How much road safety do people want ? »). À cet égard, les délégués de l’État de
la Nouvelle Galles du Sud (New South Wales) en Australie ont plusieurs fois évoqué la difficulté qu’ils
éprouvaient à convaincre la population du bien-fondé des nouveaux moyens de répression, et relevé le
fait que les bons résultats obtenus n’avaient pas suffi à changer la perception de leur population par
rapport à la contrainte.
Le marketing social 29 de la cause fut l’un des thèmes dominants de la conférence, et le thème spécifique
d’une présentation à la fin de laquelle l’auteure, Lori Moreen (1998), a proposé cette conclusion : il faut
dire aux gens ce que l’on sait, pourquoi l’enjeu social est critique et pourquoi il est digne de l’intérêt
public. Faisant un peu de prospective, elle présenta ainsi l’évolution des tendances en sécurité routière :
1960 :
1970 :
1980 :
1990 :
2000 :
méthode scientifique;
règlementation et design;
éducation et renforcement;
approches stratégiques (intégration);
plus de marketing social.
La perte de l’appui de l’opinion publique et des partenaires est donnée par Hahn, Mejia, Graham et
Clarke (1998; voir aussi Haworth, Corben et Bennett, 1998) comme l’un des principaux risques encourus
par les promoteurs de la sécurité routière, raison pour laquelle ils leur recommandent de mieux mettre en
valeur les améliorations du bilan routier attribuables à leurs actions, d’éviter la publicité négative et de
générer une couverture médiatique positive. Pour souligner combien l’opinion publique et les politiciens
sont une cible d’influence à ne pas négliger, les policiers néo-zélandais (Wright et Gyde, 1998) citent le
cas de l’Ontario où les cinémomètres de contrôle routier (appelés caméras radar au Québec) ont été
retirés parce que les autorités ont été incapables de contrecarrer l’opinion publique négative et,
conséquemment, de conserver l’appui des politiciens : « The abandonment of speed cameras in Ontario
for political advantage shows how fickle the political dimension can be ». Selon Moreen et Moran (1998),
le principal défi du futur pour les professionnels de la sécurité routière (« road safety professionals ») en
Australie repose peut-être sur leur capacité à convaincre la population de sacrifier toujours plus de ses
29
Entendu ici par les participants dans son sens le plus restreint, celui de la communication persuasive.
68
libertés et de sa mobilité : « If a social marketing component was built into each project, perhaps
programs could be far more effective ». Dans cette optique, le marketing social servirait à stimuler la
demande du public pour plus de sécurité routière, à faire que des dispositifs comme les systèmes d’antidémarrage (quand les ceintures ne sont pas bouclées ou quand le conducteur a pris de l’alcool) lui
paraissent désirables, et à obtenir que les mesures qui étaient socialement inacceptables deviennent
acceptables : « Experience has shown that the community is willing to support specific measures to which
they were initially opposed, following marketing of their benefits ». Cela exige notamment plus
d’investissements dans la mesure et l’influence des perceptions du public à l’égard de la sécurité routière.
Certains pays comme la Suède et les Pays-Bas auraient, selon Moreen et Mauran (1998), réussi à faire
de la sécurité routière un enjeu éthique au-dessus de toute considération politique ou économique, ce qui
exempterait les promoteurs de la sécurité routière du danger des compromissions au jeu de la
négociation politique, et de la nécessité de démontrer la rationalité économique des mesures
demandées) 30. Selon les mêmes auteurs, ce ne serait pas le cas en Australie, où non seulement
l’étendue du pays et l’urbanisation favorisent la culture de l’automobile mais où la culture de la liberté
serait plus grande : « civil liberties are valued more highly in Australia than they are, say, in a more social
democratic nation such as Sweden ». (1998) et Moran plaident donc pour que les stratèges de la sécurité
routière reconnaissent combien les professionnels qui représentent habituellement le public méritent leur
place aux côtés des chercheurs et des administrateurs :
Community representatives can include lobbyists, politicians, and community organisations.
The role of this group is to assess and advocate what people actually want out of road safety
programs. Inquiries by Parliamentary road safety committees have made an important
contribution by bringing a non-partisan approach to assessing submissions from a wide range
of organisations, hence paving the way for politically sensitive initiatives, such as random
breath testing. The media in most jurisdictions play a significant role in influencing public
sentiment regarding road safety issues.
Allstop (1998) plaide lui aussi pour le développement de stratégies en sécurité routière capables d’obtenir
une plus grande acceptation publique des actions envisagées et un appui multipartite aux demandes de
financement public.
Le rôle crucial de l’opinion publique (Allstop, 1998; Frith, 1998; Moreen et Moran, 1998; Tingvall, 1998) et
de l’implication des politiciens (Allstop, 1998; Moreen et Moran, 1998; Tingvall, 1998) dans la mécanique
Il n’empêche que Moreen et Moran reconnaissent que si le ministère des Transports de la Suède n’a pas encore
imposé un système de limitation automatique des véhicules (ISA : Intelligent Speed Adaptator), c’est qu’il n’a pas
réussi à obtenir l’adhésion de la population.
30
69
d’amélioration de la sécurité routière était déjà explicitement reconnu par de nombreux présentateurs de
la Road Safety Conference de Wellington en 1998. À la demande de l’État du Queensland en Australie,
Baum, Sheehan, Ferguson et Schonfeld (1998) ont spécifiquement mesuré le degré d’appui de la
population envers la nécessité d’un durcissement des mesures contre l’alcool au volant.
Résumant les principales conclusions du National Road Safety Summit de 1998 à Canberra en Australie
(1998), Frith expose combien il est essentiel de « vendre » à la population l’idée que la sécurité routière
est un enjeu social majeur, et que cette vente sera facilitée en redéfinissant l’insécurité routière comme
un problème de santé et de sécurité publiques plutôt que de sécurité publique seulement. Ce recadrage
est motivé par la prise en compte de la contestation de plus grande à l’effet que la sécurité routière est
sur-financée (« over-funded ») par rapport à divers enjeux de santé, mais aussi en réponse au cynisme
de la population qui associe la lutte contre la vitesse au volant à un prétexte des autorités pour émettre
des billets d’infraction et accroitre ainsi les revenus des villes et de l’État. Il n’attend pas de ce recadrage
un effet direct sur les comportements à risque mais estime qu’il devrait aider à faire que la lutte contre la
vitesse soit enfin perçue aussi favorablement par le public que la lutte contre l’alcool au volant, et fournir
la plateforme politique nécessaire pour obtenir un appui de l’opinion publique à des mesures toujours plus
répressives : « this may not directly lead to a reduction in risky road behaviours. However, it can provide
the necessary Platform to support further programmes, which almost inevitably require some special
tolerance on the part of the public ». Il prédit que plus le bilan routier s’améliorera, plus il sera difficile
d’influencer l’opinion publique : « it is clearly necessary to persuade the community to willingly « pay the
price’ necessary to achieve those gains. This will become progressively harder as the cost per road safety
incremental gain (however measured) gradually increases due to the ‘law of diminishing returns’» (Frith,
1998).
D’un point de vue éthique, cela suppose que le public ait une compréhension exacte de la réalité du
problème, et que les promoteurs de la sécurité routière aient le souci de ne pas induire une vision
tronquée de cette réalité, ce qui, suivant Gusfield, mériterait d’être examiné.
Nous avons vu que les études d’Elliott (1993) et de Delhomme (2000) permettent en outre de penser que
la publicité de l’introduction d’une mesure législative pour le resserrement du contrôle ou des sanctions
aurait la capacité d’influencer significativement et rapidement le comportement routier, donc que l’effet,
par anticipation, peut précéder la mise en place de la nouvelle mesure. Ce ne sont pas les seules.
Campbell (1987), Derby (1991), Mackay (1991) et Makinen et Hagenzicke (1991) ont observé que la
publicité semble être efficace à cet égard quand elle précède et annonce des modifications législatives.
70
La publicité, dans ce cas, agirait selon eux pour préparer l’opinion publique au nouveau comportement,
pouvant conduire à de hauts taux d’acceptation.
La question de la répression des comportements fautifs oblige à examiner la définition de la délinquance
routière. Il est crucial de savoir que la conceptualisation du délinquant varie énormément selon que l’on
adopte la perspective du promoteur ou celle des citoyens. Il n’est pas certain que ce soient les
campagnes de sécurité routière qui aient, du moins sciemment, construit l’image du délinquant comme un
ivrogne (dans le cas de l’alcool au volant) ou comme un fou du volant (dans le cas de la vitesse au
volant), et parfois les deux. On peut constater au contraire que les publicités en sécurité routière
s’efforcent de montrer que les crimes et délits routiers sont le fait de conducteurs ordinaires, mais que
ceux-ci persistent à considérer que le problème concerne « les autres conducteurs » (Table de sécurité
routière, 2007, p. 14). Il s’ensuit que les mythes de l’ivrogne au volant et du fou du volant sont le fruit des
stratégies de réception par lesquelles les conducteurs exposés aux publicités routières refusent de se
penser comme délinquants.
En principe, la délinquance ne peut qu’être le fait d’une minorité, ou alors nous tombons dans la catégorie
du folk crime. Si l’on définit le délinquant comme toute personne qui excède les limites de vitesse
permises, est-ce la majorité des conducteurs qui serait délinquante? La sociologue Lidgi (2008) est l’une
des rares voix dénonçant l’attitude des promoteurs de la sécurité routière qui, pour justifier l’introduction
massive de radars photo, attribuent à l’ensemble des conducteurs une attitude délinquante, alors que les
spécialistes reconnaissent entre eux combien la fixation des limites répond à des normes incohérentes et,
bien souvent, à un moyen d’augmenter les revenus des municipalités. À l’inverse, nombre de chercheurs
et de promoteurs qui se sont exprimés sur la question de la délinquance dans la littérature spécialisée,
s’inquiètent du danger qu’il y aurait à ne pas reconnaitre qu’une population puisse être majoritairement
délinquante dans ses comportements routiers. Dans une étude portant sur les attitudes et comportements
de 496 conducteurs, Fitzgerald, Harrison, Pronk et Fildes (1998) rapportent avoir observé une corrélation
entre l’attitude par rapport à la vitesse et le respect des limites : plus un conducteur tolère les
comportements illégaux, plus il aurait tendance à enfreindre lui-même les limites de vitesse. Or, le faible
taux de respect des lois et des règlements de la route est l’un des principaux problèmes auxquels les
promoteurs de la sécurité routière sont confrontés. Pour Gordon et Hunt (1998), l’influence des attitudes
sert précisément à augmenter la propension des citoyens à respecter ces lois et règlements, au même
titre que le contrôle routier. Saffron (1998) révèle que, selon les sondages faits en Nouvelle-Zélande, plus
de la moitié des conducteurs sur les grandes artères urbaines et près de la moitié sur les routes rurales
admettent outrepasser couramment les vitesses permises. De nombreuses stratégies de comparaison
sociale peuvent expliquer comment, en matière de conduite des véhicules, un individu peut s’estimer
71
justifiés de ne pas respecter les limites d’alcool ou de vitesse : le biais de différentiation sociale (Lemaine,
1966) par lequel il se juge plus apte à prendre des risques que la moyenne des autres conducteurs
(parce qu’il estime mieux tenir l’alcool, avoir de meilleurs réflexes, des aptitudes supérieures à la conduite
ou un véhicule plus performant, par exemple), l’illusion d’invulnérabilité (Perloff, 1983) ou encore l’illusion
du contrôle du risque (Le Breton, 1991) qui l’incite à valoriser les risques volontaires par rapport aux
risques involontaires.
Moreen et Moran (1998) pensent que les promoteurs de la sécurité routière sous-estiment l’ampleur de la
conduite à risque en la réduisant à un phénomène de délinquance, notamment à travers la construction
sociale du conducteur ivre comme un individu d’exception :
Increasingly we see that drink-driving, for example, is not because law-abiding people
inadvertendly miscount the number of light beers they drink. […] In some areas,
particularly rural communities, drink driving is far more common and more socially
acceptable. In these areas the incidence of alcohol involved in serious crashes is still high.
How can we discover more effective means of social change to address the so-called
‘problem drinkers’ and consequent road trauma outcomes?
Selon Kloeden et McLean (1998), si l’alcool au volant est perçu partout dans le monde comme un
problème grave qui exige un renforcement de la répression (plus de contrôle et des pénalités plus
sévères), ce n’est pas le cas de la vitesse au volant qui est généralement perçue comme un problème
mineur. Le cas de l’introduction des radars photo en Australie a fourni un riche cadre d’étude sur les
déterminants du refus et de l’acceptation de la contrainte, particulièrement quand cette contrainte doit
s’exercer contre des « récalcitrants » qui forment la majorité de la population. Si les débats publics qui
mettent en doute la moralité, l’équité et la finalité du radar photo peuvent en empêcher, en retarder ou en
ralentir l’introduction (les critiques avançant notamment que cette machine servirait moins la sécurité
publique que les revenus de l’État; voir Zaal, 1994 31), ils contribuent aussi à établir la perception de leur
efficacité supérieure à intercepter les contrevenants. Le principal avantage du radar photo tient à son
effet dissuasif, et une amélioration du bilan routier se réalise dès que les conducteurs sont à même de
constater que les appareils mis en place augmentent considérablement les capacités de détection des
excès de vitesse.
Southgate et Mirlees-Black (1991) ont observé que l’opinion publique a son importance sur la capacité de
la police de mettre en application la loi et ils ont conclu que la présence d’une campagne de publicité
encourage à le faire avec plus de rigueur (Zaal, 1994, p. 172). La perception des activités de répression
31 Il convient de signaler l’universalité de cet argument contre les radars photo. Il apparait dans toute société où on
tente de l’introduire et, dans tous les cas, l’État doit se défendre du soupçon d’être bien plus motivé par l’attrait d’une
nouvelle source de revenus que par l’espoir d’une réduction du bilan routier.
72
et de contrôle est une variable importante des relations communautaires de la police : les policiers seront
peu enclins eux-mêmes à exercer une répression qui ne serait pas jugée juste et équitable par la
population, et, s’ils l’exercent sans l’appui du public, cette répression n’aura pas les effets dissuasifs
espérés sur les conducteurs 32. Des effets pervers ont également été observés quand la population pense
que la coercition lui est imposée sans qu’on lui ait laissé la possibilité de changer son comportement
d’elle-même et sans contrainte (Grant, 1991). C’est pour éviter ces effets improductifs que les innovations
en matière de répression (comme les barrages routiers et les radars photo) sont toujours introduites
après une longue période de familiarisation au cours de laquelle les contrevenants interceptés reçoivent
un constat d’infraction mais sans pénalité.
Southgate et Mirlees-Black (1991) ont eux aussi suggéré qu’il était essentiel que l’usage du radar photo
reçoive l’appui majoritaire de la population si l’on veut qu’il contribue au changement des attitudes de la
population envers les comportements délinquants. L’expérience australienne en la matière confirme ce
point de vue, et Zaal (1994, p. 22) a identifié trois principes stratégiques qui permettraient de conditionner
l’opinion publique :
1- des campagnes de publicité doivent promouvoir l’idée que l’usage des radars photo est
absolument indispensable pour venir à bout de certains problèmes de sécurité routière;
2- le déploiement stratégique des radars photo doit se faire sur des sites qui ont un lourd historique
d’accidents;
3- les communautés doivent être consultées pour l’identification des sites où déployer les radars
photo afin de crédibiliser la vocation préventive de ce système de contrôle.
Après avoir procédé à un sondage d’opinion sur l’usage des radars photo , Freedman et al. (1990) ont
observé que les communautés ayant fait l’expérience des radars photo sont plus enclines à les accepter,
et conclu que ce sont les préjugés qui nuisent le plus à leur acceptation. Fildes et Lee (1993) ont eux
aussi estimé que le rejet du radar photo est basé sur un ressentiment envers la contrainte qu’une
mauvaise information ne peut qu’amplifier.
Dans le même ordre d’idées, Elliott (1993) a suggéré que la publicité pourrait non seulement servir à
augmenter la notoriété des enjeux de sécurité routière mais servir aussi à convaincre la population de la
nécessité de la coercition. Dans sa méta-analyse de 87 campagnes de publicité sur la sécurité routière, il
Il est de notoriété publique que les policiers, lorsqu’ils rédigent un constat d’infraction pour excès de vitesse,
peuvent réduire l’excès constaté pour alléger la pénalité du conducteur fautif quand celui-ci se montre amical et
coopératif. Le conducteur mécontent et discourtois ne bénéficiera pas de ce privilège. Il s’agit bien cette fois d’un
privilège puisque la décision est totalement discrétionnaire et injustifiable sur le plan légal, mais la pratique perdure
puisqu’aucun de ceux qui en bénéficient ne s’en plaint. Les policiers donnent en quelque sorte une prime à
l’acceptation de la contrainte. Si cette pratique n’existe que pour les excès de vitesse et pas pour l’alcool au volant,
c’est évidemment que le degré d’acceptation sociale des deux causes n’est pas du tout comparable.
32
73
a établi une liste de critères d’efficacité publicitaire dont il nous semble que quatre peuvent contribuer au
travail de l’opinion publique 33 :
1- les campagnes qui misent sur la menace de la contrainte sont plus efficaces que celles qui
poursuivent un objectif d’information et d’éducation;
2- les campagnes qui misent sur l’émotion sont plus efficaces que celles misant sur des
approches rationnelles/informatives;
3- les campagnes qui font la promotion d’un comportement routier spécifique ont plus de
succès;
4- les campagnes dont les propositions ont au départ une faible base d’appui dans la
population (moins de 40% en mesure précampagne) réussissent à gagner plus d’appuis
que celles qui ont un fort appui préalable.
Compte tenu de l’importance d’obtenir l’appui de l’opinion publique, et compte tenu de la nature émotive
des débats sur la sécurité routière, les deux premiers critères indiquent que l’influence de l’opinion peut
faire partie des stratégies des promoteurs de la sécurité routière, et que la persuasion par le recours à
l’émotion serait plus efficace que les approches informatives mettant l’accent sur la raison.
Le troisième critère est cohérent avec les savoirs publicitaires : le discours de vente est plus efficace
quand il invite la cible à procéder à l’ « achat », que ce soit du produit, du service, du candidat politique
ou du comportement (c’est encore une fois ce que préconise le fameux dicton de la vente : « ask for the
sale »).
Le quatrième critère est une évidence marketing : la progression des ventes ralentit au fur et à mesure
que le marché est saturé. Il a cependant des conséquences marketing qui méritent d’être explicitées. En
marketing commercial, on sait que plus le marché est saturé, plus les couts de marketing augmentent.
Pour maintenir ou accroitre ses parts de marché, l’entreprise doit lutter contre l’aplatissement de l’offre
dans la catégorie 34 en diversifiant son offre (par le lancement de nouveaux produits), investir davantage
dans la recherche et le développement, créer des images de marque basées sur un positionnement
unique et pertinent pour le public cible, et investir davantage en communication. Il en va de même en
On remarquera au passage qu’on reproche souvent à la publicité commerciale de faire usage des procédés 1 et 2
parce que ces procédés ne seraient pas éthique en soi.
34 Phénomène par lequel, devant une offre extrêmement diversifiée, le consommateur finit par estimer que tous les
produits s’équivalent en qualité. Dans un tel marché, le prix devient le principal déterminant de la vente, d’où une
guerre de prix entre les compétiteurs qui entraine une réduction constante et inquiétante des marges bénéficiaires.
L’entreprise qui veut éviter ce jeu dangereux doit augmenter la valeur perçue de son produit par rapport aux
compétiteurs. Il en va de même dans le domaine des causes sociales, où les causes sont en compétition les unes
avec les autres. Les causes sociales qui ont les meilleurs scores de notoriété, de familiarité et d’opinion sont aussi
celles qui obtiennent le plus de fonds. Les promoteurs de la sécurité routière prennent normalement soin de
mesurer l’évolution de les taux de notoriété et d’opinion favorable à leur cause.
33
74
sécurité routière, qui est en compétition avec d’autres causes sociales 35 et qui doit aussi composer avec
la difficulté de maintenir un sentiment d’urgence parmi la population malgré le fait qu’objectivement le
bilan routier s’améliore constamment. Pour y arriver, il faut donc que le promoteur de la sécurité routière
soit aussi, paradoxalement, le principal promoteur du sentiment de l’insécurité routière. Théoriquement,
donc, on devrait pouvoir observer dans les sondages d’opinion que la communication des promoteurs de
la sécurité routière contribue à créer, à maintenir ou à renforcer le sentiment de l’insécurité routière, et ce
avec d’autant plus de force que le bilan routier, dans les faits, s’améliore.
La méta-analyse d’Elliott (1993) a aussi permis d’établir pour la première fois des normes d’efficacité
auxquelles les campagnes publicitaires de sécurité routière peuvent se comparer pour évaluer leur
performance :
-
Notoriété : progression de 30% parmi la population cible;
Attitudes : progression de 5% parmi la population cible;
Intentions : progression de 1% parmi les conducteurs.
Les quelques études qui ont remarqué un impact de la publicité sur l’acceptation par la population de
nouvelles mesures coercitives fournissent des observations qui confortent les observations de Mathijssen
(1992) et de Zaal (1994) sur :
-
la réduction rapide du bilan routier grâce à l’effet synergique;
le plafonnement de ces effets;
la nécessité d’introduire de nouvelles mesures pour obtenir une réduction.
Une séquence théorique se dessine ici : 1- introduction législative de nouvelles mesures coercitives; 2–
application des nouvelles mesures coercitives; 3 – réduction rapide du bilan routier; 4- plafonnement des
effets. Tels seraient les quatre temps moteurs de la réduction du bilan routier par l’usage de la contrainte,
à ceci près que la réduction (3) peut se produire par anticipation de l’introduction (1) et de l’application (2)
d’une nouvelle mesure, à la condition évidemment que ces deux dernières soient de notoriété publique.
Même s’ils répugnent à l’admettre, même s’ils le nient vigoureusement, les promoteurs de causes sociales sont
bel et bien en concurrence pour inscrire leur cause au sommet des préoccupations sociales. La hiérarchie des
causes sociales dans l’opinion publique est fréquemment mesurée par des sondages commandités par les médias
et par les promoteurs de diverses causes parce qu’on sait bien que les causes qui trônent au sommet de l’agenda
public sont aussi celles qui obtiennent le plus l’attention des politiciens et le plus de subsides de l’État.
35
75
Diagramme 2 : Les quatre temps moteurs de la contrainte
1. Introduction
4.
Plafonnement
2. Application
3.Progression
Discussion sur les observations
Au moins quatre raisons plaident pour que les observations tirées du corpus analysé soient interprétées
avec prudence. La première tient au fait que notre attention s’est principalement, mais pas exclusivement,
portée sur la doctrine de la dissuasion dont les campagnes du TAC offre l’exemple d’application le plus
achevé. Cette doctrine s’appuie sur les trois principes de la certitude, de la sévérité et de la promptitude
de la peine, et sur le fait que ce sont les contrôles policiers qui jouent le rôle le plus important en matière
de dissuasion parce que la perception du risque d’être intercepté est bien plus dissuasif que la perception
du risque d’avoir un accident. Ce choix que nous avons fait se justifie non seulement par la prédominance
de cette doctrine dans le monde de la sécurité routière mais aussi par la place importante que la SAAQ et
la Table québécoise de la sécurité routière (2007, p. 12, 13, 17, 19 et 31) accorde à la doctrine dissuasive
dans leurs propres stratégies, ce qui fera l’objet de notre analyse dans la seconde partie de notre étude.
Ajoutons que la France, après avoir longtemps dénigré le modèle du TAC, a elle-même pris le virage de
la dissuasion en 2001 et fait en 2002 une priorité nationale de la sécurité routière. La France, qui affichait
en 2001 un retard majeur par rapport aux pays occidentaux, a vu ensuite une amélioration spectaculaire
de son bilan routier, soit depuis qu’elle mise sur une stratégie de dissuasion continue qui vise à mettre
progressivement en place non seulement un contrôle formel sur tous les lieux où une infraction peut être
76
commise (d’où la multiplication des radars photo et des barrages contre la CFA) mais aussi un contrôle
informel de la famille et des proches de tous les « infractionnistes » potentiels (Da Costa, 2007).
La seconde raison tient au fait que la grande majorité des études de notre corpus ont été commanditées
par des promoteurs de la sécurité routière, et souvent réalisées par les mêmes chercheurs et les mêmes
instituts. Cela ne signifie évidemment pas que ces chercheurs n’ont pas su garder leur objectivité, mais il
y a lieu de se demander s’ils ont maintenu intacte leur posture scientifique ou si leur approche a été
contaminée par une posture de promotion de la cause car leur attention s’exerce essentiellement sur
l’évaluation des approches en sécurité routière dans l’optique de l’amélioration de leur efficacité. Dans ce
type d’études, il est fréquent que la gravité du problème de l’insécurité routière soit réaffirmée et
documentée, tandis que ni la finalité de la cause elle-même ni la doctrine dissuasive ne soient remises en
question. À cet égard, la Suède offre le rare contre-exemple d’un pays qui n’a pas retenu la seule
culpabilisation du conducteur comme principale voie de l’amélioration du bilan routier mais privilégié le
partage des responsabilités entre l’État, les constructeurs de routes, les manufacturiers de véhicules et
tous les usagers de la route.
La troisième raison tient au fait que la plupart de ces études n’ont pas été publiées dans des revues
scientifiques ; ce sont le plus souvent des rapports rendus publics par les promoteurs de la sécurité
routière ou des communications faites dans le cadre de colloques, de sorte qu’ils n’ont pas passé par le
filtre d’une vérification par les pairs. À ce sujet, Harrison (1998c) a souligné les faiblesses des approches
australiennes, largement a-théoriques et pragmatiques qui privilégient l’action sur le terrain. Il a aussi
déploré que ce modèle ait été considéré comme valide par les promoteurs et chercheurs en sécurité
routière sans qu’ils aient fait les efforts nécessaires pour tenter de comprendre les mécanismes
psychologiques du contrôle et de la répression sur le comportement routier (Harrison, 1998b).
Poursuivant sa critique, Harrison (1998c) a déploré le fait que l’essentiel des informations sur les
campagnes australiennes en sécurité routière et sur leurs succès apparents 36 demeurent dans le secret
relatif des archives des gouvernements et des instituts de recherche commandités par ces
gouvernements, limitant la contribution australienne au programme de recherche en sécurité routière. Les
autorités se soustraient ainsi à la mise à l’épreuve des modèles et des théories sur le sujet, et, donc, ne
contribuent pas autant qu’elles le pourraient à l’avancement des connaissances. C’est cette culture du
secret qui expliquerait la sous-représentation des Australiens dans les publications scientifiques, selon
Analysant les statistiques d’accidents tels que rapportés par la police de l’état de Victoria dans le State Traffic
Accident Record (STAR) et les statistiques d’admission dans les hôpitaux du Victorian Inpatient Minimum dataset
(VIMD), Li et Routley (1998) relèvent notamment que si le nombre des accidents avec décès et blessures graves a
fortement décliné entre 1989 et 1993 (réduction du tiers), il a plafonné entre 1993 et 1998, et même augmenté dans
certains cas.
36
77
Harrison. En l’absence d’une évaluation par les pairs, la communauté des chercheurs n’a évidemment
aucune garantie que les méthodes et données australiennes respectent les normes scientifiques. Ce qu’il
reproche aux promoteurs de la sécurité routière et aux recherches qu’ils commanditent, c’est de ne pas
offrir à la communauté scientifique les moyens de valider leurs résultats et de tester les théories du
comportement autres que celles issues du modèle dissuasif. Il estime que les analyses factorielles faites
à la lumière du modèle dissuasif, tel que pratiqué en Australasie, ne prennent pas en compte de
nombreuses variables du processus de prise de décision (comme le contexte de la prise de décision, le
dernier contact avec une opération de contrôle, l’influence des expériences passées, positives et
négatives, et l’expérience des tiers). Selon Harrison et Pronk (1998), le modèle sous-estime le nombre de
réactions possibles des conducteurs à une même opération de contrôle et présume à tort que les effets
des opérations de contrôle et de répression de l’alcool et de la vitesse au volant sont nécessairement
identiques.
Harrison ne remet pas en doute la réalité des améliorations du bilan routier ainsi obtenues, mais quelques
indices permettent de penser que la très haute réputation des campagnes du TAC repose en partie sur
un travail de fictionnalisation. Sur le plan réputationnel, le TAC a capitalisé sur une amélioration
spectaculaire de son bilan routier réalisée dans les premières années de son existence, c’est-à-dire au
moment où les gains sont plus faciles à obtenir et où la progression est d’autant plus impressionnante
que le bilan routier précédant sa création était l’un des pires en Occident. Dans les années qui ont suivi,
le bilan routier de l’État de Victoria ne se serait pas amélioré selon Li et Routley (1998), qui ont analysé
les statistiques d’accidents tels que rapportés par la police dans le State Traffic Accident Record (STAR)
et les statistiques d’admission dans les hôpitaux du Victorian Inpatient Minimum dataset (VIMD). Ils ont
révélé que si le nombre des accidents avec décès et blessures graves a fortement décliné entre 1989 et
1993 (réduction du tiers), il a plafonné entre 1993 et 1998, et même augmenté dans certains cas.
La quatrième raison enfin tient au fait qu’il s’agit d’une revue de littérature et non d’une méta-analyse.
Nous n’avons pas procédé à la vérification des protocoles de recherche et donc pas testé la solidité des
conclusions des études de notre corpus, mais c’est une tâche dont on peut se demander si elle serait
même possible, suivant les critiques formulées par Harrisson et Pronk, compte tenu de la de la difficulté
d’accéder aux protocoles de recherche et à l’ensemble des données secondaires.
L’exercice fournit cependant des données utiles pour mieux comprendre le travail de construction de
l’insécurité publique en tant que problème public. Nous avons pu voir comment se sont constituées avec
le temps, en sécurité routière, une série d’évidences plus ou moins vérifiables sur l’efficacité publicitaire et
un mode de cadrage du problème public qui, dans la synthèse qui fera l’objet du prochain chapitre
78
(chapitre 4), nous permettra de raffiner les paramètres de notre analyse dramaturgique des campagnes
de la RAAQ et de la SAAQ. La SAAQ et le TAC sont deux promoteurs qui accordent à la recherche une
fonction déterminante dans l’élaboration des stratégies de sécurité routière, y compris les stratégies
publicitaires. Reste à savoir si le fonds commun de la recherche leur permet de conceptualiser clairement
le rôle de la publicité. Les données recensées indiquent que la publicité pourrait avoir une influence
indirecte mais immédiate, mesurable et significative sur le comportement routier. Les conditions de son
émergence ont été décrites avec suffisamment de précision pour comprendre pourquoi, si les données
sont valables, cet effet serait difficile à produire, à observer et à exploiter stratégiquement. Les
observations à l’égard de cette propriété sont nombreuses mais, pour les fins de la discussion qui nous
intéresse, nous ne retiendrons provisoirement que les quatre suivantes.
1- L’impact publicitaire sur le comportement routier se mesure.
2- L’effet publicitaire requiert, pour avoir un effet préventif sur les comportements à risque et être
mesurable, deux conditions essentielles :
a. un contexte synergique : la publicité doit être diffusée en conjonction avec l’introduction
de nouvelles mesures législatives de contrainte ou avec la tenue d’opérations de
contrôle routier;
b. un niveau d’intensité exceptionnellement élevé, tant en termes de poids média que de
sévérité des nouvelles mesures ou de renforcement du contrôle policier.
3- Dans tous les cas où ils arrivent à être produits, les effets publicitaires sur le comportement
plafonnent rapidement et sont éphémères, tout comme les effets de la contrainte.
4- Entre le comportement cible et le contenu du message, il n’y a pas de relation directe.
Ces observations nous conduisent à quatre remarques. D’abord, la seule relation sur laquelle nous
semblons avoir des données probantes d’un effet publicitaire, comme il ressort des trois premières
observations de notre sommaire, implique la contrainte comme variable clé, que cette contrainte prenne
la forme d’un renforcement des mesures législatives ou du contrôle routier. Ensuite, même si l’impact
comportemental est minime, et même si, selon le modèle étudié, c’est essentiellement par la contrainte
que le bilan routier progresse, la majorité des publicités en sécurité routière se donnent comme objectif
manifeste de convaincre les cibles résistantes de se convertir volontairement aux comportements
promus, ce qui est aussi la manière dont les cibles les reçoivent (ralentissez, ne conduisez pas si vous
avez consommé de l’alcool, bouclez votre ceinture de sécurité, et ainsi de suite). On pourrait objecter que
la nécessité de l’injonction s’explique par certains des principes publicitaires évoqués plus haut (call to
action et ask for the sale), mais il faudrait alors expliquer pourquoi ces injonctions ne portent pas plus
directement sur la soumission à la contrainte (« observez la loi ou vous serez punis »).
Ce qui nous conduit à la troisième remarque : il ressort de la dernière observation de notre courte liste
que le message publicitaire n’a pas besoin de porter sur le comportement cible pour produire son effet.
Cette inconséquence indique qu’au delà du message manifeste, la publicité a des fonctions latentes qui
79
demeurent à explorer. Nous avons vu enfin, et c’est notre quatrième remarque, que même si la littérature
spécialisée reconnait depuis longtemps que la contrainte est le déterminant principal de l’amélioration du
bilan routier, on a peu étudié les mécanismes de persuasion par lesquels, nommément en sécurité
routière, il est possible d’amener une population délinquante à souhaiter que l’État la contraigne à la
conformité. Cette acceptation de la contrainte, on l’a vu, est pourtant un modérateur de la relation, et on
peut soupçonner qu’il soit même le médiateur de tous les modérateurs. Comment les promoteurs de la
sécurité routière arrivent-ils à convaincre une population qu’elle doit réclamer, subir et percevoir la
contrainte à son endroit comme un service public essentiel? 37 Même si la publicité sociale ne fait pas
directement la promotion de la contrainte, nous avons ici des indications à l’effet qu’elle contribue à la
conformité. Cependant, nous ne sommes plus alors dans la logique de la conversion volontaire (fonction
manifeste de la publicité sociale en sécurité routière) mais dans celle de la conversion forcée qui repose
sur la capacité à rendre socialement acceptable et désirable l’usage de la contrainte par l’État (fonction
latente). Si nous avons des indications à l’effet que la publicité en sécurité routière a une fonction latente,
c’est là qu’il convient le mieux de la chercher. Le modèle de l’entonnoir de la communication ne nous dit
pas autre chose : la publicité agit surtout sur les dimensions symboliques et très peu sur les dimensions
comportementales. Nous pouvons ici prolonger l’analyse publicitaire de Baudrillard (1968, 1970, 1981) et
dire que la fonction manifeste du contenu informatif de la publicité sociale est de vendre une idéologie,
mais que sa capacité d’y arriver est très limitée en raison des systèmes de défense individuels et
collectifs très complexes qui s’y opposent. Cette fonction manifeste sert de couverture à une fonction de
persuasion qui veut moins convaincre que forcer l’adhésion. La critique de la publicité commerciale faite
par Baudrillard impose d’accepter l’idée, pas toujours évidente, que les publicitaires sont au mieux
inconscients de ces effets totalitaires, au pire animés d’intentions malveillantes (Baudrillard estime que
les publicitaires qui croiraient réellement aux vertus de leurs discours de vente ne pourraient être qu’à
moitié pardonnés). En marketing social cependant, les promoteurs de causes sociales auraient peut-être
moins de pudeur que les promoteurs commerciaux à assumer les effets totalitaires de leur publicité.
L’extinction des contre-discours est ouvertement espérée, le contrôle social généralisé est ouvertement
promu, les recherches sur les moyens de briser les systèmes de défense individuels et collectifs sont
ouvertement commanditées et souvent accessibles. De même, les promoteurs de causes sociales
mettent ouvertement de l’avant un projet de réorganisation de l’ordre social au sein duquel une élite, qui
s’estime éclairée et responsable, s’est donnée le mandat de guider et de réprimer la masse des citoyens
irresponsables. En reprenant et en prolongeant la pensée de Baudrillard, on peut dire de la publicité
sociale qu’elle n’est pas un dialogue mais le médium d’une socialisation massive qui monopolise la
Un point de vue endossé au Québec par le Conseil des services essentiels et par la Cour Supérieure qui ont tous
deux estimé que l’émission habituelle et régulière de constats d’infraction est un service auquel la population a droit
(voir Pigeon, M., 2009).
37
80
parole, oriente la production d’un ordre symbolique. Le travail de la promotion crée un capital symbolique
(l’opinion publique favorable à la contrainte) que l’État va pouvoir convertir en actions concrètes (la
conformité contrainte). La dissuasion, quand elle est légitimée, est ce qui permet d’opérer cette
transaction du capital en actions. Pour contribuer à l’amélioration du bilan routier, la publicité n’a donc pas
besoin de convertir les conducteurs à l’adoption des comportements promus tout simplement parce que
les promoteurs n’ont pas besoin que les conducteurs les adoptent volontairement. Il suffit que la publicité
(entre autres moyens) impose la croyance que la norme promue est la norme sociale pour inciter les
répondants aux sondages à participer au simulacre de l’adhésion à cette norme (par le jeu du biais de
conformité). Cette adhésion est alors mesurée par sondages où les répondants peuvent exprimer sinon
une opinion favorable à une intensification de la contrainte (avec le risque pour les sondeurs d’éveiller un
ressentiment latent envers la contrainte) du moins une opinion sur le potentiel d’efficacité d’une mesure
de contrainte à réduire le nombre des accidents (une formulation qui évite la personnalisation de la
réponse et qui est plus neutre sur le plan des émotions). Lorsque la proportion des opinions favorables
est majoritaire, les promoteurs peuvent offrir au public, aux médias, aux partenaires et aux décideurs
politiques la caution d’une opinion publique présentée comme l’expression de la volonté politique de la
population.
81
Chapitre 4 Matrice décisionnelle de la publicité en sécurité routière
Notre corpus d’études sur la publicité en sécurité routière n’entre pas dans la catégorie du discours
destiné au grand public. Ces études sont plus ou moins confidentielles, leur diffusion se fait dans des
réseaux et dans un niveau de langage qui sont ceux des spécialistes, mais leurs conclusions sont
susceptibles d’être vulgarisées par les promoteurs de la sécurité routière. Le corpus reflétait en majeure
partie une philosophie d’intervention dont l’approche du TAC offre un exemple des plus achevés de
l’approche dissuasive en prévention de la sécurité routière et dont la SAAQ, entre autres, se réclame. La
question est de savoir si, dans ce corpus, la présentation des faits a un statut rhétorique autre que celui
des dispositifs scientifiques de l’administration de la preuve.
Les études et méta-analyses visant à mesurer l’efficacité des campagnes publicitaires procédaient par
agrégation de données extraites de multiples enquêtes produites par ou pour les pouvoirs publics,
sélectionnées et compilées pour fournir une évaluation statistique de l’impact des campagnes de sécurité
routière sur les variations du bilan routier, le plus souvent en termes de mortalités. La valeur de notre
revue de littérature est évidemment limitée du fait que nous n’avons pas contrôlé la méthodologie de
chacune des enquêtes dont nous avons recensé et discuté les conclusions surtout en fonction de leur
cohérence interne (par analyse du discours) et externe (par confrontation avec les savoirs
multidisciplinaires). Nous n’avons pu mettre ces études à l’épreuve de la méthode de Gusfield pour
statuer sur la présence de statistiques persuasives à partir des indicateurs proposés : extrapolations
douteuses à partir de faibles échantillons, fiabilité et comparabilité des méthodes par lesquelles on
associe un décès ou une blessure grave à un accident de la route, inflation statistique (nombres agrégés,
tronqués ou arrondis), présentation d’informations décontextualisées de leur protocole d’enquête. Le
travail de la fictionnalisation, de la mise en scène et de l’intensification dramatique pouvait toutefois être
repéré par d’autres indices.
Nous avons vu que l’analyse dramaturgique est la méthode mise au point par Gusfield pour étudier la
rhétorique de l’autorité dans l’action publique. En prenant pour objet d’analyse l’argumentation
systémique des promoteurs de la lutte contre l’alcool au volant aux États-Unis, il a montré combien celleci, dès le début, reposait sur une interprétation simplifiée d’un corpus de faits complexes, issus d’études
empiriques encore incertaines et imprécises, mais stratégiquement présentées et vulgarisées pour des
fins de persuasion publique comme un ensemble de connaissances certaines, définitives et stables.
Après avoir inventorié les techniques utilisées dans le travail de torsion des faits, il a proposé d’interpréter
la promotion de la lutte contre l’alcool au volant comme l’une des péripéties contemporaines d’un combat
moral plus ancien et profondément ancré dans la trame sociale des États-Unis : la lutte contre
82
l’intempérance. L’étude de Gusfield s’étendait des origines de la promotion de la sécurité routière (qui
remonte aux premières études et règlementations américaines de la circulation automobile) jusqu’aux
années 1970, non sans examiner au passage comment les savoirs développés entretemps sur le même
sujet dans d’autres pays ont pu être intégrés ou ignorés dans l’argumentation des promoteurs. Peut-on
transposer l’analyse dramaturgique de son objet et de son contexte d’origine bien précis à un objet et à
des contextes plus vastes : la promotion de la sécurité routière dans son ensemble et dans d’autres pays,
voire à l’ensemble des causes sociales? Selon notre revue de littérature, la sociologie de l’action publique
de Gusfield n’a eu pratiquement aucun impact sur les recherches en sécurité routière. Un tel silence est
certes cohérent avec les pratiques d’un milieu qu’il dénonçait mais ce type d’argument, non-réfutable, ne
prouve rien. Même si des sociologues français, comme Cefaï, estiment que l’analyse dramaturgique est
transposable à l’étude de la promotion de la sécurité routière en France, la tentative ou la démonstration
n’a pas été pleinement faite.
Nous avons donc repris l’analyse du corpus de connaissances en sécurité routière, y compris celles sur
sa représentation publique (surtout à travers la publicité), sur les trois décennies qui ont suivi la fin des
travaux de Gusfield : les années 1980, 1990 et 2000. Notre corpus embrassait la tradition de recherche
de nombreux pays, mais bien peu celle des États-Unis, de sorte que notre analyse ne se présente pas
comme une mise à jour des travaux de Gusfield. Par rapport à Gusfield, qui embrassait les trois grands
axes de la recherche en sécurité routière (la triade HVI :Homme-Véhicule-Infrastructure), la portée de
notre revue de littérature est limitée à l’examen du seul programme de recherche sur le comportement
routier et, à l’intérieur de ce programme, à l’examen plus attentif du sous-programme de recherche inspiré
du modèle du TAC, dont le rayonnement s’est étendu en Australasie, au Québec et, depuis le début des
années 2000, en France, avec les succès que l’on sait en termes d’amélioration du bilan routier. Sur un
autre plan par rapport à Gusfield, notre analyse s’est enrichie du fait que nous avons embrassé dans
l’objet d’étude le discours et les stratégies publicitaires, ce dont il avait très peu traité. Les connaissances
de ce corpus élargi ayant considérablement augmenté depuis le début des années 1980, il s’agissait de
savoir si on y trouverait là aussi des écarts significatifs, persistants et systémiques entre les faits (les
données empiriques de la recherche sur le comportement routier et sur la publicité en sécurité routière) et
le discours des promoteurs sur ces faits (l’interprétation qu’ils en donnent). Dans l’affirmative, il s’agissait
de voir si l’analyse dramaturgique permettait d’offrir une interprétation sociologique cohérente de ces
écarts. L’appréciation est de nature qualitative, la méthode utilisée ne permettant pas de décider, si
même cela est possible, s’il y a eu amélioration ou dégradation des écarts systémiques observés par
Gusfield.
83
La stratégie du contrôle social
La causalité multiple des accidents de la route et l’éclatement des groupes cibles obligent les promoteurs
à agir dans un large spectre de solutions, mais l’une des plus importantes a trait au contrôle social. Les
promoteurs ont recours à trois formes de contrôle social pour réguler les comportements contre-normatifs
afin de promouvoir et perpétuer les normes de sécurité routière : le contrôle social interne et le contrôle
social externe informel et formel (Campeau, Sirois, Rheault et al., 1998; Chekroun, 2008). Le contrôle
social interne est celui par lequel l’individu apprend à développer des comportements conformes aux
normes préétablies qu’il a intériorisées. Le contrôle social externe informel est celui par lequel des
individus ou des groupes appliquent des sanctions informelles positives ou négatives (encouragements
ou blâmes, par exemple). Le contrôle social externe formel est celui des politiques sociales et des
institutions ayant explicitement un pouvoir de contrôle et qui peut appliquer des sanctions formelles
prévues par les lois et règlements (Carey-Bélanger, 1996; Mayer et Goyette, 2000).
Typiquement, les promoteurs de la sécurité routière attendent de la publicité qu’elle contribue à chacun
de ces trois types de contrôle. C’est aussi le sens qui se dégage de la première recommandation d’action
de la Table de sécurité routière au Québec (2007, p. 14) :
Les campagnes de sensibilisation constituent une composante essentielle et
indissociable d’une stratégie globale d’action en sécurité routière. L’effet souhaité
d’une campagne de sensibilisation grand public est, selon les besoins, d’informer,
de renseigner sur les bons comportements à adopter, de persuader ou d’induire
des changements d’attitude à l’égard de certains aspects de la conduite
automobile, notamment la vitesse.
Il est difficile de mettre de l’ordre dans des concepts quand ils ne sont pas définis. Selon toute
vraisemblance, la fonction d’information réfère à la diffusion d’informations objectives sur les dangers de
la route, notamment en relation avec la prise de risque, comme l’apprentissage de notions sur les
distances de freinage, sur l’augmentation du risque d’accident en fonction de la vitesse. Dans cette
optique, l’information veut d’abord stimuler le contrôle social interne. Si la diffusion de ce type
d’information passe parfois par la publicité, elle passe surtout par plusieurs programmes éducatifs qui
sont proposés aux écoles primaires et secondaires pour faciliter l’intériorisation des dangers et des
normes de conduite dès le plus jeune âge, et par l’enseignement dans le cursus normal des écoles de
conduite. Nous n’avons pas connaissance d’études sur l’impact de l’éducation sur les comportements
routiers, mais ce sont les études qui ont été faites sur les cours de conduite obligatoire qui ont conduit la
SAAQ à en abandonner le principe.
84
Parce qu’elle implique une moralisation des comportements et une valorisation de la moralisation, on peut
associer la fonction de « renseigner sur les bons comportements à adopter » non seulement au contrôle
social interne (intériorisation des normes) mais au contrôle social externe informel (faire la morale aux
autres). La publicité comporte manifestement un bon lot d’injonctions morales et de blâmes contre les
imprudents, mais aussi de mise en valeur des individus conformes. Plusieurs publicités vont plus loin
encore et encouragent les individus à exercer un contrôle sur les autres pour empêcher par exemple un
proche de conduire en état d’ébriété, fût-ce en le retenant ou en lui confisquant ses clés. L’ambition est
d’ « augmenter la désapprobation sociale » (Table de sécurité routière, 2007, p. 14) à l’égard des
comportements que l’on veut réprimer, mais nous n’avons pas recensé d’études sur la question et nous
ne savons pas dans quelle mesure ces stratégies peuvent réellement influencer le comportement des
conducteurs récalcitrants.
Nous avons vu que des promoteurs assignent à la publicité le devoir de contribuer à augmenter l’appui de
la population à des mesures toujours plus répressives, mais cette dimension n’a fait l’objet jusqu’ici, à
notre connaissance, d’aucune recherche. Les promoteurs ne nous disent pas comment la publicité peut
leur obtenir cet appui ni comment ils s’en servent. À cet égard, la sociologie de l’action publique est utile
pour comprendre comment la norme sociale peut favoriser l’exercice du contrôle social informel et
stimuler l’expression d’un appui à des mesures coercitives. En comparant les progrès de la lutte contre
l’alcool au volant à ceux de la lutte contre la vitesse au volant, et en tenant compte du fait que l’intensité
coercitive est le principal déterminant de l’amélioration du bilan routier, il apparait évident que la lutte
contre l’alcool au volant doit une partie de son avance au traitement de l’infraction comme un acte
criminel et à la gravité supérieure des conséquences prévues par le droit criminel. Certes, les occasions
de conduite à vitesse excessive sont plus nombreuses que les occasions de CFA, ce qui contribue aussi
à expliquer l’inégalité des progrès. Mais on doit aussi tenir compte du fait que, contrairement à la CFA, la
vitesse excessive au volant n’est pas perçue comme le résultat d’un comportement particulièrement
dangereux ou immoral et que, dans le traitement judiciaire effectif, elle ne dépasse pas non plus la gravité
d’une infraction au droit pénal, même s’il est techniquement possible quoique rare, car prévu à l’article
249 du Code criminel canadien (L.R.C., 1985, ch. C-46, art. 249), de poursuivre une personne au criminel
sous l’accusation de conduite dangereuse. Cette infraction consiste à conduire un véhicule à moteur
d’une façon dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances, à la nature et à l’état du lieu, à
l’utilisation qui était alors faite du véhicule ainsi qu’à l’intensité de la circulation qui existait au moment et
au lieu de l’infraction ou qui était raisonnablement prévisible. Le droit criminel ne traitant que des
comportements reconnus socialement comme les plus graves, la position respective de l’alcool et de la
vitesse au volant sur l’échelle des sanctions reflète et explique les progrès asymétriques obtenus dans la
gestion de ces deux problèmes publics. Bien des choses s’opposent à la criminalisation de la vitesse
85
excessive, dont les revenus considérables que les autorités retirent de l’émission de constats
d’infractions, une pratique permise par droit pénal mais que le passage des sanctions au droit criminel
interdirait. Cet intérêt financier n’échappe pas à la connaissance du public et nuit évidemment à la
perception de gravité du problème et, donc, de l’infraction.
Sans doute la criminalisation d’un comportement, avec la gravité supérieure de ses conséquences et à la
condition que cette criminalisation soit socialement acceptée, facilite-t-elle bien plus l’intériorisation d’une
norme et, donc, le changement d’attitude et de comportement. C’est ainsi que le niveau de coercition
effective déterminerait l’intériorisation d’une norme sociale, comme on le voit dans les régions rurales où
la facilité d’échapper aux opérations du contrôle policier réduit la perception de risque et explique
pourquoi le respect des limites d’alcool et de vitesse n’y fait pas autant partie des socio-styles que dans
les villes (Harrison 1996, 1998). Nous avons vu que si le contrôle routier peut, en augmentant la
perception du risque d’être puni, réduire significativement la prise de risque et, par là, forcer la conformité
(Dussault, 1990; Homel, 1990; Riley, 1991; Cameron et al., 1994, 2003; Zaal, 1994; Community, 2001;
O’Neil et Mohan, 2002; Delaney et al., 2006), il demeure qu’au-delà d’un point optimal l’augmentation de
l’intensité répressive cesse d’avoir un impact significatif et rentable sur le bilan routier (Cameron et al.,
1992; Henderson, 1992; Elvik et Rydningen, 2002) et que tout cela échouerait quand même à modifier
réellement ou durablement les attitudes. C’est ainsi que nous n’avons pas trouvé de cas, du moins en
sécurité routière, où la prévalence des comportements sécuritaires se maintient longtemps lorsqu’on
cesse de les promouvoir et d’exercer une surveillance. Si l’efficacité supérieure de la contrainte est
reconnue (CNSR, 2002, p. 32), sa puissance repose sur l’effet cumulatif de la sévérité de la sanction et la
certitude de la peine, les deux variables clés de la théorie de la dissuasion en sociologie du droit. Or
Killias (1985), dans une étude sur 16 pays, a mesuré que les changements législatifs expliquent 80% de
la variance totale en ce qui concerne le port de la ceinture de sécurité. À long terme cependant, spéculet-il, le respect des lois dépendrait moins de l’application massive de sanctions sévères que de la capacité
à prévenir la multiplication de situations dans lesquelles la crédibilité des lois et des sanctions sera mise à
l’épreuve. La non-observation de l’obligation du port de la ceinture est toutefois un problème perçu
comme mineur par rapport à ceux de l’alcool et de la vitesse au volant, cas pour lesquels nous avons
suggéré que les variations du niveau d’intensité de la peine pourrait contribuer à expliquer la variation des
taux de conformité. Sur ce plan, nous avons vu aussi que, malgré tous les efforts entrepris en ce sens, la
publicité ne modifie pas les attitudes des conducteurs « infractionnistes » parce qu’elle ne peut faire en
sorte qu’ils se perçoivent comme délinquants. Si les stratèges de la SAAQ, comme l’avance Letendre
(2000), estiment que la sensibilisation par l’éducation, l’information et la publicité permettrait d’atteindre
jusqu’à 30% ou 40% de taux de conformité, tandis que la contrainte permettrait de porter les taux de
conformité à un optimum de 90% ou 95%, on ne sait pas sur quelles preuves ils s’appuient. En outre, la
86
preuve n’a pas été faite que les gains associés à la sensibilisation aient été obtenus auprès de
conducteurs récalcitrants, ni même que les attitudes et comportements conformes ne préexistaient pas à
leur mesure, auquel cas on ne pourrait parler de conversion.
Le renforcement de la contrainte a été présenté dès 2002 par le président Sarkozy comme faisant partie
de « mesures courageuses » que les Français sont prêts à accepter de la part de l’État et des politiciens
(Pailliart, Poncin et Strappazzon, 2008, p. 80) pour régler le problème de l’insécurité routière. On peut
penser qu’un individu a intériorisé l’idée que la contrainte est indispensable pour améliorer le bilan routier
quand, comme cela se voit couramment et comme le formule Pérèz-Diaz (2003, p. 155), il attribue « la
responsabilité de la non-diminution des accidents au fonctionnement du système pénal qui n’a ni pu, ni
voulu procéder à une forte augmentation des contrôles ». Pour qu’une population participe ainsi à
l’endossement de la répression et de la menace, il faut qu’elle soit profondément convaincue de sa
nécessité, laquelle repose en partie sur une promesse d’efficacité (Hart, 1976; Delhomme, 1993;
Decreton, 1997; CNSR, 2002, p. 36; Pérèz-Diaz, 2003). Cette promesse est rituellement crédibilisée par
la publication de statistiques dans l’année suivant la mise en œuvre de nouvelles mesures de contrôle,
mais il arrive que des individus puissent en constater les effets comme c’est le cas dans les zones où des
radars photo fixes ou des ralentisseurs de type dos d’âne réduisent de manière évidente pour tous la
vitesse moyenne de la circulation. Il est toutefois difficile de personnaliser la promesse sous la forme de
probabilités réduites d’avoir un accident, d’autant que l’on parle alors de non-événements, mais cette
difficulté de prospective est habituellement et habilement contournée par la publication de l’amélioration
du bilan routier qui permet le calcul rétrospectif du nombre de vies qui ont théoriquement été épargnées
et un recadrage qui permet d’attribuer principalement ou exclusivement ce résultat aux actions des
promoteurs de la sécurité routière. La transformation d’individus en agents de changement (auprès de
leurs proches) voire en militants de la cause est une forme d’engagement. La réduction des primes
d’assurance pour les conducteurs qui n’ont pas eu d’accident est un exemple de récompense. Notre
revue de littérature ne nous a pas permis de répertorier d’études sur la question même si nombre de
publicités en sécurité routière font la promotion de ces procédés, mais la prédominance qu’accordent les
promoteurs au droit pénal et au droit criminel indique que, dans leur évaluation, les autres procédés
obtiennent des résultats moins intéressants. En outre, les promoteurs réalisent régulièrement des
sondages par lesquels ils évaluent, entre autres choses, la réceptivité des citoyens à la promotion du
sentiment d’insécurité routière, un niveau élevé étant utilisé comme un indicateur à l’effet que « des
actions fortes ne les choqueraient sans doute pas, même si l’on sait que le facteur d’insécurité est
toujours l’autre » (CNSR, 2002, p. 21).
87
Nous avons vu que, dans le modèle du TAC, la doctrine de la dissuasion prédétermine les stratégies de
prévention ciblant les usagers de la route. La matrice décisionnelle du TAC est à cet égard relativement
explicite. Le rôle de la publicité dans ce système l’est beaucoup moins. Les responsables de la publicité
du TAC tiennent un double discours dont les prémisses sont inconciliables : leur discours public attribue
la réduction spectaculaire du bilan routier à leurs campagnes publicitaires, leur discours privé dénie à la
publicité toute capacité de modifier les comportements et lui attribue une fonction d’agenda setting :
crédibiliser la gravité du problème, légitimer l’intensification des mesures de contrainte et manifester le
sérieux de l’engagement de l’État. Le discours public des promoteurs du TAC est cohérent avec la
fonction manifeste de sa publicité telle qu’elle ressort de son discours explicite : persuader les usagers
réticents à adopter volontairement des comportements sécuritaires. Le discours privé signale la présence
de stratégies implicites qui veulent exploiter des fonctions latentes de la publicité. On retrouve la même
ambivalence dans la littérature spécialisée à ceci près qu’il s’y ajoute une position mitoyenne : utilisée en
synergie avec les opérations de contrôle, la publicité pourrait en augmenter l’efficacité dissuasive et,
ainsi, contribuer significativement à la réduction du bilan routier mais cet effet, minime, ponctuel et volatile
plafonnerait rapidement. En outre, cet effet ne se produirait qu’à de très hauts niveaux d’intensité de sorte
que les couts de sa production peuvent expliquer pourquoi aucun autre État n’a reproduit intégralement le
modèle du TAC, sinon épisodiquement. Enfin, même si personne ne conteste la réalité des progrès
spectaculaires du bilan routier dans l’État de Victoria, leur ampleur réelle et leur caractère extraordinaire
sont sujets à caution : les progrès les plus importants ont été accomplis dans les premières années de
mise en place de programmes très coercitifs, et la lutte contre la vitesse n’a pas connu les mêmes succès
que la lutte contre l’alcool au volant. Ces deux dernières observations sont cohérentes avec ce que l’on a
pu rapporter partout ailleurs dans le monde.
On doit se demander pourquoi la matrice décisionnelle des promoteurs de la sécurité routière parait si
singulièrement embrouillée dès qu’il s’agit de savoir à quoi leur sert de faire de la publicité. De notre
enquête auprès du TAC et de notre revue de littérature, nous concluons que les promoteurs et
chercheurs de la sécurité routière n’ont pas une idée très claire de la contribution de la publicité à
l’atteinte de leur grand objectif : la réduction du bilan routier. La question du rôle de la publicité se
présente à eux comme un problème d’optimisation continue de boite noire. La sécurité routière étant un
problème à causalité multiple impliquant des comportements qui échappent à l’observation directe, la
recherche tend à augmenter plutôt qu’à réduire le nombre de variables dans l’équation. Promoteurs et
chercheurs ont acquis la conviction que la publicité est indispensable à toute stratégie intégrée de
réduction du bilan routier mais, notamment sous l’influence de la psychologie sociale, ils l’envisagent
surtout comme une technique d’influence du comportement à travers la modification ou le renforcement
des attitudes, sans que cette relation ait été démontrée. Le rôle que la publicité peut jouer dans le cadre
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de stratégies d’agenda setting est connu depuis longtemps; son importance a aussi été relevée par
plusieurs promoteurs et chercheurs en sécurité routière mais il n’a fait l’objet par eux d’aucune recherche
particulière et il semble le plus souvent rester dans le domaine de l’impensé. Quand ils inscrivent leur
démarche dans le cadre du marketing social, les promoteurs et chercheurs ne démontrent pas, sauf
exception, qu’ils maitrisent ou même connaissent les principes de la communication-marketing. Leur
connaissance des théories publicitaires et de la manière dont la publicité agit semble limitée à ce que la
mythologie populaire entretient sur la question, or ce sont précisément les croyances sur l’efficacité de la
publicité qui orientent les pratiques et les recherches. Nous avons trouvé très peu de traces ou même
d’échos dans notre corpus des concepts et développements théoriques qui, depuis plus de 50 ans en
communication-marketing, ne cessent de mettre au jour la complexité du processus d’influence
publicitaire (King, 2007). Quelques rares concepts semblent avoir franchi la barrière disciplinaire mais, à
l’exception de la synergie des moyens, ils sont parmi les plus anciens; ce sont surtout les notions
d’information, de ROI, de segmentation et de saisonnalité en ce qui concerne la stratégie, et les notions
de notoriété, de rappel, de compréhension, d’attitude, d’intention et d’adoption de comportement en ce
qui concerne l’évaluation des messages et des campagnes. La seule référence aux principes de gestion
de la marque a été faite dans l’entrevue avec les promoteurs du TAC et de Grey Advertising. Quant à
l’utilisation du vocable « marketing social », il souffre d’un flou conceptuel qui fait que les promoteurs de
la sécurité routière l’utilisent essentiellement, par réduction synecdotique, comme un synonyme de
publicité, ce qui témoigne d’une méconnaissance du marketing. Il y a quelque chose de publicitaire dans
cet emprunt lexical qui semble surtout chercher un gain de prestige.
Le problème dépasse sans doute le seul cadre de la promotion de la sécurité routière; c’est toute la
pratique du marketing social qui souffre d’un retard de plusieurs décennies par rapport au marketing
commercial. Si les promoteurs de causes sociales ne récupèrent les savoirs du marketing commercial
qu’avec une parcimonieuse approximation, quand ils ne les réinventent pas en toute ingénuité, c’est
parce que la pratique et la recherche en marketing social est massivement le fait de gens qui ignorent
tout du marketing (Lefebvre, 2000, p. 506-507) ou qui attribuent au marketing la responsabilité de la
plupart des problèmes sociaux (le marketing est alors vu comme le problème et non la solution; voir Dan,
2005). De même, ils ignorent à peu près tout de l’appareillage conceptuel dont les publicitaires doivent se
servir pour appréhender la complexité d’un problème et distinguer, en fonction de ce que la publicité peut
réellement accomplir, les enjeux importants des enjeux superficiels, et pour déterminer conséquemment
les objectifs, stratégies, moyens et mesures d’évaluation des campagnes. Un publicitaire minimalement
au fait des développements de la recherche et des pratiques dans son domaine ne peut manquer de
s’étonner qu’on puisse faire de la publicité sociale et l’étudier sans jamais utiliser ni même évoquer les
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concepts, outils et débats fondamentaux qui ont formalisé la discipline de la communication-marketing 38,
à la manipulation desquels ses praticiens et chercheurs sont rompus par un usage quotidien et qu’ils
appliquent (en les adaptant) autant dans le domaine du social que du commercial. La manière dont cette
cause sociale se structure et se développe n’est jamais envisagée de manière globale, comme le
préconise la gestion de marque. Même quand ils se réclament du marketing social, les promoteurs ne
discutent pas de la planification de leurs campagnes et de l’analyse de leurs résultats avec les concepts
attendus du mix marketing, de l’architecture de la marque, de la création et de la distribution de marques
divisionnelles (la lutte contre la vitesse, la lutte contre l’alcool, le port du casque pour cyclistes, la sécurité
des piétons, et ainsi de suite) sous le parapluie d’une marque mère (la sécurité routière), du
positionnement, des identités de marque et de l’effet de halo. Si les promoteurs procèdent à des analyses
qui peuvent s’apparenter partiellement aux principes de l’analyse compétitive et à l’application des
concepts de pénétration et de parts de marché, de saisonnalité des ventes et de valeur ajoutée, ils ne
situent jamais dans quelle catégorie du marché des causes sociales leurs propres causes opèrent. Ils ne
remettent guère en question l’adéquation de leurs offres et ils ne tentent pas davantage d’en préciser le
bénéfice unique et différencié.
Ils ne s’interrogent pas non plus sur l’existence d’un cycle de vie de leurs causes, ni d’un cycle des
ventes, ni d’un rythme d’introduction des innovations par lesquels ils pourraient prendre une meilleure vue
d’ensemble. Les cibles sont uniquement analysées en fonction des effets que les promoteurs veulent
produire sur elles, laissant ainsi de côté tous les avantages d’une analyse qui tiendrait compte des
aspirations de ces cibles et de leurs taux de satisfaction, ce qui conduirait normalement à l’exploration de
stratégies de proximité, d’engagement, d’adhésion et de fidélisation, de marketing relationnel et
expérientiel, et de marketing direct. Dans l’exécution des campagnes de sécurité routière, le souci
d’intégration existe mais l’utilité des plateformes créatives et l’influence du design ne semblent pas
pleinement reconnues et sont probablement traitées comme des détails opérationnels secondaires.
Malgré leur importance, les facteurs de familiarité, d’opinion et de considération ne sont pas
opérationnalisés même si les indices qui peuvent les constituer sont vraisemblablement collectés. Bien
d’autres débats et problèmes fondamentaux sont absents des études sur la publicité en sécurité routière :
la diversité des rôles de la publicité et des autres formes de communication-marketing, l’échelle des effets
à court et long termes, la variabilité contextuelle et temporelle de la réponse et de l’impact (en fonction du
média et du format choisis ainsi que de l’évolution psycho-sociographique des individus ciblés), l’impact
des croyances à propos de la publicité et des différents médias sur le traitement du message (Mehta et
38 La liste qui suit est évidemment incomplète. Et malgré cet appareillage conceptuel, les publicitaires estiment en
général que la publicité n’est ni un art ni une science mais un mélange des deux dont l’équilibre, qui varie selon les
contextes et les philosophies, échappe à toute formalisation rigide.
90
Purvis, 1995), les modélisations du processus interdisciplinaire de définition continue des objectifs et des
stratégies publicitaires, le rôle de la recherche dans le processus de décision et l’abandon du pré-test des
messages comme moyen d’en prédire la performance. Tout cela nous indique que, tout comme Gusfield
l’avait remarqué, la promotion de la sécurité routière n’est pas tout à fait ce qu’elle dit être.
En communication-marketing, on doit chercher à évaluer la valeur et l’utilité d’une publicité en tenant
compte des autres éléments tactiques de la campagne dont elle fait partie et en cherchant à expliciter la
matrice décisionnelle qui fixe les objectifs et oriente la stratégie de ses commanditaires. Cette matrice est
rarement explicite mais elle peut être élucidée par déduction en recherchant les lignes de cohérence
entre une pluralité de facteurs qui forment les paramètres contextuels rationnels de la prise de décision :
état du marché, historique des communications, propriétés de la publicité, choix médiatiques, déclarations
des commanditaires du message, marketing mix. En estimant qu’il peut y avoir de la cohérence jusque
dans les erreurs, qu’une matrice décisionnelle n’est jamais parfaite, qu’elle peut être guidée par des
inférences douteuses ou fausses (des mythes du savoir) et que même ses choix dysfonctionnels peuvent
obéir à une logique et à des postures mentales que Berthelot (1996) appelle des ossatures cognitives
constantes, nous suivons les principes de l’analyse rationnelle des croyances (Boudon, 1990, 1995,
2004; Lacasse, 1995; Bronner, 2006).
La publicité n’est jamais un fait isolé; elle n’est qu’un évènement de nature tactique qui se déroule sur un
front de bataille beaucoup plus large et qui lui donne son sens. Cela signifie aussi qu’il ne suffit pas de
faire émerger les objectifs, les stratégies et les interactions du mix marketing, mais qu’il faut en évaluer la
pertinence et en connaitre les différents résultats. Seulement alors peut-on procéder à l’analyse critique
de la campagne publicitaire elle-même, et juger en toute connaissance de cause de la qualité de l’objectif
qu’elle poursuit, des stratégies qu’elle déploie et des moyens qu’elle mobilise. Pour éviter d’attribuer à la
publicité des succès ou des échecs immérités ou sans pertinence, il importe non seulement de tenir
compte de la qualité de la matrice décisionnelle mais aussi, c’est fondamental, de savoir ce que la
publicité a, en soi, la capacité d’accomplir. Nous pensons que la sociologie de l’action publique peut faire
émerger la matrice décisionnelle implicite des promoteurs de la sécurité routière, ici dans le modèle du
TAC, tandis que l’approche de la publicité en communication-marketing devrait permettre d’interpréter
avec cohérence les données de la recherche spécialisée en sécurité routière, même les plus
contradictoires, pour faire apparaitre la diversité des usages et des effets de la publicité, et expliquer sa
contribution à la réduction du bilan routier.
En cherchant à comprendre à quoi peut servir la publicité en sécurité routière, notre examen du problème
s’est concentré sur ce qui fait la difficulté de la promotion d’une cause. Il est entendu qu’en début de
91
carrière, une cause peut immédiatement compter parmi ses appuis tous ceux qui agissaient déjà
conformément à ce qu’elle promeut (ceux qui ne conduisent jamais en état d’ébriété parce qu’ils ne
consomment jamais ou très peu d’alcool, par exemple) et peut rapidement convertir les individus qui n’y
opposent aucune résistance significative (ceux qui consomment rarement de l’alcool, par exemple). La
conversion des individus qui opposent à la cause des résistances significatives est beaucoup plus ardue
et plus longue, de sorte qu’avec le temps, il faut déployer toujours plus d’efforts pour obtenir des gains
toujours plus minces, et que ces progrès reposent principalement sur l’imposition de la contrainte. C’est
certainement le cas en sécurité routière, mais ce pourrait aussi être le cas de toutes les causes sociales
quand elles sont prises en mains par l’État. Lacasse (1995) estime que l’appel à la contrainte est le fonds
de commerce de tous les groupes qui font appel à l’État, qu’ils soient intéressés par l’argent de l’État ou
par autre chose :
Même si ce n’est mentionné que rarement et de façon oblique […] les intéressés
et les désintéressés veulent tous que l’État contraigne leurs concitoyens à faire
quelque chose qu’ils ne feraient pas volontairement. Dans l’un ou l’autre cas, les
capacités de persuasion, de « vente » du groupe ne suffisent pas, d’où l’appel à
la coercition. L’action demandée aux pouvoirs publics entraine des effets
similaires de réallocations de ressources par l’utilisation de moyens identiques.
(Lacasse, p. 64)
La contribution de l’État à la maitrise des conflits sociaux passe fréquemment par l’usage de la contrainte,
une solution qui est favorisée par la culture d’efficacité de l’ensemble de la machine gouvernementale,
pressée d’agir plus que de réfléchir et qui ne tolère pas du savoir un constat d’impuissance à résoudre un
problème (Lacasse, 1995, p. 25, 233). Analysant les processus bureaucratiques de décision de l’État,
Lacasse estime que tous les demandeurs ont recours à des mythes justificateurs et qu’ils ont tous
tendance à utiliser la propagande et le lobbying, lesquels requièrent, pour devenir un interlocuteur
légitime des pouvoirs publics, de maintenir la cohésion du groupe, de s’approprier les consensus, de
nouer des alliances, de concurrencer d’autres demandes, d’obtenir de la visibilité médiatique, et ainsi de
suite. Le développement du courant dit de la « promotion de la santé » qui attribue à la politique le moyen
de régler à la source et par la contrainte les principaux problèmes de santé d’une société, et qui introduit
dans le cursus universitaire des professionnels de la santé l’apprentissage des techniques d’action
politique (O’Neill, Roch et Boyer, 2011), illustre bien la réalité du phénomène décrit par Lacasse.
Au terme de cette première partie de notre étude et selon la prédominance des faits collectés dans notre
revue de littérature, nous croyons être en mesure d’affirmer que dans le modèle du TAC de gestion de la
sécurité routière :
92
-
-
l’amélioration du bilan routier procèderait principalement (mais pas exclusivement) par
une intensification continue de la contrainte bien plus que par une conversion libre et
volontaire aux comportements prescrits ;
le succès de cette intensification de la contrainte dépendrait de la capacité des
promoteurs à la rendre socialement acceptable ;
la publicité aurait pour principale fonction de contribuer à l’acceptation sociale de la
contrainte en faisant la promotion du sentiment d’insécurité routière.
La matrice décisionnelle des promoteurs de la sécurité routière n’est jamais explicitée aussi clairement, ni
même de manière satisfaisante. Des intentions, des satisfactions et des déplorations sont fréquemment
exprimées, des objectifs, stratégies et moyens à court termes sont annoncés et discutés, mais nous
n’avons jamais de ce qui se passe qu’une vision tactique à courte vue. L’objectif ultime, la vision
stratégique à long terme et les moyens à prendre pour y arriver ne sont jamais publiquement explicités et,
même dans les cercles plus fermés de la recherche, ils demeurent vagues. Cette discrétion dans le
contenu du discours public des promoteurs pourrait s’expliquer de manière satisfaisante par un souci
d’efficacité. Elle correspond d’ailleurs parfaitement à la stratégie de vente dite du « pied dans la porte »
qui prescrit de procéder par petites étapes pour amener la cible à consentir à des demandes d’abord
mineures puis toujours plus engageantes jusqu’à ce qu’elle consente à tout ce que l’on voulait obtenir
d’elle dès le départ mais qu’elle nous aurait refusé si on le lui avait franchement demandé (sur le principe
de segmentation des doctrines pour en favoriser l’acceptation, voir aussi Bronner, 2006, p. 38). Le vague
observé dans le discours raisonné des cercles de discussion plus fermés des promoteurs et des
chercheurs pourrait s’expliquer en partie par la culture du secret qui entoure jusqu’à un certain point les
décisions de l’État mais il peut aussi découler du fait que les promoteurs procèdent de manière largement
a-théorique et pragmatique, par reproduction et adaptation des meilleures pratiques recensées. Ne
recourant aux théories et aux modèles que pour tenter d’améliorer la production d’effets particuliers, ils ne
connaissent ou ne font usage d’aucune théorie générale de la publicité qui leur permettrait d’avoir euxmêmes une compréhension claire et globale de leur action. Cela est particulièrement évident en matière
de publicité où toutes les données sont pourtant disponibles pour établir que la fonction manifeste de la
publicité (changer les comportements) est loin de pouvoir produire les effets que les promoteurs lui
assignent, mais qu’elle a aussi d’autres fonctions, méconnues mais indispensables à la mécanique de
l’amélioration du bilan routier. On constate également que les promoteurs évaluent l’efficacité de leurs
campagnes publicitaires en fonction d’indicateurs qui ne permettent aucunement d’évaluer l’atteinte des
objectifs déclarés, ce qui ne les empêche pas de conclure habituellement au succès de leurs campagnes.
Ce que les promoteurs entendent par « efficacité » n’est pas clair : le concept a une grande volatilité
sémantique qui semble dépendre surtout des enjeux contextuels. Tant et aussi longtemps qu’on ne sait
pas exactement ce qu’une publicité peut faire, on peut difficilement lui attribuer un objectif opératoire et
pertinent, et encore plus difficilement déterminer quelle méthode est la meilleure pour en mesurer
93
l’atteinte. Tout cela est cohérent avec les conclusions de Lacasse (1995, p. 207) sur la gestion étatique
des problèmes sociaux, laquelle se différencierait de celle du privé notamment par le fait qu’elle a des
objectifs moins clairs (et parfois obscurs même pour ses propres agents) et des moyens d’évaluation plus
faibles. Quoi qu’il en soit, l’attribution d’une multitude d’objectifs à une publicité et l’instabilité du concept
d’efficacité dans les discours des promoteurs sont deux indices de pratiques publicitaires inadéquates.
Si la matrice décisionnelle issue du modèle du TAC est telle que nous l’avons décrite, il nous faut
maintenant examiner si la publicité a des propriétés qui peuvent être utiles à ses fins et si elle peut agir
même si ses producteurs se font de son action une idée tout à fait différente voire erronée.
La fonction manifeste de la publicité
Selon le discours public 39 des promoteurs de la sécurité routière que nous avons étudié, selon la plupart
des chercheurs impliqués dans le programme de recherche sur le comportement routier (Delhomme,
2000), et selon la manière dont les uns et les autres conçoivent leurs messages, la fonction manifeste de
la publicité en sécurité routière est de persuader les conducteurs de changer leurs comportements à
risque. Cette conception est conforme avec la conception du marketing social qui domine aujourd’hui
dans une discipline investie par des chercheurs de multiples horizons et au sein de laquelle domine
désormais le paradigme de la psychologie sociale : « le marketing social n’est plus considéré comme une
technique pour faire adopter une idée sociale, mais comme un moyen d’influencer les comportements
individuels délibérés (par opposition aux comportements imposés par la loi ou la répression, par
exemple) » (Cossette et Daignault, 2011, p. 21). Cette conception plus restreinte n’est pas celle de Kotler
et de Zaltman, les professeurs de marketing qui ont fondé la discipline du marketing social en tant que
moyen de promouvoir des idées sociales (ce qui est moins spécifique que de modifier des
comportements), et elle n’est pas non plus celle des premiers chercheurs qui, comme Le Net, se sont
intéressés à la publicité sociale pour y voir le moyen de promouvoir des lois sociales. Il faut souligner que
la conception du marketing social et de la publicité sociale comme moyens de promouvoir des idées
sociales et des lois, sans avoir jamais été réfuté, a été reléguée dans l’oubli, même par Kotler dont les
définitions ont évolué dans le temps jusqu’à rejoindre celle d’Andreasen (1995) pour éliminer toute
référence aux attitudes et aux idées : « Behaviors are always the focus » (Kotler et Lee, p. 191). Cet
abandon ne résulte pas du seul souci de se concentrer sur la finalité du marketing social (modifier des
comportements) en écartant de sa définition les considérations stratégiques (influencer les
comportements par les attitudes et les idées) mais il répond à une conception noble du marketing social
39 Le discours privé des mêmes promoteurs, quand il s’exprime dans des cercles plus restreints, peut être plus
nuancé.
94
qui se refuse à envisager la légitimité du recours à la contrainte même si la réalité de cet usage est
reconnue (Kotler et Roberto, 1989, p. X, 24). Pour Boudon (2002, p. 9), cette pudeur envers l’usage de la
contrainte est une réaction culturelle de défense devant un conflit de valeurs :
La sensibilité morale contemporaine est si attentive à tout ce qui peut apparaitre
comme une négation de la dignité de la personne qu’elle a accueilli avec faveur
l’idée que la prévention peut se substituer à la répression des crimes et des délits.
L’utopie du tout-prévention a tellement prospéré qu’elle a relégué à l’arrière-plan
l’idée de la dissuasion, la menace de la répression étant vue comme aussi
inacceptable que la répression elle-même.
Nous serions alors en présence d’un cas d’élimination d’une croyance, au sens où l’entend Bronner
(2006, p. 51), qui se produit quand une idée disparait du marché cognitif simplement parce qu’elle cesse
d’être crue, parce que les conditions de sa diffusion ne sont pas réunies, ou, comme l’avait déjà suggéré
Durkheim (cité par Boudon, 2004, p. 29), parce qu’on dispose d’une théorie alternative plus séduisante.
Le remplacement des paradigmes sociologiques par ceux de la psychologie sociale dans le programme
de recherche sur le comportement routier semble bien avoir opéré dans le sens d’une élimination sans
réfutation. La question ici est de savoir s’il est légitime d’accorder à la publicité sociale, en général, et à la
publicité en sécurité routière en particulier, la capacité d’influencer en elle-même les comportements, fûtce à travers l’influence des attitudes, des sentiments ou des cognitions, ou si cette croyance est un mythe
qui profite d’une insuffisance disciplinaire (celle de la psychologie sociale, notamment, quand elle
s’intéresse à la modification des comportements par la publicité) ? Cette fonction manifeste est-elle un
mythe (un mythe fondateur de la discipline du marketing social) ou repose-t-elle sur des données
probantes? Nous avons vu que chaque fois que la question a été posée, la réponse allait dans le sens du
mythe.
Si la relation entre la publicité et le changement d’attitude est reconnue et repose sur d’innombrables
preuves, la relation entre le changement d’attitude et le comportement routier, elle, n’est pas établie. On
fait l’hypothèse que le comportement est influencé par les intentions (en tant que l’un des prédicteurs les
plus fiables du changement de comportement), lesquelles sont influencées entre autres par les attitudes,
lesquelles peuvent être influencées par la publicité. C’est sur cette cascade de causalités, non démontrée
en sécurité routière, que les promoteurs fondent l’utilité de la publicité et construisent leurs messages.
Cet usage manifeste de la publicité découle en réalité d’un postulat fondamentalement erroné, fruit d’une
conclusion prédéterminée par les croyances populaires sur les effets présumés de la publicité. De l’idée,
parfaitement légitime, que la publicité sociale a été fondée pour contribuer à la modification des
comportements, on infère, à tort, qu’elle doit avoir un impact significatif sur le comportement, de même
que de l’idée parfaitement légitime que la publicité commerciale n’a pas d’autre raison d’être que de
95
contribuer aux ventes, on infère souvent, à tort, qu’elle doit avoir un impact significatif sur les ventes. Le
programme de recherche sur la publicité en sécurité routière ne s’efforce pas de trouver de preuves pour
supporter cette hypothèse, qui a acquis un statut de postulat, et lorsque les chercheurs sont confrontés à
l’absence persistante de résultats probants, ils concluent que l’existence des effets présumés échappe
aux conditions d’observation, puis proposent des stratégies pour améliorer la production de ces effets
indémontrables. L’invocation d’un pouvoir d’influence sur le comportement parait nécessaire uniquement
parce que les chercheurs ne peuvent concevoir l’utilité de la publicité autrement que comme un moyen
par lequel on peut persuader un individu récalcitrant de modifier son comportement.
Notre revue de littérature nous a conduit là-dessus à la même conclusion générale qui a été exprimée en
France par la majorité des experts consultés en 2002 par la Commission communication de la
Commission nationale de sécurité routière (CNSR, 2002) : la communication en elle-même ne permet pas
de modifier les comportements mais elle peut agir puissamment sur ce que nous avons appelé ici les
dimensions symboliques. Sa seule utilité certaine, celle pour laquelle nous avons des données probantes
et celle qui est conforme aux savoirs transthéoriques, repose sur sa capacité d’influencer les opinions de
manière à rendre socialement acceptable l’introduction et l’application de mesures contraignantes. Nous
devons conclure que la publicité sociale n’est pas une alternative aux mesures de contrainte mais un
instrument à son service.
On ne peut manquer de relever le fait que la conceptualisation du rôle de la publicité sociale comme
instrument au service de la contrainte n’est pas nouvelle. Picard (2005) rapporte comment, dans les
années 1970 et suite à la création en 1972 de la Délégation à la sécurité routière, la publicité a été
massivement utilisée avec pour vocation première d’amplifier et de « soutenir les mesures prises dans le
cadre de la politique générale de sécurité routière » en faisant connaitre la législation, en éduquant le
public aux gestes et habitudes qu’il convient de prendre, et en faisant reconnaitre la mobilisation de l’État
(Picard, 2005, p. 3). Sans abandonner l’usage de la publicité pour faire accepter l’action publique, les
promoteurs français ont, dans les années 1980, adopté la vision behavioriste de la publicité qui domine
en sécurité routière et qui tend à considérer que la communication peut et doit avoir en elle-même une
puissante influence sur le comportement (Brunet, 2004, p. 56). Dès lors, ils ont estimé que l’évaluation
des campagnes sur les critères de notoriété et d’appréciation (dits outputs en marketing 40) était une
erreur d’appréciation fondamentale et que la modification du comportement des conducteurs et la
réduction du taux des accidents de la route devaient être les seuls critères valables du succès d'une
40 Les outputs sont les résultats d’une campagne que l’on peut attribuer uniquement à la publicité; c’est le cas des
scores de notoriété, de familiarité et d’opinion obtenus par un message publicitaire.
96
campagne publicitaire (dits outcomes en marketing 41). La France rejoignait alors les recommandations du
Groupe de recherche en sécurité routière de l'OCDE qui, dès 1971, avait conclu que les promoteurs
devaient investir dans une coordination plus grande de l’expertise en psychologie sociale et, suivant le
modèle du TAC (CNSR, 2002, p. 19), dans des études spécialisées en sécurité routière pour planifier et
concevoir les campagnes publicitaires (Decreton, 1997, p. 92-93). Decreton (1997, p. 91) relève toutefois
que, tout au long des années 1970 et 1980, les instances gouvernementales françaises se sont
constamment interrogées sur le rôle de la publicité qui, au vu de son incapacité à démontrer sa présumée
influence des comportements, apparaissait avoir une utilité bien plus incertaine que les spécialistes ne le
laissaient supposer (voir aussi Marchetti, 2008, p. 12). Ce fut d’abord la qualité des stratégies et des
méthodes de recherche qui fut remise en cause, et non la capacité présumée de la publicité à modifier les
comportements. Dans les années 1990 en France, selon Picard ((2005), on ne croyait plus à la possibilité
d’influencer le comportement par la publicité, de sorte que les campagnes furent alors conçues comme le
moyen d’introduire de nouvelles normes sociales, notamment pour établir la responsabilité individuelle du
conducteur. Jusqu’en 1999, la France s’est distinguée par son refus de systématiser le recours à des
images violentes, celles-ci n’étant utilisées que pour soutenir l’introduction de nouvelles mesures de
contrôle et pour légitimer le renforcement des dispositifs répressifs (Picard, 2005, p. 6; voir aussi
Marchetti, 2008, p. 9).
Dans ce contexte, l’opinion dissidente de Delhomme (chercheuse en sécurité routière à l’INRETS) devant
la Commission communication de la CNSR parait être un combat d’arrière-garde, même si elle semble
être la seule qui s’appuie explicitement sur les données secondaires de la recherche spécialisée et les
données primaires de ses propres études sur l’évaluation des campagnes de prévention (Delhomme,
2000). À l’inverse de la majorité des experts entendus 42 et de l’opinion unanimement exprimée par les
membres de la CNSR (des gestionnaires du problème public et des praticiens de la communication en la
sécurité routière), Delhomme a réaffirmé et continué à soutenir, malgré les objections de plusieurs
membres du Comité, que la modification du comportement faisait partie des objectifs qui définissent la
nature même des campagnes de prévention, et que cette conception était partagée par « de nombreux
chercheurs et acteurs en prévention » (CNSR, 2002, p. 31). Il est difficile d’imaginer que le différend
opposant Delhomme aux membres du Comité soit le produit d’un quiproquo induit par un flou lexical car
Delhomme, si elle parlait toujours en termes de « campagnes de prévention » (ce qui peut inclure bien
Les outcomes sont les résultats d’une campagne auxquels une pluralité de facteurs ont pu contribuer sans qu’il
soit possible de distinguer clairement la contribution de chacun; c’est le cas de la considération, de l’intention, de
l’essai et de l’adoption d’un comportement dont on estime qu’ils impliquent une pluralité de facteurs contributifs.
42 L’autre expert qui affirme la capacité de la communication d’induire des changements volontaires du
comportement est une planificatrice média de l’agence Optimedia, mais les seules données qu’elle avance pour
justifier l’efficacité des campagnes publicitaires sont des mesures de notoriété.
41
97
plus que les moyens de communication), intervenait tout de même dans un forum strictement consacré à
la définition et à l’évaluation des campagnes de communication (et de la publicité en particulier). Elle a
soutenu en outre un débat contradictoire avec les membres du Comité sans qu’ils aient obtenus qu’elle
nuance ou limite la portée de ses conclusions. À l’évidence, l’approche de Delhomme, fondée en
psychologie sociale, l’induisait à ne pas concevoir les campagnes de publicité autrement que comme un
moyen de modifier les comportements à travers l’influence des attitudes, et à expliquer l’incapacité
apparente des publicités en sécurité routière à induire des changements de comportement par les
carences méthodologiques des communicateurs, aggravées par le peu d’études de qualité qui seraient
disponibles. C’est ainsi que, selon elle, si les publicités échouent habituellement à produire des
changements comportementaux c’est parce qu’elles viseraient des attitudes trop générales alors qu’elles
pourraient, avec des thèmes plus précis, influencer efficacement des attitudes particulières dont on
postule qu’elle sont susceptibles de déclencher un changement volontaire du comportement (CNSR, p.
31). Or, nous avons vu que le postulat de Delhomme ne repose sur aucune donnée empirique (voir
aussi : Marchetti, 2008, p. 12).
Si la recherche behavioriste en psychologie sociale expérimentale domine le programme de recherche en
publicité routière (Pérèz-Diaz, 2000; NSW, 2002, p. 22), elle s’intéresse à ce type de publicité bien moins
pour tester des hypothèses dérivées de théories spécifiques que pour tenter de créer des messages
susceptibles d’induire des changements comportementaux (Scheff, 2009, p. 236). Elle s’intéresse certes
aux moyens de modifier à long terme les normes sociales par la publicité et la communication, mais dans
la mesure où ces normes sociales peuvent déterminer les attitudes et, par là, le changement volontaire
du comportement. Nous avons vu aussi que les chercheurs en psychologie sociale sont d’autant moins
portés à accorder de la valeur à l’opinion (l’opinion privée mais aussi l’opinion publique) et à son influence
que ce construit leur parait, au pire, être le fruit d’un bricolage conceptuel frauduleux, au mieux, être une
dimension de l’attitude qui est trop floue et instable pour être un déterminant opératoire de la mécanique
du changement volontaire du comportement. En se concentrant ainsi sur l’observation de ce que la
publicité peut faire sur les individus (quel contenu produit quel effet), elle ignore la dimension qui est peutêtre la plus déterminante : ce que les individus font avec la publicité (c’est-à-dire ce qui en ressort,
sachant notamment que l’impact du médium sur le traitement de l’information tend à refléter le principe
fameux de Macluhan). Elle tente souvent d’introduire des messages multiples et des processus
d’influence complexes dans un type de communication dont l’efficacité (définie comme capacité à obtenir
la réponse souhaitée en termes de compréhension, d’adhésion et de rétention du message, et
d’attribution correcte du commanditaire) dépend, tout au contraire, de sa capacité à simplifier au
maximum le message, raison pour laquelle la publicité cherche moins à persuader rationnellement
qu’émotionnellement. Elle néglige toutes les conséquences du fait que la publicité est le plus souvent une
98
forme de communication intrusive qui ne sera considérée que superficiellement et en fonction de sa
valeur de divertissement. Surtout, elle ne tient pas compte d’un grand nombre de facteurs qui affectent
significativement la décision et dont plusieurs sont interdépendants : budgets de production et de
diffusion, traitement créatif (la valeur du concept mais aussi son adéquation au médium utilisé, la
longueur du message et la qualité de la production, par exemple), et planification média. Ces facteurs
peuvent et devraient être pris en compte dans l’analyse publicitaire, d’autant que chacun de ces facteurs
peut favoriser ou ruiner complètement l’intention du publicitaire. D’autres facteurs, plus nombreux encore,
affectent significativement la réception d’une manière qui ne peut être reproduite dans des conditions de
laboratoire, non seulement parce qu’il est évident que, dans un groupe de discussion l’observateur
modifie l’observé mais parce que les diverses conditions dans lesquelles des cibles reçoivent
effectivement le message échappent à la reproduction, au contrôle et à l’observation : « In theory, the
controlled experiment should be the best way of establishing causal relationships, and it is in the
laboratory. In practice, as we all know, for marketing experiments there are terrible problems of both
control and measurement, and the arguments against them are well known. » (King, 2007, p. 77)
En ce qui concerne la capacité postulée de la publicité à influencer elle seule le comportement, notre
revue de littérature nous permet d’en rejeter la possibilité, non seulement parce que ce qui est affirmé
sans preuves peut être rejeté sans preuves (quod gratis affirmetur, gratis negatur), mais parce qu’elle va
à l’encontre des savoirs publicitaires et de tout ce qui a été observé jusqu’ici par les spécialistes de la
sécurité routière. L’effet synergique est un cas à part dans la mesure où l’on ne parle pas de la capacité
de la communication d’influencer à elle seule le comportement mais de sa capacité à accroitre l’effet
dissuasif des contrôles routiers. En supposant que la méthodologie des études sur la question puisse être
vérifiée et contrôlée, l’effet synergique serait le seul cas connu de publicité sociale capable de produire et
de reproduire une régularité observable sur le terrain (une amélioration significative des taux de
conformité), mais les très hauts niveaux d’intensité qui conditionnent la production d’un impact très
localisé et éphémère en limitent les capacités d’application et de généralisation. Malgré cela, il n’existe
aucune preuve empirique soutenant l’hypothèse que les changements durables qu’on espère obtenir par
la publicité ont eu lieu, et même ceux qui reconnaissent ce fait (voir par exemple Paquette, 1997, et
Daignault et Paquette, 2010) n’en persistent pas moins, peut-être à défaut de connaitre ou de maitriser
d’autres paradigmes, à rechercher le moyen de produire des publicités qui en seraient capables, avec ou
sans effet synergique. Cette conviction sans fondement, qui commande aussi bien la conception des
campagnes publicitaires que leur évaluation, est en bonne partie le fruit de l’approche pragmatique des
promoteurs de la sécurité routière qui privilégient la réplication des meilleures pratiques et la combinaison
systématique des moyens susceptible de réduire le bilan routier, mais qui s’intéressent peu à la
compréhension de la publicité et à la production de savoirs scientifiques sur le sujet. Le discours que les
99
promoteurs tiennent sur la publicité, aussi bien celui des chercheurs que celui des gestionnaires et des
praticiens, est marqué par nombre d’erreurs et de flottements conceptuels, par des généralisations
empiriques abusives et par un enchainement de postulats, hérités de la culture populaire, qui ne sont pas
rejetés malgré l’absence persistante de données probantes qui sont pourtant intensément recherchées.
On peut se demander si et pourquoi, sur le plan de la connaissance scientifique, la publicité est le maillon
le plus faible de la recherche en sécurité routière. Le programme de recherche sur la publicité en sécurité
routière est dominé par des empiristes et des méthodologues qui s’appuient sur diverses théories, en
fonction de l’effet qu’ils veulent que la publicité produise sur les individus, mais dont aucune n’est
spécifiquement adaptée à la publicité. C’est donc moins la solidité des savoirs produits ou appliqués par
différentes disciplines à la sécurité routière que nous remettons en cause, car ils se croisent
généralement de manière cohérente, que la validité des conceptions de la publicité que se font les
promoteurs (praticiens et chercheurs). Ils puisent à des matrices d’hypothèses constituées à partir de
théories souvent mal adaptées à la réalité des médias, ce qui les conduit notamment à envisager
simplement et indistinctement tous les médias comme autant de multiplicateurs neutres, sans impact sur
la translation en contexte naturel des réactions obtenues par un message testé auprès groupes de
contrôle dans des conditions d’expérimentation clinique. Ils se concentrent sur des indices
comportementaux qui ne sont pas théoriquement acceptables pour l’appréhension des constructions
symboliques qui échappent à l’observation, et négligent les variables qui ont pourtant permis d’observer
les seules relations significatives en matière publicitaire.
En ce qui concerne la possibilité d’évaluer l’impact de la communication sur l’évolution du bilan routier et
la possibilité d’en calculer la contribution en termes de ROI, les experts de la CNSR ont une position très
tranchée qui diverge considérablement des conclusions de plusieurs études de notre corpus (NSW, 2002,
p. 24-25) :
S’il faut progresser dans l’évaluation, il convient, selon nos auditions de se garder
d’une approche trop mécaniste : « Il faut accepter qu’il est impossible de mesurer
l’influence causale et quantitative de la communication dans l’évolution des
accidents. Il est également impossible de mesurer la relation cout et profit des
campagnes. On peut surtout, pour reprendre Arnold J. Toynbee, chercher des
coïncidences significatives ». (Espagne) (CNSR, 2002, p. 20)
La question de l’évaluation de la contribution de la publicité à la réduction du bilan routier ne fait donc pas
consensus, mais comment le pourrait-elle si on ne s’entend pas sur ce que la publicité peut réellement
accomplir? La qualité des conclusions générale et particulières des experts consultés par la CNSR est
elle-même difficile à évaluer en ce que, selon le résumé qu’en offre le rapport, elles sont exprimées
comme des arguments d’autorité, sans citation d’études à l’appui et donc sans possibilité de savoir dans
100
quelle mesure elles reposent sur une littérature scientifique ou si elles ne sont que des conjectures.
En terminant, il faut se demander pourquoi les promoteurs de la sécurité routière ont de la publicité une
représentation qui est contredite par des faits qu’ils n’ignorent pas mais dont ils négligent d’en tirer les
conséquences. Chez Gusfield, les faits inadéquats se signalent par la présence d‘écarts significatifs entre
la réalité objective des faits et le discours que les promoteurs tiennent sur ces faits. Notre examen de la
question publicitaire en sécurité routière a fait ressortir des aspects oblitérés de la mise en œuvre de
l’action publique et, par là, nous permet de valider plusieurs critiques de Gusfield envers les promoteurs
de cette cause sociale. Nous avons vu par exemple que l’exemplarité de la recette du TAC repose en
partie sur des faits inadéquats (des écarts de sens significatifs entre les faits évoqués et les faits
rapportés) :
-
les progrès inauguraux ne sont pas dus qu’à la publicité (c’est un cas de raccourci);
les progrès ont plafonné en 1993.
La publicité est la dimension la plus visible de l’approche du TAC, et les responsables de cette publicité
au TAC et chez Grey ont tendance à lui attribuer une grande partie des progrès du bilan routier dans
l’État de Victoria. Comme tous les autres États pourtant, Victoria a eu plus de succès contre l’alcool au
volant que contre la vitesse, cela en appliquant la même approche communicationnelle. Nous avons vu
par ailleurs que, hormis peut-être dans l’État de Victoria, et encore, les conceptions que les promoteurs
de la sécurité routière se font de la publicité, de son rôle et de ses effets, sont remarquablement floues,
qu’elles ne s’appuient pas sur des données probantes mais reflètent les conceptions populaires. Le flou
conceptuel qui entoure tout le discours publicitaire des promoteurs de la sécurité routière tranche
nettement avec l’image de rigueur qu’ils projettent. L’idée que la publicité sociale puisse modifier des
comportements et sauver des vies doit paraitre aussi séduisante et irrésistible aux gestionnaires publics
qu’aux publicitaires de même qu’à tous les chercheurs qui croient disposer des moyens de la rendre plus
efficace. En sociologie de l’action publique, Lacasse (1995) a documenté les raisons pour lesquelles les
acteurs de l’État préfèrent parfois agir en fonction de représentations contredites par des savoirs pourtant
solidement validés et qu’ils connaissent. Nous ne reprendrons que les raisons qui correspondent aux cas
de figure que nous avons relevés jusqu’ici. Une institution d’État peut rejeter ou ignorer sélectivement des
savoirs qui mènent à un constat d’impuissance ou qui tendent à contrer ou simplement limiter la portée de
la réputation d’efficacité de cette institution quand cette réputation repose sur des mythes à propos des
effets réels de l’action publique. Le rejet des savoirs peut aussi résulter d’un phénomène d’insuffisance
disciplinaire qui menace de se produire quand des experts de différents horizons sont appelés à travailler
en commun à l’étude d’un problème sous la houlette d’une institution publique dont le modèle de prise de
décision favorise les éléments de consensus et qui doit tenir compte du pouvoir de ratification des choix
101
gouvernementaux par des électeurs qui ne font pas directement engagés dans les demandes
d’intervention. Chaque expert étant habituellement incapable de juger de la valeur des croyances issues
de domaines exogènes, il évite la confrontation au profit d’un consensus (stratégie conformiste) qui lui
offre à lui aussi la possibilité de forger, perpétuer et disséminer les mythes de sa discipline auprès des
autres. Dans ce contexte, une dérive des connaissances (ou effet de communication) peut d’autant plus
facilement se produire que des conclusions auront été transférées d’une discipline à une autre mais sans
la méthode qui a permis d’y parvenir, laissant ceux qui utilisent ces connaissances disponibles et
acceptées dépourvus du moyen de les situer et de les évaluer de façon critique. Le risque est donc bien
réel que ce soit les préférences de l’expert qui servent de normes sociales (Lacasse, 1995, p. 187). Le
jeu simultané de l’ensemble des contraintes et motivations des acteurs face à la logique de la gestion
publique (Lacasse, 1995, p. 254) débouche sur la préservation des mythes, même sans avoir à supposer
que la majorité des acteurs souscrivent à ces mythes. C’est pour effectuer correctement leur tâche que
ces acteurs agissent comme s’ils souscrivaient à ces mythes.
Nous avons vu que la pratique du marketing social est un domaine qui puise à une grande variété de
savoirs provenant de disciplines très différentes. Cette configuration augmente les risques de
perpétuation de différents mythes et, au premier chef, le mythe de la capacité de la publicité de changer
les comportements des individus récalcitrants par la persuasion plutôt que par la contrainte. D’où vient ce
mythe? Selon McCaslin et Petty (2007, p. 669), les sociétés démocratiques auraient remplacé la
coercition (technique privilégiée des sociétés totalitaires) par la persuasion comme principal moyen
d’influence sociale. Ces auteurs définissent ainsi la persuasion : « a method of changing a person’s
cognitions, feelings, behaviors, or general evaluations (attitudes) toward some object, issue, or a
person. » Pratkanis (2007, t. 1, p. 475-476) spécifie que c’est par la communication que la persuasion
agit, alors que c’est par l’usage de la force ou par la menace d’en faire usage que la coercition produit
son effet. L’État a deux pouvoirs antithétiques disait Le Net (1981) : convaincre (par l’argumentation et la
persuasion) et contraindre, l’utilisation du second pouvoir s’avérant nécessaire quand le premier a
échoué. La publicité sociale se présente donc comme une technique de premier recours, la contrainte
étant vue comme un mal parfois nécessaire, un complément et une alternative à la conversion volontaire
de dernier recours. Cette conceptualisation ne relève pas que de convictions démocratiques; elle se
fonde sur l’idée que la contrainte est une forme de contrôle externe dont l’effet est momentané et ne
garantit aucunement que l’individu se comportera de manière conforme dès lors qu’il ne se sentira pas
surveillé. La conversion libre et volontaire est une forme de contrôle interne (intériorisé) qui, par rapport à
la conformité contrainte, aurait l’avantage de garantir un changement de la psyché de l’individu (un
changement « plus profondément intégré, plus intimement assimilé »; voir Cossette et Daignault, 2011, p.
17) et de prévenir la rechute. Cette fonction de persuasion qui est la fonction manifeste de la publicité
102
routière est conforme à la conception que les praticiens et chercheurs se font de la publicité sociale
quand ils adoptent la perspective de la psychologie sociale. Elle est conforme également avec la
conception que Kotler et Zaltman (1971) se sont faits du marketing social par opposition au marketing
commercial : le premier tenterait d’influencer les croyances et valeurs profondes de son marché cible
tandis que le second se contenterait d’en influencer les préférences et opinions les plus superficielles.
Kotler et Zaltman ont entrevu qu’une dérive vers la propagande puisse se produire, ce qu’ils qualifient de
conséquence dysfonctionnelle du marketing social, et ils s’en sont inquiétés (1971, p. 12) mais ils se sont
appuyés sur Lazarsfeld et Merton (1948) pour estimer que cette crainte est généralement exagérée. Ils
ont dénoncé la tendance des praticiens à réduire le marketing social à la seule publicité sociale (p. 5) et
ils ont précisément utilisé la cause de la sécurité routière pour illustrer comment les 4 fonctions P du
marketing pouvaient se transposer à la mise en marché d’une cause sociale. Ils ont ajouté que le
marketing social pouvait adopter un « style » doux ou dur (hard or soft; cf. p. 12) selon ce que les
propriétaires de la cause jugent le plus efficace, mais ils n’ont pas précisé ce qu’ils entendaient par là.
Plus tard, Kotler et Lee (2007, p. 69-86) ont suggéré que l’usage de lois et règlements répressifs et
l’imposition de barrières monétaires devrait faire partie de l’arsenal des moyens au service de la fonction
Prix du marketing social, mais encore là ils n’envisagent pas franchement ces tactiques comme le moyen
d’imposer un comportement mais ils le présentent plus pudiquement comme le moyen de rendre le
comportement promu plus désirable que le comportement réprouvé.
Au-delà du discours des promoteurs de la sécurité routière qui tendent à concevoir et à présenter leur
publicité comme une forme d’information et d’éducation visant la conversion libre et volontaire par la
stimulation du désir de faire ce qui est moralement bon pour soi et pour les autres, nous avons vu que
l’amélioration du bilan routier repose sur une inflation de la contrainte qui conduit à augmenter
constamment les mesures de contrôle et de répression pour faire des gains de plus en plus minces. La
coercition étant le déterminant principal de l’amélioration du bilan routier (Cameron et al., 1992; Elliott,
1992, 1993; Harrison, 1996, 1998), la persuasion est une fonction qui, pour les promoteurs de la sécurité
routière, inclut la conversion par la menace de la contrainte (Elliott, 1993, p. 5), ce qui va bien au-delà des
seules injonctions morales ou des vagues invitations à la prudence. Les conducteurs sont soumis à un
continuum coercitif qui inclut le contrôle social des pairs (auquel ils sont aussi invités à participer), qui
s’effectue essentiellement sur le mode de la persuasion, et le contrôle coercitif du système, qui s’effectue
sur le mode de la contrainte. Typiquement, les conducteurs ont plus peur de la police que d’un accident,
la probabilité de subir un contrôle routier (avec ses conséquences) leur paraissant bien plus grande que
celle d’être victime d’un accident. Il s’ensuit que les promoteurs de la sécurité routière peuvent attendre
plus d’une stratégie de dissuasion (contraignant à l’obéissance par la peur d’être puni) que d’une
stratégie de persuasion (opérant une conversion sans contrainte) pour avoir un impact significatif et à
103
court terme sur le bilan routier. Le fait que les conducteurs à risque ne se perçoivent pas comme tels peut
expliquer l’intérêt supérieur de la dissuasion sur la persuasion, du moins dans les stratégies à court
terme. Il est plus facile de persuader un individu qu’il risque d’être puni s’il ne respecte pas le Code de la
route que de l’amener à se concevoir comme un mauvais conducteur puisque même ceux qui admettent
ne pas respecter les normes routières ne se perçoivent pas comme délinquants. Si les stratégies de
persuasion pouvaient présenter un intérêt plus grand à long terme, en misant sur la création d’une norme
sociale qui serait susceptible de contribuer significativement à la stabilisation des comportements
sécuritaires, encore faudrait-il que l’on trouve le moyen d’éliminer cette dissociation, or à notre
connaissance il n’existe aucune étude sur la question.
Le fait que les promoteurs et chercheurs en sécurité routière persistent à fonder leur approche de la
publicité sur un postulat qui ne repose sur aucune évidence empirique et qui est même contredit par leur
propre corpus de preuves témoigne du fait qu’ils n’ont pas une compréhension claire des effets et, donc,
de l’utilité de la publicité. Malgré ce flou, la publicité a acquis le statut de composante indispensable de
toute stratégie d’amélioration du bilan routier. Au Québec, elle fait l’objet de la première recommandation
d’action de la Table de sécurité routière (2007, p. 14).
L’approche québécoise repose sur la recension des meilleures pratiques observées dans le monde
(2007, p. 5), et accorde conséquemment à la publicité la capacité d’influencer le comportement
directement (c’est le sens de « persuader ») et indirectement (par l’influence des attitudes), suivant les
différents mécanismes évoqués mais non définis (informer, renseigner, persuader et induire).
Les fonctions latentes de la publicité
Au cours des vingt dernières années, la recherche en sécurité routière a mené un très grand nombre
d’études pour mesurer l’efficacité des campagnes de promotion faites pour influencer les comportements,
et nous avons vu quelles conclusions il faut tirer sur cette propriété mythique. Plusieurs de ces études ont
toutefois permis d’observer et de documenter deux propriétés étonnantes de la publicité.
104
L’intimidation : stimuler la crainte d’être puni
La première propriété concerne l’influence du comportement en synergie avec l’intensification du contrôle
routier, étant entendu que ce n’est la publicité mais la crainte de la punition qui influence ici le
changement de comportement. Ce qui étonne, c’est que nous serions en présence d’un cas de figure où
la publicité pourrait contribuer très indirectement mais très rapidement à une modification
comportementale. Nous avons vu que diverses études en sécurité routière seraient arrivées à isoler et à
observer une influence immédiate et significative de la publicité sur le comportement routier, même sur
les cibles les plus résistantes au changement, quand elle est diffusée concomitamment avec une
intensification des opérations de contrôle. Ces études en ont mesuré la durée, spécifié les conditions de
production et théorisé le processus par le recours à des concepts clés de la communication du risque
comme celui de la perception du risque d’être puni. Ces résultats, peu connus en dehors de ce domaine
de recherche, ont clairement contribué à faire que les promoteurs de la sécurité routière misent de plus
en plus sur l’effet synergique de campagnes et mélangent, à doses massives, la répression et la
communication du risque pour forcer l’amélioration du bilan routier. Mais même dans ces conditions, on a
conclu que la publicité ne pouvait avoir d’impact significatif sur le comportement routier, sinon de manière
éphémère et à la condition d’atteindre un niveau d’intensité inhabituellement élevé en termes de
présence policière, de poids média et de traitement dramatique du message (Saunders, 1977; Ross,
1982, 1990; Mercer, 1985; Shinar et McKnight, 1985; Harrison, 1987; Homel et Wilson, 1988; Vingilis et
Coultes, 1990; Elliott, 1992, 1993; Matijssen, 1992; Zaal, 1994; Newstead et al., 1995; Diamantopoulou,
1998; Delhomme, 2000; Elvik et Amundsen, 2000; Miller et al., 2004; Delaney et al., 2006; Cameron et
Delaney, 2007). En France, le CNSR a estimé que s’il devait être basé sur le modèle espagnol, le budget
de communication de 2002 aurait dû être de 1 euro par habitant (cinq fois le budget de communication
français de l’époque), mais que sur la base du modèle du TAC il devrait être de 150 à 200 millions
d’euros (CNSR, 2002, p. 23). Au Québec, les investissements des promoteurs de la sécurité routière sont
bien loin, eux aussi, d’atteindre le niveau du TAC. C’est l’aspect du modèle du TAC qui est
vraisemblablement le plus difficile à reproduire, et les fonctionnaires des autres États sont contraints de
trouver « des solutions plus imaginatives pour tenir compte des budgets » (CNSR, 2002, p. 34). Les couts
de production de l’effet synergique seraient si élevés qu’on peut penser que les promoteurs qui tentent de
reproduire à moindres frais la méthode du TAC n’en ont pas compris ou accepté les fondements et les
limites. Même en multipliant le niveau habituel d’intensité du contrôle policier par un facteur de 10 (point
optimal au-delà duquel le ROI de ces opérations se dégraderait), il plafonnerait à 60% de l’objectif que
représente la conformité de la totalité de la population (Elvik et Rydningen, 2002). La synergie produit ses
effets avant et après l’intensification du contrôle policier : l’un est l’effet préventif, qui se produit par
anticipation, l’autre est l’effet de dissuasion sur la récidive, qui se produit postérieurement à la punition
105
subie (Cameron et al., 1995, 2003). La publicité ne contribuerait qu’à l’effet préventif dans la mesure où,
en faisant connaitre le renforcement du dispositif policier et en crédibilisant la volonté des autorités de
sévir envers un comportement délinquant, elle peut forcer une conformité temporaire là où le risque
d’interception parait plus élevé que d’habitude. À cet effet préventif d’ajustement par anticipation de la
mise en place de nouvelles mesures de contrainte (voir Munoz in CNSR, 2002, p. 36-37; NSW, 2002, p.
22), la publicité pourrait contribuer non seulement quand elle est diffusée concomitamment à
l’intensification du contrôle policier mais également en relation avec l’annonce de l’entrée en vigueur
d’une nouvelle disposition coercitive dans une loi ou un règlement. L’effet synergique aurait dans ces
conditions les mêmes propriétés, et l’on a pu observer une augmentation significative, rapide mais
temporaire, de la conformité routière en relation avec le comportement à risque qu’on s’apprête à interdire
ou sanctionner (Campbell, 1987; Derby, 1991; Mackay, 1991; Makinen et Hagenzicke, 1991; Elliott, 1993;
Delhomme, 2000). Mais alors nous ne sommes pas dans une logique de conversion comportementale
volontaire. Nous devons donc encore une fois écarter le postulat suivant lequel la publicité en sécurité
routière aurait la capacité de persuader des cibles récalcitrantes à changer volontairement leur
comportement. À court terme, seul un effet synergique a été rapporté mais la contrainte en est la variable
clé (Elliott, 1993). À plus long terme, le postulat suivant lequel la publicité, en contribuant à modifier une
norme sociale, influencerait l’adoption volontaire de comportements plus sécuritaires par les conducteurs
récalcitrants, et à leur maintien, lui non plus ne repose sur aucune évidence empirique mais il ne semble
pas y avoir eu de recherches sur la question. S’il devait y en avoir, il est probable que la tradition du
programme de recherche inciterait les chercheurs à investiguer la capacité de la publicité à activer le
contrôle social interne alors que la masse des évidences devrait les inciter à investiguer sa capacité à
activer le contrôle social externe informel dont les mécanismes se rapprochent davantage de l’intimidation
que de la persuasion.
La seconde propriété de l’approche synergique, dont la découverte est issue du même courant de
recherche, se présente comme une aberration et pose un problème qui n’a pas encore été résolu dans le
programme de recherche. On a observé que la contribution de la publicité à l’effet synergique se produit
sans égard à la nature du message manifeste de la publicité, c’est-à-dire que l’augmentation significative
de l’occurrence du comportement souhaité, observé et contrôlé se produit même quand le message
publicitaire ne cherche pas à augmenter la perception du risque d’être intercepté, contrôlé et puni, et
même si le message fait la promotion d’un comportement ou d’un problème de sécurité routière tout à fait
différent. Cette seconde propriété, qui semble contredire le modèle explicatif de la première en
communication du risque, ou en réduire la portée heuristique, demeure en attente d’une explication. Elle
ne se présente pourtant comme une énigme que si l’on ignore la contribution des propriétés médiatiques
à la réception des messages. Si le contenu spécifique du message est relativement indifférent à la
106
production de l’effet synergique, c’est parce que le médium in se a une force transformatrice plus
importante. Ce que le récepteur décoderait principalement d’une campagne publicitaire en sécurité
routière, c’est le sérieux avec lequel l’État entend réagir au problème de la sécurité routière en général.
Dans cette optique, l’intensité du traitement (intensité dans la tonalité et intensité du poids média)
compterait plus que l’argumentation dans la réception du message. Il a été établi que les conducteurs
ajustent essentiellement leur conduite non pas en fonction des normes établies ou promues, ni même en
fonction de la crainte d’un accident, mais en fonction de la crédibilité de la menace perçue (ici, la menace
d’une punition). Mais sur quoi cette perception se fonde-t-elle et en fonction de quoi son intensité varie-telle? On peut supposer que c’est sur l’intensité dramatique des messages diffusés (d’où l’intérêt de la
publicité choc) et sur l’intensité du placement média (qui maximise les chances d’exposition répétée au
message). Si cela est exact, on devrait pouvoir observer dans les sondages post campagnes de la SAAQ
que les répondants retiennent bien moins le message spécifique d’argumentation et de persuasion que
les promoteurs veulent lui transmettre (les distances de freinage, ou la mathématique de la croissance
exponentielle d’exposition au risque en fonction de la vitesse ou du nombre de consommations
alcoolisées, par exemple) qu’un message générique d’appel à la conformité (qu’il faut conduire
prudemment, respecter les limites de vitesse ou éviter de conduire en état d’ébriété, par exemple). On
devrait pouvoir observer aussi dans les sondages post campagnes que l’évaluation de la gravité perçue
du problème de la sécurité routière et de la légitimité de la contrainte varie bien moins en fonction des
critères de contenu argumentatif que des critères d’intensité, donc moins en fonction de la capacité des
messages à faire comprendre et retenir des messages spécifiques (l’argumentation rationnelle) qu’en
fonction de leur intensité dramatique, de l’intensité de leur diffusion, de l’intensité des opérations de
contrôle et de l’intensité des débats public entourant l’introduction législative ou règlementaire de
nouvelles mesures de contrainte.
Ces deux propriétés sont conformes aux prédictions du modèle de la distribution hiérarchique des effets
publicitaires, mais il nous reste à voir si et dans quelle mesure les sondages post campagnes de la SAAQ
en confirment la robustesse. En prenant ce modèle comme grille d’analyse des observations, on peut
déjà entrevoir que l’importance du message manifeste de la publicité sociale, celui qui occupe tout le
processus de sa conception, de sa sélection et de sa production, est surestimée par ses commanditaires
et par les chercheurs. Deuxièmement, l’application du modèle à l’analyse des stratégies de sécurité
routière permet de penser que la contribution de la publicité a bien moins à voir avec un objectif de
conversion volontaire aux comportements promus qu’avec l’acceptation de l’usage de la contrainte.
Troisièmement, ces deux propriétés nous indiquent que si l’on veut comprendre la contribution de la
publicité à l’amélioration du bilan routier, ce n’est pas du côté de ses fonctions manifestes qu’il faut
chercher mais du côté de ses fonctions latentes. Plus encore, il y a lieu de penser que la croyance en la
107
fonction manifeste contribue surtout à l’efficacité de ses fonctions latentes, lesquelles sont d’autant plus
efficaces qu’on n’en a pas connaissance.
Nous proposons, sur la base du corpus des preuves amassées par la recherche en sécurité routière, de
considérer que la fonction manifeste de la publicité en sécurité routière fait écran à sa fonction latente
principale qui est le conditionnement de la population à la désirabilité de la conversion forcée. En termes
marketing : la publicité stimule la demande pour plus de répression. La fonction manifeste fait d’abord
croire à la possibilité de régler le problème par le biais de la conversion volontaire. Elle justifie ensuite
l’exercice de la contrainte envers ceux qui n’auront pas modifié leur comportement malgré les injonctions
en ce sens et malgré les opportunités qui leur auront été données de le faire volontairement. Nous avons
vu que l’introduction d’une nouvelle mesure est souvent précédée d’un délai de mise en œuvre ayant
pour objectif de donner aux conducteurs le sentiment qu’on leur a permis d’ajuster par eux-mêmes leur
conduite aux nouvelles normes (Grant, 1991). Cette période d’ajustement est une condition nécessaire
pour obtenir l’appui de la population et établir la crédibilité du recours à la contrainte pour forcer le
changement comportemental.
Créer une demande pour plus de contrainte
En sociologie, Demertzis (2009) a étudié l’impact des approches émotives en communication médiatique
sur les interactions sociales et conclu que la ritualisation du spectacle de la souffrance par une exposition
médiatique régulière est un simulacre, une expérience quasi émotionnelle (Baudrillard, 1981; Mestrovic,
1997; Boltanski, 1999) qui n’a qu’un impact moral minime, trop faible pour inciter l’individu à modifier son
comportement (elle inhiberait même l’action) mais suffisante pour l’inciter à appuyer une politique
corrective. La croyance en la capacité de la communication à changer le comportement n’est rien d’autre
qu’un supposé historique (Marchetti, 2008a, 2008b), et la publicité servirait essentiellement à supporter
les initiatives et les activités du contrôle routier de trois manières (NSW, 2002, p. 21) :
1- informer;
2- faire de l’agenda setting (légitimer les activités et requêtes des promoteurs);
3- appuyer les activités de contrôle qui cherchent à modifier directement le comportement.
Si le bilan routier progresse essentiellement par la conversion forcée, obtenue par intensification continue
des mesures de contrainte, la grande contribution de la publicité à l’amélioration du bilan routier consiste
à faire la promotion du sentiment d’insécurité routière de manière à rendre socialement acceptable et
souhaitable l’usage de la contrainte comme moyen de résolution du problème. Dans le modèle du TAC, la
publicité en sécurité routière est clairement un outil de travail social qui permet de définir et de faire
admettre l’existence d’un problème d’insécurité routière d’une manière qui favorisera l’acceptation des
108
mesures de contrôle social. En termes marketing, la publicité crée une demande pour plus de contrôle
social. Elle exploite l’échec programmé des efforts de persuasion pour légitimer une intensification des
mesures de contrainte et la création d’un continuum coercitif toujours plus efficace. Elle contribue à ce
que la gravité du problème (sa gravité réelle en relation avec son amélioration, et sa gravité relative à
d’autres causes de mortalité et de handicap) soit inconnue de la population, à ce que le comportement
délinquant des conducteurs soit désigné sélectivement par le promoteur comme la seule cause du
problème, et à ce que cette délinquance soit perçue sélectivement par la population comme le fait d’une
minorité malfaisante, inaccessible à la raison et dangereuse pour elle-même comme pour toute la
population. On voit par là que la publicité contribue de plusieurs manières au travail social de définition et
de légitimation du problème de l’insécurité routière.
La contribution de la publicité à la définition du problème public
Le travail de promotion de la sécurité routière par la SAAQ s’inscrit dans une démarche marketing. Les
promoteurs utilisent toutes les techniques disponibles pour interroger et influencer les décisions de ceux
qu’ils veulent convertir. Ils ne s’intéressent qu’aux moyens d’atteindre le plus efficacement les objectifs de
leur cause, sans remettre ces objectifs en question sauf s’ils s’avèrent irréalistes. Cette distanciation
critique n’existe alors qu’afin d’améliorer les techniques d’intervention. Si la Road Safety Conference de
1998 se conclut par un appel à faire de la vente de la sécurité routière le point focal des efforts à fournis
dans les années 2000, c’est parce qu’on a estimé que l’opinion publique est le déterminant principal de
l’amélioration du bilan routier. Et si tant de promoteurs de causes sociales confondent à tort la discipline
du marketing social avec sa seule fonction de promotion, c’est que cette fonction est essentielle au
succès des trois autres (prix, place et produit). La promotion participe à faire connaitre le prix concret
(pénalités financières, mobilité réduite, enfermement, et ainsi de suite) et le prix psychologique (perte de
réputation et d’estime de soi si l’on est reconnu coupable, par exemple) à payer si l’on enfreint la loi, prix
dissuasif qui veut contrebalancer les prix concrets et psychologiques immédiats que l’individu doit payer
pour se conformer (accepter d’être en retard, laisser sa voiture et prendre un taxi, et ainsi de suite). La
promotion contribue à la distribution (le P place) de la cause dans la mesure où elle fait connaitre les
opérations de contrôle routier. Enfin, elle joue un rôle essentiel dans la définition de la cause en tant que
produit à vendre ou, dans des termes plus sociologiques, au travail de construction sociale du problème
public.
Parce que la promotion participe au travail de construction du problème social, elle contribue autant à
définir le produit (la cause sociale en tant que P produit) qu’à le légitimer. La publicité, comme l’éducation,
les relations et les autres moyens de communication promotionnelle de la cause, contribue à faire exister
109
dans l’arène publique un discours sur la situation alléguée (Rubington et Weinberg, 1989, p. 4), à faire
que le problème soit perçu comme réel. En se concentrant totalement sur un faisceau d’éléments de cet
aspect particulier qu’est le comportement à risque du conducteur, elle participe à un travail de sélectivité
(Dumont, 1994, p. 1) qui simplifie et organise toute la compréhension publique du problème en fonction
d’une seule causalité. Elle participe aussi à la définition du problème public quand, en se concentrant sur
les conséquences des accidents sur les victimes du délinquant, elle montre que le problème a des effets
individuels, que ce sont des individus qui sont affectés plutôt que des institutions. Quand les municipalités
orientent le contrôle routier pour accroitre les revenus d’infractions plutôt que pour prévenir les accidents,
et quand l’État québécois utilise les surplus actuariels de la SAAQ pour équilibrer ses propres finances, la
réalité sociale du problème s’en trouve fragilisée. En ce sens, la publicité contribue à contrer et à noyer
les discours discordants qui attribuent à l’action publique en sécurité routière des mobiles inavouables qui
la discréditent. La publicité, avec difficulté comme nous l’avons vu, contribue à attribuer une cause
collective au problème quand elle s’efforce de faire reconnaitre que les accidents sont bien moins causés
par les ivrognes et les fous du volant que par les conducteurs ordinaires.
Dans le domaine du marketing social, la publicité et l’approche en sécurité routière se démarquent par
leur propension à moraliser la population et à pratiquer le victim blaming (dans la mesure où le
conducteur qui a pris un risque est représenté comme seul responsable de l’accident et de ses
conséquences). Dans le domaine de la promotion de la santé, on met davantage l’accent sur la
déresponsabilisation des victimes d’une maladie et sur les causes structurelles, quitte à attribuer la faute
à une industrie qui sera publiquement blâmée comme criminelle (le fumeur, par exemple, est représenté
comme la victime d’une dépendance créée par les compagnies de tabac; voir Talbot et Verrinder, 2010).
Il est plus facile d’admettre qu’on a un problème si cette reconnaissance n’entraine pas de blâme, et si
elle nous permet de nous conceptualiser comme victimes plutôt que comme délinquants ou déviants. En
sécurité routière, l’attribution d’une partie de la responsabilité des accidents aux manufacturiers
automobiles n’a pas eu autant de succès et les promoteurs, qui ont peu de données probantes et
beaucoup de données contradictoires sur cette question, hésitent à prendre un angle qui les
contraindraient à s’attaquer à un problème plus vaste et plus omniprésent qui est celui de la culture de la
vitesse et de la mobilité. Nous avons vu que, selon notre interprétation, même si la publicité routière
s’efforce de faire en sorte que les cibles du message reconnaissent qu’elles ont un problème qui est la
cause de l’insécurité routière et dont elles sont responsables, ces cibles opposent aux messages des
stratégies de réception qui renforcent les mythes de l’ivrogne et du fou du volant comme minorité
malfaisante qu’il convient de contrôler et de punir plus sévèrement.
110
Nous avons vu aussi que le travail de sélectivité des promoteurs de la sécurité routière ne repose pas
que sur des données objectives mais aussi, plus subjectivement, sur un jugement de valeurs dont
l’exposition sur la place publique, notamment grâce à la publicité, veut engendrer un conflit de valeurs
dont on espère ouvertement qu’il appellera un travail de redéfinition des normes collectives (Dumont,
1994, p.2). La promotion de la sécurité routière contribue à faire émerger dans l’arène publique une vision
ordonnée des activités de gestion du problème public, et à cadrer ce problème selon des catégories et
des arguments de sécurité (délinquance et dissuasion, notamment) qui conditionnent la manière dont le
public pensera les causes et les solutions. Ce travail de sélectivité repose aussi sur une simplification et
une mise à l’écart de données comme l’imprévisibilité de l’accident, la marge d’erreur des décisions, les
actes manqués et bien d’autres facteurs qui s’opposent à la possibilité du « risque zéro », mais l’usage de
ce terme et de cet objectif a lui-même une fonction de cadrage. Il aide à nous faire passer d’une société
dans laquelle on accepte qu’une part de risque demeure présente à une société de danger où le risque
serait éliminé (Boudou et Chené, 2008) et masque le fait que le risque est d’abord culturel « parce que la
perception que nous en avons est culturellement définie » (Perreti-Watel, 2001, p. 16).
Quand la recherche en sécurité routière aborde la question comportementale en termes de prise de
risque, elle oblitère un élément fondamental de l’équation, celui de la criminalisation des comportements
à risque très répandus et qui diffuse l’idée d’une criminalité latente qui, pour être jugulée, justifie un
contrôle de plus en plus serré de la société (Châles-Courtine, 2008) et une gestion actuarielle des
pénalités (Lianos, 2008). C’est un réflexe classique de la politique pénale que de concentrer toute la
réaction sociale sur le seul individu délinquant, et c’est l’un des paradoxes de l’approche sécuritaire des
problèmes sociaux qu’elle engendre une prolifération de risques qui finissent par perdre toute proportion
(Lianos, 1999; Poncela, 2009).
La conduite au volant est perçue comme une interaction avec autrui et les usagers de la route, admettant
rarement qu’ils prennent eux-mêmes des risques et allant parfois jusqu’à interpréter un accident dont ils
sont responsables comme une preuve paradoxale de leur habileté supérieure 43, sont perméables à l’idée
que le danger provient d’autrui (Peretti-Watel, 2001, p. 249, 251) et que le comportement fautif serait le
seul facteur de risque. Mais c’est une idée qui doit leur être suggérée et qui ne semble pas avoir réussi à
s’ancrer car ils ne l’évoqueraient pas spontanément selon une enquête de Mathieu-Huber (2008), qui a
observé par ailleurs que les usagers utilisent très peu le terme de « risque » (pourtant privilégié par les
promoteurs de la sécurité routière) pour qualifier leur relation à la route. Si l’accident incarne à lui seul le
risque routier auquel ils s’exposent, le risque évoqué tient à une multiplicité de facteurs et à aucun en
L’accident est typiquement réduit à un incident mineur, le conducteur estimant qu’il aura échappé à des
conséquences beaucoup plus graves grâce à la supériorité de ses réflexes et de son habileté au volant.
43
111
particulier; la perception de risque ne modifierait qu’à la marge les comportements car la plupart des
conducteurs estiment être plus habiles et sécuritaires que les autres (NSW, 2002, p. 21) et ils ont acquis
dans leurs pratiques de déplacement une rigidité dont ils estiment que le cout pour les changer est trop
élevé (Mathieu-Huber, 2008) sauf, on l’a vu, quand on les y contraint par une approche dissuasive.
À la perception que les usagers de la route ont d’un risque réel mais diffus et qui est accepté avec
fatalité, le cadrage conducto-centré des promoteurs veut substituer une construction du risque unique,
précis et inacceptable qui oblitère l’importance de la qualité des infrastructures, des véhicules et tous les
autres facteurs qui peuvent rappeler la causalité multiple des accidents (Grossetête, 2008). Plus encore,
l’attribution exclusive de la réduction du nombre de morts au renforcement de la contrainte « réduit
l’intérêt pour un conception plus large de la question, comprenant d’autres modes d’actions possibles
(aménagement, urbanisme) » (Pailliart, Poncin et Strappazzon, 2008, p. 84). Il est une désocialisation et
une dépolitisation du problème qui, en focalisant sur la responsabilité individuelle (thèse qui suppose
l’égalité devant l’accident), écarte des statistiques et des débats publics les explications structurelles du
problème autres que le facteur du libre choix dans la décision (Kletzen, 2000, 2007; Desmond, 2006;
Devillard, 2008). Pensons aux rapports socialement différenciés aux accidents qui pourraient mettre au
jour les inégalités dans l’exposition au risque et expliquer la surreprésentation (surmortalité) de certaines
catégories dans les accidents comme les conducteurs solitaires, les conducteurs professionnels, les
classes populaires et les populations rurales (Grossetête, 2008). D’autres phénomènes contribuant
fortement à l’exposition au risque sont tus parce qu’ils fragilisent la croyance en la capacité d’influencer
les comportements, comme l’âge (les promoteurs savent qu’ils travaillent en grande partie contre la
nature humaine, la prise volontaire de risque étant un phénomène normal qui s’estompe naturellement
avec l’âge), ou parce qu’ils contredisent la thèse de la seule responsabilité individuelle (les hausses du
prix du carburant, surtout quand elles sont brusques ou quand elles sont supérieures à l’inflation, ont une
influence sur la réduction des distances moyennes parcourues et, donc, sur l’exposition au risque ; voir
Juillard, 2007). On voit aussi par là que de puissants intérêts politiques et économiques, liés à la question
de la mobilité routière, sont écartés du débat public et que l’efficacité de la répression dépend fortement
de la capacité à présenter au public une causalité abusivement simplifiée.
Non seulement la problématique de la sécurité routière est-elle beaucoup plus complexe que ce que les
promoteurs de la cause le laissent entendre, mais il n’existe pas de théorie unifiée capable de prendre en
compte les déterminants psychologiques, sociaux et environnementaux de l’accident routier (Pérez-Diaz,
2003). La complexité multifactorielle des accidents a fait l’objet de nombreuses études descriptives et
pluridisciplinaires qui ont identifié trois grandes familles de causalité sur lesquelles tous les promoteurs de
112
la sécurité routière interviennent 44 et qui composent la triade HVI (Homme-Véhicule-Infrastructure) : le
comportement des usagers de la route, l’ingénierie des véhicules et l’infrastructure routière. Ces études
ont permis d’établir qu’il existe, rien que pour la dimension comportementale, une très grande
hétérogénéité de cibles, de comportements et de déterminants. Pour l’illustrer, citons seulement : la très
grande variabilité circonstancielle des attitudes et comportements d’un même individu, les facteurs
internes (désirs, préférences, attitudes, illusion d’invulnérabilité et illusion de contrôle du risque, biais de
conformité supérieure 45, croyances 46, par exemple) et externes (influences sociales, mais aussi réactions
aux facteurs environnementaux comme le design et l’état de la route, ou la météo, par exemple), les
rationalités cachées et la grande variabilité des types et du nombre des rationalisations selon les individus
et les circonstances (révélées entre autres par le principe de dissonance cognitive et qui, selon qu’une
information met en péril ou pas l’estime de soi d’un individu et ses représentations du monde, conditionne
son acceptation ou son refus d’une information), l’inégalité de l’exposition au risque qui signale l’existence
de risques subis et de risques choisis (l’inégalité varie selon divers critères, notamment sociaux et
professionnels, comme le kilométrage parcouru qui permet de déterminer que les conducteurs
professionnels et les gens habitant à l’extérieur des villes sont nécessairement et malgré eux plus à
risque que la moyenne) et la prédisposition au risque (qui varie entre autres selon l’âge, les maladies, la
personnalité et les aptitudes sensori-motrices), la hiérarchisation du risque (subjective et influencée par
les valeurs culturelles et les normes du groupe de référence), le niveau de tolérance au risque, la
recherche ou non d’un niveau de risque constant, le large spectre des motivations par rapport au risque
(dont les extrêmes sont la recherche du risque zéro, d’une part, et la valorisation voire la recherche du
risque, d’autre part), la capacité perçue à gérer le risque (selon le modèle de l’homéostasie du risque), et
les stratégies d’évitement de la menace. Tout à fait à l’opposé de la recherche en prévention des
accidents, qui évolue vers des modèles descriptifs de plus en plus complexes, les promoteurs de la
sécurité routière qui ont adopté le modèle du TAC fondent leurs stratégies d’actions préventives sur une
modélisation de la prise de risque qui, si elle simplifie outrancièrement le nombre et la mécanique des
déterminants, n’en a pas moins fait ses preuves. D’abord, ils se concentrent bien moins sur l’amélioration
des infrastructures routières (sur laquelle l’État a une responsabilité directe mais qui lui coute très cher et
qui le rend vulnérable à la critique; voir Marchetti, 2008b) et l’amélioration de l’ingénierie des véhicules
(sur laquelle l’État a une influence indirecte, limitée en outre par les calculs économiques et politiques de
La réduction du bilan routier ne se fait évidemment pas que par la prévention des accidents. Les promoteurs, par
exemple, investissent beaucoup dans d’autres domaines, qui ne font pas l’objet de notre recherche, comme
l’amélioration du système et des soins de santé pour réduire le nombre de décès et de blessures graves causés par
les accidents.
45 Un individu estimant qu’il a des aptitudes supérieures à conduire aura tendance à se croire capable d’exécuter en
toute sécurité certaines manœuvres qu’il jugerait dangereuses si elles étaient tentées par un conducteur moins
habile.
46 Comme les croyances irrationnelles, telles que la croyance en la fatalité des accidents.
44
113
l’incidence des législations sur le cout des véhicules et sur la mobilité des individus et des biens) que sur
l’influence du comportement des usagers de la route (qui offre à l’État un bien meilleur ROI). Ensuite, ils
se servent de modèles probabilistes qui, basés sur un calcul de risque zéro, réduisent la nébuleuse des
déterminants des accidents à la seule prise de risque (déterminant individuel de caractère volontaire qui
écarte de l’équation les risques subis, les risques involontaires et les déterminants collectifs, et simplifie
considérablement la complexité des positions et représentations des individus – voir Pérèz-Diaz, 2002).
Enfin, ils sélectionnent essentiellement les facteurs de risque en fonction des deux grands paramètres
postulés par la théorie de la décision (Munier, 1996) : la rationalité des choix et l’aversion des individus
pour le risque. C’est modèle du risque « zéro », qui domine la pensée stratégique des politiques
publiques en sécurité routière. Ce modèle postule que c’est la peur de la sanction qui détermine
principalement la modification du comportement des usagers de la route. D’où la préférence accordée
aux politiques de droit pénal comme principal moyen d’améliorer le bilan routier.
Même si l’on peut reprocher à l’approche dissuasive du modèle du TAC de simplifier abusivement les
déterminismes comportementaux, la critique ne fait qu’égratigner la validité du recours à l’usage intensif
de la contrainte (réalisé principalement à travers le droit pénal, le contrôle routier et les restrictions de
l’accès à la conduite de véhicules) parce qu’il n’ébranle pas sa justification la plus solide : la présentation
de statistiques confirmant la réalité d’une amélioration spectaculaire du bilan routier. Pour l’ébranler, il
faut réfuter la relation de causalité, ce qui pourrait se faire en observant si la réduction du bilan routier est
antérieure au durcissement législatif, et si elle se poursuit même sans la mise en place de nouvelles
mesures répressives. Il faudrait pour cela comparer l’évolution du bilan avec l’évolution des mesures de
contrainte, ce que nous ferons dans la deuxième partie de notre étude dans l’analyse des campagnes de
la SAAQ, mais il n’est pas certain que nous puissions disposer de périodes de références suffisamment
longues (avec un nombre suffisant de périodes exemptes d’introduction de nouvelles mesures) et de
statistiques suffisamment pointues pour relever des relations significatives. Nous avons vu toutefois que,
dans le premier cas, la littérature sur l’effet synergique a répertorié un phénomène de réduction des
accidents antérieur à la mise en place de mesures de contrôle, mais ce phénomène s’explique aussi, et
de manière satisfaisante, par un effet d’ajustement du comportement par anticipation. Dans tous les cas,
la vigilance des conducteurs pouvait avoir été stimulée par la publicité (messages publicitaires et
informations diffusées par les médias de nouvelles). Killias (1985) a observé le même phénomène en
Suisse à propos du port de la ceinture de sécurité : un effet de conformité par anticipation se produisant
avant l’institutionnalisation du délit et sa répression, mais s’estompe quelques mois après pour se
stabiliser à la proportion des conducteurs qui affichent un conformisme routier stable. Dans le second
cas, nous avons vu aussi dans la littérature que l’effet synergique plafonne rapidement de sorte que les
comportements fautifs, même quand ils continuent à être sanctionnés, tendent à réapparaitre. Notre
114
revue de littérature conforte cependant la critique de Pérèz-Diaz (2003) quand elle souligne que le
recours au droit pénal n’est pas également dissuasif pour tous 47, que ses effets sont rarement évalués et
demeurent mal connus, et, en somme, qu’il contiendrait plutôt qu’il ne réduirait le risque routier.
Notre revue de la littérature indique que l’approche du TAC estime avoir fait la démonstration non
seulement que l’influence des comportements offre un rendement très supérieur en prévention des
accidents (ROI), mais aussi qu’il n’est pas nécessaire de prendre en compte une grande variété de
déterminants comportementaux pour exercer efficacement cette influence. Dans leur optique, c’est la
peur qui est le déterminant comportemental le plus efficace, et pas n’importe laquelle : la peur d’être
contrôlé et sanctionné. Même si les promoteurs continuent à construire leurs messages en cherchant à
agir sur une grande diversité de déterminants (chacun des déterminants cités plus haut a inspiré contenu
de plusieurs messages de sécurité routière), nous avons vu que le contenu spécifique du message luimême n’aurait pas d’impact sur le comportement. L’approche du TAC est une approche dissuasive qui
fonctionne principalement par la menace provoquée par l’intensification de la contrainte : augmentation
de la fréquence et des moyens de contrôle, augmentation du nombre de délits et de peines, réduction de
l’accès au réseau routier et de la tolérance envers toutes les formes de prise de risque. La contrainte
comportementale permet d’obtenir de bons résultats à court terme, et la progression du bilan est assurée
par l’introduction constante de nouvelles mesures contraignantes. Engagés dans une spirale
inflationniste, les promoteurs misent, à long terme, sur une intériorisation de nouvelles normes sociales et
sur l’espoir qu’un comportement qui se maintiendra sur une longue période de temps pourra un jour
modifier les attitudes et permettre de minimiser le rôle de la contrainte. Mais nous n’avons pas trouvé
trace d’études en sécurité routière sur ce sujet et les promoteurs qui travaillent suivant le modèle du TAC
semblent plutôt miser sur l’intensification continue de la contrainte pour obtenir des effets durables. Si ce
n’est pour situer le niveau d’intensité qu’une sanction spécifique doit avoir pour produire un effet dissuasif
optimal (voir par exemple l’étude économétrique de Dionne et Vanasse, 1997, à propos de l’impact du
changement de la tarification des infractions sur la réduction des infractions et des accidents), les
47 La revue de littérature faite par Pérèz-Diaz (2003) permet de réaliser la grande diversité des réactions qui peuvent
se produire en réaction aux efforts de dissuasion : contestation populaire des normes promues par le Code de la
route (Ocqueteau et Pérèz-Diaz, 1989), diversité des réactions aux normes de vitesse (Biecheler-Fretel et MogerMonseur, 1985), variation de la conformité en fonction des diverses normes (Morand, Perrin, Robert et Roth, 1977;
Corbett et Simon, 1992), substitution de règles informelles d’un groupe social aux normes légales (Biecheler-Fretel
et Moger-Monseur, 1985; Corbett et Simon, 1992), prédominance des normes des professionnels de la route sur les
normes légales (Dupuy et Thoenig, 1990), rejet ou l’ignorance des normes légales par les jeunes marginaux
(Esterle-Hedibel,1997), contestation des peines et la remise en question du Code de la route par les conducteurs
condamnés (Renouard, 2000), préséance accordée, par les proches d’un conducteur en état d’ébriété modérée, aux
libertés individuelles par rapport aux normes légales et aux injonctions d’intervention (Pérèz-Diaz, 1997), et
adhésion variable des forces de l’ordre aux normes de vitesse (Corbett, 1993; Pérèz-Diaz, 1994, 1998).
115
promoteurs ne semblent pas s’inquiéter des effets indésirables ni des limites de ce système qui semble
reproduire, sur le plan social, la pente décrite par Bénéton (1983, 2000).
Si la publicité contribue à faire admettre le caractère inacceptable du problème, on peut soupçonner que
la répétition quotidienne dans les médias de nouvelles d’un même mélodrame aux conséquences
monstrueuses (des vies sont enlevées ou brisées par un pullulement de transgresseurs qui ne laissent
personne à l’abri) y contribue bien davantage. Dans les pays où la lutte contre l’insécurité routière suit le
modèle du TAC, la presse rejoue quotidiennement les mêmes drames et réitère en vain ses injonctions à
la prudence (Marchetti, 2008b), et cette haute fréquence d’exposition de même que cette haute intensité
dramatique dans le ton donnent au problème irrésolu un caractère scandaleux. Ainsi la presse participe-telle ici, et comme l’avait suggéré plus largement Foucault (1975), à élargir le champ de la délinquance et
à rendre acceptable l’intensification de la surveillance, du contrôle et de la punition. On sait que le
sensationnalisme médiatique autour d’affaires criminelles dramatiques exaspère les débats sur la
dangerosité 48 et contribuent à précipiter l’adoption de lois plus répressives (Châles-Courtine, 2008), ce
qui va dans le sens de l’accroissement de l’État pénal (Bourdieu et Wacquant, 1992; Bazex, Mbanzoulou
et Razac, 2008). En France, le premier ministre Raffarin déclarait en 2002 qu’en matière de conduite
dangereuse, les Français devaient comprendre qu’ils ne sont pas innocents d’eux-mêmes. Son ministre
de la Santé approuvait en élevant l’insécurité routière au rang de baromètre de la violence dans la
société. Son ministre de l’Intérieur surenchérissait en décrivant la gravité du bilan routier comme le
résultat « d’une délinquance dont les auteurs ignoraient souvent qu’ils pouvaient être des assassins »
(voir Pailliart, Poncin et Strappazzon, 2008, p. 85-86). Un problème est formaté pour faire scandale quand
son acuité est toujours portée au summum de l’intensité dramatique dans sa présentation publique, et
quand, malgré l’accalmie procurée par les multiples actions correctives qui ont été endossées par
l’opinion publique, votées par le législatif et mises en place avec célérité par les pouvoirs publics, ses
méfaits procurent une source intarissable de sujets d’actualité. Les promoteurs doivent alors gérer
l’attribution de la faute, ce qui implique aussi d’écarter le blâme de leur gestion de l’action collective en la
matière. L’ampleur des critiques envers le régime québécois du no fault et envers la clémence des
tribunaux envers les récidivistes de l’alcool au volant sont des blâmes adressés à l’action publique et, en
ce sens, représentent des effets secondaires non désirés de la promotion de la sécurité routière. En
communication-marketing, on parle alors d’un effet boomerang. Si cet enjeu de la faute est mal géré par
les gestionnaires du problème public, la crédibilité de l’action publique s’en trouvera menacée et, par là,
sa légitimité aussi.
48 La dangerosité se définit comme une propension à commettre des actes violents qui sont dangereux pour soimême ou pour les autres (Mbanzoulou, 2008).
116
La contribution de la publicité à la légitimation du problème public
La publicité sur la sécurité routière est massivement le fait d’institutions publiques qui sont les promoteurs
du problème et de sa solution. Ces institutions sont généralement à l’origine même du travail de définition
du problème et travaillent tant pour la reconnaissance du problème de l’insécurité routière que pour la
promotion de la sécurité routière en tant que cause sociale, laquelle est le problème envisagé sous
l’angle de sa résolution. Ils travaillent de préférence en collaboration avec tous les collectifs qui ont un
intérêt direct et indirect à régler le problème, mais les moyens et la légitimité dont ils disposent fait qu’on
leur dispute peu leurs titres de propriété. L’absence de groupes organisés susceptibles de s’opposer
frontalement à leur action et à leurs discours les laisse plus libres de se concentrer sur les moyens d’agir
et de s’imposer comme chef d’orchestre, de commander à l’attention, à l’influence et à la confiance du
public. Nous avons vu comment l’autorité qu’ils détiennent dans le domaine leur permet de formuler des
affirmations : décrire le problème, imposer une théorie causale, redéfinir au besoin les normes de moralité
publique, attribuer ou imputer des responsabilités, faire des recommandations et prescrire les meilleures
solutions (Gusfield, 2009, p. 11). Ces conditions de gestion par lesquelles ils sont les principaux acteurs
de la définition et de la légitimation du problème social permettent aux propriétaires du problème de
l’insécurité routière d’agir avec une aura d’objectivité supérieure. La responsabilité causale du problème
est toutefois plus ambigüe dans la littérature spécialisée que ce que ses propriétaires laissent paraitre
dans le travail de promotion. Des attributions et imputations plausibles voire reconnues sont gommées du
discours public pour faciliter l’imposition de la théorie causale qu’ils mettent de l’avant et obtenir ainsi des
résultats plus rapidement.
Le public cible des activités de promotion en sécurité routière n’est pas un public indiscriminé. Le public
principal des publicités est l’usager de la route qui a des comportements à risque. Qu’ils utilisent le
raisonnement critique (pour les inciter à rationaliser leurs attitudes et comportements à risque) ou le
traitement émotif (pour accroitre la perception de risque), les messages ont l’ambition d’agir sur le
contrôle social interne de ces cibles. La publicité mesure sa capacité d’influencer ces dimensions en
termes de considération, d’intention, d’essai et de comportement. Cette approche perdure même si elle
n’a donné aucun résultat probant. Le public secondaire est constitué de l’entourage des cibles
principales, des citoyens conformes, des acteurs sociaux, des organisations et des institutions, et on
espère de l’usage du raisonnement critique et du traitement émotif qu’ils les incitent à exercer un contrôle
social externe formel et informel. Parmi les cibles secondaires, nous pouvons en distinguer quatre
d’importance. Premièrement le grand public, sinon pour que les individus les mieux disposés exercent un
contrôle social externe informel et même formel (quand on leur demande d’empêcher quelqu’un de
117
conduire en état d’ébriété ou de ralentir 49) du moins pour appuyer les mesures de contrôle social externe
formel (les promoteurs de la sécurité routière font aussi la promotion de la culture de l’action publique).
Deuxièmement, les médias d’information, qui permettent de relayer les messages, d’amplifier la
perception de la réalité, de mobiliser une grande diversité d’acteurs sociaux en exacerbant la sensibilité
au problème (Rieffel, 2005, p. 245), quitte à les utiliser pour susciter volontairement des polémiques en
sécurité routière (Munoz, 2002) et de modifier la hiérarchie des causes sociales au sommet de l’agenda
politique. Troisièmement les instances politiques, dans la mesure où leur action législative est
conditionnée par l’opinion publique. Quatrièmement les institutions d’État chargées d’appliquer les lois et
règlements, dans la mesure où l’application effective est conditionnée elle aussi par l’opinion publique.
Nous pensons que si la publicité en sécurité routière a pu obtenir des résultats probants, c’est là qu’il faut
les chercher. Et l’on peut déjà observer que si l’on attend de chacun de ces quatre publics secondaires
des réactions spécifiques, elles dépendent toutes de la capacité des promoteurs d’agir sur les
représentations collectives (Dumont, 1994). Ce sont celles sur lesquelles on reconnait à la publicité 50 la
capacité d’avoir sa plus forte influence et que les publicitaires mesurent en termes de notoriété, de
familiarité et d’opinion. Si, comme l’envisagent les publicitaires de Grey et du TAC, la publicité en sécurité
routière doit être envisagée comme une publicité de marque (la marque étant ici la sécurité routière)
plutôt que comme une publicité de produit (le produit étant défini ici comme les opérations de contrôle),
c’est parce que la publicité est plus apte à créer de la valeur qu’à provoquer l’achat, à agir à long terme
plutôt qu’à court terme, à créer la désirabilité qu’à convertir effectivement. C’est ce que les publicitaires
entendent par cette formule consacrée : la publicité ne fait pas vendre. Cette conception conforte la
pertinence de l’entonnoir de la communication comme modèle descriptif de l’état de santé de la cause
sociale en tant que marque. La publicité peut conditionner favorablement les perceptions, mais elle est
insuffisante en soi car la vente elle-même requiert bien plus que cela pour se concrétiser, et notamment :
-
un produit dont l’usage est suffisamment satisfaisant et gratifiant pour fidéliser (le
comportement sécuritaire n’est pas satisfaisant pour les gens ivres ou pressés, et
l’absence d’accident est un non-événement qui conforte la prise de risque);
un prix d’acquisition adéquat (or les conducteurs récalcitrants sont précisément ceux pour
qui le prix psychologique d’adoption des comportements sécuritaires parait trop élevé)
un réseau de distribution efficace (les opérations de contrôle policier sont comme des
points de vente, mais on constate que les gens n’adoptent le comportement sécuritaire
que là où ils connaissent ou soupçonnent leur présence).
Dès qu’on écarte l’hypothèse d’une capacité de la communication à influencer par elle seule les
Théoriquement, rien ne s’oppose à ce que la publicité ait une influence sur le comportement d’un individu si ce
comportement est conforme à ses valeurs, s’il ne lui coute rien et s’il lui procure même des gratifications. Le succès
de ce type de contrôle dépend surtout de la réceptivité de l’individu sur lequel on lui demande d’agir, or les
conducteurs les plus à risque sont aussi les moins réceptifs.
50 C’est aussi le cas pour d’autres techniques de promotion, comme l’agenda setting.
49
118
comportements, les différents usages stratégiques de la publicité apparaissent plus clairement et ils
correspondent aux pratiques marketing de la gestion de marque. La communication est essentiellement
un outil de promotion qui permet :
-
-
-
-
-
en termes de notoriété :
o de faire connaitre le problème et d’affirmer son importance;
en termes de familiarité :
o d’améliorer les connaissances des conducteurs, notamment en les informant sur
les risques et les conséquences ;
o d’ancrer la cause sur un fonds de données objectives ou apparemment
objectives et dans les paramètres désintéressés de la recherche du bien public
plutôt que dans ceux de la recherche d’intérêts particuliers;
o de faire connaitre des orientations, objectifs et moyens de la politique de
sécurité routière;
o de promouvoir de nouvelles normes sociales;
en termes d’opinion :
o de faire croitre une demande sociale (ici pour plus de sécurité);
o de maintenir la sécurité routière au sommet de l’agenda social;
o de valoriser les actions de prévention;
o de faire accepter par la population la nécessité puis l’existence de nouvelles lois
et de nouveaux dispositifs de contrainte.
en termes de considération et d’intention : rien ne permet de dire qu’elle fait plus que
stimuler la conformité comportementale des individus déjà bien disposés 51;
en termes comportementaux : d’augmenter par un effet synergique l’efficacité dissuasive
des dispositifs de contrôle routier et, par là, contraindre les résistants à une conformité
très temporaire et très localisée.
Les effets de la publicité sur les dimensions symboliques se produisent essentiellement à long terme,
exactement comme cela se passe en publicité dite de marque. Ses effets sur les dimensions
comportementales se produisent à court terme, exactement comme cela se passe en publicité dite de
promotion des ventes, laquelle veut prédisposer favorablement son public à effectuer un achat imminent
(ou à adopter un comportement). L’effet synergique décrit alors adéquatement le cas de la publicité de
promotion des ventes quand elle est utilisée en conjonction avec une offre très ciblée et à durée limitée 52,
ce que le marketing direct et le commerce de détail ont l’habitude d’utiliser pour créer un impact immédiat
(mais volatile) sur les ventes. Conséquemment, on devrait pouvoir observer que les objectifs de la
publicité sociale varient, comme la publicité commerciale, selon que les commanditaires du message
cherchent à modifier des attitudes, à en créer de nouvelles, à accroitre la considération d’une offre ou à
Ce qui est conforme à la théorie de la publicité politique, revue par Lazarsfeld, dont on sait qu’elle ne convertit
personne mais qu’elle peut conforter les opinions existantes, et à la théorie de King (2007) selon laquelle la
publicité, sauf dans les cas d’introduction d’une nouvelle marque, ne convertit pas mais renforce la préférence pour
la marque qu’elle promeut.
52 En marketing social, l’offre à durée limitée doit s’interpréter différemment et elle peut avoir plusieurs sens ; elle
peut référer au peu de temps qui reste avant d’avoir à se conformer à une loi ou un règlement, ou encore à la durée
limitée d’une opération de contrôle routier.
51
119
réaffirmer les valeurs fondamentales de la marque. Parallèlement, les effets du message devraient être
évalués de manière différente, selon que l’on cherche à influencer les dimensions symboliques ou
comportementales. Quand il s’agit d’informer, de faire de l’agenda setting et de créer une nouvelle norme
sociale (dans ce dernier cas, la publicité veut alors agir comme la preuve sociale à l’effet que « tous les
autres» se conforment et comme moyen de légitimer la conformité et le contrôle social; voir NSW, 202, p.
9; Nugier, Niedenthal, Brauer et Chekroun, 2007; Chekroun, 2008), l’efficacité de la publicité devrait être
évaluée en termes de notoriété, de familiarité et d’opinion (voir NSW, 2002, p. 9). Quand il s’agit
d’appuyer des actions de contrôle routier, son efficacité devrait être évaluée en fonction des variations
locales, hebdomadaires, mensuelles et annuelles (des ventes en marketing commercial, du bilan routier
et des contraventions en sécurité routière; voir NSW, 2002, p. 9). L’efficacité contributive de la publicité
en elle-même dans ce dernier contexte est plus difficile à cerner (donc, rarement évaluée) et
l’interprétation de ces variations ne peut se faire que sur la base de modèles probabilistes sujets à
caution.
Malgré ce qui précède, nous ne pensons pas que la publicité soit le principal moyen par lequel les
promoteurs de la sécurité routière obtiennent du public un appui à l’intensification de la contrainte. Il
convient là aussi de réduire le potentiel d’influence de la publicité à de plus justes proportions. L’ampleur
de la couverture médiatique des accidents de la route au Québec, en France ou en Australie est
incomparablement supérieure à tout ce que les campagnes publicitaires peuvent accomplir, même dans
l’État de Victoria, en fréquence d’exposition et en pénétration de marché. La publicité contribue
cependant à attirer l’attention des médias sur le problème et à leur fournir un cadre interprétatif. Par
rapport aux médias d’information, la publicité agit comme un chef d’orchestre qui distribue la partition,
donne le ton, impose son rythme et colore l’exécution de ses intentions. À ce titre, la publicité en sécurité
routière doit être envisagée comme une technique d’agenda setting qui peut produire ses effets même
sans que les promoteurs le réalisent ou les aient sciemment orchestrés, et malgré la vocation
d’indépendance critique des médias et des journalistes. Les promoteurs de la sécurité routière ne sont
probablement pas tous également enclins à percevoir les médias d’information comme des alliés, ne
serait-ce que parce qu’ils relaient parfois des critiques à leur endroit. Il n’empêche qu’ils reconnaissent
aux médias d’information la capacité de contribuer à « créer un état d’opinion » et à « amplifier la
résonance des campagnes » (CNSR, 2002, p. 9), notamment pour réussir à hisser la cause au premier
rang des causes sociales auxquelles l’opinion accorde de l’importance dans l’agenda social (CNSR,
2002, p. 29). Les services d’information gouvernementaux ont la capacité de mesurer l’atteinte de ces
objectifs par leurs analyses routinières, qualitatives et quantitatives, de la couverture média.
120
Comme il arrive avec la spirale de la contrainte, la couverture médiatique est inversement proportionnelle
à la gravité objective du problème (mesurée statistiquement) : la mortalité routière faisait bien moins
l’objet d’une couverture journalistique quand elle était au plus haut (Grossetête, 2008, p. 23). La répétition
quotidienne et l’accumulation des reportages sur les accidents nourrissent l’insécurité, masque le
décalage 53 et pourraient contribuer à expliquer pourquoi la population tend toujours à surestimer le
nombre des victimes de la route. En comparant les résultats de deux études publiées en France, l’une en
1987 et l’autre en 1998, Pérèz-Diaz (2003) a constaté qu’en dix ans la place occupée par le risque routier
dans les perceptions du public est passé d’un rang moyen (inférieur aux maladies graves et même aux
risques d’accidents liés aux sports de compétition) au premier rang pour devenir l’évènement le plus
craint dans toutes les tranches d’âge de la population française. Elle attribue cette reconstruction du
risque routier aux actions de prévention et d’information, mais elle en relève aussi les limites en observant
que, malgré tout, « entre la moitié et le tiers de la population, selon les âges, continuent à ne pas craindre
ces accidents en priorité (Pérèz-Diaz, 2003, p. 151).
En sécurité routière, les médias relaient volontiers la vision normative et répressive des conduites au
volant (Devillard, 2008), et la croyance à l’effet que la répression par l’État pénal et moral produit des
résultats (sur l’hégémonie de cette vision dans les médias, voir : Marchetti, 2008, p. 11, 18). Cette
adhésion des médias de nouvelles au cadrage proposé par l’État et à son agenda politique, et la
promotion permanente que les médias font de l’action publique (Devillard, 2008) n’ont pas toujours été.
Elle se serait produite en sécurité routière plus aisément que dans bien d’autres domaines au fur et à
mesure que les promoteurs de cette cause ont appris à s’adapter supérieurement à la logique
journalistique et aux impératifs économiques de la production quotidienne de l’actualité (Macé, 2003,
2005; Picard, 2005; Devillard, 2008; Grossetête, 2008). On doit donc parler d’une coproduction
médiatique dans la mesure où les promoteurs ont appris, avec le temps, à cadrer 54 le problème de la
sécurité routière (sur le cadrage, ou framing, voir McCombs, 1983, 2004) de telle manière qu’ils arrivent à
satisfaire les critères d’impact, de conflit, de nouveauté, de sujet obligé, de contraste et de human interest
par lesquels les médias évaluent la valeur journalistique d’une nouvelle (sur la fonction dite de
gatekeeping des médias, voir McCombs, 2004).
Cette coproduction est favorisée par au moins sept facteurs. Le premier facteur est celui de
l’approvisionnement gratuit en contenus réguliers :
Les pays où le sentiment d’insécurité est le plus élevé sont souvent ceux où les chiffres de la criminalité sont les
plus bas (Laplante, 2002; Kamisnski, 2005).
54 « To frame is to select some aspects of a perceived reality and make them more salient in a communicating text,
in such a way as to promote a particular problem définition, causal interprétation, moral évaluation, and/or treatment
recommendation for the item described » (Entman, 1993, p. 52).
53
121
-
-
-
par des sources crédibles et proactives (la sécurité routière fournit aux médias une
matière première rapide et peu couteuse en temps et en argent, formatée comme de
« véritables sujets en kit »; voir Grossetête, 2008, p. 37) avec lesquelles des contacts
réguliers établissent une familiarité et une relation de confiance (notamment avec les
communicateurs de la police; voir Marchetti, 2008b, p. 104), qui sont capables de créer
une actualité (en produisant aussi bien des scoops que des activités régulières de type
« coup-de-poing » qui permettant de ritualiser l’information), en vulgarisant de
l’information (les promoteurs engagent et forment des relationnistes pour produire des
communiqués, des dossiers et des conférences de presse dans un langage accessible
au grand public ; voir Grossetête, 2008, p. 31);
qui prolonge et enrichit une tradition journalistique bien établie (la couverture de la
circulation automobile);
sur un sujet bien connu (la sécurité routière) et qui prend d’autant moins de temps à
cadrer qu’il se présente, dans l’approche du type du TAC, comme un problème à
causalité unique fortement contrastée (sur l’évolution entre 1995 et 2005 vers une
domination du cadrage conducto-centré dans la couverture télévisuelle française, voir :
Grossetête, 2008, p. 49);
qui est d’intérêt général (le sujet touche un très large auditoire car tout le monde circule
sur les routes et a un bagage d’expériences directes et indirectes d’accidents et de
risques d’accidents).
Le deuxième facteur est celui de la disponibilité d’experts du comportement, de psychologues,
d’accidentologues et de communicateurs publics qui ont une visibilité médiatique « d’autant plus grande
qu’ils incarnent des solutions (Grossetête, 2008, p. 39).
Le troisième facteur est la valeur consensuelle d’une « bonne cause » (Marchetti, 2008b, p. 109) qui a
certes son lot de conflits (un conflit de valeurs opposant les bons citoyens inquiets pour leur sécurité aux
délinquants qui se sentent injustement ciblés) mais toujours sur des questions de détails (les mesures à
prendre) et jamais sur la légitimité de l’objectif ultime (sauver des vies), ce qui permet :
-
-
aux médias :
o de diffuser des images choc sans être accusés de sensationnalisme
(Grossetête, 2008, p. 46-48);
o d’endosser la cause (Devillard, 2008; Grossetête, 2008);
o de renforcer leur identité de bons citoyens corporatifs (en élargissant la place à
l’information et à la sensibilisation aux risques routiers, en se montrant
particulièrement ouverts à la couverture des évènements institutionnels
organisés par les promoteurs, voire en diffusant parfois gratuitement les
nouvelles publicités; voir Grossetête, 2008, p. 31-37);
aux journalistes de disposer de sujets valorisants, parce qu’ils font la une (Grossetête,
2008, p. 38, 46), et de manifester leur adhésion militante à la sécurité routière
(Grossetête, 2008, p. 36), notamment en endossant personnellement les injonctions à la
prudence et les rappels à l’ordre.
Le quatrième facteur est la dramatisation spectaculaire du problème. C’est ainsi que la rhétorique routière
associe la voiture à une arme et multiplie l’usage de vocables comme hécatombe, violence, délinquance
et insécurité routières (Grossetête, 2008; Marchetti, 2008b). Cette dramatisation est favorisée par
122
l’accessibilité à des images spectaculaires pour des évènements qui se produisent fréquemment et
localement (ce qui limite les déplacements des équipes et qui permet à la presse régionale de couvrir le
sujet aussi bien que la presse nationale). Certains évènements médiatiques sont spécifiquement produits
pour alimenter les médias ; c’est évidemment le cas des lancements de campagnes publicitaires (toujours
couverts par les nouvelles) mais cela se produit parfois avec des barrages routiers tenus spécifiquement
pour le bénéfice des médias. C’est notamment le cas des barrages qui sont faits avec des enfants
distribuant aux conducteurs, dans les zones résidentielles et avec la collaboration de la police, des
dépliants sur la vitesse excessive et des fausses contraventions.
Le cinquième facteur est la diversité incessante de drames personnels et collectifs, dont la douleur peut
être mise en scène pour mieux susciter le human interest (Devillard, 2008). Malgré leur diversité, de tels
drames se ramènent facilement à un problème simple de responsabilité (la prise de risque et le nonrespect du Code la route, le plus souvent), moral (l’insécurité routière est cadrée et perçue comme un
problème moral de déviance; voir Devillard, 2008, p. 67) et consensuel (personne ne s’oppose à la cause
de réduction de le mortalité routière, et le problème est toujours « l’Autre ») dont les protagonistes (que
l’on peut souvent interviewer, le reportage in vivo fait du reportage un sujet moins statique et
institutionnel; voir Marchetti, 2008b) se distribuent entre victimes, témoins et coupables (les coupables
étant réductibles à des groupes stigmatisables, le plus souvent réductibles à des délinquants d’habitude :
les jeunes conducteurs, les fous de la vitesse, les camionneurs, les motards, les cyclistes, les piétons
étourdis, les ivrognes, les drogués, mais aussi, quoique plus difficiles à stigmatiser, les gens âgés et les
enfants) et dont la mise en récit fait autant de « bonnes histoires » à développement (les quatre temps de
la couverture d’un accident grave avec décès).
Le sixième facteur est l’approvisionnement garanti en contenu neuf (les promoteurs alimentent les
nouvelles avec les semaines de la sécurité routière sur des thématiques renouvelées et les lancements
de nouvelles campagnes) avec une grande variété d’angles de couverture possibles tout au long de
l’année (départ en vacances, activités de contrôle, anniversaires « d’hécatombes » routières, innovations
technologiques et pénales) qui fournissent autant de sujets obligés (facilitant le travail de recherche de la
nouvelle), qui peuvent faire l’objet de programmes complets ou de dossiers, et dont un journaliste peut se
faire une spécialité.
Le septième facteur enfin est l’abondance de statistiques persuasives (la capacité de faire reposer un
argumentaire sur des chiffres répond aux canons de l’objectivité journalistique; voir Marchetti, 2008b, p.
116), de plus en plus pointues, fournies fréquemment ou sur demande (l’État garde le monopole de la
production des statistiques sur la mortalité routière et sur la gravité des accidents, qu’il peut fournir
123
quotidiennement, par thèmes et même sous la forme de palmarès), qu’il est facile de mettre en forme
pour le grand public et qui, de surcroît, assoient la réalité du problème, étayent l’argumentaire politique de
la nécessité d’un renforcement de la contrainte et offrent une preuve apparemment incontestable du
succès de l’action publique en la matière (Pailliart, Poncin et Strappazzon, 2008, p. 80-81).
On sait bien que si les médias ont une fonction d’agenda setting, ils sont moins aptes à dicter aux gens
ce qu’ils doivent penser qu’à leur dicter ce à quoi ils doivent penser (Cohen, 1963). Ce qui n’empêche pas
la communication médiatique d’avoir des effets indirects et subtils mais réels sur la manière dont les
individus finissent par penser les problèmes. La quantité et la qualité de l’attention médiatique accordée à
la sécurité routière et à ses promoteurs leur confèrent un statut et une légitimité supérieurs (Lazarsfeld et
Merton, 1948). La réduction simplificatrice de la causalité des accidents à la seule responsabilité des
conducteurs est d’autant mieux acceptée par le public que le traitement et la consommation médiatiques
favorisent cette simplification des informations et la réduction des problèmes à des stéréotypes (Taylor,
1991). Au fur et à mesure que le discours des promoteurs devient dominant sur le plan médiatique, les
individus modifient leur manière d’appréhender les problèmes de sécurité routière et ont tendance à lire
les évènements d’abord en fonction des schémas proposés par les promoteurs (sur le concept d’apprêt 55,
ou priming en sociologie des opinions, voir Lyengar et Kinder, 1987; Scheufele et Tewksbury, 2007). Les
explications alternatives, qui pouvaient avoir été autrefois dominantes, sont désormais d’autant plus dans
l’impensé qu’il n’y a pas de personnalités ni d’institutions pour faire une lutte de contre-discours 56. Parce
que ce traitement de l’information manipule davantage les techniques émotives qu’argumentatives, on a
pu avancer l’idée que derrière les débats rationnels explicites de l’agenda setting se cache un agenda
émotionnel implicite (voir Döveling, 2003, 2009).
Utilité du mythe de la minorité délinquante
L’un des phénomènes qui contribue le plus à obscurcir les fonctions latentes de la publicité en sécurité
routière est sans doute le mythe de la minorité délinquante, qu’il prenne la forme du conducteur ivre ou
celle du fou du volant. Nous pensons que c’est à ce mythe, qui est pourtant clairement déploré et
combattu par les promoteurs de la sécurité routière, que l’on doit l’adhésion des citoyens à l’intensification
continue de la contrainte. À notre connaissance, ce phénomène paradoxal n’a jamais été reconnu ni
Le terme « apprêtage » convient mieux que le terme « hameçonnage », habituellement utilisé pour traduire le
terme anglais priming qui est inspiré de la pratique de conditionnement d’une surface en peinture qui consiste à la
sceller et à l’uniformiser, et à neutraliser complètement au besoin une couleur antérieure avant d’appliquer la
peinture de la couleur désirée.
56 Le même phénomène a été relevé en épistémologie des sciences : les théories ne disparaissent pas parce
qu’elles ont été réfutées par des preuves définitives mais parce qu’il n’y a plus personne pour les défendre.
55
124
expliqué parce qu’on n’a encore jamais étudié le rôle de l’opinion publique dans la promotion de la
sécurité routière.
La grande affaire de la publicité routière est de convaincre le conducteur à risque que sa prise de risque
est irresponsable et socialement inacceptable, qu’il peut et qu’il doit se réformer par lui-même. Or, c’est
l’une des grandes constantes des études sur la réception de ces publicités que le conducteur à risque
refuse de se reconnaitre comme faisant partie du problème. La dissonance cognitive est manifestement
trop forte, mais comment le conducteur à risque la résout-elle? Nous savons qu’il est tout à fait disposé à
minimiser l’ampleur de sa propre prise de risque, notamment en surestimant ses compétences et les
qualités de son véhicule, ou encore en sous-estimant ou en ignorant les propriétés des lois physiques de
la route (comme la distance de freinage, la vitesse relative des véhicules) pour ne donner que quelques
exemples. En contrepartie, il attribue constamment la responsabilité du problème et de son ampleur à
l’incompétence des autres conducteurs, envisagés comme une minorité malfaisante qu’il est légitime de
contraindre à la conformité. Ces mythes sont le fruit d’un compromis d’interprétation et servent une
stratégie de défense. Ils permettent au conducteur à risque de résoudre la dissonance cognitive induite
par le discours des promoteurs de la sécurité routière qui, dans l’optique du folk crime, s’efforcent de
persuader la population que les accidents de la route sont surtout causés par des conducteurs
« ordinaires » qui minimisent la gravité de leur délinquance. Plus les promoteurs insistent, plus le mythe
se renforce, mais leur mise en échec n’est que partielle. Les conducteurs à risque ne diffèrent pas des
conducteurs conformes en ce que, soumis au même travail de définition et de légitimation du problème
de l’insécurité routière, ils appuient dans des proportions semblables l’usage et le renforcement de la
coercition comme moyen de résolution. Les mêmes mythes qui s’opposent à la conversion volontaire
favorisent l’appui aux mécanismes de conversion forcée : moins un conducteur à risque se reconnait
comme le délinquant visé par une mesure coercitive, plus il aura tendance à appuyer cette mesure dans
les mêmes proportions que les conducteurs conformes. C’est par ce malentendu que les promoteurs de
la sécurité routière obtiennent des citoyens qu’ils approuvent un renforcement de la coercition même
quand il est destiné à s’exercer contre eux. Dans la mesure où le bilan routier progresse essentiellement
par la conversion forcée, il est indifférent, sur le plan de l’efficacité, que les messages publicitaires n’aient
aucun pouvoir de persuasion comportementale, qu’ils n’entrainent la conversion volontaire d’aucun
individu récalcitrant. Mais il est essentiel que la fonction manifeste de la publicité fasse écran à ses
fonctions latentes pour que celles-ci agissent efficacement. C’est la raison pour laquelle, malgré les
preuves, la publicité en sécurité routière a avantage à maintenir la fiction de sa fonction manifeste. La
fiction d’une amélioration par la conversion volontaire, conjuguée aux mythes du conducteur ivre et du fou
du volant, est ce qui empêche les conducteurs de nourrir un ressentiment envers la contrainte exercée
contre eux.
125
Le message publicitaire a pour fonction de rehausser l’importance perçue du problème de l’insécurité
routière, de manière à crédibiliser la nécessité et l’efficacité d’un renforcement coercitif. Même quand il ne
fait pas directement la promotion de la contrainte, le message publicitaire contribue à promouvoir le
conformisme routier et a pour effet de rendre socialement désirable l’usage par l’État de son pouvoir de
contraindre le changement comportemental. Le message publicitaire n’influence pas le comportement
effectif. Il ne réussit pas non plus à faire que les conducteurs à risque se reconnaissent comme
délinquant. En mettant l’accent sur la faute comportementale, le message publicitaire contribue
involontairement mais efficacement à renforcer le mythe du conducteur ivre et du fou du volant comme
principaux responsables des accidents. C’est précisément à ce malentendu, que les promoteurs
considèrent comme un échec communicationnel, que se crée une opinion publique favorable à
l’intensification coercitive. C’est la principale contribution de la publicité à l’amélioration du bilan routier.
Envisagé sous l’angle de la portée et de la fréquence des messages, la publicité a certainement
beaucoup moins d’impact que les médias d’information dès lors que ceux-ci endossent la cause et
entreprennent de couvrir les lancements de campagnes et les accidents spectaculaires. Dans ces
circonstances, la publicité a pour effet principal de donner le thème et le ton, tandis que les médias
d’information, par la déploration, par la répétition des injonctions à la prudence et à la conformité routière,
et par l’exposition quotidienne de scènes d’accident ont un effet d’amplification de la gravité du problème
et un effet de scandalisation. Il s’ensuit que l’endossement médiatique du discours des promoteurs a
probablement un impact plus grand encore que la seule publicité.
Il est difficile de déterminer si et jusqu’à quel point les promoteurs de la sécurité routière reconnaissent
l’existence de malentendus qui, comme le mythe de la minorité délinquante, présente clairement sur le
plan politique un intérêt que ne leur permet pas d’envisager aussi clairement la lunette de la psychologie
sociale. Cefaï inclut le malentendu dans les procédés de fictionnalisation quand les promoteurs savent
qu’un mot qu’ils utilisent est compris différemment par le public, et ne corrigent pas une interprétation
erronée quand elle favorise la persuasion. Son exploitation indique que l’émetteur vise moins la
compréhension que la conversion à une attitude, une croyance ou un comportement, ce qui est une
particularité rhétorique du discours politique. Nous avons relevé l’existence de quelques malentendus
dans la communication en sécurité routière, mais pas d’indices d’un usage délibéré de la mystification.
Cependant, on ne voit pas pourquoi la présence de l’intention devrait être un critère nécessaire. Induite
involontairement ou non, si une confusion favorise la promotion d’une cause, elle participe de facto à une
fictionnalisation. Cela signifie que plus un malentendu joue un rôle important dans l’adhésion du public à
une cause et aux actions qu’on lui propose, plus cette adhésion repose sur une fiction. Sciemment ou
non, ce serait le cas en sécurité routière.
126
La construction sociale du conducteur ivre et du fou du volant semble bien reposer sur un malentendu qui
favorise l’acceptation de la contrainte, suivant les mécanismes que nous avons décrits, mais pas dans le
sens où l’entendent Gusfield et Cefaï. En ce qui concerne les mythes de l’ivrogne au volant et du fou du
volant comme principaux responsables des accidents, les promoteurs font manifestement tout ce qui est
en leur pouvoir pour éliminer les conditions aléatoires de la réception de leur message à l’effet que les
accidents sont principalement le fait de conducteurs ordinaires. Le malentendu sert bien une
factualisation spectaculaire du problème, mais pas dans le sens souhaité par les promoteurs. Le
malentendu est le fruit de stratégies de réception que les promoteurs tentent de corriger et dont il ne
semble pas qu’ils voient comment, au final, il leur est utile, bien au contraire. Ce malentendu est traité
comme un échec communicationnel par les promoteurs qui ne désarment pas de trouver le moyen
d’arriver à faire que le conducteur à risque se perçoive comme délinquant. Les paradigmes
psychosociaux qui guident le programme de recherche les amènent à se concentrer sur l’influence des
intentions comportementales par le contrôle social. Même si l’importance de la formation d’une opinion
publique favorable à l’intensification des mesures coercitives est reconnue, les mécanismes de ce type de
persuasion, dont l’étude relève plus de la sociologie politique et des relations publiques (à travers les
techniques d’agenda setting), ne font pas partie du programme de recherche. Pourtant, les promoteurs
de la sécurité routière mènent sur la publicité des recherches destinées à en améliorer l’efficacité, et ces
recherches ont donné lieu à une littérature spécialisée d’une ampleur considérable. L’approche du TAC
témoigne du fait que les promoteurs peuvent être conscients des problèmes liés aux stratégies de
réception de l’auditoire mais aussi de la confiance qu’ils accordent aux groupes de discussion pour y
remédier, mais cette préoccupation n’occupe pas une grande place dans les études de notre corpus. Le
fait que les conducteurs à risque refusent la proposition publicitaire principale, qui consiste à se percevoir
comme délinquant, et le fait que les messages n’ont pas d’impact sur leur comportement sont parfois
relevés mais les conclusions qui s’imposent ne sont jamais tirées. Encore une fois, il est curieux que
l’écart systématique entre les objectifs assignés à la publicité et les résultats obtenus n’entraine
apparemment jamais de remises en question de ces objectifs publicitaires manifestes, ni même une
discussion sur le sujet. Cela signale un problème de rigueur, mais rien dans notre corpus ne nous
renseigne sur les pratiques de l’analyse qualitative en publicité routière, notamment si et dans quelle
mesure les promoteurs contrôlent les biais de la méthode, ni s’ils comprennent l’impact des conditions de
réception sur le traitement du message publicitaire. Nous ne pouvons donc pas dire s’ils succombent à la
tentation isométrique qui consisterait, dans un contexte publicitaire, à estimer que l’on peut projeter avec
confiance les réactions de l’auditoire à l’exposition médiatique à partir des réactions d’un nombre limité
d’individus dans les conditions de réception artificielles d’un groupe de discussion. Dans le cas de la
127
SAAQ, notre corpus est plus riche à cet égard et l’analyse des documents de campagne devrait nous
permettre d’offrir une réponse plus précise.
Promotion du sentiment d’insécurité routière
Nous avons vu que la présentation du problème de l’insécurité routière obéit à une mise en scène qui
repose en grande partie sur une factualisation spectaculaire, et toujours sur ce fond de drame moral qui
est fait pour provoquer la délibération publique et faciliter la formation d’une opinion publique favorable à
l’intensification coercitive. L’approche du TAC de la publicité routière est sans conteste la mise en scène
la plus spectaculaire des arguments du drame et de son récit. Elle contribue à diffuser voire créer des
catégories pour donner un sens culturel à des accidents ; pensons aux termes anxiogènes d’insécurité,
de délinquance et de violence routières, au slogan québécois « l’alcool au volant, c’est criminel » et au
slogan du TAC « if you drink then drive, you’re a bloody idiot ». Elle est ouvertement faite pour susciter
les sentiments moraux dont on espère qu’ils emporteront l’adhésion la plus totale du public à sa
représentation. Le travail de promotion publicitaire procède par une exacerbation de la sensibilité au
problème pour inciter les publics ciblés à percevoir les situations décriées comme « insupportables,
injustes ou carrément pathologiques (donc contraire à l’intérêt public) » (Rieffel, 2005, p. 241). La
publicité facilite la mobilisation de divers acteurs dans un ensemble d’interactions complexes : « l’État, le
citoyen en général, mais plus concrètement les élus, les experts, les représentants d’institutions
administratives, les associations civiques, les entreprises, les simples citoyens » (Rieffel, 2005, p. 241) et
les médias. Elle participe de ce que j’appellerai ici une stratégie de scandalisation, faite pour faciliter la
mobilisation et l’acceptation des solutions les plus drastiques.
C’est dans la publicité que les promoteurs de la sécurité routière peuvent le plus aisément glisser de la
posture scientifique à la posture morale pour susciter ou encourager une attitude réprobatrice de
l’ensemble de la société contre le conducteur fautif, invariablement présenté comme la cause du
problème. L’accident routier y est systématiquement présenté comme le résultat d’une turpitude morale :
l’insouciance dans la prise de risque. L’insouciance envers soi-même est moins exploitée en publicité
routière parce qu’elle est interprétée comme un manque de jugement qui attire peu la sympathie.
L’insouciance envers les autres est presque toujours exploitée parce qu’elle est asociale, raison pour
laquelle on privilégie la mise en scène d’accidents impliquant un fautif et ses victimes innocentes et des
scénarios conçus pour susciter l’empathie avec les victimes et la réprobation du fautif.
La publicité est le mode de communication par lequel la connaissance en sécurité routière se trouve
dramatisée de la manière la plus linéaire possible. Les styles du théâtre de vérité et de la performance
dramatique, habituellement très différents, s’y trouvent efficacement confondus. Les scénarios sont
128
captivants, la causalité est facile à appréhender et le réalisme cru de la mise en scène porte a une
grande capacité à « faire croire ». La manière dont la publicité pose le problème fait preuve d’une
sélectivité dramatique et son intensité dramatique, parce qu’elle favorise mieux la persuasion que la
réflexion à froid, indique que son travail est bien moins éducatif que persuasif. Les scénarios sont faits
pour réduire toujours l’accident à la même et unique cause indiscutable et qui doit aller de soi : le
comportement fautif d’un usager de la route, habituellement le conducteur. L’inflation verbale des slogans
frappe l’imaginaire, clarifie et ancre les messages dans la mémoire. Quand les scénarios incluent des
démonstrations et des faits issus de la recherche, c’est toujours pour réussir à placer la responsabilité du
conducteur au-delà de toute dispute. Les promoteurs savent que les conducteurs à risque ont tendance à
opposer aux messages qui les visent une panoplie de rationalisations qui opèrent comme autant de
défenses cognitives. On comprendra que la publicité se prête d’autant plus mal aux démonstrations
rationnelles que son format sera court (c’est habituellement le cas en télévision, à la radio, en affichage,
en journal et en magazine) et que le mode de communication est unidirectionnel (impossible de répliquer
aux contre-argumentations de la cible. Mais elle se prête supérieurement à un traitement émotif dont l’un
des avantages est de favoriser la mise en sommeil de la distanciation critique envers le message.
Il est remarquable, comme on le verra dans la deuxième partie de notre étude, que jamais une publicité
routière ne se place sur le mode du débat public, en réclamant ouvertement du public un appui à des
propositions législatives ou règlementaires visant l’intensification de la coercition. Chaque publicité prend
le soin de bien identifier le transgresseur, d’accentuer le caractère immoral de son insouciance et de le
stigmatiser comme fautif, de réaffirmer la bonne voie, de légitimer la condamnation morale et légale du
fautif, mais jamais un message ne va jusqu’à la requête de punitions plus impitoyables contre lui. Les
fonctionnaires qui gèrent le problème de la sécurité routière ont un plan et un échéancier élaboré de
mesures coercitives à faire adopter mais il revient aux ministres responsables de lancer et de discuter
publiquement de ces mesures au moment opportun. Si une institution d’État discute publiquement d’une
proposition faite par son ministre, c’est toujours pour l’appuyer, sans lui faire de l’ombre, et jamais en se
servant de la publicité. Cette réserve ne s’explique pas par un désir de préserver les messages de la
controverse, sans quoi la publicité choc ne serait jamais utilisée. Certes, la stratégie persuasive de la
promotion de la sécurité routière a été assise sur un socle d’objectivité apparente qui ne peut admettre de
fissure sans risquer l’écroulement de l’ensemble, mais cette vérité vaut autant pour les groupes de
pression que pour l’État. L’État, cependant, ne peut ni moralement ni légalement utiliser les fonds publics
pour faire la promotion d’une mesure qui n’aurait pas encore été votée par l’Assemblée législative, encore
que le directeur de la Direction générale du trafic en Espagne se soit vanté d’avoir utilisé la relative
indépendance de son organisation pour se poser à la tête d’une manifestation contre l’insécurité routière
(CNSR, 2002, p. 35). À cet égard, on peut se demander si la création d’une organisation comme la Table
129
de sécurité routière n’est pas un moyen pour la SAAQ de franchir clandestinement cette frontière. Cette
Table qui regroupe certes une pluralité de partenaires intéressés par la sécurité routière mais dont la
grande majorité sont des institutions publiques, qui a pour mandat de proposer et de promouvoir
publiquement des modifications législatives et règlementaires, participe clairement à la formation d’une
opinion publique dans le but de faire pression sur les politiciens et les ministres. L’analyse des documents
et des campagnes de la SAAQ, dans la seconde partie de notre étude, devrait nous permettre d’en
décider, notamment en examinant l’origine de la Table et son fonctionnement, et en observant si ses
propositions endossent toujours les vues de la SAAQ ou si elles entrent parfois en conflit.
Les écarts répertoriés entre les faits invoqués et le discours sur ces faits signalent que le travail social du
problème public de l’insécurité routière est entaché de dimensions fictives. Il est difficile d’évaluer l’impact
de ces fictions sur la solidité de l’ensemble de la construction du problème, laquelle repose tout de même
sur une compilation statistique des accidents qui ne semble pas remise en question, sinon sur des
détails, et qui donne à voir l’ampleur objective du problème et des progrès accomplis. Mais nous pouvons
poser ce principe que plus le bilan routier s’améliore, plus l’écart se creuse entre la gravité perçue et la
gravité objective du problème, et plus l’efficacité de l’action publique à résoudre le problème repose sur
un travail de fictionnalisation.
La représentation sociale du problème de l’insécurité routière se distingue de sa construction scientifique
en ce qu’elle n’hésite pas à le cadrer non seulement comme un problème moral (Galland, Gilbert, Henry
et Lindhart, 2006, p. 19-25) mais comme un problème de délinquance (Marchetti, 2008b), comme on le
verra par exemple dans les scénarios des publicités de la RAAQ et de la SAAQ dans la deuxième partie
de notre étude, ce qui permet à l’État de créer une demande pour plus de sécurité dans un domaine où il
estime pouvoir exercer efficacement son pouvoir de contrainte et, donc, manifester sa puissance
effective. C’est ainsi qu’un problème réputé relever de la santé publique (l’alcoolisme) est passé, comme
l’a relevé Kletzen (2007) à un problème de sécurité routière (l’alcool au volant). Même si les techniques
de l’approche coercitive (amendes, retrait du permis, procès public, emprisonnement) ne sont en aucun
cas un remède à la maladie de l’alcoolisme, on voit régulièrement les médias relayer les réactions
scandalisées du public et ses appels exaspérés à l’imposition de sanctions beaucoup plus sévères
chaque fois qu’un multirécidiviste de l’alcool au volant est arrêté, et cela sans que jamais les promoteurs
de la sécurité routière n’interviennent pour faire les nuances qui s’imposent. Ce développement de
l’insécurité routière permet à L’État de neutraliser les logiques politiques et partisanes (Bourdieu, 2001. P.
192). L’objectif de faire baisser le bilan routier est perçue par tous comme une bonne cause,
incontestable et incontestée, et, par là, fait d’autant plus consensus que l’État pénal et moral peut
avancer des statistiques démontrant sa capacité à produire des résultats spectaculaires. La
130
communication en sécurité routière devient un modèle de la communication publique non seulement pour
l’État, qui trouve là le moyen de réaffirmer sa capacité à intervenir dans l’ordre social et moral, mais aussi
pour les municipalités qui emboitent le pas (Marchetti, 2008, p. 10-12). Le contrôle et la sanction des
délinquants sont présentés comme « les seules solutions efficaces », un message que les médias
reprennent d’autant plus que les statistiques, l’aggravation des peines, les images sur les activités de
contrôle routier (les barrages) et le développement des technologies du contrôle permettent d’offrir aux
services de nouvelles une actualité routinière dont la valeur spectaculaire répond bien à leurs besoins.
Parallèlement, l’État désinvestit dans les infrastructures du transport et les aménagements routiers qui
jouent un rôle incontesté dans la réduction du risque, un phénomène que l’on a constaté en France
(Marchetti, 2008, p. 11) et au Québec.
Étant donné que l’appui de la population est indispensable au bon fonctionnement de la contrainte, la
question est de savoir comment on arrive à convaincre la population d’appuyer des mesures toujours plus
contraignantes pour faire des gains toujours plus modestes. Dans la lutte contre l’insécurité routière, on
ne voit guère d’institutions, de groupes de pression et de chercheurs que du côté des promoteurs de la
sécurité routière. Ce problème public se démarque par une absence d’opposition et de conflits partisans
(Paillard, Poncin et Strapazzon, 2008, p. 88), à l’exception parfois de la presse spécialisée des
chroniqueurs de l’industrie automobile (CNSR, 2002; Duval, 2008; Marchetti, 2008a). Ces derniers
risquent cependant de se marginaliser et de subir, comme il est arrivé en France, les foudres d’une
dénonciation polémique qui pourra utiliser contre eux, outre des arguments légitimes, des arguments
contraignants et de mauvaise foi : accusations d’être au service de l’industrie des véhicules et, par
simplification des opinions exprimées, étiquetage infamant comme « négationnistes » (Duval, 2008, p.
158). Il s’agit là de tactiques de ligne de front, mais rien n’interdit aux promoteurs de se doter de
stratégies de relations publiques pour limiter l’émergence des contre-discours. Au Québec, par exemple,
nous verrons dans la seconde partie de notre étude que la composition de la Table de sécurité routière
permet d’empêcher diverses industries (comme celles du camionnage et du taxi) de critiquer
publiquement les politiques de sécurité routière en échange de leur association à un cercle du pouvoir où
elles peuvent négocier l’application des mesures en fonction de leurs intérêts corporatifs.
Dès que l’insécurité routière acquiert le statut de problème public, les promoteurs bénéficient du support
coercitif, financier et logistique de l’État pour gérer les perceptions de la population en augmentant les
peurs (et d’abord celle d’être puni) et en réduisant le ressentiment envers la contrainte (Fildes et Lee,
1993). Les actions des promoteurs sont proactives et stratégiques, ce qui leur procure un autre avantage
sur la population ciblée dont les réactions sont réactives et organiques.
131
Les institutions d’État chargées de la gestion de l’insécurité publique financent la très grande partie sinon
la presque totalité des opérations d’expertise, de mesure, d’enquête et d’expérimentation qui font partie
de notre corpus. Ce dernier est presque unanime à identifier comme cause principale des accidents les
comportements à risque des usagers de la route, et comme solution primordiale l’intervention coercitive
des pouvoirs publics. Ensemble, ils ordonnent et présentent un monde de faits dont la plupart n’ont pour
accréditation que leur publication dans des rapports gouvernementaux et dans des actes de colloques,
sans avoir passé par le filtre d’une vérification par les pairs. La valeur de l’approche dissuasive n’y est
guère discutée et on y trouve peu de positions antagonistes et peu de conceptions alternatives du
problème. Les auteurs cherchent le moyen d’augmenter l’efficacité des actions décidées par les
promoteurs, et notamment à travers la recherche du dosage optimal dans la combinaison du contrôle
routier et de la publicité. Ces recherches, qui doivent être interprétées avec prudence, sont néanmoins
utilisées par les promoteurs comme caution scientifique pour convaincre le législateur et la population que
des mesures préventives et dissuasives doivent être entreprises de manière urgente pour sauver des
vies. Ajoutons que nombre de chercheurs en sécurité routière redoublent leur posture scientifique d’une
posture de promotion de la cause sociale, ce qui fait qu’ils contribuent à la fois au travail de définition et
au travail de légitimation du problème de l’insécurité routière. Ce mode de cadrage permet aux
promoteurs de la sécurité routière de présenter du problème une vision remarquablement homogène et
qui tend à ignorer les voix discordantes de la recherche. Dans les débats contradictoires qui sont faits
dans les médias, lorsqu’il s’agit de justifier l’introduction de nouvelles mesures, les promoteurs opposent
aux objections des citoyens réfractaires et aux questions des journalistes et des animateurs de tribunes
un bloc apparemment net et lisse de recherches et de « partenaires » unanimes sur leur efficacité et leur
nécessité. On peut toutefois douter de la neutralité d’études dont les conclusions sont toujours
favorables, pour l’essentiel, aux opinions des bailleurs de fonds. La question est de savoir si et dans
quelle mesure la mise en scène de l’insécurité routière obéit à un mode de cadrage qui relève de
l’objectivité scientifique ou de la prise de parti. Pour y répondre, il faut examiner si l’on présente le
problème de l’insécurité routière d’une manière beaucoup plus concentrée et moins ambivalente qu’on le
sait être en réalité.
Nous n’avons pas trouvé dans le corpus des indices d’antagonismes entre les partenaires de la sécurité
routière, mais nous avons pu relever les traces d’un conflit d’intérêt majeur qui est habituellement gommé
du discours public. Il s’agit de l’utilisation de la lutte contre la vitesse comme source de revenus. La
fixation incohérente des limites de vitesse entre les différentes municipalités et juridictions, la tolérance
variable envers les excès de vitesse et la tendance à exercer le contrôle de la vitesse là où il y a le plus
d’infractions plutôt que là où il se produit le plus d’accidents, voilà une masse d’irrégularités criantes qui
n’échappent pas à l’attention du public. Elles discréditent la cause mais les promoteurs de la sécurité
132
routière, s’ils en discutent entre eux, n’en parlent pas publiquement. L’enjeu si évidemment économique
que le TAC, pour résoudre le problème, a choisi, comme on l’a vu, de rémunérer les services de police et
les municipalités qui acceptent de normaliser leurs pratiques. C’est le premier et le plus flagrant des deux
cas d’intérêt masqué que nous avons pu relever dans notre examen du corpus. Outre la recherche du
bien commun, les États paraissent très transparents sur les motifs économiques qui les incitent à
intervenir en sécurité routière, et ils n’hésitent pas à partager avec le public les calculs actuariels par
lesquels ils évaluent la rentabilité de leurs interventions et propositions. On peut néanmoins déduire de
l’enjeu économique, qui corrompt l’application des normes de vitesse par les municipalités et les services
de police, que l’établissement de partenariats contre l’insécurité routière se fait sur une base de
négociation sur intérêts. Suivant ce principe, l’occurrence d’intérêts masqués devrait être d’autant plus
grande que le nombre de partenaires sera élevé. Les intérêts masqués ne sont pas nécessairement
économiques. Nous avons vu que si les chercheurs du programme tendent à adopter le point de vue de
l’État subventionnaire, ils peuvent aussi être tentés de doubler leur posture scientifique d’une posture de
promotion de la cause. L’intérêt économique et l’intérêt social peuvent menacer leur objectivité. L’autre
cas d’intérêt masqué concerne l’influence du pouvoir politique. Les promoteurs sont conscients qu’ils
doivent convaincre les politiciens d’appuyer leurs propositions et qu’il leur faut, pour cela, se livrer à des
activités de lobbying interne. La négociation se fait sur la base d’un calcul politique dont le résultat
dépend clairement de la capacité des promoteurs à forger une opinion publique majoritairement favorable
à leurs propositions législatives et règlementaires (Table de la sécurité routière, 2007, p. 14-19). Il est
certain que les agents de l’État qui sont engagés dans la promotion de la sécurité routière négocient avec
le pouvoir politique les conditions de son appui à leurs propositions législatives et règlementaires, mais
cette négociation relève du secret et les documents qui en conservent les traces ne sont pas publics.
Pour qu’un problème puisse être dit social puis public, sa cause doit pouvoir être attribuée au moins en
partie à la société, et ce, dans une proportion significative. La représentation du conducteur « ordinaire »
comme un délinquant est le moyen par lequel les promoteurs de la sécurité routière y arrivent. Cette
attribution causale n’est pas restrictive mais presque, la contribution du comportement fautif du
conducteur étant mise en cause dans 45% des accidents avec victimes (Zaal, 1994) tandis que
l’ensemble des comportements à risque du conducteur étant mise en cause dans 90 à 95% des cas.
Cette sélectivité ne repose pas que sur des données objectives mais aussi sur un jugement de valeurs
dont l’exposition publique engendre un conflit de valeurs destiné à favoriser une redéfinition des normes
collectives (Dumont, 1994, p. 2), ce qui est précisément l’un des objectifs assignés à la publicité routière.
Parce que les promoteurs de la sécurité routière misent massivement sur des stratégies dissuasives, leur
discours public doit s’articuler sur une logique sécuritaire et se présenter sur le mode du conflit moral.
« How much road safety do people want? », telle est la question fondamentale que les organisateurs de
133
la Road Safety Conference proposaient à la recherche sociale de creuser dans les années 2000, faisant
suite à la conclusion à l’effet qu’il fallait trouver les moyens de mieux vendre cette cause sociale si l’on
voulait faire adopter des mesures coercitives de plus en plus strictes. Les promoteurs ne doutant pas
d’oeuvrer pour le bien public, ils n’ont de cesse de présenter, notamment dans leurs publicités, le
problème de l’insécurité routière comme un conflit entre le bien et le mal, un conflit normatif alimenté par
des appels à l’exercice du contrôle social des « infractionnistes » par leurs pairs. Leur discours ne
supporte pas la pluralité des perspectives et n’identifie que les comportements imprudents comme cause
des accidents (Tingvall, 1998). L’admiration exprimée par Moreen et Moran (1998) pour le modèle
suédois, où l’objectif utopique du zéro accident a été endossé par l’État, apparait emblématique d’un
système de valeurs dans lequel la sécurité routière se présente comme un enjeu éthique qui devrait être
mis à l’abri du jeu des négociations politiques parce qu’il devrait avoir préséance sur les valeurs
associées à la culture de l’automobile et à la culture des libertés publiques. Malgré l’admiration que peut
susciter le modèle suédois, aucune autre stratégie de sécurité routière ne semble avoir une vision
terminale du problème. L’intensification du continuum coercitif se négocie à la pièce, de manière tactique,
et en fonction de la capacité des promoteurs de repousser plus loin l’acceptation de la contrainte, mais
sans projection terminale, sans vision à long terme du bilan routier qui devra être jugé acceptable. Les
promoteurs savent encore moins quelle intensité ce continuum devrait atteindre pour arriver à un objectif
« zéro accident » et cette question ne figure pas dans leurs préoccupations.
L’urgence est un précieux argument de légitimité (Dumont, 1994, p. 1) que les promoteurs de la sécurité
routière invoquent rituellement, dans leurs manifestations publiques du problème, pour persuader la
population qu’une intensification des mesures dissuasives est indispensable. Au fur et à mesure que le
bilan routier s’amenuise, chaque gain impose un poids coercitif de plus en plus important. C’est l’inflation
de la contrainte : l’accumulation des mesures coercitives et dissuasives est inversement proportionnelle à
la gravité objective du problème. On ne s’est guère intéressé à la manière dont ces promoteurs s’y
prennent pour maintenir un sentiment d’urgence malgré le fait que le bilan routier s’améliore
constamment et que les gens auraient tendance à sous-estimer la gravité réelle du bilan routier (CAA,
2012). Rien n’indique qu’ils tentent de corriger des connaissances erronées qui produisent des
perceptions peut-être paradoxales mais qui les servent bien. Nous savons que, pour invoquer l’urgence,
les promoteurs dévoilent des statistiques confirmant ou prédisant une dégradation du bilan routier qui se
manifeste par une augmentation des morts, principalement, ou des blessés graves. Mais nous ne savons
pas, au terme de cette première partie de notre enquête, quelles stratégies de présentation ils utilisent. À
cet égard, l’étude des documents de la SAAQ, dans la seconde partie, devrait nous permettre de voir
dans quelle mesure ces stratégies de présentation sont neutres et invariables, ou dans quelle mesure
elles varient en fonction de leur potentiel de persuasion. Quand les promoteurs doivent justifier une
134
intensification des mesures de contrôle et de dissuasion, l’évolution du bilan routier est-elle toujours
présentée dans son ensemble et sur une longue durée, même si cette perspective risque d’affaiblir le
sentiment de gravité et d’urgence ? Ou a-t-on recours à des procédés comme l’effet de loupe qui fait
croire à la dégradation de tout le bilan alors qu’on ne se réfère qu’à une dégradation du bilan dans un
seul de ses aspects ?
Accroitre le capital d’image de marque des promoteurs
En France, la recherche a particulièrement mis en évidence la coïncidence des intérêts journalistiques,
policiers, politiques et étatiques à faire la promotion de la sécurité routière (Marcetti, 2008), et documenté
l’instrumentation de cette cause à des fins d’autopromotion.
Pour les politiciens
De manière générale, la lutte contre l’insécurité routière offre aux politiciens nationaux et locaux le moyen
de montrer qu’ils sont « plus proches des citoyens » (Marchetti, 2008, p. 12) et, par là, d’accroitre leur
capital de sympathie. En choisissant soigneusement les cibles et les objectifs des campagnes de sécurité
routière, ils seraient somme toute plus certains d’obtenir de bons résultats que dans la lutte contre des
délinquances plus lourdes, comme la délinquance de rue (Pailliart, Poncin et Strappazzon, 2008, p. 81).
En France, la priorité accordée en 2002 par l’État à la sécurité routière parmi les problèmes publics et le
programme de renforcement des mesures de contrôle qui s’en est suivi correspond d’ailleurs à une
stratégie électorale pour contrer la progression du vote pour le Front National (Crespin, 2006, cité par
Marchetti, 2008, p. 96).
Pour la police
La manière dont la police utilise sa gestion des communications avec les médias pour communiquer son
savoir-faire répressif et asseoir sa légitimité a d’abord fait l’objet d’enquêtes nord américaines (Ericsson,
Baranek et Chan, 1987, 1989, 1991; Altheide, 1993; Surette, 1997; Doyle, 2003; Doyle et Ericson, 2004).
La coïncidence des intérêts fait que les activités de contrôle policier ne suscitent quasiment jamais de
conflits entre les services de police et les médias à propos de la représentation de l’action publique,
« contrairement à ce qui se passe pour les affaires judiciaires par exemple » (Marchetti, 2008a, p. 15,
2008b, p. 94-95). Les forces de l’ordre gagnent une visibilité positive en échange des images fraiches
(par opposition aux images d’archives) auxquelles elles permettent aux médias d’avoir accès pour illustrer
les opérations (sur la logique de ce don contre don et sur la dépendance des médias envers les services
de police, voir : Grossetête, 2008, p. 41-44), allant parfois jusqu’à tenir des opérations de contrôle
135
uniquement pour le bénéfice des médias et pour le temps d’un reportage (Grossetête, 2008, p. 43-44,
49).
Pour les policiers eux-mêmes, la coïncidence des intérêts n’est pas la même car le prestige de leur
fonction varie selon leur degré d’exposition au risque, de sorte que les opérations de contrôle routier ne
sont pas valorisantes (Marchetti, 2008, p. 103). En outre, plus les autorités multiplient les contrôles
automatisés de la vitesse au volant, plus le pouvoir de négociation syndicale des policiers s’effrite car ils
ont tendance à utiliser la grève du zèle pour priver leur employeur des importantes sources de revenus
que sont, dans les faits, les contraventions.
Pour l’État et les pouvoirs locaux
Marchetti (2008c) estime qu’au-delà de la volonté réelle de fournir aux citoyens des renseignements
utiles, l’information d’État remplit pour les autorités impliquées en sécurité routière des fonctions
invisibles :
-
montrer aux citoyens que les autorités ont pris en charge le problème, et avec efficacité;
montrer que les autorités agissent avec transparence.
Parce que les stratégies de la sécurité routière privilégient l’usage de la répression des individus comme
moyen d’action, la cause a l’avantage d’offrir des résultats plus rapides, plus économiques et plus
spectaculaires (et donc plus médiatiques), de dépolitiser une grande partie du problème (notamment les
arbitrages de l’État en ce qui concerne la balance de la sécurité et de la mobilité) et de mettre en valeur
l’action de l’État et de la police (Grossetête, 2008, p. 25). De la Haye (1984) estime que la sécurité
routière offre à l’État central l’occasion d’une relocalisation symbolique forte alors qu’il se dessaisit
progressivement de la plupart des décisions locales. La lutte contre l’insécurité routière peut se lire alors
comme une stratégie d’affirmation de l’État, lequel, même s’il doit établir des partenariats pour améliorer
l’efficacité de ses actions, garde le contrôle par sa mainmise sur la production de statistiques et sur la
création de grands évènements (Pailliart, Poncin et Strappazzon, 2008, p. 83, 91) et, de manière
générale, par la supériorité de ses moyens. On peut dire de même que le pouvoir municipal, en
participant aux opérations pour sécuriser le milieu de vie de ses citoyens, trouve le moyen de mettre en
valeur sa gouvernance de proximité. Dans tous les cas, la démonstration de l’efficacité répressive tend à
satisfaire la demande de la population pour un renversement du sentiment d’insécurité (ce sont les
délinquants qui doivent être inquiets; voir Marchetti, 2008).
136
Pour tous les partenaires
Pour les promoteurs de la sécurité routière, la création de partenariats est parfois nécessaire pour
assurer aux activités de contrôle une couverture sur tout le territoire et dans toutes les juridictions, et
parfois pour s’assurer de leur soutien médiatique effectif ou tacite lorsqu’il s’agit de faire la promotion de
projets de lois ou de règlements renforçant les moyens de contrainte. Le fait d’être reconnu comme
partenaire, consulté sur les politiques et invité aux conférences de presse augmente le prestige et le
capital de légitimité d’une organisation. Dans leurs communications, les propriétaires de la cause (la
SAAQ au Québec) veillent scrupuleusement à toujours identifier les différents partenaires même si cela
se traduit par une série pratiquement illisible de logos au bas d’affiches. Dans notre pratique
professionnelle, nous avons pu constater à quel point, en marketing social, la visibilité est une monnaie
d’échange symbolique qui a une grande importance, mais qui n’exclut pas aussi la possibilité pour les
partenaires de profiter de leur participation à ce cercle du pouvoir pour faire discrètement la promotion de
leurs intérêts corporatifs et obtenir divers avantages et des subsides.
Dans cette première partie de notre étude, nous avons confronté la sociologie de l’action publique en
sécurité routière avec les savoirs des publicitaires, des empiristes et des gestionnaires engagés dans la
lutte contre l’alcool et la vitesse au volant. Malgré l’hétérogénéité des matrices théoriques, il s’est dégagé
sur les questions qui nous intéressent une ligne de cohérence qui nous a permis de mettre de l’ordre
dans les savoirs, de mieux comprendre à quoi sert et ne sert pas la publicité dans ce domaine, et même
de donner un sens à quelques données aberrantes jusqu’ici inexpliquées et négligées. La sociologie de
l’action publique nous a permis de comprendre pourquoi, comment et dans quelle mesure le travail de
construction de la sécurité routière en tant que problème public repose sur une dramaturgie faisant de
l’État le principal promoteur du sentiment d’insécurité routière. Elle explique aussi pourquoi la culture
d’efficacité de l’État favorise ici le recours à la contrainte (extension et intensification des mesures
règlementaires, des mesures de contrôle, des mesures en droit criminel et en droit pénal) et une mise en
scène du problème public et de l’action salvatrice de l’État qui peut inclure, au besoin, le recours à divers
procédés de fictionnalisation. De fait dans le modèle du TAC, la sécurité routière est, par tous les moyens
de la communication et d’abord par les stratégies d’agenda setting, principalement définie comme un
problème majeur de délinquance, définition qui donne leur légitimité à des solutions toujours plus
drastiques et qui s’inspirent de la doctrine de la dissuasion. Une stratégie de contrôle social est mise en
place avec la contrainte comme variable clé de l’amélioration du bilan routier et l’acceptation de la
contrainte comme modérateur de la relation, voire comme médiateur de tous les modérateurs.
137
L’acceptabilité de la contrainte explique de manière satisfaisante la nature implicite de la matrice
décisionnelle des promoteurs, et notamment la mécanique dissonante par laquelle ils utiliseraient les
fonctions manifestes de la publicité pour promouvoir très publiquement une conversion volontaire et
durable aux comportements sécuritaires, et ses fonctions latentes pour réussir plus insidieusement une
conversion forcée mais qui nécessite une surveillance toujours plus étroite.
Il nous reste maintenant à voir jusqu’à quel point les stratégies publicitaires de la SAAQ ressemblent à
celles du TAC, étant entendu que le label « modèle du TAC» ne signifie pas qu’il n’existe pas de
« modèle de la SAAQ », d’autant que celle-ci a une histoire un peu plus ancienne. Il reste surtout à voir si
l’analyse dramaturgique, appliquée au discours de la SAAQ, et l’analyse de marque appliquée aux
indicateurs dormants des évaluations de campagnes, permettront de fournir une lecture du rôle de la
publicité qui soit cohérente avec les données probantes de la recherche en publicité routière et de
l’évolution du bilan routier, et de rendre enfin plus explicite la matrice décisionnelle implicite de la SAAQ.
Ce sera l’objet de la seconde partie.
138
139
DEUXIÈME PARTIE - ANALYSE DES
CAMPAGNES DE SÉCURITÉ ROUTIÈRE AU
QUÉBEC DE 1978 À 2011
140
141
Dans la première partie, nous avons examiné le corpus des études théoriques et empiriques en publicité
et en sécurité routière et nous avons conclu à l’existence, tant chez les chercheurs que chez les
praticiens, d’un mythe du savoir à propos de l’utilité et de l’efficacité de la publicité sociale. Nous
étudierons maintenant les représentations que la SAAQ et son prédécesseur, la Régie de l’assurance
automobile (RAAQ), se sont faites de l’efficacité de leurs propres actions publicitaires, ceci à travers
l’analyse de leur discours public sur la question. Pour ce faire, nous nous intéresserons aux publicités
elles-mêmes, mais plus encore au discours que la RAAQ et la SAAQ tiennent, dans leurs documents
internes et dans leurs documents publics, sur leurs publicités (les objectifs qu’elles leur assignent et
l’évaluation qu’elles en font). Notre méthode consiste à comparer les faits (les données objectives) et le
discours (privé et public) sur les faits, ceci afin de vérifier s’il existe des écarts entre eux et, le cas
échéant, afin de voir comment ils sont traités par ces deux organisations. Notre analyse discursive est de
type synchronique; elle ne doit tenir compte que de ce que la RAAQ et la SAAQ savaient ou devaient
raisonnablement savoir au moment où elles discouraient sur leurs actions. On s’attend donc à ce que les
conceptions qu’elles ont pu se faire du rôle et de l’efficacité de leurs publicités évoluent avec le temps.
Afin de limiter la marge d’erreur interprétative, nous avons choisi de limiter le corpus des faits aux
données primaires et secondaires que la RAAQ et la SAAQ ont elles-mêmes constituées ou sur
lesquelles elles ont explicitement reconnu fonder leurs analyses et leurs actions.
Le corpus documentaire est essentiellement composé des rapports annuels de ces deux organisations, et
des sondages pré et post-campagnes que la SAAQ possède encore et auxquels elle nous a donné
accès. En ce qui concerne le repérage des données dans les rapports annuels, nous avons colligé toutes
les informations sur l’évolution du bilan routier l’évolution et sur la problématisation de la prévention des
accidents avec un intérêt particulier pour la manière dont les promoteurs conceptualisaient le rôle de la
communication-marketing en général et de la publicité en particulier. Nous n’avons pas limité notre
recherche aux seules sections consacrées spécifiquement à la communication, d’autant que les
rédacteurs des autres sections, notamment celles attribuées aux présidents de l’organisation, sont
habituellement les plus transparentes et les explicites en ce qui concerne la matrice décisionnelle. La
recherche des publicités a posé le plus de difficultés et, somme toute, il reste bien peu de pièces
publicitaires. Heureusement, plusieurs d’entre elles sont sommairement décrites dans les documents dont
nous disposons tandis que la plupart des pièces conservées (par la SAAQ, par des professeurs de
publicité qui s’en servaient dans leurs cours, ou tout simplement accessibles sur youtube) sont des
publicités télévisées, lesquelles sont, en raison de leur impact et de leur portée, le fer de lance des
campagnes de communication de la période étudiée. L’analyse de chaque message de radio ou de
télévision retrouvé nous a permis de reconstituer et de présenter ici les scénarios de ces publicités. On
sait que du concept à la diffusion, le scénario d’un message subit inévitablement au cours du processus
142
de réalisation (tournage) et de production (montage) des modifications plus ou moins importantes, même
si chaque étape doit recevoir l’approbation de son commanditaire. Il ne s’agit donc pas d’une
reproduction des scénarios originaux, qui auraient été produits avant la réalisation et la production des
messages, mais une reconstitution des messages tels que diffusés.
143
Chapitre 5 Évolution comparée du bilan routier
Afin de nous donner une perspective, et donc une vision diachronique, nous commencerons par
examiner l’évolution du bilan routier au Québec au cours des trente dernières années, soit plus ou moins
depuis la création de la Régie de l’assurance automobile (la RAAQ, ancêtre de la SAAQ) en 1979
jusqu’en 2006, date du début de nos recherches sur la question. Il faut signaler qu’après 2003, la SAAQ
cesse de fournir des données annuelles pour ne plus présenter que des données trisannuelles. La SAAQ
justifiera ce changement par le souci d’offrir à l’interprétation des non initiés des statistiques épurées de
variations annuelles non significatives, mais on observera que ce changement est survenu à une époque
où la SAAQ fait l’objet d’une attention médiatique négative en raison de la construction à grands frais d’un
nouveau siège social, et d’une manœuvre du gouvernement qui puise dans les caisses de la SAAQ pour
équilibrer le budget de l’État.
Il n’en demeure pas moins que depuis la fondation de la RAAQ, l’État québécois se targue d’avoir, par
ses actions en matière de sécurité routière, fait des progrès spectaculaires qui se traduisent par une forte
diminution du nombre de victimes. Pour bien cerner l’évolution de notre bilan routier, nous avons extrait
des statistiques officielles une variété d’indicateurs par lesquels la communauté internationale juge
habituellement de cette question. Nous allons voir qu’entre 1978 et 2003, le nombre et la gravité des
dommages corporels ont diminué selon tous les indicateurs, et qu’il est indéniable que nous assistons à
une très nette et impressionnante amélioration du bilan routier au Québec, mais que l’attribution de
l’essentiel de ce phénomène à l’action de l’État est une affaire beaucoup moins nette que ce que l’on
nous en dit.
Comparaison entre le Québec, L’Ontario, le Canada et les États-Unis
La comparaison entre les États est un exercice rendu périlleux par l’hétérogénéité des contextes routiers,
statistiques et normatifs. Les données comparées des différents bilans routiers ne disent rien des
différents facteurs géographiques et socio-économiques qui influencent significativement les résultats de
chaque État (Bordeleau, 2003), sur lesquels les États n’ont pas toujours une prise. Ces facteurs peuvent
se classer en trois catégories (Vézina, 2009, p. 13) : les facteurs persistants qui créent les tendances
lourdes (comme la démographie), les facteurs volatiles qui peuvent avoir des effets variables ou
contraires (comme les conjonctures économiques ou les conditions climatiques) et les facteurs aléatoires
(comme les variations impressionnantes mais non significatives des petits nombres). Les variables
importantes sont essentiellement les suivantes : étendue géographique, densité de la population et de la
circulation, urbanisation, degré de motorisation et mobilité, état du parc automobile, état du réseau
144
routier, exposition au risque d’avoir un accident, conditions climatiques, économiques, législatives et
judiciaires, taux d’alcoolémie permis, limites de vitesse, sévérité du contrôle policier et promptitude des
peines, comportement des usagers. S’y ajoutent la variabilité de la méthode pour dresser les rapports
d’accident et de la définition d’un décès relié à un accident, le délai requis pour constater le décès et
établir un lien, par exemple, variant de huit à 30 jours selon les États et suivant les époques.
Graphique 2 : Évolution des taux de décès pour 10 000 véhicules en circulation au Québec, en
Ontario, au Canada et aux États-Unis pour la période de 1970 à 2000
Source : Bordeleau, 2003, p. V.
Il reste qu’une comparaison de l’évolution du bilan routier entre le Québec, l’Ontario, le Canada et les
États-Unis (Bordeleau, 2003, p. V), de 1970 à 2000, révèle une évolution si remarquablement synchrone
qu’elle ne parait pas pouvoir relever de phénomènes stochastiques mais devoir obéir à des déterminants
qui ne peuvent être que transnationaux. À cet égard, il est difficile d’admettre que les spécialistes de la
sécurité routière aient omis de prendre en compte l’évolution de la pyramide des âges, laquelle est
marquée, dans tous les pays industrialisés, par le phénomène transnational du vieillissement de la
145
population (ONU, 2001). L’évolution de la pyramide des âges au Québec, au Canada et aux États-Unis,
entre le début des années 1970 et 2010 (graphiques 3 à 6), offre à l’énigme de l’amélioration
synchronique des bilans routiers en Amérique du nord une réponse, partielle sans doute mais
incontournable. L’absence de son évocation ou de sa discussion dans les documents faisant état de
l’amélioration continue du bilan routier est un signe d’arrangement narratif dans la mesure où les
promoteurs de la sécurité routière ont surtout tendance à évoquer les facteurs relevant de leurs actions
(législation, contrôle, ingénierie des routes et des véhicules). L’inclusion du vieillissement de la population
dans leurs modèles explicatifs ne ruinerait sans doute pas la valeur explicative de leurs actions (à
preuve : le bilan routier s’améliore malgré l’augmentation du nombre de conducteurs et de véhicules),
mais il en réduirait sensiblement la portée. Sachant en outre que les promoteurs de la sécurité routière
identifient la prise de risque comme principal déterminant des accidents, et en admettant avec eux, sur la
base de leurs propres évidences, que les jeunes adultes sont naturellement portés à prendre plus de
risques que les plus vieux, on peut en conclure que leur cause est en bonne partie une lutte contre des
pulsions naturelles. En somme, les discours sur la responsabilisation des conducteurs et sur la capacité
des promoteurs de la sécurité routière à influencer le bilan routier font bon marché des phénomènes
naturels (la tendance des jeunes à prendre plus de risques) et démographiques (le vieillissement de la
population) qui en relativisent la portée et, donc, la puissance de persuasion. Ce n’est pas seulement
que, depuis 1971, la démographie favorise clairement la lutte contre l’insécurité routière, c’est aussi que
l’usage du contrôle et de la répression paraissent si indispensables à la répression de pulsions naturelles
qu’on peine à croire que l’établissement d’une norme sociale (l’objectif à long terme qui, malgré l’absence
de preuves scientifiques, est invoqué par les promoteurs pour justifier l’utilité de la publicité) puisse jamais
se passer de l’intense appareil répressif qu’on aura mis en place pour l’imposer. À l’espoir de stabiliser un
jour des attitudes et des comportements fortement induits par des pulsions, l’expérience oppose ce
dicton : chassez le naturel, il revient au galop. Si l’on prenait conscience de ce phénomène, il est certain
que les problèmes sociaux qui répondent à ce cas de figure auraient bien plus de difficulté à se gagner
l’opinion publique, surtout en début de carrière. L’intérêt que les promoteurs ont à éluder cette question
est un facteur qui renforce l’hypothèse d’un arrangement narratif.
146
Graphique 3 : Pyramide des âges, Québec (1971)
Source : Statistique Canada, CANSIM, tableau 051-0001
Graphique 4 : Pyramide des âges, Québec (2010)
Source : Statistique Canada, CANSIM tableau 051-0001
147
Graphique 5 : Pyramide des âges, Canada (1971 et 2010)
Source : Statistiques Canada, URL : http://www.statcan.gc.ca/pub/91-215-x/2010000/i003-fra.htm, données mises à
jour le 29 septembre 2010, consulté le 12 avril 2012.
Graphique 6 : Pyramide des âges, États-Unis (1970, 1990 et 2010)
Source : US Census Bureau. Récupéré le 12 avril 2012 sur le site :
http://flatrock.org.nz/topics/money_politics_law/boom_moves_along.htm, consulté le 12 avril 2012.
En outre, on peut observer que dans la première moitié des années 1970, parmi les États comparés, les
États-Unis avaient le meilleur bilan routier et le Québec le pire, mais que les écarts entre eux, d’abord
considérables, tendent à s’aplatir et perdre toute valeur significative lorsque chacun approche puis
148
descend sous le seuil des 3 décès par 10 000 véhicules en circulation. Partis du même point, les ÉtatsUnis et l’Ontario franchissent ce cap pratiquement en même temps, suivis du Canada et, sensiblement
plus tard, par le Québec. Jusqu’à ce qu’ils franchissent ce seuil, chacun des États évolue en conservant
sa position relative, et même au-delà si l’on excepte les États-Unis qui, entre 1979 et 1984, glissent
progressivement au dernier rang bien que, rappelons-le, les écarts ne soient plus significatifs.
L’amélioration du Québec est donc remarquablement identique à celle de l’Ontario, du Canada et des
États-Unis. Le Québec a été plus lent à atteindre les mêmes niveaux de gravité que les autres États, mais
on peut voir que la rapidité avec laquelle chacun atteint un niveau comparable est relative à sa position
de départ : plus un bilan routier est élevé, plus un État met de temps à rattraper son écart avec les États
faisant meilleure figure.
Évolution du nombre de victimes pour 10 000 véhicules en circulation
Les taux de victimes pour 10 000 véhicules en circulation montrent l’évolution du nombre de personnes
ayant subi tout type de blessures, qu’elles soient mortelles, graves ou légères. L’examen du graphique 7
permet de constater que de 1978 à 2003 ce taux annuel est passé 201 à 112 ce qui représente une
diminution de 44%. Cette réduction n’est pas parfaitement continue; au cours de ces 25 années, on peut
observer quatre épisodes d’augmentation de durée variable : 1979 (+ 10%), 1983 à 1985 (+ 27%), 1999 à
2000 (+6%) et 2002 à 2003 (+7%).
On peut voir que les réductions les plus spectaculaires sont aussi les moins stables. Le Québec a d’abord
mis quatre ans pour abaisser le plateau de 200 à 150 décès, mais les taux ont aussitôt rebondi et il faut
attendre sept ans avant que le bilan des décès redescende à 150. Le Québec aura donc mis 11 ans pour
franchir durablement ce cap, ce qui représente une réduction du quart (-25%) des victimes. Le passage
subséquent du plateau de 150 à 100 victimes est un chemin beaucoup plus long bien que moins
cahoteux. En 14 ans, soit de 1990 à 2003, le Québec n’a pas réussi à franchir le cap même s’il s’en est
approché après neuf années seulement (106 victimes en 1998). Cela confirme le principe suivant lequel
plus le bilan s’améliore, plus les gains sont difficiles à faire. La loi des grands nombres peut contribuer à
expliquer pourquoi l’amplitude des variations semble augmenter ou diminuer en fonction du nombre de
victimes. Les changements significatifs dans les différents facteurs d’influence peuvent, eux, contribuer à
clarifier ce qui peut avoir provoqué ces variations. Nous nous intéresserons aux changements majeurs, à
ceux qui ont attiré l’attention de la RAAQ et de la SAAQ et à la manière dont ils les ont interprétés, mais
aussi à des changements majeurs qu’ils n’ont pas pu ne pas remarquer, nommément l’évolution de la
pyramide des âges et du sexe, deux facteurs de risque unanimement reconnus parmi les principaux
149
déterminants de la conduite, qui sont volontiers convoqués pour l’explication de la dégradation du bilan
routier mais rarement, voire jamais, pour l’explication de son amélioration.
Pour l’instant, l’examen de la courbe du bilan permet de distinguer quatre phases dont l’étude devrait
nous permettre d’identifier s’il s’est produit des changements pouvant tenir lieu de facteurs explicatifs ou
contributifs. La phase I (1979 à 1982) est caractérisée par une amélioration rapide et spectaculaire du
bilan routier. La phase II (1983 à 1985) est marquée tout au contraire par une dégradation rapide et
presqu’aussi spectaculaire du bilan. La phase III (1986 à 1998) présente une amélioration lente et
régulière. La phase IV (1999 à 2003) présente des variations positives et négatives de faible amplitude
qui indiquent globalement une tendance à la hausse et qui signalent une résistance à franchir et même à
atteindre le cap des 100 victimes par 10 000 véhicules en circulation (hausses, stabilité ou baisses). À
l’origine de cette recherche, qui a commencé en 2007, nous avions prévu nous en tenir à ces quatre
phases, mais le temps qui s’est écoulé depuis nous a permis d’ajouter une cinquième phase (2004 à
2011) au cours de laquelle nous verrons comment le bilan s’est d’abord considérablement dégradé avant
de recommencer à s’améliorer (graphiques 26 à 28). Retenons pour l’instant que les dégradations sont
épisodiques et que les courbes du bilan routier, considérées dans leur ensemble, révèlent toutes qu’il
s’est produit une amélioration spectaculaire de la sécurité sur les routes du Québec.
Évolution du nombre de victimes de blessures légères pour 10 000 véhicules en circulation
Quand un accident de la route fait des victimes, la très grande majorité d’entre elles ne subissent que des
blessures légères, tandis qu’une petite proportion subit des blessures graves et qu’une proportion plus
infime encore en subit de mortelles. Comme on devait s’y attendre, l’évolution des taux de blessures
légères suit exactement la même courbe que celle du nombre total des victimes.
Évolution du nombre de victimes de blessures graves pour 10 000 véhicules
L’évolution des taux de blessures graves suit une courbe remarquablement identique à celle des
blessures légères et à celle du total des victimes, et ce, malgré la grande différence de proportion dans le
nombre des victimes. La seule variation clairement divergente est celle de 1999 mais elle n’est pas
significative.
Évolution du nombre de victimes de blessures mortelles pour 10 000 véhicules
Les taux de décès pour 10 000 véhicules en circulation montrent une évolution identique à celle des
autres courbes, sans variation significative. On doit se demander alors pourquoi seul le nombre de
victimes tuées sur la route est utilisé pour la comparaison des bilans entre les pays (Bordeleau, 2003, p.
150
44). Une partie de la réponse tient peut-être au fait que plus on travaille à petite échelle, plus les
variances tendent à présenter des écarts importants. Ces écarts ne sont peut-être pas toujours
significatifs mais, exprimés en variations de pourcentages, ils sont d’autant plus marqués et dessinent
des courbes d’autant plus accentuées que le nombre de victimes diminue. Cet effet de loupe invite à
interpréter les variations non significatives en termes de tendance. Du point de vue de l’analyse
dramaturgique, c’est peut-être ici que le risque de fonder des politiques sur des statistiques persuasives
est le plus grand.
Graphique 7 : Nombre total de victimes ayant subi des blessures (mortelle, graves ou légères)
pour 10 000 véhicules en circulation, 1978 à 2003, Québec
250
200
150
100
50
0
2 003
2 002
2 001
2 000
1 999
1 998
1 997
1 996
1 995
1 994
1 993
1 992
1 991
1 990
1 989
1 988
1 987
1 986
1 985
1 984
1 983
1 982
1 981
1 980
1 979
1 978
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
151
Graphique 8 : Nombre de victimes de blessures légères pour 10 000 véhicules en circulation, 1978
à 2003, Québec
200
180
160
140
120
100
80
60
40
20
0
2 003
2 002
2 001
2 000
1 999
1 998
1 997
1 996
1 995
1 994
1 993
1 992
1 991
1 990
1 989
1 988
1 987
1 986
1 985
1 984
1 983
1 982
1 981
1 980
1 979
1 978
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
Graphique 9 : Nombre de victimes de blessures graves pour 10 000 véhicules en circulation, 1978
à 2003, Québec
30
25
20
15
10
5
0
2 003
2 002
2 001
2 000
1 999
1 998
1 997
1 996
1 995
1 994
1 993
1 992
1 991
1 990
1 989
1 988
1 987
1 986
1 985
1 984
1 983
1 982
1 981
1 980
1 979
1 978
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
152
Graphique 10 : Nombre de victimes de blessures mortelles pour 10 000 véhicules en circulation,
1978 à 2003, Québec
7,0
6,0
5,0
4,0
3,0
2,0
1,0
0,0
2 003
2 002
2 001
2 000
1 999
1 998
1 997
1 996
1 995
1 994
1 993
1 992
1 991
1 990
1 989
1 988
1 987
1 986
1 985
1 984
1 983
1 982
1 981
1 980
1 979
1 978
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
Bilan/10 000 véhicules
Total des victimes
Blessés légers
Blessés graves
Décès
Tableau 4 : Variation du bilan routier, 1978 et 2003
1978
2003
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
201
169
26
6
112
98
12
1
Variation
1978-2003
↓ 44%
↓ 42%
↓ 54%
↓ 83%
Évolution du bilan routier en fonction d’autres indicateurs
L’examen de divers indicateurs complémentaires du niveau de sécurité routière nous permet de
déterminer si, en passant du niveau macro au niveau micro, l’évolution suit la même courbe ou s’il existe
des variations significatives. La segmentation de la population ne permet pas de dégager de telles
variations, ce qui peut paraitre paradoxal compte tenu du fait que les promoteurs de la sécurité routière
ont l’habitude, dans leurs campagnes de sécurité routière, de cibler des segments bien précis de la
population, avec des opérations et des messages conçus sur-mesure pour intervenir sur les attitudes,
comportements et prises de risques qui leur sont propres, et non la population dans son ensemble. La
153
symétrie remarquable des courbes est toutefois cohérente avec ce que l’on sait de la seconde propriété
de la publicité dont nous avons traité dans la première partie de notre étude : l’effet synergique se produit
sans égard à la nature manifeste du message.
Les proportions de véhicules accidentés (graphique 11) et d’accidents (graphique 12) parmi l’ensemble
des titulaires de permis au Québec, de 1978 à 2003, sont identiques ou ne présentent aucune variation
significative. La proportion d’accidents mortels parmi l’ensemble des titulaires de permis (graphique 13)
suit elle aussi la même évolution, et ce, dans tous les segments d’âge de conducteurs : les 16-24 ans
(graphique 14), les 25-44 ans (graphique 15), les 45-64 ans (graphique 16) et les 65 ans et plus
(graphique 17). Cette segmentation en fonction des âges permet toutefois d’observer des phénomènes
plus fins, et d’abord la corrélation forte entre l’âge et les phénomènes de sur et de sous représentation
dans les accidents mortels : plus on vieillit, et moins on a de risques d’être impliqué dans un accident
mortel.
Comparons l’évolution du risque des 16-24 ans et de l’ensemble de la population âgée de 16 ans et plus.
Si l’on ne prenait en compte que l’implication des 16-24 ans dans un accident mortel (graphique 14),
l’évolution du bilan routier inviterait à conclure qu’avec le temps, on a réussi à réduire l’inégalité de
l’exposition au risque induite par l’âge : l’écart avec la population des 16 ans et plus qui était de 0,023
points de pourcentage en 1978 n’est plus que de 0,004 points en 2003. L’amélioration du bilan des décès
chez les 16-44 ans (réduction de -0,052 point de pourcentage) a été plus accentuée que pour l’ensemble
de la population (réduction de -0,033 point de pourcentage). Y a-t-il un effet de loupe? Pour le savoir,
nous avons examiné l’implication des 16-24 ans dans tous les types d’accidents corporels (graphique 18).
Cette fois, on peut voir qu’en réalité l’écart entre les 16 24 ans et la population des 16 ans et plus s’est
maintenu entre 1978 (+1,9 point d’écart) et 2003 (+1,8 point d’écart). Il faut en conclure que, de 1978 à
2003, l’exposition au risque des 16-14 ans est demeurée fondamentalement la même, et que la réduction
des accidents dans cette cohorte est attribuable à la réduction de son poids démographique.
Procédons au même examen, cette fois en comparant la cohorte des 25-44 ans avec l’ensemble de la
population des 16 ans et plus. L’évolution du bilan des accidents mortels dans ce groupe d’âge
(graphique 15) montre que l’écart minime de 1978 (+0,003 point de pourcentage) est nul en 2003, tandis
que l’évolution de leur bilan sur l’ensemble des accidents corporels (tableau 5) montre que l’écart de 1978
(+1,5 point de pourcentage) s’est réduit sans toutefois disparaitre (+0,6 point de pourcentage).
154
Graphique 11 : Proportion de véhicules accidentés parmi l'ensemble des titulaires de permis, 1978
à 2003, Québec
14
12
10
8
6
4
2
0
2 003
2 002
2 001
2 000
1 999
1 998
1 997
1 996
1 995
1 994
1 993
1 992
1 991
1 990
1 989
1 988
1 987
1 986
1 985
1 984
1 983
1 982
1 981
1 980
1 979
1 978
SOURCE : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
Graphique 12 : Proportion d'accidents parmi l'ensemble des titulaires de permis, 1978 à 2003,
Québec
14
12
10
8
6
4
2
0
2 003
2 002
2 001
2 000
1 999
1 998
1 997
1 996
1 995
1 994
1 993
1 992
1 991
1 990
1 989
1 988
1 987
1 986
1 985
1 984
1 983
1 982
1 981
1 980
1 979
1 978
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
155
Graphique 13 : Proportion d'accidents mortels parmi l'ensemble des titulaires de permis, 1978 à
2003, Québec
0,08
0,07
0,06
0,05
0,04
0,03
0,02
0,01
0
2 003
2 002
2 001
2 000
1 999
1 998
1 997
1 996
1 995
1 994
1 993
1 992
1 991
1 990
1 989
1 988
1 987
1 986
1 985
1 984
1 983
1 982
1 981
1 980
1 979
1 978
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
Graphique 14 : Proportion de la population âgée entre 16 et 24 ans impliquée dans un accident
mortel, par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003, Québec
0,080
0,070
0,060
0,050
0,040
0,030
0,020
0,010
0,000
2 003
2 002
2 001
2 000
1 999
1 998
1 997
1 996
1 995
1 994
1 993
1 992
1 991
1 990
1 989
1 988
1 987
1 986
1 985
1 984
1 983
1 982
1 981
1 980
1 979
1 978
16-24 ans
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001).
total population 16 ans et +
156
Graphique 15 : Proportion de la population âgée entre 25 et 44 ans impliquée dans un accident
mortel, par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003, Québec
0,060
0,050
0,040
0,030
0,020
0,010
1 978
1 979
1 980
1 981
1 982
1 983
1 984
1 985
1 986
1 987
1 988
1 989
1 990
1 991
1 992
1 993
1 994
1 995
1 996
1 997
1 998
1 999
2 000
2 001
2 002
2 003
0,000
25-44 ans
total population 16 ans et +
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001).
Graphique 16 : Proportion de la population âgée entre 45 et 64 ans impliquée dans un accident
mortel, par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003
0,060
0,050
0,040
0,030
0,020
0,010
1 978
1 979
1 980
1 981
1 982
1 983
1 984
1 985
1 986
1 987
1 988
1 989
1 990
1 991
1 992
1 993
1 994
1 995
1 996
1 997
1 998
1 999
2 000
2 001
2 002
2 003
0,000
45-64 ans
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001).
total population 16 ans et +
157
Graphique 17 : Proportion de la population âgée de 65 ans et plus impliquée dans un accident
mortel, par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003, Québec
0,060
0,050
0,040
0,030
0,020
0,010
1 978
1 979
1 980
1 981
1 982
1 983
1 984
1 985
1 986
1 987
1 988
1 989
1 990
1 991
1 992
1 993
1 994
1 995
1 996
1 997
1 998
1 999
2 000
2 001
2 002
2 003
0,000
65 ans et +
total population 16 ans et +
65 ans et +
total population 16 ans et +
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001).
Graphique 18 : Proportion de la population âgée entre 16 et 24 ans impliquée dans un accident,
par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003, Québec
12,0
10,0
8,0
6,0
4,0
2,0
0,0
2 003
2 002
2 001
2 000
1 999
1 998
1 997
1 996
1 995
1 994
1 993
1 992
1 991
1 990
1 989
1 988
1 987
1 986
1 985
1 984
1 983
1 982
1 981
1 980
1 979
1 978
16-24 ans
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001).
total population 16 ans et +
158
Graphique 19 : Proportion de la population âgée entre 25 et 44 ans impliquée dans un accident,
par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003, Québec
10,0
8,0
6,0
4,0
2,0
0,0
2 003
2 002
2 001
2 000
1 999
1 998
1 997
1 996
1 995
1 994
1 993
1 992
1 991
1 990
1 989
1 988
1 987
1 986
1 985
1 984
1 983
1 982
1 981
1 980
1 979
1 978
25-44 ans
total population 16 ans et +
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001).
Les 16-44 ans sont toujours plus impliqués dans les accidents corporels que l’ensemble de la population
des 16 ans et plus. Tout au contraire, les 45 ans et plus sont toujours moins impliqués. En segmentant
plus finement, nous voyons que l’écart avec la population s’est à toutes fins pratiques maintenu pour les
16-24 ans (graphique 18) mais a presque disparu pour les 25-44 ans (graphique 19) et les 45-64 ans
(graphique 20).
À travers le temps, le rang que chaque cohorte occupe est demeuré le même en termes d’exposition au
risque. Dans tous les cas cependant, l’évolution du bilan montre que de 1978 à 2003, le risque
s’homogénéise. On peut voir que les courbes de chaque cohorte tendent à se rapprocher de celle de la
moyenne l’ensemble de la population des 16 ans et plus. Ce qui, en termes de réduction nette, est une
amélioration pour le groupe des 16-44 ans l’est beaucoup moins pour celui des 45 ans et plus. On peut
voir que le bilan des 16-44 ans tend à rejoindre celui de la population qui tend, lui, à rejoindre le bilan des
45 ans et plus. De 1978 à 2003 (graphique 16), le bilan des accidents mortels finit par ne plus présenter
d’écart entre la population et les 45-64 ans, mais pour arriver au même résultat, l’ensemble de la
population a amélioré son bilan de -0,033 point de pourcentage comparativement à seulement -0,018
pour les 45-64 ans. Encore une fois, on doit se demander si le bilan des décès crée un effet de loupe. En
comparant l’évolution de chaque cohorte avec celle de la population des 16 ans et plus en ce qui
concerne l’ensemble des accidents corporels, le tableau 5 confirme les mêmes phénomènes.
159
Graphique 20 : Proportion de la population âgée entre 45 et 64 ans impliquée dans un accident,
par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003, Québec
9,0
8,0
7,0
6,0
5,0
4,0
3,0
2,0
1,0
0,0
2 003
2 002
2 001
2 000
1 999
1 998
1 997
1 996
1 995
1 994
1 993
1 992
1 991
1 990
1 989
1 988
1 987
1 986
1 985
1 984
1 983
1 982
1 981
1 980
1 979
1 978
45-64 ans
total population 16 ans et +
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001).
Graphique 21 : Proportion de la population âgée de 65 ans et plus impliquée dans un accident, par
rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003, Québec
9,0
8,0
7,0
6,0
5,0
4,0
3,0
2,0
1,0
0,0
2 003
2 002
2 001
2 000
1 999
1 998
1 997
1 996
1 995
1 994
1 993
1 992
1 991
1 990
1 989
1 988
1 987
1 986
1 985
1 984
1 983
1 982
1 981
1 980
1 979
1 978
65 ans et +
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001).
total population 16 ans et +
160
Tableau 5 : Variation du bilan des accidents corporels selon l'âge, en comparaison avec la
population de l'ensemble des détenteurs de permis âgés de 16 ans et +
Cohortes
1978
2003
Variation 1978-2003
% de
victimes
Écart
% de
victimes
Écart
Réduction
du bilan
Variation de
l’écart
16-24 ans
25-44 ans
45-64 ans
65 ans +
9,6
9,2
5,8
2,1
1,9
1,5
(1,9)
(5,6)
5,3
4,1
3,0
1,8
1,8
0,6
(0,5)
(1,7)
↓ 45%
↓ 55%
↓ 48%
↓ 14%
(0,1)
(0,9)
(1,4)
(3,9)
Total
7,7
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
3,5
↓ 55%
L’ensemble de ces données confirme que l’exposition au risque diminue naturellement avec l’âge, jusqu’à
atteindre un seuil moyen de risque d’accident en deçà duquel il est difficile de glisser. Non seulement cela
confirme-t-il que la pyramide des âges est l’un des déterminants les plus importants du bilan routier mais
cela devrait aussi inciter à considérer la possibilité qu’elle soit le déterminant clé, c’est-à-dire non
seulement le facteur modérateur le plus important de la relation avec l’exposition au risque mais, peutêtre, le médiateur des principaux autres modérateurs. Il est clair en tout cas que le discours sur la
responsabilisation des conducteurs et sur la capacité des promoteurs de la sécurité routière à influencer
le bilan routier fait bon marché d’un phénomène démographique qui en relativise la portée.
161
Chapitre 6 Phase 1 : 1979 à 1982
Conceptualisation du problème de la sécurité routière et des interventions
Il est contrariant pour l’approche dissuasive que la plus importante amélioration du bilan routier québécois
se soit produite de 1974 à 1977, donc avant la création de la RAAQ et le lancement de ses premières
campagnes, et ce, malgré une augmentation du nombre de conducteurs et de véhicules (SAAQ, 2007). Il
s’agit des quatre années précédant la création et la mise en place de la RAAQ. L’inauguration du
nouveau régime, accompagnée de grandes campagnes publicitaires, n’a pas empêché une dégradation
considérable du bilan routier québécois en 1978 et 1979, même si on peut penser que cette dégradation
a pu lui servir à obtenir que l’État lui donne les moyens du contrôle et de la dissuasion des
comportements à risque des usagers de la route. Cela ne va pas dans le sens de la représentation que la
RAAQ donne de son rôle déterminant dans l’évolution du bilan routier. À notre connaissance, aucune
explication n’a jamais été sérieusement tentée pour expliquer l’amélioration spectaculaire des années
1974 à 1977. Lorsque la Table québécoise de la sécurité routière (Berthod, Audet et Bélanger, 2010)
attribue la baisse du nombre annuel de décès entre 1973 (2 209) et 2001 (610) à l’action soutenue du
gouvernement et de ses partenaires, en citant en premier lieu les campagnes publicitaires, les lois et le
contrôle policier, nous sommes en présence d’un cas d’arrangement narratif et de statistiques
persuasives. Nous n’avons trouvé trace d’aucune campagne de publicité sur la sécurité routière entre
1970 et 1976, ce qui ne prouve pas qu’il n’y en ait pas eu mais indique que, contrairement à ce qui s’est
produit pour plusieurs publicités de la SAAQ, elles n’ont pas laissé beaucoup de traces, ni dans la
mémoire collective ni dans celle des promoteurs de la sécurité routière. Sur le plan du contrôle, nous
savons cependant que le système des points d’inaptitude (avec tarification en conséquence du permis de
conduire) existe depuis mars 1973. L’institution de ce système a certainement été accompagnée d’une
campagne d’information et d’application de sanctions qui ont pu accroitre la perception d’une
intensification des mesures de contrôle et de répression, mais nous n’en avons pas non plus trouvé de
traces. Il est douteux qu’une telle campagne, si elle a eu lieu, puisse avoir eu l’ampleur des campagnes
de la RAAQ car ce n’est pas avant 1976, sous l’impulsion du gouvernement du Parti québécois, que l’État
a pris l’habitude d’investir dans de grandes campagnes publicitaires. On pourrait objecter que les
nombreux débats publics et médiatiques autour des propositions du rapport Gauvin puis autour de la
création de la RAAQ ont contribué, entre 1974 et 1977, à crédibiliser l’idée que l’État prenait le problème
de la sécurité routière au sérieux et s’apprêtait à intervenir, mais la portée de l’objection doit être réduite
du fait que la RAAQ n’avait à l’origine ni la mission ni les moyens d’intervenir sur la prévention des
accidents. En ce qui concerne les actions législatives entre 1973 et 1977, les questions de l’assurance
162
obligatoire et du régime du no-fault ont fait l’objet d’intenses débats publics, soit depuis le dépôt du
rapport Gauvin jusqu’au vote de la Loi sur l’assurance automobile (Baudouin, 1979). Et il existait déjà en
1977 un système d’accès graduel à la conduite qui passait par l’obligation d’obtenir d’abord un permis
d’apprenti-conducteur et de réussir un cours sur la conduite d’un véhicule automobile avant d’être admis
à une série de quatre tests (test visuel, test théorique sur la signalisation, test spécialisé selon le permis
désiré et test de conduite pratique ; voir : LRQ, 1977, c. c-24). On pouvait exiger en tout temps d’un
conducteur qu’il subisse un examen médical pour déterminer son aptitude physique et mentale à conduire
(RAAQ, 1981, p. 34). Nous n’avons pas trouvé de données sur les activités de répression et de
dissuasion à cette époque, sur l’ampleur du parc automobile ni sur le comportement général des
conducteurs et, si elles existent, elles ne font pas l’objet d’une aussi large diffusion que les données
contemporaines de la RAAQ et de la SAAQ. De manière générale, le premier président de la RAAQ (De
Costner, 1978) ne se privera pas de critiquer la pauvreté des statistiques du Bureau des véhicules
automobiles du Ministère des transports qui, à titre de responsable à l’époque de la promotion de la
sécurité routière, aurait été le seul à pouvoir colliger les renseignements qui nous manquent.
Contre ces conjectures, la dégradation significative du bilan routier qui survient en 1978 (graphique 2),
soit l’année suivant la création de la RAAQ et la diffusion des premières campagnes publicitaires, et la
similitude des variations du bilan routier en Amérique du nord opposent à l’assertion de la Table de la
sécurité routière des faits bien documentés qui la rendent présomptueuse, sinon insoutenable. Le
synchronisme parfait du bilan québécois avec celui des États-Unis, du Canada en général et de l’Ontario
exige la présence de facteurs transnationaux dont certains pourraient ne pas avoir été répertoriés, mais
nous avons vu que le vieillissement de la population est certainement l’un des facteurs les plus
déterminants et les moins mis de l’avant pour expliquer l’amélioration du bilan routier. D’autres facteurs
comme l’augmentation soutenue des prix de l’essence depuis le premier choc pétrolier et l’amélioration
de la sécurité des véhicules sont moins mis de l’avant que l’action de l’État et mériteraient plus
d’investigations.
Nonobstant ces faits contrariants qui ne semblent pas avoir été jamais sérieusement pris en compte,
l’amélioration du bilan routier de 1980 à 1982 survient alors que l’État prépare puis met en place
d’importantes mesures de prévention et de dissuasion, ce qui a certainement contribué à crédibiliser la
matrice décisionnelle implicite de la RAAQ.
Il n’était pas encore question de prévention des accidents dans la campagne de 1977 mais la RAAQ
inaugure ses premières stratégies en la matière dès 1978 avec la diffusion de ses premières campagnes
publicitaires contre l’insécurité routière. C’est aussi en 1978 qu’elle forme un groupe de travail qui a pour
163
mission apparemment neutre de documenter les multiples aspects du problème de la sécurité routière
mais qui a pour objectif stratégique « de permettre des interventions beaucoup plus énergiques de sa
part » (RAAQ, 1979, p. 30). La séquence stratégique des prochaines années est clairement exposée par
la RAAQ (1980, p. 7) : dresser un « portrait global » du problème public (couts humains, financiers et
sociaux) qui confèrera à la RAAQ « la légitimité pour favoriser une réflexion en profondeur sur la gestion
de la sécurité routière, et de susciter l’acceptation d’un encadrement serré de l’usage du réseau routier,
prémisses indispensables au succès d’une politique dans ce domaine ». Dans l’histoire de la promotion
de la sécurité routière au Québec, c’est peut-être la première fois que la conclusion précède les études
mais cela ne sera pas la dernière. Il appert que la matrice décisionnelle de la RAAQ correspond, depuis
ses tout débuts, à la matrice décisionnelle implicite que nous avons dégagée : la communication est un
moyen de cadrer le problème de l’insécurité routière comme un problème grave requérant, comme
solution d’urgence, l’intensification des mesures de contrôle et de répression, et la publicité comme le
moyen de forger une opinion publique favorable à cette solution.
Quoi qu’il en soit, le groupe de travail formé en 1978 travaille bel et bien dans le sens du modèle dissuasif
et des objectifs qui lui ont été assignés par la RAAQ. Il commence par établir les statistiques qui lui
permettent ensuite de faire des recommandations, lesquelles souligneront « de façon dramatique l’acuité
du phénomène et ses lourdes conséquences sociales, économiques et financières sur la collectivité
québécoise » (RAAQ, 1979, p. 30). Sur la base de ce rapport, la RAAQ déclare observer l’absence
« quasi totale d’une connaissance et d’une conscience minimale de l’ampleur du problème » (RAAQ,
1979, p. 30). Le groupe recommande de mener une grande campagne de sensibilisation en deux étapes.
Il s’agit de provoquer en 1978 une prise de conscience de l’acuité du problème de l’insécurité routière, ce
qui devrait légitimer la mise en place, dès 1979, d’une série d’actions visant à changer les attitudes et les
comportements. Les relations publiques seront utilisées pour créer un vigoureux débat sur la place
publique (RAAQ, 1979, p. 30).
Dans l’optique actuarielle de la RAAQ, il semble qu’on ait spontanément associé le risque d’accidents aux
mauvaises habitudes de conduite et misé sur des « modifications profondes de comportement des
usagers du réseau routier » pour obtenir « une réduction marquée et constante de la fréquence et de la
gravité des accidents » (RAAQ, 1980, p. 8, 27) de manière à réduire le cout d’indemnisation des victimes
(RAAQ, 1979, p. 30). L’introduction des points de démérite comme facteur de tarification n’est pas
envisagée que sous le seul point de vue de l’ajustement équitable des contributions d’assurance en
fonction du risque établi mais aussi comme une hausse sélective des tarifs destinée à punir les
conducteurs à risque que l’on identifie comme des conducteurs ayant de mauvais comportements
(RAAQ, 1978b, p.1; 1979, p. 24).
164
La RAAQ, qui relève du ministère des Consommateurs, Coopératives et Institutions financières, n’ayant
pas de pouvoirs coercitifs pour infléchir les comportements, va immédiatement engager au sein de l’État
une lutte de pouvoir contre le Bureau des véhicules, qui relève du ministère des Transports. Des études
du Conseil du trésor lui donneront raison (RAAQ, 1980), ce qui permet de comprendre que la capacité de
la RAAQ de financer les activités de contrôle et de répression a pu jouer un rôle clé à cette étape. Avec la
fusion des deux ministères à la fin de 1980, la RAAQ absorbe le Bureau des véhicules et hérite
officiellement du mandat qu’elle convoitait : développer, promouvoir et mettre en œuvre des programmes
de sécurité routière « relatifs aux usagers de la route et aux véhicules utilisés » (RAAQ, 1981, p. 21). Elle
entreprend alors d’élaborer « de concert avec les autres membres du Conseil interministériel de la
sécurité routière, une politique crédible et vigoureuse de lutte au fléau des accidents routiers » (RAAQ,
1981, p. 13) qui doit agir sur le comportement des automobilistes (RAAQ, 1981, p. 47), ce qu’elle a
désormais les moyens de faire puisqu’elle a tous les pouvoirs sur l’émission :
-
des permis de conduire (et leur suspension);
de l’immatriculation (et sa suspension ou sa restriction);
des permis divers (véhicules commerciaux, taxis, poids lourds, véhicules d’agrément
pour les sentiers, motoneiges);
des programmes de sécurité routière (éducation populaire, contrôle routier des
véhicules commerciaux, contrôle des 207 écoles de conduite autorisées).
La RAAQ assume le contrôle de l’assurance automobile obligatoire et de la saisie des données du
rapport d’accident établi par les corps policiers. Elle devient ainsi le principal gestionnaire du Code de la
sécurité routière (qui remplace le Code de la route) dont les dispositions entreront graduellement en
vigueur de 1981 à 1983. De la sorte, la Régie se vante d’être devenue un modèle unique au monde, dit
de « sécurité-assurance », par lequel elle agit parallèlement en sécurité routière et en assurance
automobile de manière à ce que, « grâce aux mesures de sécurité routière retenues, la population
québécoise bénéficie d’un régime d’indemnisation financé par des contributions maintenues à un niveau
parmi les plus bas en Amérique » (SAAQ, 2001, p. 11).
Par son contrôle des programmes d’éducation à la sécurité routière dans les écoles et par son contrôle
des statistiques, elle peut mener des études fouillées en matière de sécurité routière. Elle publie un
premier rapport statistique en 1981 qui couvre le bilan routier des années 1979 et 1980 et dont la
présentation des résultats dans le rapport annuel de 1981 relève clairement d’un arrangement narratif
destiné à légitimer la volonté et la capacité de la RAAQ d’intervenir en sécurité routière. En éclipsant les
années 1977 et 1978 de son premier rapport statistique, la RAAQ attribue la réduction du nombre et de la
gravité des accidents à l’application du régime public d’assurance automobile, comme si la relation
causale était évidente ou démontrée.
165
Dans ses études, la RAAQ va d’abord s’intéresser à la question du port de la ceinture de sécurité, aux
normes de sécurité des véhicules et aux causes des accidents mortels impliquant plus de quatre
personnes tuées. Dans ce dernier cas, la recherche des causalités est orientée car elle porte
spécifiquement sur les manœuvres dangereuses comme facteur explicatif (RAAQ, 1981). Enfin, la RAAQ
va demander puis obtenir les pouvoirs « concernant l’aptitude et la compétence des conducteurs ainsi
que l’état mécanique des véhicules » (RAAQ, 1982, p. 17), de même que ceux concernant « le suivi des
contrevenants au Code » de la route (RAAQ, 1982, p. 12).
Le premier avril 1981 entrent en vigueur de nouvelles dispositions du Code de la sécurité routière qui
donnent la priorité aux piétons, obligent le port du casque à moto et le port de la ceinture de sécurité pour
les passagers avant d’un véhicule, et augmentent sensiblement le montant des amendes. La RAAQ a
mené un sondage sur l’attitude des Québécois par rapport à la ceinture de sécurité mais son rapport
annuel ne nous dit rien des résultats ni de leur utilisation. Le premier juin de la même année sont
promulgués les articles prévoyant la révocation du permis pour la perte de 12 points et plus d’aptitude à la
conduite et pour certaines infractions au Code criminel. Nous ne savons pas si le contrôle routier s’est
significativement intensifié au cours de cette phase mais on peut raisonnablement présumer que ce fut le
cas comme chaque fois qu’entrent en vigueur de nouvelles mesures de contrôle et de répression en
sécurité routière.
Le premier juin 1982, la RAAQ, qui venait d’acquérir le pouvoir de suspendre le permis de conduire, a
désormais aussi celui de le révoquer et, dans le cas d’une personne qui aurait conduit sans permis valide,
de suspendre son droit d’en obtenir un. Cette possibilité de révoquer le droit de conduire est ce qui
permettra bientôt à la RAAQ de remplacer dans son vocabulaire le concept du « droit » de conduire par
celui du « privilège » (RAAQ, 1984, p. 33). Le droit de conduire n’a rien de si spécial, exceptionnel ou
exclusif qu’il puisse être réduit à un privilège, et il ne peut être suspendu ou révoqué arbitrairement. Cette
substitution purement rhétorique, sans aucun fondement légal (le Code de la sécurité routière n’utilise
que le terme de « droit » et jamais celui de « privilège »), est purement une stratégie de discours, un
arrangement narratif guidé par la volonté de la RAAQ d’imposer le respect de son autorité, d’ancrer chez
les conducteurs l’importance supérieure de leurs obligations par rapport à leurs droits, et d’accroitre la
perception de risque de perdre leur permis.
Le rôle de la publicité
Dès le début, la communication est clairement envisagée non pas comme le moyen de persuader les
conducteurs à modifier par eux-mêmes leurs comportements (une optique qui n’est pas même évoquée
166
dans les documents publics) mais comme le moyen de « susciter l’acceptation d’un encadrement serré
de l’usage du réseau routier, prémisses indispensables au succès d’une politique dans ce domaine »
(RAAQ, 1980, p. 7, 20). C’est ce que la RAAQ entend quand elle explique que sa publicité vise le
changement des attitudes. En investissant en communication, la RAAQ poursuit aussi l’objectif
d’augmenter sa notoriété pour se positionner comme « partie prenante dans le dossier de la sécurité
routière » (RAAQ, 1980, p. 23).
En communication, le groupe recommande d’utiliser les relations publiques pour créer un vigoureux débat
sur la place publique, et la publicité pour définir le problème et légitimer l’intervention de la RAAQ, ce qui
est conforme aux mécanismes du travail social des problèmes publics tels que nous les avons décrits. La
RAAQ ne présentait donc pas seulement sa mission sous l’angle de la santé publique (RAAQ, 1980, p. 7,
29) mais aussi sous l’angle de la sécurité (RAAQ, 1979, p. 30). Elle n’avait alors que les mandats
d’indemnisation et de financement du régime d’assurance automobile. L’un des objectifs déclarés des
campagnes de communication était de la positionner comme un acteur incontournable de la prévention
routière (RAAQ, 1978, p. 23) et un autre était d’enlever au Bureau des véhicules automobiles son mandat
de promouvoir la sécurité routière (RAAQ, 1979, p. 27, 30).
Sur le plan publicitaire, la stratégie média privilégie une présence toute l’année tandis que la stratégie
créative repose sur une plateforme de communication permettant à toutes les campagnes, quel que soit
leur sujet, de travailler en synergie à faire passer le message principal que la situation est catastrophique,
que le problème est dû aux mauvais comportements et que sa résolution exige impérativement de
discipliner les conducteurs. Le ton et les contenus des messages sont conçus comme un « véritable cri
d’alerte » (RAAQ, 1980, p. 29).
Plusieurs campagnes publicitaires sont ainsi déployées. Pour sa campagne d’information et de publicité
de 1977, la première de son histoire, la RAAQ a investi 1 436 437$, soit 21% de son budget de mise en
œuvre (RAAQ, 1978, p. 38). La campagne publicitaire elle-même comprenait des messages dans les
journaux, à la radio et à la télévision. La campagne d’information comprenait la production de six millions
de documents d’information (des dépliants mais aussi un Guide général de l’assurance auto distribué
dans 2 700 000 foyers). L’objectif était de faire connaitre et de justifier le nouveau régime en faisant la
promotion des nouveaux droits et obligations de chacun, d’où le slogan : « La personne avant toute
chose ».
Nous avons retrouvé plusieurs messages télévisés dont ceux de la campagne institutionnelle de 1977 et
1978 qui comprenait trois messages : un concept sur le retour à la maison (scénario 2), un concept avec
un chœur de chant (scénario 3) et un autre mettant en scène un facteur (scénario 4). Le ton et le style
167
sont joviaux, bien faits pour célébrer la naissance d’un nouveau régime, et l’utilisation de chorales sont
dans le style habituel des campagnes de l’État québécois de l’époque. Le volume d’information et le
nombre de plans sont si surchargés qu’en vertu des normes reconnues de l’industrie publicitaire, on ne
doit pas espérer que les auditeurs aient retenu les détails de la couverture du régime mais présumer
qu’ils auront surtout retenu un message très général : la célébration par l’État de l’entrée en vigueur d’un
régime dont l’adoption avait fait l’objet d’une forte opposition de la part de ceux qui perdaient ainsi une
part considérable de leur marché : les compagnies d’assurance bien sûr et les avocats (à cause du
régime du no fault qui indemnise sans égard à la faute et met fin aux possibilités de poursuites civiles).
168
Scénario 2
RAAQ
TV : « La personne avant toute chose : retour à la maison »
Diffusion probable : 1977/1978
Plan
Vidéo
Audio
Direction photo : une série de gros plans Direction sonore : bruits de circulation.
sur des scènes de la route et qui illustrent
le stress de la conduite et les risques
d’accident quotidiens qui ponctuent un
retour à la maison.
1 à 29
Une série de plans très serrés sur des
véhicules en marche, des piétons, des
manœuvres de conducteurs, des feux
rouges, des panneaux de signalisation
jusqu’au gros plan sur la main d’un
homme qui ferme de l’extérieur une
portière de voiture.
30
La publicité se termine dans un plan large
qui montre l’arrivée heureuse d’un père à
la maison où il est accueilli par son
épouse et ses enfants. Une petite fille lui
saute dans les bras et l’image se fixe.
Panneau
de
signature
en
surimpression de l’image fixe :
L’assurance auto du Québec
La personne avant toute chose
Logo de la RAAQ
Voix hors champ (homme) :
« Le premier mars 1978, le nouveau
régime de l’assurance auto du Québec
entre en vigueur. Ce régime indemnise
tous les Québécois des dommages
corporels et de leurs conséquences … »
Musique (batterie et violon):
Rapide crescendo dramatique.
Voix hors champ (homme) :
« … causées par un accident de la
circulation automobile. »
Musique (piano et violon):
Quelques mesures apaisantes.
Voix hors champ (homme) :
« L’assurance auto du Québec… la
personne avant toute chose ».
Durée
du plan
Temps
cumul.
0,25
0,25
0,05
0,30
169
Scénario 3
RAAQ
TV : « La personne avant toute chose : chœur »
Diffusion probable dans le cadre de la première campagne de communication :
26 décembre 1977 au 31 mars 1978
Plan
Vidéo
Audio
Direction photo : tous les plans sont en Direction sonore : la trame est celle d’une
extérieur.
chanson enlevante dans le style optimiste
des publicités québécoises de l’époque qui
célébraient l’esprit collectif. Violons, piano
et cuivres accompagnent les différents
chanteurs soutenus par un choeur
d’hommes et de femmes. La chanson doit
illustrer la couverture de l’assurance
automobile et, pour ce faire, identifie six
situations couvertes par l’assurance
automobile : les accidents impliquant une
voiture, une moto, un vélo, un camion, une
motoneige et un piéton, de même que les
accidents de la route à l’étranger.
1 à 13
On voit une série de personnes d’abord en Chanteurs et choeur :
auto, puis en moto, en vélo, sur un « Dans une auto la personne avant toute
chantier avec un camion, en motoneige chose, c’est moi, c’est vous, c’est nous.
dans un sentier, sur un trottoir en ville. Sur une moto la personne avant toute
Dans chacun des plans, toutes les chose, c’est moi, c’est vous.
personnes vaquent à leurs occupations Sur un vélo la personne avant toute chose,
mais nous regardent, nous saluent et nous c’est moi, c’est vous.
sourient avant que la caméra ne passe au Dans un camion la personne avant toute
plan suivant.
chose, c’est moi, c’est vous.
En motoneige la personne avant toute
chose, c’est moi, c’est vous.
Et dans la rue la personne avant toute
chose, c’est moi, c’est vous. »
14 à 18 On voit la Tour Eiffel depuis la Seine, la Choeur :
statue de la Liberté à New York, le rocher « À l’étranger comme au Québec, sur la
Percé en Gaspésie, puis des champs en grande route ou près de chez vous,… »
bordure de route
19
Des extraits fixes des six plans principaux Choeur:
réapparaissent successivement comme « … l’assurance auto du Québec, c’est
des photos qui forment une mosaïque à moi, c’est vous. »
l’écran.
Voix hors champ :
« L’assurance auto du Québec… »
20
Panneau de signature en lettrage blanc
sur fond bleu.
Chorale :
« … c’est la personne avant toute chose ».
Durée
du plan
Temps
cumul.
0,038
0,38
0,07
0,45
0,07
0,52
0,07
0,59
170
Scénario 4
RAAQ
TV : « La personne avant toute chose : facteur»
Diffusion : début juin à mi-septembre 1979
Plans
Vidéo
Direction photo : on suit le parcours en
ville, l’été, d’un facteur dans des rues
ensoleillée. On prend particulièrement
soin de montrer le comportement
exemplaire des piétons qui ne traversent
qu’aux intersections et aux feux verts,
après avoir regardé des deux côtés de la
route, ou, quand il s’agit d’enfants, avec
l’aide d’une brigadière scolaire. Les
employés de la voirie que le facteur va
saluer ont entouré leur chantier de rue de
cônes oranges bien visibles.
1 à 17
18
Le facteur croise sur son chemin et salue
des personnes représentant chacune des
catégories de personnes dont il sera
question dans la narration. À l’occasion,
on insère dans les séquences des plans
de quelques-unes des personnes
rencontrées dans les lieux de leur
occupation (école, salle de concert,
bureau) afin de clarifier leur occupation. À
la fin, le facteur est à la porte de
l’appartement d’un homme qui porte un
collier cervical et un bras en écharpe. Le
facteur lui remet une lettre dont on voit, en
gros plan, qu’il s’agit d’une lettre de la
RAAQ, et dont on comprendra dans le
contexte qu’il s’agit d’un chèque de rente
d’invalidité. Du début à la fin, chacun des
personnage respire la joie de vivre et a un
sourire très appuyé.
Le facteur tape amicalement l’épaule de
l’homme, comme pour lui souhaiter un
prompt rétablissement. Les deux sont très
souriants.
L’image se fige. En surimpression de
l’image, un panneau de signature en
lettrage blanc :
LA PERSONNE AVANT TOUTE CHOSE
PRÉSENTÉ PAR : Régie de
l’assurance automobile du Québec
Logo : Québec drapeau
1 800 361-7620
Audio
Direction sonore : musique classique,
allegro,
avec
clavecin,
violons,
percussions et cuivres.
Durée
du plan
Temps
cumul.
Voix hors champ (homme):
« Un accident de la circulation, ça peut
arriver à tout le monde. Quelle que soit
votre activité : étudiant, personne au foyer,
ouvrier, artiste, fonctionnaire, employé de
bureau, et même chômeur.
Et quel que soit votre statut social, retraité,
marié, célibataire, soutien de famille, des
indemnités de remplacement de revenu
sont prévues pour vous en cas
d’incapacité résultant d’un accident
d’automobile.
Elles vous seront versées rapidement par
la Régie de l’assurance automobile du
Québec toutes les deux semaines sous
forme d’une rente tant et aussi longtemps
que vous devrez cesser votre activité,
votre métier, votre occupation.»
0,50
0,50
Voix hors champ (homme) :
« L’assurance auto du Québec… «
Choeur (voix d’hommes et de femmes):
« … c’est la personne avant toute chose!»
Musique :
crescendo et dernière note en longue
finale triomphante.
0,10
1,00
171
Pour faire connaitre le nouveau régime, la RAAQ n’a donc pas adopté le ton dramatique qui caractérisera
cependant toutes ses campagnes de publicité choc en sécurité routière dès la diffusion de sa première
campagne contre l’insécurité routière en 1978 et dont le sujet est le problème des jeunes avec la vitesse
au volant (scénario 5). Cette campagne publicitaire (budget : 312 000$) a été diffusée entre les mois de
juin et de septembre, période estivale lors de laquelle on enregistre typiquement le plus d’accidents
graves (RAAQ, 1979, p. 27). Les jeunes de 15 à 25 ans sont la cible déclarée de cette campagne parce
qu’ils représentent 20% des conducteurs mais 37% des victimes. Cette justification montre qu’au-delà de
ses critiques du Bureau des véhicules, la RAAQ possédait déjà suffisamment de données statistiques
pour opérer et justifier ses choix stratégiques. On utilise la télévision, les cinémas, les cinéparcs, 1500
panneaux d’affichage le long des autoroutes à péage et, avec l’aide de l’Association du camionnage, de
l’affichage sur 1 500 camions.
On remarquera que rien dans le message télévisé en question ne fait référence à la coercition mais qu’il
se termine par une injonction (« comprenez ») sur le mode de l’impatience. La publicité suit le plan
stratégique de la RAAQ établi selon les recommandations de son groupe de travail : la campagne de
1978 (scénario 5) doit faire prendre conscience de la situation tragique des accidents, préparant ainsi le
terrain pour les campagnes de 1979 (scénarios 6 et 7) qui feront partie d’un ensemble de mesures pour
changer les attitudes et les comportements des usagers de la route (RAAQ, 1979, p. 30). Il met en scène
un jeune homme qui revient sur les lieux d’un accident avec décès et blessures graves dont il est le
responsable. Toute l’approche publicitaire des années à venir est déjà là en substance. On veut susciter
l’identification des cibles avec le personnage (un jeune) et la situation (plaisir de l’accélération sur une
route ne présentant apparemment aucun risque). On montre un conducteur persuadé qu’il est en plein
contrôle de son véhicule et qui sous-estime la possibilité qu’un accident inévitable se produise. On simule
l’accident du mieux qu’on peut ou ose le faire à l’époque pour en recréer l’horreur et stimuler la peur. On
implique des victimes innocentes en mettant l’accent sur l’enfant pour accroitre le pathos et emporter
l’adhésion au renforcement des moyens de coercition qui se préparent mais dont on ne parle pas encore.
172
Scénario 5
RAAQ
TV : « La personne avant toute chose : comprenez »
Diffusion : juin à septembre 1978
Plans Vidéo
Audio
Direction photo : en extérieur, l’été. Direction sonore : ambiance sonore de
Jean, un jeune homme qui marche campagne ou d’intérieurs d’auto, selon
avec l’aide d’une canne, revient seul et le cas. Aucune musique en trame de
en fin de journée sur les lieux de son fond, sinon celle de la radio à bord du
accident, sur une petite route de véhicule de Jean pendant les
campagne. Suivra une série de flashbacks.
flashbacks de son accident.
1
Gros plan des souliers de Jean qui Fond sonore
marche avec une canne sur le côté Chants d’oiseaux.
d’une route de campagne déserte.
2
Plan d’ensemble de Jean marchant sur Direction sonore : on ne voit jamais
le côté de la route déserte.
Jean parler. On comprend qu’on entend
les pensées de Jean. Il a le ton
dépressif de qui se sent coupable,
impuissant et honteux.
Voix hors champ de Jean :
« C’est par ici… »
3
Traveling. La caméra part des pieds de Jean, voix hors champ :
Jean vers son visage, qu’on voit de « … que c’est arrivé. Il faisait beau. Ça
profil.
faisait une semaine que j’avais mon
auto.»
Narrateur, voix hors champ :
« L’histoire de Jean est une histoire… »
4
Fondu enchainé. On voit une voiture Narrateur, voix hors champ :
sport blanche sur la même route. Un « … tristement banale. »
halo de buée autour de l’image nous
fait comprendre qu’il s’agit d’un
flashback.
5
Intérieur de la voiture sport. Les vitres Jean, voix hors champ :
sont baissées. Jean tient la main de sa « Y’avait personne. La route était
copine. Les deux ont leur ceinture de droite. »
sécurité bouclée. Ils se sourient.
Effet sonore : musique de la radio.
6
Intérieur de la voiture sport. Gros plan Jean, voix hors champ :
du pied de Jean qui écrase « Alors j’ai accéléré. »
l’accélérateur.
Effet sonore : musique de la radio et
bruit de moteur qui accélère.
7
De l’extérieur de la voiture, plan moyen Effet sonore : musique de la radio et
du visage de sa copine qui semble bruit de moteur qui accélère.
inquiète de cette accélération. Elle
tourne la tête et semble regarder vers
le pied de Jean.
8
Plan extérieur. Traveling de la voiture Effet sonore : musique de la radio et
qui accélère.
bruit de moteur qui accélère.
9
Intérieur d’un petit camion jaune de Jean, voix hors champ :
style pick-up. La petite Virginie croque « J’ai bien vu le p’tit camion mais je me
Durée
du plan
Temps
cumul.
0,01
0,01
0,04
0,05
0,06
0,11
0,02
0,13
0,02
0,15
0,01
0,16
0,01
0,17
0,01
0,18
0,01
0,19
173
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
une pomme. Son père est au volant
mais il regarde sa fille avec un large
sourire au lieu de regarder la route.
Gros plan d’un panneau d’arrêt
obligatoire.
Plan d’ensemble de la voiture de Jean
qui arrive face à nous. Le petit camion
jaune croise son chemin. Il n’a pas fait
l’arrêt obligatoire.
De l’extérieur de la voiture, plan moyen
du visage de la copine de Jean. Elle
regarde devant elle, et ouvre la bouche
comme pour crier d’effroi.
Gros plan du pied de Jean qui écrase
le frein.
Gros plan de l’aile et du pneu avant de
la voiture de Jean qui freine et dégage
de la fumée.
De l’extérieur de la voiture, plan moyen
de la copine de Jean qui se croise les
bras devant la tête pour se protéger de
l’impact appréhendé.
Plan rapproché du visage de la petite
Virginie qui hurle, échappe sa pomme
sous l’impact et se prend la tête.
En caméra nerveuse. Zoom sur l’aile
avant du camion jaune pour simuler
son télescopage par l’auto de Jean.
En caméra nerveuse. Traveling du sol
jusqu’au ciel en passant par-dessus la
glissière de sécurité du bord de la
route. On comprend que le petit camion
a été projeté hors de la route.
On suit l’enjoliveur cabossé, éjecté par
le choc de l’accident, roule sur la route.
On suit la pomme qui roule elle aussi
sur la route.
L’enjoliveur termine ca course au sol.
22
Fondu enchainé sur la main de Jean
(fin du flashback) qui récupère
l’enjoliveur dans les herbes.
23
Zoom in sur le visage de Jean, qui
pleure.
24
Plan éloigné de Jean qui lance avec
mépris l’enjoliveur loin de lui.
On voit Jean de dos qui rebrousse
chemin sur la route. Il traverse la voie
et s’éloigne. Le ciel nuageux est rouge
d’un intense coucher de soleil.
suis dit y’a un stop pis…. »
Jean, voix hors champ :
« …. Y va surement s’arrêter »
Effet sonore : bruit de moteur qui
accélère.
0,01
0,20
0.01
0,21
Effet sonore : bruit de batterie en
crescendo.
0.005
0,215
Effet sonore : bruit de batterie en
crescendo.
Effet sonore : bruit de freins. On
n’entend plus la batterie.
0,005
0,22
0,005
0,225
Effet sonore : bruit de freins.
0,005
0,23
Effet sonore : bruit de freins.
0,01
0,24
Effet sonore : bruit de tôle froissée.
0,005
0,245
Effet sonore : bruit de tôle froissée.
0,005
0,25
Effet sonore : bruit métallique de
l’enjoliveur.
Effet sonore : bruit métallique de
l’enjoliveur.
Effet sonore : bruit métallique de
l’enjoliveur.
Effet sonore : chant des oiseaux,
jusqu’à la fin.
Jean, voix hors champ :
« La p’tite Virginie est paralysée… À
vie.»
Narrateur, voix hors champ :
« Si le scénario…»
Narrateur, voix hors champ :
« … change, les conséquences sont
toujours désastreuses. Bien sûr
l’assurance auto du Québec a
rapidement indemnisé Jean et le père
de Virginie pour blessures et perte de
revenus.»
Narrateur, voix hors champ :
« Virginie le sera, aussi longtemps que
durera son incapacité. Et bien sûr, les
frais médicaux et d’ambulance ont été
remboursés. »
Narrateur, voix hors champ :
« Comprenez que si nous souhaitons
verser ce genre d’indemnités le moins
souvent possible, ce n’est pas dans
0,01
0,26
0,01
0,27
0,02
0,29
0, 05
0,34
0,07
0,41
0,07
0,48
0,11
0,59
174
Vers la fin, signature de campagne en
surimpression aux images de Jean :
« Bien sûr. La personne avant toute
chose.»
En surimpression : le logo de la RAAQ.
notre intérêt, c’est dans le vôtre…
L’assurance auto du Québec. La
personne, avant toute chose. »
L’inclusion de partenaires de campagne tels que la Ligue de sécurité du Québec, l’Office des autoroutes
et la Sureté du Québec (RAAQ, 1980, p. 29), incite à penser que la publicité peut avoir agi en synergie
avec une opération de contrôle routier, mais rien dans les rapports ne le signale et la RAAQ n’avait pas
encore les pouvoirs lui conférant un ascendant sur les services de police. La dégradation du bilan en
1979 incite à croire que, du point de vue du modèle dissuasif, les opérations de contrôle routier n’ont pas
été significativement intensifiées et, donc, que les conditions de production de l’effet synergique n’étaient
pas réunies.
On doit se demander comment il se fait que la RAAQ attribue à cette campagne publicitaire l’objectif de
susciter des attitudes et un comportement de prudence au volant (RAAQ, 1980, p. 29), alors que dans les
mêmes documents de référence elle déclare que la seule solution passe par le contrôle et la répression.
L’approche coercitive est dominante dans ces documents où se déploient un discours soutenu et des
stratégies multidisciplinaires (incluant une stratégie d’agenda setting), alors que l’approche de la
conversion volontaire par « l’éducation », la « sensibilisation » et le changement d’attitude (RAAQ, 1981,
p. 31) n’est invoquée que pour la justification des campagnes de communication et ne repose sur aucun
argumentaire. Cela suggère une conceptualisation instable du rôle de la publicité, du moins entre les
divers intervenants au sein de la RAAQ. On peut attribuer ces faiblesses et incohérences discursives à la
nature implicite de la matrice décisionnelle dans le discours public de la RAAQ sans pour autant devoir en
conclure à l’inanité ou à la duplicité de l’approche. Sur le plan stratégique, la matrice décisionnelle
implicite que nous avons dégagée insiste sur l’importance de donner à la cible le sentiment qu’on lui a
laissé toutes les chances de s’amender avant de sévir contre elle si l’on veut qu’elle acquiesce plus
facilement à l’usage de la contrainte. La publicité jouerait ici ce rôle indépendamment du fait que l’objectif
apparent n’ait aucune chance d’être atteint, du moins en ce qui concerne les cibles offrant une résistance
significative à la conversion comportementale. Les différents acteurs de la prévention routière au sein de
la RAAQ provenaient de disciplines différentes et certains maitrisaient mieux que d’autres les fondements
théoriques, empiriques et pratiques de leur propre discipline ou avaient inégalement assimilé les principes
des différentes disciplines convoquées. Ce défaut prévisible des approches multidisciplinaires se repère
dans les rapports annuels quand on compare d’une section à l’autre la variabilité de la conceptualisation
de l’approche de la RAAQ (puis de la SAAQ) en prévention des accidents. Il faut savoir que le rapport
annuel d’une organisation gouvernementale regroupe les rapports annuels que chacune de ses directions
175
fait rédiger par l’un de ses employés le mieux qualifié pour ce faire, et que dans cette œuvre collective,
chacun rédige en silo. Les personnes qui relisent le rapport dans son ensemble ne sont pas
nécessairement les mêmes et si des conceptions variables voire contradictoires passent à travers ce
filtre, c’est le signe qu’elles n’ont pas été repérées, qu’elles ont paru insignifiantes ou qu’il y a eu un effet
de communication au sens de Lacasse (1995). Cet effet est une dérive des connaissances qui se produit
quand des conclusions sont transférées hors du cercle de ceux qui les ont produites (transfert d’une
discipline à une autre, par exemple) mais sans la méthode qui a permis d’y parvenir, laissant ceux qui
utilisent ces connaissances disponibles et acceptées dépourvus du moyen de les situer et de les évaluer
de façon critique. Cela participe du phénomène de l’insuffisance disciplinaire : incapacité d’une discipline
de juger de la valeur de croyances issues de domaines exogènes, capacité d’une discipline à forger, à
perpétuer et à disséminer ses propres mythes (Lacasse, 1995, p. 57).
Du mois de juin à la mi-septembre 1979, la RAAQ diffuse deux messages publicitaires contre le problème
de l’insécurité routière en général (scénarios 6 et 7) qui ont été conçus comme un « véritable cri d’alerte »
qui doit faire accepter les « mesures préventives » qui se préparent (RAAQ, 1980, p.29). Des messages
radio, des diffusions dans les cinéparcs et des expositions itinérantes dans les petites municipalités
reprennent les mêmes thèmes. Ils veulent ouvertement convaincre que les accidents sont
essentiellement causés par des erreurs humaines inacceptables et qu’il faut cesser de les banaliser parce
que le bilan est scandaleusement élevé. Nous avons vu cependant que, moins ouvertement, ils veulent
conditionner la population à accepter de nouvelles mesures. Puisque la RAAQ n’a pas encore absorbé le
Bureau des véhicules et ses pouvoirs de coercition, la seule contrainte que la RAAQ peut et veut imposer
à court terme est la modulation de la tarification du permis en fonction des points de démérite accumulés,
qui entre en vigueur à compter du 1er mars 1979 (De Coster, 1978, p. 5) et dont les effets ne se feront
sentir pour les automobilistes qu’un an plus tard. Mais la RAAQ sait qu’elle pourra bientôt agir avec plus
de force.
Parallèlement en relations publiques, la RAAQ met sur pied un Service de diffusion des informations. Ce
Service doit assurer le contact le plus fréquent avec les médias de manière à les convaincre de couvrir le
thème de la sécurité routière le plus largement possible et avec un ton qui soit cohérent avec celui de ses
campagnes (RAAQ, 1989, p. 29). Il organise notamment des formations de porte-parole et un Symposium
sur la gestion de la sécurité routière.
176
Scénario 6
RAAQ
TV : « Pourquoi : causes»
Diffusion : début juin à mi-septembre 1979
Plans
Vidéo
Direction photo : caméra subjective. Les
tons sont saturés de bleu et le ciel est
sombre, ce qui accentue l’aspect lugubre
et rapproche la réalisation de celle des
films d’horreur de l’époque.
1
La caméra est à l’intérieur d’une voiture
accidentée, renversée et immobilisée au
milieu la chaussée. La caméra pivote
comme pour reproduire le mouvement de
tonneau de la voiture pendant l’accident.
L’intérieur est sombre et on ne distingue
aucun corps. On sort d’un véhicule
accidenté comme le fantôme d’un
automobiliste.
2
La caméra subjective suit une route au ras
du sol, se faufilant entre d’innombrables
débris d’accidents impliquant voitures,
camions et bicyclettes. On ne verra jamais
les victimes.
3
4
La caméra est plantée au centre de la
chassée, face à des voitures qui occupent
toutes les voies et qui se dirigent vers
nous. Apparait, grossit à l’écran puis
éclate en morceaux le mot « Alerte » écrit
en lettres rouge. L’écran se fragmente
alors comme un pare-brise fracturé
(fissures dessinées au rouge, en
animation infographique, dans le style des
dessins animés de l’époque).
Panneau de signature en lettrage blanc
sur fond noir :
PRÉSENTÉ PAR :
Régie de
l’assurance automobile
du Québec
Logo : Québec drapeau
Audio
Direction sonore : du début à la fin de la
narration, on entend en crescendo le
battement d’un cœur soutenu par un son
lugubre de film d’horreur.
Durée
du plan
Temps
cumul.
Voix hors champ (homme au ton grave
et scandalisé):
« Au Québec sur la route, c’est l’erreur
humaine qui est la championne. »
0,04
0,04
Voix hors champ (homme au ton de
plus en plus scandalisé):
« Résultat annuel : 26 millions de feux
rouges brulés. Pourquoi!? Un milliard
d’arrêts non respectés. Pourquoi!? 350
millions d’excès de vitesse! Pourquoi!? Au
Québec plus qu’ailleurs, par une erreur
qu’on dit humaine, 300 000 personnes
sont impliquées dans un accident, 50 000
y sont blessées, 1500 en meurent!»
Effets sonores :
On entend en crescendo le bruit des
véhicules qui se rapprochent et le cri
d’horreur d’un homme. On entend un long
crissement de pneus au freinage puis le
bruit d’un accident (tôle froissée et bris de
verre).
Voix hors champ (long cri d’un
homme) :
« Alerte! »
Effets sonores :
0,19
0,23
0,04
0,27
0,03
0,30
Silence.
177
Scénario 7
RAAQ
TV : « Pourquoi : conséquences»
Diffusion : début juin à mi-septembre 1979
Plans
Vidéo
Direction photo : caméra subjective. Les
tons sont saturés de bleu, la lumière est
celle d’un crépuscule et il y a du brouillard,
ce qui accentue l’aspect lugubre et
rapproche la réalisation de celle des films
d’horreur de l’époque.
1
Au fil de la narration, la caméra subjective
suit une route au ras du sol et se faufile
entre d’innombrables béquilles plantées
dans le sol, des appareils orthopédiques
et des cercueils. On ne verra jamais les
victimes.
3
La caméra est plantée au centre de la
chassée, face à des voitures occupant
toutes les voies et se dirigeant vers nous,
tous phares allumés. Le mot Alerte écrit
en lettres rouge grossit à l’écran. On
entend le cri d’horreur d’un homme. Long
crissement de pneus au freinage puis bruit
d’un accident (tôle froissée, bris de verre).
En animation, l’écran se fragmente
comme un pare-brise fracturé (fissures
dessinées au rouge et dans le style des
dessins animés de l’époque).
Panneau de signature en lettrage blanc
sur fond noir :
PRÉSENTÉ PAR :
Régie de l’assurance automobile du
Québec
Logo : Québec drapeau
4
Audio
Direction sonore : du début à la fin de la
narration, on entend discrètement le vent
qui souffre, ce qui augmente l’effet
lugubre.
Durée
du plan
Temps
cumul.
Voix hors champ (homme au ton grave
et scandalisé):
« Au Québec sur la route, c’est l’erreur
humaine qui est la championne. Résultat
annuel : 3 000 béquilles et cannes.
Pourquoi!? 1 000 chaises roulantes.
Pourquoi!? 6 500 appareils orthopédiques!
Pourquoi!? Sans parler des 1 500 cercueils
destinés annuellement à ceux qui meurent
sur les routes du Québec d’une erreur
qu’on dit humaine!»
Effets sonores :
On entend en crescendo le bruit des
véhicules qui se rapprochent et le cri
d’horreur d’un homme. On entend un long
crissement de pneus au freinage puis le
bruit d’un accident (tôle froissée et bris de
verre).
Voix hors champ (long cri d’un
homme) :
« Alerte! »
0,20
0,20
0,07
0,27
Effets sonores :
Silence.
0,03
0,30
Les sondages post-campagnes concluent (RAAQ, 1980, p. 29) que les campagnes de communication de
1979 ont contribué :
-
à souligner l’existence d’un très grave problème;
à en mesurer l’acuité;
à en mesurer le caractère urgent.
Le choix des mesures, du moins celles qui sont rapportées, montre que l’objectif principal de la
communication a clairement trait à la fabrication de l’opinion publique plutôt qu’à l’influence du
comportement.
En 1980, la RAAQ exploite trois grandes disciplines de communication : la publicité, les relations de
presse et l’évènementiel (terme qui désigne en communication-marketing la discipline ayant trait à la
création d’évènements de toute sorte et à la gestion de commandite dans le cadre d’évènements). La
178
campagne de relation de presse de la RAAQ est un projet d’agenda setting qui rappelle en partie celui de
l’État de Victoria en 1989 :
L’activité de la Régie dans le projet « traitement média » consiste à modifier
profondément le traitement accordé aux accidents de la route, afin de démontrer
l’ampleur du problème, la lourdeur des conséquences sur les individus et la société,
de même que les facteurs qui sont en cause.
Un programme de huit semaines fut développé avec la collaboration de dix journaux.
Quelque 650 000 lecteurs eurent accès à une expérience journalistique qui traitait du
phénomène des accidents sous l’angle d’un problème social d’une extrême gravité.
(RAAQ, 1981, p. 48)
La RAAQ précède ainsi de dix ans la stratégie d’agenda setting de l’État de Victoria. Il faut relever aussi
le fait que des médias d’information ont volontairement accepté d’inféoder leur couverture journalistique
d’influence de l’opinion publique au service de la promotion d’une cause sociale. Le nombre des journaux
(10) et le lectorat total (650 000) incite à penser qu’il s’agissait de journaux et de gros hebdomadaires
régionaux, dont on sait que la politique éditoriale, pour des questions de survie financière, est plus
perméable que les grands médias aux intérêts publicitaires. Cela indique à tout le moins que la cause
n’était pas controversée, ou très peu, sans quoi l’évaluation du risque aurait plaidé en faveur du maintien
éthique de la neutralité journalistique.
La campagne publicitaire ciblait l’ensemble des automobilistes et avait deux objectifs. Le premier était de
leur faire prendre conscience des couts humains, sociaux et économiques inhérents aux accidents de la
route. Le second visait à promouvoir un nouveau type de conduite automobile en faisant connaitre, en
mettant en valeur et en réduisant les couts perçus des comportements alternatifs présentés comme les
solutions au problème, bien sûr, mais visait aussi à préparer l’opinion publique à l’intervention de l’État
par la contrainte sur les trois axes classiques de l’intervention en sécurité routière : le respect des limites
de vitesse, la sobriété au volant et le port de la ceinture de sécurité. Voilà enfin cerné et confirmé le sens
possible de ce que la RAAQ appelle pudiquement une campagne de « sensibilisation ». Trois messages
télévisés furent produits. Ils se terminaient par l’un des slogans suivants :
-
« ralentir ne coute rien »;
« la sobriété ne coute rien »;
« s’attacher ne coute rien ».
Des panneaux routiers reprenant le slogan de la campagne (« un accident, ça coute trop ») furent
disposés dans les limites territoriales des 450 municipalités participantes.
Même si elle a sans doute eu moins de portée que la campagne publicitaire, en raison d’un poids
médiatique plus faible, la campagne évènementielle mérite notre attention parce qu’elle révèle elle aussi
179
comment la RAAQ utilisait les communications afin de préparer l’introduction de nouvelles mesures de
dissuasion. Elle avait pour objectif de faire réfléchir sur le phénomène des accidents, son importance, ses
causes, ses conséquences et sur les mesures à prendre pour y remédier (RAAQ, 1981). La stratégie
retenue fut d’exposer les citoyens à des scènes d’accident les plus réalistes possible et à faire vivre une
expérience de sécurité routière. Deux moyens furent retenus pour ce faire : une exposition itinérante dans
90 municipalités, en collaboration avec la Sureté du Québec, qui plongeait le visiteur dans un
environnement visuel reproduisant des scènes d’accident de manière très réaliste, et un rallye de sécurité
routière par lequel près de 1000 personnes de la région de Montréal ont été invitées à évaluer leurs
aptitudes réelles à la conduite sécuritaire sur une piste balisée.
Le rapport annuel de 1981 ne parle pas de publicité mais la RAAQ a diffusé quatre grands dossiers sur la
sécurité routière, notamment un rapport sur les habitudes de conduite nocturne des Québécois en
relation avec la CFA, distribué avec l’aide de la police 1 000 000 de dépliants sur l’importance de
maintenir le bon état mécanique de leur véhicule, et mis au point un simulateur de collision qui a permis
de sensibiliser 6 000 personnes à l’importance du port de la ceinture de sécurité. Ayant constaté que les
16-24 ans détiennent 20% des permis mais « représentent 30% des victimes de la route » (RAAQ, 1982,
p. 33), la RAAQ établit un cadre général d’intervention à leur intention, incluant la création de matériel
éducatif qui doit être intégré au cursus scolaire des élèves des niveaux préscolaire et primaire.
Au début de 1982 enfin, la RAAQ lance « une vaste campagne d’information » (RAAQ, 1982, p. 34) pour
faire connaitre les nouvelles dispositions du Code de la sécurité routière et inciter les gens à la prudence.
Elle mène aussi ses premières campagnes de « sensibilisation » sur le port obligatoire de la ceinture et
sur la CFA.
Bilan de la première phase d’observation
Ainsi s’achève la première phase de notre observation. Au cours des cinq premières années de son
existence, la RAAQ a établi une stratégie de prévention des accidents cohérente avec la matrice
décisionnelle implicite que nous avons dégagée. On a vu que cette matrice ne s’est pas graduellement
imposée à elle par un processus d’apprentissage et d’expériences sur le terrain qui lui aurait permis de
tester et d’exclure d’autres approches possibles, mais qu’elle préexistait au lancement de ses premières
études, commandées pour documenter le phénomène des accidents de la route et légitimer un
programme d’encadrement serré des usagers de la route.
On doit encore se demander si et dans quelle mesure elle était ouverte à sa remise en question, plus
particulièrement à une remise en question de l’axe de toutes ses stratégies : l’approche dissuasive. La
180
réponse est non. Au mieux, la RAAQ manifeste de la déception et l’expression de cette déception parait
elle-même instrumentalisée pour protéger et renforcer le modèle dissuasif. La dégradation des années
1978 et 1979, qui survient alors que la RAAQ a vraisemblablement augmenté significativement le bruit
communicationnel autour de la sécurité routière, n’affaiblit pas le principe de l’effet synergique puisque
nous n’avons pas relevé les traces d’un renforcement simultané du contrôle routier. Par contre,
l’amélioration des années 1980 à 1982 correspond aux années où la RAAQ prépare, annonce et met
progressivement en place une série de mesures de contrôle renforçant significativement le niveau de la
dissuasion, l’année 1982 correspondant au point d’orgue de cette intensification. Selon le modèle
dissuasif, et peu importent les variations en intensité de la communication, le bilan aurait dû continuer de
s’améliorer. Or il commence à se dégrader dès la fin de 1982 et il le fera jusqu’en 1985. Dans son rapport
annuel de 1982 (rédigé en 1983 alors que la tendance se confirmait), la RAAQ se désole publiquement
de n’avoir pas réussi à modifier significativement les comportements à risque :
L’action d’éducation et de sensibilisation menée et soutenue par la Régie de concert
avec les agents gouvernementaux et privés intéressés au dossier de la sécurité
routière n’a pas suffi jusqu’ici à faire progresser significativement l’usage de la
motorisation individuelle vers une plus grande qualité de vie des Québécois, puisque
plus de 1 000 personnes ont perdu la vie sur les routes du Québec en 1982. Le défi
demeure entier […]. (RAAQ, 1983, p. 12)
On relèvera le fait que dans ce rapport annuel, la RAAQ ne se désole pas d’avoir connu un échec, ce qui
signalerait qu’il s’agit d’un discours prospectif (sur la base des données disponibles entre décembre 1982
et les premiers mois de 1983) mais de n’avoir pas fait de progrès significatifs, ce qui signalerait qu’il s’agit
d’un discours rétrospectif dont la récente dégradation du bilan a seulement tempéré l’optimisme. La
RAAQ devrait pourtant savoir que le bilan routier s’est amélioré de manière significative, même en ne
prenant que les années de son existence comme étalon de mesure. On peut concevoir que la RAAQ ait
vu, avec justesse, que la dégradation qui s’amorce dès décembre 1982 n’est pas un phénomène
anecdotique mais marque le début d’une tendance lourde. Sachant toutefois que tout son programme de
prévention répondait à un objectif de dissuasion, pourquoi attribuer sa déception aux insuffisances de ses
efforts d’éducation et de sensibilisation? S’agit-il d’un cas d’arrangement narratif?
Dans le vocabulaire de la sécurité routière, les mesures dissuasives sont couramment assimilées aux
actions de sensibilisation ou d’éducation, et c’est d’ailleurs ainsi que l’entendait déjà en 1958 le ministre
des Transports et des Communications Antoine Rivard 57. Cette assimilation qui est faite par sousentendu et euphémisme parait faite pour éviter d’éveiller le ressentiment envers l’usage de la contrainte
Voir le document d’archive sonore de Radio-Canada à l’URL : http://archives.radiocanada.ca/societe/securite_publique/dossiers/1623-11178/. Page consultée le 8 juin 2012.
57
181
et elle peut donc tomber dans la catégorie de l’arrangement narratif. Non seulement une lexicologie aussi
vague, et jamais définie, complique le travail de l’examen critique (on ne sait jamais exactement de quoi
la RAAQ parle), mais le sens courant des termes de « sensibilisation » et « éducation » inciterait même le
lecteur non averti à ne pas même envisager qu’il puisse être question des actions de dissuasion. À moins
d’être bien au fait des subtilités lexicales de la sécurité routière, il est plus vraisemblable que le lecteur
entende le constat d’échec de la RAAQ comme une déploration limitée aux actions de conversion
volontaire et non pas comme une déploration de l’ensemble de son approche fondée sur l’acceptation et
la mise en place des actions de conversion forcée par la dissuasion. Ce flou lexical a certainement pour
la RAAQ l’avantage d’éviter de susciter, dans l’arène publique mais probablement aussi au sein même de
son organisation et de l’appareil d’État, une véritable remise en question de l’efficacité de l’approche
dissuasive qu’elle venait d’inaugurer, remise en question que l’ampleur inégalée de l’amélioration du bilan
routier de 1974 à 1978 aurait dû elle-même susciter. Le malentendu sert l’acceptation de la contrainte en
crédibilisant, dans l’esprit des cibles, la nécessité d’un renforcement de la contrainte pour pallier aux
insuffisances des actions de conversion volontaire. Nous avons vu aussi que la RAAQ ne nourrissait
aucun espoir de conversion volontaire et misait sur la conversion forcée.
Il est remarquable à cet égard qu’aucune des publicités sur la prévention des accidents ne fasse la plus
petite allusion à la contrainte et à sa nécessité. En les replaçant dans leur contexte stratégique élargi on
voit indéniablement que ces publicités n’ont aucunement pour rôle d’inciter au changement de
comportement mais de définir le problème de l’insécurité routière d’une manière qui légitime le recours à
la contrainte et le leadership de la RAAQ en cette matière. Présentée à la population comme une solution
de dernier recours, la contrainte est en réalité envisagée et planifiée par la RAAQ comme le seul moyen
réellement efficace pour réduire le bilan routier. Il s’ensuit que l’idée de la conversion volontaire est un
leurre, un échec programmé qui doit empêcher les cibles de conceptualiser le problème en fonction
d’autres causes et d’autres solutions possibles (comme la révision et la sécurisation des infrastructures).
La nécessité de la contrainte est une conclusion que la publicité évite de mentionner pour ne pas éveiller
les défenses critiques des cibles, une conclusion que la cible a toutes les chances de tirer d’elle-même,
ce qui a un effet plus convaincant.
Dans tous les cas de figure, il reste que le discours et les actions de la RAAQ ne permettent pas
d’expliquer pourquoi les variations du bilan routier au Québec durant cette période reflètent les variations
rapportées partout ailleurs en Amérique du nord, variations amplifiées au Québec du fait que son bilan
est statistiquement le plus lourd des États de référence. Les faits contrariants ne sont pas même
évoqués. La déploration de la RAAQ en 1983 n’est pas faite pour remettre en cause ni son modèle
dissuasif ni sa capacité à influencer le bilan routier; elle signifie que la RAAQ a conclu que l’intensité des
182
premières mesures dissuasives était insuffisante et elle est faite pour présenter, comme à regret, le
renforcement de la dissuasion comme l’unique et nécessaire moyen de réduire le bilan routier.
183
Chapitre 7 Phase 2 : 1983 à 1985
Conceptualisation du problème de la sécurité routière et des interventions
Nous avons vu que la dégradation du bilan entre 1983 et 1985 n’est pas la première mais la deuxième
depuis la naissance du régime. En chiffres absolus, cette deuxième dégradation est bien moins grave
que celle des années 1978 et 1979, et elle maintiendra malgré tout le bilan routier à un niveau très
inférieur à celui de 1977 et même de 1981. En limitant la comparaison aux variations de pourcentages de
victimes sur deux années de référence seulement, donc sans perspective critique, cette dégradation peut
prendre l’allure alarmante qui sert bien le programme de renforcement des contraintes. En comparant le
bilan de 1983 à celui de 1982, la RAAQ rapporte 16% de plus de blessés graves, 9% de plus de
personnes tuées. La comparaison de 1984 à 1983 rapporte une hausse de 3,5% des décès, de 8,4% des
blessés graves et de 12,2% des blessés légers. Au moment d’écrire son rapport annuel de 1985, la
RAAQ sait que le bilan recommence à s’améliorer en 1986 et présente cette fois un portrait en chiffres
absolus : 1 385 morts, 7 698 blessés graves et 54 016 blessés légers. Les variations dans la manière de
présenter le bilan semblent non seulement répondre aux exigences d’une mise en scène dramatique à
des fins persuasives mais aussi au souci, en cette période de dégradation du bilan routier, de préserver la
RAAQ des critiques en compliquant l’examen de sa performance à long terme.
La RAAQ a attribué cette phase de dégradation à une forme de sabotage des mesures de répression par
une grève du zèle des policiers de la Sureté du Québec à qui l’État, engagé dans une réduction de ses
dépenses et un conflit majeur avec les employés de la fonction publique, avait refusé les budgets
spéciaux qu’ils réclamaient pour la répression du banditisme (Parent, 1987, p. 115). Une allusion très
indirecte est faite dans son rapport de 1983 quand on rappelle, apparemment innocemment, que « la
sécurité routière est une responsabilité collective qui concerne d’abord les usagers de la route, mais aussi
une foule d’intervenants publics et privés » (RAAQ, 1984, p. 11). Dans son rapport annuel de 1984, le
président de la RAAQ attribue d’abord la dégradation du bilan à trois augmentations qui peuvent offrir des
explications possibles mais qu’il désamorce aussitôt en les qualifiant de « fatalistes » et insuffisantes. Il
cite d’abord l’augmentation du nombre de kilomètres parcourus à cause de la stabilité du prix de
l’essence, mais aucune donnée n’est offerte pour conforter cette hypothèse. Il cite ensuite l’augmentation
du nombre de conducteurs et de permis, mais la RAAQ doit bien savoir qu’il n’y a pas de corrélation à
long terme, d’autant que dans les années suivantes elle opposera cette hausse constante à la réduction
du bilan routier pour mettre en valeur l’efficacité de ses actions de prévention (RAAQ, 1987, p. 8).
184
Le président de la RAAQ estime finalement que la véritable cause dépend principalement d’un problème
de répression d’une délinquance généralisée :
La croissance des accidents s’explique, pour l’essentiel, par un comportement
irréfléchi ou irresponsable d’un grand nombre d’automobilistes : conduite avec
facultés affaiblies, excès de vitesse, non-respect des règles élémentaires du Code
de la sécurité routière, etc. Dans un tel contexte, nos campagnes de sensibilisation
et d’éducation doivent être épaulées par des actions préventives qui reposent
largement sur la présence des policiers sur les routes. Notons à cet effet que,
même s’il est très difficile d’en quantifier les répercussions, le conflit de travail à la
Sureté du Québec, en 1984 et 1985, n’est certainement pas tout à fait étranger à la
détérioration du bilan routier. (RAAQ, 1985, p. 11)
Relevons au passage le fait que lorsqu’elle le juge utile dans son discours public, la RAAQ distingue la
répression de la sensibilisation et de l’éducation, encore qu’elle la désigne avec beaucoup de pudeur
comme des « actions préventives », un autre euphémisme.
Déjà en 1984, le président de la RAAQ avait estimé que l’amélioration du bilan « dépend d’abord de notre
comportement personnel sur les routes » mais également hors route par l’obligation morale d’intervenir
pour empêcher quelqu’un de conduire avec les facultés affaiblies (RAAQ, 1985, p. 13). C’est la première
mention par la RAAQ d’une approche indirecte d’influence par les pairs, dit aussi d’ « encerclement du
noyau dur », qui repose sur la stimulation du contrôle social externe informel. L’attribution de la « très
grande majorité » des accidents au « comportement délinquant d’un grand nombre d’usagers de la
route » est reprise en 1985 et les comportements imprudents les plus incriminés sont précisés : la vitesse
excessive et la CFA. Dans ce dernier cas, la RAAQ se justifie en disant qu’il « est généralement reconnu
que l’alcool est présent dans 50% des accidents mortels », et on reconnaitra là un amalgame qui est l’un
des cas classiques d’arrangement narratif dénoncés par Gusfield.
L’année 1985 est cruciale pour la cristallisation de la matrice décisionnelle de la RAAQ en matière de
prévention. La RAAQ rapporte alors que le nombre de contraventions au cours de la phase de 1983 à
1985 est inversement proportionnel au nombre d’accidents avec dommages corporels : 33 934 accidents
contre 426 962 contraventions en 1982, 36 861 accidents contre 410 073 contraventions en 1983, 41 108
accidents contre 265 831 contraventions en 1984. Le président de la RAAQ estime qu’indépendamment
du conflit à la SQ, il n’y a pas assez de policiers affectés à la surveillance des routes et que l’organisation
de la surveillance mérite d’être repensée. Il fait des représentations à cet égard au gouvernement et à la
Sureté du Québec. La charge du président de la RAAQ n’est pas passée inaperçue : « L’accusation a été
très visualisée car elle arrivait peu de temps après une grève du zèle à la Sureté du Québec qui avait
choqué l’opinion » (Parent, 1987, p. 115).
185
De 1983 et 1985, la RAAQ commandite des recherches d’envergure et notamment sur le comportement
des conducteurs, publie un bulletin à l’intention des chercheurs, crée et finance des programmes
d’éducation scolaire à la sécurité routière et fournit une assistance technique et financière à toute
organisation qui veut faire de la sécurité routière. Au-delà des objectifs de recherche et d’éducation, ces
actions servent à faire que la RAAQ, tout en restant la propriétaire du problème public, ne soit pas la
seule à promouvoir la cause. L’embrigadement de chercheurs (qui apportent une aura d’objectivité
scientifique), l’utilisation de l’école comme « lieu privilégié d’action auprès des jeunes » (RAAQ, 1985, p.
39), la création d’une Semaine nationale de sécurité des motocyclistes (qui obtient des fabricants,
marchands et associations de moto l’engagement de lutter contre les comportements à risque), tout cela
a aussi comme objectif de modifier les normes sociales.
La RAAQ signale d’autre part son intention de bientôt moduler ses actions en fonction d’une
segmentation plus fine de la population. Déjà la RAAQ conclut que le problème de l’ « insécurité »
(RAAQ, 1984, p. 11) est différent selon les régions et annonce une politique de décentralisation des
initiatives de promotion pour responsabiliser les acteurs régionaux tout en continuant d’assumer ses
responsabilités au plan national. Reprenant sa stratégie de 1978, elle met sur pied en décembre 1983, au
sein du Conseil interministériel de la sécurité routière, quatre groupes de travail chargés de proposer des
moyens d’améliorer le bilan. Ces groupes ont presque aussitôt recommandé des modifications au Code
de la sécurité routière, et la RAAQ obtient dès 1984 la mise en application des réformes touchant
notamment le contrôle des aptitudes des nouveaux conducteurs, la vérification mécanique des véhicules
(RAAQ, 1984, p. 12), la première augmentation du cout du permis de conduire, une augmentation de
50% à 60% des couts d’assurance et une augmentation de 10% pour les autres véhicules. En sécurité
routière, rappelons qu’il est attendu de l’augmentation des couts de permis, d’immatriculation et
d’assurance qu’ils aient un effet dissuasif sur les comportements à risque. Le seul aspect positif du bilan
de 1984 est d’ailleurs celui de la baisse de 20,2% des décès de motocyclistes. Pour éviter une répétition
de « l’hécatombe » de l’été 1983 (RAAQ, 1984, p. 11), la RAAQ procède à une hausse substantielle des
primes d’assurance des motocyclistes, ce qui est une mesure d’ajustement actuariel en fonction du risque
pour mieux refléter les couts du régime mais qui est aussi une mesure dissuasive. La baisse significative
du nombre des victimes à moto qui sera encore observée en 1985 est un argument en faveur de
l’efficacité de l’approche dissuasive.
La rapidité d’exécution dans la mise en place des recommandations du groupe de travail est tout à fait
étonnante quand on sait la lenteur des processus de révision des lois et l’impopularité des augmentations
de tarifs. Elle incite à penser que certains de ces premiers ajustements pourraient avoir été planifiés
avant même la dégradation du bilan routier et qu’un travail de scandalisation de l’opinion publique a
186
réussi à créer un climat d’alarme propice à l’acceptation de mesures plus draconiennes. On relèvera à cet
effet que c’est dans le rapport annuel de 1984 que la RAAQ utilise pour la première fois le vocable de
l’ « insécurité routière ». Même si, à ses débuts, la RAAQ a parfois associé la causalité des accidents à
un problème de santé publique (RAAQ, 1980, p. 7) ou de gestion du temps (RAAQ, 1981, p. 48), sa
solution a toujours été envisagée sous l’angle de la sécurité publique. C’est au cours de la phase de 1983
à 1985 que le discours de la RAAQ harmonise son discours de cause à effet, parce que l’attribution de la
responsabilité principale des accidents à la délinquance des conducteurs permet de mieux justifier la
nécessité de l’intensification des mesures de dissuasion. La corrélation observée entre la réduction
spectaculaire des accidents à moto et la hausse de leurs primes d’assurance a pu aider à cristalliser le
modèle dissuasif et à en vendre les vertus au public et aux décideurs politiques.
Pour systématiser et optimiser ses efforts en promotion de la sécurité routière et arriver à mener ce que
l’on appelle en communication-marketing des « campagnes intégrées », la RAAQ créé en mars 1984 une
vice-présidence de la promotion de la sécurité routière, dont la philosophie stipule que les campagnes et
actions de sensibilisation doivent impérativement être menées de concert avec les autres intervenants en
sécurité routière, surtout les corps policiers et la justice. Cette vice-présidence diffuse des études et des
bilans, consulte les principaux intervenants en la matière et se concerte avec eux, en plus de mener des
activités de « sensibilisation » et « d’éducation » auprès des usagers de la route.
En 1985, la RAAQ obtient du gouvernement l’imposition d’un cours de conduite pour les nouveaux
motocyclistes. Elle porte de 4 932 à 10 119 le nombre de brigadiers scolaires qui doivent aider les enfants
à traverser de manière sécuritaire les intersections les plus à risque entre leur maison et leur école. Le
conflit de travail avec la Sureté du Québec s’apaise à la faveur sans doute des élections générales du
deux décembre par lequel le Parti Libéral a formé un gouvernement majoritaire, ayant battu le Parti
Québécois (dont la RAAQ est l’une des importantes réalisations). La RAAQ obtient alors la collaboration
de la police pour un renforcement des contrôles routiers aux Fêtes, à l’occasion de sa première
campagne intégrée contre la CFA, lancée justement en décembre 1985. Elle attribuera à cette campagne
le mérite d’avoir interrompu la hausse du bilan routier qui s’était poursuivie les onze autres mois de
l’année. Elle y voit la preuve qu’il est possible de modifier les comportements par une conjugaison de
moyens qui inclut la communication mais il est évident que le principal est le renforcement des moyens
de dissuasion (RAAQ, 1986, p. 11) dont l’arsenal peut désormais disposer de l’arme suprême : la
criminalisation des comportements à risque. Cette première campagne contre la CFA coïncide avec
l’entrée en vigueur au début de décembre 1985 de nouvelles dispositions du Code criminel qui traitent et
punissent la CFA comme un acte criminel, ajoute aux crimes la conduite dangereuse, compte les lésions
corporelles et la mort comme facteur aggravant et prévoit des peines d’emprisonnement de plus longue
187
durée. L’expérience de décembre, qui a vu le succès d’une campagne basée sur le principe de l’effet
synergique, convainc la RAAQ qu’il est désormais possible d’envisager des actions plus drastiques et de
se fixer des objectifs précis et élevés en matière de réduction du bilan : une réduction de 25% du nombre
annuel des décès et blessés graves d’ici la fin de 1988. Pour le président de la RAAQ, la théorie de la
dissuasion a fait ses preuves : « la simple présence policière sur les routes et la peur d’être intercepté
agissent immédiatement sur le comportement du conducteur » (RAAQ, 1986, p. 11). La RAAQ annonce
qu’elle entend poursuivre son « action agressive » contre le « fléau » de la CFA (RAAQ, 1986, p. 11)
avec la relance de la campagne à l’été puisque les abus d’alcool seraient aussi fréquents sinon plus en
période estivale qu’à la période des Fêtes. En outre, elle annonce que le Code de la sécurité routière
sera de nouveau amendé dès le printemps 1986 pour augmenter la sévérité des sanctions contre la CFA
de manière à ce que les périodes de suspension du permis soient plus longues que celles prévues au
Code criminel.
En 1985 toujours, une étude rapporte que le port de la ceinture de sécurité est en régression partout au
Québec, étant passé de 60% à 50%. Faut-il voir là une corrélation de plus entre la grève du zèle des
policiers et la dégradation du bilan routier? À ce stade de son histoire, la matrice décisionnelle de la
RAAQ est en tout cas suffisamment claire dans l’esprit de ses stratèges pour qu’un renforcement des
mesures de dissuasion se mette en place dès 1986 afin de rehausser le taux du port de la ceinture de
sécurité.
Le rôle de la publicité
Sur le plan de l’opinion publique et de l’agenda setting, et dans un contexte de dégradation du bilan
routier dont elle attribue les causes à une grève du zèle des policiers, la RAAQ commence le suivi
mensuel du bilan routier et mène pendant toute l’année 1983 des opérations de relations de presse
ponctuelles pour informer les médias de l’évolution du bilan et des mesures mises de l’avant pour contrer
la hausse des accidents. En 1984, elle institue la tenue de deux grandes conférences annuelles pour
informer la population de l’état du bilan routier, l’une au printemps qui présente le bilan statistique complet
de l’année qui précède et qui permet de faire à la population des mises en garde juste avant l’été (la
saison qui compte systématiquement le plus de décès), et l’autre à l’automne, qui couvre les huit
premiers mois de l’année en incluant un premier bilan de l’été. En 1985, elle modifie ces dates pour
présenter ses statistiques annuelles en janvier et au printemps, sans pour autant cesser de publier des
statistiques mensuelles pour les médias et des bulletins d’information périodiques à l’Intention de ses
partenaires régionaux afin de maintenir leur intérêt pour les activités de sécurité routière. On remarquera
188
que la RAAQ modifie sa manière de rapporter les données quantitatives du bilan routier quand le bilan se
dégrade, ce qui entrave la comparaison entre les périodes.
Sur le plan publicitaire, la RAAQ a mené en 1983 trois campagnes nationales de promotion de la sécurité
routière qui inaugurent trois grands thèmes : la sécurité des cyclistes, celle des motocyclistes et la lutte
contre la CFA. Enfin, une nouvelle campagne publicitaire est lancée afin de mieux faire connaitre le
régime d’assurance automobile. Le fait que 31% des Québécois croient à tort que le régime couvre
autant les dommages matériels que corporels, que 45% ignorent encore le caractère universel du régime,
et que 65% croient encore qu’il est possible pour une victime d’intenter des poursuites personnelles
contre la personne responsable de l’accident, est la seule indication que nous avons du relatif insuccès
des campagnes sur le sujet. Ces résultats sont toutefois cohérents avec ce que nous savons des limites
de la publicité dont les commanditaires se refusent habituellement à accepter qu’elle ne soit pas adaptée
à la communication d’informations complexes.
Nous avons vu que même si elle n’attribue pas la dégradation du bilan routier à l’insuffisance des
mesures de dissuasion mais à la grève du zèle des policiers qui en tempère l’application, la RAAQ va se
saisir de l’occasion pour obtenir un renforcement considérable des mesures de dissuasion. Tandis qu’elle
prépare son prochain menu législatif, elle diffuse des campagnes qui insistent sur la gravité critique du
problème et l’urgence d’agir, mais en invitant chacun à faire activement de la prévention auprès de ses
proches et jamais en parlant d’un renforcement par l’État des mesures dissuasives. Les sondages postcampagnes vont mesurer ensuite le degré d’adhésion à la nécessité d’agir et la RAAQ se servira de cet
appui pour obtenir que les politiciens adoptent des mesures plus répressives.
Nous allons maintenant observer comment l’instrumentalisation des sondages repose sur une
manipulation de l’opinion et un détournement de sens. Les promoteurs de la sécurité diffusent des
publicités qui définissent publiquement l’insécurité routière comme un problème qui pourrait et devrait être
prévenu par le seul engagement des citoyens à respecter le Code de la sécurité routière et à en faire la
promotion dans leur entourage. Mais il ressort de ses documents à diffusion plus restreinte que la RAAQ
mise peu sur la conversion volontaire des citoyens aux comportements sécuritaires. Elle définit plutôt
l’insécurité routière comme un problème pouvant et devant être prévenu de manière principalement
répressive et dissuasive, et la publicité comme le moyen d’obtenir des citoyens leur consentement à
l’imposition de toujours plus de contraintes. En 1984 et 1985, la RAAQ expose dans ses rapports annuels
qu’elle a conçu ses communications certes pour faire progresser la mobilisation sociale en incitant les
gens à faire de la prévention active auprès de leurs proches, mais surtout pour qu’ils expriment leur
adhésion à l’importance d’agir avec plus célérité afin de régler le problème. Pour la RAAQ, la publicité
189
doit faire que l’opinion publique soit « surtout favorable à une amélioration significative du bilan routier »
(RAAQ, 1985, p. 39) mais sans que l’on sache que l’amélioration repose sur un programme
d’intensification continue des contraintes. En 1984, deux campagnes publicitaires sont diffusées dans cet
esprit. D’avril à juin, la RAAQ diffuse à la télévision et à la radio la campagne « Entre nous, la route ça se
partage » qui vise à développer des rapports plus harmonieux entre automobilistes et motocyclistes et à
dépeindre la situation comme « critique ». Pour les automobilistes, le message fait appel à la « courtoisie
du plus fort ». Pour les motocyclistes, le message positionne la moto comme un véhicule qui ne devrait
être confié qu’à des conducteurs experts. L’autre campagne est diffusée au temps des Fêtes et, sous le
thème « Intervenir au bon moment, c’est les aimer vivants », elle introduit « une responsabilité nouvelle
pour l’entourage immédiat d’un conducteur qui s’apprête à prendre le volant en état d’ébriété » (RAAQ,
1985, p. 39). Au lieu de s’adresser aux conducteurs fautifs, la publicité incite « les parents et amis d’un
conducteur ivre à lui interdire le volant ». Pour activer le contrôle social externe informel, on diffuse un
message télévisé et son adaptation en message radio, on distribue aux 400 000 employés de l’État
québécois une carte de souhaits rappelant les principales données du problème de la CFA, et on obtient
que 500 municipalités affichent le message publicitaire aux entrées et sorties de leur territoire. Le
message télévisé (scénario 8) utilise une approche métaphorique pour traiter des accidents dus à la CFA.
Il montre en gros plan la collision de deux verres d’alcool qui se rapprochent comme pour trinquer mais
qui explosent en se touchant avec, en trame sonore, le vacarme d’une collision automobile. On rappelle
« que le fait de ne pas intervenir peut causer la mort d’un ami, d’un parent ». De cette campagne, nous
savons seulement qu’un sondage post-campagne a mesuré un taux de notoriété de 60%
(vraisemblablement une combinaison des réponses spontanées et assistées) que la RAAQ qualifie
d’exceptionnel (le qualificatif parait exagéré), et qu’une « très forte majorité » de ceux qui ont vu la
campagne déclarent que le message est susceptible de les inciter à intervenir au besoin auprès de leurs
proches pour les empêcher de conduire en état d’ébriété. La RAAQ en conclut que les Québécois ont
réagi favorablement aux propositions et « que des pas importants ont été franchis dans leur attitude face
à l’alcool au volant » (RAAQ, 1985, p. 40). En conséquence, et puisque la CFA « constitue l’une des
causes principales des accidents mortels » (RAAQ, 1985, p. 40), elle annonce que d’autres campagnes
contre la CFA seront menées au cours des prochaines années « pour accroitre la réprobation sociale visà-vis de ce comportement et de multiplier les actions préventives » (RAAQ, 1985, p. 40).
190
Scénario 8
RAAQ
TV : « Verres»
Diffusion : décembre 1984
Plans
Vidéo
Direction photo : gros plans sur fond blanc.
Ralenti de mains tenant des verres qui
vont s’entrechoquer et se briser comme
autant de métaphores d’accidents
d’automobile dus à la CFA.
1
À gauche et à droite de l’écran, et au
ralenti, deux mains tenant chacune un
verre de vin se dirigent l’une vers l’autre
pour trinquer.
Ralenti, toujours, sur les verres qui
s’entrechoquent, éclatent puis reculent. Le
vin ainsi projeté fait songer à du sang.
3
Fondu enchainé sur le plan suivant, Même
mise en scène, cette fois avec deux bocks
de bière.
4
Fondu enchainé sur le plan suivant, Même
mise en scène, cette fois avec deux verres
de liqueur forte, de type rhum avec
glaçons.
Une main surgit du bas de l’écran et saisit
le verre de droite pour l’arrêter. Le choc
des verres cette fois est évité.
L’image fige. Le slogan apparait en
surimpression avec le logo de la RAAQ.
Audio
Direction sonore : des bruits de freins puis
de tôle et de verre brisé à chaque plan.
Durée
du plan
Temps
cumul.
Voix hors champ (homme, ton grave) :
« Parce qu’un ami n’est pas intervenu à
temps… »
Effets sonores :
Point d’orgue, puis crissement de pneus
d’un freinage d’urgence, puis bruit d’une
collision de voitures qui se termine par un
bruit de verre concassé.
Voix hors champ (homme, ton grave) :
« … un autre ami est mort…»
Effets sonores :
Bis
Voix hors champ (homme au ton grave)
:
« … au volant… À cause de l’alcool, trop
de bons amis… meurent sur la route. »
Effets sonores :
Point d’orgue, crissement de pneus.
Voix hors champ (homme, ton grave) :
« … meurent sur la route. »
0,13
0,13
0,08
0,21
0,09
0,30
« Intervenir au bon moment, c’est les
aimer vivants »
En 1985, la RAAQ lance trois campagnes publicitaires, sans compter les campagnes de sensibilisation
régionales sous le thème « Rappelez-le à ceux que vous aimez », le vidéo « L’école prend la route »
diffusé aux écoliers de 145 commissions scolaires, et la création de groupes de prévention de la CFA
dans les cégeps soutenu par un vidéo sur le thème « Boire et conduire, c’est mourant » avec l’humoriste
Daniel Lemire. Les deux premières campagnes publicitaires, dites de « mobilisation » et d’ « incitation au
passage à l’action », portent sur la prévention des accidents à moto et à vélo. Si elles sont diffusées avec
191
des moyens modestes alors que le bilan continue de se dégrader c’est vraisemblablement parce qu’un
budget plus conséquent est réservé à des publicités dont la diffusion doit coïncider avec l’entrée en
vigueur des nouvelles mesures dissuasives qui se préparent. La campagne dite « auto-moto » est une
rediffusion du volet radio de 1984 à laquelle s’ajoute l’envoi à 115 000 motocyclistes d’un guide
d’entrainement sur l’apprentissage des techniques de pointe propres à la conduite efficace et sécuritaire
en moto (« Moi motocycliste expert, pourquoi pas? »). La RAAQ crée aussi le concours du motocycliste
de l’année qui veut mettre en valeur les connaissances et la maitrise de la conduite à moto, et tient cette
année encore une Semaine nationale de la sécurité des motocyclistes.
La seconde campagne, sur la prévention des accidents à vélo, en est une d’affichage et de radio ayant
pour slogan « Fragile ». Elle cible près de 3 000 000 de cyclistes mais incite aussi les automobilistes à
prendre conscience de la fragilité des cyclistes.
La troisième campagne, la plus importante, fera date dans l’histoire publicitaire de la sécurité routière au
Québec. Diffusée à la télévision et à la radio, appuyée par la distribution massive d’un autocollant avec le
slogan de la campagne et qu’on incite les automobilistes à apposer sur leur véhicule, elle coïncide avec
la criminalisation de l’alcool au volant. Sous le thème de « L’alcool au volant, c’est criminel, qu’on se le
dise », la campagne est diffusée au temps des Fêtes. La campagne ne condamne pas la consommation
d’alcool mais la CFA et vise à rappeler les nouvelles dispositions du Code criminel qui font que la CFA,
qui était déjà un acte criminel au Canada depuis 1921, sera puni plus sévèrement. L’intense publicité qui
a été faite à cette modification, relevant du gouvernement fédéral et touchant tout le Canada, a donné
l’impression aux citoyens que la criminalisation de l’alcool au volant était nouvelle (Landreville et
Lavergne, 1989, p. 9). Dans le message radio cette fois (scénario 9), le ton du narrateur n’est plus du tout
mobilisateur mais franchement moralisateur et excédé. Le message présente les personnes qui
conduisent en état d’ébriété non seulement comme des individus qui surestiment leurs capacités mais qui
de surcroît n’ont aucun respect pour la vie des autres, un portrait qui sert à légitimer la toute nouvelle
criminalisation de la CFA. La RAAQ rapportera avec fierté que L’Association pour la protection des
automobilistes lui a décerné le premier prix Méritas pour cette campagne « jugée efficace et dissuasive »
(RAAQ, 1986, p. 39). C’est aussi dans le cadre de cette campagne que la RAAQ commandite pour la
première fois une activité de raccompagnement des conducteurs ivres durant le temps des fêtes, dite
« Opération Nez Rouge », et qui en est à sa deuxième édition. La commandite de cette activité assurera
la pérennité d’une activité permettant surtout à la RAAQ de crédibiliser son discours de mobilisation et,
donc, la perception que cette cause sociale n’est pas que l’affaire de la RAAQ.
192
Scénario 9
RAAQ
Radio : « L’alcool au volant, c’est criminel. Qu’on se le dise.»
Diffusion : décembre 1984
Séquence
1
3
4
Effets sonores
Point d’orgue, puis crissement de
pneus d’un freinage d’urgence, puis
bruit d’une collision de voitures qui se
termine par un bruit de verre concassé.
Effets sonores
Bis
Effets sonores
Point d’orgue, puis crissement de
pneus.
Point d’orgue.
Narrateur (homme au ton grave) :
« Vous pensez vraiment être capable
d’en prendre un dernier? »
Narrateur (homme au ton grave) :
« Vous croyez vraiment que la vie des
autres n’a aucune importance? »
Narrateur (homme au ton grave) :
« Avant de démarrer… »
« … pensez-y bien. L’alcool au volant,
c’est criminel. »
« Qu’on se le dise. »
Durée
du plan
0,11
Temps
cumul.
0,12
0,08
0,20
0,07
0,27
Bruit métallique d’une porte de prison
qu’on referme.
Point d’orgue.
Les 3 secondes manquantes dans les archives devaient probablement inclure une mention de type : « Un message
de la Régie de l’assurance automobile du Québec ».
Bilan de la deuxième phase d’observation
Nous avons vu au cours de cette période que la coïncidence de la dégradation du bilan routier et de la
grève du zèle de la Sureté du Québec a pu contribuer à faire que la RAAQ réaffirme clairement la
primauté du modèle dissuasif dans sa matrice décisionnelle en ce qui concerne les stratégies à adopter
pour la prévention des accidents. Ce parti-pris entraine la RAAQ à ne considérer que les faits qui
confortent son approche. Cela l’oblige aussi à moduler deux types de discours : l’un, jovialiste, qui célèbre
la dimension sécurisante du régime d’assurance automobile et l’autre, sinistre, qui fait la promotion du
sentiment d’insécurité routière. La RAAQ y arrive en ne mentionnant jamais, à propos du régime, son
principe fondateur : l’indemnisation sans égard à la faute, dit no-fault. Non seulement ce principe n’existe
pas dans la conception de la prévention à la RAAQ mais elle en prend l’exact contrepied.
En prévention des accidents, la conduite d’un véhicule est conceptualisée comme une prise de risque
volontaire que le conducteur prend en fonction de la balance qu’il fait des risques inhérents à la route
(état des conditions de la route, présence d’autres conducteurs) et de la perception qu’il a de sa maitrise
personnelle de son véhicule. Dans le modèle dissuasif, on dénonce systématiquement la sur-évaluation
de la maitrise personnelle comme principal déterminant de la prise de risque excessive (scénarios 5, 6, 7
193
et 9) tandis que les autres facteurs de risque, qui échappent au contrôle du conducteur, sont peu
évoqués sinon, comme dans le scénario 5, pour renforcer l’idée que même le meilleur conducteur ne peut
tout prévoir ni tout éviter. Dans ses rapports annuels, la RAAQ dénonce cette prise de risque excessive
des conducteurs mais elle n’offre à ses lecteurs le moyen de comprendre l’estimation du facteur de risque
qu’en termes de propension de certains groupes à la délinquance, jamais en termes de vulnérabilité ni de
probabilité individuelle d’être victime d’un accident grave. Elle ne produit aucune donnée qui permettrait
de savoir quels sont les risques individuels absolu et relatif d’avoir un accident ni de savoir comment ces
risques évoluent parce qu’il est évident que la perception de contrôle personnel s’en trouverait renforcée.
La grande majorité des conducteurs ne respectant pas toujours le Code de la route et n’ayant jamais été
impliquée dans un accident mortel, on peut en déduire que la prise de risque dite excessive n’est pas
aussi totalement irrationnelle qu’on nous la présente mais qu’elle est à tout le moins confortée par
l’expérience personnelle. Prenons les données de 1978, par exemple, au cours de laquelle la RAAQ
dénombre 3 121 467 titulaires de permis de conduire, 368 572 conducteurs impliqués dans des accidents
de toute sorte et 2 248 impliqués dans des accidents mortels. On ne sait pas comment la RAAQ définit
l’implication mais on peut voir qu’en 1978, si le risque d’implication dans un accident en tout genre était
de 1/9, le risque d’être impliqué dans un accident mortel n’était que de 1/1 389. Puisque l’immense
majorité des accidents ne produit pas de décès ni blessures graves, et que le bilan routier s’améliore de
manière significative à long terme, il est évident que la production de statistiques sur le risque individuel
absolu et relatif ne servirait pas la dramatisation du bilan routier. En présentant toutes les données
contextuelles permettant de comprendre pourquoi les conducteurs prennent des risques, la RAAQ aurait
plus de difficultés non seulement à nier la rationalité des comportements à risque mais à plaider leur
irrationalité criminelle.
De même, quand elle évoque la variabilité du risque, la RAAQ ne donne de précisions que pour justifier
l’attribution de la majorité des accidents aux groupes les plus à risque (comme les jeunes, les hommes,
les gens en région, les motocyclistes), jamais pour expliquer comment l’évolution démographique peut
avoir contribué à l’amélioration du bilan routier. La RAAQ privilégie l’analyse comparative des variations
du bilan routier en nombres relatifs (exprimées en pourcentages) dont l’exposition n’est pas
immédiatement combinée dans le texte avec les variations en nombre absolu parce que cela en
relativiserait considérablement la portée spectaculaire. Quand la RAAQ dit qu’elle fait œuvre d’éducation,
il faut comprendre que le terme sert à draper d’objectivité un travail de persuasion qui procède par
exposition sélective aux données du problème et présentation de statistiques persuasives. Nous n’avons
pas de raison de douter de la fiabilité des données produites par la RAAQ mais nous avons toutes les
raisons de conclure qu’elle ne commande des recherches et n’actualise ses connaissances que pour
194
produire les données les plus susceptibles d’ébranler la perception du contrôle personnel, évitant
soigneusement de s’intéresser aux données qui pourraient au contraire conforter cette perception.
195
Chapitre 8 Phase 3 : 1986 à 1998
Conceptualisation du problème et des interventions
L’année 1986 est la dernière de l’histoire à enregistrer une baisse soudaine et majeure du bilan routier,
ce qui peut se comprendre du fait qu’en deçà d’un certain seuil les courbes se stabilisent et tendent à
s’aplatir. Les années subséquentes de la phase trois de notre observation, malgré quelques hausses
légères mais exceptionnelles et épisodiques sur une variété d’indicateurs, se caractérisent par une
amélioration lente et continue du bilan routier dans son ensemble. Au cours de cette même phase, la
RAAQ, qui deviendra la SAAQ, va intensifier ses dispositions dissuasives, célébrer les vertus d’un
encadrement et d’un contrôle toujours plus serré de la quasi-totalité des citoyens dans leurs
déplacements quotidiens sur la route (RAAQ, 1987, p. 9), et nourrir l’ambition de devenir l’un des États
d’Amérique du nord les plus répressifs en matière de sécurité routière.
Dans l’optique de la RAAQ, l’amélioration du bilan routier de 1986 est clairement attribuable à
l’intensification significative et continue des mesures dissuasives contre la CFA, obtenues par les
juridictions fédérale et québécoise, qui lui ont permis de mener des campagnes plus agressives (RAAQ,
1987, p. 16), depuis la fin de la grève du zèle des policiers de la SQ. Pour le président de la RAAQ (1987,
p. 8), c’est d’abord l’implication policière qui a permis la réduction du bilan routier :
« Au-delà de toutes ces actions fort positives et indispensables, il faut cependant
souligner que jamais le Québec n’aurait pu présenter un bilan aussi encourageant, en
1986, sans le concours des services policiers. Ceux-ci se sont impliqués dans toutes
les campagnes de promotion et dans toutes les actions de prévention : conduite en état
d’ébriété, port de la ceinture de sécurité, motos, vélos, tournées des cégeps,
opérations Nez Rouge… Par ailleurs, aucun pays du monde n’a malheureusement
trouvé de meilleur moyen de faire respecter la sécurité sur les routes que la présence
policière. Or, il est indéniable qu’en 1986, les agents de la Sureté du Québec ont été
plus présents sur les routes qu’en 1984 ou en 1985. »
Dans son rapport annuel, le président de la RAAQ se félicite de ce que son organisation a réussi, par
l’ensemble de ses actions, à « susciter une réprobation collective du mélange alcool et volant » (RAAQ,
1987, p. 8) ». Il ne nous dit rien de l’opinion publique sur les autres problèmes de sécurité routière, mais il
vante les bienfaits du nouveau Code de la sécurité routière (1987, p. 8) qui a augmenté la sévérité des
sanctions, notamment envers la CFA de manière à ce que les périodes de suspension du permis soient
plus longues que celles prévues par le Code criminel qui venait pourtant tout juste d’entrer en vigueur. En
toute rigueur, et selon la représentation que la RAAQ se fait du rôle de la dissuasion, c’est aux
196
« bienfaits » des sanctions effectives du Code criminel amendé et non du Code de la sécurité routière
qu’il devrait attribuer une partie de l’amélioration du bilan en 1986. Les amendements et les ajouts de
1986 au Code de la sécurité routière ont certes accru la sévérité de nombreuses dispositions, notamment
celles sur les suspensions et révocations, les infractions, les exemptions, les amendes et les points
d’inaptitude, mais elles n’ont été adoptés qu’en décembre 1986 et ne sont entrées en vigueur que
graduellement en 1987. L’attribution est abusive.
En 1987, l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions du nouveau Code de la sécurité routière,
l’augmentation du nombre des sanctions (tableaux 7 et 8) et l’augmentation des budgets de
communication (tableau 6) ont mis en place en 1987 les conditions synergiques apparemment optimales
pour une réduction du bilan routier. Or, le président de la RAAQ déplore une augmentation de 3% du
nombre des victimes sur la route, selon les données dont il disposait, mais il n’en donne pas le détail.
Plus loin dans le rapport annuel de 1987, on peut constater qu’il y a eu une augmentation entre 1986 et
1987 du nombre total de véhicules accidentés (de 369 222 à 372 811), d’accidentés (de 321 746 à 325
097) et de décès (de 1 051 à 1 116). En réexaminant le bilan routier sur la base des taux de victimes par
10 000 véhicules en circulation, on peut voir que le bilan total (graphique 7) en réalité s’est amélioré grâce
à la diminution du taux des blessés légers (graphique 8). Il reste que le taux des blessés grave stagne
(graphique 9) et que celui des décès a augmenté (graphique 10). L’analyse du discours du Rapport
annuel de 1987 révèle que la RAAQ évite de mentionner les statistiques des décès et des blessés graves
(données qui pourraient miner la représentation de son efficacité), et fournit de l’augmentation globale du
nombre des victimes une interprétation qui relève de la rhétorique persuasive. Le président de la RAAQ
tempère d’abord l’importance de la « légère » hausse du nombre total des victimes en soulignant que la
gravité des blessures a diminué, un phénomène qu’il attribue au port obligatoire de la ceinture (RAAQ,
1988, p. 9), ce qui est vraisemblable mais non vérifié. Il ne souffle mot de l’entrée en vigueur des
nouvelles mesures dissuasives qu’il célébrait un peu hâtivement l’année précédente et dont l’efficacité
semble maintenant contredite par les statistiques. L’importance de cette omission, son caractère atypique
et son utilité à faire diversion incite à la classer parmi les procédés de la rhétorique persuasive. Le
président évoque ensuite la beauté exceptionnelle de l’été 1987 qui aurait selon lui entrainé une forte
hausse du kilométrage parcouru et favorisé la reprise des mauvaises habitudes. Mais l’été 1987,
justement parce qu’il a été exceptionnellement chaud au Canada, a aussi causé des tempêtes et de
fameux déluges à Montréal, à Edmonton et dans les Prairies, de sorte que le même facteur, sans
données vérifiables permettant de conclure, pourrait aussi influencer à la baisse la vitesse au volant et le
nombre de kilomètres parcourus. Enfin, le président de la SAAQ avance que le « ralentissement des
campagnes de sensibilisation ou le relâchement de la surveillance policière » (RAAQ, 1988, p. 9)
pourraient avoir favorisé une reprise des mauvaises habitudes. Cette fois, l’argument est irrecevable
197
parce que les faits évoqués sont contraires aux données de la RAAQ dans le rapport annuel de cette
année-là. Nous avons compilé (tableau 6) les dépenses dites d’information et de communication que la
RAAQ puis la SAAQ ont rapporté dans leurs rapports annuels. Elles ont cru de 1 178 000$ en 1987, soit
une augmentation de 47%. En ce qui concerne le relâchement de la surveillance policière, là encore les
faits disent tout le contraire. Nous avons aussi compilé (tableaux 7 à 10) les statistiques annuelles de la
RAAQ et de la SAAQ à propos de deux types de mesures auxquelles elles accordent un impact préventif
ou dissuasif. Le premier type de mesure concerne trois actions d’évaluation dont l’État présume, du
moins à l’époque, qu’ils ont un effet préventif : l’examen médical que l’on exige de certaines personnes
(comme les gens âgés), les examens théoriques et pratiques auxquels sont soumis ceux qui veulent avoir
leur premier permis ou obtenir conduire un véhicule d’une classe pour laquelle ils n’ont pas de permis, et
l’inspection de véhicules qui ne semblent pas sécuritaires. Le second type de mesure concerne les
mesures de répression (sanctions) contre les contrevenants dont l’État attend surtout qu’elles aient un
effet dissuasif sur l’ensemble des usagers de la route. Dans le tableau 8, on constate que les seules
réductions survenues en 1987 sont de faible amplitude et concernent les sanctions touchant le moins de
contrevenants. On constate par contre une augmentation de la plupart des autres sanctions, et que celles
touchant le plus de contrevenants ont connu des augmentations importantes. Au total, l’ensemble des
sanctions a cru, passant de 836 885 en 1986 à 975 606 en 1987, soit une augmentation de 16,6%. Tout
cela, sans tenir compte du fait qu’en 1987, on a aussi doté la RAAQ de « moyens additionnels et plus
efficaces d’encadrement et de contrôle » dans le domaine des vérifications de véhicules, de l’état de
santé des conducteurs et de l’accréditation des écoles de conduite (RAAQ, 1987, p. 16).
198
Tableau 6 : Dépenses d'information de la RAAQ et de la SAAQ de 1978 à 2006 en dollars courants
et en dollars constants de 2006
Année
$ courants
$ constants de 2006
% variation
($ constants)
1978
1 530 000
4 432 213
1979
1 128 000
3 044 534
(31,3)
1980
1 217 000
2 978 463
(2,2)
1981
1 031 000
2 245 209
(24,6)
1982
1 781 000
3 476 479
54,8
1983
1 481 000
2 738 536
(21,2)
1984
1 648 000
2 927 696
6,9
1985
1 912 000
3 254 468
11,2
1986
2 510 000
4 079 974
25,4
1987
3 688 000
5 743 654
40,8
1988
4 840 000
7 268 359
26,6
1989
4 486 000
6 460 253
(11,1)
1990
5 207 000
7 187 026
11,3
1991
5 358 000
6 891 318
(4,1)
1992
6 029 000
7 614 297
10,5
1993
6 013 000
7 489 102
(1,6)
1994
8 293 000
10 473 604
39,9
1995
5 951 000
7 383 375
(29,5)
1996
4 471 000
5 461 097
(30,0)
1997
5 644 000
6 795 088
24,4
1998
4 183 000
4 965 575
(26,9)
1999
5 012 000
5 861 303
18,0
2000
5 515 000
6 297 819
7,5
2001
6 695 000
7 469 597
18,6
2002
5 508 000
6 022 963
(19,4)
2003
6 051 000
6 454 400
7,2
2004*
4 241 000
4 437 585
(31,3)
2005*
3 242 000
3 315 606
(25,3)
2006*
4 064 000
4 064 000
22,6
* : La qualité des données de 2004, 2005 et 2006 est sujette à caution. La SAAQ ayant alors
modifié sa manière habituelle de présenter ses informations entre 2004 et 2006, et scindé les
données entre des cahiers thématiques, rien ne garantit que la comptabilité des sommes n’a
pas varié elle non plus ou qu’une partie des dépenses rapportées ait pu échapper à notre
repérage.
Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ.
199
Tableau 7 : Évolution des évaluations et des sanctions des phases 1 et 2 - 1978 à 1985
MESURES
Évaluations
Examens
médicaux1
Exam. cours
de conduite
Inspections
de véhicules
Sanctions2
Avis
infraction3
Perte 6-124
Perte de
permis a5
Perte de
permis b6
Perte pour
amend. imp.
Perte prob.7
Perte inapt.8
Perte pas
d'ass.9
Conduite10
sans permis
Total des
sanctions
1978b
PHASE 1 (1978 à 1982)
1979b
1980b
1981b
115 000
90 503
7 974
6 830a
994a
263a
106 564
214 800
1982b
PHASE 2 (1983 à 1985)
1983b
1984b
1985c
199 445
210 661
214 322
--
80 000
123 500
143 416
204 291
38 604
41 425
776 906
864 407
754 006
511 818
520 450
100 000
143 818
190 158
139 451
110 643
32 594
31 622
30 880
28 583
26 356
1 024
991
7 292
7 873
10 428
11 896
18 058
16 840
13 028
8 844
8 665
4 582
5 932
5 637
5 204
1 244
2 010
3 271
3 275
3 616
932 329
1 065 488
1 008 379
709 665
685 541
Source : rapports annuels de la RAAQ. Les cases vides signalent l’absence de données ou l’inexistence d’une mesure.
1 : nombre d’évaluations médicales exigées pour que des conducteurs conservent leur permis.
2 : nous avons limité la comptabilité des activités de répression et de contrôle aux sanctions exercées à l’endroit des individus, à
l’exclusion de celles exercées contre les compagnies et les conducteurs professionnels.
3 : avis d’infraction entrainant l’inscription de points d’inaptitude.
4 : pour 6 à 8 points d’inaptitude perdus un avis d’information est émis au conducteur. À 9, 10 ou 11 points, l’avis inclut une mise
en garde. À 12 points, le permis est automatiquement suspendu.
5 : révocation ou suspension (de trois mois ou plus) du permis pour infractions au Code criminel telles que la conduite
dangereuse, le délit de fuite et la conduite en état d’ivresse.
6 : suspension de classes ou de permis pour raisons médicales ou ne pas avoir fourni une évaluation médicale requise.
7 : période de probation imposée à la suite de la perte de points d’inaptitude.
8 : suspension du permis pour avoir perdu le maximum de points.
9 : suspension du permis pour conduite d’un véhicule non assuré et accident impliquant des dommages de plus de 250$.
10 : conducteurs interceptés pour conduite malgré le retrait de leur permis.
a : ces statistiques ne compilent que les résultats de deux mois en raison d’un problème de gestion des données à la RAAQ.
b : l’année d’exercice allant de mars à février, les données ne recouvrent pas exactement celles d’une année calendrier.
c : l’année d’exercice devient l’année calendrier. Le rapport de 1985 ne comptabilise que des 10 derniers mois de l’année.
200
Tableau 8 : Évolution du nombre des évaluations et des sanctions de la première moitié de
la phase 3 - 1986 à 1992
MESURES
Évaluations
Examens
médicaux
Exam. Cours
de conduite1
Inspections
de véhicules
Sanctions
Avis
infraction
Perte 5-72
Perte
de
permis a
Perte
de
permis b
Perte pour
am.. imp.3
Perte
probation4
Perte inapt.
Perte
pas
d’ass.5
Conduite
sans permis
Total
des
sanctions
1986a
1987
182 776
PHASE 3 (première moitié)
1988
1989
1990
1991
1992
223 351
257 654
273 391
283 156
277 145
421 030b
398 623
45 454
59 207
130 000
230 000
232 000
228 405
241 959
646 179
142 812
713 994
171 307
733 939
184 231
757 628
199 134
828 525
185 961
843 960
170 368
617 750
119 691
25 916
25 564
25 252
23 126
22 412
21 994
21 084
3 044
44 037
49 810
41 882
44 515
38 507
32 705
60 806
111 134
183 339
181 287
10 173
12 363
12 736
13 551
7 070
8 301
74
4 571
5 026
4 900
6 646
9 099
7 849
13 218
8 672
3 735
3 441
4 371
6 828
12 747
11 631
23 899
836 885
975 606
1 049 690
1 112 054
1 220 213
1 291 318
977 028
Source : rapports annuels de la RAAQ. Les cases vides signalent l’absence de données ou l’inexistence d’une mesure.
1 : la SAAQ ne rapporte plus ces données dans ses rapports annuels après 1987.
2 : conducteurs ayant 7 points d’inaptitude et plus à leur dossier, ou 5 points ou plus dans le cas des permis probatoires (ce seuil
de 5 points étant rabaissé à 4 en 1999).
3 : perte de permis pour amendes impayées.
4 : suspension du permis probatoire pour avoir perdu le maximum de points.
5 : dès novembre 1991, la suspension du permis est remplacée par l’interdiction de remettre le véhicule en circulation.
a : à compter de 1986, les rapports annuels couvrent les 12 mois de la même année.
b : à compter de 1986, la SAAQ compile les examens théoriques et pratiques, ce qui expliquerait le bond.
201
Tableau 9 : Évolution du nombre des évaluations et des sanctions de la deuxième moitié de la
phase 3 - 1993 à 1998
MESURES
Évaluations
Examens
médicaux1
Exam. Cours
de conduite
Inspections de
véhicules
Sanctions
Avis infraction
Perte 5-7
Perte de permis
a
Perte de permis
b
Perte de permis
c2
Perte pour am..
imp.
Perte probation
Perte inapt.
Perte pas
d’ass.
Conduite sans
permis
Saisie3
Anti-démarr.
Permis restr.
Total des
sanctions
PHASE 3 (deuxième moitié)
1995
1996
1993
1994
1997
1998
241 192
165 088
165 266
159 369
171 880
161 489
262 823
275 378
264 333
275 671
253 840
231 673
725 949
137 818
623 996
118 213
770 551
142 392
760 535
147 124
662 310
124 985
690 806
123 807
21 210
19 861
20 115
19 676
17 073
17 545
29 329
34 453
29 865
22 314
21 330
20 658
600
17 254
200 871
295
5 448
209 370
755
5 231
234 137
1 235
5 580
253 788
1 399
5 414
286 769
7 219
4 792
201 970
10 384
4 628
4 654
3 835
4 250
4 572
4 746
3 954
34 935
42 672
60 621
59 224
51 891
600
26 845
17 254
1 160 509
1 058 386
1 268 746
1 274 046
1 182 315
1 135 105
Source : rapports annuels de la RAAQ. Les cases vides signalent l’absence de données ou l’inexistence d’une mesure.
1 : en 1993, la fréquence des examens statutaires diminue, la SAAQ ayant conclu qu‘on pouvait en alléger la fréquence sans
conséquence sur la sécurité routière.
2 : sanction immédiate pour alcool au volant.
3 : la saisie du véhicule : mesure contre l’alcool au volant entrée en vigueur et mise en application le 1er décembre 1997.
202
Tableau 10 : Évolution du nombre des évaluations et des sanctions de la phase 4 - 1999 à 2003
MESURES
Évaluations
Examens médicaux
Exam. Cours de
conduite
Inspections de
véhicules
Sanctions1
Avis infraction
Perte 5-7
Perte de permis a
Perte de permis b
Perte de permis c
Perte pour am.. imp.
Perte probation
Perte inapt.
Perte pas d’ass.
Conduite sans
permis
Saisie
Anti-démarr.
Permis restr.
Total des
sanctions
1999
2000
182 275
196 750
224 475
213 152
695 157
124 655
15 515
23 374
16 743
166 517
8 832
13 400
3 229
PHASE 4
2001
2002
2003
175 467
219 754
210 964
533 606
91 645
13 924
19 736
14 447
133 463
7 938
3 543
4 256
777 850
128 757
13 425
23 374
16 334
146 452
11 530
4 446
4 371
795 929
157 449
14 785
25 869
17 069
143 181
13 926
6 334
5 066
783 455
168 254
15 000
27 263
17 308
153 695
13 755
7 392
6 592
22 267
18 713
21 267
20 832
20 857
16 743
4 171
18 713
3 424
84 704
21 267
3 062
76 094
20 832
3 526
106 013
20 857
4 330
100 138
1 110 603
948 112
1 248 229
1 330 811
1 338 896
Source : rapports annuels de la RAAQ. Les cases vides signalent l’absence de données ou l’inexistence d’une mesure.
1 : les rapports d’activité de la SAAQ de 2000 et 2001 présentent des chiffres incohérents au chapitre des sanctions, notamment pour le
nombre de sanctions liées à des infractions criminelles. Il appert que ce sont les différents cumuls (totaux) de données, tels qu’ils sont
rapportés dans le rapport de 2000, qui sont erronés. Nous les avons repris et corrigés en prenant comme base les données fragmentées
parce qu’elles présentaient moins d’écarts avec les données antérieures. Les données rapportées ici doivent quand même être interprétées
avec prudence.
Le président de la RAAQ induit l’Assemblée nationale en erreur. Comment faut-il l’interpréter? Certes,
peu de gens lisent les rapports annuels, même dans le monde de la recherche, et il est tout à fait possible
que, vu l’effet de silo de la rédaction de tels rapports, même un ministre ou un président d’organisation
publique ou parapublique ne le lise pas toujours attentivement. Nous pouvons minimalement y voir le
signe d’un laxisme interprétatif à la RAAQ en ce qui concerne les contre-preuves. Nous avons vu aussi
que c’est la section spécifiquement attribuée au président qui, dans les rapports annuels, est la plus
explicite sur les stratégies de l’organisation. Les sections rédigées par les fonctionnaires des différentes
Directions sont moins transparentes. Le fonctionnaire de carrière, formé à la prudence, répugne à trop en
dire mais les présidents, même ceux qui sont issus de la fonction publique, sont d’ordinaire plus
flamboyants et les autres rédacteurs des rapports n’ont certes pas l’occasion de les lire et encore moins
l’audace de les corriger avant le dépôt à l’Assemblée nationale. En tout cas, l’erreur révèle l’ampleur des
manipulations auxquelles une société s’expose quand une cause sociale est unanimement endossée par
une population et ses institutions publiques, parapubliques et médiatiques.
203
Remise dans le contexte des données disponibles à l’époque, la brutale dégradation du bilan routier en
1987 aurait eu de quoi faire douter de l’efficacité du modèle dissuasif. Même en ignorant le problème que
pose pour le modèle dissuasif l’existence de déterminants transnationaux majeurs, parmi lesquels ont
peut soupçonner maintenant les facteurs météorologiques en plus des facteurs sociodémographiques,
une augmentation aussi importante des campagnes d’information et de répression, à la faveur d’une
addition aussi continue de nouvelles mesures dissuasives, n’aurait-elle pas dû entrainer tout au contraire,
selon le modèle dissuasif, une amélioration significative du bilan routier? Il se peut que le modèle soit plus
robuste qu’il n’y paraisse car nous avons vu qu’il est attendu de l’effet des contrôles routiers et de l’effet
synergique lui-même qu’ils déclinent rapidement même quand on maintient leurs actions à des niveaux
d’intensité inhabituellement élevés. Nous avons précédemment théorisé que le rythme d’introduction des
nouvelles mesures, c’est-à-dire l’introduction de pauses dans la répression, est un élément fondamental
du modèle dissuasif, justement pour pallier à ce problème. À terme dans ce modèle, si le maintien de
l’intensité à des niveaux inhabituellement élevés n’empêche pas la réduction de l’effet dissuasif, c’est
d’une part parce que la répression s’attaque ici à des tendances naturelles (la prise de risque plus élevée
chez les hommes et chez les jeunes), et d’autre part parce que le facteur du maintien annule le facteur de
l’inhabituel. En somme, et comme le dit la sagesse populaire, on s’habitue à tout, et si l’on chasse le
naturel, il reviendra au galop. Il faut rappeler aussi que la communication ne joue pas un rôle essentiel
dans la relation mais un rôle d’amplification qui peut au mieux avoir un effet mineur. Une intensification
véritablement continue ne serait pas soutenable, financièrement et finirait par paraitre excessive. Nous
avons aussi théorisé que l’effet éphémère des contrôles routiers pouvait se reproduire sur l’ensemble des
mesures de contrôle et de répression mais nous n’avons là-dessus aucune littérature empirique pour le
vérifier. Sans doute toutes les mesures ne sont pas également dissuasives, mais il demeure que
plusieurs des mesures prises en 1986 et 1987 ont tout ce qu’il faut, dans les faits comme dans l’esprit
des promoteurs, pour être particulièrement dissuasives et, donc, pour éprouver la solidité du modèle. Les
réactions de la RAAQ en 1987 montrent à cet égard des signes d’inquiétude.
Jusqu’en 1986, on peut constater que les variations de l’intensité de la répression coïncident relativement
bien avec les variations du bilan routier. Si l’intensification de la répression en 1986 et en 1987 se reflète
sur le bilan routier en 1986 mais pas en 1987, il est possible que l’absence de pause en ait miné
l’efficacité. Quoi qu’il en soit, on relève trois signes d’inquiétude des promoteurs de la sécurité routière au
Québec en 1987, et d’abord le fait que la RAAQ commande en 1987 son premier sondage auprès de la
population sur « Les connaissances et attitudes en matière de sécurité routière » (étude dont elle ne
révèle pas les résultats). Ensuite, il y a le décret par l’État que l’année suivante (1988) sera l’année de la
sécurité routière. Un tel décret est un prétexte pour redoubler les efforts et la concertation afin de produire
des actions plus soutenues, et il est l’occasion de faire un travail d’opinion publique. Il y a enfin le fait
204
hautement inhabituel que la RAAQ, en 1987, abaisse le cout d’acquisition du permis de conduire et des
plaques d’immatriculation, ce qui signifie pour elle sur le plan budgétaire une réduction de 14,5% des
contributions d’assurance automobile que les automobilistes doivent lui verser. La RAAQ ne se prive pas
d’annoncer qu’une diminution de ses tarifs est du jamais ou du rarement vu (RAAQ, 1988, p. 6). Elle la
présente comme une manière de récompenser les Québécois de l’amélioration spectaculaire du bilan
routier en 1986. Tout cela mis ensemble porte à croire que la RAAQ attribue l’érosion inattendue du bilan
routier à un effritement du consensus très large qu’elle avait créé. Elle n’a pas remis en question la
validité de son approche dissuasive mais a tenté de la protéger par un recadrage sélectif des statistiques
(le silence sur le bilan des accidents graves et les décès) qui lui permet de continuer à vanter l’efficacité
de la contrainte (l’attribution de la diminution du bilan des victimes légères au port obligatoire de la
ceinture), par l’invocation d’un facteur externe aux effets invérifiés (la météo) qui la dédouane de toute
faute possible, par la torsion des faits (l’attribution de la dégradation à un relâchement de la répression et
de la communication qui, en réalité, ont augmenté). L’effritement de l’appui du public est certes une
conclusion conjecturale fondée sur des preuves indirectes, mais ce sont le genre de preuves qui, mises
bout à bout, ne peuvent être négligées. Il s’ajoute à cette liste une autre preuve indirecte de l’effritement
de l’opinion favorable à la gestion de la RAAQ à cette époque : la manière dont l’État a puisé dans les
surplus de ses Sociétés pour sortir de la crise des finances publiques qui a éclaté dans les années 19821984 (Pelletier, 2005, p. 12). La ponction de 68 500 000$ à la Commission des normes du travail en 1986
(Desîlets et Ledoux, 2006, p. 275) et la ponction de 2 100 000 000$ au régime d’assurance automobile
entre 1987 et 1993 (Lessard, 2006) ne sont que deux exemples d’une pratique qui a d’autant plus
scandalisé l’opinion publique que les surplus de ces Sociétés ont été réalisés en un temps de récession
marqué par la progression de l’inflation et du chômage. Mais il se peut aussi que l’idée de tenir une
année de la sécurité routière se soit imposée du simple fait que 1988 marquait le dixième anniversaire de
la RAAQ et du régime, une opération de relations publiques qui se préparait de longue date si l’on en
juge par le fait qu’en 1988 Montréal a accueilli du 11 au 14 juin le troisième Congrès mondial de la
sécurité routière, puis, en novembre, le premier Symposium canadien de sécurité routière de l’industrie
du transport des biens et de personnes.
En 1988, la RAAQ présente son année thématique comme le moyen de « clôturer de façon spectaculaire
une vaste offensive lancée à la suite du bilan routier de 1985 qui fut, est-il besoin de le rappeler, un des
pires de l’histoire du Québec » (RAAQ, 1989, p. 23). À la faveur d’une reprise de l’amélioration du bilan
routier sur tous les indicateurs d’importance (graphiques 7 à 10) qui coïncide avec une intensification des
sanctions (tableau 8) et du budget des communications (tableau 6), la RAAQ s’attribue des mérites qui lui
permettent en retour de souffler le chaud et le froid : parce que le bilan des accidents et des victimes est
relativement stable pour une troisième année consécutive (RAAQ, 1989, p. 5) et que bilan routier s’est
205
globalement amélioré en 1988 (diminution de 2,5% des décès et de 1,2% pour l’ensemble des victimes
de la route), elle peut sans trop de risques pour son image de marque dénoncer le « très mauvais » mais
épisodique bilan routier du premier trimestre de 1988 (RAAQ, 1989, p. 5) et déplorer l’augmentation des
taux d’accidents pour les camionneurs et les moins de 19 ans. Cette déploration, comme toujours, n’est
pas innocente : elle doit être entendue ici comme une préparation de l’opinion à l’imposition de nouvelles
contraintes aux transporteurs routiers et aux jeunes conducteurs.
De fait, en cette année 1988, la RAAQ poursuit sa politique concertée d’intensification du contrôle alors
qu’entrent progressivement en vigueur les premières normes du Code canadien de sécurité routière de
l’industrie du transport routier des biens et des personnes. En 1988 et 1989, elle mène ses deuxième et
troisième sondages sur les connaissances et attitudes des Québécois en matière de sécurité routière
pendant qu’elle prépare les consultations, notamment avec les corps policiers, qui lui permettront en 1989
de recommander plusieurs modifications au Code de la sécurité routière visant « avant tout à bonifier
l’application des mesures préventives pour accroitre la sécurité des usagers de la route » (RAAQ, 1990,
p. 19). On peut comprendre que la dernière précision veut écarter le soupçon que le motif ait été vénal,
ce qui s’ajoute aux indices de 1987 à l’effet que la RAAQ ne prend plus l’opinion publique pour acquise.
Annonçant son intention de poursuivre ses efforts pour convaincre les automobilistes et les intervenants
que les facteurs humains sont le plus souvent la cause des accidents (RAAQ, 1990, p. 5), elle affirme que
la preuve a été faite qu’on peut réduire sensiblement le bilan routier par la modification des
comportements et « qu’il est possible d’aller encore plus loin si nous agissons collectivement » (RAAQ,
1990, p. 5). Pour appuyer sa preuve, la RAAQ n’offre rien d’autre que l’amélioration du bilan routier
depuis 1985. Dans le contexte d’une élimination systématique des contre-preuves dans la mise en récit
du bilan routier, ce triomphe proclamé de la preuve est un procédé classique de la rhétorique persuasive
(Schopenhauer, 1983).
En 1989, le nombre des sanctions augmente tandis que le budget de communication diminue de 11,1%
(tableaux 6 et 8). La RAAQ affirme que son bilan routier est globalement le meilleur depuis cinq ans par le
nombre de victimes et d’accidents. Elle ne souligne pas que les proportions de décès parmi l’ensemble
des titulaires de permis sont en hausse (graphiques 13 à 17), alors que ce sont précisément les
indicateurs auxquels la RAAQ et les promoteurs de la sécurité routière accordent habituellement le plus
d’importance dans leur discours public. Nous pouvons voir cependant que les proportions de victimes par
10 000 véhicules en circulation permettraient de dresser un portrait plus favorable : le taux global de
victimes et celui des blessés légers sont à la baisse (graphiques 7 et 8) tandis que ceux des blessés
graves et des décès stagnent (graphiques 9 et 10). Quand elle attribue « indéniablement » l’amélioration
du bilan routier au changement des comportements routiers des Québécois, et nommément à une
206
réduction de la CFA et de la conduite avec vitesse excessive, en plus d’une plus grande vigilance et d’un
« plus grand ses des responsabilités » (RAAQ, 1990, p. 5), elle ne nous dit pas sur quoi elle s’appuie.
L’indéniabilité masque le caractère invérifié du postulat. Si c’est sur les données de ses enquêtes par
sondage (dont elle ne nous dit rien), les données déclaratives obtenues de cette façon sont à l’évidence
trop entachées de biais (comme le biais de conformité supérieure de soi) pour être crédibles. Les
données quantitatives, plus fiables, montrent une augmentation des sanctions qu’il est difficile de
réconcilier avec l’hypothèse de changements comportementaux induits par un plus grand sens des
responsabilités (tableau 8).
En 1989 encore, la RAAQ déplore une hausse des accidents impliquant des camions, ce pourquoi elle
annonce qu’elle veut abaisser à 0,04 mg le taux maximum d’alcool dans le sang pour les conducteurs
professionnels et faire installer des alcootests anti-démarreurs sur les camions. La sévérité et la précision
des mesures envisagées signalent normalement qu’un programme législatif en ce sens est en cours de
réalisation mais, si c’est le cas, il n’a pas abouti. Quand elle déplore la surreprésentation des 16-24 ans
dans les accidents, elle annonce seulement qu’elle va intensifier ses actions de communication auprès
d’eux pour élargir son discours de sensibilisation aux dangers de la CFA à ceux de la vitesse et de
l’inexpérience. C’est l’indice qu’elle doute de sa capacité à obtenir une intensification des contraintes à
leur endroit et qu’elle estime qu’un travail préliminaire de l’opinion reste à faire. De fait, aucune nouvelle
mesure envers ce groupe ne sera annoncée avant 1992.
Le premier janvier 1990, la nouvelle Loi sur l’assurance automobile entre en vigueur et, le 22 juin, la
RAAQ change de statut pour devenir la SAAQ, obtenant au passage que la responsabilité du contrôle du
transport routier des personnes et des marchandises, jusque-là assumée par la Sureté du Québec, lui
soit attribuée. La SAAQ se présente comme un modèle, unique en son genre, de gestion intégrée de la
protection des personnes contre les risques de la route parce qu’elle regroupe sous un même toit les
fonctions de prévention, de contrôle, d’indemnisation et de réadaptation. La SAAQ se dit convaincue de
pouvoir jouer un rôle plus déterminant que jamais dans l’amélioration du bilan routier et entame un plan
quinquennal (1990-1994) dont l’objectif est une réduction de 15% des décès (l’objectif sera atteint plus
tôt, en 1992) et une réduction à 6 000 blessés graves par année (l’objectif sera atteint en 1995, un peu
plus tard que prévu), l’ambition étant que le Québec atteigne le niveau des pays scandinaves, réputés les
plus sécuritaires.
En 1990, la SAAQ compte non seulement sur l’intensification des opérations de contrôle et de répression
(tableau 8) mais sur une intensification de la sévérité des sanctions. La mise en application de la Loi 76
permet à la SAAQ de suspendre un permis de conduire pour cause d’amendes impayées en relation avec
207
une infraction au Code de la sécurité routière ou à un règlement municipal. On ajoute une sanction de
deux points pour les passagers avant qui ne portent pas leur ceinture de sécurité de même que pour les
motocyclistes qui ne portent pas de casque, une sévérité que la SAAQ justifie par l’efficacité
« unanimement reconnue » de ces dispositifs de sécurité (SAAQ, 1991, p. 17). Le nombre de points de
démérite inscrits au dossier du conducteur qui a omis de faire un arrêt obligatoire est le même que pour le
non respect d’un feu rouge. Les excès de vitesse sont punis plus sévèrement et le Québec passe une
entente interprovinciale par laquelle les Québécois qui commettent des infractions en Ontario seront
dénoncés à la SAAQ qui veillera à les pénaliser (par l’inscription de points de démérite, aussi connus
sous le vocable « points d’inaptitude »).
Les résultats de 1990 ont tout pour conforter, dans l’esprit de la SAAQ, la solidité du modèle dissuasif. Le
budget de communication et surtout le nombre des sanctions ont augmenté (tableaux 6 et 8), et la SAAQ
rapporte que le bilan routier québécois s’améliore encore pour se situer légèrement au-dessus de la
moyenne des pays industrialisés (SAAQ, 1991, p. 6). Les taux de nos indicateurs confirment que le bilan
s’améliore en effet (graphiques 7 à 10). Nous relevons cependant des indices à l’effet que la SAAQ doit
encore composer avec une opinion publique qui ne serait pas entièrement favorable à son approche
dissuasive et même franchement critique envers sa gestion financière. Prenons le fait, totalement
inhabituel, du plafond des points de démérite entrainant la révocation du permis qui est généreusement
haussé de 12 à 15, d’où la baisse légère du nombre de révocations qui s’amorce cette année-là (perte de
permis a ; voir tableau 8). Cette générosité qui va à contre-courant du principe d’intensification de la
contrainte ne peut guère s’expliquer que par un compromis pour favoriser l’acceptation des sanctions plus
sévères pour les infractions au Code de la route. D’autres conditions ont pu jouer pour inciter la SAAQ à
faire cette entorse à sa politique habituelle. La construction d’un siège social ultramoderne, amorcée en
1989, et la hausse de la réserve de stabilisation en 1990, qui coïncide avec la ponction de 625 millions
que l’État fait dans cette même réserve, ont donné l’impression que la SAAQ roule sur l’or et aux dépens
du contribuable (Muller, 2006). Ce sont là les éléments du « débat actuel » que le président invoque de
manière très allusive pour justifier la nécessité de corriger les perceptions négatives du public, avant de
dénoncer « une perception répandue à l’effet qu’il y aurait eu des hausses des contributions d’assurance
des Québécois au régime » (RAAQ, 1991, p. 7). Il explique la hausse de la réserve de stabilisation par la
conjoncture économique exceptionnellement favorable aux taux de rendement des placements, par un
bilan routier qui s’améliore sensiblement d’année en année et par l’amélioration considérable des efforts
en réadaptation des victimes. Il faut tout de même que la pression des critiques ait été particulièrement
forte et continue pour que la SAAQ, en 1992, se résolve à une réduction des frais d’immatriculation de
99$ à 85$, ce qui est le même montant qu’en 1978 (alors que le cout de la vie a augmenté de 148% pour
la même période).
208
En 1991, le budget de communication a légèrement diminué mais le nombre des sanctions, lui, a encore
augmenté (tableaux 6 et 8) et la SAAQ annonce que le bilan routier s’améliore encore. Nos indicateurs
confirment cette amélioration, à l’exception seulement du taux des blessures graves qui stagne
(graphique 9). La SAAQ ne manque pas de se féliciter d’un autre bilan record en 1991, et notamment de
ce que le nombre de décès sur la route soit tombé au niveau le plus bas des 30 dernières années
(avançant le chiffre de 889 décès en 1961 mais sans citer de source) tandis que le parc automobile et le
nombre de titulaires de permis ont triplé pendant la même période. Entre le nombre de décès rapportés
en 1990 et celui avancé pour 1961, il y a une différence de 183 morts, ce qui signifierait qu’il y aurait eu
une réduction de 17% entre 1990 et 1991. Les données du tableau 11, qui compilent les données
rapportées par les différents bilans routiers de la RAAQ et de la SAAQ, montrent qu’une réduction aussi
marquée est en soi crédible (on relève une diminution de 26% en 1982, par exemple) mais les données
de 1991 affichent un bilan de 988 décès qui contredit l’assertion de la SAAQ et notre compilation montre
que le record de 1961, auquel la SAAQ réfère, ne sera pas brisé avant 1996. Il est difficile d’interpréter en
toute certitude une erreur aussi flagrante, encore une fois, mais il est possible qu’elle relève d’un
problème de méthode. Le nombre des décès rapportés pour une même année varie parfois
considérablement dans les bilans routiers, et généralement à la hausse pour tenir compte des personnes
accidentés dans l’année de référence mais dont le décès consécutif est survenu et a été enregistré trop
tard pour que le bilan routier soit amendé ou pour que les rédacteurs du rapport annuel en tiennent
compte dans leurs analyses. C’est ainsi que la RAAQ et la SAAQ, quand elles publient un bilan routier,
corrigent (sans toujours les signaler toutefois) les données des années antérieures. À titre d’exemple, la
SAAQ parle d’un bilan de 794 morts dans son rapport annuel de 1994, mais les rétrospectives fournies
dans les bilans subséquents indiquent plutôt 824. En conséquence, les analyses que la RAAQ et la
SAAQ font de leur dernière année d’exercice dans les rapports annuels doivent être rapportées et
interprétées avec une très grande prudence. Leurs stratèges sont forcément conscients du problème
mais, s’ils préfèrent certainement baser leurs décisions sur des analyses longitudinales plutôt que
transversales, l’obligation qui leur est faite de présenter le bilan de la dernière année et d’en faire
l’analyse avant de disposer des données les plus fiables les contraint à s’avancer sur un terrain glissant.
L’analyse de leur discours révèle cependant une constante : les données incertaines mais favorables
trouvent toujours leur chemin dans les rapports annuels sans mise en garde, tandis que les données
moins favorables voire contradictoires sont soit écartées soit soigneusement recadrées. Quoi qu’il en soit,
l’examen des statistiques ajustées après quelques années permet de constater que malgré l’introduction
de tant de nouvelles mesures de contrôle et de répression, le nombre de blessés graves a augmenté en
1991, une information qui affaiblit la validité du modèle répressif. La SAAQ rapporte bien cette
dégradation dans son rapport annuel mais prend le soin de l’attribuer « en partie » (aucune explication
209
complémentaire n’est cependant fournie) à une augmentation de 9,1% du nombre de cyclistes tués ou
blessés par rapport à 1990. Cette explication est trop courte mais elle montre encore une fois que la
SAAQ sait récupérer les faits contrariants pour renforcer dans l’opinion la perception d’efficacité de la
dissuasion et, dans ce cas précis, pour justifier la nécessité d’encadrer les cyclistes.
Quoi qu’il en soit, la SAAQ attribue en partie l’amélioration du bilan routier en 1991 « au renforcement du
Code de la sécurité routière » et aux efforts qu’elle a consentis en matière de promotion de la sécurité
routière (SAAQ, 1992, p. 7). Les nouvelles dispositions sont nombreuses et intensifient encore la
contrainte. La plus importante est l’octroi aux agents de la paix du pouvoir « d’immobiliser des véhicules
au hasard pour effectuer des contrôles routiers ponctuels, notamment en vue de repérer les conducteurs
en état d’ébriété » (SAAQ, 1992, p. 6). Cette disposition va permettre aux services policiers de procéder
aux premiers barrages routiers contre la CFA, une mesure spectaculaire dont on attend un puissant effet
dissuasif. Une recherche subventionnée par la SAAQ en 2004 tempèrera cet espoir dans la mesure où
une étude américaine (Voas et al., 1998) a conclu que la réduction des taux d’alcoolémie des
conducteurs observée aux États-Unis « s’explique uniquement par la baisse de la proportion de
conducteurs à taux d’alcoolémie faible (lesquels choisissent plutôt de s’abstenir complètement) et non par
celle des conducteurs à taux élevés » (Dionne, Fluet, Desjardins et Messier, 2004). Pour l’heure, la SAAQ
a toutes les raisons de croire en l’effet dissuasif des barrages routiers. Parmi les autres dispositions, il y a
l’introduction d’un nouveau permis probatoire et de nouvelles règles d’accès à la conduite automobile, et
l’abolition de « l’obligation pour tous les aspirants conducteurs de suivre un cours théorique uniforme »
(SAAQ, 1992, p. 6). Cette abolition vient de ce que toutes les études longitudinales sur les cours
théoriques de conduite ont conclu qu’ils n’ont pas d’effet sur le comportement des conducteurs. Il ne
s’agit pas d’une concession pour se ménager la faveur de l’opinion publique car la SAAQ augmente à 12
heures la durée de l’enseignement pratique (avec obligation de se procurer un permis d’apprenti) et
introduit un permis probatoire d’une durée de deux ans pour les nouveaux conducteurs. On espère du
permis probatoire qu’il « aura un effet psychologique positif important sur le désir d’acquisition, l’adoption
et la conservation du comportement et d’attitudes sécuritaires chez les nouveaux conducteurs » (SAAQ,
1992, p. 6). Ce permis probatoire peut être suspendu pour une période de trois mois suite à l’inscription
de 10 points d’inaptitude au dossier du conducteur.
210
Année
1973
1974
1975
1976
1977
1978
1979
1980
1981
1982
1983
1984
1985
1986
1987
1988
1989
1990
1991
Tableau 11 : Évolution du nombre de décès et de véhicules immatriculés - 1973 à 2009
Décès
Véhicules
Année
Décès
Véhicules
immatriculés
immatriculés
2 209
2 265 471
1992
939
4 106 324
1 882
1993
945
4 165 890
1 893
1994
824
4 228 182
1 589
1995
845
4 275 429
1 556
1996
858
4 341 168
1 765
2 951 387
1997
766
4 407 517
1 792
2 933 682
1998
685
4 496 376
1 492
3 036 755
1999
762
4 580 657
1 463
3 172 056
2000
765
4 660 947
1 081
3 071 112
2001
610
4 762 691
1 185
3 135 833
2002
704
4 881 265
1 225
3 202 487
2003
623
1 386
3 281 021
2004
644
1 051
3 467 119
2005
707
1 116
3 649 979
2006
721
5 402 353
1 091
3 765 173
2007
621
5 539 013
1 128
3 884 080
2008
557
5 665 272
1 072
3 964 739
2009
515
5 778 947
988
4 041 617
Source : SAAQ, bilans routiers.
Note : les données des années 1974 à 1977 n’ont pu être retrouvées, tandis que celles des années 2003 à 2005 n’ont jamais été
publiées par la SAAQ. Les données rapportées dans ce tableau sont les données ajustées rétrospectivement et
systématiquement après quelques années par la RAAQ et par la SAAQ parce qu’elles sont plus fiables que les données
rapportées dans l’année suivant l’année d’exercice.
Les années 1992 et 1993 se caractérisent par une amélioration globale et continue du bilan routier
(graphiques 7 à 10). En 1992, la SAAQ attribue encore une fois ce résultat « à une plus grande activité
des agents de la paix sur le réseau routier » (RAAQ, 1993, p. 27) alors qu’en réalité, le nombre total de
sanctions a diminué de 24%, passant de 1 291 318 en 1991 à seulement 977 028 en 1992, un
phénomène qu’elle ne peut avoir ignoré et qu’elle ne signale pas. La SAAQ appuie son affirmation
manifestement erronée sur une preuve indirecte très faible : l’augmentation de 14% des demandes de
renseignements que les policiers ont adressées à la base de données de la SAAQ pour des informations
relatives à l’immatriculation, au permis, à l’état mécanique d’un véhicule ou aux suspensions ou
révocations de permis. Sur le front législatif, la seule nouvelle mesure concerne l’entrée en vigueur en
1992 de la modulation du cout du permis de conduire en fonction de la qualité du dossier de conduite. La
tarification d’assurance est donc établie désormais en fonction du risque que le conducteur représente, à
partir de son dossier de conduite. C’est une mesure dissuasive dont l’impact est difficile à apprécier mais
elle n’est pas anodine. Par l’analyse des dossiers des clients visés par le système des points d’inaptitude
et par l’analyse de la gestion des suspensions et des révocations de permis de conduire, la SAAQ
annonce qu’elle a pu établir une corrélation entre le risque que présente un conducteur et l’état de son
dossier de conduite.
211
Cette pause relative dans l’intensification du contrôle et de la répression, la SAAQ semble l’avoir subie
plus qu’elle ne semble l’avoir planifiée. Rien dans son discours ne laisse penser qu’elle y ait vu des vertus
et elle invoque plutôt, pour expliquer le fait que le bilan se soit amélioré malgré cette pause, des
stratégies de répression plus ciblées et qui misent sur l’effet synergique. Il s’agit de la combinaison de
barrages routiers contre la CFA, d’opérations de contrôle de la vitesse et de campagnes publicitaires :
La Société croit que ses interventions en sécurité routière, jointes au travail des
policiers et des nombreux autres partenaires qui se sont associés à ses campagnes,
ont directement contribué à ces progrès remarquables.
En effet, il y a quelques années, la Société avait décidé de privilégier une stratégie de
promotion de la sécurité routière axée sur le repérage le plus précis possible des
problèmes et des clientèles à risque. En concertation avec nos partenaires du milieu
policier, nous avons donc planifié des opérations de manière à créer une synergie
entre la promotion de la sécurité routière et la surveillance policière. » (SAAQ, 1993,
p. 5)
On doit se demander si le souci de préserver son image publique peut aussi avoir incité la SAAQ à faire
une pause dans l’intensification des contraintes. Sur le plan de son image de marque, l’évènement
majeur de 1993 concerne le transfert d’un milliard de dollars de la SAAQ au gouvernement du Québec,
en échange de quoi le gouvernement s’engage à lui reverser 120 millions de dollars annuellement tant et
aussi longtemps que l’entente ne sera pas changée. Théoriquement, la SAAQ devrait avoir récupéré son
milliard de dollars en 2002, sans compter la perte des revenus d’intérêt. En 1993, l’abus des ponctions a
suscité un si vif débat public qu’un Comité d’action politique motocycliste se crée pour appuyer un recours
collectif d’usagers qui contestent la légalité du procédé (ils seront déboutés jusqu’à la Cour Suprême en
1997, laquelle refusera même de les entendre). Le contexte de 1993 est donc houleux pour la SAAQ, qui
abandonne dans le rapport annuel de cette année-là le ton guerrier de la dissuasion. Elle déclare qu’elle
privilégie la persuasion pour réduire les accidents et illustre son propos en ne référant qu’à des procédés
assimilables dans le langage courant à de la persuasion douce plutôt qu’à la contrainte : « efforts de
sensibilisation, d’éducation et de concertation auprès de la population et des différents partenaires »
(SAAQ, 1994, p. 7). Nous avons déjà relevé la nature euphémistique de ce procédé récurrent des
promoteurs de la sécurité routière.
L’augmentation du nombre total des décès de 966 en 1992 à 972 en 1993 n’est pas interprétée par la
SAAQ, qui ne proclame pas de triomphe sur le plan du bilan routier même si, d’après nos indicateurs les
taux par de décès par 10 000 véhicules en circulation indiquent plutôt une amélioration (graphique 10).
Ce silence et l’absence de triomphalisme détonne et il est difficile à interpréter. Cela peut traduire un
212
embarras interprétatif, voire la crainte que le bilan ne se dégrade de nouveau à la faveur d’une réduction
globale du nombre de sanctions depuis 1991 et un calme législatif qui ne promet l’introduction d’aucune
nouvelle contraignante dans le système dissuasif. Les réactions de la SAAQ l’année suivante vont dans
le sens de cette lecture.
En 1994, la SAAQ déclare un déficit record de ses opérations financières (que la SAAQ attribuera à la
seule construction de son siège social plutôt qu’aux ponctions de l’État), mais le retour à une rhétorique
plus guerrière signale qu’au passage à l’année 1995 (les rapports annuels sont rédigés dans les mois
suivant la fin de l’année d’exercice) elle craint moins l’état de l’opinion publique. Il faut dire que le bilan
routier s’améliore en 1994 même si, selon nos indicateurs, il y a une réduction de près de 9% du nombre
de sanctions (tableau 9), ce qui dans le modèle dissuasif, et malgré une augmentation de 39,9% de son
budget de communication (tableau 6), ne permet pas d’expliquer l’amélioration globale du bilan routier,
tant en nombres absolus qu’en termes de taux de victimes par 10 000 véhicules en circulation. On peut
voir qu’en fonction de ces taux, l’amélioration continue du bilan routier se poursuit d’une manière qui
devrait minimiser l’importance des variations annuelles du bilan en nombre absolu et, donc, la valeur des
variables de l’effet synergique à moins de tenir compte de l’effet cyclique présumé dans le modèle en
quatre temps de l’amélioration du bilan routier. En tout cas, la SAAQ revient dans son rapport annuel de
1994 à une rhétorique plus guerrière qui veut préparer l’opinion publique à un renforcement des
contraintes. Elle observe que, malgré les progrès significatifs de 1994, l’amélioration du bilan routier « se
fait à un rythme décroissant, c’est-à-dire de moins en moins rapidement » (SAAQ, 1995, p. 6), ce qui est
normal et prévisible quand le nombre de victimes diminue constamment. Elle interprète ce plafonnement
appréhendé comme le signe qu’il lui faut se préparer à de nouvelles mesures contraignantes :
Pareille tendance indique que l’on se dirige lentement vers un plafonnement de
l’effet de nos interventions ou, en d’autres termes, que le nombre de victimes
pourra difficilement continuer à diminuer de beaucoup. Un tel plafonnement est à
prévoir vers l’an 2000. La Société ne peut rester insensible à cette projection et
devra sensibiliser la population à ce phénomène au cours des prochaines années
de façon à favoriser la réflexion quant au contrat social entourant la mobilité des
personnes et des biens. (SAAQ, 1995, p. 7)
Pour la première fois en 1994, la SAAQ expose en détail la manière dont elle conçoit le problème de
l’insécurité routière et son intervention. Ce souci d’expliciter la matrice décisionnelle, que l’on n’avait pas
vu depuis les premières années de la RAAQ, le ton plus posé, l’exposé plus approfondi, l’interprétation
plus poussée des statistiques et l’ajout d’analyses prédictives, tout cela incite à penser qu’avec le temps,
et peut-être aussi à la faveur de mouvements de personnel, les responsables de la promotion de la
sécurité routière ont approfondi leur pensée stratégique. La SAAQ compte alors avec la RAAQ 16 années
d’expertise en prévention routière mais depuis cinq ans maintenant, son discours public sur sa matrice
213
décisionnelle n’est plus aussi explicite en ce qui a trait au rôle de la dissuasion et de la communication et
elle envisage pour la première fois un plafonnement du bilan routier. Outre le nombre de sanctions
effectives qui est globalement en régression et le souci de se ménager une opinion publique plus critique
qui semble avoir imposé depuis quelques années un arrêt de l’intensification des contraintes, on peut
remarquer que la SAAQ a connu de 1992 à 1995 quatre présidents différents. C’est un contexte bien fait
pour créer un peu d’amnésie institutionnelle et favoriser un changement graduel de paradigme. De fait, la
manière dont la SAAQ discourt sur son action change peu à peu. Dans son rapport de 1994, la SAAQ
distingue les nombreux facteurs qui influencent le bilan routier sur lesquels elle n’a aucun ou peu de
contrôle (kilométrage parcouru, contexte économique, nombre de nouveaux conducteurs, état des routes,
et ainsi de suite, quoi que ce dernier facteur ne soit autrement jamais mentionné par la SAAQ) des
facteurs sur lesquels elle en a davantage et qui relèvent des activités de prévention. Elle divise ces
facteurs préventifs en quatre ordres (SAAQ, 1995, p. 6) : législatifs, administratifs, policiers et
promotionnels. Un exemple d’activité à la fois administrative et policière concerne l’informatisation des
véhicules de police qui permet aux agents d’interroger la base de données de la SAAQ lorsqu’ils suivent
ou interceptent un véhicule. La SAAQ dit observer en 1994 des gains de productivité dans l’émission des
constats d’infraction et déclare son espoir qu’en étendant ce système informatique à travers toute la
province, ces gains « contribueront à l’accroissement du respect des règles de la circulation, qui devrait
se concrétiser par une amélioration du bilan routier » (SAAQ, 1995, p. 31). La SAAQ espère le même
rendement positif de l’échange d’informations avec les cours municipales en ce qui concerne les
paiements et non-paiements d’amendes. Le tableau 9 nous permet de constater que le gain de
productivité qui est déclaré est contraire aux statistiques qu’elle publie; en fait, les constats d’infraction
sont en baisse par rapport à 1993. Compte tenu de l’informatisation et de la nécessité de mettre à jour le
dossier des conducteurs au moins sur le plan des points de démérite, on peut penser que le bilan des
sanctions est plus fiable que le bilan des victimes dans les rapports annuels. Peut-être le rédacteur fait-il
référence aux données de 1995 dont il disposait au moment d’écrire le rapport pour l’année 1994, mais il
ne signale pas le glissement référentiel. Dans un cas comme dans l’autre, il semble que malgré une
conceptualisation apparemment plus fine de son action, l’avidité de la SAAQ pour des données pouvant
conforter son approche dissuasive demeure et l’incite encore à fonder ses interprétations sur des erreurs
factuelles (qui ne sont habituellement pas corrigées dans les rapports subséquents).
Il faut s’étonner que la SAAQ n’ait pas réalisé ou signalé que c’est en 1994 que le bilan routier du Québec
passe durablement sous la barre du bilan des États-Unis et se confonde désormais avec la moyenne
canadienne (graphique 2). L’omission est tout à fait singulière. Certes, on peut se demander comment la
SAAQ aurait expliqué qu’une amélioration aussi notable et durable se produise alors qu’elle est entrée
dans une phase léthargique sur le plan de la dissuasion, le nombre des sanctions effectives ayant atteint
214
une sorte de plafond et le menu législatif demeurant vide. Le phénomène du plafonnement de l’effet
d’une nouvelle mesure dissuasive de même que le léger recul que le bilan routier enregistre en 1995 et
1996 (tableau 11) au chapitre des décès (la mesure canari par excellence) sont toutefois conformes aux
prédictions du modèle décisionnel en quatre temps de l’amélioration du bilan routier (diagramme 2). En
ce qui concerne la comparaison avec les autres États d’Amérique du nord (graphique 2), les taux qui se
rejoignent de plus en plus sont désormais trop bas et trop stables pour permettre une interprétation des
variations annuelles; seule se dégage une tendance commune à une très lente amélioration.
En prenant davantage conscience de la multiplicité des facteurs d’influence du bilan routier, on voit que la
SAAQ ne hiérarchise plus ces facteurs aussi nettement qu’autrefois mais les présente de plus en plus
comme s’ils avaient tous une valeur égale ou, du moins, indécidable. Avec la prise en compte d’un plus
grand nombre de facteurs, la sécurité routière est désormais présentée comme un problème de boite
noire, ce qui correspond bien à la manière dont la psychologie sociale aborde les problèmes sociaux.
Dans cette conception, la dissuasion cesse d’être présentée comme le véritable moteur de l’amélioration
du bilan routier, et le discours des promoteurs met davantage l’accent sur une approche intégrée qui
s’appuie sur une diversité de moyens et de partenaires, ce qui inclut les actions qui peuvent être prises
avant, pendant et après les accidents pour réduire le bilan routier. Le fait que la SAAQ définisse en 1995
les accidents de la route comme un grave problème de santé publique (SAAQ, 1996, p. 31) est un indice
que le souci de se ménager la faveur de l’opinion publique peut entrainer des flottements dans sa
représentation du problème. C’est le moment où les questions de santé occupent de plus en plus le
devant de la scène politique avec un projet de régime universel d’assurance médicaments et une réforme
controversée de la santé qui entraine la fermeture d’hôpitaux, les départs massifs à la retraite, un
allongement des listes d’attente et des manifestations de masse. Quand en 1996 la SAAQ résume
l’ensemble de ses activités de prévention à de la sensibilisation, elle répertorie ainsi les activités de cette
sensibilisation : information, éducation, collaboration avec les partenaires et développement d’activités
communautaires (SAAQ, 1997, p. 31). La dissuasion n’est même pas nommée mais on peut voir plus loin
qu’elle doit en partie être pudiquement rangée dans la catégorie de la « collaboration avec les
partenaires » du fait que la SAAQ déclare qu’elle « ne pourrait remplir son mandat de promotion de
sécurité routière sans la collaboration des différents services de police du Québec » (SAAQ, 1997, p. 34).
Cependant, la relativisation du contrôle ou sa dissimulation dans le discours public n’implique pas sa
renonciation, de même que des modulations ponctuelles du discours public ne reflètent pas
nécessairement ou fidèlement la matrice décisionnelle. Il faut observer les tendances à plus long terme. Il
n’est pas anodin que ces flottements et ces changements apparents de paradigmes dans le discours se
produisent de 1993 à 1996, la plus longue pause de l’histoire de la SAAQ en ce qui concerne
l’introduction de nouvelles mesures de contrainte dans le système dissuasif. Cette pause pourrait-elle
215
avoir aussi été induite par le désir des gouvernements de se ménager l’opinion publique à une période
d’ébullition politique? Rappelons qu’en 1992, le Québec a rejeté par référendum l’entente
constitutionnelle de Charlottetown, et que le gouvernement libéral qui avait promu l’entente a été défait en
1994. Dès sa prise du pouvoir, le gouvernement du Parti Québécois s’est lancé dans une bataille
référendaire sur l’indépendance du Québec qui a conduit aux résultats très serrés du 30 octobre 1995.
C’est seulement lorsque la fièvre politique redescend au Québec que le gouvernement entreprend un
projet de révision en profondeur du Code de la sécurité routière pour contrer la CFA, éliminer la conduite
pendant la suspension ou la révocation d’un permis, et rendre plus graduel l’accès au permis de conduire
pour les nouveaux conducteurs (SAAQ, 1996, p. 5). Rien n’est encore fait en 1996 ce qui peut expliquer
la décroissance brutale des budgets de communication de 29,5% en 1995 puis de 30% en 1996. Le
nombre de sanctions effectives qui augmente de 20% en 1995 et qui reste stable en 1996 (tableau 9)
n’empêche pas que le nombre des décès sur la route augmente lui aussi, légèrement mais de manière
soutenue (tableau 11). Selon nos indicateurs de taux de victimes par 10 000 véhicules en circulation, il
semble que jamais rien n’empêche la réduction constante de la proportion de victimes au total et celle
des blessures légères pendant toute la phase 3 de notre observation (graphiques 7 et 8), mais on peut
observer une stagnation du taux de blessures graves en 1995 et 1996 (graphique 9), et une
augmentation épisodique du taux de décès en 1995 (graphique 10). Comme d’habitude, la SAAQ ne
relève pas la contradiction entre l’accroissement des sanctions et l’augmentation des décès. Elle s’appuie
sur les données plus globales pour pouvoir annoncer chaque fois, en 1995 et en 1996, l’achèvement
d’une autre année record.
Quand une nouvelle loi est enfin adoptée en décembre 1996 pour entrer progressivement en vigueur en
1997, la SAAQ la décrit comme « la plus importante réforme du Code des vingt dernières années et le fer
de lance d’une offensive majeure visant l’amélioration du bilan routier ». Il y a trois séries de mesures. La
première série de mesures qui entre en vigueur le 30 juin 1997 vise essentiellement les jeunes
conducteurs et concerne l’accès graduel à la conduite. On abolit l’obligation des cours de conduite parce
qu’ils n’ont produit aucun résultat probant, mais on resserre les conditions d’obtention du permis, signe
que la SAAQ a davantage foi en la dissuasion qu’en l’éducation :
L’accès graduel à la conduite instaure un cadre d’apprentissage sécuritaire qui
vise à réduire la prise de risques et à susciter le développement de
comportements responsables chez les nouveaux conducteurs, particulièrement
chez les jeunes de 16 à 24 ans dont la représentation est excessive dans le bilan
routier. Ces mesures consistent à allonger, de 3 à 12 mois, la période minimale
d’apprenti conducteur, à obliger le nouveau conducteur à être titulaire d’un permis
probatoire pendant 24 mois ou jusqu’à l’âge de 25 ans, à ne tolérer aucun alcool,
à réduire de 10 à 4 le nombre de points d’inaptitude et à abolir l’obligation du
cours pratique de conduite. (SAAQ, 1998, p. 23)
216
La seconde série concerne l’application contre la CFA de « moyens novateurs et nettement plus
sévères » pour contrer ce problème (SAAQ, 1997, p. 4). Ces mesures entrent en vigueur le premier
décembre 1997. Elles introduisent la suspension immédiate et pour une durée de 15 jours du permis du
conducteur ayant dépassé la limite légale permise d’alcool dans le sang, la saisie immédiate du véhicule
même s’il n’appartient pas au conducteur fautif (une mesure particulièrement impressionnante),
l’obligation de suivre le programme de rééducation Alcoofrein après une première condamnation, et
l’obligation de se soumettre à l’expertise d’un spécialiste du traitement de l’alcoolisme en cas de récidive.
S’y ajoute l’installation obligatoire d’un dispositif anti-démarreur par détection d’alcool dans l’haleine pour
ceux qui, après l’imposition d’une interdiction de conduire en vertu du Code criminel, ont obtenu malgré
tout un permis restreint. La troisième série de mesures concerne la conduite sans permis ou durant
sanction, et comprend l’application dès le premier décembre 1997 de « mesures novatrices et plus
sévères ». Avec ces trois séries de mesures, la SAAQ se dit convaincue que la sécurité routière
s’améliorera dès 1997 (SAAQ, 1997, p. 4), bien que les deux dernières mesures n’entreront en vigueur
qu’en décembre 1997.
De fait, la SAAQ va continuer à rapporter une amélioration significative du bilan routier, ce qui est exact si
l’on mesure l’évolution du bilan à l’aulne des taux de victimes par 10 000 véhicules en circulation
(graphiques 7 à 10), mais ce ne sont pas les indicateurs auquel la SAAQ réfère à l’époque quand elle
discourt sur le bilan. Elle réfère plutôt aux variations en nombre absolu. Elle arrive à dresser ce portrait en
ne mettant l’accent que sur la réduction du bilan des décès. Or, si de 1996 à 1998 (première année
complète d’application de la réforme du Code) le bilan s’est remarquablement amélioré en passant de
858 à 766 puis 685 décès, le nombre des véhicules accidentés ne semble pas avoir été affecté, passant
de 285 468 à 300 750 puis 282 687. Les autres indicateurs n’ont pas varié de manière significative : le
nombre d’accidents corporels est passé de 34 584 à 34 642 puis 33 906, et le nombre de blessures
graves est passé de 5 917 à 5 919 puis 5 924. La tendance à la baisse se poursuit, selon les indicateurs
en nombres absolus, mais plus modestement que ce que la SAAQ ne le laisse entendre quand elle
reprend année après année le refrain du « meilleur bilan » de son histoire. On relèvera que pour mieux
mettre en évidence le caractère spectaculaire du bilan des décès, la SAAQ soulignera en 1997 que le
nombre de décès est le plus bas depuis 42 ans, l’année 1955 ayant enregistré 715 décès pour cinq fois
moins de véhicules sur la route. On voit encore une fois par là que les critiques faites autrefois par la
RAAQ à l’encontre du Bureau des véhicules étaient sévères car elle possédait un minimum de
statistiques routières que les promoteurs de la sécurité routière ne révèlent que très sélectivement quand
cela sert leur discours. En tenant compte d’une révélation du même genre faite dans son rapport annuel
de 1991, on peut voir que le nombre de décès sur la route au Québec serait passé de 715 en 1955 à 889
en 1961, puis à un sommet de 2 209 en 1973 à partir de quoi il s’est mis à décroitre lentement mais
217
surement. Cette évolution est cohérente avec l’hypothèse de l’influence déterminante de la pyramide des
âges. Contre cette hypothèse, on pourrait soulever un doute sur la fiabilité et sur la stabilité de la
méthode par laquelle, tout au long de cette période, les décès sur les routes étaient rapportés. Sans les
protocoles, il n’est pas possible de tester davantage sur ce point la solidité de l’hypothèse, mais ce n’est
pas là l’objet de notre étude. Dans sa revue de la littérature, Noland (2002) constate que les variables
sociodémographiques sont utilisées pour l’identification de groupes à risque et, dans les études
longitudinales, comme variables de contrôle, mais nous n’avons pas connaissance d’études sur la valeur
explicative des variables démographiques sur l’évolution du bilan routier avant Inden (2008), qui en étudie
l’impact sur le bilan routier américain entre 1994 et 2006 et qui, sur les bases de résultats significatifs,
suggère d’investiguer davantage la question.
La SAAQ célèbre en 1998 le vingtième anniversaire du régime. Cette année, qui clôture notre troisième
phase d’observation, est présentée comme une apothéose de son approche préventive. Mesurée en
nombres absolus ou en taux de victimes par 10 000 véhicules, le bilan s’améliore selon tous les
indicateurs sauf celui des blessés graves qui signale une stagnation. Pour la SAAQ, l’amélioration du
bilan est « largement attribuable, d’une part, à cette nouvelle loi considérée comme l’une des plus
dissuasives en Amérique et, d’autre part, aux efforts de la Société en matière de prévention et de
sensibilisation de la population à la sécurité routière » (SAAQ, 1999, p. 4). On remarquera que la SAAQ
se félicite de ce que le Québec se situe parmi les États les plus répressifs en Amérique. En ressuscitant
la dissuasion dans son discours, on notera toutefois qu’elle prend soin d’en atténuer l’importance perçue
en associant au succès d’autres mesures (la prévention et la sensibilisation) qui paraissent être
fondamentalement différentes mais dont on a vu qu’elles incluent en réalité la dissuasion. Dans le
discours de la SAAQ, la conceptualisation de son action est remarquablement instable. En comparant les
discours aux faits et en considérant les données dans leur ensemble, l’analyse dramaturgique montre que
l’existence des pratiques systématiques qui consistent à escamoter ou recadrer les faits contrariants, à
présenter avec laxisme des données incertaines ou erronées, à sur-interpréter les variations annuelles, et
indique que ces pratiques servent à préserver le système des croyances de la matrice décisionnelle. Ce
souci de préservation explique de manière satisfaisante les variations de sa ligne narrative. En outre,
dans ce système, l’avenir n’est pas envisagé autrement que comme un processus d’amélioration sans
fin : une dégradation du bilan est utilisée comme argument décisif pour justifier une action corrective
fondée sur l’intensification des contraintes, une amélioration du bilan est la preuve incontestable que l’on
peut faire mieux et qu’il faut se fixer des objectifs plus agressifs (SAAQ, 1999, p. 4).
218
Le rôle de la publicité
Nous allons voir qu’entre 1983 et 1994, la RAAQ puis la SAAQ augmentent leurs investissements en
communication de manière relativement continue jusqu’au sommet inégalé de 1994 (8 293 000$), après
quoi les budgets fluctuent de manière plus ou moins significative selon les années mais resteront toujours
à un niveau très inférieur à celui de 1994 (tableau 6). L’augmentation relativement continue des budgets
de communication entre 1984 et 1994 correspond à la période au cours de laquelle la RAAQ, dans une
optique qui correspond tout à fait à celle du marketing social, va raffiner sa stratégie de segmentation
pour s’attaquer aux problèmes, ciblant les profils sociodémographiques les plus à risque et privilégiant la
communication aux périodes de l’année qui offrent un fort potentiel d’amélioration du bilan routier. Le
déclin majeur du budget des communications en 1995 et ses nombreuses fluctuations subséquentes
correspondent au moment où la SAAQ entrevoit un plafonnement relatif du bilan routier par lequel les
gains subséquents seront beaucoup plus réduits et difficiles à obtenir. La situation est comparable en
marketing à celui d’un marché arrivé à maturité dans lequel le souci de maintenir un ROI optimal entraine
un ajustement à la baisse des investissements en promotion.
Il n’empêche que, de 1986 à 1998, les promoteurs de la sécurité routière vont continuellement affirmer
l’importance de la communication en général et de la publicité en particulier dans le processus
d’amélioration du bilan routier, mais le discours sur la nature de cette contribution va considérablement
évoluer. La conceptualisation d’origine, qui faisait ouvertement de la communication une technique de
conditionnement de l’opinion pour faire accepter l’intensification des contraintes, va dans cette phase
d’observation disparaitre très tôt du discours public de la RAAQ mais sans qu’on lui attribue une autre
fonction précise. Les premiers documents internes dont nous disposons nous révèleront cependant qu’au
tournant des années 1990, les stratèges publicitaires de l’organisation travaillaient en fonction d’un autre
paradigme, celui de la psychologie sociale, et attribuaient à la publicité la capacité de modifier les
comportements. Nous verrons ensuite qu’au fil de la décennie 1990 et sur la base de leurs propres
études, ces stratèges abandonneront cette croyance et attribueront à la publicité une influence à très long
terme sur les normes sociales, dont ils penseront qu’elles pourraient à leur tour modifier les normes
individuelles et les comportements, mais sans espoir de jamais pouvoir mesurer et prouver la relation.
Par contre, l’usage qui sera fait de la publicité va montrer qu’il n’est pas fondamentalement différent des
phases précédentes : la publicité continuera à être utilisée pour exercer un travail d’opinion qui se
modulera selon le rythme d’introduction de nouvelles contraintes, indépendamment des représentations
que les stratèges publicitaires se feront de son rôle. C’est l’évolution comparée de ce système de
croyances et des usages de la publicité que nous allons maintenant étudier de plus près.
219
En 1986, la RAAQ conceptualise encore la communication principalement comme un outil d’agenda
setting dans le cadre de la construction de sa cause sociale. Il s’agit de communiquer pour « entretenir
dans l’opinion publique un climat favorable de réceptivité aux messages de sécurité routière », contribuer
à « faire progresser la mobilisation sociale » et inciter « à l’action » (RAAQ, 1987, p. 25). C’est aussi cette
année-là qu’elle applique plus systématiquement à ses stratégies de prévention le principe de l’effet
synergique par la création de ce qu’elle appelle désormais des Programmes d’application sélective
(P.A.S.), des opérations de contrôles routiers qui sont publicisées et qui se font de manière intensive
dans des zones à haut risque d’accident. Des quatre campagnes publicitaires qu’elle diffuse pour couvrir
les thèmes de la sécurité à bicyclette, de la sécurité à moto, de la ceinture de sécurité et de la CFA, ce
sont ces deux dernières qui ont été clairement conçues dans l’optique d’un effet synergique. Contre la
CFA, la RAAQ a diffusé sur tout le territoire une campagne en deux temps : à l’été et en décembre.
Pendant tout l’été, 1 200 panneaux avec le slogan « L’alcool au volant, c’est criminel » ont été installés en
bordure de route dans des municipalités, et trois messages radio en versions française et anglaise ont été
diffusés avec une emphase lors des périodes de plus fort achalandage (et alors que les contrôles routiers
étaient intensifiés). En décembre, la RAAQ a rediffusé son message télévisé de décembre 1985 sur
l’entrée en vigueur des dispositions plus sévères contre la CFA, en plus de messages radio et de
publicités dans près de 24 000 bars et restaurants. Pour faire augmenter le taux du port de la ceinture
surtout auprès des 16-24 ans, la RAAQ a réalisé des opérations P.A.S. durant l’été, lançant en appui aux
opérations de contrôle routier une campagne radio en juin, et publiant dans les hebdomadaires et les
quotidiens un cahier spécial intitulé Beau temps pour la sécurité routière. L’approche créative de la
campagne publicitaire était celle de témoignages de gens racontant comment la ceinture de sécurité leur
avait sauvé la vie, cela afin de contrecarrer des histoires répandues à l’effet qu’il serait moins dangereux
ou atroce d’être éjecté lors d’une embardée, ou qu’une ceinture coincée empêche les victimes d’être
extirpées à temps.
Sur le plan stratégique, la RAAQ cherchait à créer aux périodes les plus lourdes sur le bilan routier, soit à
la belle saison (de mai à septembre) et au temps des Fêtes (décembre), un continuum de communication
et de contrôle routier qui soit le plus dissuasif possible. Sur le plan tactique, les choix médiatiques de la
publicité contre la CFA et pour le port de la ceinture consistaient donc à communiquer avec les
conducteurs au moment où ils sont les plus à risques de commettre des imprudences graves et où ils
sont les plus sensibles à la probabilité de se faire contrôler et punir en cas d’infraction, c’est-à-dire quand
ils sont sur la route et dans des bars et restaurants. Comme d’habitude, le soutien financier, statistique et
logistique apporté aux organisations régionales qui voulaient agir contre l’insécurité sécurité routière, et
notamment à l’Opération Nez Rouge pour l’extension en 1986 de ses activités dans 19 villes, est un
élément sur lequel la RAAQ s’étend beaucoup moins que la publicité. Théoriquement cependant, son rôle
220
stratégique est probablement plus important à long terme que celui de la publicité dans la mesure où,
bien mieux que cette dernière, il permet à la RAAQ de se créer une série de promoteurs secondaires
qu’elle contrôle discrètement et qui, en ajoutant leur crédibilité à la sienne, permet à la lutte contre
l’insécurité routière de ne plus être perçue comme le problème de la RAAQ et d’accéder au statut de
cause sociale.
Cette stratégie d’extension de la cause à d’autres partenaires se poursuit en 1987 avec la signature de la
première entente entre la RAAQ et la Société des fêtes et festivals par laquelle la RAAQ peut désormais
mener à l’intérieur des différents festivals québécois des actions de prévention contre la CFA sous le
thème de « Pour que la fête continue… pas d’alcool au volant ». Il s’agit d’une co-commandite avec Coca
Cola qui peut ainsi se promouvoir comme une boisson festive et que la RAAQ endosse de facto comme
excellente alternative à l’alcool. La RAAQ distribue en outre à 10 000 entreprises des documents intitulés
« Intervenir, c’est rentable », et qui les incite à s’impliquer dans la prévention de la CFA quand elles
organisent des festivités corporatives.
Tous ces efforts en commandite ont un cout, et cela peut expliquer que sur le plan du placement média
publicitaire, la campagne contre la CFA en 1987 se soit limitée à la diffusion de quatre messages radio en
français et en anglais. Il est évidemment plus difficile de trouver des partenaires pour faire la promotion
de la ceinture de sécurité, ce qui peut expliquer que, là, les investissements publicitaires aient été plus
importants. Sur le thème de « Pas de risques à prendre, je m’attache en tout temps », la campagne
publicitaire est une vaste opération menée conjointement avec les services de police. Elle commence par
une campagne télévisée au concept que la RAAQ qualifie d’ « audacieux » parce que c’était « la
première fois en effet que la force d’une collision était illustrée à la verticale plutôt qu’à l’horizontale ». Elle
est appuyée par la diffusion de huit messages radio en français et en anglais, d’un tabloïd encarté dans
tous les quotidiens et dans les principaux hebdos et la distribution à 243 000 personnes, lors d’opérations
de surveillance policières, de cartes de concours dont les gagnants sont admissible au tirage de grands
prix qui seront attribués à une émission télévision entièrement consacrée à la sécurité routière.
Nous avons retrouvé la version en anglais du message télévisé (scénario 10) qui compte 22 plans. Le
montage très serré et la multiplication des informations explicites et symboliques (presque subliminaux)
en font un message très complexe mais la cascade du personnage sur les toits et sa chute lui ont conféré
néanmoins un caractère spectaculaire. Il est donc fort probable que, s’ils ont été mesurés, le taux de
rappel assisté du message ait été bon et que la compréhension du cœur du message (« il faut boucler sa
ceinture »)
ait
été
acceptable
mais
pas
les
détails
de
l’argumentation.
221
Scénario 10
RAAQ
TV : « Chute du toit »
Diffusion : 1987
Plan Vidéo
Direction photo : une série de plans
extérieurs suivant le parcours
absurde d’un homme sur les toits
d’un édifice en hauteur et qui tient un
sac de pain. On le suit dans des
chutes chaplinesques jusqu’à la
chute finale où il est sauvé dans les
airs par une ceinture de sécurité
automobile.
1
Gros plan en contre-plongée d’un
homme qui est entrain de perdre
l’équilibre.
2
3
4
5
6
7 et
8
9
10
Plan d’ensemble. On réalise qu’il
était juché sur le toit d’un édifice
élevé. Il glisse sur la toiture dont la
pente très accentuée ne parait pas
lui laisser aucune chance de s’en
sortir. D’une main, il réussit à
s’accrocher à un conduit d’aération
tandis que de l’autre il persiste à tenir
un sac de pain tranché.
Gros plan sur fond noir de l’une des
deux boucles métalliques d’une
ceinture de sécurité automobile qui
pend à la verticale.
Toujours
accroché,
l’homme
s’efforce de remonter.
Gros plan sur fond noir de l’autre
boucle métallique d’une ceinture de
sécurité automobile qui pend à la
verticale. Elle renforce le message
que le fait de ne pas boucler sa
ceinture nous met en danger.
Gros plan des mains de l’homme qui
s’accrochent au sommet du toit et qui
tient encore le sac de pain.
Gros plan sur fond noir de la
première moitié puis sur la seconde
moitié de la boucle de la ceinture de
séurité.
Traveling de l’homme qui court sur le
sommet plat d’un toit.
Gros plan du pied de l’homme qui se
pose sur une corniche qui s’enfonce
Audio
Direction sonore : musique dramatique
soulignant
particulièrement
les
moments dramatiques.
Durée
du plan
Temps
cumul.
Voix hors champ (homme) :
« Some people risk their lives … »
Musique (batterie et violon):
Rapide crescendo dramatique.
Musique (piano et violon):
Quelques mesures apaisantes.
Voix hors champ (homme) :
« … going for a loaf of bread. »
0,01
0,01
0,01
0,02
Voix hors champ (homme) :
« Not you? Except that you don’t »
0,01
0,03
Voix hors champ (homme) :
« Not you? Except that you don’t
always …»
Voix hors champ (homme) :
« …do up your seatbelt… »
0,02
0,05
0,01
0,06
Voix hors champ (homme) :
« … in a car. Not goigng far you say.
No …»
Voix hors champ (homme) :
« … danger.
0,03
0,09
0,01
0,10
Voix hors champ (homme) :
« Wrong! Most…
Voix hors champ (homme) :
« … accidents happen… »
0,01
0,11
0,01
0,12
222
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
22
sous son poids.
Plan éloigné de l’homme perd
l’équilibre. Il lâche son pain mais trop
tard. Il tombe à la renverse.
Plan sur fond noir de la première
boucle de la ceinture mais cette fois
à l’horizontale. Le mouvement de la
caméra la fait se diriger de la gauche
vers la droite de l’écran, figurant
symboliquement une voiture en
mouvement sur le bitume noir de la
route.
Plan en contre-plongée, vue du sol et
un peu en retrait, de l’homme qui
chute de l’édifice.
Plan sur fond noir de la deuxième
boucle de la ceinture mais cette fois
à l’horizontale. Le mouvement de la
caméra la fait se diriger de la droite
vers la gauche de l’écran.
Plan en contre-plongée de l’homme
en panique qui tombe du ciel vers
l’objectif de la caméra. Il tombe
littéralement des nues.
Plan horizontal sur fond noir des
deux boucles qui semblent se diriger
l’une
vers
l’autre,
évoquant
symboliquement deux voitures qui se
foncent dessus.
Traveling sur l’homme dans sa
chute.
Plan horizontal sur fond noir des
deux boucles qui se rentrent dedans.
La ceinture est bouclée!
Plan en contre-plongée de l’homme
en panique qui tombe du ciel vers
l’objectif de la caméra, mais cette
fois avec une ceinture de sécurité qui
apparrait entre lui et nous.
Traveling sur l’homme qui est arrêté
dans sa chute par la ceinture de
sécurité providentielle.
Fond bleu. Le slogan apparrait. En
animation : effet de pare-brise qui
éclate.
Écrit en noir : Don’t chance it.
Écrit en rouge : Buckle-up… every
time.
Panneau de signature.
En haut, un pictogramme figurant
dans un cercle vert un homme avec
une ceinture bouclée.
En bas, deux logos. À gauche, celui
de la RAAQ. À droite un logo
(illisible) figurant un œil en gros plan.
Voix hors champ (homme) :
« … close to home, and at low
speeds. And a collision at… »
Voix hors champ (homme) :
« … 40 …»
0,045
0,164
0,005
0,17
Voix hors champ (homme) :
« … kilometers an hour is the same
…»
Voix hors champ (homme) :
« … as… »
0,01
0,18
0,005
0,185
Voix hors champ (homme) :
« … falling from a three story
building. »
0,015
0,20
0,005
0,205
Voix hors champ (homme) :
« For the driver… »
0,005
0,21
0,01
0,22
Voix hors champ (homme) :
« … and the passengers. »
0,01
0,23
0,01
0,24
Voix hors champ (homme) :
« Don’t chance it. »
0,02
0,26
Voix hors champ (homme) :
« Buckle-up… every time. «
0,04
0,30
223
Une évaluation de la campagne dans son ensemble a toutefois eu lieu car la RAAQ en rapporte les
résultats, pour la première fois, dans ses rapports annuels. Tous les indicateurs évoqués ont cependant
trait à l’adoption du comportement, dont la mesure est la plus difficile à faire et la plus incertaine. D’après
la RAAQ, 67% des conducteurs et 61% des passagers bouclaient leur ceinture avant la campagne. Après
la campagne, la RAAQ rapporte une augmentation à 68,8% (conducteurs) et 79,2% (passagers) en milieu
urbain, et une augmentation à 79,8% et 84,7% sur les autoroutes. Elle annonce que le taux global du port
de la ceinture serait monté à 85,8%, sans qu’on nous explique ce que cela veut dire exactement et
comment cela est compatible avec les résultats segmentés, mais il demeure que cela nous est présenté
comme le taux plus élevé en Amérique du nord. Le taux de 85,8% est très près du taux de 90% que la
RAAQ va se fixer comme objectif en 1989. À l’examen, on peut voir que la méthodologie comparative
pose des problèmes dont on ne sait pas comment la RAAQ a pu les contrôler, ni si elle l’a tenté. La
mesure pré-campagne a été faite par sondage tandis que la seconde mesure a été faite pendant ou
après la campagne par des observations sur le terrain. On peut penser que les résultats des deux études
sont trop généreux : les données déclaratives en raison du biais de conformité, et les données du terrain
parce qu’elles ont probablement été recueillies par les policiers à l’occasion de barrages routiers
médiatisés qui ont pour effet d’augmenter sporadiquement le niveau d’alerte des usagers. En tenant
compte de l’effet éphémère des campagnes, on doit présumer que les taux réels, quels qu’ils aient été,
sont rapidement revenus à un niveau nettement inférieur après la campagne.
En 1988, la RAAQ a déployé pas moins de six grandes campagnes publicitaires pour s’attaquer à six
problèmes de sécurité, cinq étant reliés spécifiquement à la moto, la bicyclette, la CFA, la vitesse, la
ceinture de sécurité, et un à la sécurité générale sur les routes à la période des Fêtes. Ne semble pas
incluse dans cette comptabilité de la RAAQ ce qui semble être une septième campagne, celle-là pour
informer les usagers de la route des nouvelles normes de sécurité routière. Nous avons retrouvé une
publicité télévisée contre la vitesse au volant en zone urbaine (scénario 11) qui est peut-être le message
de 1988 et que la RAAQ qualifiait de « percutant », sans doute parce qu’il suggérait une série d’accidents
dont les différents impacts, comme la RAAQ le faisait toujours, n’étaient pas montrés mais suggérés en
mettant l’accent sur les réactions horrifiées du visage des victimes. La publicité se termine par la
simulation d’un véritable carnage de piétons. Le style se rapproche du réalisme de la publicité choc, le
ton est moralisateur, et le concept associe la vitesse excessive en milieu urbain à un comportement
criminel, totalement irresponsable, insouciant de la vie des autres. La volonté est de renforcer la
condamnation sociale d’un comportement dépeint comme déviant, mais le traitement et l’exagération ne
peuvent que conforter, malgré les intentions de la RAAQ, l’impression répandue que les accidents dus à
la vitesse sont le fait d’une minorité de fous du volant au comportement psychopathe.
224
Scénario 11
RAAQ
TV : « Jeu vidéo »
Diffusion : été 1988
Plan Vidéo
Direction photo : on reproduit le
point de vue d’un homme qui joue
à un jeu vidéo. On voit ses mains
tenant un volant, le tout superposé
aux images d’une série de plans
extérieur reproduisant en caméra
subjective plusieurs trajets en
zone urbaine qui se terminent tous
très vite par des accidents parce
que le « joueur » roule trop vite.
La caméra subjective permet de
suggérer les accidents sans avoir
à les montrer, ce qui aurait été
techniquement plus difficile et
financièrement plus couteux.
1 à 5 On circule dans des rues. Le
conducteur tourne brusquement le
volant pour éviter de justesse un
jeune cycliste. Il se retrouve dans
une autre rue où, pour éviter un
cycliste adulte il empiète sur la
voie inverse et manque de
percuter une voiture. Il accélère,
fait
un
dépassement
de
camionnette par la gauche qui lui
cache une femme et son landau
en train de traverser l’intersection.
Plan du landau projeté dans les
airs.
6
En surimpression sur un fond noir,
un message en lettres rouge qui
clignote :
« Impact mortel »
7 à La partie a repris. Nouvelles
10
imprudences du conducteur. Un
jeune
garçon
traverse
imprudemment la rue, entre deux
voitures garées sur le côté, pour
rattraper le ballon qu’il a perdu.
Gros plan du visage du garçon.
Effrayé.
Pour
l’éviter,
le
conducteur tourne brusquement le
volant et se retrouve face à face
avec une camionnette qu’il
percute.
11
En surimpression sur un fond noir,
un message en lettres rouge qui
clignote :
« Accident criminel »
12 à Nouvelle partie. Cette fois, le
13
conducteur heurte à une
Audio
Direction sonore : l’action est
ponctuée de bruits électroniques
simulant l’accélération du moteur,
le freinage à haute vitesse et des
accidents. Chaque erreur est
signalée
par
des
bruits
électroniques, et chaque accident
se termine par le son typique des
jeux vidéo de l’époque par lequel
la machine le système signale au
joueur qu’il a perdu la partie.
Durée
du plan
Temps
cumul.
0,07
0,07
0,01
0,08
0,07
0,15
0,01
0,16
0,05
0,19
225
14
15 à
20
21
intersection un motocycliste qu’il
n’a pas vu arriver par la gauche.
Plan sur le motocycliste qui
bascule au sol.
En surimpression sur un fond noir,
un message en lettres rouge qui
clignote :
« Tragédie inutile»
Nouvelle partie. Cette fois, c’est
pour éviter un chien qui traverse la
rue entre deux voitures garées sur
le côté que le conducteur tourne
brusquement le volant et fauche
de nombreuses personnes à un
arrêt d’autobus. On ne voit que les
réactions
terrorisées
des
personnes
qui
tentent
apparemment en vain d’esquiver
l’impact. Cette fois la partie se
termine par la superposition d’un
pare-brise qui éclate.
Sur fond noir : première moitié du
slogan de la campagne écrit en
lettres blanches à l’exception du
mot « risques » écrit plus gros en
rouge.
« Pas de risques à prendre »
Le slogan diminue pour se placer
en haut de l’écran et laisser
apparaitre la deuxième moitié du
slogan :
« Modérez vos transports. »
Logo de la RAAQ
0,01
0,20
Voix hors champ (homme) :
« Conduire une auto n’est pas un
jeu. »
« Pas de risques à prendre. »
0,05
0,25
Voix hors champ (homme) :
« Modérez vos transports. »
0,05
0,30
226
Nous n’avons pas retrouvé le message de la campagne de l’été 1988 contre l’alcool au volant. Nous
savons seulement que l’approche insistait cette fois « beaucoup sur les conséquences » et que la RAAQ
justifiait la nécessité de cette campagne en avançant que l’alcool est « toujours présent dans 50% des
accidents mortels » (RAAQ, 1989, p. 24), une déclaration dont les spécialistes peuvent comprendre la
nuance mais qui peut facilement être interprétée par les autres comme l’affirmation d’un lien de causalité
dans 50% des accidents mortels.
S’ajoutent aux campagnes publicitaires de 1988 les projets spéciaux de commandite des festivals et de
l’Opération Nez Rouge, l’encadrement des soirées de fêtes pour les jeunes dans les établissements
d’enseignement, l’organisation d’un Congrès mondial de prévention routière en juin et d’un Symposium
canadien de sécurité routière en novembre. En théorie, l’éclatement des sujets ne devrait pas avoir nui à
l’effet synergique puisque ces efforts de communication ont continué à se concentrer durant la période
estivale et en décembre, et que la RAAQ rapporte une intensification des contrôles policiers durant tout
l’été. L’intensification des communications va bien au-delà du budget déclaré de 4 840 000$ puisque la
RAAQ calcule aussi avoir obtenu gratuitement de la part des médias télévisés une valeur de 2 800 000$
en temps d’antenne pour la diffusion de 19 capsules d’information « Sécuriflash ». La valeur théorique
des communications contrôlées par la RAAQ en 1988 est donc de 7 640 000$ en dollars de l’époque. La
synergie ne produit pas d’amélioration spectaculaire du bilan routier, lequel stagne ou s’améliore
lentement selon nos différents indicateurs. Nous n’avons pas les moyens d’évaluer la valeur théorique
des activités de relations de presse, comme la conférence de presse du début juin au cours de laquelle la
SAAQ a fait passer sous un rouleau compresseur 10 000 détecteurs de radars illégaux que la police a
saisis dans les véhicules des contrevenants. Nous n’avons pas non plus les moyens d’évaluer l’ampleur
et la valeur financière de la couverture des accidents et des questions de sécurité routière dans les
médias de nouvelles. Les relationnistes estiment couramment que la valeur de persuasion de la
couverture journalistique est supérieure à celle de la publicité par un facteur de trois, ce qui signifie qu’il
faudrait trois minutes de publicité pour obtenir le même impact qu’une minute de nouvelles. Ce facteur de
trois est évidemment modulé en fonction de la qualité de la couverture, selon qu’elle est favorable, neutre
ou défavorable au message que l’on veut faire passer. Même sans tenir compte de ce facteur de
multiplication, puisque nous n’avons pas les moyens de contrôler l’ampleur et la qualité de cette
couverture médiatique, nous pouvons estimer que la promotion de la sécurité routière bénéficiait déjà,
avec la couverture régionale et nationale quotidienne ou quasi quotidienne de tous les médias
d’information, d’investissements fantômes (non répertoriés) dont la valeur financière est plusieurs fois
supérieure aux investissements de la RAAQ. En outre, les 2 800 000$ offerts gratuitement par les médias
télévisés montre que les médias endossent la cause, indépendamment du fait qu’ils peuvent aussi se
montrer très critiques envers la RAAQ et sa gestion.
227
En 1989, la RAAQ poursuit sa campagne d’information sur les nouvelles normes de sécurité routière. Elle
mène aussi des campagnes publicitaires sur la ceinture, la sécurité à bicyclette et à moto, mais la
campagne principale cible les 16-24 ans parce que, comme toujours, ils sont surreprésentés dans les
accidents. La campagne publicitaire dispose d’un budget de 1 000 000$ et se propose de sensibiliser les
jeunes aux dangers de la CFA, de la vitesse et de l’inexpérience, tout en valorisant un comportement
responsable. Le slogan « Pas de risques à prendre… On s’aime trop pour ça » vient renforcer le
message selon lequel « au volant, l’alcool et la vitesse tuent ». Trois messages télévisés sont ainsi
diffusés de juin à octobre (mois les plus lourds sur le bilan routier). Les deux premiers utilisent la
technique du témoignage de porte-parole, l’un avec le marathonien André Viger et l’autre avec Hélène
Simard, une personne qu’un accident de la route a laissée handicapée. Le troisième (scénario 12) prend
l’allure d’un vidéo clip pour lequel une chanson originale dans le style rock a été créée. Il montre « des
jeunes confrontés à une situation de conduite après avoir consommé des boissons alcoolisées dans un
bar » (RAAQ, 1990, p. 24). Le message du vidéo clip est renforcé par des publicités dans des magazines
et des affiches distribuées dans les établissements d’enseignement. Il s’agit en réalité du tout premier
message préfigurant le principe du conducteur désigné que la SAAQ soutiendra plus tard de manière
systématique. En 1989, il ne s’agit encore que d’un projet pilote baptisé RRR (renseigner, raccompagner,
reconduire) pour sensibiliser les employés des bars, les maires et les policiers à l’importance d’intervenir
auprès des conducteurs ivres.
228
Scénario 12
RAAQ
TV : « Pas de risques à prendre… On s’aime trop pour ça »
Diffusion : 1989
Plan
Vidéo
Audio
Direction photo : l’intérieur d’un bar, le soir, Aucun dialogue ni narrateur.
fréquenté par de nombreux jeunes. Série Direction sonore : musique et paroles
de plans moyens et rapprochés, ceux-ci originales, composées pour livrer le
permettant de bien capter les réactions du message. Style rock.
visage des protagonistes. L’action passe
du bar à la rue, où la moto est stationnée,
et à l’intérieur de la voiture où le
protagoniste et son amie prennent place à
la fin.
1 à 10
Un jeune homme quitte un bar où il laisse Paroles de la chanson :
plusieurs verres vides. Il va prendre sa « J’me sens bon, j’me sens bien, j’ai queq’
moto. On comprend qu’il a beaucoup bu, chose à faire avec ma vie. Je veux en
et on voit que ses amis s’inquiètent. L’un profiter. Tout’ ensemble, on veut avoir du
de ses amis le rattrape et lui parle fun, mais sans se casser la gueule on
manifestement pour le convaincre qu’il ne s’aime trop pour que ça finisse dans le
doit pas conduire dans son état. fond d’un fossé. Quand j’conduis, j’ralentis.
Finalement, il embarque dans l’auto Tu prends un verre? Tu conduis pas! Pas
conduite par une amie et une autre d’risques à prendre, on s’aime trop pour
s’occupe de les suivre avec sa moto. ça.
L’intervention de ses amis est bien
accueillie par le jeune homme qui a trop
bu, tout le monde est très souriant et
l’ensemble de l’intervention prend l’allure
d’une belle et mémorable expérience
d’amitié. La publicité se termine sur le très
beau visage souriant de l’amie qui vient
d’enfiler le casque de moto.
En surimpression de la dernière image, le
logo de la RAAQ et la signature de
campagne en version raccourcie et en
écriture attachée : « On s’aime trop! »
Durée
du plan
Temps
cumul.
0,07
0,07
Se sont ajoutés un projet « Alternative », réalisé dans les écoles secondaires pour contrer la CFA, et un
document vidéo, « Le passager clandestin », insistant sur les responsabilités venant avec ce que la
RAAQ présente depuis 1984 comme le « privilège » de conduire. Le Barreau du Québec (1996) rapporte
que la jurisprudence canadienne se rangera plus tard à cette idée que le droit de conduire est
essentiellement un privilège (Register of Motor vehicles for the province of P.E.I. c. John William Rankin,
Cour Suprême I.P.E., 1991, 30 M.V.R., 2e, p. 122; Regina c. Robertson, 1987, Cour d'appel d'Alberta, 7
M.V.R., 2e, p. 237) et que "le droit de conduire un véhicule automobile n'est pas un droit fondamental
protégé par la Charte, mais un droit à caractère économique" (Denise Lepage c. La Reine, 1993, R.J.Q.
722 à 729, p. 726). Partant du principe suivant lequel le droit a plus tendance à suivre qu’à précéder la
société, on voit ici comment les promoteurs d’une cause sociale peuvent modifier le droit en modifiant les
normes sociales.
229
On peut voir qu’avec le temps, la RAAQ a très progressivement appris à simplifier ses messages
télévisés, tant sur le plan du contenu que par le nombre de plans. Les techniques utilisées cette fois
(porte-parole, vidéo clip, texte de la chanson) témoignent du développement d’une expertise publicitaire à
la RAAQ, notamment de ce qu’elle a conclu à la contre-productivité d’une approche de moralisation
outrancière auprès d’un public cible de 16-24 ans.
En 1989, la RAAQ change soudainement de ton et de style, passant des campagnes choc à un style plus
consensuel. L’approche « percutante » de 1988 (scénario 11) et le ton agressif qui caractérisent ses
messages depuis sa première campagne de prévention, laissent la place à des publicités plus douces et
positives. Le changement est survenu plus précisément en décembre 1988 avec la campagne d’affichage
« Paix sur la route » (reprise en décembre 1989) qui utilisait le Père Noël comme porte-parole dans une
tournée des médias, des entreprises et des centres commerciaux, mais aussi sur des affiches diffusées le
long des routes et autoroutes, dans les bars et les centres de soins de santé pour rappeler qu’au volant,
« l’alcool et la vitesse tuent ». Ce brusque changement de ton et de style correspond à la période au
cours de laquelle la RAAQ pourrait avoir voulu éviter de semer la controverse avec ses publicités au
moment où elle commençait à essuyer des critiques sur ses dépenses (la construction de son nouveau
siège social) et la ponction de ses réserves financières par l’État. La communication publicitaire en
prévention des accidents n’est pas insensible aux enjeux de gestion de l’image et de la réputation qui
caractérisent la communication corporative. En ce sens, l’alternance de la publicité choc et de publicités
plus consensuelles pourrait être un indicateur de l’état de l’opinion publique envers les promoteurs de la
sécurité routière. En appui à cette hypothèse, relevons le fait qu’en 1990, la RAAQ change de nom pour
devenir la SAAQ et se dote d’un logo pour « dégager une image dynamique et distinctive » (SAAQ, 1991,
p. 2). L’adoption d’un ton consensuel, la foi affichée à l’effet que les cibles adopteront par elles-mêmes
des attitudes et des comportements plus responsables, et la simple rediffusion en 1990 de presque
toutes les publicités de 1989 (bien que la rediffusion d’une campagne ait toujours moins d’impact), sont
autant de faits inhabituels qui doivent être interprétés dans le contexte plus large de la matrice
décisionnelle. Avant d’appliquer des mesures plus sévères, il faut que la population soit convaincue qu’on
a donné aux cibles toutes les chances de se convertir volontairement, alors seulemen elle pourra
consentir à l’imposition de nouvelles mesures dissuasives. Le travail de l’opinion contre la CFA se signale
dès 1989 en relations publiques quand la RAAQ présente ses programmes habituels (Opération Nez
Rouge, commandite des fêtes et festivals, et autres) comme « toute une série d’opérations pour renforcer
le consensus contre l’alcool au volant » (RAAQ, 1990, p. 25).
Il importe de relever le fait que la SAAQ, comme autrefois la RAAQ, traite des activités de répression
dans la section consacrée à la promotion de la sécurité routière, signe que le flou conceptuel continue
230
d’être soigneusement entretenu. Sur le plan de l’influence de l’opinion, les propos du rapport annuel de
1991 indiquent qu’au passage nominal de la RAAQ à la SAAQ, la matrice décisionnelle est restée la
même, et que celle-ci poursuit les efforts de celle-là pour renforcer les consensus sociaux :
Dans la poursuite de son objectif d’améliorer le bilan routier, la Société de l’assurance
automobile du Québec attache une très grande importance à la sensibilisation de la
population. Une opinion publique bien informée et sensibilisée aux causes et
conséquences des accidents de la route est, en effet, une condition essentielle pour
assurer la sécurité routière. » (SAAQ, 1992, p. 36)
Le thème du consensus domine le discours de la SAAQ dans la section de son rapport annuel de 1991
consacré à la prévention. Quand elle affirme avoir réussi à former un consensus social majeur contre la
CFA (SAAQ, 1992, p. 7), elle base cette affirmation sur les facteurs suivants.
-
-
-
L’évaluation de la campagne publicitaire d’envergure, en appui à des opérations
policières de barrages routiers. C’est le message du personnage incarné par l’acteur
Rémy Girard 58 qui, intercepté dans un barrage, demande à sa passagère, incarnée par
l’actrice Angèle Coutu, si elle a « de la gomme ou des bonbons » pour masquer son
haleine alcoolisée [scénario 13] : « L’évaluation de cette campagne nous a révélé un
taux de notoriété des plus élevés et la formation d’un consensus social de plus en plus
important contre l’alcool au volant ».
L’Opération Nez Rouge qui affiche des résultats exceptionnels, et que la SAAQ attribue
aussi au consensus social : plus de 30 000 bénévoles mobilisés, plus de 40 000
raccompagnements, et une couverture médiatique de premier plan. En additionnant le
nombre de bénévoles à celui des personnes raccompagnées, on peut estimer à environ
70 000 (en supposant que peu de personnes ont utilisé le service plus d’une fois) le
nombre de personnes qui ont été suffisamment sensibilisés pour s’impliquer dans la
cause ou modifier sensiblement son comportement. Pour avoir une idée de l’impact, il
faudrait ajouter le nombre de personnes qui, dans l’environnement de chacun de ses
individus, ont été sensibilisés à cette implication ou à cette expérience par l’un de leurs
proches. Enfin, la SAAQ estime que 95% de la population « a reçu le message de la
sécurité routière transmis par l’Opération Nez rouge » (SAAQ, 1992, p. 38).
Les activités de publicité et de sensibilisation dans les écoles et les évènements comme
le Carnaval de Québec.
Le fait que la SAAQ assume la présidence d’un Comité interministériel de concertation
contre la CFA, lequel a même un secrétariat permanent.
L’adhésion de la SAAQ à la Prévention routière internationale (PRI), organisation
internationale dont elle devient alors le représentant officiel du Québec.
La campagne contre la CFA domine les efforts publicitaires de la SAAQ en 1991, et sa publicité sur le
sujet est notoirement demeurée l’une des préférées du public. Le début des barrages routiers (un
programme de type P.A.S. Alcool qui sera appliqué tout l’été) et de la diffusion de cette publicité a été
préparée en relations de presse par la divulgation d’une étude concluant que « 3,2% des conducteurs
Les noms des acteurs sont exceptionnellement rapportés ici parce qu’ils sont encore utilisés par les Québécois
pour désigner cette publicité : « la publicité avec Rémy Girard » est le syntagme le plus courant par lequel les gens
évoquent ce message.
58
231
avaient un taux d’alcoolémie supérieur à la limite permise » (SAAQ, 1992, p. 32). Nous n’avons pas
accès à cette étude, si bien que l’on ne peut en contrôler la méthodologie, mais la divulgation de ses
conclusions au début des opérations montre que l’objectif implicite est toujours le même : « renforcer la
réprobation sociale » (SAAQ, 1992, p. 37). Le rapport annuel, lui, avance plutôt que l’objectif principal est
la modification du comportement des hommes 25-45 ans qui conduisent après avoir consommé de
l’alcool, l’objectif secondaire étant de rappeler à la population les dangers de la CFA. Quand on examine
le message télévisé (scénario 13), l’objectif parait tout à fait différent : faire connaitre la sévérité des
nouvelles sanctions. Cela indique que la publicité est l’activité de la SAAQ la plus incertaine, malgré et
peut-être à cause de son encadrement. La conceptualisation faible et même erronée de ses effets fait
qu’elle devient le terrain de convergence d’expertises très différentes. Comme dans une auberge
espagnole, chacun y assigne l’objectif qui lui convient et se satisfait de pouvoir lui attribuer des effets
conformes à son paradigme de prédilection, tandis que l’expertise des communicateurs de la SAAQ et de
ses agences de publicité tend à n’être sollicitée et exploitée que sur les plans techniques : la conception,
la réalisation et la production des messages selon les objectifs et stratégies négociés par des experts
internes (professionnels de la recherche) et décidés par des cadres supérieurs. De toute manière, les
publicitaires professionnels sont le plus souvent des techniciens formés sur le tas, peu au fait de la
recherche théorique et empirique qui se fait dans leur domaine, et aisément grisés par l’idée que la
publicité sociale puisse avoir le pouvoir de modifier le comportement des individus récalcitrants, même si
toute leur expérience commerciale devrait les inciter à croire le contraire.
232
Scénario 13
SAAQ
TV : « Rémy Girard et Angèle Coutu »
Diffusion : été 1991
Plan
Vidéo
Direction photo : la caméra alterne
entre les scènes du couple à l’intérieur
de la voiture et celles du barrage
policier à l’extérieur, de nuit, où l’on voit
plusieurs voitures de police, des cônes
directionnels, des affiches avec la
mention « alcool au volant », des
gyrophares rouge et des jeunes qui
soufflent dans un éthylomètre. Le
message capte en gros plan les
réactions du couple au fur et à mesure
que leur tour arrive de se faire contrôler
par un policier.
1 à 18
Le message ouvre brièvement sur le
couple heureux et insouciant et se
poursuit par son arrivée dans un
barrage policier contre la CFA. Il se
termine au moment où un policier
s’approche du conducteur dont le
sourire contraint montre que même s’il
essaie de faire bonne contenance il n’a
pas grand espoir de s’en sortir.
Panneau de signature
19
Plan d’ensemble du barrage avec en
surimpression le slogan de la
campagne en deux temps.
En premier, le début du slogan sur deux
lignes, la deuxième ligne en caractères
plus gros, avec une écriture attachée et
un lettrage rouge :
Audio
Une musique de piano légère au
début, puis sinistre dès que l’on
réalise que les personnages
arrivent à un barrage routier.
Durée
du plan
Temps
cumul.
Homme (air grave, ton stressé) :
« Police! Viens prendre ma
place! »
Femme (ton inquiet):
« Mais j’en ai pris autant que toi! »
Homme :
« As-tu de la gomme, des
bonbons, quelque chose? »
Femme (ton plus raisonnable
mais aussi plus léger) :
« Ben non. Ils peuvent pas te faire
grand chose. C’est pas si grave
que ça. T’es pas un assassin. »
Homme (air et ton excédés) :
« Non? Je perds mon permis pis
j’ai un dossier criminel! C’est pas
assez grave pour toi, ça? »
Femme (paniquée et
désarmée) :
« Mais qu’est-ce qu’on va faire? »
Voix hors champ (homme, ton
neutre) :
« L’alcool au volant »…
Effet sonore :
Un bruit métallique de porte de
prison ponctue le « point final ».
Voix hors champ (homme, ton
neutre) :
« … c’est criminel. Point final. »
0,26
0,26
233
« L’alcool au volant »
« C’est criminel »
Ensuite, le texte « Point final » écrit en
blanc dans un rectangle noir vient se
poser brusquement et un peu de travers
sous la signature, le tout reproduisant
l’effet d’un tampon apposé sur un
dossier que l’on clôt.
En 1992, la SAAQ procède à l’évaluation des gains de connaissances des élèves qui pourraient être
attribués à son programme d’enseignement de la sécurité routière à l’école (SAAQ, 1993, p. 31). On
apprend que ce programme incluait une stratégie de placement de contenu par laquelle on offrait
gratuitement aux éditeurs de manuels scolaires un service de révision et de consultation dont le but est
de proposer l’introduction d’activités de sécurité conformes au Code de la sécurité routière. La SAAQ a
également fait du placement de contenu dans la programmation de Télé Québec pour le mois de la
santé, qui incluait la diffusion fréquente de deux courts blocs d’information, dont un sur la conduite avec
facultés affaiblies, en plus de chroniques et entrevues dans quelques émissions. Elle a aussi produit fin
mars une émission télévisée à Radio-Canada à l’intérieur de la série « Comment ça va? » Il faudrait
pouvoir examiner le matériel scolaire, les messages à Télé Québec et l’épisode de la série à RadioCanada pour savoir si ce placement de contenu s’apparente à de la publicité clandestine, comme c’est
souvent le cas, ou s’il s’agissait de publicités bien identifiées et donc légitimes. La publicité clandestine
existe pour tromper la vigilance de la cible et éviter qu’elle n’oppose au message publicitaire les barrières
critiques attendues; on diffuse un message persuasif dans un contexte qui n’a apparemment rien à voir
avec la publicité, sans indiquer immédiatement, au moment de l’exposition, que ce contenu est le produit
d’un commanditaire, et sans le nommer.
En ce qui concerne la CFA, la SAAQ rediffuse aux étés de 1992 et 1993 le message télévisé de 1991
avec, en support, deux messages radio, des publicités imprimées et la mise en place à l’automne et dans
450 municipalités de 1000 panneaux avec le slogan de la campagne. Elle commandite à l’automne une
recherche qualitative sur les attitudes et les comportements des consommateurs d’alcool par rapport à la
conduite automobile ainsi que sur leurs perceptions à l’égard de la publicité contre l’alcool au volant
(Léger, 1992,b). La SAAQ nous a remis ce document ainsi que la plupart des autres études menées par
la suite pour évaluer les campagnes contre la CFA et la vitesse, mais elle n’a pas conservé de copie des
documents du même type produits avant 1992. Il se peut que les sondages précédents en matière de
publicités aient été perdus mais l’habitude de ces études de référer à l’occasion aux résultats antérieurs,
et le fait qu’aucun des premiers sondages dont nous disposons ne fait référence à des sondages avant
1991, incline à penser que la pratique des sondages post-campagnes a été inaugurée à cette époque.
234
Cette première étude dont nous disposons ainsi que les suivantes ont été commandées et supervisées
par les responsables de la recherche à la SAAQ. Le contenu des études montre que ces professionnels
de la recherche s’intéressent à la manière dont les publicités peuvent influencer les perceptions du
problème, et travaillent principalement en termes de psychologie sociale, attribuant implicitement à la
publicité la capacité d’influencer les attitudes et, par là, les comportements. Commentant la rediffusion en
1993 de la publicité contre la CFA, le rapport annuel de la SAAQ lui attribue comme objectif principal celui
de modifier les comportements des hommes 25-45 ans (SAAQ, 1994, p. 28) et comme objectif
secondaire celui de rappeler à l’ensemble de la population les dangers de la CFA (même si le message
télévisé se concentre plutôt sur les conséquences de se faire prendre). Le souci qui transpire de l’étude
de Léger est celui de faire en sorte que les cibles se reconnaissent comme faisant partie du problème, le
postulat étant qu’à compter du moment où ils le reconnaitront, ils modifieront volontairement leurs
attitudes et comportements. C’est un paradigme bien différent qui s’ajoute à la matrice décisionnelle, et
qui la contredit sur le rôle de la publicité. Cela signale peut-être l’arrivée ou l’influence grandissante de
nouveaux experts et, avec eux, l’appréhension des problèmes de la prévention en fonction de nouvelles
disciplines. Il serait normal qu’il arrive dans le domaine de la recherche ce qui arrive aussi dans le
domaine du droit. Comme l’introduction d’une nouvelle loi finit, avec la multiplication des procès, par
produire du droit, la production continue de publicités sociales pendant 14 années finit par produire une
expertise publicitaire. Avec le temps, les experts sachant de mieux en mieux de quoi ils parlent, ils
produisent plus de complexité mais, aussi, perdent de vue l’esprit qui a présidé à la loi originelle comme à
la production des premières campagnes publicitaires. On voit qu’à compter de 1992, les choix
publicitaires reposent sur des paradigmes bien différents, même si la matrice décisionnelle de la SAAQ
ne semble pas avoir été modifiée. Dans la mesure où elle a établi depuis 14 ans une culture
d’intervention en prévention, on peut penser que les dirigeants ont en elle confiance que personne dans
l’organisation ne veut révolutionner. Le lent mouvement par lequel, depuis 1989, la matrice décisionnelle
s’est faite de moins en moins explicite peut avoir créé l’amnésie institutionnelle qui favorise l’introduction
de paradigmes différents. Le poids de la tradition dans la culture d’intervention et le travail en silo par
lequel chaque Service et chaque Direction se garde de critiquer le travail des autres, peut faire en sorte
que des conceptions différentes et parfois opposées se maintiennent, et qu’une formalisation des
approches de la communication soit négociée comme une manière différente mais plus savante de
présenter les pratiques établies.
La première étude dont nous disposons a été réalisée à la mi-novembre 1992. Il s’agit d’une analyse
qualitative de groupes de discussion menés avec 57 francophones de la grande région de Montréal ayant
admis avoir conduit un véhicule après avoir consommé de l’alcool ou être montés dans un véhicule dont
le conducteur avait consommé de l’alcool. Ils ont été répartis en six groupes : un groupe de jeunes
235
hommes de 16 à 24 ans, un groupe de jeunes femmes de 16 à 24 ans, deux groupes de cols bleus de 25
à 45 ans, un groupe de cols blancs, professionnels ou cadres de 25 à 45 ans, un groupe de femmes de
25 à 45 ans ayant une scolarité supérieure à 12 années. Puisque la méthode repose sur des données
déclaratives, ses capacités prédictives sont évidemment très faibles, si bien que l’on ne retient pour
analyse que les tendances les plus unanimes. Typiquement, les responsables des campagnes de la
SAAQ utilisent ce type d’étude pour approfondir leur compréhension des attitudes et comportements,
pour évaluer la performance de leurs messages publicitaires et découvrir ce qui, dans les stratégies de
réception des cibles, fait obstacle au traitement souhaité de l’information et au changement de
comportement. Ces études servent aussi à « aller à la pêche », en quelque sorte, notamment en
demandant aux participants de trouver par eux-mêmes des arguments de vente pour mieux promouvoir la
cause sociale. L’étude de 1992 avait donc pour objectif de recueillir les opinions et perceptions des
participants à propos de huit sujets de discussion. Les cinq premiers sujets portaient sur des variables
comportementales et cherchaient plus particulièrement à cerner la capacité et les freins des participants à
identifier leur comportement à de la surconsommation. Les trois autres sujets portaient sur des variables
publicitaires : notoriété et impact des messages, test de nouveaux concepts, test de nouveaux slogans.
En ce qui concerne la mesure de l’impact publicitaire, la notoriété des messages est excellente puisque
tous se rappelaient au moins l’une des publicités, que ce soit à la télévision ou à la radio. La familiarité
avec le concept de CFA est cependant faible car bien que le comportement en matière de boissons
alcoolisées est tout à fait similaire d’un groupe à l’autre, la définition de la modération, elle, est très
élastique selon l’âge, le sexe et le statut social des participants. Dans tous les cas, ils expriment leur
réprobation de la CFA, mais cette réprobation ne s’applique qu’aux autres. Les participants refusent
d’associer leur comportement personnel à de la surconsommation même quand, techniquement, il en
relève, probablement parce que le concept de surconsommation est associé à l’univers de la maladie ou
de la dépendance. Quand ils sont confrontés aux contradictions de leurs attitudes et de leur
comportement, leur opinion s’inverse : ils nient les risques associés à la CFA et ont même tendance à
définir la CFA comme une expérience culturelle incontournable, un rite de passage à l’âge adulte.
L’évaluation des publicités aura peut-être été contaminée par la discussion préalable sur ces sujets, car si
tous ont apprécié l’approche humoristique du message télévisé, ils ont tous dénoncé une approche qu’ils
ont décrite comme excessivement moralisatrice. Cela se reflète aussi dans l’évaluation de plusieurs
slogans qui leur sont proposés. La SAAQ utilise traditionnellement des slogans publicitaires pour chacun
de ses messages, et qui se résument à des injonctions moralisatrices que l’on espère voir les cibles
intérioriser. Le concept publicitaire est conçu pour donner au message, dont le sens se cristallise dans le
slogan, un poids argumentaire et un impact affectif dont on espère qu’ils feront une impression durable. Il
vaut la peine de relever que les participants ont exprimé leur appréciation des approches autoritaires, ce
236
qui indique que les campagnes contre la CFA ont réussi à positionner le problème comme scandaleux et
la répression comme nécessaire. C’est au point où les participants jugent que le slogan « Ne vous laissez
pas conduire par l’alcool » manque de conviction et d’autorité (Léger, 1992, p. 41). Paradoxalement, le
slogan autoritaire de la campagne de 1992, « L’alcool au volant, c’est criminel. Point final », les irrite mais
c’est peut-être parce que, se sentant maintenant personnellement visés, ils réfutent la dimension
criminelle d’un acte que tout le monde est susceptible de commettre, et tournent en ridicule un slogan qui
leur rappelle les ordres et menaces d’un adulte qui dispute un enfant.
À la lumière de la définition très élastique et contextuelle de la surconsommation, on peut voir que
l’assimilation et l’endossement du discours social contre la CFA dépend, comme nous l’avions vu, de la
capacité de dissociation et que plus on met en lumière la dissonance cognitive, plus la nouvelle norme
sociale risque d’être combattue. La RAAQ et la SAAQ ont modifié la norme sociale au point où même les
délinquants participent à la réprobation sociale de la CFA, mais cet endossement est particulièrement
fragile parce que ni la communication ni la dissuasion n’ont permis de changer les normes individuelles.
Ne se sentant pas personnellement concernés par la CFA, leur niveau de considération est forcément
plus faible que celui de l’opinion, et l’intention de modifier son comportement à risque l’est encore plus.
En ce qui concerne l’adoption du comportement, elle est négociée en fonction de la perception du risque
de se faire prendre. À cet égard, l’étude a permis d’observer que les hommes du groupe des cols blancs
et les professionnels qui ont participé aux discussions, même s’ils sont techniquement des délinquants,
se sont montrés sensibles aux dimensions répressives de la lutte à ce problème social, plus précisément
aux conséquences que la perte du permis de conduire et un dossier criminel peuvent avoir sur le plan
concret (pour se rendre au travail) et symbolique (perte de réputation). C’est pourquoi la peur de la police
est la seule peur qui persiste, selon eux, quand on est ivre au volant (Léger, 1992, p. 35). Les hommes
du groupe des cols bleus se sont montrés les plus portés à la dissociation et au déni, et les moins
sensibles à la dissuasion des contrôles sociaux externes, tant le formel (la criminalisation du
comportement et ses conséquences) que l’informel (la perte de réputation). Les participants se sont en
outre montrés plus réalistes que les chercheurs en ce qui concerne l’impact des publicités sur le
comportement, jugeant unanimement qu’il serait faible tout simplement parce qu’une fois ivre on n’y
pensera plus.
Constatant que l’approche frontale des délinquants est contreproductive, parce qu’elle stimulerait les
défenses au lieu de les court-circuiter, les chercheurs ont testé différents concepts qui exploitent le lien
affectif envers les proches (parents, amis) pour susciter le sens des responsabilités, ceci en les exposant
à des concepts publicitaires dans lesquels des individus, responsables de la mort d’une ou de plusieurs
237
personnes pour avoir conduit en état d’ébriété, doivent vivre avec le remords. Les résultats ne sont pas
concluants, sauf en ce qui concerne un concept radio intitulé « Ma fille » dans lequel on joue sur le
remords d’avoir causé la mort d’un enfant. Le gout affiché des participants pour la tonalité dramatique et
la crainte de tuer un enfant conduiront la firme Léger à recommander à la SAAQ de culpabiliser les cibles
par des mises en situation dramatiques impliquant si possible des enfants. En pré-test, un concept
publicitaire faisant la promotion du principe du chauffeur désigné est accueilli avec scepticisme par les
participants; l’idée d’une « entente à l’amiable », par laquelle une personne désignée accepte d’être
réveillée la nuit sur un coup de fil pour aller chercher et reconduire un proche en état d’ébriété, est jugé
irréaliste et moralisateur.
En ce qui concerne la vitesse au volant, la SAAQ a précédemment diffusé au printemps une nouvelle
publicité (scénario 14) qu’elle présente dans son rapport annuel comme la première campagne contre la
vitesse excessive au volant, ce qui n’est exact que si l’on ne tient pas compte de celle faite par la RAAQ
en 1978 (scénario 5). Dans son rapport annuel, la SAAQ précise que l’objectif de la campagne dans son
ensemble est de diminuer le nombre de conducteurs qui commettent des excès de vitesse dans les
zones hors des autoroutes, notamment dans celles de 50 km/h, particulièrement dans les villes, dans les
villages et dans les secteurs ruraux (plus de 60% des accidents annuels se produisent dans les zones de
50 km/h et moins; voir SAAQ, 1993, p. 36). Elle justifie en outre la nécessité de cette campagne en
expliquant que la vitesse excessive est la deuxième cause d’accident, juste après l’alcool, et qu’elle serait
à l’origine de 15% des accidents (SAAQ, 1993, p. 36). La vitesse serait la cause principale de 150 décès
par an, ferait 8 000 blessés par année, « et couterait à la Société plus de 60 millions de dollars en
indemnisation » (SAAQ, 1993, p. 6, 36). La SAAQ estime que les 16-24 ans seraient responsables de
40% des excès de vitesse alors qu’ils ne représentent que 14% des conducteurs. La SAAQ a établi pour
la communication un objectif spécifique qui, lui, ne cherche pas à persuader les récalcitrants à se
convertir volontairement mais à « déclencher un mouvement de réprobation sociale à l’égard des excès
de vitesse ». La SAAQ espère obtenir « un résultat tangible à moyen et long terme » (SAAQ, 1993, p. 36)
et cherche à développer une plateforme de communication déclinable sur au moins trois ans. Nous allons
voir dans l’évaluation de cette campagne et la préparation des suivantes que les responsables de la
recherche, parce qu’ils oeuvrent dans une perspective de psychologie sociale, nourrissent de plus
grandes ambitions, attribuant tout au contraire à la communication des objectifs attitudinaux et
comportementaux pour influencer les récalcitrants, et s’intéressant beaucoup moins à la préparation de
l’opinion au renforcement de la contrainte.
Le message télévisé (scénario 14) se concentre cette fois sur les victimes dans une approche où le
conducteur et son véhicule sont symbolisés par une boule de quille. Il tente de faire assimiler aux
238
spectateurs un principe de physique des véhicules (en roulant à 75 km/h, le véhicule a besoin de 18
mètres de plus pour s’arrêter que s’il roulait à 50). Le détail est nettement trop complexe pour un
message publicitaire mais le concept créatif retenu a probablement fait en sorte que les spectateurs
auront pris ce message comme la répétition bienveillante d’une évidence : plus on roule vite, plus on a
besoin d’espace de freinage pour s’immobiliser en cas d’urgence.
Scénario 14
SAAQ
TV : « Allée de quilles »
Diffusion : printemps 1992
Plan
Vidéo
Direction photo : Approche symbolique.
On suit le parcours d’une boule de
quille noire qui tombe sur une allée de
jeu qui parait très longue. Elle mène à
un grand groupe d’individus dont
l’expression de terreur croît au fur et à
mesure que la boule se rapproche
d’eux. On ne voit que la boule, l’allée et
les gens. Tout le reste du décor est
parfaitement dans le noir, de sorte que
l’attention se concentre sur l’action.
1 à 25
La caméra alterne entre la boule qui
progresse dans l’allée et les réactions
en plan moyen et en gros plan des
personnes. Ces personnes sont
disposées en triangle, comme des
quilles. Il y a des gens de tout âge,
jeunes et vieux, et même un chien,
mais une mère tenant son bébé est
située tout en avant et la caméra
revient plus souvent sur elle,
notamment dans le dernier plan.
26
Fondu au noir.
Panneau de signature sur fond noir. Le
slogan : « La vitesse est un jeu
dangereux » est écrit en caractères
blancs, sauf le mot « dangereux qui est
écrit en lettres noires dans un ruban
jaune rappelant les rubans délimitant
les zones de crime.
La signature corporative de la SAAQ
apparait ensuite au bas de l’écran.
Audio
Sons de la boule qui heurte le plancher de
l’allée et qui roule.
Sons de cymbales puis, en lent crescendo
dramatique, une musique de suspense,
froide et mystérieuse, sans mélodie, dans
le style micropolyphonique Elle est faite
de sons électroniques qui accentuent le
vide du décor et qui imitent vaguement les
bruits d’un véhicule qui se rapproche puis
qui freine à haute vitesse.
Durée
du plan
Temps
cumul.
Voix hors champ (homme, ton grave
mais retenu) :
« Quand vous roulez à 75 kilomètres à
l’heure dans une zone de 50, vous avez
besoin de 18 mètres de plus pour arrêter
votre véhicule en cas d’urgence : la
longueur d’une allée de quilles. C’est long
une allée de quilles. Vous mettez votre vie
en jeu et risquez d’abattre des
innocents. »
0,27
0,27
Voix hors champ :
« La vitesse est un jeu dangereux. »
239
La SAAQ a mandaté la firme CROP à la fin du printemps pour faire l’analyse post-campagne du
message, tester de nouveaux concepts et étudier les attitudes des conducteurs. Nous n’avons que l’offre
de service de la firme qui a été retenue après appel d’offres (CROP, 1993). Il s’agissait de faire une
analyse typologique de type multivariée pour identifier et comparer plusieurs segments de conducteurs
définis en fonction des attitudes et comportements en matière de vitesse au volant et du niveau de
sensibilité à la campagne « La vitesse est un jeu dangereux ». Les résultats de cette analyse typologique
ne nous sont connus que par les résultats qui ont influencé l’étude qualitative sur les attitudes et les
comportements des conducteurs automobiles à l’égard de la vitesse au volant (Léger, 1992a) 59. Les deux
études ont été faites dans le but d’aider à élaborer un nouveau concept publicitaire (ce sera « La vitesse
tue » en 1993) capable de toucher de façon plus pointue les conducteurs à risque en fonction de leur
profil et de leurs préoccupations. Encore une fois, cela montre que la stratégie publicitaire est établie par
des responsables de la recherche à la SAAQ qui ne conçoivent pas, ne conçoivent plus, ou en tout cas
de moins en moins, la publicité comme le moyen de préparer l’opinion publique à l’intensification des
contraintes mais, dans la perspective de la psychologie sociale et à l’encontre de toutes les évidences du
domaine des communications, comme le moyen de persuader des cibles récalcitrantes à adopter les
comportements promus.
L’étude de CROP se divisait en deux volets, l’une comportementale, l’autre publicitaire. Le premier volet
permettait de dresser le portrait du type de conducteur de chacun des participants, puis de recueillir des
informations sur leurs motivations à conduire vite, sur leur niveau de connaissance et de perception des
risques reliés à la vitesse au volant, ensuite de recueillir leur opinion sur les moyens les plus susceptibles
de les convaincre de rouler plus lentement. Sur une carte perceptuelle, CROP dégage quatre sociotypes,
c’est-à-dire une typologie de quatre segments de titulaires de permis de conduire en matière de vitesse
au volant, chaque segment regroupant des individus ayant des attitudes et des comportements similaires
en cette matière. CROP précise (1993, p. 17) en outre que le poids démographique de chacun des quatre
segments a été estimé et que les individus de chaque groupe ainsi ciblés ont été identifiés selon leur
profil psychographique et socio-démographique, et selon leur niveau de réceptivité au message. Ces
quatre sociotypes sont :
1234-
l’indifférent;
le convaincu;
le sensible;
l’incorrigible.
59 Au début de novembre 1992, 40 hommes de la région métropolitaine de Montréal entre 16 et 30 ans, ayant une
scolarité collégiale ou universitaire, se considérant habiles conducteurs, parcourant plus de 10 000 km/an, ne
respectant pas les limites de vitesse en ville et ayant des points d’inaptitude à leur dossier de conducteur, certains
ayant eu un accident, d’autres pas, ont été répartis en quatre groupes de discussion.
240
L’étude observe une tendance forte des jeunes conducteurs à surévaluer leurs habiletés au volant. Les
participants aiment l’effet grisant de la vitesse et le risque fait partie des incitatifs à faire de la vitesse. Le
risque de perdre sa vie a peu ou pas d’impact. Seule la peur de tuer quelqu’un d’autre est, selon les
jeunes, susceptible de les amener à réduire leur vitesse. De manière générale, les jeunes se sentent
invulnérables, croient que les accidents sont pour les autres et, conséquemment, craignent plus les
pertes matérielles. Les contraventions et points d’inaptitude auraient un effet qui serait perçu comme
temporaire. Enfin, la logique des limites de vitesse est contestée, étant généralement jugées trop basses.
Tout cela montre que les chercheurs de la SAAQ travaillent dans une perspective de psychologie sociale,
bien faite pour débusquer et hiérarchiser la multitude des déterminants comportementaux, mais dont
l’application à la publicité tend à complexifier les messages plutôt qu’à les simplifier, un effet indésirable
mais dont habituellement seuls les publicitaires professionnels s’inquiètent.
Le volet publicitaire visait à recueillir les opinions des participants par rapport à des concepts de publicité
contre la vitesse au volant, et par rapport à la pertinence de l’usage de témoignages et de porte-parole en
publicité. Cinq concepts ont été testés.
1. Le conducteur influencé (un conducteur est poussé à la vitesse par ses passagers).
2. Les limites de vitesse avec les enfants (accident avec des enfants dans la rue).
3. Jeune femme en pleurs (un conducteur regarde sa passagère mourir dans sa voiture
accidentée qu’il conduisait vite pour l’impressionner).
4. Les parents qui vont identifier le corps de leur fils.
5. L’allée de quilles (publicité sur la distance de freinage).
Les seules réactions apparemment unanimes concernent les deuxième, troisième et quatrième concepts.
Les participants en ont été particulièrement touchés, ce qui montre surtout que la publicité choc a des
propriétés qui plaisent quand elle allie le spectaculaire à l’émotif. Toutefois, aucun d’entre eux ne croit
que la publicité puisse influencer les récalcitrants et aucun d’entre eux ne se perçoit comme délinquant.
Certaines recommandations de la firme Léger vont dans le même sens : le ton et le style émotifs des
publicités font réfléchir mais n’ont pas d’impact sur le changement de comportement; seule la répression
a un effet dissuasif, encore est-il éphémère. En conséquence, pense la firme, il faudrait renforcer et
répéter le message suivant lequel conduire est un privilège qui peut se perdre, et non pas un droit,
augmenter les effectifs policiers sur les autoroutes, augmenter la sévérité des pénalités et des sanctions
pour « les rendre encore plus sévères afin que l’effet dissuasif ait tout son impact » (Léger & Léger,
1992a, p. 7). La firme déploie une connaissance de la culture d’intervention qui est certainement celle de
la SAAQ. Il faut savoir que dans les milieux professionnels, les conclusions de tels rapports sont
typiquement le fruit du débreffage qui se fait à la fin des séances, entre les clients et l’animateur des
groupes. Celui-ci oriente fortement les conclusions en fonction des consensus établis avec ses clients.
241
Malgré les conclusions précédentes, l’étude recommande néanmoins à la SAAQ de produire des
messages à forte intensité émotionnelle sur les conséquences de la vitesse excessive (Léger & Léger,
1992a, p. 7). Elle présume que les campagnes publicitaires sont une forme de sensibilisation nécessaire,
sans dire pourquoi, et elle nourrit l’espoir que si la charge émotive était assez puissante, elles pourraient
inciter les cibles à ralentir. Elle s’appuie sur le fait que plusieurs participants pensent qu’ils seraient incités
à réduire leur vitesse s’ils tuaient quelqu’un par accident ou s’ils étaient témoins d’un accident grave. Une
telle dissociation illustre comment des savoirs contradictoires peuvent coexister chez le même locuteur,
comme dans des univers parallèles, et se croiser sans s’influencer. Elle montre aussi que le poids de la
tradition dans une culture d’intervention suffit à maintenir la croyance en la nécessité de faire de la
publicité même si on constate indubitablement et répétitivement qu’elle ne produit pas les effets qu’on lui
attribue.
En 1993, l’objectif de la campagne publicitaire « La vitesse tue » (scénario 15) est de diminuer le nombre
des conducteurs commettant des excès de vitesse particulièrement dans les rue et routes des zones
urbaines et semi-urbaines, excluant donc le problème particulier des autoroutes (SAAQ, 1994, p. 29;
CROP, 1993, p. 4). Même si le groupe des incorrigibles est « particulièrement réfractaire à toutes les
mesures mises de l’avant pour diminuer la vitesse excessive », c’est lui qui sera la cible de la prochaine
campagne publicitaire en 1993 (SAAQ, 1994, p. 29). Le cœur de cette cible est constitué d’hommes 1630 ans. Le ton et le style du message ont été établis en conformité avec les recommandations de l’étude
de Léger (Léger & Léger, 1992a) et paraissent en phase avec ce que le TAC produit depuis 1989, mais
ici avec un degré de réalisme moins appuyé. Il est aussi très semblable au premier message de la RAAQ
contre la vitesse au volant en 1978 (scénario 5), à ceci près que l’expression de l’émotion se manifeste ici
sans retenue dans le jeu de l’acteur principal.
242
Scénario 15
SAAQ
TV : « Sophie »
Diffusion : printemps 1993
Plan
Vidéo
Direction photo : On filme le
désespoir d’Éric, responsable de
la mort de sa compagne. L’action
passe de la chambre, où Éric est
en pleine crise de désespoir et de
rage, à des flashbacks nous
montrant un moment heureux du
couple, des scènes dans la voiture
avant, pendant et après l’accident.
Le montage est nerveux, les
réactions
émotives
des
personnages sont saisies en gros
plans, l’approche se veut réaliste.
1à5
Éric est de retour dans la chambre
conjugale. Il a un pansement sur
le front. Il pleure de rage,
bouscule des objets et fracasse
un miroir avant de se mettre à
genoux et d’éclater en larmes en
prenant dans ses mains une robe
de Sophie.
6à7
Scènes de lit (pudiques) de
Sophie et Éric. L’accent est mis
sur le visage heureux et souriant
de Sophie.
8
Éric s’effondre sur le lit.
9 à 14
15
On montre la séquence fatale qui
a mené à l’accident. Après avoir
mangé une crème glacée, Éric et
Sophie roulent en voiture. Suivent
deux plans extérieurs montrant la
voiture rouge d’Éric prendre un
virage à une vitesse excessive et
accélérer dans une rue en ville.
Prise intérieure de Sophie qui
prend le bras d’Éric pour lui
demander de ralentir. Gros plan
d’Éric qui ne répond pas et qui rit.
Retour sur Éric qui pleure dans la
Audio
Musique : piano.
Durée
du plan
Temps
cumul.
Voix hors champ (homme, ton neutre
et professionnel du médecin légiste
faisant son rapport) :
« Rapport d’autopsie de Sophie B., 21
ans, polytraumatisée à la suite d’un…
0,08
0,08
Voix hors champ (homme, ton neutre
et professionnel du médecin légiste
faisant son rapport) :
« … accident de voiture. »
Éric (rage et désespoir) :
« Nooooooooooon! »
Voix hors champ :
« Fracture de la colonne cervicale avec
lacération… »
Effets sonore : crissements de pneus
et accélération du moteur
Voix hors champ :
« de la moelle épinière. Multiples
fractures [inaudible]… »
Sophie (ton inquiet) :
« Ralentis Éric. »
Voix hors champ :
« … causes des lacérations… »
0,02
0,10
0,02
0,12
0,05
0,17
Sophie et Éric poussent de longs cris
0,04
0,21
243
chambre. On voit derrière une
photo de Sophie, souriante.
16
17
18
19
Intérieur de la voiture. Gros plan
de la tête de Sophie qui bascule
vers la fenêtre de sa portière et
brise la fenêtre de sa portière. Le
trucage est réussi par la rapidité
du mouvement de la caméra et le
flou de l’image avant qu’elle ne se
fixe sur sa tête.
Retour sur Éric qui pleure dans sa
chambre.
Plan extérieur de la portière
défoncée du côté de Sophie. On
voit la tête et les épaules de
Sophie, morte, les yeux ouverts, le
visage ensanglanté. Elle est
coincée dans le véhicule qui a été
déformé par la violence de
l’impact. On voit Éric à l’intérieur,
le visage ensanglanté, qui se
penche vers elle et l’appelle en
criant d’un air désespéré.
Gros plan du visage d’Éric en
pleurs,
dans
la
chambre
maintenant devenue plus obscure.
En surimpression, le slogan écrit
en blanc sauf le mot « tue » qui
est en rouge, et la signature
corporative de la SAAQ.
LA VITESSE tue
tout le long de la séquence. On
entend des coups de klaxons inutiles
et un crissement de pneus.
« iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii! »
Voix hors champ :
« … pulmonaires. Fracture de la
clavicule [inaudible] gauche. »
Voix hors champ :
« La mort a probablement… »
Voix hors champ :
« … été causée par la fracture… »
Éric :
« Sophiiiiiiiie!
Voix hors champ :
« … de la colonne cervicale. »
0,01
0,22
0,02
0,24
0,02
0,26
0,04
0,30
La firme CROP est ensuite mandatée pour procéder à l’évaluation de la campagne publicitaire. Dans le
premier volet, on veut savoir si et dans quelle mesure la campagne de 1993 a pu modifier
significativement les attitudes et comportements des « incorrigibles », et sur quels aspects ces
changements ont pu jouer. Sur le plan des connaissances, on mesure le degré des croyances et mythes
entourant la performance des véhicules et les capacités physiques des conducteurs. Sur le plan coercitif,
on mesure les niveaux de connaissances spontanées et assistées des sanctions, amendes et hausses
de tarifs du permis de conduire en cas d’infraction. Sur le plan des attitudes, on mesure quatre
dimensions. Premièrement, la perception de risque liée à l’arrestation (sanctions et amendes), aux
conséquences financières de l’irrespect des limites et aux conséquences sociales et individuelles.
Deuxièmement, le degré d’approbation et de désapprobation (individuel et social) face à l’irrespect des
limites de vitesse et aux mesures mises en place (sanctions, surveillance policière/radar, sévérité des
mesures coercitives). Troisièmement, l’élasticité de différentes attitudes et comportements à caractère
préventif pouvant contribuer à contrer la vitesse au volant. Il s’agit de déterminer jusqu’où les conducteurs
sont prêts à adopter des attitudes et comportements de bon conducteur. Quatrièmement, les niveaux
244
d’approbation et de désapprobation des limites de vitesse actuelle. Sur le plan des comportements, on
prend la mesure de cinq dimensions. Premièrement, la vitesse moyenne avouée sur les différentes routes
et la perception de l’aspect sécuritaire de cette vitesse avouée. Deuxièmement, la fréquence et l’ampleur
des excès de vitesse hors-autoroute et sur autoroute. Troisièmement, la fréquence des infractions
commises (non-respect des arrêts obligatoires, dépassement par la droite, port de le ceinture de sécurité,
alcool au volant). Quatrièmement, la situation de dossier : nombre de points d’inaptitudes, amendes,
accidents dus à la vitesse. Cinquièmement, les comportements actuels par rapport à l’alcool au volant et
au port de la ceinture de sécurité.
Dans le second volet de l’étude de CROP, on prend d’abord la mesure de la notoriété spontanée et
assistée de la campagne publicitaire dans son ensemble et de chacune de ses composantes : message
télévisé (seul élément dont nous avons trace), publicités radiophoniques et imprimées (en journal, en
affichage et en dépliants), relations de presse et autres activités de relations publiques, ainsi qu’une
émission spéciale à la télévision. On mesure ensuite la familiarité (niveaux de rétention et de
compréhension correcte du message, identification correcte de l’annonceur, des thèmes abordés et des
slogans utilisés) et l’opinion (degré d’adhésion à l’utilité et à la nécessité de faire cette campagne, et
appréciation du message).
Nous n’avons retrouvé de cette étude de CROP que l’offre de services. Les résultats ne semblent pas
avoir été à la hauteur des espoirs de la SAAQ. Le rapport annuel de 1993 ne manque pas de saluer le
succès de la campagne publicitaire de 1993 et du changement d’orientation vers un style plus choc. Sur
quelle base la SAAQ fonde-t-elle cette appréciation? Elle ne mentionne aucun résultat en ce qui concerne
l’espoir de modifier les connaissances, attitudes et comportements, et fonde son appréciation sur les
seuls taux de rappel et d’appréciation de la publicité télévisée : « Cette orientation a eu un impact
certain : en effet, 91% des personnes interrogées au cours de la post-évaluation ont affirmé se souvenir
du message et en avoir apprécié le ton » (SAAQ, 2004, p. 29). Il est en outre tout à fait singulier que le
taux d’appréciation soit de 100%, ce qui porte à croire que le rédacteur a rapporté maladroitement les
données.
En 1994, outre les opérations habituelles comme le soutien à l’Opération Nez Rouge, la campagne contre
la CFA cible principalement les « conducteurs qui sont le plus souvent impliqués dans des accidents
mortels ou qui conduisent le plus fréquemment avec les facultés affaiblies, soit les hommes âgés entre 25
et 45 ans » (SAAQ, 1995, p. 35), ce qui représente 52% de l’ensemble des titulaires à cette époque
(CROP, 1994, p. 15). On voit par là que l’alcool au volant est un folk crime. La campagne comprend un
« message télévisé choc » (scénario 16), deux publicités à la radio, de la publicité dans les journaux et de
245
l’affichage dans les lieux de consommation. Le style choc du message télévisé emboite le pas du
message de 1993 contre la vitesse.
Scénario 16
SAAQ
TV : « L’enfant qui pleure son père »
Diffusion : juin 1994
Plan
Vidéo
Direction photo : scène de nuit filmée avec
caméra à l’épaule pour en accroitre le
réalisme. Multiples gyrophares en marche.
1 à 15
Un homme et une femme gisent
inconscients et ensanglantés sur les
sièges avant d’une voiture lourdement
accidentée, tandis que leur fille à l’arrière
est encore attachée à son siège et
apparemment indemne.
On montre l’évacuation des deux victimes
tandis que leur petite fille apparemment
indemne fait une crise de panique, et que
le conducteur fautif, lui aussi indemne
mais consterné, est contrôlé puis arrêté et
menotté pour CFA.
Tout le long du message, on entendra la
petite fille appeler sans arrêt son père en
criant « papa! », même quand un policier
l’empêche de se diriger vers sa mère
qu’on emmène inconsciente sur une
civière.
La caméra alterne entre la petite fille en
panique et le conducteur fautif qui souffle
dans un éthylomètre, se fait menotter puis
embarquer dans une voiture de police.
L’attention de cet homme se porte surtout
sur la petite fille et tout nous montre qu’au
delà d’une faible protestation, il se sent
irrémédiablement coupable.
En surimpression sur le visage de
l’homme prostré et qui pleure à la fin, la
signature corporative de la SAAQ et le
slogan de la campagne « L’alcool au
volant… ça brise des vies! »
Audio
Musique : piano.
Bruits de sirènes à la fin.
Durée
du plan
Temps
cumul.
Petite fille (cris ininterrompus) :
« Papa! »
Conducteur s’adressant aux policiers :
« J’ai pas bu tant que ça. »
Conducteur s’adressant à sa fille :
« Excuse-moi. »
0,30
0,30
246
Encore une fois, les documents montrent que les objectifs de communication sont nombreux et
sensiblement différents selon les sources. Dans le rapport annuel, l’objectif principal est d’ébranler les
récalcitrants et l’objectif secondaire est de rappeler à tous les conducteurs les dangers de la CFA. Selon
CROP (1994), c’est le renforcement de la norme sociale qui est l’enjeu majeur, et les trois objectifs qu’elle
rapporte nous indiquent que la SAAQ ne cherche pas cette fois à modifier les comportements par la
publicité mais tente de faire coïncider la norme personnelle avec la norme sociale :
-
convaincre les conducteurs de l’inadmissibilité de conduire avec les facultés affaiblies par
l’alcool;
développer un sentiment de responsabilité personnelle vis-à-vis l’alcool au volant;
renforcer le mouvement de réprobation sociale contre le phénomène de l’alcool au volant.
Nous avons le rapport d’évaluation post-campagne que CROP a faite par sondage auprès de 1003
répondants, dont la moitié de la région de Montréal, un quart de la région de Québec et un quart de
partout au Québec. La marge d’erreur est de 3,1% avec un seuil de confiance de 95%. Nous n’avons pas
la base de données, ce qui nous empêche de contrôler les données rapportées ou d’effectuer nos
propres croisements, mais notre principal objectif, rappelons-le, est de découvrir sur quelles bases la
SAAQ a pris ses décisions. Par contre, il y a peu de questions dans ce sondage qui nous offrent les
indicateurs dont nous avons besoin.
Tableau 12 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre l'alcool au volant, 1994
Indicateurs
Opinion
La CFA est une cause d’accident très importante/importante
Tous
(n : 1003)
99%
La CFA est une faute grave
99%
Favorables aux barrages routiers contre la CFA
91%
Favorables à la tolérance zéro alcool pour les nouveaux conducteurs
79%
Favorables à une saisie du véhicule
72%
Essai
Ont dit qu’il leur est déjà arrivé de moins consommer d’alcool parce qu’ils allaient
prendre le volant
53%
Source : SOM, 1996a.
La notoriété de la cause n’est pas mesurée mais avec un taux de notoriété spontané de 96% pour
l’ensemble de la campagne publicitaire, on peut estimer que la cause a déjà, en 1994, un taux de
notoriété optimal. La notoriété spontanée du message télévisé s’établit à 69% de tous les répondants et à
247
95% en question assistée. Cette publicité est le seul élément de la campagne dont les répondants se
souviennent (les autres recueillent moins de 1% de mentions spontanées), ce qui confirme que la
télévision est de loin le meilleur médium pour porter un message aussi émotif. Cependant, parmi ceux qui
se souviennent de la campagne, il n’y en a que 63% qui attribuent correctement la campagne à la lutte
contre la CFA, tandis que la compréhension plus fine du message varie entre 31% (« il faut réduire sa
consommation d’alcool au volant »), 32% (il faut « prendre conscience du danger de l’alcool au volant
pour la vie des gens ») et 58% (« il ne faut pas consommer d’alcool au volant »). CROP ne nous donne
pas le pourcentage de réponses incorrectes mais, à la lumière de ces résultats, il y avait déjà matière à
conclure, conformément aux savoirs publicitaires, que si la publicité de masse peine à livrer correctement
un message aussi simple (scénario 14), elle ne peut qu’échouer à livrer des informations complexes. Le
traitement des messages publicitaires par les cibles est trop superficiel pour exercer une influence aussi
subtile que celle suggérée par l’approche de la psychologie sociale. On voit aussi que les causes
spécifiques (CFA et vitesse) se confondent facilement, ce qui est conforme à notre conclusion sur ce
sujet dans la première partie de notre étude : en raison de l’attention flottante que les cibles accordent à
la publicité de masse, le contenu spécifique du message est relativement indifférent à la production de
l’effet synergique, seul importe le sens très général (message de promotion de la sécurité routière) qui en
est retenu.
Aucun élément de l’étude de CROP ne sonde spécifiquement la familiarité des répondants avec la CFA.
En ce qui concerne les effets de l’alcool (94%), les conséquences pénales de la CFA (84%), ses couts
socio-sanitaires (78%), la quantité d’alcool qu’il faut pour dépasser sa limite (76%), et même la
progression des connaissances entre 1991 et 1994 (un gain de 11 points de pourcentage), ce n’est pas le
niveau des connaissances réelles que CROP sonde mais uniquement si les répondants s’estiment
relativement bien informés. La mesure des mythes entourant la CFA donne toutefois un indice indirect du
degré de familiarité avec cette cause sociale. C’est ainsi que « plus des deux tiers » (CROP, 1994, p. 37)
des répondants identifient correctement comme erronés une série de « faux remèdes » sur les moyens
de diminuer l’effet de l’alcool (prendre une douche, boire un café, manger). Pour mesurer plus
directement la familiarité avec la CFA, il aurait fallu sonder des variables comme la connaissance du taux
d’alcool permis dans le sang, la connaissance des effets de l’alcool sur les capacités du conducteur, la
nature exacte des sanctions ou encore le nombre moyen de victimes que l’on attribue annuellement à la
CFA. Il faut dire que la variabilité des réponses physiologiques à l’alcool est trop variée et trop complexe
pour être simplifiée d’une manière minimalement acceptable, de sorte que le discours de la SAAQ sur le
sujet est plutôt vague lui-même, et que le message et son slogan laissent à chacun le soin d’interpréter
ce que signifie « l’alcool au volant » et à compter de quel niveau d’alcool la réprobation de la CFA se
manifeste.
248
L’opinion des répondants est, elle, mesurée plus en profondeur, et d’abord sur l’adhésion à la cause
sociale. C’est ainsi que 99% des répondants estiment que la conduite avec facultés affaiblies par l’alcool
est une cause d’accidents très importante (84%) ou assez importante (15%), un niveau comparable selon
CROP à ce qui avait été mesuré en 1991. En comparaison, seuls 69% des répondants estiment que la
vitesse au volant est une cause très importante d’accidents. En termes de faute, la CFA est considérée
comme une faute grave par 99% des répondants. En comparaison avec la vitesse au volant, 36% des
répondants perçoivent comme une faute moyenne ou légère un excès de vitesse de 30 kilomètres à
l’heure. Deux conclusions s’imposent. Même si la lutte contre la vitesse au volant a un historique de
répression et de communication plus long que la lutte contre la CFA, sa réprobation est nettement moins
importante et l’accent mis sur la nature criminelle de l’infraction dans le cas de la CFA a certainement
joué pour beaucoup dans cet état de l’opinion. Ensuite, les niveaux de notoriété et d’opinion sont
optimaux et parfaitement similaires, mais nous avons des raisons de croire que le niveau de familiarité est
sensiblement inférieur à celui de l’opinion, ce qui contredit la distribution des effets de la communication
selon le modèle de l’entonnoir. Si l’asymétrie se vérifie par la suite, cela confirmera ce que le sens
commun est à même de vérifier tous les jours, c’est-à-dire que la réprobation sociale n’a pas besoin d’un
fonds de connaissances très élevé ni même de connaissances très certaines pour s’exprimer. Étant
donné que 80% des répondants estiment que le ton dramatique ne va pas trop loin pour sensibiliser les
gens à la CFA (un taux d’approbation qui est très supérieur à la compréhension même du message et
peut-être même un peu supérieur à la familiarité avec les arguments clés des promoteurs), on peut se
demander si les répondants jugent des problèmes sociaux moins par la qualité de l’argumentation que
par la tonalité du discours.
L’opinion des répondants a ensuite été sondée pour mesurer le degré d’appui à la politique
d’intensification des contraintes. On observe que 91% des répondants sont d’accord avec la solution des
barrages routiers, 87% avec la mise en place de systèmes anti-démarreurs, 86% avec la révocation du
permis, 79% avec l’interdiction de toute consommation avant la conduite pour les nouveaux détenteurs
de permis et 72% avec la saisie du véhicule. Le discours sur la loi et l’ordre est très bien accueilli.
La difficulté de cerner le niveau de tolérance à l’alcool et les habitudes réelles des répondants en ce qui
concerne la CFA, complique la détermination par sondage des niveaux d’intention, d’essai et d’adoption
du comportement promu. La firme CROP a malgré tout eu le mandat d’évaluer l’impact de la campagne
publicitaire sur les comportements en matière d’alcool au volant (CROP, 1994, p. 81), mais quand elle
conclut qu’elle a eu à cet égard un effet considérable, on peut voir que c’est par glissement de sens en
confondant « prise de conscience » et changement de comportement. La firme a bien mesuré des
changements de comportements déclarés, cependant une partie d’entre eux porte sur l’adoption de la
249
notion de conducteur désigné, laquelle, ne faisant pas partie du message, ne peut lui être
attribuée comme CROP le fait quand elle conclut que la grande majorité des comportements des
répondants ont été modifiés (CROP, 1994, p. 81). La faible valeur des données déclaratives n’empêche
pas non plus CROP d’attribuer au message un impact « plus modeste » sur la réduction et l’élimination
de la CFA et sur l’utilisation de transports alternatifs. Dans le sondage, la SAAQ a choisi d’identifier la
consommation excessive au fait d’avoir consommé trois verres ou plus au cours d’une même occasion,
ce qui peut être trop ou trop peu selon que l’on est un homme ou une femme et que la durée de la
consommation est de moins d’une heure ou de plusieurs heures. Selon le critère de la SAAQ, il n’y aurait
que 6% des répondants qui auraient déjà conduit en état d’ébriété. Le croisement des réponses indique
cependant que le discours des répondants sur le sujet est fortement empreint de dissonance cognitive et
de désirabilité sociale. Seuls 30% d’entre eux avouent avoir déjà conduit après avoir pris de l’alcool, ce
qui donne un taux de conformité déclarée de 70% si l’on est très conservateur. Toutefois, 53% des
répondants disent qu’il leur est déjà arrivé de réduire leur consommation d’alcool avant de prendre le
volant, 44% disent qu’à la suite de la dernière campagne ils n’hésitent plus à prendre un autre moyen de
transport s’ils ont pris de l’alcool, 38% disent avoir réduit leur consommation d’alcool avant de prendre le
volant et 30% disent avoir complètement cessé de boire avant de prendre le volant, ce qui montre à quel
point les données déclaratives sont peu fiables. Nous savons par expérience personnelle que les
chercheurs de la SAAQ en sont tout à fait conscients, mais le fait qu’ils aient donné à CROP le mandat de
sonder l’impact de la publicité sur le changement de comportement et qu’ils n’aient pas expurgé du
rapport final à cet égard les conclusions élogieuses mais mal fondées (dans le métier de la recherche
privée, le dépôt d’un rapport final est habituellement précédé d’un rapport préliminaire soumis à
l’approbation du client), nous indique encore une fois qu’ils attribuent bel et bien à la publicité, et malgré
les évidences, la possibilité de modifier les comportements, que ce soit directement (par relation causale
directe) ou indirectement (par relation causale indirectement induite d’un changement des attitudes et de
normes individuelles et sociales). La capacité de la publicité d’influencer les normes sociales et, par là,
l’expression des opinions d’un individu, et même d’opinions contraires à ses normes individuelles, est
bien plus évidente à soutenir, encore qu’il faille se garder de lui attribuer l’essentiel d’un effet qui s’exerce
en réalité par un ensemble de moyens dont elle n’est que la partie la plus visible.
En partant d’une analyse factorielle et typologique des données du sondage, CROP a finalement réparti
les répondants sur une échelle du risque, et que nous avons reproduit sous la forme de quadrants
(tableau 13) : l’incorrigible (groupe composé particulièrement d’hommes 25-44 ans, et de gens qui
parcourent 30 000 km/an), l’ambivalent (groupe composé particulièrement d’hommes 16-24 ans, et de
gens qui parcourent 20 000 à 24 900 km/an), le convaincu (groupe composé particulièrement de femmes
45 ans +, et de gens qui parcourent moins de 5 000 km/an) et l’incorruptible (groupe particulièrement
250
composé de 65 ans +, et de gens qui parcourent moins de 5 000 km/an). La typologie montre que les
conducteurs qui s’estiment les plus conformes sont surtout les femmes, les gens âgés et ceux qui font le
moins de route, ce qui correspond à ce que nous avons déjà vu. Toutefois, CROP va au-delà de la
prudence en concluant de la comparaison des données déclaratives de 1994 avec celles de 1991 que la
campagne publicitaire a eu un effet favorable non seulement sur les attitudes mais aussi sur les
comportements des ambivalents et des convaincus (CROP, 1994, p. 131). L’écart entre les faits et le
discours sur les faits est ici un cas flagrant de construction de faits inadéquats. En traitant les
comportements déclarés comme des comportements effectifs, en assimilant les attitudes aux
comportements, le rapport fausse la représentation du sondage pour créer une fiction : l’impact de la
publicité, en étant systématiquement exagéré, renforce le mythe de son influence sur les comportements.
La firme a-t-elle péché par complaisance? Du moins peut-on observer que l’année suivante, les sondages
sont confiés à la firme SOM, qui se montrera plus rigoureuse.
Tableau 13 : Évolution des attitudes et comportements déclarés des Québécois par rapport à
l'alcool au volant, de 1991 à 1994
Affichent des
Attitudes et comportements
RISQUÉS
Disent avoir MODIFIÉ
Leur attitude et leur
comportement suite à
la campagne
Source : CROP, 1994.
AMBIVALENT
28% 1994
22% 1991
+ 6%
INCORRIGIBLE
17% 1994
23% 1991
-6%
CONVAINCU
33% 1994
24% 1991
+ 9%
INCORRUPTIBLE
22% 1994
31% 1991
-9%
Disent n’avoir PAS
MODIFIÉ
Leur attitude et leur
comportement suite à
la campagne
Affichent des
Attitudes et comportements
Non-RISQUÉS
L’année 1995 est marquée par une baisse de 29,5% du budget publicitaire mais une augmentation de
20% des sanctions effectives. Le bilan continue globalement à s’améliorer mais le rapport annuel, en
251
annonçant que le bilan routier du Québec affiche moins de 900 morts pour la deuxième année
consécutive, passe sous silence le fait que le nombre des décès a augmenté par rapport à 1994 au lieu
de l’exploiter pour sonner l’alarme, ce qui est un autre signe qu’elle traverse une période difficile sur le
plan de sa crédibilité et de son image publique. Pour l’heure, la SAAQ dans son discours public affirme
miser sur la sensibilisation et l’information (SAAQ, 1996, p. 5) pour améliorer le comportement routier des
Québécois. Les deux seules innovations en communication qu’elle mentionne dans son rapport annuel
ont trait à un concours de conception d’un message contre la CFA (le projet « Pub de route », destiné aux
jeunes), et à la distribution d’autocollants avec le slogan de la campagne contre la CFA que les citoyens
sont invités à apposer sur leurs véhicules pour participer à la réprobation sociale (SAAQ, 1996, p. 32), ce
qui est un moyen de stimuler l’exercice du contrôle social externe informel. Pour le reste, elle rediffuse les
messages télévisés de 1994 contre la CFA et de 1993 contre la vitesse au volant sans se donner la peine
d’en évaluer l’impact (SOM, 1996). Tout cela signale qu’elle se prépare en réalité pour un retour en force
qui ne viendra qu’en 1997.
En 1996, la SAAQ déclare avoir atteint le deuxième meilleur bilan routier de son histoire, une formule qui
masque une réalité moins brillante. Avec un plafonnement des sanctions effectives (tableau 9) et un bilan
routier qui, en réalité, ne progresse plus, la SAAQ va progressivement revenir à un discours un peu plus
guerrier. Elle répète qu’elle ne peut remplir son mandat sans la collaboration de la police et déclare
qu’elle mise sur l’effet synergique d’une réforme du Code de la sécurité routière et de la publicité pour
atteindre son objectif de réduction du bilan routier à 750 morts pour l’an 2000. Le discours répressif se fait
tout de même pudique : on observe que l’objectif est assimilé à un défi collectif (SAAQ, 1997, p. 4) et que
dans sa définition de la « sensibilisation », catégorie dans laquelle elle classe tous les moyens qu’elle
prend pour modifier les comportements, elle ne mentionne pas les activités de contrôle et de répression.
Entretemps, avec un budget de communication qui subit une nouvelle amputation (-30%), elle ne produira
de nouveau message que pour la campagne contre la vitesse, la campagne contre la CFA se passant de
message télévisé.
C’est la découverte par la SAAQ, à travers les résultats des sondages post-campagnes, du mythe selon
lequel le problème de la vitesse serait celui de jeunes fous du volant (16-24 ans; Brault et Letendre,
2003) qui a guidé la conception de la campagne du printemps 1996. Selon le rapport annuel de la SAAQ
(1997), l’objectif de la campagne publicitaire de 1996 est de sensibiliser les gens aux dangers de la
vitesse en ville, mais selon SOM (1996a, p. 52) il est de « créer un climat d’acceptabilité moindre de la
vitesse au sein de la population ». Nous n’avons retrouvé aucun des éléments de la campagne du
printemps 1996 contre la vitesse au volant, mais le questionnaire de SOM (1996a) nous donne une brève
description de ses trois éléments principaux : une émission spéciale de la série télévisée « Qui vive »
252
avec des témoignages sur les conséquences douloureuses d’accidents causés par la vitesse pour toutes
les personnes impliquées, une campagne d’affichage du slogan « La vitesse tue » sur les panneaux
d’autobus, et un nouveau message télévisé. Ce dernier montre un homme assis qui, en répondant aux
questions d’une voix hors champ, raconte que lorsqu’il circule en ville, il suit le flot de la circulation sauf
récemment alors qu’il a conduit plus vite parce qu’il était pressé et qu’il a eu un accident. À ce point de
son récit, l’homme tourne le dos à la caméra et s’éloigne, ce qui permet de réaliser au spectateur qu’il est
en chaise roulante.
Le message télévisé ayant été diffusé en avril mais l’évaluation de la campagne n’ayant pas été faite
avant la fin juillet, les taux de rappel ont forcément décru rapidement après la campagne de sorte qu’il
n’est pas prudent de comparer, comme le fait SOM, les taux de rappel de la publicité télévisée (73% en
notoriété totale) avec ceux des campagnes précédentes (89% en notoriété totale pour le message avec
Sophie). Pour les mêmes raisons, il n’est guère prudent non plus de pousser très loin l’analyse de la
compréhension du message mais on peut toutefois relever le fait que malgré sa simplicité apparente,
25% des répondants lui ont attribué un sens erroné et sans pertinence. Il y a heureusement des
indicateurs pour les autres variables qui nous intéressent (tableau 14).
Tableau 14 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre la vitesse
au volant dans les zones de 50 km/h, 1996
Indicateurs
Opinion
Favorables à l’objectif d’amener les gens à rouler moins vite
Favorables à plus de surveillance policière
Favorables à des peines plus sévères
Tous
(n : 1003)
89%
75%
63%
Considération
Ont pris conscience que la vitesse excessive met leur vie en danger
Parmi ceux qui dépassent souvent les limites en ville
Parmi ceux qui disent dépasser les limites la plupart du temps
Essai
Déclarent respecter davantage les limites depuis cette campagne
Parmi ceux qui dépassent souvent les limites en ville
Parmi ceux qui disent dépasser les limites la plupart du temps
83%
76%
70%
67%
56%
42%
Source : SOM, 1996a.
En ce qui concerne la familiarité, SOM, comme auparavant CROP, ne sonde pas la solidité des
connaissances mais la perception d’en savoir suffisamment ou pas sur le sujet, ce qui est insuffisant pour
les besoins de notre étude. On relèvera quand même que 96% des gens se disent très bien (46%) ou
plutôt bien (48%) informés sur les excès de vitesse mais SOM réussit quand même à cerner une zone
253
grise : la méconnaissance de la variabilité, en fonction des zones, du montant des amendes pour un
même excès de vitesse. Cette méconnaissance n’empêche pas l’expression d’opinions très favorables à
l’intensification de la répression. C’est ainsi que 89% des répondants sont tout à fait d’accord (61%) ou
plutôt d’accord (28%) pour dire qu’il est très important d’amener les gens à rouler moins vite en ville, et
que 75% se disent tout à fait d’accord (45%) ou plutôt d’accord (30%) pour que la surveillance policière
soit intensifiée de manière à faire respecter les limites de vitesse, et que 63% se disent tout à fait
d’accord (30%) ou plutôt d’accord (33%) pour que les peines encourues soient plus sévères. Le discours
sécuritaire de la RAAQ et de la SAAQ a réussi à susciter l’intolérance envers la délinquance et une
valorisation de la répression (SOM, 1996a, p. 56) comme mode privilégié d’intervention, mais nous allons
maintenant voir que les indicateurs de considération et d’essai du respect des limites de vitesse signalent
que cet appui des répondants résulte en grande partie d’une dissociation entre leurs attitudes et leur
comportement.
La validité de nos indicateurs de considération et d’essai du comportement est sujette à caution parce
qu’aucune question du sondage ne porte spécifiquement sur ces dimensions. Sur le plan de la
considération, nous pouvons toutefois estimer que la « prise de conscience » est un indicateur valable de
considération. La majorité des répondants disent que la campagne publicitaire leur a fait prendre
conscience que la vitesse excessive met en danger leur propre vie (83%) et celle des autres (81%). Ces
taux de considération baissent à 76% et 80% respectivement chez ceux qui admettent excéder assez
souvent les limites de vitesse en ville, et à 70% et 73% chez ceux qui admettent excéder la plupart du
temps les limites de vitesse.
Aucune question dans le sondage ne nous donne d’indicateur d’intention mais nous avons retenu comme
indicateurs d’« essai » les déclarations des répondants qui ont dit respecter davantage les limites de
vitesse suite à cette campagne. Les taux diminuent symétriquement : 67% de l’ensemble des répondants
(n : 1003) disent les respecter davantage, mais ce taux descend à 56% chez ceux qui admettent excéder
assez souvent les limites de vitesse en ville (n : 120), et à 42% chez ceux qui admettent excéder la
plupart du temps les limites de vitesse (n : 82).
Pour la SAAQ, la grande révélation du sondage post-campagne effectué par SOM (1996a) concerne les
indicateurs d’adoption du comportement et principalement le fait qu’une très grande proportion des
conducteurs sondés avoue ne pas respecter les limites de vitesse et que faire de la vitesse est un
comportement profondément ancré : lorsqu’une personne commet des excès de vitesse, elle a
« tendance à les commettre en toutes circonstances » (SOM, 1996a, p. 5), que ce soit en ville ou sur
l’autoroute. C’est à ce moment de son histoire et grâce à d’autres enquêtes semble-t-il que la SAAQ
254
(1997, p. 32) dit avoir réalisé que l’irrespect des limites est le fait d’un peu tout le monde. En tout, 59%
des répondants disent rouler habituellement à 50 km/h en ville (48%) ou plus lentement (11%), mais ces
taux diminuent sur l’autoroute alors que 48% disent rouler à 100 km/h (33%) ou moins (15%). Ce ne sont
certes que des données déclaratives, mais si les répondants ont pu fournir des réponses biaisées, le
croisement avec d’autres réponses indique que ce fut en faveur d’une sous-estimation de leur vitesse
réelle et que c’est plus vraisemblablement la majorité des conducteurs qui est délinquante. Quand il s’agit
d’évaluer le comportement, SOM, contrairement à CROP, se montre tout à fait sensible à la dissonance
cognitive entre les comportements déclarés et les perceptions des habiletés personnelles, et
recommande même à la SAAQ de procéder à des enquêtes sur le terrain. Sans surprise, la tendance à la
prise de risque diminue avec l’âge (81% des 16-20 ans admettant rouler en moyenne à une vitesse
supérieure aux limites permises alors qu’ils ne sont que 18% chez les 55 ans et plus) et avec le nombre
moyen de kilomètres parcourus par année (SOM, 1996a, p. 5). Les sondeurs rapportent aussi que les
répondants sont presque unanimes (96%) à juger que leur vitesse moyenne est sécuritaire et même si la
majorité estime que les autres roulent plus vite qu’eux (65%) la même proportion (65%) estime que la
conduite des autres est sécuritaire. Le fait d’avoir été impliqué dans un accident ne semble pas être un
facteur majeur d’une remise en question durable des comportements à risque si l’on tient compte que
40% des répondants admettent avoir déjà été impliqués dans un accident à titre de conducteur. Un
phénomène comparable sera observé plus tard pour la SAAQ par Dionne, Fluet, Desjardins et Messier
(2004) qui ont conclu dans le cas de la CFA que la perception de risque (d’avoir un accident ou d’être
intercepté) n’était pas différente entre ceux qui ont été sanctionnés au moins une fois pour cette faute et
ceux qui ne l’ont jamais été. Ces auteurs signalent que des études en économie et en droit économique
ont conclu que l’augmentation de la sévérité de l’amende a un effet dissuasif plus important qu’une
augmentation de la probabilité d’être arrêté. Cela semble conforme au modèle dissuasif de la sécurité
routière, qui repose d’abord sur une dynamique d’intensification continue des sanctions. Toujours selon le
même sondage de SOM, seuls 3% des répondants se définissent comme audacieux au volant même si
10% des sondés ont admis avoir été sanctionnés pour excès de vitesse au cours des deux dernières
années. En attendant, et sur la base de la réduction de 30% à 10% des répondants qui, entre les deux
études de 1993 et 1996, estiment que la limite de vitesse sur les autoroutes est trop basse, SOM (1996a,
p. 60) conclut que la SAAQ est en voie d’accomplir son objectif de réduire l’acceptabilité de la vitesse au
volant. La direction de la SAAQ ne semble pas avoir pleinement endossé cette conclusion ou en avoir
pris connaissance, du moins le rapport annuel de 1996 n’en parle pas mais met l’accent sur une
information moins optimiste : selon une enquête non identifiée, les deux tiers des conducteurs
admettraient rouler en moyenne plus vite que les limites (SAAQ, 1997, p. 32). Cela ne correspond pas
aux données de l’enquête de SOM et provient peut-être d’une enquête sur le terrain, mais cela montre
255
que la SAAQ, au vu des minces succès obtenus, se préoccupe surtout de faire connaitre l’ampleur d’un
problème dont, à l’instar des Québécois eux-mêmes, elle parait avoir jusque là sous-estimé l’ampleur.
La campagne publicitaire contre l’alcool au volant de l’été 1996 ne comprend pas de publicité télévisée,
ce qui témoigne d’un budget réduit et qui s’explique par le fait qu’aucune nouvelle mesure n’est encore
entrée en vigueur. La SAAQ fait uniquement de l’affichage dans les grands centres urbains (utilisant des
photos d’accidents parues dans des journaux) et utilise trois messages publicitaires à la radio : une
discussion entre copains dans un bar lors d’un 5 à 7, une discussion de copains réagissant à la une d’un
quotidien portant sur un terrible accident d’auto, et un message diffusé pendant les matchs de baseball
des Expos de Montréal. Un projet de loi comportant des mesures draconiennes vient toutefois d’être
adopté au printemps par le Parlement, et si rapidement que le Barreau du Québec (1996) s’inquiète
publiquement en aout de ce que, dans la hâte, la recherche de plus de sécurité pourrait nuire au respect
des droit individuels. Ces mesures controversées contre la CFA comprennent notamment la confiscation
du véhicule pour 30 jours (même si le véhicule appartient à une autre personne que le conducteur fautif),
l’installation d’un système anti-démarrage dans le véhicule d’un récidiviste pour garantir sa sobriété au
volant, et, pour les nouveaux conducteurs âgés de moins de 25 ans, une « tolérance zéro » (interdiction
de conduire après avoir pris de l’alcool, peu importe la quantité) et une limite à seulement quatre points
d’inaptitude (plutôt que 10).
Nous n’avons pas retenu les indicateurs de notoriété de la campagne parce que le taux de notoriété
spontané de 82% pour l’ensemble de la campagne reflète davantage la notoriété de la cause qui est
probablement située à un niveau si optimal qu’il ne peut guère être amélioré. En ce qui concerne les taux
de rappel des différents messages de la campagne, le meilleur indice est celui des 32% qui se sont
spontanément souvenus avoir vu des messages télévisés alors qu’il n’y en a pas eu, tandis qu’en
notoriété assistée les véritables pièces publicitaires de la campagne ne font que de 9% à 26%.
D’après SOM (1996b, p. 6), l’objectif de la campagne publicitaire de 1996 contre la CFA se situait
carrément sur le terrain d’une bataille pour l’opinion publique. Il s’agissait de « préserver les acquis et
relancer dans l’opinion publique l’urgence et l’importance d’agir » (SOM, 1996b, p. 6). Les résultats
obtenus (tableau15) montrent que si l’endossement de la cause a significativement progressé entre 1994
et 1996 (voir les indicateurs d’opinion), au point de friser désormais l’unanimité, cet appui repose au
mieux sur perception erronée (voir l’indicateur de familiarité), au pire sur l’ignorance totale de la réalité du
bilan annuel moyen des décès attribués à la CFA par la SAAQ (450 selon les estimations de la SAAQ à
l’époque). Sans choix de réponses, une grande partie des répondants (41%) refuse de se prononcer
parce qu’ils n’ont pas même une idée approximative du nombre de morts attribués annuellement à la
256
CFA, 18% le surestiment largement à 1 000 morts et plus, 16% le sous-estime nettement à moins de 100,
et seuls 25% le situent correctement mais très vaguement, dans la vaste palette des 100 à 999 morts.
Cela donne une moyenne perçue de 966 décès par année, une diminution par rapport à l’étude de 1995
qui arrivait une moyenne perçue de 1 509 décès (SOM, 1996b, p. 48). À l’évidence, les perceptions des
répondants se fondent sur des impressions volatiles mais exagérément fautives, et cette grossière erreur
d’appréciation peut contribuer à expliquer les taux d’adhésion très élevés aux mesures d’intensification
des sanctions que le Parlement vient d’adopter. Il est difficile d’établir dans quelle mesure l’endossement
d’une intensification des contraintes et la surestimation du bilan routier s’influencent mutuellement,
cependant on peut relever que la réduction de la perception de la gravité du bilan routier entre 1995 et
1994 (de 1 509 à 966 décès estimés, soit une baisse de 36%) a été mesurée par SOM entre le 25
septembre et le 7 octobre 1996. Même si la méthodologie d’enquête a pu conditionner l’endossement de
la répression, en posant les questions afférentes à la toute fin du sondage, la baisse dans l’estimation de
1996 coïncide avec la baisse effective du bilan routier de 1996, dont les répondants ont eu le temps de se
faire une impression générale par la couverture médiatique régulière des accidents de la route et de
l’évolution du bilan routier pendant l’été. On constatera quand même, encore une fois, la corrélation entre
l’endossement de l’intensification de la contrainte et la surestimation de la gravité réelle du bilan routier, et
le fait que la SAAQ ne se préoccupe pas de corriger vigoureusement une perception aussi erronée de la
gravité réelle de la situation mais qui sert si bien sa représentation du problème et de ses solutions. Il est
certain que les résultats aussi positifs de tels sondages sont utilisés par la SAAQ pour conforter l’appui
des ministres responsables et des parlementaires à leurs projets législatifs, et encore plus dans le
contexte d’une protestation aussi rare et prestigieuse que celle du Barreau du Québec. La suite des
choses montre que le parlement s’est fait une idée moins assurée de l’appui de l’opinion publique de
sorte que celles des mesures qui seront finalement adoptées seront étalées plus progressivement dans le
temps. La mesure de suspension immédiate du permis sera effective en 1996, la saisie du véhicule en
1997, la limite de 4 points de démérite pour les nouveaux conducteurs et l’antidémarreur en 1999, tandis
que la tolérance zéro pour les conducteurs de moins de 25 ans n’a jamais été adoptée au Québec (la
tolérance zéro est devenue effective mais en 2012 et seulement pour les conducteurs de 21 ans et
moins).
257
Tableau 15 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre l'alcool au volant, 1996
Indicateurs
Familiarité
Évaluent entre 100 et 999 le nombre
annuel de décès sur la route (moyenne
annuelle réelle = 450)
Opinion
Pensent que c’est un problème très
important ou important
Totalement favorables ou favorables à
l’introduction de nouvelles mesures
législatives plus sévères
suspension immédiate du permis
Tous
(n : 1 155)*
1995
(n : 1 148)*
1994
(n : 1 003)*
98%
84%
-
-
18%
98%
89%
-
tolérance 0 pour les nouveaux
conducteurs
saisie du véhicule pour 30 jours
85%
-
83%
-
-
installation d’un antidémarreur
82%
-
-
limite de 4 points de démérite pour
les nouveaux conducteurs
Essai
Disent avoir réduit au cours des
derniers mois leur consommation
d’alcool sachant qu’ils devaient
prendre le volant
71%
56,6%
42%
55,7%
%
Source : SOM, 1996a. Pour l’année 1995, SOM cite une évaluation de la campagne contre la CFA faite en 1995 par
l’INFRAS et qui nous est inconnue. Pour l’année 1994, SOM cite CROP, 1994.
* : le nombre de répondants peut varier d’une question à l’autre, mais les études ne citent pas souvent les
proportions pour chaque question et ne donnent jamais de marge d’erreur spécifique. Les données rapportées ici
nous servent surtout à évaluer ce que la SAAQ savait ou croyait savoir à l’époque et non pas à faire des analyses
statistiques approfondies.
Pour l’indice de considération, nous n’avons pas retenu les 90% de répondants qui ont affirmé que la
campagne publicitaire leur a fait prendre conscience des risques de l’alcool au volant, un chiffre élevé qui
inclut surtout les 83% de répondants qui se sont déclarés conformes : 27% ont déclaré ne jamais boire
d’alcool, 16% ne jamais boire quand ils doivent conduire, 18% se limiter à une consommation et 22% à
deux. En excluant les individus qui se déclarent conformes, cela situerait le taux de considération réelle à
7% mais nous n’avons pas les moyens de le vérifier. L’étude ne nous dit rien de ceux qui disent que la
campagne ne les a pas sensibilisés davantage mais cela peut fort bien inclure les individus les plus
conformes et convaincus.
258
Enfin, nous avons retenu comme indice d’essai les 42% de répondants qui, après avoir vu la campagne
publicitaire, ont affirmé avoir réduit leur consommation d’alcool avant de prendre le volant. Nous savons
qu’entre l’essai et l’adoption, il y a une marge, ce qui se confirme quand on compare ces résultats avec
ceux, dissonants, des 33% de répondants qui avaient précédemment, en début de questionnaire, avoué
avoir conduit un véhicule après avoir consommé de l’alcool (ne serait-ce qu’une seule consommation)
pendant la période qui correspond à la diffusion de la campagne. SOM (1996b, p. 54) conclut à
l’ambivalence des indicateurs, mais on doit plus précisément parler de biais de conformité et de
dissonance cognitive. L’examen du questionnaire révèle que lorsque les gens disent avoir réduit leur
consommation et leurs prises de risques, c’est à la fin du questionnaire, alors que les réponses récoltées
en début de questionnaire indiquent qu’il n’y a pas moins de gens qu’auparavant qui continuent à afficher
des comportements à risque. Si l’étude avait fourni le taux de considération des individus les plus à
risque, il serait évidemment moins élevé et plus crédible. Il en irait de même pour les taux d’essai du
comportement si un meilleur contrôle méthodologique avait été exercé.
La campagne de 1997 contre la vitesse au volant est diffusée non pas en avril, comme autrefois, mais de
la mi-mai à la mi-juin, période qui correspond mieux au rehaussement de la courbe saisonnière des
accidents dus à la vitesse. Elle comprenait un message télévisé intitulé « François et Laurence »
(scénario 17) et l’affichage du slogan « La vitesse tue » sur les panneaux arrière des autobus. Les
objectifs de la campagne publicitaire n’apparaissent pas dans les documents dont nous disposons, et le
rapport annuel de 1997 signale seulement que la SAAQ conceptualise ses campagnes de communication
comme un moyen de sensibilisation « pour amener la population québécoise à adopter des
comportements sécuritaires sur la route » (SAAQ, 1998, p. 33). Nous avons retrouvé le message télévisé
mais la copie vidéo que nous avons est dans un si mauvais état que le minutage est approximatif et qu’il
nous manque le tout début du message et de la narration (reproduit ici de mémoire).
Scénario 17
SAAQ
TV : « François et Laurence »
Diffusion : mai à juin 1997
Plan
Vidéo
Direction photo : essentiellement une série
de gros plans.
1à5
Série de scènes où l’on voit un homme
dans la trentaine, François, rouler
rapidement en ville et essuyer en riant la
trace de chocolat que son fils vient de lui
laisser sur la joue en l’embrassant. Il sourit
au volant. Manifestement, la vie est belle
pour lui.
Audio
Musique : tout au long, une série
chaotique et mystérieuse de carillons,
suivant la technique sonore utilisée dans
certains films quand les personnages se
remémorent des moments dramatiques et
obsédants de leur vie.
Effets sonores :
Bruits du moteur de l’automobile qui
accélère quand François est au volant.
Voix hors champ (homme) :
« François est un homme prudent. Il va
juste au-dessus des limites de vitesse en
prenant quelques chances pas plus. »
Durée
du plan
Temps
cumul.
0,06
0,07
259
6à7
8à9
10
11 à 18
19
20
Série de scènes où l’on voit Laurence, une
petite fille d’environ huit ans. C’est son
anniversaire. Elle souffle les bougies de
son gâteau. Elle a reçu une petite
autruche en peluche. On la voit ensuite qui
marche sur un trottoir avec sa peluche, en
compagnie d’une amie.
La voiture de François fait dans une rue un
dépassement dangereux : il emprunte la
voie inverse pour doubler les voitures qui
sont immobilisées devant lui.
Laurence traverse une intersection de
manière sécuritaire après s’être assurée
que la camionnette qui arrivait par sa
gauche s’immobilise pour la laisser
passer. La caméra la suit et, en traveling,
nous montre la voiture de François qui
arrive en trombe et que Laurence ne peut
pas avoir vu venir.
Série de gros plans sur les réactions de
surprise puis d’horreur de François et de
Laurence qui s’aperçoivent mutuellement,
et sur les manœuvres de freinage (pied
sur la pédale de frein, fumée
d’échauffement qui s’échappe des freins).
On ne voit pas l’impact. En gros plan :
réaction de stupeur de François une fois
son véhicule immobilisé.
Gros plan sur la peluche au sol parmi des
débris de verre. Traveling vers le haut : on
voit un ambulancier qui fait glisser une
civière dans l’ambulance.
Gros plan du visage atterré de François.
En surimpression : la signature corporative
de la SAAQ. Le slogan de campagne
n’apparait pas.
Voix hors champ (homme) :
« Laurence, elle, a tout son temps. »
0,03
0,10
Voix hors champ (homme) :
« Il n’est jamais rien arrivé à François…»
0,02
0,12
Voix hors champ (homme) :
« … sauf aujourd’hui où François va
croiser son chemin… »
0,05
0,17
Effets sonores :
Bruits de freinage suivis du son d’un
impact.
Voix hors champ (homme) :
« … une rencontre qui va les marquer pour
la vie. »
0,05
0,20
Voix hors champ (homme) :
« Il n’y a pas d’excuses pour les excès de
vitesse parce que la vitesse tue. »
0,05
0,25
Voix hors champ (femme) :
Pour la Société de l’assurance automobile
du Québec, c’est la vie qui compte avant
tout.
0,05
0,30
À titre de stratège publicitaire chez Cossette et responsable des publicités faites par l’agence pour la
SAAQ de 1997 à 1999, je me permettrai d’ajouter à l’analyse documentaire de cette période les
connaissances de première main que j’ai de la manière dont les stratèges de la SAAQ conceptualisent
leur approche du problème et de la publicité à cette époque. Ce sont les agents de recherche de la
Direction du même nom qui étaient les stratèges publicitaires, s’occupant de la détermination des
objectifs, du contenu et de l’efficacité des messages, tandis que le rôle des agents de communication de
la Direction des communications, plus tactique, consistait à superviser les agences de publicité ainsi que
toutes les dimensions plus techniques de la production des campagnes publicitaires.
Si l’objectif marketing de l’ensemble de cette campagne de 1997 était de réduire le nombre des accidents
en ville, l’objectif de communication du message télévisé, selon ce qui a été maintes et maintes fois
répété à l’agence Cossette, était de faire en sorte que les conducteurs à risque se reconnaissent dans le
personnage de François. L’effet espéré était que les conducteurs délinquants réalisent que le risque
qu’une telle histoire leur arrive personnellement est beaucoup plus élevé qu’ils ne le pensent et qu’ils
260
amorcent alors le processus de remise en question menant à l’abandon de leurs comportements à risque.
Il ne fut aucunement question de l’acceptation des contraintes. Toute la conception du message est tirée
des conclusions des études précédentes de la SAAQ. La cible : un Québécois dans la trentaine ayant
toutes les qualités d’un bon citoyen responsable, affectueux avec ses enfants, et qui n’a rien d’un
délinquant sauf au volant alors qu’il se croit apte à prendre plus de risques que les autres parce qu’il
estime que ses risques sont mieux calculés, qu’il a un meilleur jugement et de meilleurs réflexes. La
victime : un enfant, pour l’effet choc supplémentaire dont les chercheurs pensent qu’elle stimulera chez la
cible la désolation, la réflexion et la crainte qu’il ne lui arrive la même chose (la peur suprême, selon les
sondages, étant d’être responsable de la mort d’un enfant). Le lieu : l’accident doit se produire en zone
urbaine mais sans qu’on ne puisse identifier quelle ville de manière à ce que les cibles de toutes les
régions puissent s’y identifier plus facilement. Enfin, le slogan « La vitesse tue » est considéré par la
SAAQ comme l’un de ses meilleurs parce qu’il élève la gravité des enjeux à un niveau presque aussi
élevé que celui de l’alcool : la vitesse est associée à un homicide (involontaire ou de négligence) alors
que l’alcool est associée à un crime passible d’emprisonnement. Sa plus grande faiblesse est
évidemment que la stimulation de la réprobation de la vitesse a besoin de s’appuyer sur un accident
grave mais que les cibles estiment, sur la base de leur estime de soi supérieure et de leur expérience
personnelle, qu’elle est une malchance hautement improbable et pas le résultat d’une erreur de conduite
de leur part. La gravité de la vitesse est elle-même banalisée par le fait que les cibles peuvent avoir été
plusieurs fois interceptées pour cette infraction et n’avoir rien eu de pire à subir que des amendes,
l’inscription de points de démérite à leur dossier et des hausses de tarifs, ce qui les entraine à gérer les
risques plutôt qu’à les éliminer sans entamer leur sentiment d’être en contrôle. Au contraire, la simulation
de la réprobation de la CFA peut s’appuyer sur le seul fait que conduire en état d’ébriété est criminel,
même sans victime ni accident, que la conséquence immédiate et presque imparable est l’arrestation (ne
serait-ce que quelques heures) et un dossier criminel : une situation que les cibles craignent davantage
parce que la conséquence est plus implacable et terrifiante et que, la limite étant floue, le risque est plus
difficile à gérer, tout le monde admettant en outre que l’alcool fait perdre le contrôle de soi.
En 1997, la publicité télévisée (scénario 17) a obtenu un taux de notoriété de 80%. L’idée principale, qui
était de ralentir la vitesse dans les zones de 50 km/h, n’a été spontanément citée que par 7% des
répondants, mais l’idée plus générale qu’il faut ralentir la vitesse au volant a été mentionnée
spontanément par 52% des répondants. On remarque que 30% des répondants y ont simplement vu un
appel général à la prudence sur les routes, que 23% des réponses étaient complètement hors sujet, que
10% n’ont pas osé se prononcer, sans compter les 5% qui ont mentionné l’alcool au volant comme le
sujet du message.
261
Le sondage de 1997 ne mesure pas la connaissance du bilan routier. Compte tenu de l’importance de la
répression dans le modèle de la dissuasion, nous avons retenu cette fois la connaissance des sanctions
et de leurs niveaux de sévérité comme indicateurs de familiarité (tableau16). On peut voir que si les trois
quarts des répondants ont une idée exacte du lien qui existe entre leurs points d’inaptitude et le cout de
renouvellement de leur permis de conduire, très peu ont une idée relativement juste de la sévérité
effective des sanctions et que plus l’infraction est grave plus le taux de méconnaissance augmente. La
majorité des répondants se trompent dans leurs estimations et, en moyenne, le quart des répondants
refusent carrément de se prononcer. La distribution des réponses de sous-estimation et de surestimation
est globalement équilibrée mais on relève une légère tendance à surestimer la sévérité dans le cas des
infractions les moins graves (ce sont celles commises par la majorité des conducteurs et dans les zones
où la légitimité des limites est la plus contestée) et à sous-estimer leur sévérité dans le cas des plus
graves (ce sont celles commises par une minorité de conducteurs qui sont perçus comme des fous du
volant et contre lesquels s’exprime une forte volonté de répression).
Tableau 16 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre la vitesse au volant, 1997
Indicateurs
1997
Familiarité
Savent que l’inscription de points d’inaptitude au dossier entraine une augmentation du cout
du permis
Savent que les pénalités pour excès de vitesse en ville ou sur autoroute sont les mêmes
Ont une idée relativement exacte des sanctions pour :
excès de 25Km/h dans une zone de 50 km/h
amende
points d’inaptitude
excès de 50Km/h dans une zone de 50 ou de 100 km/h
amende
points d’inaptitude
Opinion
Favorables à plus de surveillance policière
Favorables à plus d’information
Favorables à des amendes et sanctions plus sévères
Favorables à une modification des routes
Favorable à une réduction des limites de vitesse
Considération
Jugent très important qu’ils roulent eux-mêmes moins vite qu’actuellement dans les zones
de 50 km/h
Essai
Déclarent respecter davantage les limites suite à cette campagne
Source : SOM, 1997a
75%
36%
30%
27%
9%
20%
34%
27%
22%
4%
3%
57%
29%
262
Le sondage inclut quelques questions dont les réponses sont une indication indirecte et imparfaite de ce
que les répondants endossent le mythe du fou du volant : les répondants considèrent massivement leur
propre vitesse comme sécuritaire, en ville (93%) et sur l’autoroute (96%). Une majorité bien plus faible
considère aussi que la vitesse des autres est sécuritaire en ville (66%) et sur l’autoroute (68%). Parmi
ceux qui sont inquiets, le plus gros groupe est constitué de gens modérément inquiets qui considèrent
que la vitesse des autres est peu sécuritaire en ville (27%) et sur l’autoroute (24%). Seule une minorité de
conducteurs estime que la vitesse des autres n’est pas du tout sécuritaire en ville comme sur l’autoroute
(5%). Quoiqu’il en soit, SOM conclut que les gens ne « s’identifient absolument pas à ces conducteurs
téméraires ou imprudents, qui, à leurs yeux, sont la cause des accidents. La vitesse ce n’est pas leur lot,
mais celui des autres puisque seulement 3% des gens croient rouler plus vite que les autres » (SOM,
1997a, p. 79).
Pour nos indicateurs d’opinion, nous avons retenu la mesure de la perception de l’efficacité relative de
différents moyens d’action. On peut voir que la majorité des appuis spontanés vont au renforcement des
contraintes, que la responsabilité comportementale est une idée admise et que l’idée d’une responsabilité
partagée avec l’État (modification des infrastructures routières) n’est à peu près pas imaginée. Mais
contrairement au cas de l’alcool au volant, on peut voir cette fois que les indicateurs d’opinion sont à
peine moins élevés que ceux de la familiarité. Un peu plus de la majorité (59%) des répondants citent une
intensification des contraintes comme mesure la plus efficace. Cela ne signifie pas que les autres jugent
l’intensification inefficace. La question de 1997 est trop différente de celle de 1996 pour que l’on puisse
comparer les indicateurs d’opinion (tableaux 13 et 15) : la question de 1996 portait sur l’endossement de
mesures plus sévères tandis que la question de 1997 porte sur la perception de leur efficacité. Certes, on
voit mal comment les gens pourraient endosser massivement des mesures qu’ils estiment inefficaces
mais on voit par les réponses que l’appui à l’intensification des contraintes n’est pas aussi solide dans le
dossier vitesse que dans le dossier alcool. Il se peut aussi que la méthodologie de l’enquête en 1997,
parce qu’elle pose cette question après celles portant sur le comportement personnel des répondants au
volant, leur ait fait davantage réaliser qu’une intensification pourrait se faire à leurs dépens, ce que
suggère le taux de considération en 1997 qui, s’il est beaucoup moins élevé qu’en 1996, est cependant
beaucoup plus précis. SOM relève bien une augmentation des attitudes et comportements délinquants
entre 1996 et 1997 mais la firme estime qu’il est difficile de dire s’il s’agit véritablement d’un recul réel ou
si les gens n’avouent pas plus facilement leurs comportements délinquants (SOM, 1997a, p. 17-18). À cet
égard, la firme évoque plutôt une répression policière moins accentuée comme cause possible. Le fait est
exact mais seuls les experts de la SAAQ pouvaient le savoir à l’époque, ce qui est le signe que les
interprétations et les conclusions de SOM sont au moins en partie dirigées par les experts de la SAAQ.
Ajoutons à cela des mesures d’opinion négative en ce qui concerne les limites de vitesse : 48% estiment
263
qu’elles sont néfastes (elles augmenteraient les risques d’accident et endormiraient les réflexes), 48%
estiment que le bilan routier québécois n’est pas pire que celui de l’Europe où les limites n’existeraient
pas dans plusieurs pays), et 72% estiment que les conducteurs les plus dangereux sont ceux qui roulent
trop lentement. Ce que SOM, sous l’influence manifeste des experts de la SAAQ, qualifie de « mythes
tenaces » ne fera pas l’objet de campagnes pour les contrer de front.
L’objectif prioritaire de la campagne étant de faire que les cibles se reconnaissent, le taux de succès à cet
égard devrait pouvoir se lire en termes de considération. Pour mesurer à quel point les répondants
estiment que les messages sur la vitesse au volant les concernent (considération), nous avons retenu les
réponses à la question sur l’importance reconnue de rouler désormais et personnellement moins vite
qu’ils ne le font « actuellement » dans les zones de 50 km/h. Cette fois, l’indicateur descend à 57%. En
ce qui concerne l’essai, nous avons retenu les 23% de répondants qui ont répondu positivement à la
question qui leur demandait s’ils respectent davantage les limites de vitesse en ville suite à cette
campagne publicitaire.
En conclusion de son enquête par sondage, SOM estime que si les gens sont d’accord avec le message
mais continuent à rouler vite, c’est qu’ils sont unanimes à dénoncer ceux qui « conduisent en fou » (SOM,
1997a, p. 80) mais qu’ils ne se reconnaissent pas eux-mêmes dans ce groupe de délinquants. Si la
campagne a du moins « contribué à maintenir et à alimenter cette réprobation sociale » (SOM, 1997a, p.
81), le défi communicationnel d’origine reste entier et doit, selon SOM, demeurer le même : « amener
chacun à se reconnaitre comme un risque ambulant lorsqu’il excède les vitesses permises » (SOM,
1997a, p. 79). Sachant que les limites de vitesse sont appliquées de manière incohérente et que leur
légitimité est souvent contestable (contrairement à ce qui se passe pour l’alcool au volant), SOM
recommande à la communication de se concentrer sur l’augmentation du risque perçu d’être intercepté
en conjonction avec des opérations policières renforcées. Ces deux conclusions appellent des
commentaires. On remarque tout d’abord que SOM propose en réalité deux objectifs de communication
très différents et qui sont également élevés au statut d’objectif prioritaire, une inconsistance qui reflète
parfaitement la culture d’intervention de l’époque à la SAAQ dans laquelle coexistent une approche qui
persiste à faire que les délinquants rationalisent et modifient librement leur comportement, l’autre qui mise
sur l’effet synergique et l’utilité de se ménager une opinion publique favorable à l’intensification des
contraintes. On remarque ensuite que SOM fait montre d’une connaissance de la problématique aussi
aboutie que celle des stratèges de la SAAQ, ce qui est à notre avis un autre signe de ce que ces derniers
ont profondément orienté l’interprétation des résultats et les conclusions. Il est dommage que nous
n’ayons aucun rapport sur les enquêtes qualitatives menées par la SAAQ, mais je peux témoigner, pour
avoir participé à des groupes de discussion avec les stratèges de la SAAQ, que si ceux-ci sollicitaient et
264
tenaient compte de l’opinion des experts externes qu’ils embauchaient, ce sont essentiellement leurs
interprétations et leurs conclusions qui se lisaient dans le rapport final. La remarquable expertise
accumulée au fil des années et la connaissance très approfondie de leur domaine d’intervention
surpassait de loin celle, plus générale, de leurs fournisseurs.
En 1997, la SAAQ diffuse deux nouvelles campagnes sous le thème de « L’alcool au volant, ça s’arrête
ici ». L’une s’adresse aux 16-24 ans par le biais d’affiches dont nous n’avons pas retrouvé de traces, et
visait à leur faire connaitre les nouvelles mesures, plus particulièrement celles sur la tolérance zéro en
période probatoire. L’autre s’adresse au grand public et se concentrait sur les opérations de surveillance
policière. Elle comprenait de l’affichage aux abords de six grandes municipalités et un message télévisé.
Pour concevoir ces affiches contre la CFA qui sont encore en usage de nos jours, l’agence Cossette,
comprenant qu’il fallait exprimer l’idée de l’intolérance la plus extrême envers les individus non
conformes, a délibérément adopté une approche créative dont les couleurs et le style sont empruntés à
l’iconographie nazie, d’où les couleurs noires, rouges et blanches, tandis que le gros poing fermé et
l’index accusateur grossièrement stylisés qui occupent toute la place, veulent évoquer le geste autoritaire
du policier qui pointe et intimide le conducteur appelé à se ranger pour un contrôle. En réalité, les
barrages contre la CFA ayant lieu la nuit, les policiers pointent plutôt les conducteurs avec un bâton
lumineux mais le concept a cependant été accepté tel quel à cause de sa puissance d’évocation. En
télévision, le message devait exploiter le même geste intimidant du policier. L’idée générale était de
communiquer le plus fortement l’idée que les services de polices avaient atteint le plus haut niveau
d’intolérance envers la CFA et qu’ils seraient aussi implacables que zélés à éliminer de la route tous les
individus non conformes.
265
Nous avons retrouvé la version anglaise du message télévisé (scénario 18), qui compte cette fois 16
plans et qui intègre deux slogans, celui de la campagne (« L’alcool au volant, ça s’arrête ici ») et un
slogan qui accompagne la signature corporative de la SAAQ (« Avant tout, la vie ») assez maladroitement
plaqué à la fin du message. Ce dernier a été développé parce que le président de la SAAQ estimait
qu’avec le temps, le sentiment d’appartenance des employés et le sens même de la mission de
l’organisation s’étaient un peu perdus. À l’aube du vingtième anniversaire de fondation, se glissait dans le
message télévisé le désir de ressusciter un sentiment de fierté envers le régime et l’organisation
La structure du message révèle très bien la présence de deux objectifs de communication très différents.
La première partie du message, en noir et blanc, est construite suivant l’impératif de faire en sorte que les
cibles se reconnaissent, souci principal des stratèges publicitaires de la SAAQ. La seconde partie, en
couleurs, est toute consacrée à stimuler la connaissance des sanctions et la perception du risque d’être
intercepté, ce qui est l’objectif de communication poursuivi par l’organisation : « faire connaitre et de faire
comprendre les nouvelles dispositions légales, afin de favoriser l’impact recherché par l’instauration de
celles-ci » (SAAQ, 1998, p. 33-34). La diffusion en novembre a été suivie en décembre d’un renforcement
des opérations policières (SAAQ, 1998, p. 4) pour bien marquer l’entrée en vigueur, au premier
266
décembre, de nouvelles mesures (dont la saisie du véhicule) qui ont fait abondamment les manchettes
(SOM, 1997a, p. 38).
Scénario 18
SAAQ
TV : « L’alcool au volant, ça s ‘arrête ici »
Diffusion : mai à juin 1997
Plan
Vidéo
Direction photo : scènes de nuit. Le
message se divise en deux parties.
Dans la première, toute en noir et
blanc, une voiture va défoncer une
série de photos géantes qui sont
installées en travers de sa route.
Dans la seconde, c’est l’arrestation
qui est filmée en couleurs avec des
saturations de bleus et de rouge qui
sont alors les couleurs des
gyrophares de la police.
Série de gros plans sur le conducteur
au volant dont le comportement est
celui de quelqu’un de fatigué qui
revient tard à la maison après avoir
bu (suggéré par un cure-dents qu’il
tient entre ses dents et qui rappelle
celui qui tient une olive dans un
martini).
1à2
Gros plan d’une photo en noir et
blanc d’une famille souriante : le
père, la mère et leurs deux enfants.
L’image est déchirée brutalement par
une voiture qui passe au travers.
3à6
7
8
9 à 11
Suites de plans intérieurs et
extérieurs de la voiture. Le
conducteur, dans la trentaine, est
seul au volant de la voiture. Il dénoue
sa cravate. Son comportement est
celui d’un homme qui revient à la
maison après avoir consommé de
l’alcool dans un bar. Il tient d’ailleurs
négligemment dans sa bouche le
cure-dents en plastique qui tient
habituellement les olives ou les
cerises dans les cocktails. Il soupire
comme quelqu’un qui est fatigué
parce qu’il a trop bu.
Superposition de reflets divers qui
troublent un peu la vue, évoquant la
grande susceptibilité à la lumière qui
réduit la vision de ceux qui ont trop
bu.
Gros plan d’une femme à vélo. La
voiture passe au travers de la même
façon.
Gros plan du conducteur qui se
retourne comme s’il se demandait
s ‘il avait heurté quelque chose.
Gros plan d’une photo de deux
jeunes femmes. La photo commence
Audio
Musique :
sons
électroniques
soulignant l’état de confusion du
conducteur
jusqu’au
plan15
inclusivement.
À compter du plan 16 et jusqu’à la
fin, quelques notes allongées et
déformées de guitare dans le style
qui accompagne souvent les scènes
de films en prison dans le sud des
États-Unis.
Durée
du plan
Temps
cumul.
Effets sonores :
Déclic d’un appareil photo
professionnel.
0,03
0,03
0,06
0,09
Effets sonores :
Cri d’horreur et son de la toile qui se
fait défoncer.
Voix hors champ (homme) :
« It has to stop. »
Voix hors champ (homme) :
« Drinking ans driving… »
0,03
0,12
0,02
0,14
Effets sonores :
Deux fois le son de la toile qui se fait
0,03
0,17
Son de l’immense toile de papier
servant de support à la photo.
Voix hors champ (homme) :
« Drinking and driving has ruined too
many lives. »
267
12
13
à
14
15
16
18
à
à être défoncée. Un flash de lumière
blanche éblouit. La photo continue à
être défoncée. La technique
augmente la force perçue de
l’impact.
Gros plan du conducteur qui plisse
des yeux, l’air incertain de ce qu’il
voit devant lui. Ensuite, passage à la
couleur avec un gros plan d’un
gyrophare.
Zoom sur un policier en colère qui
pointe son bâton lumineux vers
l’objectif.
En surimpression en lettres blanches
dans un rectangle rouge :
« IT SOPS HERE! »
Gros plan d’un gyrophare.
Plan d’ensemble de la voiture qui
part en remorque, laissant seul le
conducteur qu’on voit de profil en
avant-plan. Gros plan flou des
gyrophares de la remorque et des
feux arrières du véhicule remorqué.
Retour sur le conducteur qui soupire
de découragement en voyant son
véhicule s’éloigner. Un gyrophare
blanc qui continue à l’éclairer par
derrière suggère qu’il n’en a pas fini
avec la police.
En surimpression : la signature
corporative de la SAAQ.
défoncer.
0,01
0,18
Voix hors champ (homme) :
«… stops here! »
0,02
0,20
Voix hors champ (homme) :
« From now on…
Voix hors champ (homme) :
«… if you are arrested for driving
under the influence of alcohol, your
licence will be suspended on the
spot. And if you drive without a
licence, your car could be inpounded
immediately. »
Voix hors champ (homme, ton
subitement mielleux) :
« Because for us, life is what matters
most. »
0,01
0,21
0,09
0,30
La firme SOM (1997) a fait une évaluation de la campagne en décembre par un sondage auprès de 1 156
répondants, mais la formulation des questions et la nature des sujets sondés ne permet pas beaucoup de
comparaisons avec les années précédentes pour nos indicateurs.
268
Tableau 17 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre l'alcool au volant, 1997
Indicateurs
Familiarité
Ont globalement entendu parler des
nouvelles sanctions
Contre la CFA
Contre la conduite sans permis
Autres sanctions
Contre l’alcool
Opinion
Pensent que c’est un problème très
important ou important
Considération
Ont pris conscience des risques
Intention
On dit que suite à cette campagne, il y
moins de chances qu’ils conduisent avec
les facultés affaiblies
Essai
Évité de boire pour conduire
Cessé de boire tôt pour pouvoir conduire
Demandé à une autre personne de
conduire
Pris un transport alternatif
Passé la nuit sur place pour éviter de
conduire
Passé un alcootest avant de conduire
1997
(n : 1 156)
1996
(n : 1 155)
1995
(n : 1 148)
1994
(n : 1 003)
95%
98%
98%
84%
85%
90%
89,8%
84%
56%
35%
33%
14%
75%
60%
44%
36%
22%
15%
4%
Source : SOM, 1997b, 1996b.
Puisque l’ensemble de la campagne soutenait l’entrée en vigueur de nouvelles mesures pour mieux
contrôler et réprimer la CFA, nous avons retenu comme indicateur de familiarité (tableau 17), à défaut de
mieux, les 84% de répondants qui ont été capables de nommer au moins une nouvelle mesure. Le taux
est évidemment surestimé car la connaissance d’une seule mesure, et sans que l’on puisse vérifier si elle
est correctement comprise, ne suffit pas à créer la familiarité. L’examen de la répartition des
réponses montre que la familiarité est en réalité très faible : 56% des répondants ont simplement dit avoir
entendu parler de mesures contre la CFA et 14% ont plus simplement encore dit avoir entendu parler de
mesure contre l’alcool, ce qui est on ne peut plus vague. En ce qui concerne les 35% de répondants qui
mentionnent les mesures contre la conduite sans permis, ils identifient non pas une mesure mais un
comportement. Aucune des mesures très précises (saisie du véhicule, saisie du permis, antidémarreur et
autres) n’obtient de mentions en assez grand nombre pour que SOM la rapporte spécifiquement.
L’ensemble des réponses plus précises ont été amalgamées par SOM dans le taux de 33%. Malgré un
message télévisé portant très précisément sur la saisie du véhicule et du permis, et bien que l’entrée en
269
vigueur des mesures ait fait l’objet d’un intense battage médiatique, on voit encore une fois que la grande
majorité des gens traitent l’information d’une manière très superficielle et ne retiennent que le sens très
général du message.
Les indices d’opinion et de considération sont encore une fois plus élevés que les indices de familiarité,
ce qui signale à quel point le processus d’achat en marketing social peut être différent de ce qui se passe
habituellement en marketing commercial. En sécurité routière, une opinion favorable à l’intensification des
contraintes peut se construire sans que les individus sachent même vaguement ce qu’ils disent appuyer,
et nous avons déjà vu qu’ils peuvent très bien être amenés à applaudir à des mesures de contrôle et de
répression qui s’exerceront contre eux tout simplement parce qu’ils ne réalisent pas bien que ce sont eux
qui sont ciblés par ces mesures. Dans ce contexte, on a toutes les raisons de croire que les expressions
d’opinion et de considération reflètent bien plus exactement ce que la personne sondée pense que les
promoteurs veulent entendre plutôt que ce qu’elle même pense et fait. Le phénomène de dissociation ne
peut que contribuer à l’atteinte de taux aussi élevés.
Nous avons cette fois un indice d’intention : 75% des répondants ont déclaré que suite à cette campagne
il y a moins de chances qu’ils conduisent avec les facultés affaiblies. La formulation n’est pas trop
incriminante pour décourager les répondants : « moins de chances » peut aussi dire qu’il y en avait déjà
très peu auparavant. Cependant elle est assez imprécise pour que des individus conformes se soient
inclus dans ce groupe.
L’indice d’essai est ici plus fiable dans la mesure où les répondants devaient identifier quelle mesure
spécifique ils ont pu prendre au cours de la dernière année pour éviter la CFA. Les mêmes indices
d’essai pour les personnes du groupe les plus à risques (celles qui disent consommer avec une certaine
régularité) sont plus élevés : 72%, 60%, 54%, 32%, 22% et 5% respectivement. Ces taux très élevés en
essai du comportement ne sont évidemment pas un prédicateur fiable de l’adoption du comportement,
loin de là. Ils témoignent surtout de ce que les comportements alternatifs sont faciles à essayer.
Il n’y a évidemment pas d’indice d’adoption des comportements promus. SOM conclut à l’impossibilité de
mesurer l’atteinte de cet objectif par sondage, même à long terme. L’argument le plus lourd en faveur de
l’approche du problème de la publicité en fonction paradigme de la psychologie sociale, qui est la
capacité de prédire et d’induire des changements de comportement, s’écroule à ce moment.
En 1998, la SAAQ dit avoir amorcé un virage stratégique important « en recentrant le rôle de la publicité à
des objectifs très réalistes. Puisque la campagne publicitaire est un élément important de la stratégie car
c’est autour de celle-ci que graviteront les autres actions, le message transmis doit être à la fois simple,
270
clair, précis et percutant » (SAAQ, 2000b, p. 8). L’idée que la publicité soit l’élément central des
campagnes est pour le moins étonnante, compte tenu de son faible impact mesurable, et son prestige ne
peut venir que de ce qu’elle en est la partie la plus visible. On comprend du propos que les stratèges de
la SAAQ nourrissent l’espoir d’améliorer l’efficacité des messages mais cette fois per se, sans préciser ce
qu’un message « simple, clair, précis et percutant » permettra de mieux accomplir. Le message télévisé
(scénario 19) n’est pas un message choc dans le sens traditionnel du terme, puisqu’on n’y voit aucun
accident comme tel, mais la tonalité est très émotive et le propos, réduit à sa plus simple expression, ne
procède à aucune moralisation. La SAAQ a pris acte de ce que la presque totalité de la population
endosse la cause et se contente de l’entretenir émotivement, que ce soit pour légitimer à court terme
l’intensification de la contrainte suivant un mécanisme d’influence avéré et qui correspond au programme
originellement établi par la RAAQ, ou que ce soit pour qu’un jour peut-être la norme sociale arrive à
modifier les normes individuelles, un espoir apparu à la SAAQ au tournant des années 1990 mais dont
les ambitions, contredites par toutes les preuves accumulées, se sont progressivement réduites sans tout
à fait disparaitre.
271
Scénario 19
SAAQ
TV : « Larmes »
Diffusion : mai 1998
Plan Vidéo
Direction photo : éclairage saturée de
bleu, couleur froide qui accentue le
désespoir du personnage dans la
pénombre.
Gros plan sur
1 à Deux gros plan sur l’œil droit d’une jeune
2
femme.
du trajet d’une larme sur le visage d’une
jeune femme
3 à
9
10 à
13
14
15
16
17
Gros plan de l’œil qui se ferme et laisse
échapper une larme. Série de gros plans
de la larme sur le visage dont le trajet est
la métaphore de celle du conjoint qui roule
vers sa mort. Arrivée au menton, elle se
détache lentement puis tombe dans le
vide.
La larme tombe au ralenti sur une photo
que la jeune femme tient dans une main.
C’est une photo d’elle et de son conjoint
décédé dans un accident de la route. La
chute est une métaphore de l’accident, du
choc jusqu’à l’immobilisation du véhicule :
série de gros plans sur la goutte qui
s’écrase, éclate, jusqu’à ce que l’eau
s’immobilise.
Fondu au noir
Plan d’ensemble de la jeune fille qui
pleure, seule, dans la pénombre bleutée
de sa cuisine.
Gros plan : visage en larmes de la jeune.
Elle tourne son regard vers la caméra.
Fondu au noir. En surimpression, le
slogan « L’alcool au volant, ça s’arrête
ici ». Signature de la SAAQ.
Audio
Durée
du plan
Temps
cumul.
Effets sonores :
Ambiance de bar ou de resto.
Homme 1 (inquiet) :
« T’es sûr que tu peux conduire? »
Homme 2 (nonchalant et fatigué) :
« Ouais, ouais.»
Homme 1 :
« Sûr? »
Homme 2 :
« Non, je te le dis : je suis correct.»
Effets sonores :
Bruits de virages qui semblent être pris
trop vite. Quand la larme passe près de sa
bouche, la jeune fille inspire un peu d’air,
brusquement et brièvement, comme une
appréhension devant un danger.
0,04
0,04
0,09
0,13
Effets sonores :
Bruits de l’accident dont la fin est ponctuée
par un accord de piano qui n’en finit plus
de s’éteindre.
0,05
0,18
Effets sonores :
Le même accord de piano qui s’éteint
doucement.
Effets sonores :
Le même accord de piano qui s’éteint
doucement.
Effets sonores :
Son lancinant du tic tac d’une horloge qui
ponctue le silence.
0,01
0,19
0,03
0,22
0,05
0,27
0,03
0,30
272
Il faut se rappeler que c’est à l’automne 1998 que la SAAQ a envoyé une délégation à la Road Safety
Conference de Wellington (Nouvelle-Zélande) puis au TAC à Melbourne (Australie). Le chef de la
stratégie en sécurité routière à la SAAQ, Claude Dussault, faisait partie de la délégation (il fit lui-même
une présentation à la Conférence) et je puis témoigner de ce que, à ma connaissance, il a fait montre, là
comme chaque fois que je l’ai rencontré par la suite, d’une connaissance approfondie de l’état de la
recherche en sécurité routière dans le monde. Il n’est pas impossible mais il serait étonnant que l’effet
synergique lui ait alors été inconnu. En ce qui concerne le rôle de la publicité dans l’acceptation de la
contrainte, si franchement avoué par l’agence Grey, il ne m’est pas possible de dire si le TAC en a
discuté avec la SAAQ, puisque je n’ai pas assisté à leurs rencontres, et puisque la SAAQ ne
m’accompagnait pas chez Grey. Nous avons vu cependant que plusieurs conférenciers de la Road Safety
Conference de 1998 à Wellington ont identifié la capacité à mieux vendre la cause sociale de la sécurité
routière comme le plus grand défi des années 2000. Je puis ajouter que les agents d’information de la
SAAQ n’ont pas su grand chose de la délégation en Nouvelle-Zélande et en Australie (résultat d’une
culture de travail en silo), et que le rôle des relations publiques dans l’approche du TAC les intéressaient
bien moins (on m’a vite opposé que cette fonction relevait d’une autre Direction et qu’il n’était pas
question de leur dire quoi faire) que l’approche de réalisation hyper réaliste des messages.
D’autres changements stratégiques nous permettent de savoir que le rôle de la publicité dans l’effet
synergique est alors de plus en plus reconnu par la SAAQ. C’est ainsi qu’en 1998, la campagne
publicitaire contre la CFA, qui se tenait habituellement en novembre, juste avant les Fêtes, est diffusée en
mai, en conjonction avec un programme P.A.S. Alcool (programme d’application sélective contre l’alcool
au volant reposant sur le principe de la multiplication de barrages routiers dans des zones d’interception
stratégiques un peu partout au Québec) : « cette stratégie combine les moyens de sensibilisation et les
moyens coercitifs, en l’occurrence des barrages routiers » (SAAQ, 1999, p. 36). On relèvera ici que la
sensibilisation et la coercition sont dissociées, ce qui n’est pas le cas ailleurs dans le même rapport. On
relèvera aussi le fait que la campagne contre la CFA de 1998 se tient six mois après celle de 1997, en
conjonction avec des barrages routiers, ce qui équivaut à un rythme d’intervention accéléré. Le premier
P.A.S. Alcool se tient du 13 mai au 13 juin, et un autre se tient du 20 novembre au 20 décembre en
conjonction avec la campagne publicitaire d’Opération Nez Rouge et l’intense bruit médiatique (et
moralisateur) que produisent traditionnellement et gratuitement (pour la SAAQ) les médias de nouvelles à
cette époque. Le rapport annuel de 1998 nous informe que l’objectif du programme était d’effectuer 120
000 interceptions et signale qu’il y en a eu finalement 235 700. La SAAQ se flatte cette année-là d’avoir
atteint un autre bilan record, et en cette première année complète d’application de la réforme du Code de
la sécurité routière, elle se félicite d’avoir largement dépassé, avec deux ans d’avance, son objectif de
réduire le bilan routier à moins de 750 décès pour l’an 2000. De fait, le bilan s’est significativement
273
amélioré sur le plan des décès avec une diminution de près de 10%. Le nombre des véhicules accidentés
a diminué de 6%, et le nombre des accidents corporels a baissé de 2%, mais la SAAQ ne signale pas
que le nombre des blessés graves (celui qui coute le plus cher au régime) a stagné (avec une hausse
non significative de 0,08%). La célébration de l’atteinte de résultats supérieurs aux objectifs de l’an 2000
(moins de 750 morts) est d’autant plus prématurée que le bilan va remonter les années suivantes et l’an
2000 comptera 765 morts. Il n’y a pas que le besoin de célébrer le vingtième anniversaire du régime qui
s’accommode mal de la révélation de notes discordantes : nous avons vu que les rapports annuels de la
RAAQ et de la SAAQ font preuve de sélectivité pour écarter de sa ligne narrative les faits contrariants.
L’avenir donnera raison à la SAAQ de penser que le bilan routier peut s’améliorer durablement sur le plan
des décès, mais l’évolution future du bilan routier nous apprend aussi que la chose est loin d’être certaine
pour les accidents corporels et les blessés graves. Arrivé à ce point, le bilan des morts n’a plus les vertus
qu’on pouvait lui prêter d’être un indicateur « canari » de l’évolution du bilan routier. Il est convoqué et
exploité dans les communications pour ses vertus spectaculaires et persuasives, mais passé sous silence
quand il contredit soit la représentation du problème et de sa solution, soit la représentation que la RAAQ
et la SAAQ veulent donner de leur efficacité.
En 1998, la SAAQ a pris acte des conclusions de l’étude de SOM de 1997 qui estimait que sa campagne
se diluait dans l’intense bruit publicitaire de fin d’année contre la CFA. La SAAQ veut ainsi ajouter un
autre moment fort contre la CFA dans l’année en revoyant la distribution de ses efforts publicitaires. Elle
diffuse une campagne alcool au printemps (reprise de la consommation avec l’ouverture des terrasses),
et prévoit diffuser désormais la campagne contre la vitesse durant l’été (période du sommet des accidents
dus à la vitesse). Enfin, elle compte sur le battage médiatique des partenaires de la lutte contre la CFA
pour créer du bruit publicitaire en décembre. En somme, la SAAQ va consacrer ses budgets publicitaires
au printemps et à l’été, au moment où le bilan routier compte le plus de victimes d’accidents graves dont
elle attribue la cause aux excès d’alcool et à la vitesse. Le sondage SOM (1998c, p. 29) nous confirme
que, selon les statistiques de la SAAQ, la grande consommation d’alcool se fait surtout en petit groupe de
gens et concerne essentiellement les buveurs de bière dans des situations qui se produisent plus souvent
en période estivale, lorsqu’il fait chaud : « les statistiques de la SAAQ sont assez claires : en termes de
mortalité, le bilan routier a tendance à s’alourdir lors des plus belles fins de semaine estivales » (SOM,
1998c, p. 29).
La campagne publicitaire de mai 1998 cible prioritairement les moins de 55 ans (SOM, 1999c, p. 9). Les
objectifs annoncés montrent que la SAAQ conceptualise alors la publicité comme un appui aux
opérations de répression (de nouveau associée à de la sensibilisation dans le rapport annuel) et qu’elle
espère de l’ensemble qu’il ait un effet dissuasif sur la prise de risque :
274
[…] ultimement, tant la campagne publicitaire que les gestes de sensibilisation
comme l’action concertée avec les corps policiers pour l’interception d’un grand
nombre d’automobilistes, ont tous pour objectif de sensibiliser les gens au danger
de la conduite avec des facultés affaiblies et diminuer la fréquence de ce type de
comportement. (SOM, 1998c, p. 5)
La campagne comprend la diffusion en français et en anglais du message télévisé précédemment décrit,
et l’affichage du slogan « L’alcool au volant, ça s’arrête ici » dans les municipalités de plus de 5 000
habitants, sur l’arrière des autobus (panobus) de Québec et à Montréal. La SAAQ commandite en plus
une émission spéciale de télévision intitulée « Savez-vous boire? », dont le but est « de sensibiliser
davantage la population aux dangers de l’alcool » (SAAQ, 1999, p. 36). Il ne faut pas attendre d’une
émission télévisée sur un tel sujet une performance supérieure à un message publicitaire, au contraire :
un adulte sur huit parmi les répondants au sondage de SOM l’a écoutée (surtout des femmes, un sousgroupe moins à risque), un peu moins de 30% l’a écoutée jusqu’au bout mais seulement 10% étaient
titulaires d’un permis (soit 106 répondants, ce qui est trop mince pour l’interprétation).
La SAAQ mène en outre des actions plus ciblées dans les régions où la culture de la CFA est la plus
profondément ancrée dans les mœurs, au point où elle ne suscite pas vraiment de réprobation sociale, ni
de la part des pairs ni, souvent, de la part des parents. C’est ainsi que la SAAQ commandite le service de
raccompagnement Taxi-Hic dans les deux régions de délinquance la plus forte : Beauce-Etchemin et
Saguenay-Lac-Saint-Jean. En Beauce-Etchemin, elle organise une Table de concertation sur le problème
de l’alcool au volant, fait un sondage auprès de la population pour orienter les prochaines actions, et tient
une campagne promotionnelle plus intensive contre la CFA et la vitesse excessive, ciblant les 16-24 ans,
avec la collaboration des cegeps et des propriétaires de bars. En Beauce et au Saguenay-Lac-SaintJean, elle lance le Projet Intervention jeunesse, approche dite « novatrice » qui est une tournée
promotionnelle mettant en action de jeunes animateurs de radio reconnus dans leur milieu pour leur
dynamisme. L’intervention de ces animateurs, surnommés « La Gang », a permis aux jeunes « de mériter
d’intéressants prix », tout en mesurant leurs connaissances relatives aux règles d’accès graduel à la
conduite et, surtout, aux sanctions à l’endroit des contrevenants » (SAAQ, 1999, p. 36).
L’évaluation de la campagne, faite en juin par SOM, présente aussi des comparaisons avec les
campagnes précédentes que nous n’avons pas retenues parce que les chiffres rapportés ne
correspondent pas avec ceux que nous pouvons lire dans les rapports précédents et parce que c’est le
processus décisionnel et le discours de la SAAQ qu’il nous intéresse d’étudier. Le rapport de SOM en
1998 juge que la campagne publicitaire est un « franc succès »(1998c, p. 41), mais il se contredit ou
nuance plus loin ces propos en concluant qu’il est en réalité impossible de se prononcer puisqu’il « est
difficile de différencier l’impact de la campagne publicitaire de celui des autres actions posées par les
275
autres intervenants dans le domaine dont Éduc’Alcool ou encore de l’impact des autres actions de
sensibilisation posées par la SAAQ comme les opérations conjointes avec les corps policiers » (SOM,
1998c, p. 43). Sur quoi repose donc cette déclaration de franc succès? Rien ne nous dit dans le rapport si
l’objectif de réduire la prise de risque a été mesuré et atteint au moment où la version finale est déposée,
en septembre 1998, bien que la SAAQ devait disposer du bilan du printemps et de l’été. Le succès est
évalué en fonction d’indicateurs publicitaires traditionnels et d’indicateurs de perceptions. La campagne a
rejoint 81% de la population, un taux « presque record » (SOM, 1999c, p. 10). Le taux de notoriété
spontanée de la campagne publicitaire atteint 86%. Le message télévisé obtient le meilleur résultat en
notoriété avec 29,1% mais on relèvera que 26,4% des répondants se sont souvenus d’autres messages
télévisés que celui-là, certains étant d’anciens messages contre la CFA et d’autres n’ayant aucun rapport
avec elle. La compréhension de ce message simplifié est aussi très bonne puisque 45% des répondants
ont compris qu’il ne faut pas boire avec les facultés affaiblies, 22% que la CFA peut tuer des êtres chers,
11% que la CFA peut avoir des conséquences graves et 11% ont donné des réponses en lien avec les
dangers de la CFA. Seulement 16% des répondants ont donné une réponse aussi vague que « les
accidents, c’est triste » et seulement 6,3% des répondants n’ont pu expliquer ce qu’il y avait à
comprendre, ce qui doit être considéré, dit SOM avec raison, comme d’excellents résultats. SOM signale
(1998c, p. 17) que le message a été jugé aussi efficace par les groupes à risque (ceux qui ont pris deux
verres ou plus dans l’heure précédant la conduite au volant et ceux qui ont consommé cinq verres ou plus
en une même occasion) que par les autres. Cela peut s’expliquer du fait que le message ne moralisait
personne et l’on a vu, par ailleurs, que les groupes à risque ne jugent pas moins importante la lutte à la
CFA que les autres tant qu’ils ne se sentent pas visés.
276
Tableau 18 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre l'alcool au volant, 1998
Indicateurs
Familiarité
Ont déjà été interceptés ou connaissent quelqu’un qui l’a été
20-24 ans
Groupes les plus à risque
Groupes les moins à risque
65 ans +
Considération
Ont pris conscience des risques
Se sentent concernés
Intention
On dit que suite à cette campagne, il y a moins de chances qu’ils conduisent avec les
facultés affaiblies
Essai
Déclarent s’abstenir plus souvent
1998
(n : 1 155)
54,4%
77%
75%
52%
29%
82%
42%
76%
58%
Source : SOM, 1998c.
Pour l’indice de familiarité (tableau 18), et puisque la campagne publicitaire a été conçue en appui avec la
stratégie de barrages policiers, nous avons retenu dans ce sondage le nombre de répondants qui ont dit
avoir déjà été interceptés dans un barrage policier ou qui connaissent quelqu’un qui l’a été. Le taux global
est encore une fois inférieur aux taux de considération et d’intention, mais la répartition en sous-groupe
offre matière à interprétation. On y voit que les sous-groupes les plus à risques sont aussi les plus
familiers avec les barrages ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils ont produit leur effet dissuasif.
Le sondage n’a pris aucune mesure qui nous permettrait de construire un indice d’opinion. Sur le plan de
la considération, 82% des répondants disent avoir pris conscience des risques de la CFA mais le
sondage rapporte qu’en réalité 58% des répondants ne se sentent pas concernés, d’où l’on peut déduire
qu’il y en a 42% qui se sentent personnellement concernés. Avec une mesure plus précise, le taux de
considération présente avec les autres indicateurs des proportions plus conformes avec ce que l’on
attend dans le modèle de l’entonnoir. En outre, l’étude signale qu’en analysant les réponses obtenues au
fur et à mesure de la collecte qui a commencé vers la fin de la campagne et des barrages, la perception
de risque d’être intercepté en cas de CFA, admise globalement par 60% des répondants, était en réalité
supérieure pendant la tenue des barrages et serait redescendue ensuite à la normale. Les proportions ne
nous sont pas données mais le phénomène est conforme à ce que l’on attend tant de l’intensification des
barrages routiers que de l’effet synergique. La valeur dissuasive de ce risque peut cependant être
nuancée de deux manières. SOM observe d’une part que ce sont davantage les femmes (74%) que les
277
hommes (58%) qui craignent les barrages alors qu’elles sont moins à risque. Les campagnes affolent
davantage les individus les plus conformes. Nous n’avons pas les moyens de savoir si cette malléabilité
se confirme par un sentiment d’insécurité plus élevé que pour les autres sous-groupes (par surestimation
de la gravité du bilan routier ou du risque d’avoir un accident, par exemple), mais les données des
sondages précédents ont mentionné que l’attribution du danger à des sous-groupes mythiques (les
ivrognes et les fous du volant) ne varie pas entre les sous-groupes. SOM fait d’autre part une
interprétation que nous ne sommes pas en mesure de vérifier et que nous rapportons ici sous toutes
réserves : la perception de risque d’être intercepté n’aurait pas réellement augmenté mais les répondants
auraient « rétroajusté à la baisse leur perception de ce qu’elle était antérieurement » (SOM, 1998c, p. 35),
ce qui affaiblirait davantage la valeur prédictive des perceptions dans le système dissuasif. Signalons
enfin que SOM, pour la première fois, tempère ses résultats en invoquant le facteur de la « désirabilité
sociale » dans les réponses (SOM, 1998c, p. 38), signe que son expertise et que celle de la SAAQ
s’accroissent avec les années, et qu’ils font preuve d’un esprit de nuance sensiblement plus grand que ce
que le laissent voir les rapports annuels.
Les indices d’intention et d’essai présentent des variations cohérentes entre eux mais qui sont
vraisemblablement surestimés quand on les compare aux 42% de répondants qui ont déclaré se sentir
concernés par la CFA. Ces incohérences signalent que les réponses sont fortement entachées de
désirabilité sociale et que des indicateurs plus fiables exprimeraient des valeurs considérablement
inférieures.
En 1998, la campagne contre la vitesse est exceptionnellement remplacée par un message de promotion
du régime universel d’assurance automobile (scénario 20), dont c’est le vingtième anniversaire. À cette
occasion, la Faculté de droit de l’Université Laval organise avec la SAAQ un colloque international sur les
régimes d’assurance automobile sans égard à la responsabilité. Nous avons retrouvé le message en
question, diffusé en français et en anglais, mais pas d’évaluation de la campagne. Le message ne porte
pas spécifiquement sur la vitesse au volant en ville, bien qu’il pourrait très indirectement y être associé.
Le remplacement de la campagne contre la vitesse par un message corporatif s’explique en partie par la
volonté de promouvoir le régime et en partie parce que les campagnes précédentes n’ont pas affiché de
résultats qui justifie, pour la haute direction, la nécessité d’augmenter le budget de communication, bien
au contraire (tableau 6). Après six années d’efforts consécutifs, la SAAQ constate qu’elle piétine dans la
lutte contre la vitesse, sans savoir pourquoi. Selon elle, la vitesse est toujours responsable annuellement
de 200 décès et de 6 000 blessés graves, mais nous ne savons pas comment elle arrive à ce chiffre. Elle
dit entreprendre un virage dans ce dossier et annonce consentir à des efforts supplémentaires qui se
278
traduisent par des campagnes de « sensibilisation » et par des « actions sur le terrain » (SAAQ, 1999, p.
37). Concrètement, elle prépare pour 1999 un projet-pilote en Mauricie pour inciter les automobilistes à
réduire leur vitesse, sur le modèle du P.A.S., l’objectif étant de créer ultérieurement un modèle de
contrôle qui sera proposé aux autres régions » (SAAQ, 1999, p. 37). Ce projet-pilote prévoit l’identification
de zones accidentogènes où la police fera un contrôle intensif de la vitesse, les automobilistes étant
prévenus de ralentir par des affiches, juste avant d’y entrer, et la population locale sera également
prévenue par une campagne publicitaire des buts de l’opération, des dangers de la vitesse et des zones
où se feront les contrôles policiers intensifs. Les contrôles seront à la fois plus intenses et plus fréquents,
parce que « les gains enregistrés en ce qui concerne la baisse des moyennes de vitesse se perdent très
rapidement » (SAAQ, 1999, p. 37). La SAAQ semble avoir soudainement réalisé le plein potentiel de son
programme P.A.S. et applique là si bien le principe de l’effet synergique qu’on peut penser que sa
systématisation est une retombée de la délégation de 1998 à la Road Safety Conference de Wellington et
de la visite subséquente au TAC.
Scénario 20
SAAQ
TV : « Panneau »
Diffusion : 1998
Plan Vidéo
Direction photo : animation
infographie hyperréaliste d’un
panneau de signalisation routière
qui se chiffonne puis qui reprend sa
forme.
1
En contreplongée, traveling avant
sur un panneau de signalisation
routière jaune signalant la présence
d’une traverse piétonnière. Le
panneau est sur fond de ciel bleu.
Le panneau de traverse est
violemment secoué et, bien que
métallique, se chiffonne
instantanément comme du papier.
Le
panneau
se
tranquillement pour
comme avant.
reforme
redevenir
Audio
Durée
du plan
Temps
cumul.
Effets sonores :
Ambiance extérieure d’un beau jour
dans une rue de quartier résidentiel,
l’été.
Bruit d’un ballon qu’on drible.
Voix hors champ (enfant 1) :
« Envoye! Tu le lances-tu, là, ton
ballon?»
Voix hors champ (enfant 2,
probablement Mathieu) :
« Eille, viens le chercher si tu veux. »
0,27
0,27
Effets sonores :
Bruits de course.
Klaxon.
Voix hors champ (femme, cri de
mère horrifié qui tente trop tard de
prévenir son fils) :
« Mathieuuuuuuuuu! »
Effets sonores :
Bruit d’impact.
Voix hors champ (narrateur,
homme) :
279
Le panneau est redevenu
parfaitement comme avant.
2
Panneau de signature. En
surimpression sur fond beige :
signature de la SAAQ et slogan :
« Avant tout, la vie»
« En cas d’accident, chaque
Québécois est assuré par la Société
de l’assurance automobile partout
dans le monde. Remplacement du
revenu, frais et soins médicaux,
réadaptation, la protection est
complète aussi longtemps que
nécessaire. Votre régime est unique.
Parlez-en à Mathieu et à ses
parents. »
Voix hors champ (enfant 2) :
« Ok, on fait des équipes. »
Voix hors champ (narrateur,
homme) :
« Pour nous, c’est la vie qui compte
avant tout. »
0,03
0,30
Bilan de la troisième phase d’observation
Dans cette troisième phase de notre observation, l’évolution des taux de victimes par 10 000 véhicules en
circulation montre une amélioration relativement constante du bilan routier. Contrairement aux prédictions
du modèle dissuasif, cette amélioration semble insensible à la modulation de l’introduction des
contraintes, de l’application des sanctions et des budgets publicitaires. Ramenés à l’échelle de ces taux,
le nombre total des victimes et le nombre des blessés légers sont constamment à la baisse, tandis que
celui des blessés graves alterne entre la stagnation (1987, 1989, 1991 et 1992, 1995 et 1996, et 1998) et
la réduction (1986, 1988, 1990, 1993 et 1994, et 1997), et que celui des décès diminue lui aussi, à
l’exception d’un épisode de stagnation (1989) et de deux épisodes de hausse (1987 et 1995). Cependant,
la RAAQ puis la SAAQ ne semblent pas analyser l’évolution du bilan routier sous cet angle car, dans
leurs rapports annuels, c’est aux variations annuelles en nombres absolus qu’ils réagissent. Sur le plan
interprétatif, cette méthode de calcul leur est autant une source d’embarras que de satisfaction parce que
ces variations contredisent autant qu’elles confirment leur approche dissuasive en prévention des
accidents. L’historique montre qu’en matière de prévention, et malgré les aléas, c’est essentiellement sur
l’intensification des contraintes que les promoteurs misent pour améliorer le bilan routier. Toute
amélioration du bilan est attribuée à une intensification des contraintes, toute réduction est plus ou moins
attribuée à une réduction de cette intensité.
De tout temps en prévention, la RAAQ et la SAAQ ont attribué les accidents aux mauvais comportements
des usagers, écartant de leurs recherches et plus encore de leur discours sur la question non seulement
toutes les autres causes possibles mais également tous les faits contradictoires. L’attribution de la
correction comportementale à une intensification des contraintes à laquelle la population consent suite au
280
travail de l’opinion publique, voilà les représentations d’origine de la mécanique de la prévention routière
et du rôle de la communication. Dans les premiers rapports annuels, ces conceptions s’expriment dans la
section réservée au président avec une franchise et une netteté tout à fait inattendue aujourd’hui et qui
témoignent de la nature explicite de la matrice décisionnelle en matière de prévention dans l’esprit des
premiers dirigeants qui ont bâti l’organisation et ses politiques. À la même époque, le discours sur
l’éducation et la sensibilisation n’apparait qu’en arrière-plan, dans les sections consacrées spécifiquement
aux activités de communication, ce qui témoigne des conditions d’une organisation du travail en silo par
lesquelles les différentes Directions, parce qu’elles travaillent sans vue d’ensemble, ont pu développer
des sous-cultures organisationnelles et des expertises qu’on laisse fleurir et qu’on encourage dans la
mesure où elles peuvent prétendre à accroitre l’efficacité de l’organisation sans jamais entrer en conflit
avec les autres sous-cultures ni avec les orientations de la présidence.
Dans le discours de la présidence en matière de prévention des accidents, l’attribution du changement
des comportements des usagers à un processus de sensibilisation et d’éducation est une représentation
plus tardive qui se construit au moment où l’image d’efficacité de la RAAQ est menacée. Son rôle est
d’abord de rendre plus opaque le rôle de l’intensification des contraintes dans sa matrice décisionnelle.
En analysant l’évolution de ces représentations dans le cadre élargi d’une gestion des enjeux, on
constate que c’est le souci de préserver la réputation d’efficacité de la RAAQ et de la SAAQ qui en
détermine les modulations. La célébration et la dissimulation du rôle déterminant de la contrainte dans la
représentation que les promoteurs font de leur action sont des indicateurs de l’évaluation qu’ils font de
leur capacité à imposer ou non l’intensification des contraintes. Cette capacité est établie en fonction de
l’état de l’opinion publique à leur endroit et à l’endroit de leurs différentes causes. Les variations de la
ligne narrative le démontrent : quand l’effet des contraintes parait s’essouffler et qu’ils n’entrevoient pas à
court terme le moyen de les intensifier, les promoteurs assimilent leurs actions à de la sensibilisation et à
de l’éducation, concepts particulièrement flous et instables dans lesquels les moyens de la répression et
de la dissuasion peuvent, au besoin, se dissimuler. Autrement, le rôle de la contrainte est ouvertement
mis de l’avant et célébré.
L’une des principales faiblesses de l’approche dissuasive des promoteurs de la sécurité routière, c’est
que la difficulté d’établir la relation causale favorise l’usage rhétorique d’arguments qui échappent au
principe de la falsifiabilité. Couplée à une amélioration du bilan, une baisse des sanctions effectives peut
être interprétée comme le signe d’une amélioration qualitative de l’effet dissuasif (des interventions plus
ciblées pour sanctionner les conducteurs les plus dangereux et les dissuader de récidiver), tandis qu’une
hausse des sanctions effectives dans le même contexte sera interprétée comme une amélioration
quantitative de cet effet (une présence policière accrue et globalement plus sentie par la population). De
281
même, il semble que l’impact présumé du facteur météorologique soit toujours évoqué pour justifier la
dégradation du bilan, jamais pour en justifier l’amélioration, et l’on peut en déduire que le recours à une
variable explicative sur laquelle personne n’a aucune prise (comme l’évolution démographique) répond
d’abord à un enjeu de gestion de réputation. L’évocation de telles variables permet aux promoteurs de
préserver leur réputation d’efficacité en les dégageant de toute responsabilité quand le bilan se dégrade,
mais elle réduirait leur prestige s’ils les évoquaient quand le bilan s’améliore. Il existe plusieurs
recherches sur la relation entre la météo et les accidents (IRSR, 2012), mais elles portent presque
toujours sur les conditions de mauvais temps dans le souci d’améliorer la sécurité des véhicules et des
infrastructures sécuritaires, ainsi que sur la pertinence des cours de conduite en situations extrêmes. À
moins que le facteur météorologique ne relève que d’une causalité à sens unique, il faudrait que les
promoteurs considèrent son ajout à la pyramide des âges et des sexes, à l’augmentation des coûts de
l’essence et à l’amélioration de la sécurité des véhicules comme facteurs transnationaux susceptibles
d’aider à expliquer le remarquable synchronisme des bilans routiers en Amérique du nord.
Dans la mise en récit du bilan routier, l’historique montre aussi que la ligne narrative des promoteurs se
brouille au fur et à mesure que les gains s’amenuisent et que la dramaturgie de l’insécurité, pour tenter
d’y pallier, s’enrichit de causes moins populaires que la lutte contre la CFA et favorise une segmentation
de plus en plus fine des délinquants, ce qui augmente la stigmatisation et le ressentiment de sousgroupes sociaux. D’autres facteurs, comme l’érosion de la réputation des gestionnaires du problème
(ceux de la RAAQ puis de la SAAQ), la succession concomitante de plusieurs présidents en quelques
années, l’amnésie institutionnelle et l’allongement des pauses dans l’intensification de la contrainte ont pu
ajouter à la complexité de gérer et de conceptualiser le problème de l’insécurité routière. L’ensemble de
ces facteurs a pu contribuer à faire que la matrice décisionnelle en matière de prévention cesse d’être
aussi explicite qu’auparavant. Mais le rôle de la dissuasion dans la culture d’intervention des promoteurs
est fortement ancré et ne varie pas réellement, simplement il se fait plus ou moins discret selon ce que
commande la gestion des enjeux d’opinion, d’image et de réputation. Les promoteurs développent
constamment un menu législatif toujours plus varié et l’efficacité du modèle dissuasif n’est jamais
sérieusement remise en question, au contraire : l’analyse rhétorique du discours des promoteurs,
notamment par l’analyse des écarts entre les résultats proclamés et les résultats obtenus, montre que
son aura d’efficacité est soigneusement protégée de toute critique sérieuse, notamment par le recours
aux concepts de sensibilisation et d’éducation qui font diversion.
Il en va autrement du rôle de la publicité et de la communication dans la culture organisationnelle. Entre
1986 et 1994, les investissements en communication ont constamment augmenté, le budget annuel
passant, en dollars constants de 2006, de 4 079 974$ à 10 473 604$, ce qui représente une
282
augmentation de 257%. En réalité, l’augmentation relativement continue se produit sur une période plus
longue qui va de 1984 à 1994. Ce sont dix années au cours desquelles le budget annuel passe de 2 927
696$ à 10 473 604$ en dollars constants de 2006, ce qui représente une augmentation de 358%. Cette
augmentation commence au moment où la RAAQ doit composer avec une dégradation du bilan routier et
se poursuit de manière continue sans égard à l’introduction ou non de nouvelles mesures de contrainte.
Le budget annuel des communications diminue brutalement de 29,5% en 1995, pour varier ensuite, en
dollars constants de 2006, entre des budgets de trois à sept millions environ (tableau 6). Or 1995 est
précisément l’année où la SAAQ se résigne à entrer dans une phase de ralentissement des progrès et
envisage même un plafonnement à moyen terme. Tout cela signale qu’au cours de cette période, les
promoteurs ont pu penser que la communication pouvait jouer un plus grand rôle dans la réduction du
bilan routier.
Au début de notre troisième phase d’observation, la publicité est encore très ouvertement représentée
comme une technique d’agenda setting pour conditionner l’opinion à l’acceptation de nouvelles
contraintes, lesquelles sont encore données comme le seul véritable moyen d’améliorer le bilan routier.
Elle est aussi utilisée pour la production d’effets synergiques en conjonction avec les opérations de
contrôle policier (le premier programme P.A.S. date d’ailleurs de 1986). À compter de 1987, l’ancien
paradigme du conditionnement à l’acceptation de la contrainte s’éteint petit à petit dans le discours et
dans la conceptualisation du problème, sans que sa validité ait jamais été contestée. Si les budgets de
communication vont en augmentant, c’est qu’on lui accorde des vertus plus attrayantes pour les
gestionnaires de la cause. On a vu que c’est en 1987 que la RAAQ rapporte pour la première fois dans
son rapport annuel les résultats d’une évaluation de campagne de communication (sur le port de la
ceinture de sécurité; voir le scénario 10) à laquelle elle attribue d’avoir significativement réduit la
prévalence de comportements à risque. Si la RAAQ s’autorise à présenter de tels résultats comme les
preuves certaines de l’effet de la communication sur les comportements, c’est que le mode discursif et
que le public des rapports annuels ne sont pas ceux des articles scientifiques et des chercheurs. Un
rapport annuel est un exercice de reddition de comptes, pas une contribution à l’avancement des
connaissances. Dans un rapport annuel, c’est du bilan financier qu’on peut attendre la plus grande
rigueur parce que cette section est soumise au contrôle et à l’approbation d’experts indépendants. Les
données des autres sections ne sont pas soumises à un contrôle aussi rigoureux et systématique, et les
interprétations que la RAAQ fait de ses actions l’est encore moins. En comparaison du discours sur les
activités de gestion des fonds d’indemnisation, des fonds de contribution aux soins de santé et des fonds
de subvention à la recherche, dont les données et les interprétations font toutes l’objet de vérifications
indépendantes par des comptables, des vérificateurs généraux, des vérificateurs internes, un
ombudsman et, parfois, par le contrôle des tribunaux en cas de poursuites par des victimes insatisfaites,
283
le discours sur les activités de prévention est, dans un rapport annuel, celui dont on peut attendre le
moins de rigueur parce qu’il est le moins contrôlé. De fait, c’est là que le discours persuasif s’exerce le
plus librement. Les rapports d’enquête de la SAAQ ne sont pas des documents aussi accessibles ni aussi
connus que les rapports annuels parce qu’ils font l’objet d’une bien moins grande diffusion. Les
ministères et sociétés d’État sont obligés de déposer leur rapport annuel à l’Assemblée nationale et de le
rendre accessible sur leur site internet. Les rapports comme ceux commandés à SOM ou à CROP sont
des documents internes qui font rarement l’objet de publication et dont on ne peut guère soupçonner
l’existence. Ces documents ne sont remis qu’aux fonctionnaires qui les ont commandés et ils sont donc à
diffusion très restreinte, ce qui explique qu’ils sont beaucoup moins entachés par le souci de protéger
l’image et la réputation de l’organisation. En conséquence, ils sont une source plus riche et plus fiable
pour interpréter les variations de la matrice décisionnelle de la SAAQ en matière de communication.
L’historique a aussi relevé les indices de l’émergence d’experts en prévention qui, au tournant des
années 1990, s’imposent comme stratèges de la publicité. Ils en formalisent l’usage en fonction des
paradigmes émergents de la psychologie sociale et du marketing social (Dussault, 1993; Brault et
Letendre, 2003). En comparaison avec les autres activités de la SAAQ, les communications sont
certainement l’un des secteurs disciplinaires les plus mous de toute l’organisation parce que leur l’impact
sur le bilan (les outcomes) est encore plus difficile à mesurer que celui de la dissuasion. En examinant le
phénomène sous l’angle épistémologique (Kuhn, 1970; Lacasse, 1995), on peut penser que le
développement des théories et des recherches empiriques en psychologie sociale, la finesse et
l’élégance supérieure de ses concepts et la rigueur qu’elle déploie comptent pour beaucoup dans la
faveur qu’elle se gagne auprès des promoteurs de causes sociales, surtout ceux de l’État qui doivent
pouvoir rendre des comptes et justifier du sérieux avec lequel ils dépensent l’argent du public. Ce
« groupe linguistique différent » (Kuhn, 1970, p. 274-275) appréhende la communication avec un langage
plus abstrait qui oppose un mur à peu près hermétique à l’investigation des disciplines étrangères. Le
nouveau paradigme, qui fait miroiter la possibilité de modifier plus rapidement les comportements des
conducteurs à risque, s’est progressivement gagné suffisamment d’influenceurs clés dans l’organisation
pour perdurer avec eux au-delà de son échec à pouvoir prédire quoi que ce soit de significatif. Devant
leur incapacité à prouver un impact de la publicité sur les comportements à risque, les stratèges de la
SAAQ réduisent leurs ambitions après 1997. Ils attribuent encore à la publicité un rôle indispensable mais
indécidable sur la modification des comportements à risque, à l’exception peut-être de sa contribution au
volatile effet dissuasif des contrôles policiers (c’est l’effet synergique des programmes P.A.S.). Mais
l’espoir que la publicité puisse contribuer, à très long terme, à modifier les normes sociales et, par là, à
une modification des normes individuelles en relation avec la prise de risque, est un espoir bien faible qui
ne repose sur aucune preuve. Malgré l’effondrement des ambitions, cet usage de la publicité se maintient
284
surtout parce que le recours à la publicité fait partie d’une culture d’intervention en laquelle la SAAQ a
pleinement confiance et parce que leur matrice décisionnelle n’étant plus aussi explicite qu’avant, les
gestionnaires ont fini par se représenter l’amélioration du bilan routier comme un problème de boite noire.
La publicité leur parait indispensable ou du moins utile à la résolution du problème multifactoriel de
l’insécurité routière parce que ce problème est d’abord conçu comme un problème comportemental et
que la publicité, même aussi faiblement conceptualisée, se justifie grâce au rôle cohérent qu’on lui donne
dans cette représentation. En outre, la publicité demeure, comme un iceberg, la pointe la plus visible des
activités de communication des promoteurs. C’est encore un excellent moyen pour les promoteurs de
signaler au public qu’ils s’occupent activement du problème et pour cadrer la manière dont ils doivent
penser ledit problème. L’idée que la publicité puisse jouer un rôle dans l’acceptation de la contrainte,
encore dominante en 1986, n’a jamais été contestée; elle a été simplement déclassée et oubliée, et sans
doute est-elle trop politiquement incorrecte pour la manière dont un État postmoderne pense la gestion
des problèmes publics.
Si les promoteurs pensent le problème de l’insécurité routière en partie en fonction de savoirs mythiques,
nous avons vu que la population a ses propres mythes qui conditionnent ses stratégies de réception des
messages de sécurité routière. Dans les enquêtes par sondage, il ressort de la compréhension des
messages qu’elle est toujours minimale, et que c’est le sens très général qui est compris, encore qu’une
proportion appréciable des répondants se trompe même là-dessus. D’ailleurs, la comparaison des
indicateurs de familiarité et d’opinion montre que l’acceptation du caractère scandaleux du bilan routier et
que l’appui à l’intensification continue de la contrainte comme solution reposent sur une lecture erronée
de la réalité objective du bilan routier. Tout au long de leur histoire, la RAAQ puis la SAAQ ont présenté le
bilan routier comme toujours plus inacceptable et les usagers comme toujours plus fautifs, l’attribution
causale se faisant parallèlement de plus en plus affirmative et exclusive. C’est un processus de
scandalisation continue qui empêche la population de réaliser la gravité objective du bilan routier, d’en
avoir une idée même approximativement juste, et donc, d’envisager que le bilan a atteint un niveau
tolérable. Pourtant, la population ne traite pas les messages tout à fait comme le souhaitent les
promoteurs et, malgré les tentatives continuelles, les usagers de la route refusent communément de se
concevoir comme des délinquants.
Les indicateurs de considération montrent qu’en faisant la promotion d’un sentiment d’insécurité routière,
les campagnes échouent à faire augmenter la perception du risque d’être personnellement impliqué dans
un accident et à obtenir que les cibles se reconnaissent comme délinquantes. Les campagnes ne
peuvent réussir à faire augmenter qu’épisodiquement la perception de risque d’être intercepté en cas de
faute, mais elles stimulent l’exaspération envers des sous-groupes qui servent de boucs émissaires : les
285
ivrognes et les fous du volant. L’analyse des sondages révèle la stratégie de réception des usagers : pour
éviter la dissonance cognitive, ils attribuent systématiquement la faute à une minorité malfaisante, ce qui
est conforme avec le sens commun de ce qu’est la délinquance. Plus les promoteurs accusent la
population, plus celle-ci se blanchit. Ainsi les mythes de l’ivrogne et du fou du volant sont-ils renforcés par
ceux-là mêmes qui les combattent. Cette stratégie de réception contrarie la stratégie de communication
des promoteurs qui persistent à espérer pouvoir convaincre les délinquants de s’amender par euxmêmes, sans voir que cette croyance d’experts, crédibilisée par les approches combinées de la
psychologie sociale et du marketing social, est elle-même un mythe à propos de la publicité que les
théories et les recherches empiriques en publicité et en communication démentent catégoriquement.
Cette dynamique, dominée par le choc des mythes des promoteurs et de la population, crée
l’exaspération nécessaire afin que la population consente à toujours plus de contraintes pour réaliser des
gains toujours plus petits. La RAAQ et la SAAQ ne s’efforcent de corriger que les perceptions qui peuvent
nuire à leurs projets ou à leur représentation du problème, jamais les perceptions erronées qui les servent
bien. Les communications des promoteurs ne sont pas au service d’une représentation la plus objective
possible du problème; elles sont au service de la représentation qui servira au mieux la réalisation de
leurs projets, quitte à gommer les faits contrariants et à maintenir les cibles dans une savante ignorance.
La publicité n’est que la pointe de l’iceberg, la partie la plus visible mais la moins massive de la
communication, et son rôle consisterait surtout, par la diffusion régulière de messages spectaculaires et
dont le contenu est contrôlé par le promoteur, à orienter le discours de tous dans la sphère publique.
Il nous faut nous résigner au fait que dans le domaine de la sécurité, contrairement à celui de la santé, on
ne mesure pas souvent l’intention de modifier son comportement. Le paradigme sécuritaire, parce qu’il
traite les individus non conformes comme des délinquants plutôt que comme des victimes, ne crée
certainement pas le climat d’indulgence nécessaire pour que les promoteurs et les personnes sondées
admettent la difficulté de la conformité. Au contraire, il stimule les biais de conformité, ce qui se traduit par
ces taux extraordinairement élevés d’endossement de la cause, jusque dans ses projets les plus
répressifs, alors que les indicateurs du comportement effectif, eux, sont bien moins élevés et n’évoluent
guère. En ce sens, il y a dans la cause de la sécurité routière un degré d’hypocrisie systémique qui
pourrait bien jouer de la même manière au Québec qu’aux États-Unis, même sans retenir l’hypothèse
culturelle de Gusfield à propos de sa filiation à la période de la prohibition. Il est possible que les mêmes
procédés d’intimidation par l’État obtiennent sensiblement les mêmes effets quand on les applique à des
sociétés différentes, et qu’ils se produisent sans égard aux motivations des promoteurs, que ce soit le
puritanisme et la résurgence du mouvement de la prohibition aux États-Unis, selon Gusfield, ou la
préoccupation fondamentalement actuarielle des gestionnaires du régime public et universel d’assurance
automobile au Québec.
286
L’analyse dramaturgique a permis de relever dans le discours public des promoteurs québécois de la
sécurité routière les traces des mêmes procédés que Gusfield a répertoriés à la même époque dans son
étude des campagnes contre l’alcool au volant. L’analyse a montré que la RAAQ puis la SAAQ n’utilisent
pas des points de référence stables mais modifient constamment la présentation des variables, et que
ces changements de perspectives, en éludant les faits contradictoires, ont pour objectif de préserver la
crédibilité de la mise en récit du bilan routier. Dans leurs rapports annuels, ils plaident leur représentation
du problème public, jouant sélectivement les faits plutôt que de les rapporter de manière neutre, ce qui
est la posture spontanée de tout promoteur de cause sociale quand, la cause étant pour lui entendue, il
n’opère plus guère que dans une logique d’efficacité.
On voit que par son cadrage des données du bilan routier, la RAAQ écarte systématiquement de la mise
en récit de ses actions les faits contrariants et présente les faits les plus utiles à ancrer la croyance en
l’efficacité de ses actions préventives et de son modèle décisionnel. Cela ne veut pas dire qu’elle ne
rapporte que des succès mais les points faibles, quand ils sont évoqués, le sont d’une manière qui ne
remet sérieusement en cause ni le récit de ses succès ni la valeur du modèle dissuasif. La RAAQ est plus
encline à avouer des échecs quand elle peut les relativiser dans un constat d’amélioration globale du
bilan routier, encore reporte-t-elle toujours la faute sur l’inconscience incompréhensible des usagers de la
route et jamais sur elle-même. Les succès comme les échecs sont cadrés de manière à renforcer la
perception que l’intensification programmée du contrôle et de la répression est indispensable. Que le
bilan s’améliore ou qu’il s’aggrave, que les faits confortent ou contredisent la validité de l’approche des
promoteurs, la solution est toujours la même. Aucune autre avenue n’est sérieusement envisagée ni ne
leur semble envisageable.
Dans la dramaturgie de l’insécurité routière, la mise en scène du bilan routier et de l’action salvatrice des
promoteurs n’est pas une représentation neutre des faits mais une représentation sélective. Elle use
librement de la statistique persuasive (gommage systématique des données contradictoires, modification
constante des variables de référence), invoque au besoin des faits erronés, tend à s’approprier tous les
succès mais à attribuer toutes les fautes aux usagers ou aux partenaires, toutes des techniques qui
servent une stratégie de gestion de l’image corporative. Comme le gestionnaire commercial est évalué en
fonction de sa capacité à améliorer la rentabilité de l’entreprise, le gestionnaire d’un problème public est
évalué en fonction de sa capacité à faire progresser la cause : les mêmes impératifs peuvent donner lieu
aux mêmes pratiques douteuses et aux mêmes abus comptables.
287
Chapitre 9 Phase 4 : 1999 à 2003
Conceptualisation du problème de la sécurité routière et des interventions
En 1999, le bilan routier s’améliore au chapitre des blessés graves (tableau 17), mais il se détériore selon
tous les autres indicateurs (tableaux 15, 16 et 18), tandis que le taux des blessés graves diminue (tableau
9). La dégradation du bilan des décès et des blessés légers est passée sous silence, tant dans les faits
saillants que dans les analyses du rapport annuel de 1999 (SAAQ, 2000a).
Il est difficile d’attribuer cette dégradation à la baisse des sanctions (tableaux 9 et 10) si l’on ne prend
comme point de comparaison que le léger recul de l’année 1998 (-2%). L’attribution est plus plausible si
l’on remonte à 1996, année à compter de laquelle la réduction des sanctions est continue. Cette
réduction est principalement attribuable au fait que moins d’avis d’infractions sont émis et au fait qu’il y a
sensiblement moins de conducteurs perdant leur permis de conduire pour amendes impayées.
Puisqu’elle a choisi de ne pas souligner la dégradation du bilan routier dans son rapport annuel, la SAAQ
ne peut pas évoquer l’apparence de corrélation positive entre la régression des sanctions et celle du bilan
routier. Elle avance cependant, non sans aplomb, que la diminution du nombre des sanctions serait la
preuve de leur efficacité dissuasive, et elle estime plus particulièrement à cet égard que le système des
points de démérite a réussi à modifier « les comportements fautifs ou dangereux adoptés par les
conducteurs » (SAAQ, 2000a, p. 33). Pour soutenir cette proposition, elle argumente qu’entre 1991 et
1999, la proportion des conducteurs avec une alcoolémie supérieure à 0,08% (80 mg) aurait chuté de
44% (SAAQ, 2000a, p. 41), succès qu’elle attribue à quatre facteurs mais sans fournir de preuves : les
campagnes de sensibilisation percutantes, les actions communautaires comme l’Opération Nez Rouge,
l’adoption de lois dissuasives et le travail intensif des policiers. Forte de cette opinion, la SAAQ ne
dissimule plus la répression dans les activités de sensibilisation et d’éducation, et, quand elle spécifie ses
axes d’intervention en prévention, elle lui accorde une place bien à elle : « privilégier des activités de
renforcement comme le soutien à l’application des mesures légales » (SAAQ, 2000a, p. 40). Dans cette
culture d’intervention, la fragilité des gains en sécurité routière est reconnue (SAAQ, 2000a, p. 41) de
même que la nécessité d’introduire constamment de nouvelles mesures pour continuer à faire des gains
(SAAQ, 2000a, p. 7, 29). Conséquemment, les activités de sensibilisation (auxquelles la SAAQ ajoute
celles d’information sans les caractériser davantage par rapport à l’éducation, à la sensibilisation ou
même à la recherche) sont présentées comme le moyen de « créer un climat propice à l’adoption de
nouveaux comportements » (SAAQ, 2000a, p. 41).
288
De fait, la SAAQ a travaillé toute l’année à un Livre vert à l’intention de la commission parlementaire qui
doit, au début de l’an 2000, examiner l’ajout des nouvelles mesures législatives et règlementaires par
lesquelles la SAAQ veut obtenir l’élargissement de ses domaines d’intervention et de règlementation : le
port obligatoire du casque pour les cyclistes et le patinage à roues alignées, la détection de la conduite
sous l’influence de drogues (SAAQ, 2000a, p. 29). L’une de ces mesures concerne l’introduction de
cinémomètres photographiques (radars photos), moyen qui vise l’application d’une tolérance zéro aux
excès de vitesse. À cette fin, la SAAQ mène en Mauricie, d’avril 1999 à septembre 2000, une expérience
pilote de tolérance zéro aux excès de vitesse dans des zones bien identifiées (les zones sont publicisées
dans le journal et les hebdomadaires locaux, et ils sont balisés par des panneaux routiers). Baptisée
« Opération pieds pesants », l’expérience teste le principe suivant lequel l’augmentation de la perception
du risque d’être arrêté est l’un des facteurs clés pour lutter efficacement contre les excès de vitesse
(Rottengatter, 1990; voir SAAQ, 2000b, p. 4). Une autre étude faite pour la SAAQ (D’Amours, 1998; cité
in SAAQ, 2002b, p. 5) confirme la validité de ce principe et avance que plus la certitude d’être intercepté
en cas d’infraction est grande, plus le conducteur tend à respecter les limites. L’installation de
cinémomètres photographiques est vue comme le meilleur moyen de maintenir une pression la plus
constante possible sur les conducteurs : « Depuis quelques années, le Gouvernement du Québec
envisage sérieusement d’amender le Code de la sécurité routière afin de permettre l’utilisation du
cinémomètre photographique dans les endroits identifiés comme étant problématiques pour le contrôle
policiers [sic] » (SAAQ, 2000b, p. 5). Plus encore, la SAAQ adhère à l’idée que les comportements
promus ne se maintiennent que sous la menace :
Enfin, nous savons que la mise en application de la méthode proposée dans le
cadre du projet-pilote exige des efforts constants. En accord avec la théorie sur
laquelle est basée le projet, à une diminution des efforts sur le terrain, correspond
toujours une perte d’une partie des acquis et donc une diminution des résultats.
En ce sens, l’introduction des cinémomètres photographiques pourrait bien
représenter la solution idéale pour maintenir une pression la plus constante
possible sur les ardeurs des automobilistes. (SAAQ, 2000b, p. 5)
Lors de son Opération pieds pesants en Mauricie, la SAAQ a cependant constaté que si le cinémomètre
photographique double la perception du risque d’être arrêté par rapport à la moyenne du reste de la
province, on n’a relevé qu’une très légère baisse des vitesses moyennes pratiquées sur les sites retenus
pour le projet-pilote. Contre ces résultats décevants, la SAAQ argumente que même les opérations de
contrôle policier ne peuvent obtenir de résultats spectaculaires, répète que les comportements ne
peuvent changer que sur le long terme (SAAQ, 2000b, p. 4-5) et se réjouit de ce que l’Opération en
Mauricie a non seulement ravivé l’intérêt des policiers envers le contrôle de la vitesse mais les a incités à
réduire leur seuil de tolérance envers les excès de vitesse :
289
En effet, alors qu’il était en règle générale de 20 km/h au-dessus de la limite de
50 km/h, ce seuil est passé à 15 et même 10 km/h sur plusieurs sites. Par
ailleurs, le projet-pilote nous a permis de réaliser que la sensibilisation des
policiers à l’importance du contrôle de la vitesse dans la réduction des accidents
est essentielle à la réussite des opérations. En effet, avant la mise sur pied du
projet on constatait un manque d’intérêt des patrouilleurs à l’égard du contrôle
systématique de la vitesse. (SAAQ, 2000b, p. 5)
La SAAQ a aussi entrepris une étude épidémiologique sur les risques associés à l’usage du téléphone
cellulaire au volant par laquelle les réponses obtenues par sondage postal auprès de 175 000
conducteurs ont été croisées avec leur dossier de conduite, ce qui, dans ce cas, présage un projet
d’interdiction. Consciente que ses projets d’intensification des contraintes ne seront pas également
appréciés de la population, la SAAQ présente un peu abusivement le Livre vert et la Commission
parlementaire comme le moyen d’associer la population à la discussion (SAAQ, 2009a, p. 29). L’ajout du
projet d’autoriser le virage à droite sur feu rouge est une mesure populiste qui n’a aucune chance de
contribuer à l’amélioration du bilan routier (au contraire) mais qui est un excellent moyen politique de
négocier l’appui de l’opinion à la réforme dans son ensemble.
La SAAQ signale en outre avoir procédé à une étude sur la variabilité de la perception du risque en
fonction des types d’infractions. Il s’agit vraisemblablement d’une série de six sondages et omnibus faits
entre décembre 1997 et avril 1999 qui lui ont fait réaliser que les profils à risque étant beaucoup plus
nombreux que ce qu’elle envisageait jusqu’ici, il lui faudra concevoir des stratégies toujours plus ciblées
et diversifiées. Encore une fois, on constate que les conclusions des études qui sont défavorables à la
représentation de la SAAQ ne trouvent pas leur chemin dans son discours public : malgré tous ses
efforts, la perception du risque d’être arrêté pour CFA est globalement stable et les variations à la hausse,
épisodiques et éphémères, se produisent surtout au moment de la tenue de campagnes (SOM, 1999a),
ce qui est conforme avec ce que nous en avons vu dans la revue de littérature spécialisée. Quoi qu’il en
soit, l’annonce de cette étude dans le rapport annuel de 1999 doit être mise en relation avec autre
annonce, qu’elle sert à crédibiliser : le projet de renforcement des pénalités pour les infractions les plus
accidentogènes (SAAQ, 2000a, p. 41).
En 2000, le bilan routier continue de se dégrader : les taux de victimes, de blessés légers et de blessés
graves augmentent tandis que le taux de décès stagne (graphiques 7 à 10). L’augmentation des budgets
de communication de la SAAQ en 1999 et 2000 n’empêche pas ce phénomène (tableau 6). Dans
l’optique de la SAAQ, il est d’autant plus certain que la réduction continue des sanctions qui se produit
depuis 1996 serait un facteur explicatif que la brutale dégradation de 2000 correspond à la diminution des
sanctions effectives (tableau 10) en raison de la grève du zèle des policiers de la Sureté du Québec à
l’été 2000. Les contrôles de la vitesse sont faits, les conducteurs fautifs sont interceptés mais les policiers
290
retiennent l’information jusqu’à la conclusion d’une entente entre leurs syndicats et leurs employeurs;
c’est ainsi qu’un nombre inconnu de conducteurs n’a jamais reçu d’avis d’infraction par la poste parce que
le délai légal pour l’envoyer a été dépassé. Les 4 000 policiers de la Communauté urbaine de Montréal
font eux aussi une grève du zèle à la même époque mais nous ne savons pas dans quelle mesure cela a
pu affecter le contrôle routier sur ce territoire. Il est remarquable mais pas inhabituel que la SAAQ ne
mentionne pas la dégradation du bilan routier dans son rapport annuel (2001), préférant accorder son
attention à la diminution des sanctions, à l’explication de laquelle elle fournit deux interprétations bien
différentes. Elle signale que la grève du zèle des policiers pourrait avoir contribué à la diminution de 17%
du nombre de sanctions entre 1999 et 2000 (-14,6% selon nos indicateurs; voir tableau 10), mais elle
estime surtout, au moment où elle cherche à obtenir de l’État une intensification des contraintes, que
cette réduction des sanctions prouve l’effet dissuasif de la répression. La SAAQ peut difficilement éviter
de signaler une grève du zèle qui n’avait échappé à personne (Pelchat, 2000), mais on voit encore une
fois par quel travail rhétorique elle peut célébrer ou déplorer un même phénomène selon ce qui
l’avantage, et jamais au détriment du modèle dissuasif ou au détriment de la multiplication des
contraintes, comme le programme d’accès graduel à la conduite, mis en place en 1997, auquel elle
attribue (sans préciser comment) une diminution de 5% des décès et de 14% des victimes dans les
accidents impliquant de jeunes conducteurs.
En matière de lutte contre la CFA, la SAAQ signale qu’un accident spectaculaire survenu lors des travaux
de la commission parlementaire, et lors duquel un chauffeur ivre a tué 2 enfants, a contribué à provoquer
une réflexion sur l’insuffisance des mesures actuelles (SAAQ, 2001, p. 7), sans qu’elle ne soulève la
contradiction avec deux études qu’elle cite dans le même rapport. L’une est une étude épidémiologique
qui aurait conclu qu’entre 1991 et 2000, le taux de conducteurs conduisant sous l’influence de l’alcool et
de drogues serait passé de 3,2% à 2%, et que la proportion de conducteurs dépassant la limite du 0,08%
d’alcool dans le sang aurait baissé de 44%. L’autre fait référence aux résultats obtenus par la Table de
concertation de Beauce-Etchemin, créée par la SAAQ en 1997 pour prévenir la CFA. Par le jumelage des
statistiques de la SAAQ et du Bureau du coroner, la Table rapporte que le pourcentage des conducteurs
décédés au volant et qui avaient de l’alcool dans le sang (sans égard à la quantité) était de 58% entre
1992 à 1996 et de 43% entre 1994 et 1998, ce qui est près de la moyenne provinciale de 42%. Il n’est
pas clair si la Table s’en attribue le mérite, ce qui serait présomptueux compte tenu de la date de sa
création (1997). Nous n’avons aucune de ces deux études et il n’est pas impossible qu’elles n’en fassent
qu’une (dont les résultats seraient alors mal rapportés par le ou les rédacteurs du rapport annuel), mais la
SAAQ attribue ultimement toutes ces améliorations à ses propres actions, parmi lesquelles
l’intensification de la contrainte tient la part du lion : des campagnes percutantes combinées au travail
intensif des policiers, l’adoption de lois dissuasives et les actions communautaires comme l’Opération
291
Nez Rouge (SAAQ, 2001, p. 44). Les conclusions des deux études vont dans le sens contraire d’une
autre, faite la même année (Léger et Léger, 2000c), qui révèle peu d’amélioration et plutôt une
aggravation de plusieurs facteurs à risque en matière de fréquence et d’importance de la consommation.
Les deux études sont citées par le même rédacteur dans le rapport annuel de la SAAQ (2001, p. 44). En
puisant dans ses études et ses données les informations qui confortent sa représentation du problème et
de son action, et en gardant sous silence les études et données contradictoires, la SAAQ offre du
problème public et de son action de gestion une représentation qui peut sacrifier, au besoin, l’objectivité à
l’efficacité de la persuasion.
Plusieurs autres mesures sont en préparation. La SAAQ prépare la révision de sa plus importante mesure
de dissuasion, en termes de nombre de gens visés (SAAQ, 2001, p. 33) : les points d’inaptitude, dont les
pénalités vont être augmentées en fonction de la gravité de chaque infraction, qui couvriront un plus
grand nombre d’infractions. Dans le cas du cinémomètre photographique, elle attend qu’un projet de loi
soit présenté pour permettre son usage sur les routes du Québec » (SAAQ, 2001, p. 7), mais d’abord
sous forme de projet pilote. Elle annonce qu’une Table de concertation a été mise sur pied pour trouver le
moyen de modifier les comportements à risque des motocyclistes, et cela en examinant tous les moyens
législatifs pour limiter la vitesse des motocyclettes en général, et celle des motocyclistes débutants en
particulier. L’introduction en juin 2000 du cours obligatoire de conduite pour la motocyclette découle des
recommandations de cette Table dont on apprend qu’elle a été créée à la demande expresse du ministre
des Transports et en réaction au désastreux bilan routier des motocyclistes 1999, deux autres faits que le
rapport annuel de 1999 avait passés sous silence. Tout cela compose un train de mesures
particulièrement sévères qui amène la SAAQ à reconnaitre « l’importance de l’adhésion de la population
à ses objectifs et à la manière par laquelle elle compte les atteindre » (SAAQ, 2001, p. 11). Elle ne nous
dit pas comment elle compte obtenir cette adhésion sinon en mentionnant la qualité de la satisfaction des
usagers à l’égard de sa gestion administrative et de ses services. Ce niveau de satisfaction et le retour à
une situation financière solide semblent compter pour beaucoup dans l’évaluation que la SAAQ fait de
son image auprès de la population, ce qui est cohérent avec nos observations sur la dégradation de la
réputation de la SAAQ à compter de 1987.
L’année 2001 voit une amélioration significative du bilan routier selon tous nos indicateurs (tableaux 15 à
18), avec des réductions des taux de décès (-18,8%), de blessés graves (-15,4%), de blessés légers
(-6,1% ) et des victimes de toutes sortes (-6,3%). La réduction de 765 à 615 décès et de 5 389 à 5 062
blessés graves n’est pas passée sous silence par la SAAQ qui qualifie le bilan routier de 2001 de meilleur
bilan routier des 50 dernières années. Ces résultats dépassent les objectifs de son plan stratégique
20001-2005 pour la réduction du bilan routier.
292
Cible 2001 :
Cible 2005 :
Résultat 2001 :
754 décès et 5 396 blessés graves
650 décès et 4 750 blessés graves
615 décès et 5 062 blessés graves
La fulgurance de la baisse et l’inclusion de deux facteurs économiques incontrôlables l’incitent toutefois à
envisager la possibilité d’une anomalie que les années suivantes pourraient corriger par une hausse, ce
en quoi elle voit juste (voir tableau 16 et graphiques 7 à 10). Pour expliquer ce résultat qui la surprend
elle-même (2002, p. 54), elle avance quatre hypothèses :
1- le ralentissement de la croissance économique entraine une diminution du nombre de
kilomètres parcourus pour les loisirs, notamment chez les jeunes, qui représentent le
quart des victimes;
2- la baisse de 2,4% des ventes d’essence vendue au Québec par rapport à l’année
précédente, ce qui corrobore la première hypothèse;
3- l’ensemble des activités de ses activités de prévention, législation et contrôle;
4- l’action soutenue de partenaires importants, tels que les services de police.
On peut voir les deux dernières hypothèses n’en font qu’une : l’efficacité dissuasive de la contrainte, qui
est aussi la seule qu’évoque le président de la SAAQ, dans la section qui lui est réservée, quand il vante
l’action concertée avec ses partenaires (SAAQ, 2002, p. 8). Nulle part dans le rapport annuel on ne
revient sur la grève du zèle des policiers à l’été 2000 mais l’examen des statistiques permet de constater
que le nombre de sanctions en 2001 est le plus élevé des cinq dernières années, ce dont la SAAQ ne
souffle mot. Cette retenue est inhabituelle pour la SAAQ sauf quand elle coïncide avec un problème de
gestion d’image, ce qui parait encore une fois être le cas en 2001. Observons d’abord que cette
amélioration spectaculaire a été obtenue alors qu’il n’y a eu peu de modifications législatives
d’importance depuis 1998 (année de l’adoption de mesures d’accès graduel à la conduite), un fait peutêtre embarrassant au moment où elle doit convaincre la population de la nécessité d’endosser un train de
mesures plus drastiques. La SAAQ remonte d’ailleurs à l’introduction en 1997 de mesures législatives
plus sévères contre la CFA pour expliquer, avec la mise en œuvre deux fois par année de campagnes
P.A.S. appuyées par de la publicité (SAAQ, 2002, p. 56), la réduction du nombre de conducteurs décédés
avec plus de 0,08 mg d’alcool dans le sang entre 1997 (306 conducteurs ou 34% des décès) et 2000
(230 conducteurs ou 29% des décès). Signalons tout de même deux mesures qui sont entrées en vigueur
en 2001 : l’obligation faite aux nouveaux conducteurs de motocyclettes, à compter du premier janvier
2001, de réussir un examen théorique, et l’ajout au 20 septembre 2001 de nouvelles infractions à la liste
de celles entrainant l’inscription de points d’inaptitude au dossier du conducteur. Mais la SAAQ n’associe
spécifiquement aucun de ces deux facteurs à l’amélioration du bilan routier. Les élections de mars 2001
expliquent peut-être que le calme sur le front législatif se prolonge jusqu’en mai, moment où le
gouvernement dépose le projet de loi 17 qui prévoit l’introduction du cinémomètre photographique. Cet
instrument fait alors l’objet d’une si vive opposition, notamment en septembre 2001 quand la Commission
293
permanente des transports et de l’environnement entend 12 organismes qui s’en inquiètent (SAAQ, 2002,
p. 70), qu’il n’aboutira pas.
Le ralentissement du rythme d’introduction de nouvelles contraintes doit être interprété comme le signe
de difficultés que la SAAQ rencontre dans son travail de l’opinion, et non comme un renoncement car
l’analyse montre que le modèle dissuasif est toujours au cœur de sa matrice décisionnelle, et que la
communication y joue un rôle complémentaire. Dans son rapport de 2001, la SAAQ établit implicitement
une corrélation entre l’amélioration du bilan routier, d’une part, et les augmentations significatives des
budgets de communication (+18,6 %; voir tableau 6) et des sanctions (+31,7%; voir tableau 10), et
attribue à cette corrélation une valeur explicative. Pour le vérifier, nous avons établi les variations
annuelles (graphiques 22 à 24) de deux variables indépendantes (le nombre des sanctions et le du
budget de communication) et de quatre variables dépendantes (ensemble des victimes, blessés légers,
blessés graves et décès. Puisque la SAAQ a l’habitude de commenter et d’expliquer les variations
annuelles du bilan routier, ces graphiques nous permettent de mieux suivre l’évolution des variables clés
et, donc, de mieux contrôler le discours de la SAAQ à leur sujet. On peut voir toute la difficulté qu’il y a à
soutenir la valeur explicative de la combinaison dissuasion/publicité ou même de la seule variable de le
dissuasion quand on doit, comme la SAAQ est amenée à le faire dans ses rapports annuels, commenter
les variations annuelles du bilan routier.
Graphique 22 : Variations du nombre des sanctions, du budget de communication et des taux de
victimes, de blessés légers, de blessés graves et de décès par 10 000 véhicules en circulation,
1987 à 1991
50
40
30
20
10
0
-10
-20
87
Sanctions
88
Publicité
Toutes victimes
89
Blessés légers
90
Blessés graves
91
Décès
294
Graphique 23 : Variations du nombre des sanctions, du budget de communication et des taux de
victimes, de blessés légers, de blessés graves et de décès par 10 000 véhicules en circulation,
1992 à 1996
50
40
30
20
10
0
-10
-20
-30
-40
92
Sanctions
93
Publicité
94
Toutes victimes
95
Blessés légers
96
Blessés graves
Décès
Graphique 24 : Variations du nombre des sanctions, du budget de communication et des taux de
victimes, de blessés légers, de blessés graves et de décès par 10 000 véhicules en circulation,
1997 à 2003
40
30
20
10
0
-10
-20
-30
-40
97
98
Sanctions
Publicité
99
Toutes victimes
2000
2001
Blessés légers
2002
Blessés graves
2003
Décès
Avec un corpus de données s’étendant sur 17 ans (1987 à 2003), il est cependant possible de faire les
croisements permettant d’évaluer s’il existe des corrélations significatives entre chacune des variables
indépendantes et dépendantes (tableau 19). La collecte s’est faite dans les rapports annuels et
295
commence en 1987, année où la RAAQ publie pour la première fois des statistiques pour l’ensemble des
variables qui nous intéressent. La publication des données se poursuit de manière ininterrompue jusqu’en
2003, après quoi la SAAQ cesse pendant quelques années de les rapporter. Quand elle recommence
progressivement à les publier, la méthodologie a changé et varie encore quelque peu dans le temps, de
sorte qu’avec des compilations différentes et moins détaillées, il n’est plus possible de contrôler la qualité
de la comparaison entre ces deux périodes. D’autre part, nous avons pris en compte le fait que certaines
données d’une même année de référence peuvent évoluer avant de se fixer définitivement, ce qui arrive
surtout à propos des décès qui surviennent longtemps après l’accident auquel ils sont attribuables (la
rectification à la hausse du bilan des décès entrainant alors une rectification à la baisse du bilan des
blessés graves), et à propos des constats d’infraction que les services de police semblent transmettre de
manière plus ou moins rapide selon les années (comme lors des grèves du zèle). Dans de tels cas, ce
sont chaque fois les chiffres rectifiés et définitifs que nous avons retenus.
Après avoir empilé les données disponibles sur cette période de 17 ans, nous avons d’abord calculé le
nombre total de victimes, le nombre de blessés légers, le nombre de blessés graves et le nombre de
décès. Nous avons ensuite calculé les dépenses publicitaires. Nous avons enfin additionné l’ensemble
des sanctions. Il en ressort que plus le nombre des sanctions effectives est élevé, moins il y a de victimes
de toutes sortes : décès, blessés graves, blessés légers et total des victimes. Les résultats étant
inférieurs à 0,1, les probabilités de se tromper sont plus grandes que ce qui est normalement accepté
(seuil de 0,5), mais la corrélation négative est tout de même assez forte pour donner à penser qu’il existe
un lien entre les sanctions et le bilan routier.
En ce qui concerne la corrélation entre les dépenses publicitaires et le bilan routier, elle est plus faible
que la corrélation avec les sanctions, et ce, sur l’ensemble des variables du bilan (nombre total de
victimes, de blessés légers, de blessés graves et de décès). L’hypothèse d’un impact mesurable, durable
et significatif de la publicité sur le bilan routier ne mérite donc pas d’être retenue. Ces résultats sont
cohérents avec nos précédentes conclusions à ce sujet.
296
Tableau 19 : Corrélation entre les variations du bilan routier pendant 17 ans et la mesure des
sanctions effectives et des dépenses publicitaires
Sanctions
Publicité
Corrélation de
Pearson
Sig.
(bilatérale)
Corrélation de
Pearson
Sig.
(bilatérale)
Total victimes
Blessés
légers
Blessés
graves
Décès
-,421
-,421
-,436
-,442
,093
,093
,081
,076
,025
,010
,095
,082
,923
,970
,716
,754
Il reste la possibilité que des analyses plus fines de la SAAQ, mais dont nous ne disposons pas, lui ait
permis de mesurer et de confirmer ces relations sur la base d’autres données, mais la chose est
douteuse car on ne comprendrait pas que ces connaissances n’aient pas émergé dans les documents
dont nous disposons et on comprendrait bien moins encore que la SAAQ ne s’en soit jamais servi pour
mieux établir la relation dans son discours public au lieu de modifier constamment les variables de
référence pour préserver la vraisemblance du modèle dissuasif comme elle le fait dans ses rapports
annuels. Il reste aussi l’hypothèse que l’introduction de nouvelles mesures puisse mettre quelques
années à exercer leur effet, le temps par exemple qu’elles soient effectivement appliquées et connues du
grand public. C’est une hypothèse qui est difficile à vérifier, compte tenu du fait que l’introduction de
nouvelles mesures législatives est à peu près constante. Sur les 20 années qui vont de 1981 à 2001, par
exemple, on compte huit années qui n’ont pas connu l’introduction de nouvelles mesures législatives,
(1983, 1990, 1993, 1994, 1995, 1996, 1999, 2000) et, parmi elles, une seule période creuse comptant
plusieurs années consécutives : celle qui va de 1993 à 1996. Or, l’année 1996 pose un défi sérieux car le
bilan routier, qui s’était dégradé en 1995, s’améliore sur tous les plans et ce, malgré le fait que les
dernières modifications législatives datent déjà de quatre ans et que le nombre de sanctions effectives
stagne. On doit convenir alors que l’approche dissuasive de la SAAQ, du moins jusqu’à cette époque, ne
repose sur l’existence d’aucune preuve statistiquement significative, et que le ton convaincu qu’elle
adopte sert à en masquer la nature hautement conjecturale.
En 2002, les dépenses en communication reculent de près 19,4% (tableau 6 et graphique 24), ce qui
semble correspondre à une réduction des couts de production publicitaire par l’adoption d’approches
moins spectaculaires et donc mois couteuses. De nouvelles mesures législatives entrent en vigueur et le
nombre de sanctions augmente de 6,6%, ce qui n’empêche pas une dégradation du bilan routier qui se lit
297
sur tous nos indicateurs sauf celui des blessés graves qui stagne (tableaux 15 à 18 et graphique 24). En
nombres absolus, le bilan des décès affiche une augmentation de 610 à 704 morts (tableau 11). Cette
dégradation appréhendée, à laquelle la SAAQ a préparé son auditoire en 2001, est reconnue dans le
rapport annuel de 2002 (SAAQ, 2003, p. 63) mais la SAAQ la tempère de diverses manières, et d’abord
en invoquant le nombre des décès qui est largement inférieur à l’objectif qui avait fixé pour 2002.
Cible 2005 :
Cible 2002 :
Résultat 2002 :
650 décès et 4 750 blessés graves
728 décès et 5 235 blessés graves
704 décès et 5 448 blessés graves
Elle ajoute que « l’année 2002 est, avec 2001 et 1998, l’une des trois seules années depuis près de 50
ans où le nombre de décès se situe aux environs de 700, ou plus bas » (SAAQ, 2003, p. 63). Elle
rappelle que cette dégradation avait été pressentie en 2001 et ajoute : « Au cours des deux dernières
décennies, chaque diminution importante du nombre de décès a été suivie d’une hausse l’année
suivante » (SAAQ, 2003, p. 63). Pour la première fois, au lieu d’interpréter les variations annuelles, elle
suggère que c’est la tendance à long terme qu’il importe de considérer, et que la tendance est positive.
C’est ainsi qu’elle signale que de 1980 à 2000, la baisse au chapitre des décès a été de 49% (1 492 à
765), ce qui place le Québec 4e rang des pays industrialisés en termes de progrès, après l’Autriche
(-51%), la Suisse (-51%) et l’Allemagne (-50%). La SAAQ se dit persuadée que « ses actions et celles de
ses partenaires en matière de promotion, de législation et de contrôle sont les principales causes de la
tendance à la baisse du nombre des victimes de la route » (SAAQ, 2003, p. 64; attribution réaffirmée aux
pages 9 et 13). En relations publiques, le choix de l’année 1980 comme date de référence relève de la
technique dite du spin, une forme de manipulation rhétorique qui utilise l’interprétation sélective de faits
ou d’évènements pour critiquer abusivement un adversaire ou, comme c’est le cas ici, pour se préserver
des critiques de ses adversaires sans égards pour la valeur réelle de ces critiques. Dans le cas qui nous
occupe, nous savons que la SAAQ a accès à des statistiques qui remontent à bien plus loin que 1980 et
qu’elle n’hésite pas à les invoquer pour rehausser sa réputation d’efficacité, comme elle vient de le faire
dans ce même rapport quand elle remonte à 1950. Le choix de 1980 renforce l’attribution causale (le
bilan s’améliorerait grâce aux efforts de la RAAQ puis de la SAAQ) et évite le démenti que suggèrent les
progrès les plus spectaculaires réalisés entre 1973 et 1978 inclusivement sans qu’on puisse invoquer
d’intervention particulière de l’État ou, du moins, d’intervention aussi musclée et structurée que la recette
gagnante dont la SAAQ se targue d’avoir le secret : promotion, législation et contrôle, trois formes
d’intervention dont la combinaison sert essentiellement à l’intensification des contraintes. La SAAQ évite
aussi de mettre cette dégradation en relation avec l’augmentation de 6,6% du nombre de sanctions
(tableau 10 et graphique 24) et avec l’entrée en vigueur, le 16 avril 2002, de modifications au Code de la
sécurité routière (suite au Projet de loi 38) alors que, comme on l’a vu tout au long de son histoire, elle n’a
298
jamais manqué de le faire pour expliquer une amélioration du bilan. Les modifications rapportées par la
SAAQ dans son rapport annuel ont toutes trait à la lutte contre l’alcool au volant : tolérance « zéro
alcool » pour les conducteurs professionnels, évaluation sommaire obligatoire de tout contrevenant au
Code de la sécurité routière (avec processus d’évaluation complète du taux d’alcool dans le sang en cas
de doute), allongement à 30 jours de la suspension immédiate du permis en cas de CFA (90 jours dans
les cas de récidive), et allongement de cinq à 10 ans de la période de référence pour les récidivistes. Le
fait qu’elle évite le rapprochement entre ce renforcement du contrôle et la dégradation du bilan routier doit
s’interpréter comme une manière de préserver le modèle dissuasif de toute discussion critique, et peutêtre comme le signe que la SAAQ n’est pas portée à se remettre elle-même en question, mais il ne
signifie pas que la dégradation du bilan disqualifie nécessairement le modèle dissuasif car toutes les
mesures ne sont pas également dissuasives (une qualité difficile à évaluer mais pas impossible si l’on a
accès aux données nécessaires). Dans le cas présent, il s’agit surtout de mesures plus sévères pour
prévenir la récidive. Le fait que la SAAQ ait fait de la promotion de ces nouvelles mesures l’un des
éléments centraux de sa campagne de communication contre la CFA en 2001 indique qu’elle leur
attribuait, à tort ou à raison, un fort potentiel dissuasif. Ce même fait limite aussi la capacité de la SAAQ
d’invoquer le temps qu’une contrainte supplémentaire met à être appliquée et connue pour développer
son potentiel dissuasif. La SAAQ enfin, dans ses analyses du bilan routier, traite succinctement le bilan
de la lutte contre la vitesse (stagnation du nombre de décès attribués à la vitesse mais augmentation du
nombre des blessés graves) et met l’accent sur les progrès réalisés dans la lutte contre la CFA. C’est
ainsi qu’elle avance que le pourcentage des conducteurs en état de CFA entre 21h00 et 3h00 serait
passé de 5,9% à 1,6%, qu’elle célèbre les résultats de l’année 1999 à cet égard (sans dire que le bilan de
1999 s’était globalement dégradé) et qu’elle dresse le bilan des décès attribué à la CFA pour les années
1996 à 2001 (sans expliquer pourquoi elle ne nous donne pas les chiffres de 2002 dont elle doit pourtant
disposer).
1996 :
1997 :
1998 :
1999 :
2000 :
2001 :
379
340
309
212
260
214
En 2003, le bilan routier se dégrade globalement malgré l’augmentation de 7,2% des budgets de
communication (tableau 6 et graphique 24) et la baisse du nombre de kilomètres parcourus (peut-être en
raison de la hausse du prix de l’essence; SOM, 2003b), et tandis que le nombre des sanctions stagne
(tableau 10 et graphique 24). Le nombre total des décès (623) et les taux de décès par 10 000 véhicules
en circulation (tableau 18) diminuent, mais les taux de blessés légers stagnent et les taux de blessés
299
graves et de victimes au total augmentent (tableaux 15 à 17). Dans son rapport annuel (SAAQ, 2004), la
SAAQ, au lieu de signaler et de commenter cette dégradation globale, met l’accent sur l’amélioration du
bilan des décès qui serait le deuxième meilleur bilan depuis plus de 50 ans. Un tableau comparatif avec
d’autres pays permet à la SAAQ de placer le Québec au premier rang pour la diminution du nombre de
décès entre 1980 et 2001 (-59% vs -49% au Canada et -18% aux USA). On remarquera encore une fois
le choix de 1980 comme année de référence mais aussi le fait qu’elle connait l’évolution du bilan
canadien et américain (graphique 2) mais qu’elle évite soigneusement d’évoquer les problèmes évidents
que la symétrie transnationale et que l’amélioration spectaculaire des années 1973 à 1978 posent à la
représentation de son action.
La SAAQ signale quand même l’augmentation du nombre de blessés graves mais elle met cela en partie
sur le compte du kilométrage parcouru et sur la hausse constante du nombre de véhicules sur la route. Le
recours au dernier argument est de pure rhétorique car la SAAQ en connait la faible valeur explicative,
s’étant elle-même maintes fois vantée de ses succès malgré cette hausse constante. Pour le reste, elle
conclut que cette hausse est largement inexpliquée mais ajoute au rang des explications possibles
l’augmentation du nombre de conducteurs âgés de plus de 65 ans. De fait, les statistiques de la SAAQ
montrent que les ainés sont le seul groupe démographique dont le bilan routier s’est aggravé depuis
1978, et, dans le rapport annuel de 2003, elle projette que leur nombre aura triplé en 2030 pour passer à
1,5 million. La SAAQ annonce donc son intention d’intensifier les évaluations médicales. Les effets
positifs du vieillissement de la population sur le bilan routier ne sont cependant pas inconnus de la SAAQ;
la même année, un rapport de SOM (2003a, p. 25) constate que le poids démographique des
conducteurs cumulant plus de 20 années d’expérience de conduite s’accroit systématiquement et conclut
que c’est une bonne chose « puisque ce groupe se montre naturellement plus soucieux de la sécurité ».
On voit par là que la SAAQ a un œil sur la pyramide des âges mais que seuls ses effets négatifs sur le
bilan routier sont évoqués publiquement. La SAAQ n’en réalise pas moins qu’il lui sera difficile d’atteindre
l’objectif de 2005 quant à la réduction du nombre de blessés graves et, comme toujours, elle n’envisage
pas la solution autrement qu’en fonction d’une intensification de ses « actions concertées », expression
qui désigne essentiellement le renforcement des lois et des contrôles policiers (SAAQ, 2004, p. 10). Or, la
SAAQ n’a pas un fort menu législatif en 2003 sinon pour des ajustements de gestion des dossiers, pour
le resserrement du contrôle du transport lourd (industrie peu sympathique à la population) et pour la
règlementation des vitres teintées.
Nous avons observé que, dans les rapports annuels, l’usage du mode allusif et l’absence d’évocation de
mesures de contrôle bien précises sont le signe de problèmes de gestion de réputation et d’image. C’est
encore le cas ici. En 2003, le nouveau gouvernement libéral choisit comme ministre de la Justice l’avocat
300
Marc Bellemare qui s’est taillé une réputation de justicier en poursuivant la SAAQ pour le compte
d’accidentés mécontents du régime d’indemnisation, et en se faisant un programme politique de
l’abolition du régime du no fault. Le nouveau ministre n’est pas un allié de la SAAQ et il ne s’en cache
pas, ce qui la préoccupe manifestement. Alors qu’elle cherche à préparer l’opinion publique à une
augmentation des tarifs d’assurance et d’immatriculation (SAAQ, 2004, p. 10), elle annonce qu’elle utilise
un nouvel indicateur de gestion d’image, celui des cas à potentiel médiatique négatif : « L’expérience
démontre que la médiatisation de quelques cas d’accidentés mécontents suffit à donner une image
négative des services aux accidentés et à faire oublier que des milliers de personnes accidentées sont
satisfaites des services qu’elles ont reçus ». Elle commande un sondage à la firme SOM qui conclut que
l’appréciation du public s’est améliorée en 2003 par rapport à 2002 et que ce sont les services aux
accidentés qui, à cause de la médiatisation négative de quelques cas, nuisent à l’image de la SAAQ. Elle
ne précise pas quelle stratégie elle met en place quand elle identifie un cas à fort potentiel médiatique
négatif, ni comment elle procède à cette identification. Ce contexte explique aussi que la SAAQ
entreprend au début 2003 « une vaste consultation auprès des citoyens » (SAAQ, 2004, p. 76) pour
obtenir des informations sur leurs attentes et leur degré de satisfaction. Cette consultation doit servir de
projet pilote pour l’ensemble des organismes et ministères du gouvernement qui doivent faire le suivi de
leur déclaration de service au citoyen. Finalement, la SAAQ obtient bien, le 17 décembre 2004, le pouvoir
de déterminer les contributions d’assurance mais assorti de l’obligation d’obtenir l’avis d’un conseil
d’experts, constitué à cette fin, et de tenir compte des consultations publiques sur cette question. Pour se
laver du soupçon que l’augmentation annonce une nouvelle ponction dans le fonds d’indemnisation, le
gouvernement s’engage à créer dès 2004 un Fonds d’assurance automobile du Québec, une fiducie
d’utilité sociale dont le patrimoine est affecté à l’indemnisation des accidentés de la route, à la prévention
et à la promotion de la sécurité routière.
La configuration des évènements montre donc qu’en 2003, la SAAQ est, sur le plan de l’image, au milieu
d’une tempête parfaite : une dégradation du bilan routier (tendance qui se poursuivra jusqu’en 2006; voir
tableau 11 et graphique 24), un ministre de la Justice qui est son plus farouche adversaire et qui veut
supprimer le principe du no-fault sur lequel repose toute la rentabilité du régime, un régime d’assurance
dont elle estime qu’il est sous-financé depuis deux ans et dont elle peine à faire accepter le renflouement
par des hausses de tarifs, et une attention médiatique si négative qu’elle doit mettre en place une
stratégie de gestion de réputation. Dans ce contexte, il faut interpréter comme le moyen de compliquer
l’examen critique de ses actions le fait que la SAAQ cesse dès 2004 de publier des statistiques détaillées
sur le nombre des sanctions émises, et le fait qu’elle cesse de publier les variations annuelles du bilan
routier pour ne plus présenter que des tendances sur trois ans.
301
Le rôle de la publicité
En 1999, la SAAQ diffuse deux campagnes publicitaires contre la CFA en coordination avec la tenue de
barrages policiers (programmes P.A.S.), l’une en mai et l’autre en novembre. À cette fin, la SAAQ
rediffuse du 6 mai au 6 juin le message télévisé de 1997 (scénario 18) mais en modifiant la fin pour
prévenir la population des dates des barrages routiers. Entre le 4 novembre et le 5 décembre, ce sont des
pleines pages dans les quotidiens qui donnent les dates des barrages et rappellent les conséquences
légales des infractions pour CFA. De l’affichage complète la panoplie des moyens utilisés, et SOM
(1999b) nous informe qu’au total la SAAQ a investi moins de moyens publicitaires contre la CFA en 1999
qu’au cours des dernières années parce qu’elle mise d’abord sur l’impact des barrages routiers, ce qui se
vérifie du fait que la police a effectué 233 000 interceptions sur un objectif de 120 000. Ces données ne
figurent habituellement pas dans les rapports annuels et ne comptent donc pas parmi nos indicateurs
(tableaux 4 à 11), mais il est clair que la SAAQ attribue la réduction des sanctions effectives en 1999 à
l’efficacité de l’approche dissuasive dont elle fait l’éloge dans son rapport annuel.
Les conclusions de l’enquête évaluative menée par SOM (1999b) à la fin de la campagne sont fort
différentes à cet égard, et pourtant cette enquête s’attachait particulièrement à déceler les indices d’un
effet synergique. Certes, les taux de familiarité avec les barrages routiers sont importants, et d’autant plus
chez les conducteurs à risque (tableau 20), et plus de la moitié des répondants a déjà été interceptée
dans un barrage contre la CFA ou connait quelqu’un qui l’a été. Certes, parmi les 53% des répondants
qui ont été rejoints par la campagne 60, l’enquête établit à 84% le taux de considération et à 80% le taux
d’intention. Mais si l’enquête ne mesure ni l’essai ni l’adoption du comportement promu, elle a pris la
mesure de la fréquence de conduite après avoir consommé, or cet indice ne montre aucune variation
significative en 1999 par rapport à 1998 et 1997 : 38% des répondants admettent avoir conduit après
avoir consommé de l’alcool, 10% avoir conduit après avoir pris au moins deux verres dans l’heure
précédant la conduite d’un véhicule et 4% après avoir consommé plus de cinq verres. On peut en déduire
que 48% des répondants seraient des abstinents en matière de CFA mais on ne sait pas quelle
proportion d’entre eux est faite de convertis et non pas d’individus conformes depuis toujours. Ce que
SOM conclut cependant de cette absence de progrès significatif depuis 1997, c’est que « malgré les
bonnes intentions déclarées par les répondants, il est loin d’être évident que la conduite après avoir
consommé de l’alcool soit dans les faits un phénomène de moins en moins fréquent » (SOM, 1999b, p.
35). Bref, si d’une part l’intensification du contrôle policier se traduit par une diminution des sanctions
60 Selon SOM, les gens qui ont été rejoints sont ceux qui, sur une base assistée ou spontanée, ont dit connaitre le
message télévisé, ainsi que ceux qui, sur une base spontanée seulement, ont eu connaissance de l’affichage, de la
période de surveillance intensive et de barrages routiers ou encore du slogan de la campagne.
302
effectives, mais que d’autre part la dissuasion n’a pas d’effet sur la CFA, c’est que les conducteurs à
risque sont plus prudents avec la police, pas avec l’alcool au volant. Les barrages policiers épisodiques et
leur médiatisation peuvent obtenir que plus d’individus à risque adoptent des stratégies alternatives
épisodiques (lesquelles peuvent inclure un large spectre de moyens, de l’emprunt d’itinéraires alternatifs
pour déjouer les barrages à l’abstinence), ce qui est conforme aux conclusions des études sur l’effet
synergique.
Encore une fois donc, nos indicateurs ne respectent pas la hiérarchie de l’entonnoir mais le problème
provient clairement de la mauvaise qualité des indicateurs.
Tableau 20 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre l'alcool au volant, 1999
Familiarité
Ont eu connaissance d’une
intensification de la surveillance
policière
Ceux qui ont déjà conduit après avoir
consommé de l’alcool au cours de la
dernière année
Ceux qui ont conduit après avoir
consommé deux verres dans l’heure
précédente
Ceux qui ont conduit après avoir pris
plus de cinq consommations
Ont déjà été interceptés ou
connaissent quelqu’un qui l’a été
Considération
Ont pris conscience des risques
(n= 971)
Intention
On dit que suite à cette campagne, il y
a moins de chances qu’ils conduisent
avec les facultés affaiblies (n=971)
73%
78%
85%
77%
57%
84%
80%
Source : SOM, 1999b.
L’enquête de SOM (1999b, p. 18) conclut d’autre part que ce sont surtout par les activités de relations
publiques que les répondants ont pris connaissance de l’intensification de la surveillance policière : 44%
en ont entendu parler aux nouvelles télévisées, 37% aux nouvelles à la radio, 24% dans les journaux,
23% par leur entourage, 17% par la publicité et 12% parce qu’ils ont vu des barrages ou ont eu
connaissance de la tenue d’un barrage en particulier. Cela tend à confirmer le rôle prépondérant que les
médias d’information peuvent avoir par rapport à la publicité en promotion de la cause. Cette remarque
appelle quatre réserves, et premièrement la fatigue prévisible du message télévisé de 1997 qu’on
rediffuse en 1999. Deuxièmement : la complexité d’une publicité qui tentait de faire passer de nombreux
303
messages sur l’introduction de nouvelles sanctions et sur la fréquence des barrages routiers. La portée
de ces deux premières réserves est toutefois réduite du fait que, malgré tout, seulement 12% des
répondants ont retenu du message télévisé l’information sur l’intensification de la surveillance policière et
8% ont correctement identifié la période intensive de surveillance. Les nouvelles sont certainement plus
efficaces pour livrer ce type d’information notamment parce qu’elles captent un auditoire prédisposé à s’y
intéresser, parce qu’elles offrent une grande fréquence d’exposition et une crédibilité supérieure à la
publicité, et parce qu’elles peuvent augmenter la pertinence perçue de l’information en la régionalisant.
La troisième réserve porte sur la tendance de la SAAQ à attribuer toute la couverture médiatique à ses
activités de relations publiques. Certes, la SAAQ lance toutes ses campagnes d’importance par des
conférences de presse et elle fournit des données aux médias qui leur permettent de suivre l’évolution
des opérations policières comme du bilan routier, mais les différents services de police peuvent eux aussi
s’occuper de la médiatisation de leurs activités et, surtout, on ne sait pas dans quelle mesure les médias
de nouvelles sont proactifs. Quatrièmement enfin, les publicités chocs comptent pour beaucoup dans la
capacité de la SAAQ à créer l’évènement médiatique, celles-ci étant toujours dévoilées en primeur dans
ses conférences de presse.
En 1999, c’est le problème de la vitesse excessive qui est la priorité de la SAAQ (SAAQ, 1999a, p. 43).
La campagne lancée le 21 juin cherche à produire un effet synergique par la combinaison d’activités
publicitaires et de contrôles de la vitesse. Partant du principe que la majorité des conducteurs excèdent
régulièrement les vitesses permises et se font prendre très peu souvent en infraction, et du principe que
la peur est salutaire, les policiers arrêtent systématiquement tous les conducteurs dans certaines zones à
risque pour leur remettre de faux billets de contravention et des dépliants d’information.
La campagne publicitaire comprend des annonces en pleine page dans le quotidien The Gazette pour
rejoindre les anglophones, mais son élément principal est un message télévisé de 60 secondes (scénario
21). Celui-ci est une adaptation d’une publicité du TAC (Australie) en ce qui concerne la scène de
l’accident, l’intervention du policier et le test de freinage. Conformément à sa tradition publicitaire, la
SAAQ ajoute des éléments de dramatisation, comme la musique omniprésente qui ponctue l’action
comme au cinéma mais qui en réalité stimule la distanciation critique et l’attention portée à la vie des
personnages, procédé de fiction censé stimuler l’identification empathique et, par ricochet, inciter les
auditeurs à reconnaitre qu’un semblable accident pourrait leur arriver. C’est la publicité choc la plus
réaliste jamais produite par la SAAQ à ce jour, si bien qu’elle a choisi de ne la diffuser qu’après 21h30
afin de limiter les risques de traumatiser des enfants. Malgré cela, elle a si bien réussi à attirer l’attention
que Léger et Léger (1999a, p. 19) recommande à la SAAQ de continuer à produire des publicités dans la
même veine. Le message joue sur plusieurs tableaux : le remords d’un conducteur qui a tué une
304
passante (les sondages précédents ont identifié que la peur de tuer quelqu’un est l’un des éléments qui
est le plus cité comme argument incitant à reconsidérer ses comportements à risque), la reproduction
hyper réaliste de ce qui arrive à un piéton quand il est fauché par une voiture (les publicités choc sont
toujours parmi celles qui marquent le plus le public) et la présentation d’un test de freinage à deux
vitesses différentes (l’espoir étant que la confrontation à des faits indiscutables et l’acquisition de
connaissances scientifiques objectives favoriseront une remise en question plus profonde des attitudes et
comportements). Les stratèges de la SAAQ disent avoir choisi ce concept parce qu’il « exploite à la fois
l’émotivité et la rationalité » (SAAQ, 2000a, p. 43), mais cela montre que malgré l’expertise publicitaire
accumulée, notamment à propos de la difficulté de la publicité à transmettre efficacement des
informations complexes, le paradigme de la psychologie sociale domine leur manière d’en concevoir le
rôle. Les stratèges n’acceptent pas l’idée que la publicité se limite à l’influence des dimensions
symboliques et qu’elle ne convient pas à la diffusion de messages multiples et aussi complexes que les
distances de freinage. Sans surprise, l’évaluation post-campagne de Léger et Léger (1999a) établira que
c’est surtout l’impact de la jeune femme sur le pare-brise dont les répondants se souviennent (28,5%) et
que 21,7% sont incapables de verbaliser ce dont ils se souviennent. Si 19,2% des répondants seulement
se rappellent le test de freinage à deux vitesses différentes, il n’y a que 13,8% des répondants qui en ont
retenu le sens tel que cristallisé par le slogan : « 10 km/h de moins ça sauve des vies ». L’idée que le
respect des limites permet d’éviter les accidents, qui est manifestement le message le plus important pour
la SAAQ d’après le scénario, n’est cité par personne, et seul 5,7% des répondants ont fourni une réponse
qui s’en approche : « respecter les limites de vitesse ». L’idée vague et lénifiante de ralentir passe
beaucoup mieux que l’idée, plus rigoureuse, de respecter les limites.
305
Scénario 21
SAAQ
TV : « Lucie Paquet »
Diffusion : 1999
Plan
Vidéo
1à2
Scènes de jour. Été. Plan
d’ensemble d’un trottoir en ville.
Lucie Paquet, souriante, croise
une amie et sa petite fille. Elles se
saluent. Lucie Paquet se penche
vers la petite fille et échange
quelques paroles.
3
Gros plan du visage insouciant du
conducteur.
4
Caméra
subjective.
Prise
intérieure du véhicule. Au premier
plan : les mains du conducteur sur
le volant. Au second plan : Lucie
Paquet qui traverse devant la
voiture. C’est une rue à sens
unique. En arrière-plan, des
voitures sont stationnées de part
et d’autre de la rue. Un camion de
livraison traverse la voie. Tout ce
contexte suggère qu’il s’agit d’une
rue où la limite permise est de 50
km/h.
Lucie Paquet jette un regard affolé
vers l’objectif. Le devant de la
voiture fauche ses jambes et sa
tête va donner contre le parebrise.
Intérieur du véhicule. Vue en
contre-plongée du profil du
conducteur qui a un mouvement
de recul. On voit d »abord la tête
de Lucie Paquet heurter le parebrise qui se fracture, puis le corps
qui rebondit dans les airs.
Plan extérieur. Zoom sur le visage
affolé du conducteur qu’on
aperçoit derrière le verre fracturé
5
6
Audio
Direction
sonore :
musique
dramatique
soulignant
particulièrement les moments
dramatiques.
Effets sonores :
Ambiance de ville : voix, klaxon de
voiture, son d’un autobus qui
freine.
Voix hors champ (conducteur) :
« Lucie Paquet est entrée dans ma
vie par un bel après-midi
ensoleillé… »
Effets sonores :
Son sourd du moteur qui accélère
un peu.
Effets sonores :
Crissement de pneus.
Bruit étouffé du corps de Lucie
Paquet qui s’écrase contre le métal
du capot.
Voix hors champ (conducteur) :
« … et elle n’en est jamais
ressortie. »
Durée
du plan
Temps
cumul.
0,07
0,07
0,02
0,09
0,02
0,11
Effets sonores :
Crissement de pneus et bruit du
pare-brise qui se fracture.
Cri de surprise et d’horreur du
conducteur.
0,02
0,13
0,02
0,15
306
7
8à9
10
11
13
14
15
16
à
de son pare-brise.
Traveling extérieur. La voiture va
de gauche à droite de l’écran. Le
corps de Lucie Paquet est audessus-du pare-brise et virevolte
dans les airs. Le choc l’a fait
rebondir vers l’avant du véhicule.
Celui-ci ralentit mais pas le corps
de Lucie Paquet, projeté plus loin
devant la voiture.
Fondu au noir.
Le conducteur est au restaurant. Il
tient un menu. Un serveur
s’approche pour prendre sa
commande.
Caméra subjective : vue en
contreplongée du serveur qui se
penche un peu vers le conducteur.
Flashback du visage de Lucie qui
se fracasse sur le pare-brise.
Fondu.
Caméra au plafond qui tourne sur
elle-même avec vue en plongée
de la chambre à coucher du
conducteur. C’est la nuit. Il a les
yeux grands ouverts tandis que sa
femme dort à ses côtés.
En
surimpression :
d’abord
l’odomètre de son automobile qui
indique une vitesse approximative
de 58 km/h, ensuite une vue en
contreplongée de lui-même au
moment où il freinait et amorçait
un mouvement de recul de son
corps, puis un gros plan de son
visage au moment de l’impact.
Fondu enchainé sur ce visage :
ses yeux sont exorbités.
Fondu sur la tête de Lucie Paquet
qui heurte, au ralenti, le pare-brise
et rebondit.
Fondu.
Scène de l’accident. Plan moyen.
Caméra à l’épaule. À l’arrièreplan, des ambulanciers qui
s’activent. À l’avant-plan, un
policier de la ville de Montréal
entre par la droite de l’écran. Il
s’adresse
à
l’objectif. En
surimpression au bas de l’écran, à
gauche :
Régis Migneault
Sergent SPCUM
Un ambulancier se penche sur le
corps
de
Lucie
Paquet,
ensanglanté, qui manifeste un
dernier spasme de vie.
Vue en contreplongée du
conducteur qui, assis maintenant
du côté passage de sa voiture, la
portière ouverte, discute avec un
policier.
0,02
0,17
0,015
0,185
0,015
0,20
Effets sonores :
Tic tac obsédant d’une horloge.
Respiration haletante de quelqu’un
qui fait un cauchemar.
Musique :
Quelques notes trainantes, au
piano.
Voix hors champ (conducteur) :
« … et elle n’en est jamais
ressortie. »
Effets sonores :
Crissement de pneus.
Sons déformés d’un accident.
0,08
0,28
Voix
on
cam
(sergent
Migneault) :
« 60 km/h, seulement 10 km/h audessus de la limite permise. »
0,05
0,33
Voix
on
cam
(sergent
Migneault) :
« Cet accident là était inévitable. »
0,015
0,345
Voix
on
cam
(sergent
Migneault) :
« Même avec les meilleurs freins
au monde,… »
0,01
0,355
Effets sonores :
Ambiance de restaurant.
Musique :
Quelques notes trainantes, au
piano.
307
17
18
19
à
20
Plan moyen du corps ensanglanté
de
Lucie
Paquet.
Les
ambulanciers l’ont couchée sur le
dos.
Gros plan du sergent qui continue
à nous parler.
21
22
23
24
25
26
Gros plan du visage terrifié de la
petite fille qui avait parlé avec
Lucie Paquet juste avant son
accident.
Plan moyen puis gros plan du
sergent qui continue à nous parler.
à
Une route d’essai avec deux
corridors. Dans la voie de gauche,
un véhicule bleu roule à 60 km/h
selon l’affichage électronique au
bas de l’écran. Dans la voie de
droite, un véhicule bleu roule à 50
km/h selon l’affichage électronique
au bas de l’écran.
La voiture de droite s’arrête juste
devant le mannequin mais se le
toucher : l’odomètre indique 0
km/h.
La voiture de gauche percute le
mannequin : l’odomètre indique 42
km/h.
Zoom out du conducteur à son
bureau de travail. Il semble
incapable de se concentrer,
découragé. Il ne répond pas au
téléphone qui sonne. Il se prend la
tête avec une main.
Fondu au noir.
Panneau de signature sur fond
noir.
En surimpression, le slogan « 10
km/h de moins, ça sauve des
vies » et la signature corporative
de la SAAQ.
Flashback. Gros plan de Lucie
Paquet avant l’arrivée des
ambulanciers. À l’avant-plan, son
bras et sa main, ensanglantés qui
reposent dans une flaque de sang.
À l’arrière-plan sur le bitume : une
sacoche ouverte, une brosse à
cheveu et des débris de verre.
Voix
on
cam
(sergent
Migneault) :
« … de bons réflexes,… »
0,015
0,37
Voix
on
cam
(sergent
Migneault) :
« … une bonne voiture, je vous
certifie que c’était impossible à
cette vitesse-là… »
Voix
on
cam
(sergent
Migneault) :
« … d’arrêter à temps. »
0,03
0,40
0,01
0,41
Voix
on
cam
(sergent
Migneault) :
« Regardez bien. »
Voix
on
cam
(sergent
Migneault) :
« Les conducteurs aperçoivent les
mannequins en même temps, à 31
mètres. Ils freinent. L’auto de droite
s’arrête à temps, celle de gauche
frappe à 42 km/h. »
0,02
0,43
0,08
0,51
Effets sonores :
Sonnerie
ininterrompue
de
téléphone.
Sons mystérieux et angoissants qui
traduisent l’idéation obsessionnelle
du personnage qui revit sans cesse
l’accident.
Voix hors champ (conducteur) :
« … elle n’en est jamais ressortie…
jamais ressortie. »
Effets sonores :
Crescendo de sons mystérieux et
angoissants.
0,04
0,55
0,03
0,58
Effets sonores :
Un grand boum, comme une porte
de prison qui se referme
brusquement. L’effet rappelle celui
des films d’horreur quand on
présente une scène macabre pour
faire sursauter le spectateur..
0,02
0,60
Cette fois, nos indicateurs (tableau 21) montrent que la familiarité est supérieure aux opinions, ce
qui est conforme à la hiérarchie attendue. Les connaissances sondées (familiarité) sont cependant
très superficielles et l’on peut argumenter qu’il s’agit moins de connaissances que d’évidences.
308
La comparaison des indicateurs d’opinion et de considération montre là aussi des différences de
proportion conformes à la hiérarchie attendue. Les taux élevés d’adhésion à la cause sociale et à
l’intensification des contrôles et de la répression paraissent encore une fois résulter d’une
dissociation. Dans les indicateurs d’opinion, l’endossement de principe est élevé mais il s’érode
dès que l’on demande un endossement des mesures de contrôle et de répression, comme si les
gens réalisaient davantage que ces mesures pouvaient les viser. Dans tout le sondage d’ailleurs,
les taux d’adhésion aux comportements promus chutent dès qu’on demande aux répondants de
référer à leur comportement personnel.
Le même phénomène semble se produire avec les indicateurs de considération, et il est d’autant
plus marqué que les questions sont personnelles, lesquelles sont moins entachées de désirabilité
sociale. Le peu de répondants qui admettent que leur vitesse actuelle n’est pas sécuritaire est un
indice plus fiable de considération mais il est encore surestimé. Sans la base de données, il est
impossible de s’assurer qu’il ne se glisse pas dans ces répondants des conducteurs qui respectent
déjà les limites ; la chose est possible puisqu’un nombre appréciable de répondants se montrent
plus intolérants à la vitesse que la SAAQ elle-même en estimant (Léger et Léger, 1999a, p. 49)
que la vitesse permise est trop élevée en ville (5,6%), sur les routes secondaires (8,9%) et sur les
autoroutes (3,3%). À cet égard, l’indicateur le plus fiable de la considération, ce sont peut-être les
4,5% de répondants qui acceptent de se décrire comme des conducteurs audacieux au sens où la
SAAQ l’entend. La perception qu’une minorité de conducteurs a une conduite dangereuse est
cohérente avec le mythe du fou du volant, encore que des taux variant entre 34,9% à 39,7% sont
encore trop élevés pour qualifier une minorité de « petite ». Mais la question était encore trop
générale et on aurait probablement obtenu des indices plus fiables et beaucoup moins élevés si
les répondants avaient été invités à évaluer le pourcentage des conducteurs roulant à plus de 10,
20 et 30 km/h dans les zones de 50, 90 et 100 km/h. Considérant qu’une majorité de conducteurs
(Léger et Léger, 1999a, p. 30, 34 et 38) avouent dépasser occasionnellement ou davantage les
limites en ville (64,2%), sur les routes secondaires (59,4%) et sur les autoroutes (71,5%), et
sachant que la gravité perçue des infractions liées à la vitesse augmente en proportion des excès
commis mais pas en fonction des zones (Léger et Léger, 2000a, p. 12-14), on devrait s’attendre à
ce que dans ces conditions on associe à une bien plus petite proportion de conducteurs les excès
de 20 km/h ou de 30 km/h au-dessus de la limite permise, niveaux à partir desquels, et selon les
zones, il resterait à identifier ce qui vaudrait l’étiquette de « fou du volant ».
L’indice d’essai est manifestement surévalué. L’indice d’adoption, lui, parait plus fiable. L’enquête
ne nous donne pas le profil des conducteurs des groupes les plus à risques (hommes et jeunes
conducteurs) mais elle nous dit (Léger et Léger, 1999a, p. 30) qu’ils ont beaucoup plus tendance à
309
avouer leurs comportements à risque que les autres (les 55 ans et plus, et ceux qui ont 20 ans
d’expérience et plus de conduite). L’enquête nous fournit enfin un indice de la difficulté qu’il y a à
convaincre les délinquants de ralentir : le fait d’avoir eu un accident n’a aucun lien significatif avec
la vitesse à laquelle on dit rouler (on ne ralentit pas parce qu’on a fait l’expérience d’un accident),
mais il y a un lien entre le fait d’excéder la vitesse et le fait d’avoir eu un accident. On imagine mal
que la communication réussisse là où même l’implication personnelle dans un accident n’a pas
ralenti les ardeurs. La conclusion de l’étude ne trouvera pas d’écho dans le discours public de la
SAAQ : l’excès de vitesse est un comportement solidement ancré qui ne s’atténue durablement
qu’avec l’âge et l’expérience (Léger et Léger, 1999a, p. 30).
310
Tableau 21 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre la vitesse au volant, 1999
Indicateurs
Perceptions à
propos des
autres
conducteurs
Familiarité
Sont d’accord avec les énoncés suivants :
plus on roule vite, plus la distance de freinage sera
longue
plus on roule vite, plus on risque de perdre le contrôle
du véhicule
plus on roule vite, plus les blessures sont graves en
cas d’accident
Opinion
97%
92,1%
91,2%
Jugent très important d’amener les gens à rouler moins vite
qu’actuellement dans les zones de 50 km/h
Favorables à plus de surveillance policière pour faire
respecter les limites de vitesse
Favorables à des peines plus sévères
80,1%
Estiment demeurer en parfait contrôle même s’ils roulent vite
Jugent très important qu’ils roulent eux-mêmes moins vite
qu’actuellement dans les zones de 50 km/h
Considèrent que leur vitesse actuelle n’est pas sécuritaire :
- en zone urbaine
- dans les zones de 90 km/h
- sur les autoroutes
Se considèrent comme des conducteurs audacieux
69,6%
57%
Déclarent respecter davantage les limites suite après avoir
vu la publicité télévisée (n=797)
73,2%
Considération
Essai
78,3%
51,7%
9,1%
4,5%
2,8%
4,5%
Adoption
N’excèdent jamais la limite autorisée :
- en zone urbaine
- dans les zones de 90 km/h
- sur les autoroutes
Source : Léger et Léger, 1999a.
10,5%
13,2%
10,4%
(n= 1148)
39,7%
34,9%
36,2%
311
En 2000, la SAAQ mène deux campagnes contre la CFA qui misent sur l’intensification simultanée de la
communication et de la surveillance policière (programmes P.A.S.) : du 18 mai au 18 juin (juste avant la
grève du zèle des policiers), et du trois novembre au trois décembre (après la fin de la grève du zèle des
policiers, en septembre). La SAAQ rapporte que 184 065 conducteurs ont été contrôlés au cours de ces
deux opérations. Il ne semble pas y avoir eu d’évaluation pour la campagne d’automne, qui comprenait
de l’affichage, deux messages radio (l’un pour faire connaitre l’intensification des contrôles de police et
l’autre pour inciter les gens à empêcher les autres de conduire après avoir bu), des interventions de
comédiens dans les bars de Montréal pour encourager les gens à intervenir et à prévoir des modes de
transport alternatif, et la distribution aux automobilistes du slogan de campagne sur des autocollants lors
des barrages routiers. La campagne du printemps est celle qui dispose du plus de moyens avec deux
publicités télévisées produites en co-commandite avec les Assurances générales des caisses Desjardins.
Selon l’enquête post-campagne de Léger et Léger (2000c), la notoriété spontanée des médias de
nouvelles comme source d’information (7%) est inférieure à chacun des deux messages produits (8 et
9%) mais il peut y avoir un problème de méthode car la question a été posée dans un groupe de
questions portant spécifiquement sur la publicité. Malgré cela, il se peut que les médias d’information
aient été moins performants que la publicité dans la mesure où cette campagne offrait peu de nouveautés
aux médias et surtout pas de nouveau message choc qui aurait justifié un traitement spectaculaire du
lancement de la campagne. D’ailleurs 15% des répondants se sont plutôt souvenus du message de 1999
(un cas de mémoire fantôme dans le langage des publicitaires) et 20% d’une annonce publicitaire sans
autre précision.
L’un des deux messages présente un homme au cimetière qui pleure sur la tombe d’un proche, victime
de l’alcool au volant. L’autre présente une femme à l’hôpital pleurant au chevet d’un homme grièvement
blessé suite à un accident dû à l’alcool au volant. À notre connaissance, aucun des deux messages ne
parle d’une intensification des contrôles policiers, mais la production de l’effet synergique n’en a pas
besoin ; cet objectif de communication est implicite. Un objectif plus explicite des publicités est, selon le
rapport annuel, d’aider à instaurer une nouvelle norme sociale : l’intervention auprès de proches pour les
empêcher de conduire s’ils ont bu. Nous n’avons pas retrouvé de copies de ces deux publicités dont le
slogan était : « Empêchez vos amis de boire et conduire. Insistez! » D’après le slogan, le message fait
plutôt la promotion de l’abstinence au volant plutôt que le seul respect de la limite légale. Il ressort de
l’ensemble des sondages de la SAAQ que la moindre absorption d’alcool est en soi un risque parce
qu’elle atténue les facultés et, par conséquent, qu’elle souhaiterait que la population perçoive l’abstinence
au volant comme la meilleure option et toute absorption d’alcool avant de conduire comme une
imprudence, même si la quantité est dans les limites de la légalité.
312
Avant d’aller plus loin, il nous faut remettre de l’ordre dans les concepts évoqués par la SAAQ et ses
partenaires. L’amélioration du bilan routier est l’objectif marketing ultime de toutes les causes sociales
portées par la SAAQ. Pour atteindre cet objectif, la SAAQ mise en autres sur des stratégies de prévention
et de segmentation du problème de l’insécurité routière en sous-causes, dont les luttes contre la CFA et
la vitesse au volant. À chaque cause est attribué un objectif de réduction du bilan des victimes qui est sa
contribution spécifique à l’objectif marketing ultime, et, pour y arriver, chaque cause mise essentiellement
sur des stratégies de changement de comportement (la tolérance zéro à l’alcool au volant est un exemple
de ce type de stratégie), laquelle met en œuvre une panoplie de moyens, notamment les changements
législatifs, la répression et la communication. La production de l’effet synergique est un exemple de la
manière dont la SAAQ cherche à tirer un maximum d’effets de ses différents moyens. La SAAQ peut
mener plusieurs campagnes contre la CFA, lesquelles peuvent inclure ou pas des actions de
communication. Dans le cas de la campagne qui nous occupe, le renforcement des contrôles policiers
montre que la communication n’est pas le seul moyen utilisé. Ajoutons que si aucune mesure répressive
n’est brandie pour inciter les cibles à intervenir pour prévenir la CFA, c’est parce la non-intervention
auprès d’une personne qui s’apprête à conduire en état d’ébriété n’est pas une négligence sanctionnée
par une loi (comme il arrive dans certains pays où la responsabilité du serveur peut-être mise en cause).
Tout un travail de l’opinion reste à faire avant d’en arriver là.
Dans la matrice décisionnelle de la SAAQ, l’établissement d’une nouvelle norme sociale est un objectif de
communication à long terme et, en ce sens, la campagne de 2000 n’inaugure rien; la SAAQ sait très bien
que les campagnes qu’elle mène depuis plusieurs années « visaient à augmenter la réprobation sociale à
l’égard de l’alcool au volant » et qu’il n’y a « plus de gains significatifs à faire sur ce plan » (SAAQ, 2001,
p. 44). Cette campagne, comme toutes les autres auparavant, doit être comprise comme un préalable à
l’obtention de lois répressives et dissuasives. Mais de quelle norme s’agit-il? Il y en aurait deux : la
réprobation (l’intervention auprès des proches est une manière de l’actualiser) mais aussi, en sous-main,
l’abstinence totale pour les conducteurs. Si cette dernière norme n’est pas clairement évoquée, si la
formulation même des propos de la SAAQ est floue (le fait de conduire après avoir consommé de l’alcool
n’est pas dissocié de la conduite en état d’ébriété; voir par exemple SAAQ, 2001, p. 44), c’est que sa
formulation trop nette risquerait d’entrainer son rejet. Il suffit pour l’instant que les cibles l’entendent
comme le respect de la limite légale, et que cette limite soit progressivement réduite en fonction du
niveau d’acceptabilité sociale que la SAAQ aura réussi à créer. Il reste que la tolérance zéro à l’alcool au
volant est la norme ultimement souhaitée par la SAAQ, ce qui explique en partie que la comptabilisation
des décès dans lesquels l’alcool est « impliqué », selon la formule consacrée, ne tient compte que de la
présence de l’alcool dans le sang des conducteurs décédés et pas du degré d’alcool, l’autre explication
313
étant que cette méthode comptable, en jouant sur la confusion du terme implication, permet d’augmenter
l’impression d’un fléau.
C’est donc pour atteindre un jour cet objectif de communication que la campagne de la SAAQ en 2000
inaugure une stratégie dite d’encerclement des individus récalcitrants ou, formulé autrement, d’incitation à
l’exercice du contrôle social externe informel de manière à ce que les récalcitrants, s’ils ne modifient pas
leur comportement, du moins se sentent anormaux. Au vu de nos indicateurs (tableau 22), il apparait que
tous, conformes et délinquants, ont endossé la norme sociale, et ce, dans les mêmes proportions de
quasi unanimité selon la conclusion de Léger et Léger (2000c). Pour obtenir une intensification des
contraintes, il importe peu aux promoteurs que cet endossement soit de pure hypocrisie. Le travail de
l’opinion ne se préoccupe jamais de la fiabilité de l’endossement. C’est quand ils travaillent dans l’optique
d’une conversion volontaire aux comportements promus que la dichotomie entre l’attitude et le
comportement (SAAQ, 2001, p. 44) peut préoccuper les stratèges publicitaires, mais jamais au point de
mettre en évidence l’hypocrisie de la norme sociale.
L’objectif de la communication donné par Léger et Léger (200c, p. 5) pour la même campagne est à peu
près le même que celui donné par le rapport annuel, mais il traduit cette préoccupation particulière des
publicitaires de la SAAQ de ne pas se contenter de la contrainte de l’État : « sensibiliser les personnes en
mesure d’intervenir auprès des conducteurs qui consomment de l’alcool et conduisent par la suite ». En
ciblant les segments les plus conformes de la population, ils ont encore assigné à la publicité un objectif
comportemental : les inciter à exercer un contrôle externe informel sur leurs proches. Les stratèges
espèrent que les cibles opposeront moins de résistance à ce type de comportement, et qu’en le
présentant comme normal les plus timides s’y essaieront tandis que ceux qui le pratiquaient parfois le
systématiseront désormais. Nos indicateurs permettront de nous faire une idée des résultats obtenus.
314
Tableau 22 : Indicateurs d'adhésion à l'exercice du contrôle social externe informel contre l'alcool
au volant, 2000
Indicateurs
Opinion
Pensent qu’il n’y a aucune excuse pour l’alcool au volant (n=908)
Pensent que l’alcool au volant est un problème important (n=908)
Sont d’accord pour qu’on responsabilise les gens à ne pas conduire (n=1151)
Considération
Accepteraient de ne pas conduire après avoir bu si un ami/parent le leur recommandait
(n= 908)
Ont pris conscience des risques d’accident (n=984)
Intention
Se sentent davantage justifiés d’intervenir pour empêcher une personne de conduire
après avoir bu (n=984)
Essai
Se permettent d’intervenir davantage pour empêcher quelqu’un de conduire après
avoir bu de l’alcool (n=984)
Interviennent plus souvent pour empêcher quelqu’un de conduire après avoir bu de
l’alcool (n=984)
Ont eu quelqu’un qui est intervenu pour les dissuader de conduire après avoir bu
(n=398)
Ont accepté de ne pas conduire après avoir bu suite à l’intervention de quelqu’un en ce
sens (n=398)
2000
97%
96%
96%
91%
81%
78%
74%
68%
9%
7,5%
Source : Léger et Léger, 2000c.
Nous avons retenu de l’enquête par sondage de Léger et Léger (2000c) les indicateurs permettant de
mesurer les taux d’adhésion à l’exercice du contrôle social externe informel des gens qui ont bu et qui
s’apprêtent à conduire. Nous n’avons pas d’indicateurs de familiarité mais sur le plan de l’opinion, on peut
voir qu’à une question assistée, il y a autant de gens pour approuver la responsabilisation des gens qu’il y
en a pour adhérer à la lutte contre la CFA. Les taux de considération, d’intention et d’essai vont en
diminuant, ce qui est conforme au modèle de l’entonnoir, mais encore une fois les taux sont beaucoup
trop élevés pour être crédibles. Nous en avons une idée plus précise en comparant le niveau d’intention
d’intervenir (78%) avec le pourcentage des répondants qui disent avoir fait l’objet d’une telle tentative de
dissuasion par les pairs et auquel nous avons attribué le statut d’indicateur d’essai : parmi les 398
répondants qui disent avoir conduit après avoir pris de l’alcool, seulement 36 personnes (9%) ont dit avoir
fait l’objet d’une telle dissuasion, soit 3% des 1 151 personnes ayant répondu au sondage. Le
pourcentage de ceux qui disent avoir obtempéré ne constitue pas un indicateur d’adoption, puisque le fait
d’avoir obtempéré une fois n’implique pas son adoption (la fidélisation en termes de marketing), mais il
nous donne un aperçu de l’atteinte de l’objectif comportemental : 83% des mêmes 36 personnes disent
315
avoir obtempéré, ce qui représente environ 30 personnes ou 7,5% des personnes qui disent avoir conduit
après avoir pris de l’alcool.
Le résultat est nettement plus conforme avec le niveau auquel on doit s’attendre dans le modèle de
l’entonnoir de la communication : seulement 7,5% des 36 conducteurs disent avoir été approchés par
quelqu’un pour ne pas conduire, soit environ 3 personnes ou 0,26% des 1 151 répondants au total. Il n’y
a pas d’indicateur d’adoption mais, selon le modèle, on ne doit pas s’attendre à ce qu’un seul conducteur
ait adopté un comportement abstinent ou même suffisamment modéré pour écarter toute possibilité d’une
intervention des pairs. Il se peut aussi que les niveaux très élevés d’essai du comportement puissent
s’expliquer par l’appréciation particulièrement difficile et volatile de ce qu’est l’état d’ébriété. En ce sens,
une personne qui n’a pris qu’un verre dans une soirée et qui propose à son conjoint, qui en aurait pris
trois en trois heures, de conduire à sa place peut estimer avoir prévenu avec succès un cas de CFA, et
l’on sait que moins une personne a consommé d’alcool moins elle tend à opposer de résistance à ce
genre de dissuasion. L’indicateur est certainement trop élevé si l’on s’en rapporte à la norme légale, mais
pas forcément si l’on s’en rapporte à la norme sociale (laquelle sous-estime la quantité d’alcool permise
par la norme légale).
L’étude de Léger et Léger (2000c) a mesuré bien d’autres facteurs que ceux reliés à l’objectif de cette
campagne, dont deux qui nous intéressent particulièrement. En ce qui concerne la perception du risque
d’être arrêté en cas de CFA (principale conséquence espérée de l’effet synergique), l’étude ne relève pas
de différence significative avec un sondage omnibus (réalisé pour la période d’octobre 1999 et février
2000; voir Léger, 2000a). Par contre, l’étude arrive à des conclusions diamétralement opposées à celles
de l’étude épidémiologique sur la prévalence de la CFA telles que rapportées dans le rapport annuel de
2000 (SAAQ, 2001, p. 44). Selon Léger et Léger (2000c), malgré quelques améliorations significatives qui
tendent à confirmer un progrès dans la réprobation de la CFA (principalement déduit de la diminution de
la consommation chez les parents), la fréquence et l’importance de la consommation d’alcool ont
significativement augmenté (tableau 23), ce qui est interprété comme une aggravation des facteurs de
risques de CFA.
316
Tableau 23 : Variations significatives du comportement des conducteurs en relation avec l'alcool,
entre 1997 et 2000*
Parmi les conducteurs
Fréquence de consommation
2 à 3 fois par semaine
1 à 3 fois par mois
1997
(n=1156)
14%
22%
2000
(n=908)
18%
16%
(n=871)
(n=689)
4%
7%
Occasions de consommation
Lors d’un party
Lors d’activités sociales, sportives ou culturelles
(n=882)
45%
23%
(n=689)
35%
11%
Lieu de consommation
Chez des parents
(n=896)
21%
(n=689)
17%
Type de boissons consommées
Vin
Fort (incluant apéritifs, digestifs)
(n=894)
40%
10%
(n=689)
46%
7%
Parmi les conducteurs « buveurs » **
Nombre de consommations en une même occasion au cours
des 12 derniers mois
Plus de 10 consommations
Raisons de consommation
(n=897)
(n=689)
Rendre un repas agréable
58%
71%
Le gout de l’alcool
38%
55%
Avoir du plaisir
43%
51%
Aider à se détendre
28%
38%
Se sentir bien
20%
29%
Se sentir moins gêné ou être moins timide
10%
6%
* : toutes les variations rapportées ici sont données comme significatives par les sondeurs. Les
dégradations sont en caractères gras.
** : dans cette étude, est défini comme « conducteur buveur » tout conducteur ayant admis avoir
consommé au moins une fois de l’alcool au cours de la dernière année.
Source : Léger et Léger, 2000c.
En 2000, la SAAQ mène deux campagnes contre la vitesse au volant : l’une au printemps (en avril et mai,
donc avant la grève du zèle des policiers) et l’autre à l’automne. Pour sa campagne du printemps, la
SAAQ rediffuse son message de 1999 (scénario 21). Selon Léger (2000b, p. 4), la campagne poursuit
deux objectifs : réduire la vitesse en milieu urbain et promouvoir les comportements prudents. Il n’y a à
317
peu près pas de différence significative dans les réponses recueillies par sondage entre 1999 (Léger et
Léger, 1999a) et 2000 (Léger, 2000b), raison pour laquelle il est inutile de produire de tableau indicateur.
Certaines interprétations de l’étude de 2000 (Léger, 2000b) méritent toutefois notre attention. Un passage
indique que l’espoir des stratèges publicitaires de réussir à modifier les comportements est ébranlé, qu’ils
ont pris acte du fait que la population ne se conforme pas aux comportements promus mais qu’elle n’en
approuve pas moins la coercition, et que si l’on tient compte du biais de conformité il appert que la
vitesse, contrairement à la CFA, est en fait banalisée. Le raisonnement des chercheurs ne va pas jusqu’à
identifier les raisons de cette banalisation. Le passage mérite d’être cité extensivement :
Nous constatons donc qu’au niveau rationnel, les gens sont d’avis que le message a
beaucoup d’impact, qu’il est efficace, crédible, réaliste et qu’il est de nature à atteindre
l’objectif visé, à savoir, réduire la vitesse en milieu urbain et promouvoir les comportements
prudents.
En pratique cependant, il n’est pas évident que la campagne ait obtenu les résultats
espérés. En effet, le sondage post-campagne démontre que les conducteurs estiment
qu’ils respectent les limites de vitesse et que seulement 10% roulent à plus de 60 km/h.
Par ailleurs, des relevés sur route réalisés par Maxime Brault du Service des études et des
stratégies en sécurité routière ont montré qu’un peu moins de 70% des automobilistes
dépassent régulièrement les limites de vitesse. De plus, quelques semaines après la
diffusion télévisée du message à l’été 2000, en l’absence de contrôle policier sur les
autoroutes (négociation de convention collective), il semble que les conducteurs ont
continué à rouler vite confirmant de ce fait l’importance de la présence policière pour
l’adoption d’un comportement adéquat.
[…] Il semble que la plupart des gens ne se sentent toujours pas particulièrement
concernés par la problématique vitesse et se considèrent comme des conducteurs
prudents qui roulent à la même vitesse que les autres ou à vitesse moindre. Par contre, de
plus en plus de personnes prennent conscience des risques de la vitesse et estiment qu’il
est important d’intervenir en matière de lutte contre la vitesse. Depuis la première activité
promotionnelle en 1988, force nous est d’admettre qu’il y a une évolution vers l’obtention
d’un consensus social concernant la lutte à la vitesse. Toutefois après 12 ans de
promotion, une partie importante de la population banalise encore la vitesse au volant et
ne la considère toujours pas comme un véritable enjeu de sécurité routière. Voilà
probablement la principale tâche à laquelle on doit s’attaquer pour les années à venir.
(SAAQ, 2000b, p. 4)
Mon expérience personnelle me permet de témoigner que les stratèges publicitaires de la SAAQ savaient
déjà en 1996 (et probablement bien avant) que l’incohérence des limites (souvent fixées par les
municipalités afin d’accroitre leurs revenus plutôt que la sécurité) et la tolérance policière (qui varie selon
les régions, accepte toujours des excès bien au-delà des limites légales et négocie la gravité du constat
d’infraction selon le degré de coopération du conducteur pris en faute) font partie des plus épineux
problèmes de la lutte à la vitesse. Ces phénomènes n’échappent pas aux conducteurs. En somme, la
RAAQ et la SAAQ n’ont pas pu ni su appliquer à la lutte contre la vitesse au volant la même recette que
318
la lutte à la CFA, sinon en matière de publicité. En outre, si la lutte contre la CFA semble avoir fait
davantage de progrès que la lutte contre la vitesse, les attitudes n’ont pas fondamentalement évolué
dans un cas comme dans l’autre, si l’on tient compte du puissant effet de désirabilité sociale, de sorte que
l’on peut conclure que sans la répression la prévalence des mauvais comportements augmenterait, si tant
est qu’elle a réellement diminué au-delà du seul ajustement épisodique du comportement en fonction de
la crédibilité d’une menace imminente d’interception en cas d’infraction.
D’autres éléments du rapport vont dans le sens de ce que nous savons déjà. Une minorité de
conducteurs (37,9%) respecte toujours ou presque toujours les limites de vitesse permises, ce qui indique
que la SAAQ est encore loin du cap psychologique d’une nette majorité d’adhérents. À l’évidence,
l’atteinte de ce cap facilite le vote des politiciens à des mesures significativement plus répressives, mais
en 2000, la SAAQ n’en est même pas assez près pour leur donner l’illusion, avec des statistiques
persuasives, qu’une majorité de la population est acquise. La plupart des délinquants ne se sont pas
sentis interpelés, mais les chercheurs échouent à voir que cela n’a rien à voir avec les qualités et défauts
intrinsèques du message. L’étude conclut encore une fois que plus on est jeune, moins on respecte la
vitesse légale, ce qui indique que la cause est une lutte contre un phénomène naturel : la tendance des
jeunes à prendre plus de risques et à procéder par expérimentation personnelle. L’étude conclut encore
une fois que la perception de contrôle personnel est si fortement ancrée chez les conducteurs que le fait
d’avoir été personnellement impliqué dans un accident à titre de conducteur ne l’ébranle en rien. L’étude
indique encore une fois que non seulement les gens qui excèdent les vitesses se considèrent eux-mêmes
comme prudents, même quand ces excès sont énormes, mais que plus on excède les vitesses plus on
porte un jugement favorable sur l’aspect sécuritaire de la vitesse des autres. Elle indique encore une fois
que malgré cela, tous les conducteurs ont tendance à être beaucoup plus sévères envers les autres
qu’envers eux-mêmes. L’objectif et le paradigme dominants des stratèges publicitaires de la SAAQ étant
ceux de la conversion volontaire et de la psychologie sociale plutôt que de la formation d’une opinion
publique favorable à l’intensification des contraintes, ils ne réalisent pas que ce phénomène explique
comment on peut obtenir que des délinquants favorisent des mesures plus répressives envers euxmêmes et ils ne semblent pas voir que l’essentiel des progrès du bilan qui puissent être attribués aux
actions préventives de la SAAQ est dû à l’intensification des contraintes. Enfin, et même si le message
publicitaire en est à sa deuxième diffusion, il y a sur le plan de la compréhension autant de réponses
erronées (26,9%) que de réponses ayant plus ou moins de rapport avec le message (25,9%). Il n’y a que
10,7% des répondants qui ont correctement retenu le sens précis du message (graphique 25) mais ils
sont nettement plus familiers avec les propositions plus générales promues par la SAAQ, comme la
réduction de la vitesse, la prudence au volant ou le respect des limites légales, ce qui confirme que la
publicité n’est pas le moyen approprié de faire passer des messages même minimalement complexes.
319
Graphique 25 : Message principal de la campagne du printemps 2000 contre la vitesse, selon les
répondants (n-1024)
Réduire sa vitesse au volant
57,30%
Être prudent
15,10%
Respecter les limites de vitesse
13,50%
Réduire sa vitesse dans les zones de 50km/h
Prendre conscience de risques d'accidents liés
aux excès de vitesse
10,70%
7,10%
La vitesse c'est dangereux
5,90%
La vitesse tue
5,60%
10 km/h de plus et on peut tuer quelqu'un
5,20%
L'alcool au volant/ne pas prendre d'alcool au
volant/la modération
3,70%
La distance de freinage est plus longue si notre
vitesse est élevée
2,40%
Remord, culpabilité
1,50%
Un accident dans une zone de 50 km c'est
dangereux
1,40%
Les conséquences liées à une conduite
imprudente
1,20%
On peut sauver des vies
0,90%
Autre
7,70%
Aucun
0,90%
Nsp/nrp
1,40%
Source : Léger, 2000b.
Le problème n’est pas que les stratèges de la SAAQ ignorent les éléments de la solution, le problème
c’est qu’ils ne font pas les liens entre ces éléments parce qu’ils n’en réalisent pas l’utilité et parce que leur
compréhension très fine de la complexité multifactorielle du problème les incite à n’envisager que des
solutions toujours plus complexes dans l’espoir de provoquer des changements significatifs mais
improbables.
320
À l’automne, la SAAQ lance une campagne avec un nouveau message en coordination avec une
intensification des contrôles policiers. L’élément central de la campagne de communication, qui cible
prioritairement les 16-24 ans, est une publicité choc de cinéma vérité : la vidéo authentique d’un accident
d’automobile survenu en avril 2000, lors duquel les cascades au volant d’un jeune de 19 ans, filmées par
des amis en différents endroits d’une route régionale, se terminent par une embardée mortelle. Le film a
été remis aux policiers enquêteurs qui ont été les premiers à contacter les parents pour les convaincre
qu’en raison de la force des images, la diffusion du film pourrait décourager d’autres jeunes de faire de la
vitesse. Des représentants de la SAAQ ont ensuite contacté les parents pour discuter du projet de s’en
servir à des fins éducatives. Convaincus de la capacité d’un message vidéo aussi choquant à persuader
les gens de ralentir, les parents du jeune (dont le père, ambulancier, est celui qui a sorti le corps de la
voiture) ont convaincu à leur tour leurs trois autres enfants, d’abord réticents, d’accepter le projet
(Therriault, 2000). La vidéo a d’abord fait l’objet d’une diffusion dans les nouvelles. Le projet d’en faire
une publicité vient ensuite. Suivant la tradition publicitaire de la SAAQ, la publicité qu’elle en tire est
agrémentée d’une trame musicale, conçue par le groupe musical Projet Orange, sur le texte d’une
chanson intitulée « De héros à zéro » qui avait été composée antérieurement par un jeune dans le cadre
d’un concours de la SAAQ qui n’avait aucun rapport avec l’accident de Mathieu. On ajoute au message le
slogan « Choisis la vie. Pas la vitesse ». Ainsi transformé en vidéoclip musical (scénario 22), le film est
mis à la disposition de la station de télévision MusiquePlus qui le diffuse huit fois par jour du 16 octobre
au 11 novembre. Il est aussi diffusé sur un site Internet créé par la SAAQ pour l’occasion. À la radio,
quatre autres messages sont produits, dont un dans lequel on entend les musiciens du Projet Orange, et
un autre dans lequel une passagère oblige un conducteur audacieux à la laisser descendre puisqu’il
refuse de ralentir. La campagne comporte de nombreux autres éléments : affichage, tournées
promotionnelles dans les bars et les cégeps, commandite d’un concert du groupe musical à Montréal,
publicités sur des cartes d’appel, distribution de faux constats d’infraction qui rappellent les règles de
sécurité routière, partenariat promotionnel avec une station de radio.
L’objectif de la campagne, selon Léger (2001c, p. 4), serait « entre autres » de « sensibiliser » les jeunes
de 16-24 ans aux risques reliés aux excès de vitesse et, dans une moindre mesure, aux risques reliés à
la conduite avec les facultés affaiblies. Nous n’avons retrouvé que le message produit avec le film de
l’accident, élément central de la campagne, dans lequel on peut voir très brièvement et si l’on est très
attentif une séquence lors de laquelle le conducteur semble conduire en tenant une cannette de bière, ce
qui est bien mince pour l’associer à la lutte contre la CFA mais la SAAQ estime que chez les jeunes, les
problèmes de la vitesse et de la CFA sont fortement reliés. D’autres éléments de la campagne ont pu
ajouter des messages contre la CFA mais leur impact n’a pu qu’être mince.
321
Les paroles de la chanson (scénario 22) sont très moralisatrices et évoquent un accident dont la cause
est indéniablement le comportement du conducteur, un jeune homme téméraire qui pousse l’audace
toujours plus loin simplement pour épater la galerie, sans se soucier beaucoup des risques pour lui-même
ni pour les autres. L’auteur de la chanson imagine les dernières pensées du jeune au cours de son
agonie dans la carcasse de sa voiture ; il manifeste des regrets, tourne en ridicule sa soif d’être admiré,
se traite d’inconscient et de zéro mais trouve une sorte de rédemption à offrir sa fin dramatique comme le
moyen de détourner les autres des tentations de la vitesse excessive. En soi, les images sont bien moins
spectaculaires que celles que la SAAQ a déjà produites mais elles ont la force supplémentaire de
l’authenticité. La crainte d’une réaction négative du public pourrait expliquer que la SAAQ ne signe pas ce
message qu’elle n’a peut-être pas produit (ou pas entièrement) mais autour duquel s’articulent tous les
autres éléments de sa campagne.
Scénario 22
SAAQ
TV : « DE Héros à zéro »
Diffusion : 2000
Plan Vidéo
Direction photo : un mélange
d’images des cascades de Mathieu
(telles que filmées par ses amis à
l’intérieur et à l’extérieur de sa
voiture sport) et des musiciens du
groupe Projet Orange.
Panneau d’ouverture. Sur fond
noir et orange, la mention :
Dosquet, Québec
14 avril 2000
Fondu sur les premières images de
l’accident, telles que captées par la
caméra qui continue à tourner
tandis que son opérateur la dépose
au sol pour courir vers la voiture
dont on ne voit qu’une section
déchiquetée.
Avec,
en
surimpression, la mention :
De héros à zéro
PROJET ORANGE
Vik/BMG
Audio
Direction sonore : paroles et
musiques originales du groupe
musical. En insertion : des extraits
sonores du film tourné par les amis
de la victime avant, pendant et
après son accident.
Voix hors champ (amis de
Mathieu courant vers la carcasse
de la voiture) avec, par-dessus,
les premières notes de la
chanson :
« Ah non », « Calik ». « Qu’est-ce
qui se passe? » « Hein? ». « Non ».
« Ben là, non. » « Ayoye! ». « Mike!
Mike! Mike! » « Non! »
Cri d’effroi suivis de pleurs.
Paroles de la chanson :
Hé!
J´ai un message à te faire
Un dernier appel avant qu´on
m´enterre
L´honneur m´a fait prendre le décor
À près de deux cents kilomètres à
l´heure
Durée
du plan
Temps
cumul.
3,57
3,57
322
Les images qui suivent montrent
l’accident lui-même : la voiture qui
roule à 200 km/h saute un ponceau
sur la route, s’envole puis retombe
sur la chaussée : un pneu éclate, le
conducteur perd la maitrise du
véhicule
qui
dérape
vers
l’accotement et se renverse. On
montre dans le désordre d’autres
séquences avant et après
l’accident. Les extraits des
cascades passées de Mathieu au
volant montrent sa voiture sport qui
roule à des vitesses folles, Mathieu
n’hésitant même pas à empiéter
complètement sur la voie inverse.
On ne voit pas Mathieu, mais on
entend
les
exclamations
d’admiration de ses amis assis à
ses côtés ou qui le filment de
l’extérieur.
La vidéo se termine une nouvelle
fois sur la séquence de l’accident.
Fondu sur le panneau de signature
avec la mention :
Mathieu est mort le 14 avril 2000
après avoir perdu la maitrise de
son véhicule à 200 km/h
Fondu sur un autre panneau de
fermeture avec la mention :
Choisis la vie. Pas la vitesse.
J´aurais bien aimé changer la scène
Mais vois comme la vitesse est
meurtrière
Soudain ma vie en éclats de verre
Ma leçon exemplaire en héritage
Je revois les autres derrière
L´auto qui accélère
Entre le frein et la mort
Il y a le chemin qui se referme
Et m’entraine à la fin de mon règne
L´erreur devient de plus en plus
claire
De héros à zéro
Moi, dans la ferraille à l´envers
Je laisse un dernier souffle et puis
rends l´âme
J´espère que tes envies
rétrogradent
Celles qui pourraient mettre en jeu
tes rêves
Demain je fais la une, la première
page
Prends-le comme une sérieuse mise
en garde
Et non comme un jeu qui
n´impressionne personne
La scène est bien trop familière
Il n´y a plus de vie à perdre
La vitesse est le jeu des
inconscients
Rappelle-toi, je meurs
L´erreur est claire
C´est héros à zéro
Voix hors champ (amis de
Mathieu au moment où ils
constatent l’état de leur ami dans
la carcasse de la voiture) :
« Mike! » « Non! »
« Ça
s’est
éteint » « Allez appeler… » « Cours!
Cours! Mike! Ah T… » (censure
sonore). « Non! » (pleurs).
Selon l’enquête par sondage de Léger (2001c), 83% des 16-24 ans (cible primaire) et 67% des 25-55 ans
(cible secondaire) ont été touchés par au moins un élément de la campagne. Mais c’est l’accident de
Mathieu, sans musique et tel que présenté aux nouvelles à la télévision (à l’occasion du lancement de la
campagne), dont les répondants se souviennent le plus, loin devant le vidéoclip publicitaire lui-même :
29% vs 15% pour les 16-24 ans et 35% vs 5% pour les 25-54 ans. C’est une autre indication de la
supériorité de la couverture médiatique sur la publicité et le placement média, à la condition que les
images aient une valeur spectaculaire. Il se peut, suivant l’approche du TAC, que la musique ait
considérablement affaibli l’impact de la publicité mais il demeure que les bulletins de nouvelles n’ont eu
323
besoin que d’une diffusion sur 24 heures au maximum pour surpasser tous les autres éléments de la
campagne. Les taux de compréhension de la campagne dans son ensemble sont par ailleurs surprenants
puisqu’il n’y a que 14% des 16-24 ans qui n’en ont pas compris le sens, 5% qui ont attribué le message à
la lutte contre la CFA, 2% qui ne s’en souvenaient pas et 3% qui ont refusé de répondre. Il se peut que la
durée du vidéoclip ait favorisé une meilleure compréhension mais nous ne savons pas combien l’ont
écouté au complet. Il est certain que le cadrage des bulletins de nouvelles, tant par le fait des
commentaires du lecteur de nouvelles et du journaliste que par le fait que les auditeurs sont prédisposés
à recevoir ce type d’information, a pu favoriser une meilleure compréhension qu’un message publicitaire,
un vidéoclip ou une chanson, lesquels ajoutent des éléments fictifs nécessaires pour capter l’attention de
l’auditoire mais qui peuvent aussi nuire à la clarté du message.
324
Tableau 24 : Indicateurs d'adhésion au respect des limites de vitesse, 2000
Indicateurs
Opinion
Pensent que ce type de campagne est un moyen très/assez efficace pour parler de
sécurité routière aux jeunes
16-24 ans (n=698)
25-55 ans (n= 244)
Pensent que cette campagne contribuera à faire que les jeunes ralentissent leur vitesse
habituelle
16-24 ans (n=698)
25-55 ans (n= 244)
Considération
Déclarent que cette campagne les a fait réfléchir à la vitesse au volant :
16-24 ans (n=698)
25-55 ans (n= 244)
Parmi les 16-24 ans qui déclarent
ne faire jamais/rarement des excès de vitesse (n=287)
avoir rarement/jamais envie de faire de la vitesse (n=287)
Ont le sentiment d’être personnellement concernés par cette campagne
16-24 ans (n=698)
25-55 ans (n= 244)
Intention
Déclarent qu’il y a désormais moins de risques qu’ils ne dépassent les limites de vitesse
Parmi ceux qui déclarent ne faire jamais/rarement des excès de vitesse
16-24 ans (n=287)
25-55 ans (n= 197)
Parmi ceux qui déclarent avoir rarement/jamais envie de faire de la vitesse
16-24 ans (n=287)
25-55 ans (n= 197)
16-24 ans (n=698)
25-55 ans (n= 244)
Déclarent qu’ils vont modifier leur comportement sur la route suite à cette campagne :
16-24 ans (n=698)
25-55 ans (n= 244)
Essai
Déclarent qu’en tant que passager, il leur arrive très souvent/souvent de demander au
conducteur de ralentir sa vitesse
16-24 ans (n=806)
25-55 ans (n= 351)
Déclarent qu’en tant que conducteur, il leur arrive très souvent/souvent qu’un passager
leur demande de ralentir la vitesse
16-24 ans (n=623)
25-55 ans (n= 351)
Note : les indicateurs de meilleure qualité sont identifiés par des caractères gras.
78%
83%
71%
69%
91%
84%
73%
90%
86%
86%
39%
41%
70%
60%
63%
59%
58%
54%
49%
44%
22%
20%
5%
4%
325
Source : Léger et Léger, 2001c.
Nous avons retenu de l’enquête par sondage de Léger et Léger (2001c) les indicateurs nous permettant
de mesurer les taux d’adhésion au respect des limites de vitesse puisque tel semble être l’objectif
principal de la campagne. Quelques indicateurs d’opinion nous permettent de constater que la majorité
des répondants estiment que la communication (la publicité surtout) est utile et qu’ils en idéalisent
l’impact, quoique la proportion des sceptiques augmente lorsqu’il est question de la conversion volontaire
aux comportements promus. En ce qui concerne la considération, le dernier indicateur est celui qui
satisfait le mieux aux critères de définition de la considération, encore qu’une segmentation plus
appropriée aurait vraisemblablement permis de rapporter des taux nettement plus bas. Les autres
indicateurs de considération sont de moindre qualité mais ils permettent d’évaluer à quel point le facteur
de désirabilité sociale influence même les réponses des individus les plus conformes. On doit surtout se
demander pourquoi les sondeurs ne rapportent pas les réponses des délinquants assumés, ceux qui font
très souvent/souvent des excès de vitesse et ceux qui ont très souvent/souvent envie de faire de la
vitesse. Pour obtenir un indice de considération de qualité, ce sont ces répondants qui sont les plus
importants à considérer. On peut estimer que leurs taux de considération seraient significativement
inférieurs à 39% et 41%. Les mêmes commentaires valent pour les indicateurs d’intention et d’essai, car
même avec des taux d’essai aussi bas que 5% et 4%, on peut penser qu’il se glisse encore parmi les
répondants des individus conformes. En théorie, les taux d’adoption du comportement promu devraient
être pratiquement nuls. Encore une fois, les indicateurs de l’entonnoir de la communication passent de
valeurs très élevées à des valeurs infimes, suivant une décroissance dont on peut raisonnablement
penser qu’elle respecterait mieux les proportions théoriquement prévues si les indicateurs étaient de
meilleure qualité. Signalons que l’étude faite pour la SAAQ arrive pour la première fois à la conclusion
qu’il n’y a pas eu de conversion comportementale, mais elle en limite la portée à cette seule campagne et
la lénifie en supposant qu’elle a pu servir à renforcer le comportement des jeunes qui sont prudents au
volant (Léger, 2001c, p. 104).
En 2001, la SAAQ tient deux campagnes contre la CFA (en mai-juin et en novembre) qui comptent sur
l’effet synergique. Elle rediffuse à cet effet les deux publicités de l’an 2000. Nous n’avons qu’un seul
rapport d’évaluation, fort bref, et qui concerne la campagne du printemps. Si le rapport ne relève pas de
variations significatives avec les indicateurs des années précédentes, il nous révèle que c’est par le biais
des nouvelles (44%; voir Léger, 2001a, p. 8) que les répondants se souvenaient surtout d’avoir entendu
parler du problème de l’alcool au volant, tandis que les concepts publicitaires du cimetière et de l’hôpital
n’ont été évoqués que par 15% et 12% des répondants, mais il faut dire que la rediffusion entraine
habituellement une fatigue du message qui se reflète par de faibles taux de notoriété. On y apprend aussi
326
que, si les répondants sont, comme toujours, presque unanimes sur la nécessité de responsabiliser les
gens (97%), bien peu disent avoir été personnellement touchés par le problème de la CFA, ce qui indique
à quel point la RAAQ puis la SAAQ ont eu du succès dans leur travail de légitimation de ce problème
public (tableau 25).
Tableau 25 : Motifs d'accord avec le fait de responsabiliser les gens à intervenir auprès de ceux
qui ont bu pour les empêcher de conduire
(parmi ceux en accord avec le fait de responsabiliser les gens à intervenir auprès de ceux qui ont
bu pour les empêcher de conduire)
2 mentions possibles
Pour sauver des vies
C’est dangereux/ça cause des accidents/ça met des vies en danger
Il faut intervenir
Responsabilise le conducteur
Le conducteur est en tort
A été personnellement touché par ce phénomène
Contre l’alcool/Pour la tolérance zéro
Autres
Nsp/Nrp
(n=969)
48%
24%
17%
15%
7%
3%
2%
1%
1%
Source : Léger, 2001a, p. 16.
En 2001, dans le cadre de sa lutte contre la vitesse, la SAAQ lance deux campagnes : l’une d’avril à
juillet ciblant les hommes de 25 à 44 ans et qui comprend des opérations intensives de contrôle de la
vitesse avec tous les services de police ainsi qu’un nouveau message télévisé (scénario 23), l’autre du 28
septembre au 25 octobre ciblant les jeunes de 16-24 ans et qui comprend aussi un nouveau message
télévisé. La production de deux campagnes avec des cibles différenciées découle de ce que les stratèges
de la SAAQ ont réalisé que si la majorité des gens sont conscients des dangers de la vitesse, la plupart
considèrent que ce sont les autres qui font partie du problème. Cette généralisation du déni de
responsabilité est invoquée par la SAAQ pour expliquer pourquoi il faut éviter de faire porter l’ensemble
du problème de la vitesse sur le seul dos des jeunes, ce qui indique que dans l’esprit des stratèges de la
SAAQ, ce sont les jeunes qui, dans l’esprit de la population, incarnent le mieux le mythe du fou du volant
(Boissinot, 1997, cité in SAAQ, 2000b, p. 6).
En ce qui concerne la première campagne contre la vitesse en 2001, nous avons une copie du devis de
la campagne publicitaire (SAAQ, 2000b), tel que fait et remis par la SAAQ en novembre 2000 à l’agence
327
Amalgame. Ce devis dresse pour l’ensemble des campagnes contre la vitesse en 2001 une liste de 19
objectifs (18 si l’on tient compte du fait que le neuvième est en réalité une redite du premier).
1. Un premier objectif général : rendre inacceptable la vitesse au sein de toute la population.
Autrement dit : « favoriser un consensus social pour entrainer des changements
comportementaux à long terme » (SAAQ, 2000b). Le document n’explique pas la relation
causale, laquelle est traitée comme un axiome.
2. Un objectif dit d’impact et qui reprend l’objectif marketing du plan stratégique 2001-2005
de la sécurité routière : poursuivre les efforts amorcés pour réduire de 10% le nombre de
décès et de blessés graves reliés à la vitesse excessive.
Les 17 autres objectifs sont classés comme des objectifs de communication, lesquels sont
subdivisés selon leur impact sur l’une ou l’autre des trois dimensions suivantes, inspirées de
l’approche de la psychologie sociale : connaissances, attitudes et comportement.
Six objectifs sur le plan des connaissances :
3. faire connaitre à la population les dangers de la vitesse et ses conséquences humaines;
4. détruire les mythes et les fausses perceptions qui entourent le phénomène de la vitesse
et qui le valorisent (ex. : sécurité des véhicules et capacités physiques des conducteurs);
5. montrer les effets de la vitesse sur la conduite automobile pour faire comprendre
comment elle constitue un risque dans les zones de 90 km/h;
6. faire connaitre les sanctions prévues au Code de la sécurité routière à l’égard de la
vitesse;
7. démontrer aux policiers leur rôle social important dans la lutte contre la vitesse au volant
et pour réaliser des opérations de contrôle de la vitesse;
8. faire connaitre aux policiers des techniques méthodiques de contrôle de la vitesse.
Six objectifs sur le plan des attitudes :
9. développer le consensus social contre la vitesse au volant;
10. responsabiliser les parents qui prêtent leur véhicule à leurs enfants aux risques de la
vitesse;
11. faire en sorte que la population en vienne à souhaiter l’intervention des policiers dans le
domaine du contrôle de la vitesse;
12. faire diminuer le seuil de tolérance des policiers lors des opérations de contrôle de la
vitesse;
13. accroitre la pression sur les manufacturiers et leurs agences de publicité en dénonçant
les messages axés sur la vitesse, la performance et autres comportements risqués;
14. accroitre la perception du risque d’être arrêté par les policiers.
Cinq objectifs sur le plan du comportement :
15. amener les automobilistes à réduire leur vitesse dans les zones de 90 km/h et de 50
km/h;
16. améliorer l’efficacité des contrôles de la vitesse en favorisant une gestion systématique
des opérations;
328
17. amener les partenaires à informer la population à l’égard du problème de la vitesse;
18. amener les parents à mieux contrôler l’utilisation du véhicule qu’ils prêtent à leurs
enfants;
19. augmenter le nombre de partenaires travaillant de façon concertée dans la lutte contre la
vitesse.
Les opérations d’intensification des contrôles policiers se divisent en deux temps. En avril, les contrôles
se font dans les zones de 50 km/h tandis qu’on rediffuse le message « 10 km/h de moins ça sauve des
vies » dans un format de 30 secondes. En juin, les contrôles se font dans les zones de 90 km/h tandis
qu’on diffuse un nouveau message publicitaire (scénario 23). Pour appuyer les policiers et stimuler leur
ardeur, on produit une vidéocassette qu’on utilise dans des sessions de formation au contrôle de la
vitesse, on produit spécialement à l’intention des policiers des municipalités un Guide de gestion et
d’organisation méthodique des opérations de contrôle, et on fournit des affiches pour que chaque service
de police puisse annoncer la tenue de ses opérations sur son territoire.
Le Service des relations publiques de la SAAQ a pour tâche de solliciter les médias et les partenaires
pour qu’ils contribuent à « augmenter la perception du risque d’être arrêté par les policiers » (SAAQ,
2000b, p. 9). Pour atteindre cet objectif, trois stratégies (improprement qualifiées d’objectifs) sont
élaborées :
1- donner de la crédibilité aux interventions;
2- positionner la vitesse comme un important problème de santé publique;
3- positionner le travail des policiers dans le domaine du contrôle de la vitesse.
La santé occupant de plus en plus l’espace médiatique et politique, on pouvait peut-être espérer obtenir
davantage de couverture médiatique en présentant le problème du contrôle de la vitesse comme un
problème de santé publique, notamment en faisant valoir combien les services d’urgence et les soins de
santé pèsent lourd sur le système de santé québécois. Pour y arriver, la SAAQ utilise les moyens
suivants :
-
conférence de presse pour le lancement de la campagne;
diffusion du matériel d’information et promotionnel auprès des partenaires (garages,
concessionnaires, stations services) et des médias;
intensification des activités du Comité de surveillance de la publicité automobile;
diffusion régulière aux journaux et hebdos du nombre de contraventions émises au
Québec.
On voit par là que l’émission de contraventions sert un objectif de communication. Plus encore,
l’opération de contrôle intensif est en soi un élément de la campagne de communication qui vise à
augmenter la perception du risque d’être arrêté.
329
La SAAQ investit régulièrement dans des campagnes d’éducation dont les objectifs à long terme sont de
développer et d’ancrer des attitudes sécuritaires bien avant que les jeunes n’accèdent à la conduite,
l’espoir étant que cela puisse empêcher ou limiter le développement d’attitudes et de comportements à
risque lorsqu’ils auront leur permis (SAAQ, 2000b, p. 10). Pour y arriver, la SAAQ met en place trois
stratégies (improprement qualifiées d’objectifs) :
1- consolider le réseau de communication que représentent les écoles secondaires et les
cégeps;
2- amener les jeunes conducteurs et ceux en devenir à réfléchir sur les conséquences de la
vitesse au volant;
3- informer et responsabiliser les parents quant à la conduite automobile de leurs
adolescents.
Cette campagne d’éducation compte notamment sur la diffusion auprès des enseignants du Québec
d’une trousse éducative du programme Physique 534, intitulée La mécanique prend la route, et sur la
diffusion auprès des parents d’un feuillet d’information sur le même sujet. Le devis précise qu’il sera peutêtre difficile de bien identifier le réseau de distribution pour rejoindre les parents.
La campagne comprend un volet de partenariat, conceptualisé comme un moyen « pour stimuler
l’adoption d’une attitude favorable au changement de comportement car on se rapproche des groupes
cibles et du milieu dans lequel ils évoluent » (SAAQ, 2000b, p. 10). La SAAQ réalise qu’elle n’a pas les
moyens de ses ambitions et qu’elle ne bénéficie pas dans le dossier Vitesse de l’appui d’organisations
non gouvernementales comme c’est le cas dans le dossier Alcool (Opération Nez Rouge, MADD, Taxi
Hic, et ainsi de suite). On voit par là que la SAAQ prend acte d’un déficit de crédibilité : le problème de la
vitesse continue d’être perçu comme un problème de l’État et non le problème des citoyens. Le problème
public n’a pas accédé au statut de problème social. Les objectifs sont les suivants :
-
« augmenter l’impact et la crédibilité des messages transmis » par la SAAQ (SAAQ,
2000b, p. 10);
augmenter les ressources disponibles (SAAQ, 2000b, p. 11).
Pour recruter des partenaires, la stratégie consiste à faire « appel aux valeurs du milieu » (SAAQ, 2000b,
p. 10). Il s’agit donc de recruter des partenaires qui partagent des valeurs proches de celles de la SAAQ
mais qui serviront à « valider les valeurs que nous prônons » (SAAQ, 2000b, p. 10). On donne comme
exemple l’idée de convaincre un manufacturier automobile de s’associer à la campagne et de prendre
l’engagement « pendant deux ans » (SAAQ, 2000b, p. 11) de faire de la publicité automobile qui soit
conforme au Code de la sécurité routière (en évitant donc d’illustrer les performances de leurs véhicules
par des conduites dangereuses, ou même de mettre l’accent sur les performances de leurs véhicules). Le
330
devis de la campagne suggère aussi l’ajout d’un volet promotionnel et propose à l’agence l’organisation
d’un concours en partenariat avec une pétrolière pour offrir de l’essence aux gagnants.
En ce qui concerne le volet plus purement publicitaire, le devis précise que deux publicités doivent être
diffusées : le message « 10 km/h de moins ça sauve des vies » remonté en 30 secondes, et un nouveau
message télévisé montrant les conséquences dramatiques de la vitesse sur les routes de 90 km/h. Dans
son devis, la SAAQ explique à son agence publicitaire qu’aucun problème de sécurité routière n’est aussi
clairement multifactoriel que la vitesse car elle « est fonction de l’interaction entre le comportement du
conducteur, la capacité du véhicule, l’environnement routier et l’environnement socio-économique »
(SAAQ, 2000b, p. 1). On remarquera que malgré cette complexité qu’elle reconnait, les publicités
n’évoquent jamais aucune autre cause d’accident que le mauvais comportement des conducteurs, et le
discours public de la SAAQ, même quand il est plus nuancé, donne toujours la priorité à cette ligne
narrative. L’un des mythes bien ancrés et forts répandus à propos de la vitesse au volant, selon la SAAQ
(2000b, p. 1), c’est l’idée qu’un bon conducteur dans un bon véhicule puisse rouler plus vite sans
augmenter ses risques d’accidents. Or la vitesse augmente le nombre d’accidents (Elliot, Armitage, &
Baughan, 2005; Letirand & Delhomme, 2005; Master, 1998; Nilsson, 2004) et elle en aggrave les
conséquences (Aarts et van Schagen, 2006), ne serait-ce que parce que le temps de réaction du
conducteur est réduit, que la vitesse augmente la distance de freinage et réduit l’adhérence à la route,
qu’elle augmente le nombre de croisements et de conflits avec d’autres usagers de la route, augmente la
violence des chocs et des blessures, qu’elle diminue les habiletés visuelles et rend impossible ou
hasardeuses les manœuvres d’urgence (SAAQ, 2000b, p. 1). La connaissance de ces faits ne modifie
guère les attitudes car selon un sondage (Léger, 2000b), même les automobilistes délinquants
connaissent bien les phénomènes et risques reliés à la vitesse : augmentation de la distance de freinage,
de la gravité des blessures et du risque de la perte de contrôle du véhicule. « Donc, on le sait! », conclut
le devis de la SAAQ (2000b) : « On le sait, mais… bof! » (SAAQ, 2000b, p. 2). La SAAQ avoue l’échec de
ses tentatives de modifier les comportements à cet égard : malgré les connaissances acquises, « 70%
des conducteurs de véhicules de promenade ne respectent pas les limites légales de vitesse » et « une
partie d’entre eux (les jeunes surtout) les dépassent largement » (SAAQ, 2000b, p. 2). Ces constats ne
trouveront pas leur chemin dans les rapports annuels. Le devis cite une Compilation spéciale exécutée
par le Service des études et des stratégies en sécurité routière de la SAAQ en aout 2000, et qui estime
que 470 000 contraventions pour excès de vitesse sont émises annuellement. Ce constat dans un
document à diffusion très restreinte semble contredire le discours officiel qui, lui, célèbre toujours
l’efficacité dissuasive des contrôles policiers. Telle n’est pas la lecture qu’en font les auteurs du devis.
Bien au contraire, ils estiment qu’après avoir fait pendant des années des campagnes visant à augmenter
la perception de risque d’accident, il « serait peut-être opportun d’amorcer un virage et de viser la
331
perception du risque d’être arrêté » (SAAQ, 2000b, p. 5). Cette déclaration confirme que les stratèges
publicitaires ont travaillé pendant des années à la poursuite d’objectifs communicationnels qui avaient
peu à voir avec la production d’un effet synergique, hormis la synchronisation des campagnes de
publicité et de contrôle routier. Le devis révèle aussi que le rôle de la communication dans l’acceptation
de la contrainte est redécouvert ou réactivé par les stratèges publicitaires. En effet, ils donnent comme
« matière à réflexion » à l’agence Amalgame le fait suivant : « Depuis quelques années, le Gouvernement
du Québec envisage sérieusement d’amender le Code de la sécurité routière afin de permettre l’utilisation
du cinémomètre photographique dans les endroits identifiés comme étant problématiques pour le contrôle
policiers » [sic] (SAAQ, 2000b, p. 5). Ces endroits sont identifiés comme étant habituellement certaines
zones de 90 et de 100 km/h, celles où on retrouve des courbes, des chaussées sans accotement, des
ponts, et ainsi de suite, peut-être en partie parce que la configuration de ces routes ne permet pas aux
policiers de se mettre en embuscade. En conséquence, la SAAQ donne à sa campagne publicitaire de
2001 contre la vitesse cet objectif de travail de l’opinion qui consiste à faire accepter l’introduction des
cinémomètres, un objectif qui n’apparait pas aussi clairement dans les autres documents dont nous
disposons : « Or, puisque l’utilisation systématique des cinémomètres pourrait être généralisée d’ici
quelques années, il pourrait être judicieux de préparer le terrain à leur introduction, i.e. d’expliquer et de
renforcer l’acceptation sociale de ceux-ci auprès de la population » (SAAQ, 2000b, p. 5). Le devis révèle
également que le désir de modifier l’opinion publique est à l’origine de la création de la Table de
concertation :
Contrairement à la lutte contre l’alcool au volant, peu d’organisations et de
leaders d’opinion interviennent actuellement pour dénoncer la vitesse. Il
serait souhaitable, nous semble-t-il, d’encourager la mise sur pied d’un
réseau d’organisations susceptibles de dénoncer haut et fort la vitesse.
Ceci est une condition essentielle à la construction d’un consensus social
robuste. (SAAQ, 2000b, p. 5)
Dans le rapport annuel, l’influence du comportement est l’un des deux objectifs explicites de la publicité :
« inciter les automobilistes, notamment les hommes âgés de 26 à 45 ans, à réduire leur vitesse » (SAAQ,
2002, p. 73). L’accentuation de la réprobation sociale de la vitesse excessive est l’autre objectif explicite
(SAAQ, 2002, p. 57), mais un lecteur qui n’aurait pas accès aux documents internes de la SAAQ ne
devinerait pas ce que cela signifie implicitement : préparer l’opinion à de nouvelles mesures de contrainte.
Si le travail de l’opinion et la production d’un effet synergique sont les deux objectifs de la campagne
publicitaire (SAAQ, 2000b), l’examen du nombre et de la nature de ces objectifs permet de constater
combien la découverte de la nature multifactorielle du problème incite les promoteurs de la sécurité
routière à accumuler les approches sans jamais en éliminer, au risque de s’y perdre à force de cumuler
332
les objectifs contradictoires. Certes, la publicité continue à être présentée dans le devis comme l’élément
central des campagnes, celui autour duquel gravitent tous les autres éléments et qui doit « être le
déclencheur d’un processus de conscientisation » (SAAQb, 2000b), mais malgré tout ce qui a été dit sur
le virage stratégique, on accorde à l’agence un budget de 1 000 000$ pour produire une publicité bien
moins sur le risque d’interception, comme prévu, qu’encore une fois sur le risque d’accident. Le devis
résume ainsi le message à transmettre : « Je suis habitué à rouler vite et à dépasser les limites de
vitesse. Pourquoi pas? Je n’ai jamais eu une contravention ou même un accident… jusqu’à aujourd’hui! »
(SAAQ, 2000b, p. 8). La rediffusion du message de 1999 (scénario 21) et la nouvelle publicité produite
pour la télévision montrent que les stratèges publicitaires ont ignoré le risque d’interception et continué à
se concentrer sur le risque d’accident (scénario 23). Rien dans le devis ne permet d’expliquer cette
dissociation d’avec le changement stratégique annoncé.
Scénario 23
SAAQ
TV : « Prenez quelques minutes de plus… pour vivre »
Diffusion : 2001
Plan Vidéo
Audio
Direction sonore :
1
Gros plan de la montre bracelet de Effets sonores :
Pierre. Sur la vitre de la montre, le Ambiance de route secondaire, l’été :
reflet du visage de Pierre, mort. chants d’oiseux.
Seule bouge l’aiguille des secondes.
Voix hors champ (homme) :
« Pierre est en retard. »
2 à Gros plan de l’œil vitreux et fixe de Voix hors champ (homme) :
3
Pierre.
« Il n’arrivera jamais à destination. »
Puis plan moyen de son visage,
ensanglanté, à travers le pare-brise
qui a volé en éclats.
4
L’image se brouille, pour suggérer le Effets sonores :
flashback, et revient sur Pierre, juste Son ponctuant le retour dans le temps.
avant l’accident. Plan moyen à Son d’une auto qu’on croise sur la
travers le pare-brise. Il est au volant route.
et consulte sa montre.
5
Plan de face de la voiture de Pierre Effets sonores :
qui accélère sur une route Bruit du moteur qui accélère fortement.
secondaire. On voit les lignes Voix hors champ (homme) :
doubles qui signalent l’interdiction de « Il a oublié…, »
Durée
du plan
0,02
Temps
cumul.
0,02
0,04
0,06
0,02
0,08
0,01
0,09
333
6
7
8
9
10 à
15
16 à
17
18
faire des dépassements dans cette
zone. On peut voir très brièvement
une pancarte signalant la limite
permise de 90 km/h.
Plan moyen, à travers le pare-brise,
de Pierre au volant. Il a des gestes
d’impatience, comme s’il se plaignait
d’une voiture trop lente devant lui.
Plan de face de la voiture de Pierre
qui accélère, comme si elle était vue
du véhicule qu’on devine être devant
lui.
Plan moyen de Pierre au volant. Il
tasse la tête vers sa gauche :
manifestement, il va dépasser un
véhicule
devant
lui
malgré
l’interdiction, et le geste est
doublement téméraire car il ne voit
pas si un véhicule arrive en sens
inverse.
Plan de face de la voiture de Pierre
qui revient brusquement dans sa
voie. Une camionnette passe en
sens inverse
Gros plan du visage de Pierre qui
tasse la tête vers sa gauche et
s’apprête à tenter à nouveau le
dépassement.
Plan de face de la voiture qui
accélère et commence à exécuter la
manœuvre de dépassement. Cette
fois, la ligne de démarcation au sol
est brisée, signe que la manœuvre
est légale.
Gros plan du visage concentré et
stressé de Pierre qui exécute sa
manœuvre téméraire.
Plan de la route : la voiture est
maintenant totalement engagée dans
la voie inverse et accélère.
Plan moyen de Pierre au volant qui
affiche un air satisfait de lui-même. Il
jette un coup d’œil à sa droite
comme pour regarder le conducteur
du véhicule qu’il dépasse.
Gros plan de l’indicateur de vitesse :
l’aiguille monte jusqu’à près de 120
km/h/h.
Plan moyen de Pierre : il ramène son
regard devant lui.
Gros plan de son visage : il entend
un klaxon. Il écarquille les yeux et
parait terrifié. Il amorce une
manœuvre d’évitement avec son
volant.
Plan moyen de Pierre :il se crispe
par anticipation de l’impact.
Plan d’ensemble, comme vu de
l’arrière de la voiture qui continue
son chemin tandis qu’on voit
s’éloigner deux voitures (dont celle
de Pierre) qui virevoltent dans les
0,01
0,10
Effets sonores :
Bruit du moteur qui accélère fortement.
Voix hors champ (homme) :
« … que rouler… »
Effets sonores :
Bruit du moteur qui accélère fortement.
Voix hors champ (homme) :
« … au-dessus de la … »
0,01
0,11
0,005
0,115
Effets sonores :
Bruit du moteur qui accélère fortement.
Voix hors champ (homme) :
« … limite permise… »
Effets sonores :
Bruit du moteur qui accélère fortement.
Voix hors champ (homme) :
« … pour gagner quelques minutes,
c’est risquer sa vie. »
0,005
0,12
0,06
0,18
Effets sonores :
Bruit du moteur qui accélère. Bruit de
klaxon. Bruit de freinage d’urgence.
0,02
0,20
Effets sonores :
Bruit de la collision entre les deux
voitures.
0,03
0,23
Voix hors champ (homme) :
« … comme on oublie trop souvent… »
334
19
20
airs.
Fondu au noir sur le profil du visage
de Pierre, mort, comme au début.
Plan de face de la carcasse de la
voiture de Pierre. La caméra remonte
lentement. On voit plus loin la
carcasse de l’autre voiture sur le côté
de la route.
En surimpression, le slogan et la
signature de la SAAQ :
Prenez quelques minutes de plus…
pour vivre
Logo : Québec drapeau
Société de l’assurance
automobile du Québec
Voix hors champ (homme) :
« Toute une vie pour… quelques
malheureuses… »
Effets sonores :
Chants d’oiseaux.
Voix hors champ (homme) :
« … petites minutes. »
0,03
0,26
0,04
0,30
Selon l’évaluation de cette campagne (Léger, 2001b), la compréhension est meilleure sur le plan du
message général (51% retiennent qu’on leur demande de réduire leur vitesse) que sur le plan des
messages bien précis (29% ont retenu la proposition de partir plus tôt, et 11% la proposition à l’effet que
faire de la vitesse est un risque qui n’en vaut pas la peine. La même étude compare les résultats obtenus
en 1999, 2000 et 2001, si bien que le nombre des indicateurs et l’ampleur des variations significatives
sont trop importants pour une présentation synthétique en un seul tableau. Ils méritent qu’on s’y attarde.
Sur le plan de l’opinion, il n’y a pas eu d’augmentation mais une radicalisation des gens favorables à une
intensification de la répression policière des excès de vitesse (+9 points pour les « tout à fait d’accord »;
voir tableau 26).
Tableau 26 : Opinion sur l'intensification de la surveillance policière
(parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent)
Énoncé : La surveillance policière sur les routes devrait être intensifiée pour faire respecter les limites de
vitesse.
1999
2000
2001
Tout à fait d’accord
Plutôt d’accord
Plutôt en désaccord
Tout à fait en désaccord
Nsp/nrp
44%
34%
15%
6%
1%
41%
37%
16%
6%
0%
50%
29%
14%
7%
0%
Tout à fait/plutôt en accord
Plutôt/tout à fait en désaccord
78%
21%
78%
22%
79%
21%
(n=1133)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
(n=1126)
(n=1154)
335
Cette radicalisation de l’opinion s’exprime alors que les attitudes et comportements à risques, tels
qu’avoués, augmentent eux aussi. Il est particulièrement remarquable que l’intention de respecter les
limites de vitesse soit significativement plus faible dans les zones de 90 km/h qu’en ville (tableau 27). Le
nouveau message télévisé (scénario 23) n’a pas eu l’impact espéré mais on ne peut, comme le font les
auteurs du rapport (Léger, 2001b, p. 72), conclure de la comparaison des intentions en ville et sur les
routes régionales qu’il y a eu dégradation. Selon l’enquête (Léger, 2001b, p. 42), l’adhésion à
l’adéquation des limites de vitesse est plus forte en ville (83%) que sur les routes régionales (76%) et sur
les autoroutes (54%). De même, la proportion de répondants jugeant les limites trop basses est moindre
en ville (12%) que sur les routes régionales (17%) et sur les autoroutes (42%).
Tableau 27 : Intention de respecter les limites dans les zones de 90 km/h suite à la campagne de
l'été 2001
(parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent)
Énoncé : Suite à cette campagne, vous respecterez davantage les limites de vitesse…
1999
… en ville
2000
… en ville
2001
… dans les zones de
90 km/h
Tout à fait d’accord
Plutôt d’accord
Plutôt en désaccord
Tout à fait en désaccord
Nsp/nrp
44%
34%
15%
6%
1%
41%
37%
16%
6%
0%
50%
29%
14%
7%
0%
Tout à fait/plutôt en accord
Plutôt/tout à fait en désaccord
78%
21%
78%
22%
79%
21%
(n=797)
(n=1024)
(n=970)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
Nous ne savons pas si, sur le plan de l’opinion, ce sont les conducteurs les plus conformes qui se
radicalisent, mais nous allons voir encore une fois que l’appui à l’intensification de la répression inclut une
grande partie de conducteurs délinquants (tableaux 30 et 31), et nous allons voir surtout que les résultats
de Léger (2001b) contredisent le modèle dissuasif : l’évaluation par sondage faite du 10 au 23 juillet,
donc vers la fin des opérations intensives de contrôle de la vitesse, conclut à une dégradation
significative de nombreux indicateurs attitudinaux et comportementaux, malgré le fait que le niveau des
336
connaissances sur les dangers de la vitesse ait augmenté, malgré le fait que la crainte d’être intercepté
ait augmenté (mais seulement sur les routes secondaires; voir tableaux 28 et 29), et malgré le fait que le
bilan routier se dirige vers une amélioration record (ce que les sondeurs ne pouvaient savoir à ce
moment). De ces faits contrariants, la SAAQ ne touchera pas un mot dans son rapport annuel de 2001
(SAAQ, 2002).
Tableau 28 : Possibilité d'être arrêté pour excès de vitesse en ville dans les zones de 50 km/h
(parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent)
Q. : Diriez-vous que le risque que vous courez d’être arrêté pour excès de vitesse EN VILLE dans les zones de
50 km/h est… ?
1999
2000
2001
Très élevé
Assez élevé
Faible
Très faible
Nsp/nrp
2%
17%
37%
43%
1%
3%
16%
36%
43%
2%
3%
16%
39%
41%
1%
Très/assez élevé
Faible/très faible
19%
80%
20%
79%
19%
80%
(n=1133)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
(n=1126)
(n=1154)
337
Tableau 29 : Possibilité d'être arrêté pour excès de vitesse sur les routes secondaires dans les
zones de 90 km/h
(parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent)
Q. : Diriez-vous que le risque que vous courez d’être arrêté pour excès de vitesse SUR LES ROUTES
SECONDAIRES dans les zones de 90 km/h est… ?
1999
2000
2001
Très élevé
Assez élevé
Faible
Très faible
Nsp/nrp
2%
13%
39%
45%
1%
2%
12%
40%
44%
2%
3%
17%
43%
37%
0%
Très /assez élevé
Faible/très faible
15%
84%
14%
84%
20%
80%
(n=1133)
(n=1126)
(n=1154)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
Si les contrôles policiers semblent n’avoir eu que très peu d’impact sur la crainte d’être intercepté, il faut
se rappeler que l’effet de ces opérations est éphémère. Il est donc normal et attendu que l’effet des
contrôles policiers effectués en avril dans les villes ne soit plus perceptible en juillet, et que l’effet de ces
contrôles effectués sur les routes régionales en juin ne soit pas plus senti en juillet. Nous avons présumé
que les stratèges de la SAAQ connaissaient la littérature spécialisée sur l’effet synergique, ne serait-ce
que par leur participation à la Road Safety Conference de 1998, mais aucune connaissance de son
éphémérité ne transparait quand elle commente les effets de ses campagnes.
Le caractère éphémère de l’effet dissuasif se confirme également quand on examine la vitesse moyenne
déclarée dans les zones de 90 km/h (tableau 30) : elle a augmenté de 92,7 à 96,1 km/h entre 2000 et
2001. Plus de gens feraient des excès de vitesse : de 39 à 59% des répondants entre 2000 et 2001. Le
nombre de gens qui conduisent habituellement au-dessus de la vitesse permise a augmenté de 10 points
de pourcentage (tableau 31) alors que ceux qui disent ne jamais la dépasser a baissé de 5 points.
338
Tableau 30 : Vitesse moyenne sur les routes secondaires dans les zones de 90 km/h
(parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent)
Q. : Diriez-vous que le risque que vous courez d’être arrêté pour excès de vitesse SUR LES ROUTES
SECONDAIRES dans les zones de 90 km/h est… ?
1999
2000
2001
Moins de 90 km/h
90 km/h
91 à 100 km/h
Plus de 100 km/h
Nsp/nrp
18%
39%
33%
9%
1%
20%
40%
31%
8%
1%
8%
31%
44%
15%
2%
90 km/h ou moins
90 km/h ou plus
57%
42%
60%
39%
39%
59%
Moyenne
92,4
92,7
96,1
(n=1133)
(n=1126)
(n=1154)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
Tableau 31 : Fréquence d'excès de vitesse dans les zones de 90 km/h
(parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent)
Q. : À quelle fréquence excédez-vous (dépassez-vous) la limite de vitesse autorisée sur les routes
secondaires dans les zones de 90 km/h? Diriez-vous… ?
1999
2000
2001
La plupart du temps (toujours)
Assez souvent
Occasionnellement
Rarement
Jamais
Nsp/nrp
16%
18%
26%
26%
13%
1%
16%
40%
31%
8%
14%
1%
19%
23%
27%
21%
9%
1%
La plupart du temps/assez souvent
Occasionnellement/rarement
34%
52%
32%
52%
42%
48%
(n=1133)
(n=1126)
(n=1154)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
339
L’enquête relève aussi une détérioration significative de la crainte d’avoir un accident à cause d’un excès
de vitesse depuis l’an 2000 : la baisse est de 5 points de pourcentage en ville (tableau 32) et de 11 points
sur les routes secondaires (tableau 33). Les objectifs assignés à la campagne ne paraissent pas avoir été
atteints.
Tableau 32 : Risques perçus d'accident lors d'excès de vitesse dans une zone de 50 km/h
(parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent)
Q. : Si vous dépassez les limites de vitesse, diriez-vous que le risque que vous ayez un accident dans une
zone de 50 km/h, peu importe la gravité, est… ?
1999
2000
2001
Très élevé
Assez élevé
Moyen
Faible
Très faible
Nsp/nrp
10%
23%
32%
21%
12%
2%
12%
25%
28%
23%
11%
1%
8%
24%
32%
22%
13%
1%
Très/assez élevé
Moyen
Faible ou très faible
33%
32%
33%
37%
28%
34%
32%
32%
35%
(n=1133)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
(n=1126)
(n=1154)
340
Tableau 33 : Risques perçus d'accident à une vitesse de 105 km/h dans une zone de 90 km/h
(parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent)
Q. : Et imaginons que vous êtes dans une zone de limite de vitesse de 90 km/h. Si vous roulez à 105 km/h,
diriez-vous que le risque que vous ayez un accident serait… ?
1999
2000
2001
Très élevé
Assez élevé
Assez faible
Très faible ou nul
Nsp/nrp
13%
45%
30%
10%
2%
14%
41%
35%
9%
1%
8%
36%
40%
15%
1%
Très/assez élevé
Assez/très faible
58%
40%
55%
44%
44%
55%
(n=1133)
(n=1126)
(n=1154)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
On observe une détérioration de la crainte d’avoir un accident suite à un excès de vitesse en ville (32%
estiment le risque élevé ou très élevé vs 37% en 2000), même quand cet excès s’élève à 60 km/h (37%
en 2001 vs 47% en 2000). De même, on observe une augmentation significative du niveau de sécurité
perçu concernant la vitesse en ville (tableau 34).
Tableau 34 : Niveau de sécurité perçu concernant la vitesse dans les zones de 50 km/h
(parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent)
Q. : Considérez-vous votre vitesse comme étant sécuritaire en ville dans les zones de 50 km/h?
1999
Oui
Non
Nsp/nrp
90%
9%
1%
(n=1133)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
2000
90%
9%
1%
(n=1126)
2001
93%
6%
1%
(n=1154)
341
L’augmentation significative du sentiment de sécurité va de pair avec une augmentation significative du
nombre de ceux qui estiment rouler plus vite que les autres (tableau 35), ce qui est cohérent avec ce que
l’on sait de la psychologie routière : le sentiment de sécurité entraine une augmentation de la vitesse.
Tableau 35 : Perception de la vitesse des autres conducteurs dans les zones de 50 km/h
(parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent)
Q. : En général, diriez-vous que les autres conducteurs… vont plus vite que vous… vont à la
même vitesse… ou vont moins vite que vous, en ville dans les zones de 50 km/h?
1999
Plus vite
À la même vitesse
Moins vite
Nsp/nrp
58%
38%
3%
1%
(n=1133)
2000
57%
39%
2%
2%
(n=1126)
2001
56%
39%
4%
1%
(n=1154)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
Sur les routes secondaires, non seulement la vitesse moyenne avouée continue à être supérieure aux
limites permises mais le nombre de ceux qui roulent en moyenne à plus de 90 km/h a augmenté de 20
points de pourcentage (tableau 36). On constate une hausse de 10 points dans le groupe de ceux qui
excèdent toujours ou la plupart du temps la limite (42% en 2001 vs 32% en 2000), une hausse de 3
points chez ceux qui estiment leur vitesse sécuritaire (97% en 2001 vs 94% en 2000), une hausse de 4
points chez ceux qui estiment que les vitesses sont trop basses (17% en 2001 vs 13% en 2000).
342
Tableau 36 : Vitesse moyenne sur les routes secondaires dans les zones de 90 km/h
(parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent)
Q. : En général, à combien évaluez-vous votre vitesse moyenne dans les zones de 90 km/h?
1999
2000
2001
Moins de 90 km/h
90 km/h
91 à 100 km/h
Plus de 100 km/h
Nsp/nrp
18%
39%
33%
9%
1%
20%
40%
31%
8%
1%
8%
31%
44%
15%
2%
90 km/h ou moins
91 km/h ou plus
57%
42%
60%
39%
39%
59%
92,4 km/h
92,7 km/h
96,1 km/h
Moyenne
(n=1133)
(n=1126)
(n=1154)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
Ces déclarations sont cohérentes avec, pour les routes régionales (tableau 37), la hausse significative de
gens qui estiment que les autres conduisent plus vite qu’eux (+ 11 points) et la baisse significative de
ceux qui disent que les autres roulent à la même vitesse qu’eux (-10 points), la hausse significative de
gens qui pensent que la vitesse des autres est peu ou pas du tout sécuritaire (+7 points), et la baisse
significative de ceux qui jugent la vitesse des autres très ou assez sécuritaire (-6 points).
343
Tableau 37 : Perception de la vitesse des autres conducteurs dans les zones de 90 km/h
(parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent)
Q. : En général, diriez-vous que les autres conducteurs… vont plus vite que vous… vont à la
même vitesse… ou vont moins vite que vous, en ville dans les zones de 90 km/h?
1999
Plus vite
À la même vitesse
Moins vite
Nsp/nrp
57%
37%
5%
1%
(n=1133)
2000
2001
65%
31%
3%
1%
54%
41%
3%
2%
(n=1126)
(n=1154)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
Pourtant, plus de gens qu’auparavant estiment rouler à une vitesse sécuritaire (de 94% en 2000 à 97%
en 2001). Plus de gens aussi contestent les limites de vitesse, estimant qu’elles sont trop basses (13%
en 2000 vs 17% en 2001), soit près d’une personne sur cinq, et moins de gens craignent de faire un
accident s’ils excèdent de 15 km/h la limite permise de 90 km/h (54% en 2000 vs 44% en 2001). Ceci
indique une tendance à dépasser la limite permise.
L’adhésion à la gravité des excès de vitesse est aussi en régression, ce qui pourrait traduire un
ressentiment envers l’usage intensif de la contrainte : baisse de 4 points de la perception de gravité en
zone urbaine (tableau 38), et, pour les routes secondaires, baisse de 8 points de la perception de gravité
des excès de 20 km/h (tableau 39) et de 8 points pour les excès de 30 km/h (tableau 40).
344
Tableau 38 : Gravité d'un excès de vitesse de 10 km/h dans une zone de 50 km/h en tant
qu'infraction
(parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent)
Q. : Diriez-vous que les faits suivants représentent une infraction (faute) TRÈS GRAVE, GRAVE,
MOYENNE ou LÉGÈRE… un excès de vitesse de 10 km/h dans une zone où le maximum est de
50 km/h?
1999
2000
2001
Très grave
Grave
Moyenne
Légère
Aucune infraction
Nsp/nrp
8%
26%
31%
29%
6%
0%
8%
26%
32%
28%
5%
1%
8%
22%
30%
35%
4%
1%
Très grave/grave
Moyenne/légère
34%
60%
34%
60%
30%
65%
(n=1133)
(n=1126)
(n=1154)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
Tableau 39 : Gravité d'un excès de vitesse de 20 km/h dans une zone de 90 km/h en tant
qu'infraction
Q. : Diriez-vous que les faits suivants représentent une infraction (faute) TRÈS GRAVE, GRAVE,
MOYENNE ou LÉGÈRE… un excès de vitesse de 20 km/h dans une zone où le maximum est de
90 km/h?
1999
2000
2001
Très grave
Grave
Moyenne
Légère
Aucune infraction
Nsp/nrp
16%
36%
35%
11%
1%
1%
17%
37%
31%
12%
2%
1%
12%
35%
35%
17%
1%
0%
Très grave ou grave
Moyenne ou légère
52%
46%
54%
43%
46%
52%
(n=1133)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
(n=1126)
(n=1154)
345
Tableau 40 : Gravité d'un excès de vitesse de 30 km/h dans une zone de 90 km/h en tant
qu'infraction
(parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent)
Q. : Diriez-vous que les faits suivants représentent une infraction (faute) TRÈS GRAVE, GRAVE,
MOYENNE ou LÉGÈRE… un excès de vitesse de 30 km/h dans une zone où le maximum est de
90 km/h?
1999
2000
2001
Très grave
Grave
Moyenne
Légère
Aucune infraction
Nsp/nrp
52%
34%
11%
2%
1%
0%
52%
36%
9%
2%
0%
1%
41%
39%
15%
4%
1%
0%
Très grave/grave
Moyenne/légère
86%
13%
88%
11%
80%
19%
(n=1133)
(n=1126)
(n=1154)
Les caractères gras soulignent les variations significatives.
Source : Léger, 2001b.
Nous n’avons pas retrouvé la publicité de la deuxième campagne contre la vitesse, celle ciblant les
jeunes de 16-24 ans, diffusée à la télévision et dans les cinémas du 28 septembre au 25 octobre. La
campagne, lancée elle aussi en conférence de presse, comprend en outre de l’affichage dans les restosbars, les cégeps et les points de service de la SAAQ, ainsi qu’un concours.
D’après les descriptions que les sondeurs en donnent, cette publicité, qui est faite pour inciter les jeunes
à réduire leur vitesse sur les routes, montre tout au long du message un cadran indicateur de vitesse dont
l’aiguille grimpe rapidement alors que l’on entend les bruits de révolution du moteur et les cris d’excitation
des jeunes dans l’automobile. Puis la situation tourne subitement au drame lorsqu’on entend des cris et
un bruit de collision, tandis que le cadran indicateur de vitesse fait quelques tours sur lui-même,
suggérant que le conducteur a perdu la maitrise de la voiture, laquelle fait quelques tonneaux avant de
s’immobiliser. À la fin, l’image est figée et le cadran est à l’envers avec la vitesse à zéro. On entend la
voix d’un jeune homme qui dit « Mélanie, parle-moi ». On peut supposer que le conducteur est le seul
survivant. Avec seulement 4% de réponses incorrectes et 5% de gens incapables de préciser le sens du
message, le niveau de compréhension de cette publicité est particulièrement bon. Rien dans la
description du message dont nous disposons ne nous permet cependant de savoir si la SAAQ a dérogé à
son habitude d’ajouter une narration moralisatrice et une musique dramatique.
346
Les variations de méthode (les territoires sondés ne sont pas les mêmes) et de marge d’erreur du
sondage rendent la comparaison hasardeuse entre les résultats de cette campagne et ceux de l’année
précédente (tableau 24). Le sondage qui sera fait l’année suivante pour mesurer l’efficacité d’une autre
publicité destinée aux 16-24 ans ne présente pas ces problèmes et nous offrira plus loin quelques points
de comparaison (tableau 42). Nous retenons sur le plan interprétatif que la firme SOM participe à la
recherche de statistiques persuasives; quand ils connaissent des progrès jugés statistiquement
significatifs, les indicateurs attitudinaux et comportementaux sont traités comme la preuve du succès des
campagnes publicitaires; quand ils stagnent ou quand ils régressent, ils sont négligés ou traités
simplement comme des signes inquiétants mais jamais au point de tempérer la conclusion optimiste à
l’effet que les « campagnes répétées de sensibilisation à la vitesse semblent avoir un certain effet
modérateur sur les comportements » (SOM, 2002a, p. 17; conclusion répétée en p. 46 et 47). La fiabilité
douteuse de la valeur déclarative en matière comportementale n’est pas mise dans la balance, ni
évoquée.
En 2002, la SAAQ mène deux campagnes contre l’alcool au volant en coordination avec des barrages
routiers : au printemps et à l’automne. Nous n’avons d’information précise que sur la première campagne,
tenue d’avril à mai, et ciblant tous les conducteurs mais avec un accent particulier sur les conducteurs qui
n’admettent toujours pas les risques associés à leur comportement par rapport à l’alcool au volant
(particulièrement des hommes âgés de 25 à 44 ans; voir SOM, 2002b, p. 5). Outre l’objectif marketing
évident (réduire le nombre d’accidents), cette campagne poursuit plusieurs objectifs de communication
(SOM, 2002b, p. 4). Sur le plan comportemental, la SAAQ veut :
-
faire réaliser à la population qu’empêcher ses amis ou parents de conduire après avoir bu
est un moyen de réduire les risques d’accident;
provoquer ce comportement d’intervention (en le justifiant et en le valorisant);
favoriser le développement d’autres sortes de comportements préventifs.
Conformément au changement stratégique annoncé en 2000, que la publicité de l’an 2001 a ignoré, la
SAAQ veut aussi augmenter la perception du risque d’être arrêté et, par la médiatisation des barrages
routiers, rendre la menace plus crédible. Un dernier objectif est donné qui apparait pour la première fois
dans les études post-campagnes : « démontrer que la Société met tout en œuvre afin de régler le
problème des conducteurs récidivistes qui conduisent avec des capacités affaiblies ». Nous
reconnaissons là un effet pervers du travail de scandalisation de l’opinion qui est nécessaire à
l’acceptation de l’intensification des contraintes. Ce travail contribue à expliquer pourquoi la SAAQ met
tant d’énergie à publiciser la tenue des barrages routiers ; ils sont une mise en scène de l’action de l’État
dont l’objectif n’est pas seulement d’intercepter des conducteurs fautifs (et de prévenir les comportements
délinquants) mais aussi de démontrer à toute la population que l’État fait tout ce qu’il peut pour résoudre
347
le problème, et ce, d’une manière qui frappe l’imaginaire et crée une impression durable. Nous n’avons
relevé dans l’évaluation post-campagne (SOM, 2002b) aucune question permettant d’évaluer l’atteinte de
cet objectif, ce qui indique qu’il s’agit d’une sorte de lapsus des chercheurs, l’explicitation d’un objectif
que l’organisation préfère poursuivre sur un mode beaucoup plus implicite et qui nous semble répondre à
un état de l’opinion publique particulièrement critique envers l’efficacité des actions de la SAAQ. C’est en
cela qu’il s’agit d’un effet pervers du travail de scandalisation. Les médias d’information s’intéressent aux
cas qui frappent le plus l’imaginaire parmi lesquels il y a, outre les accidents spectaculaires, les cascades
des jeunes audacieux (dont le couch surfing et les courses de rues sont des manifestations) et les cas les
plus lourds de récidivistes de la CFA. La médiatisation de ces cas contribue à endosser et à crédibiliser
les mythes de l’ivrogne et du fou du volant comme principaux responsables de l’insécurité routière.
Les opérations de contrôle policier sont effectuées du 2 mai au 2 juin, mais on organise une journée
particulièrement intense le 16 mai avec la tenue du plus grand nombre de barrages simultanés à travers
tout le Québec. Les opérations sont publicisées par des affiches et des panneaux, et on distribue aux
conducteurs systématiquement interceptés et contrôlés un dépliant expliquant les nouvelles mesures
contre la CFA. En relations publiques, on prévoit pour les médias de nouvelles un communiqué de presse
le 16 avril pour faire connaitre l’entrée en vigueur des nouvelles mesures législatives contre la CFA. Une
conférence de presse se tient le 25 avril pour le lancement de la campagne du printemps contre la CFA.
Le 14 avril, on fait un bilan partiel des barrages routiers et on annonce que le 16 est la journée cible pour
la tenue simultanée du plus grand nombre de barrages routiers. Le 30 avril, une conférence de presse est
spécifiquement consacrée au début de l’opération P.A.S. Alcool, incluant l’annonce d’une journée de
contrôle plus intensif encore pour la mi-mai. Le 21 mai, la SAAQ dévoile les résultats partiels des
barrages routiers. Toutes ces informations sont également diffusées par la SAAQ sur son site Internet.
Le principal volet publicitaire de cette campagne porte toutefois sur un autre volet comportemental :
l’incitation à intervenir pour empêcher ses proches de conduire après avoir bu. Ce volet mise
essentiellement sur la publicité télévisée (scénario 24) et montre que les stratèges de la SAAQ non
seulement n’abandonnent pas leur conviction que la publicité puisse modifier les comportements mais
n’ont toujours pas endossé le virage stratégique consistant à miser sur la peur de la police plutôt que la
peur d’un accident. Le message, qui cible l’entourage des hommes de 35-54 ans (SOM, 2002b, p. 5), est
produit en français et en anglais dans une version longue (1 minute) et une version courte (30 secondes).
Il attaque de front le problème cette résistance naturelle à intervenir auprès de quelqu’un que l’on
connait : la peur d’une réaction négative. Cette peur, en soi, devrait indiquer aux stratèges que les cibles
qui la ressentent opposeront au comportement promu une résistance peut-être trop grande pour que la
communication puisse réussir une conversion comportementale. Le texte du message ne clarifie pas ce
348
qui inquiète le plus les amis du conducteur ivre mais, sur le plan dramatique, l’affolement qui s’empare de
tous les convives et l’audace de se placer devant le véhicule sont des réactions beaucoup plus
cohérentes avec la peur d’un accident qu’avec la peur de la police.
On remarque un changement de ton et de style par rapport aux dernières campagnes chocs de la SAAQ,
et que rien dans les conclusions des évaluations post-campagnes ne laissait présager. C’est peut-être
parce que la campagne a été diffusée dans l’année précédant les élections générales au Québec. Bien
que personne ne pouvait prévoir alors le moment des élections (14 avril 2003), je puis personnellement
témoigner de ce que le Secrétariat à la communication gouvernementale, qui relève du premier ministre à
travers le ministère du Conseil exécutif, nourrissait à l’époque, envers la publicité sociale produite par
l’État, la crainte que le peuple québécois ne finisse par intérioriser de lui-même une image très négative.
Cette crainte fut avivée par la perspective des élections prochaines au point où il fut ordonné à tous les
publicitaires au service de l’État de trouver le moyen de parler des problèmes sociaux d’une manière qui
projette des Québécois et de l’action de leur gouvernement une image positive. Cette publicité de la
SAAQ offre un exemple de ce qui en est résulté.
Scénario 24
SAAQ
TV : « Empêchez vos amis de boire et de conduire. Insistez! »
Diffusion : 2002
Plan Vidéo
Audio
1
2
Traveling sur une table de
réception en fin de soirée. En
gros plan : plusieurs bouteilles
d’alcool et des verres plus ou
moins vides. En arrière-plan : les
invités mettent leurs manteaux et
s’apprêtent à partir.
Plan extérieur (nuit fraiche
d’automne): Simon, un invité,
marche vers l’objectif, se
dirigeant de la porte d’entrée
vers son automobile. Il a l’air
fatigué. L’hôte apparait en
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
Voix
(Hôtesse,
presque
inaudible) :
« Ben, ça fait plaisir C’était
vraiment le fun de vous voir. »
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
Effets sonores
Sons de criquets.
Voix (hôte) :
« Eh, Simon! »
Durée
du plan
0,03
Temps
cumul.
0,03
0,03
0,06
349
3
4
5
6
7
courant dans le champ de la
caméra, sans manteau, puis
ralentit et marche.
Plan plus éloigné. Simon tient la
clé de son automobile dans la
main gauche. Il se retourne un
peu vers son hôte mais sans
s’arrêter. Il commence à
contourner son véhicule pour se
diriger vers la portière du
conducteur.
Plan moyen. Au premier plan :
Simon qui se rapproche de la
portière. Il ne regarde plus son
hôte. À l’arrière-plan, l’hôte
continue à marcher vers Simon.
Plan moyen de l’hôte qui se
remet à courir vers Simon. Il
sourit en parlant comme pour
adoucir sa dénégation ou
comme s’il trouvait la réaction de
Simon un peu drôle.
Prise intérieure de la maison,
vue d’une fenêtre. À l’avant-plan,
de dos, l’un des invités regarde
la scène à l’extérieur. À l’arrièreplan, on voit l’hôte qui essaie de
rattraper Simon avant qu’il
n’entre dans la voiture.
Plan moyen, extérieur : l’hôte a
rattrapé Simon et lui prend le
bras.
8
Gros plan extérieur : Simon de
face, l’hôte de dos. Simon est
irrité et se dégage d’un geste
brusque.
9
Gros plan extérieur : Simon de
dos, qui se tourne vers sa
voiture. On devine qu’il a ouvert
sa portière et qu’il entre dans la
voiture. L’hôte est de face : il est
surpris et dépité par la réaction
de Simon.
Gros plan intérieur, vu du parebrise avant : Simon passe
derrière le volant. Il a l’air
contrarié.
Plan extérieur. On voit dans la
fenêtre de la maison l’autre
invité, manteau sur le dos, qui
décide d’aller prêter main forte à
10
11
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
Effets sonores
Sons de criquets.
Voix (hôte) :
« Je pense que tu ne devrais pas
prendre ton auto. »
0,03
0,09
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
Effets sonores
Sons de criquets.
Voix (Simon, nonchalant) :
« Ben non, moi je suis ben
correct. »
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
Effets sonores
Sons de criquets.
Voix (hôte) :
« Non, non, non…. Simon… »
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
0,03
0,12
0,03
0,15
0,02
0,17
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
Effets sonores
Sons de criquets.
Voix (hôte) :
« Non, non, non, dans l’avis
d’une couple, moi pis toi, c’est
pas une bonne idée... »
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
Effets sonores
Sons de criquets.
Voix (hôte) :
« … de conduire. »
Voix (Simon) :
« C’est quoi la patente, là? »
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
Voix (Simon) :
« Je suis assez grand. »
0,03
0,20
0,03
0,23
0,02
0,25
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
0,01
0,26
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
0,01
0,27
350
12
13
14
15
16
17
18
l’hôte. Deux femmes en arrièreplan regardent elles aussi la
scène et ont l’air très inquiètes.
L’hôtel est maintenant seul à
côté de la voiture. Il a l’air de se
demander ce qu’il peut faire.
Puis il se décide à avancer pour
aller se placer devant le
véhicule. À l’arrière-plan, on
devine dans l’ombre l’autre invité
qui sort en courant, suivi de deux
femmes.
L’hôte se place devant la voiture
et pose ses mains sur le capot
en regardant Simon dans les
yeux.
Gros plan de Simon qui lève les
yeux vers son ami qui lui barre le
chemin. Il a l’air un peu ivre.
Gros plan de l’hôte qui fixe son
ami dans les yeux et fait non de
la tête.
Gros plan de Simon. Il a l’air
irrité. On devine qu’il choisit
d’ouvrir la portière.
Plan d’ensemble : l’hôte est
toujours appuyé sur le capot.
Simon sort de son véhicule. Les
autres amis sont encore loin.
Simon sort de la voiture. Son
hôte se rapproche. On a
l’impression que Simon va être
violent.
19
Plan de Simon refermant
brusquement la portière. Les
autres amis arrivent derrière lui.
20
Plan de Simon qui se retourne
vers le deuxième invité. Il semble
commencer à se sentir ridicule.
21
L’invitée intervient en appui. Elle
prend le bras de Simon.
22
Plan d’ensemble des hôtes et
des invités qui entourent Simon.
Celui-ci hésite, puis il tend ses
clés à son hôte qui les prend.
L’hôte donne quelques coups
amicaux au bras de Simon, puis
il regarde vers sa conjointe. Les
autres amis sortent du champ de
la caméra. Tout le monde a l’air
content.
23
L’hôtesse regarde fièrement son
conjoint.
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
0,01
0,28
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
0,01
0,29
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
0,01
0,30
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
0,01
0,31
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
0,01
0,32
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
Voix (hôte, ton empathique) :
« Simon… »
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
Voix (hôte, ton empathique) :
« … j’veux pas que tu partes
avec ton char… »
Musique:
Violons. Tonalité de suspense.
Voix (Simon, ton irrité) :
« Tu te prends pour qui, toi? »
Voix (deuxième invité) :
« On se prend pour tes chums. »
Musique :
Le ton de suspense se calme.
Voix (deuxième invité) :
« Arrête, là. Viens-t’en avec nous
autres. »
Voix (invitée) :
« C’est moi qui conduis ce soir.
Viens-t’en. »
Voix (Simon) :
« J’ai besoin de mon auto
demain. »
0,02
0,34
0,02
0,36
0,05
0,41
0,03
0,44
0,02
0,46
0,07
0,53
0,02
0,55
Voix (hôte) :
« Casses-toi pas la tête avec
ça. »
Voix hors champ (narrateur,
homme) :
« Empêcher un ami… »
Voix hors champ (narrateur,
homme) :
« … de conduire après avoir
351
24
Plan de tout le monde qui
raccompagne
Simon
vers
l’automobile des amis. L’hôte et
l’hôtesse se prennent par les
épaules, visiblement heureux et
satisfaits d’eux-mêmes.
En surimpression, le slogan de
le
mot
campagne avec
« INSISTEZ! » en caractères
rouges et plus gros :
« Empêchez vos amis de boire
et conduire.
INSISTEZ! »
En surimpression, le logo de la
SAAQ avec une signature
corporative »; « On prépare
l’avenir ».
bu… »
Voix hors champ (narrateur,
homme) :
« … c’est intelligent et c’est une
preuve
d’amitié.
Insistez.
Empêchez vos amis de boire et
conduire. »
0,05
1,00
D’après SOM (2002b), la notoriété totale de la campagne atteint 86%. En notoriété spontanée, le
souvenir de publicités télévisées sans plus de précision (29%) et le souvenir plus spécifique de la
publicité de 2002 (28%) laissent penser que la publicité a davantage contribué au succès de la campagne
que les relations de presse (12% en 2002 comparativement à 30% en 2001), mais cela est peut-être dû à
un problème de méthode : la question portait spécifiquement sur le souvenir de « publicités ». Sur le plan
des moyens utilisés par la SAAQ, la publicité dominait le volet de la promotion du contrôle social externe
informel alors que les relations de presse dominaient le volet du contrôle social externe formel (les
barrages et les mesures plus sévères). En matière de familiarité (tableau 41), quand on demande aux
répondants s’ils ont vu ou entendu parler des barrages routiers, ce sont bel et bien les médias de
nouvelles à la télévision (40%), à la radio (33%), dans les journaux (26%) qui dominent, devant le
bouche-à-oreille (20%), les affiches (16%) et les panneaux (9%), tandis que seulement 8% disent avoir
personnellement vu un barrage. Le même phénomène se produit quand on leur demande s’ils sont au
courant des nouvelles mesures plus sévères contre la CFA et la récidive : les nouvelles télévisées
dominent (75%), suivies des journaux (15%) et des parents ou amis comme source d’information (11%).
Pour faire la promotion de l’intervention interpersonnelle afin d’empêcher la conduite après avoir bu,
l’utilisation de la publicité est d’autant plus appropriée que le sujet, moins spectaculaire, offre bien moins
d’intérêt et de matériel médiatique que l’intensification des contraintes.
Le message publicitaire lui-même a été bien compris si l’on tient compte de ce que cette technique de
communication peut accomplir : 50% des répondants ont parfaitement compris la « subtilité » du
message (SOM, 2002b, p. 23), soit l’idée qu’il faut intervenir pour empêcher ses amis et ses proches de
boire et de conduire, mais 44% ont compris le message dans le sens plus large et traditionnel qu’il ne faut
pas conduire après avoir bu. La difficulté des répondants à verbaliser correctement le sens du message
352
est considérée comme « très mineure » par SOM (2002b, p. 50) et constitue la seule petite ombre au
chapitre des conclusions sur l’efficacité de la campagne. Nous estimons au contraire que le taux de
réponses correctes (50%) est relativement élevé en publicité (surtout en publicité sociale où les
propositions tendent à être bien plus complexes que les propositions commerciales). Cela signale que
l’intervention auprès des pairs dans le contexte de l’alcool au volant est un comportement qui préexistait
à cette campagne, quoi que bien plus par crainte de la police que par crainte d’un accident.
Tableau 41 : Évaluation de l'adhésion au contrôle social de l'alcool au volant, 2002
Indicateurs
Familiarité
Ont vu/entendu parler des barrages
routiers intensifs
Savent que le gouvernement du Québec a
adopté de nouvelles mesures plus sévères
contre la CFA et plus particulièrement
contre les récidivistes
Ont déjà été intercepté par un barrage ou
connaissent quelqu’un qui l’a été
Ont eu connaissance d’actions
particulières pour faire respecter la loi
Opinion
Estiment efficace ce type de publicité pour
convaincre les gens :
- à inciter leurs amis/parents à ne pas
prendre le volant après avoir bu
- à ne pas conduire s’ils ont bu
Fortement/plutôt en accord avec le fait
d’inciter les gens à intervenir
Considération
Ont dit que cette campagne les a fait
réfléchir
Se sont sentis concernés en tant
qu’intervenant potentiel auprès de
parents/amis
Externe formel
2000
2002
(n=1155)
70%
(n=1151)
72%
--
65%
57%
56%
44%
46%
(n= 984)
(n=1014)
--
84%
81%
82%
80%
(n= 1014)
92%
86%
Se sont sentis concernés en tant que
conducteur
Conducteurs ayant déclaré que leur risque
personnel d’être arrêté en cas de CFA est
très/plutôt élevé
Externe informel
2000
2002
(n=873)
42%
(n=978)
(n=1151)
54%
57%
353
Intention
Se sentiraient justifiés d’intervenir si
l’occasion s’en présentait
Déclarent très/assez probable qu’ils
interviendraient si l’occasion s’en
présentait
Essai
Conducteurs ayant déclaré que leur
connaissance des barrages routiers
intensifs les a incités à ne pas prendre le
volant après avoir bu
Ont eu quelqu’un qui est intervenu pour
les dissuader de conduire après avoir bu
(n=398)
Ont accepté de ne pas conduire après
avoir bu suite à l’intervention de quelqu’un
en ce sens
(n=1014)
93%
93%
(n=978)
37%
(n=398)
9%
(n=978)
13%
7,5%
10,7%
Source : SOM, 2002b.
Nous avons retenu de l’enquête par sondage réalisée par SOM, entre le 30 mai et le 16 juin 2002, les
indicateurs nous permettant d’évaluer les deux principaux objectifs de la campagne : la promotion du
contrôle social externe formel (le contrôle et la répression de la CFA par l’État) et informel (l’intervention
interpersonnelle pour empêcher un proche de conduire après avoir bu). SOM ne relève aucune différence
statistiquement significative entre 2000 et 2002 mais de telles invariances n’empêchent jamais les firmes
embauchées par la SAAQ de conclure à autre chose qu’au succès des campagnes : les taux toujours
très élevés des indicateurs des dimensions symboliques sont ultimement et invariablement interprétés,
dans cette enquête (SOM, 2002b, p. 50-51) comme dans toutes les autres du même type, comme des
résultats suffisamment « prometteurs » pour compenser la fiabilité plus que douteuse des comportement
déclarés.
On remarque que les indicateurs d’appui au contrôle social externe formel reproduisent bien la hiérarchie
décroissante de l’entonnoir, même s’il est probable que des individus conformes ont pu contribuer à
l’atteinte de taux qui sont manifestement trop élevés. La SAAQ contribue à cet effet en laissant entendre
que la consommation d’alcool est un risque inacceptable, sans égard à la quantité, ce qui favorise la
confusion entre l’inacceptable et l’interdit. Quoi qu’il en soit, le sondage révèle que la fréquence de
conduite après avoir consommé n’a pas varié entre 2000 et 2002 (SOM, 2002b, p. 40). Seulement 9%
des répondants admettent avoir conduit après avoir bu deux verres dans l’heure précédant leur départ.
Ce critère de deux verres pour évaluer le risque de CFA sera contesté en 2008 par Éduc’Alcool
(Perreault, 2008) :
354
Le hic, c’est que la définition retenue par la SAAQ, deux consommations ou plus
dans l’heure avant le départ en voiture, ne tient pas la route. Selon Éduc’Alcool, il
faudrait être un homme de moins de 100 livres, ou une femme de moins de 110
livres, pour dépasser la limite de 0,08 en consommant deux verres en une heure.
La SAAQ reconnait que la limite retenue – deux consommations – n’équivaut pas à
la conduite en état d’ivresse. « Le fait de prendre le volant après deux
consommations n’est effectivement pas une démonstration de dépassement de la
limite de 0,08 dit Audrey Chaput de la SAAQ. Toutefois, cela démontre que le
message « quand on boit, on ne conduit pas » n’est pas reçu également par tous
les conducteurs. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les facultés affaiblies ne sont
pas le seul résultat de la consommation d’alcool. La fatigue, un estomac vide, la
prise de médicaments peuvent s’additionner à la prise d’alcool et une personne
peut avoir les facultés affaiblies même en deçà du 0,08. »
D’après Perreault (2008), Éduc’Alcool interprète cette position de la SAAQ comme le signe d’un travail de
l’opinion en vue de l’abaissement de la limite de 0,08 à 0,05 :
Éduc’Alcool confirme cette interprétation. « Le mythe des deux consos à l’heure est
un indice qui n’a strictement rien de scientifique. Je ne sais pas du tout d’où il
provient et nous n’y référons jamais, dit Hubert Sacy, directeur général
d’Éduc’Alcool. Retenez que la SAAQ souhaite grandement que le taux d’alcoolémie
soit ramené à 0,05 plutôt qu’à 0,08. Il n’est pas impensable qu’elle ait intérêt à ce
que l’on s’attarde aux effets de la consommation à faible dose. » Mme Chaput n’a
pas voulu faire de commentaire sur le désir de la SAAQ de ramener la limite à
0,05.
La hiérarchie des indicateurs d’appui au contrôle social externe informel est, au contraire du contrôle
formel, particulièrement chaotique, au point de s’inverser en passant de l’opinion à la considération puis à
l’intention. Cela tient manifestement à la mauvaise qualité de nos indicateurs qui ne filtrent pas le biais de
conformité, mais aussi à la proposition elle-même (l’exercice du contrôle social externe informel) qui
valorise et stimule l’expression de la conformité. On en a un indice en comparant les taux de réponses
positives de l’ensemble des répondants avec ceux des conducteurs en ce qui concerne la considération,
et un autre indice avec l’écart qui se creuse dès que l’on passe à l’indicateur d’essai, dont les taux sont
probablement eux aussi trop élevés pour les mêmes raisons. Nous ne savons pas si les chercheurs ont
croisé les taux d’essai avec les différentes catégories de conducteurs dits à risque mais même sans
l’avoir fait il est évident que plus les conducteurs sont à risque, plus leur taux d’essai doit friser le zéro. Il
reste que les taux très faibles d’essai indiquent qu’il existe bel et bien des freins puissants à l’essai et à
l’adoption de ce type de comportement, ce que la publicité elle-même abordait sans détours (scénario
24). Si les stratèges de la SAAQ ont pensé que la publicité pouvait influencer le comportement de
l’entourage des conducteurs à risque parce que leur conformisme promettait moins de résistance, ces
355
résultats ne confortent pas leur espérance et contredisent leurs affirmations à l’effet que l’intervention
auprès des pairs est un comportement acquis.
Dans sa lutte contre la vitesse excessive, la SAAQ mène deux campagnes en 2002. La première, en juin
et juillet, cible les hommes de 26 à 44 ans. Pour les stratèges publicitaires, l’objectif de la campagne est
de bâtir un consensus social contre la vitesse au volant (SAAQ, 2003, p. 67), mais la tenue simultanée de
barrages policiers intensifs montre que la production d’un effet synergique est aussi un objectif de la
SAAQ. Le message télévisé est une rediffusion du message de 2001 (scénario 23). La remise en ondes
d’un message choc indique qu’en cette année pré-électorale, seule la production de nouveaux messages
est soumise à l’examen plus attentif de l’agence de coordination de la communication gouvernementale
(organisation créée par le Conseil exécutif pour veiller à la cohérence des communications, notamment
avec les politiques du gouvernement, et qui, à cette fin, autorise toutes les campagnes de communication
de l’État). SOM (2002c) a produit une évaluation de cette campagne mais nous n’avons pas son rapport
d’analyse. Dans son rapport annuel, la SAAQ (2003, p. 67) conclut cependant que ses actions de
communication pour accentuer la réprobation sociale de la vitesse excessive sont « encore insuffisantes
à infléchir de manière significative et durable la courbe du nombre des victimes, et qu’elles devront être
intensifiées ». L’usage de l’adverbe « encore » montre que la manière dont les stratèges de la SAAQ
conceptualisent le rôle de la publicité n’est pas remise en cause par son incapacité à produire les
résultats espérés, et la conclusion indique que l’échec est uniquement envisagé comme un problème
d’intensité.
La campagne de 2002 contre la vitesse au volant chez les jeunes conducteurs comporte un nouveau
message de 60 secondes pour le cinéma, une adaptation en format de 30 secondes pour la télévision,
une affiche (dont le visuel présente essentiellement une trace de pneu sur un fond jaune avec le slogan
de la campagne), un dépliant et un site Internet (ralentissez.com). Nous n’avons pas retrouvé la publicité
télévisée de la campagne contre la vitesse au volant chez les jeunes de 16 à 24 ans qui a été diffusée du
27 septembre au 24 octobre, mais le sondage post-campagne effectué entre le 28 octobre et le 2
novembre (SOM, 2002d, p. 4) en donne une description qui nous permet de savoir que l’approche était
allégorique et, en cette année pré-électorale, qu’elle dérogeait de l’approche choc tout comme la publicité
de 2002 contre l’alcool au volant. La publicité, sans aucun dialogue, montre un jeune homme faisant du
jogging tout en écoutant avec son walkman la musique qui fait aussi la trame sonore du message. Il court
en zigzaguant entre les piétons jusqu’à la fin du message où, pour éviter une petite fille qui sort d’un
magasin en mangeant un cornet de crème glacée, il entre en collision avec un homme d’âge mur qui
porte une caisse d’oranges. On entend alors un bruit de collision automobile tandis que les deux hommes
tombent au sol, plus ou moins assommés. Le message se termine par le slogan : « Plus tu roules vite,
356
moins tu as le contrôle », avec le logo de la SAAQ. Ce message a fait l’objet d’une évaluation par SOM
(2002d) qui nous fournit des indicateurs de familiarité, de considération, d’essai et d’adoption (tableau
42).
Tableau 42 : Évolution de l'adhésion des 16-24 ans au respect des limites de vitesse, 2002
Indicateurs
2000
2002
--
(n=234
)
69%
Familiarité
Ont suivi des cours de conduite
Conduisent tous les jours ou au moins une fois par semaine
60%
Considération
Admettent qu’il leur arrive très souvent/souvent/rarement de conduire
dangereusement
(n=287)
28%
(n=304)
35%
Essai
En tant que passagers, déclarent qu’il leur arrive de demander à un
parent/ami de ralentir
(n=287)
13%
(n=304)
20%
6%
2%
(n=287)
21%
(n=304)
17%
En tant que conducteurs, déclarent qu’il leur arrive très souvent/assez
souvent qu’un passager leur demande de ralentir
Adoption
Déclarent qu’il ne leur arrive jamais de dépasser les limites de vitesse
Source : SOM, 2002d.
Le sondage post-campagne de SOM (2002d) ne relève aucune variation significative entre la campagne
de 2001 et de 2002. Il comporte des indicateurs plus précis en ce qui concerne la considération et l’essai,
ce qui explique la conformité de la structure hiérarchique avec le modèle de l’entonnoir, de la familiarité à
l’essai. L’indicateur d’adoption donne une indication du taux de conformité parmi les 16-24 ans mais il
n’offre pas d’indicateur fiable de conversion (pourcentage de conducteurs ayant abandonné des
comportements à risque). La campagne présente un bon taux de notoriété spontanée (74%), la
compréhension est dans les normes habituelles (21% ont très bien compris le sens de l’allégorie, et
toutes les autres mentions sont en rapport avec le problème de la vitesse au volant hormis les 4% qui ont
décodé un message contre l’alcool au volant), la mémorisation et la pénétration du marché (86%) ne
présentent pas de problèmes. Et pourtant, plus clairement que jamais, une étude post-campagne laisse
entendre que la campagne pourrait n’avoir donné lieu à aucune conversion comportementale, qu’elle
aurait même été impuissance à empêcher une régression comportementale. Non seulement les sondeurs
357
expriment-ils leur scepticisme quant aux déclarations positives des répondants sur l’impact perçu de la
campagne, mais ils concluent sur la base d’autres indicateurs attitudinaux (la tendance à trouver que les
autres roulent trop lentement) et comportementaux (zigzaguer entre les véhicules sur les autoroutes et
autres comportements dangereux) que la situation « ne s’est certainement pas améliorée » (SOM, 2002d,
p. 50) et qu’il y aurait même une tendance à la dégradation (le bilan routier des années suivantes leur
donnera raison). Ayant clairement pris conscience de l’écart entre l’objectif déclaré de la campagne
(inciter les jeunes conducteurs à réduire leur vitesse sur les routes) et les effets mesurés (aucune
amélioration, et une dégradation comportementale appréhendée), comment expliquer que les mêmes
sondeurs concluent qu’elle a eu un bon impact? Il faut qu’à défaut de résultats positifs, le succès, contre
toute rigueur, ne soit pas mesuré en fonction de l’atteinte des objectifs poursuivis (comportementaux)
mais en fonction d’indicateurs attitudinaux donnés comme secondaires (symboliques) et auxquels on
accorde pourtant peu de fiabilité : la réceptivité aux messages (SOM, 2002d, p. 11). Il est difficile de
savoir jusqu’à quel point ce glissement référentiel est attribuable à la firme SOM et non pas aux
chercheurs de la SAAQ qui encadrent son travail mais la SAAQ produit en 2003 un Plan de promotion de
l’année 2004 qui revient sur les performances de ce message (Sanschagrin, 2003). Dans ce document, le
style allégorique de la publicité est blâmé et jugé responsable de la diminution (pourtant non significative)
de 10% du nombre de jeunes hommes qui, par rapport à 2001, se sont déclarés en accord avec
l’affirmation à l’effet que le message publicitaire les avait faits réfléchir.
Les campagnes de 2003 contre la CFA et contre la vitesse participent à la mise en place d’un continuum
de campagnes d’avril à novembre. En avril et mai, une campagne contre la CFA inclut de la publicité et
des barrages routiers. De mai à juillet, la campagne contre la vitesse mise surtout sur une campagne
publicitaire alors que sur le plan répressif, une seule journée de contrôle intensif est organisée partout au
Québec, quoique la région de Chaudières/Appalaches ait droit à des opérations intensives plus
fréquentes. De juin à septembre, des barrages routiers contre la CFA sont érigés partout au
Saguenay/Lac-Saint-Jean en collaboration avec les services policiers de la SQ et de la ville de Saguenay
(c’est l’« Opération sans issue »). Enfin, d’octobre à novembre, une autre campagne publicitaire contre la
CFA est diffusée en même temps qu’on organise des barrages routiers partout au Québec. Les
campagnes du printemps contre la CFA et de l’été contre la vitesse ont fait l’objet d’évaluations qui,
globalement, concluent toutes à leur inefficacité : entre 1997 et 2003 pour la CFA, et entre 2001 et 2003
pour la vitesse, non seulement la plupart des attitudes et comportements sécuritaires reliés à la vitesse et
à la CFA stagnent, mais nombre de ceux reliés à la CFA régressent. Les résultats contreproductifs de ces
six années de campagnes publicitaires étonnent et inquiètent les sondeurs, qui n’ont pas d’explication à
offrir, sinon, dans le cas de la vitesse, le fait que « la détérioration ponctuelle du bilan routier, qui a été
publicisée juste avant la tenue de l’enquête, après plusieurs années consécutives d’amélioration, pourrait
358
expliquer ce retour du pendule » (SOM, 2003b, p. 25). L’hypothèse parait plausible mais insuffisante car
elle n’explique pas la dégradation plus sévère encore des indicateurs de la campagne contre la CFA, qui
a immédiatement précédé celle contre la vitesse. Compte tenu de la culture d’intervention de la SAAQ, on
peut supposer que ces résultats alarmants ont conforté l’idée que l’introduction de mesures de contrôle
plus sévères a été trop longtemps retardée et qu’elles sont plus nécessaires que jamais. De fait, nous
allons voir que la SAAQ a introduit dans ses sondages post-campagnes des questions pour mesurer
l’appui de la population à l’abaissement de la limite de 0,08 et à l’introduction des cinémomètres
photographiques. En ce qui concerne le travail de l’opinion, nous allons voir que le même continuum
semble avoir bien servi le travail de l’acceptation de l’intensification des contraintes, et dans le cas de la
CFA et dans le cas de la vitesse, puisque ce sont les seuls qui affichent parfois des améliorations
significatives. Même s’ils n’ont relevé aucune relation d’influence entre les attitudes et les comportements
déclarés, même s’ils reconnaissent que les indicateurs d’attitudes ne sont pas fiables et même s’ils
soupçonnent qu’ils sont entachés d’un biais de conformité supérieure de soi, les sondeurs se raccrochent
à l’idée que la réceptivité aux messages de la SAAQ offre l’espoir que les cibles finissent un jour par
modifier par elles-mêmes leurs comportements. La publicisation de la dégradation du bilan routier a pu
jouer dans la décision de la SAAQ de ne plus publier, dans les années suivantes, de statistiques
ponctuelles ni même annuelles. Elle a joué en tout cas dans la décision de déplacer de l’automne au
printemps, dès 2004, la campagne contre la vitesse chez les 16-24 ans :
En annonçant hâtivement son plan d’action à l’intention des jeunes conducteurs,
nous croyons que la Société pourra réagir plus efficacement aux commentaires
des journalistes sur l’actualité entourant, entre autres, le phénomène des courses
automobiles dans les rues, les véhicules modifiés et les accidents impliquant des
jeunes. Rappelons qu’au printemps dernier, alors que la Société n’avait pas
planifié de moyen d’action à l’intention des 16-24 ans, les journalistes avaient
questionné à plusieurs reprises la Société sur ses actions à venir. La Société
n’avait pu que leur répondre en élaborant sur ses programmes éducatifs en milieu
scolaire ou en traitant des répercussions des campagnes précédentes.
(Sanschagrin, 2003, p. 8)
Nous avons donc en 2003 d’autres signes à l’effet que la RAAQ puis la SAAQ ont si bien réussi à faire de
l’insécurité routière une cause sociale que cette dernière commence à être dépassée par les attentes des
médias et du public.
Pour ses deux campagnes de 2003 contre l’alcool au volant, la SAAQ rediffuse la publicité de 2002
(scénario 24). Les objectifs et les stratégies sont du reste les mêmes qu’en 2002, si ce n’est que la
campagne ne semble miser que sur une seule journée d’opérations intensives de contrôle de la vitesse
(le 10 juin), ce qui pourrait se comprendre du fait que les barrages routiers contre la CFA mobilise les
effectifs policiers depuis le mois de mai. Nous n’avons qu’une étude post-campagne, qui porte sur la
359
campagne du printemps (SOM, 2003a; voir tableau 43), et qui a été faite du 11 au 26 juin, soit juste après
la campagne contre la CFA et juste après la journée la plus intensive de contrôle de la vitesse (10 juin).
La collecte des données se fait donc alors que la population est soumise depuis deux mois et demi à un
intense continuum répressif (opérations soutenues de contrôle policier), une stratégie qui semble avoir
échoué à faire perdurer l’effet synergique.
Tableau 43 : Évaluation de l'adhésion au contrôle social de l'alcool au volant, 2003
Indicateurs
1999
2000
2002
2003
Notoriété
Notoriété assistée de la publicité
télévisée
(n=1151) (n=1153)
87%
88%
Notoriété assistée des barrages
routiers
(n=1155) (n=1151) (n=1153)
72%
70%
56%
Notoriété spontanée des barrages
routiers
(n=1155) (n=1151) (n=1153)
44%
46%
31%
Familiarité
Croient que l’on peut être arrêté pour
CFA même avec un taux d’alcoolémie
inférieur à 0,08 (n=979)
Ont déjà été interceptés pour un
contrôle de l’alcool au volant ou
connaissent quelqu’un qui l’a été
Ont été en contact au cours des 12
derniers mois avec une personne avec
les facultés trop affaiblies pour
conduire (n=931)
- au moins une fois
- plus d’une fois
Ont déjà pris place à bord d’un
véhicule conduit par une personne
avec les facultés trop affaiblies pour
conduire (n=934)
Opinion
Sont fortement d’accord/d’accord avec
l’idée que la CFA est un problème
social important (n=924)
Jugent que la limite de 0,08 est
adéquate (n=861)
68%
(n= 1143) (n=903)
48%
49%
(n=933)
62%
35%
25%
7%
95%
72%
360
Considération
Se sont sentis concernés par la
campagne en tant que personne
susceptible d’intervenir auprès d’un
parent/ami pour prévenir la CFA
(n=1014 (n=1020
)
)
87%
86%
Se sont sentis concernés par la
campagne en tant que conducteur
(n=873)
42%
(n=840)
49%
Déclarent que le fait de savoir qu’il se
tient des barrages routiers intensifs les
incite à ne pas conduire après avoir bu
(n=978)
37%
(n=937)
45%
Essai
Ont eu quelqu’un qui est intervenu pour
les dissuader de conduire après avoir bu
Ont accepté de ne pas conduire après
avoir bu suite à l’intervention de
quelqu’un en ce sens (n=398)
(N=398)
9%
(N=384)
17%
7,5%
13,9%
* : les variations significatives sont en caractères gras.
Source : SOM, 2003a.
La notoriété du message publicitaire ne parait affectée ni par le continuum répressif particulièrement
intense, ni par le fait que la collecte a lieu pendant la campagne contre la vitesse. Une rediffusion
présentant normalement des signes de fatigue du message qui se traduisent par une baisse de notoriété,
nous ne pouvons que signaler le caractère exceptionnel d’aussi bons résultats qui donnent raison sur cet
aspect aux politiciens qui ont exigé une approche socialement plus positive. Les sondeurs observent
cependant que la moitié des répondants continuent à comprendre le message comme une interpellation
du conducteur plutôt que de ses proches, mais ils concluent que les cibles ne retenant généralement que
le sens très général d’un message (ce qui va dans le sens de notre interprétation), il faut leur accorder
plus de temps avant d’assimiler une nouvelle proposition. La notoriété des barrages routiers, pourtant fer
de lance de la campagne, se trouve significativement dégradée (tableau 38), et d’une manière que les
sondeurs ne s’expliquent pas compte tenu de l’intensité exceptionnelle du continuum répressif. Cela
signale une méconnaissance du caractère éphémère de l’effet répressif sur la dissuasion, tant de la part
des sondeurs que de la part des stratèges publicitaires.
Les taux de nos indicateurs présentent les incohérences habituelles avec le principe de la distribution
hiérarchique des effets de la communication mais seulement quand le biais de la désirabilité sociale n’est
pas contrôlé. Les sondeurs le reconnaissent en partie quand ils attribuent à ce biais le fait d’avoir
dénombré plus de conducteurs désignés que de personnes raccompagnées (SOM, 2003a, p. 48), et le
361
fait que deux indicateurs de considération aient significativement augmenté malgré la régression de la
notoriété des barrages. Observant que l’augmentation significative de la familiarité des répondants avec
les barrages routiers n’a eu aucun impact sur les perceptions de risque d’être arrêté, les sondeurs
concluent, comme les stratèges publicitaires de la SAAQ, que le problème en est un d’intensité, et ce,
malgré le fait que cette intensité ait pourtant été augmentée : « la répétition n’est pas encore
suffisamment forte pour se traduire par un conditionnement ou en perception différente du risque d’être
arrêté et n’a donc pas encore atteint son plein impact » (SOM, 2002a, p. 76). L’idée que des campagnes,
qui sont toujours décrites comme des campagnes d’information, de sensibilisation et d’éducation,
répondent en fait à une mécanique du conditionnement est une approche béhavioriste cohérente avec
l’approche dissuasive, mais elle n’a jamais été exprimée ailleurs qu’ici. Le premier indicateur de familiarité
et le second indicateur d’opinion ont été introduits par la SAAQ pour commencer à mesurer l’appui de la
population à une réduction de la limite de 0,08 à 0,05, mais les sondeurs suggèrent à la SAAQ de raffiner
les futures questions sur le sujet afin de savoir si les gens trouvent la limite actuelle trop élevée ou trop
basse (SOM, 2002a, p. 12, 45). Sur un plan d’opinion plus large, les sondeurs constatent que l’appui de
la population à la lutte à la CFA est à un point optimal. Sur le plan de la considération, plus de répondants
déclarent s’être sentis concernés par la campagne et avoir ressenti l’effet dissuasif des barrages, mais si
les sondeurs se réjouissent de constater que l’impact se manifeste davantage sur les groupes à risque (la
considération pour agir en tant qu’intervenant monte à 93% chez les jeunes de 25-34 ans; voir SOM,
2003a, p. 69%), ils y voient aussi un effet de désirabilité sociale quand ils comparent cette progression
avec la régression de la notoriété des barrages. L’augmentation significative des taux d’essai des
comportements promus est interprété par les sondeurs comme un succès très prometteur pour la
nouvelle approche de mobilisation de l’entourage, cependant ils relèvent le fait que les échantillons sont
si faibles à ce niveau qu’il leur est impossible de faire des croisements significatifs pour savoir si ces
progrès sont dus à des réponses d’individus conformes ou à risque. L’écart important entre ceux qui
déclarent avoir fait une intervention (73%) et ceux qui disent avoir été l’objet d’une intervention (17%)
pour décourager la CFA les amène à considérer que les répondants surestiment la clarté de leur
intervention du point de vue des personnes auprès de qui ils disent être intervenus : « Malgré que les
deux mesures ne soient pas vraiment comparables, l’écart indique, à notre avis, que beaucoup de gens
sentent qu’ils devraient intervenir mais ne le font pas toujours ou pas assez manifestement pour être
perçu comme tel par la personne ayant consommé » (SOM, 2003a, p. 12). En somme, les gens ont
intégré les valeurs proposées, peut-être même avant que la SAAQ n’en fasse l’objet de communications,
mais pas suffisamment pour qu’ils interviennent (SOM, 2003a, p. 39). Il se peut qu’ils continuent à être
partagés entre le sentiment de leur responsabilité et la gêne d’intervenir. La publicité, à cet égard, n’aurait
rien changé.
362
Sur le plan des indicateurs les plus importants pour la SAAQ (les indicateurs d’adoption), le sondage
constate une stagnation et une régression des comportements. De 1997 à 2003, les indicateurs de
consommation d’alcool n’ont pas varié significativement sauf en ce qui concerne deux facteurs qui
semblent s’annuler : la fréquence de consommation a significativement augmenté (SOM, 2003a, p. 17) de
même que la consommation à la maison (SOM, 2003a, p. 20), ce dernier facteur étant considéré comme
moins à risque de mener à de la CFA. En ce qui concerne la consommation d’alcool en relation avec la
conduite automobile, les sondeurs observent que les « conducteurs buveurs » ont tendance à prendre
plus de précautions pour éviter la CFA (SOM, 2003a, p. 29). En six ans, voilà les seuls résultats
comportementaux obtenus par les campagnes de la SAAQ, tant et si bien que son meilleur espoir
d’amélioration de la sécurité routière, selon les sondeurs, reposerait sur le vieillissement de la population
(SOM, 2003a, p. 25). Ces conclusions n’ont jamais trouvé leur chemin jusque dans les rapports annuels.
Pour sa campagne de 2003 contre la vitesse, dont le volet le plus important s’est tenu de mai à juillet, la
SAAQ a produit deux nouveaux messages publicitaires sur le thème « Parce qu’il y a les autres, pensezy… ralentissez », dont l’un vise les zones de 90 km/h et l’autre les zones de 50 km/h. Nous n’avons
retrouvé que le message portant sur les zones de 50 km/h (scénario 25), dont le scénario est nettement
moins choc que celui de 2001 (scénario 23) et que ce que la SAAQ produit habituellement, signe que les
politiciens, même s’ils ont changé, nourrissent les mêmes préventions contre les approches chocs.
Scénario 25
SAAQ
TV : « Dans les zones de 50 km/h, pensez-y, ralentissez! »
Diffusion : 2003
Plan
Vidéo
Audio
Musique:
Tonalité de suspense tout au long des
plans 1 à 5. Tonalité douce et paisible
des plans 6 à
1
Plan d’ensemble : extérieur, jour. Une Voix (narrateur, homme) :
route qui traverse le centre d’un village. « Une zone de 50…»
Des voitures croisent un autobus
scolaire.
2
Plan d’ensemble de trois personnes qui Effets sonores :
passent le temps dans une entrée de Jappements du chien. Son de la voiture
Durée
du plan
Temps
cumul.
0,03
0,03
0,02
0,05
363
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12 à 18
19
20
maison : la mère qui peinture l’escalier
extérieur de sa maison, sa fille assise
dans les marches, et Mathieu, son fils
qui joue avec son chien dans le
stationnement pavé de l’entrée.
À l’avant-plan : une voiture traverse
l’écran très rapidement. On doit
comprendre que la maison est en
bordure de la route qui traverse le
village.
Plan de Marc au volant de sa
camionnette blanche. Homme dans la
trentaine. Il porte la ceinture de
sécurité, comme tout conducteur
prudent et conforme. Il a l’air
insouciant.
Gros plan sur le cadran indicateur de
vitesse : l’aiguille monte au-dessus de
50 km/h.
Plan subjectif : on voit la route dans la
perspective de Marc : une route
bordée de maisons résidentielles,
étroite, à deux voies, et dans laquelle
les véhicules circulent dans les deux
sens.
Plan moyen de la mère souriante, qui
peinture et qui regarde alternativement
sa fille et son fils, Mathieu (tous deux
hors champ).
Plan de la camionnette blanche de
Marc qui passe sur la même route, à
côté d’un panneau indiquant la limite
permise de 50 km/h.
Plan d’ensemble : à l’avant-plan,
Mathieu qui joue avec son chien; à
l’arrière-plan, deux enfants, de l’autre
côté de la rue qui saluent Mathieu. Le
chien traverse la rue à leur rencontre,
suivi de Mathieu.
Plan des jambes du garçon qui
traverse la rue en courant.
Plan de la mère qui se retourne et
manifeste une inquiétude soudaine. On
comprend qu’elle réalise que son fils
traverse la rue sans regarder.
Plan subjectif : vision de Marc au
volant. Plan de Mathieu qui traverse
puis s’arrête au milieu de la rue,
effrayé. Il tend le bras gauche comme
pour se protéger de l’impact
appréhendé.
Série de plans découpant la scène de
la voiture qui glisse vers Mathieu, et qui
se terminent avec les gros plans des
visages horrifiés de Marc et de
Mathieu. Mais la voiture s’immobilise
juste à temps.
Gros plan du visage de Marc qui
regarde Mathieu et réalise qu’il aurait
pu le tuer.
Gros plan du visage de Mathieu qui
regarde Marc et réalise qu’il a failli
qui passe rapidement.
Voix (narrateur, homme) :
« … kilomètres heures, c’est un milieu
de vie. »
Voix (narrateur, homme) :
« Marc n’y pense pas. »
0,01
0,06
Voix (narrateur, homme) :
« Il roule légèrement au-dessus… »
0,01
0,07
Voix (narrateur, homme) :
«… de la limite permise. »
0,01
0,08
0,01
0,09
Voix (narrateur, homme) :
« Seulement quelques… »
0,01
0,10
Voix (narrateur, homme) :
«… kilomètres heures de plus… »
0,01
0,11
0,01
0,12
0,01
0,13
Effets sonores :
Bruits de freinage.
0,02
0,15
Effets sonores :
Bruits de freinage.
0,03
0,18
Voix (narrateur, homme) :
« Aujourd’hui, ces quelques… »
0,02
0,20
Voix (narrateur, homme) :
«… kilomètres de plus… »
0,01
0,21
364
21
22
23 à 24
mourir.
Plan de Mathieu, de dos, qui regarde
Marc, toujours au volant de sa voiture
immobilisée. La mère arrive de la
gauche et serre son fils entre ses bras.
Plan de Marc, au volant, qui
décompresse un peu.
Fondu sur un traveling d’une double
ligne jaune, vue du haut. Caméra en
mouvement.
En surimpression, le slogan de la
campagne :
Pensez-y…
RALENTISSEZ
Fondu au noir. Logo de la SAAQ avec
Québec drapeau.
Voix (narrateur, homme) :
«… ont failli couter la vie à Mathieu. »
0,02
0,23
Voix (narrateur, homme) :
« Parce que sur la route il y a … »
Voix (narrateur, homme) :
«… les autres, pensez-y. Ralentissez. »
0,02
0,25
0,05
0,30
Selon l’enquête par sondage, dont la collecte des données s’est faite du 11 juillet au 2 aout (SOM,
2003b), cette campagne n’a pas atteint son objectif principal de réduction du nombre des accidents
causés par la vitesse : le rapport annuel (SAAQ, 2004, p. 49) mentionne bien une réduction du nombre
de décès attribuables à la vitesse (142 pour un objectif de 162 en 2003 et de 145 d’ici 2005), mais le
nombre des blessés graves a augmenté (on en rapporte 924 pour un objectif de 910 en 2003 et de 814
en 2005). Ces résultats reflètent bien la tendance globale du bilan routier en 2003 (voir graphique 24).
Pour les autres objectifs, le sondage n’observe aucune différence significative d’importance. Sur le plan
des attitudes et des perceptions à l’égard de la vitesse, de la perception de la législation sur la vitesse et
de la perception des moyens pour réduire la vitesse, il n’y a aucune différence significative entre les
résultats obtenus en 2001 et en 2003, à deux exceptions près : une augmentation significative de ceux
qui se sentent en parfait contrôle même quand ils roulent vite, et une augmentation significative de ceux
qui perçoivent les excès de vitesse en ville comme dangereux. Les résultats apparemment contradictoires
du sondage de SOM aident à comprendre comment les usagers de la route réduisent la dissonance
cognitive entre leurs attitudes et leurs comportements, comment ils peuvent d’une part condamner
sévèrement la délinquance routière et endosser un programme de renforcement du contrôle et de la
répression, et d’autre part conduire régulièrement en parfaite délinquance par rapport au Code de la
sécurité routière sans s’estimer délinquants pour autant. Quand ils se comparent aux autres, ces
conducteurs cherchent à la fois à se conformer et à se différencier. Pour y arriver, ils articulent dans leurs
réponses des stratégies de comparaison sociale (référence à autrui) apparemment inconciliables : d’une
part celles que nous avons recensées au chapitre trois (biais de différentiation sociale, illusion
d’invulnérabilité et illusion du contrôle du risque), et d’autre part le biais de conformité supérieure de soi.
Contrairement aux premières, cette dernière stratégie consiste à se présenter comme étant encore plus
dans les normes que les autres. C’est ce que l’on appelle le biais de conformité supérieure de soi (Codol,
1973, 1975), dit aussi effet P.I.P. (Primus Inter Pares). On peut soupçonner l’articulation de ces stratégies
365
divergentes dans les déclarations des conducteurs délinquants qui condamnent la délinquance routière
des autres et qui réclament à leur endroit une répression plus sévère.
L’enquête ne remonte pas à plus loin que 2001 parce que les enquêtes précédentes ne posaient pas les
mêmes questions. On ne peut donc dire si les attitudes et comportements envers la vitesse au volant ont
changé significativement depuis la première campagne sur le sujet, en 1978 (scénario 5), mais rien dans
les documents de la SAAQ dont nous disposons n’indique qu’elle a des raisons de penser que les
comportements ont réellement évolué : ni les rapports annuels, ni les enquêtes par sondage, ni le nombre
des sanctions. Cette enquête nous apprend cependant que, selon les sondeurs, le biais de conformité
supérieure de soi viendrait en partie du fait que les conducteurs se comparent surtout à la minorité de
ceux qui font de grands excès de vitesse (SOM, 2003b, p. 29), ce qui confirme le rôle du mythe du fou du
volant dans les stratégies de réception. Les sondeurs eux-mêmes semblent adhérer au mythe quand ils
écrivent : « Il faut dire qu’en réalité, ce ne sont pas la majorité des conducteurs qui posent problème mais
que les excès de vitesse importants sont le lot d’une minorité de conducteurs » (SOM, 2003b, p. 29).
L’expression de ce point de vue, qui est à l’opposé de celui de la SAAQ sur l’impact des petits excès de
vitesse sur le bilan routier, nous indique que les stratèges de la SAAQ ne contrôlent pas tout le discours
analytique des firmes qu’ils engagent. Des points de vue divergents peuvent à l’occasion se glisser dans
les rapports mais sur des aspects que les stratèges de la SAAQ scrutent probablement moins
attentivement parce qu’ils les jugent secondaires.
Presque rien ne filtre de cette enquête dans le rapport annuel de 2003 sur l’évolution des campagnes
vitesse et sans avoir pris connaissance de l’enquête de SOM, on passerait facilement à côté de l’aveu
d’échec qui tient en une phrase et dont l’importance est relativisée par l’élargissement de l’échec à de
nombreux autres pays : « la réduction de l’importance de la vitesse relative est difficile à réaliser parce
qu’au Québec comme dans de nombreux pays la vitesse est généralement valorisée et il n’y a pas de
véritable consensus social sur la réprobation de la vitesse excessive » (SAAQ, 2004, p. 49). Peu importe
la manière de le dire, nous devons, sur la base du corpus d’études de la SAAQ, conclure que la publicité
contre l’alcool et la vitesse au volant ne joue pas le rôle d’influence des dimensions comportementales qui
lui est attribué par les stratèges publicitaires de la SAAQ mais qu’elle influence suffisamment bien les
dimensions symboliques pour que le travail d’opinion s’opère en faveur de l’acceptation de toujours plus
de contraintes (« On croit surtout à la coercition »; SOM, 2003, p. 71), ce qui se traduit surtout par un
appui à l’intensification des contrôles policiers (SOM, 2003b, p. 9, 38), à l’introduction de cinémomètres
(SOM, 2003b, p. 44), à la limitation mécanique de la vitesse maximale des véhicules (SOM, 2003b, p.
45), et dans une moindre mesure à des peines plus sévères (SOM, 2003b, p. 9, 39). Ce travail s’opère
peu importe ce que les stratèges en savent et en pensent (à défaut d’obtenir qu’ils se convertissent
366
volontairement, à court terme, ou par conditionnement, à long terme, ils voudraient que les gens
comprennent et acceptent que la répression les vise tous et pas seulement les fous du volant; voir SOM,
2003, p. 71), et peu importe qu’ils assignent à la publicité des objectifs et des contenus sans aucun
rapport avec ce travail de l’opinion. En relation avec l’admission indirecte de l’échec de ses campagnes
contre la vitesse au volant, qu’elle constate depuis quelques années, la SAAQ annonce la mise sur pied
en mars 2003 d’une Table de concertation (SAAQ, 2004, p. 409) dont l’objectif est d’abord de contribuer
à bâtir des consensus sociaux. La création d’une Table de concertation résulte d’un déficit de crédibilité
de la SAAQ et elle est une parade, le moyen de créer artificiellement une organisation apparemment
neutre et dont la mission est de faire la promotion des solutions stratégiques que la SAAQ n’a pas, à elle
seule, la crédibilité nécessaire pour les faire accepter du public. C’est la SAAQ qui crée cette Table de
concertation, c’est elle qui en choisit les participants et qui lui fournit les ressources, et c’est elle qui en
établit le programme, lequel est une copie conforme de la manière dont la SAAQ envisage la gestion du
problème de la vitesse : « Cette stratégie comprendra vraisemblablement plusieurs volets : législation,
promotion et contrôle, afin de produire une amélioration notable de la situation » (SAAQ, 2004, p. 49).
Bilan de la quatrième phase d’observation
L’historique de la promotion de la sécurité routière au Québec montre que la contrainte est en expansion
continue : les mesures coercitives se multiplient, devenant plus sévères et s’étendant à toujours plus de
causes accidentogènes au fur et à mesure que le bilan routier s’améliore et que les gains sont plus
difficiles à faire. La création d’un continuum de contrôles vise à porter au plus haut niveau possible la
certitude d’être puni en cas d’infraction. Dans cette approche du problème, on n’espère pas qu’un
changement d’attitude entraine un changement de comportement, on espère qu’un comportement
imposé par la menace et la force entrainera un changement des attitudes. À plus long terme encore, on
crée un continuum éducatif dont on espère qu’il vaccinera les prochaines générations contre la tentation
d’adopter des comportements routiers à risque. Nous ne savons pas si les promoteurs ont jamais planifié
quand cet état de fait pourrait être enfin atteint, mais rien n’indique qu’ils aient fait des projections aussi
lointaines et incertaines, et rien dans l’expérience de la RAAQ et de la SAAQ ne permet de penser que
les comportements promus puissent se maintenir sans l’intensification continue des contraintes, au
contraire. De même, l’invocation rituelle de la publicité comme facteur contributif à l’amélioration du bilan
routier, et ce depuis les toutes premières campagnes de la RAAQ, ne repose sur rien de solide mais sert
à masquer l’importance de la contrainte. Dans son discours public, la SAAQ associe sa publicité à de la
sensibilisation, un terme vague qui suggère un effet non avéré. Elle n’évoque pas le rôle de la publicité
367
dans l’effet synergique, un effet immédiat avéré et recherché, et jamais non plus ce rôle de travail de
l’opinion pour l’acceptation de l’intensification des contraintes qui est son rôle d’origine dans le système,
le plus avéré et le plus utile à l’amélioration du bilan routier.
Chaque fois que le bilan routier s’améliore, le rôle déterminant de la contrainte s’efface dans le discours
explicite des promoteurs pour se dissimuler dans les termes d’éducation et de sensibilisation, deux
catégories d’intervention qui, sur le plan lexical, ont une grande volatilité sémantique. Quand le bilan leur
est favorable, les promoteurs sont prompts à estimer qu’ils ont réussi à modifier durablement les
comportements des segments de la population qu’ils visent (comme les recours au conducteur désigné
ou au contrôle social externe informel). Le tout est envisagé de manière béhavioriste comme un long
processus de conditionnement de la population à se convertir aux comportements promus.
Chaque fois que le bilan routier se dégrade significativement, le rôle déterminant de la contrainte dans la
mécanique de l’amélioration du bilan routier refait surface dans le discours des rapports annuels et il est
pleinement assumé. Si le bilan routier persiste à se dégrader malgré la mise en place de nouvelles
mesures contraignantes, ce n’est jamais leur utilité qui est remise en question mais leur intensité : la
dégradation est interprétée soit comme l’indice que les mesures auraient besoin de plus de temps pour
produire leur plein effet, soit comme l’indice qu’il faut en introduire davantage, ou encore les deux. Le
caractère éphémère de l’effet synergique ne semble pas plus connu ou reconnu par les stratèges de la
SAAQ que le caractère éphémère de l’effet répressif sur la dissuasion.
Au cours de cette quatrième phase, nous avons vu que la conceptualisation du problème de la sécurité
routière au Québec s’est enrichie du constat de la fragilité des progrès au chapitre du bilan routier et,
parallèlement, de la
nécessité d’élargir les domaines d’intervention pour faciliter l’introduction de
nouvelles contraintes de manière à sécuriser et accroitre les gains. À long terme, le projet est de mettre
en place un continuum dissuasif susceptible de maintenir sur les usagers de la route une pression
constante et une peur (dite salutaire) de se faire intercepter et sanctionner promptement au moindre délit
routier. Les moyens pris pour stimuler la surveillance policière et réduire le seuil de tolérance des policiers
aux excès de vitesse, la multiplication des campagnes publicitaires tout au long de l’année et le projet
d’introduction du cinémomètre photographique sont autant de mesures qui vont en ce sens. Au cours de
cette phase cependant, la compréhension du rôle de la communication en général et de la publicité en
particulier dans la matrice décisionnelle de la SAAQ n’est plus unanimement partagée entre les dirigeants
de la SAAQ et leurs stratèges publicitaires.
Les dirigeants sont revenus au pragmatisme de la conceptualisation d’origine qui attribue principalement
à la communication des rôles de framing (contribution à la définition du problème) et d’agenda
368
setting (contribution à la légitimation du problème et de ses solutions). Dans cette optique, la publicité sert
à conditionner l’opinion publique, à faire que les citoyens se radicalisent, veulent et acceptent toujours
plus de contraintes afin de limiter davantage l’accès à la conduite, de multiplier les interdictions, de
contrôler et de punir plus sévèrement les délinquants. Cette radicalisation arrive à se produire même chez
les conducteurs délinquants. La création d’un Fonds d’assurance automobile, le ralentissement de
l’intensification des contraintes, l’échec du projet d’introduction des cinémomètres photographiques et
l’accession de Marc Bellemare au ministère de la Justice comptent parmi les principaux facteurs qui ont
conduit la SAAQ à redécouvrir l’importance du travail de l’opinion dans le système dissuasif. La mise en
place des systèmes de vigie de l’opinion publique et de gestion de réputation montre que la SAAQ a pris
acte de son déficit d’image et la création de Tables de concertation tout comme l’arrêt de publication de
statistiques détaillées montrent qu’elle a mis en place des stratégies palliatives.
Les stratèges publicitaires, avec moins de succès, s’accrochent à la conviction idéaliste que la publicité
puisse convertir volontairement les usagers de la route à l’adoption et au maintien des comportements
promus, et semblent négliger le rôle et l’impact des autres techniques de communication. Dans tous les
cas, le flou qui caractérise le discours des uns et des autres sur le rôle exact des communications et de la
publicité permet autant à des conceptions divergentes de coexister au sein de la même organisation qu’il
permet aux promoteurs de s’adresser au public apparemment en toute transparence, mais avec les
restrictions mentales qui caractérisent la communication persuasive. Ce n’est pas qu’un manque de
rigueur; c’est un procédé qui relève d’une rhétorique de l’approximation. Les promoteurs multiplient les
tropes in absentia, variations lexicologiques et sémantiques difficiles à déceler. L’usage interchangeable
des termes communication, information, sensibilisation et éducation est souvent un procédé
d’euphémisation de la répression : ces termes sont parfois utilisés comme synonymes de la dissuasion,
parfois comme synecdoques (quand, par exemple, on constate que les activités de répression sont
implicitement incluses dans la catégorie des activités éducatives parce que la répression aurait un effet
éducatif). Entre dans cette technique du tropisme l’usage de la triade promotion/législation/contrôle,
largement utilisée par la SAAQ pour résumer les fondements de son approche préventive : dans ce
système, les lois sont surtout modifiées pour intensifier les mesures de contrôle et la promotion sert
d’abord à conditionner la population à accepter et vouloir cette intensification. Les trois termes de la
triade, de même que l’expression « actions concertées », sont autant de manières de référer à la
contrainte sans la nommer. Cette rhétorique de l’approximation, qui favorise le mode allusif au mode
explicite, est une stratégie discursive au service de la dramaturgie de l’insécurité routière. La dilution du
rôle prédominant de la contrainte dans le discours peut servir adéquatement un double souci de
prudence : éviter de susciter le ressentiment envers la contrainte au sein de la population, et éviter de
donner aux policiers des arguments de négociation lors de la négociation des conventions collectives.
369
Mais elle empêche aussi les promoteurs d’avoir eux-mêmes une vision plus claire de la manière dont le
bilan routier s’améliore.
À cet égard, l’usage de l’entonnoir de la communication comme grille interprétative plutôt que comme
modèle prédictif a confirmé sa pertinence au cours de cette quatrième phase d’observation. Nous avons
vu que plus les indicateurs sont de qualité (selon que les questions sont précises et les biais contrôlés),
plus la distribution hiérarchique effective des effets se rapproche de la distribution théorique du modèle
de l’entonnoir. Les résultats obtenus sont conformes aux savoirs exposés dans la première partie de
notre étude, et notamment en ce qui a trait aux impacts de la publicité sur les dimensions symboliques et
comportementales, et à la nature éphémère de l’effet synergique. L’analyse des indicateurs de notoriété
et de familiarité nous a permis de confirmer, avec réserves, le rôle prépondérant des médias d’information
dans le travail de l’opinion, confirmant la pertinence de la stratégie de conditionnement de la couverture
médiatique mise en place par la RAAQ (bien avant le TAC en Australie) au début de la carrière de la
cause de la sécurité routière. Il appert que la publicité choc permet non seulement d’ancrer des
messages dans la mémoire mais participe à une spectacularisation du problème qui a un effet de levier
sur les médias d’information. Toute l’attention que les médias accordent quotidiennement aux accidents
de la route crée un biais cognitif par lequel la population a l’impression que le bilan se dégrade alors
même qu’il s’améliore. Chaque fois que la SAAQ lance une campagne, elle brosse un portrait inquiétant
de la situation (généralement sur la base d’une dégradation partielle, épisodique ou appréhendée d’un
indicateur) et incite les médias et la population à focaliser leur attention sur une stratégie de confirmation
plutôt que d’infirmation de la gravité du problème. C’est la technique de l’attention sélective : la
concentration de l’attention sur un type particulier d’accident et de causalité crée une corrélation illusoire.
Ainsi induite, l’exagération de la gravité réelle du problème permet à l’intensification des contraintes de
progresser de manière inversement proportionnelle à la gravité objective du problème de l’insécurité
routière. En ce sens, les effets de la publicité en sécurité routière ont plus d’impact sur les objectifs de
relations publiques (discipline dont relève la technique de l’agenda setting) que sur les objectifs
publicitaires proprement dits. En focalisant l’attention des cibles sur une proposition de conversion
comportementale volontaire, la publicité occulte la dimension politique prédominante du travail social en
sécurité routière. L’analyse de l’indicateur de familiarité, notamment à travers les questions portant sur la
compréhension des messages et sur la capacité des répondants à les verbaliser, montre aussi combien
la capacité de la publicité à faire passer des messages complexes est beaucoup plus limitée que ce que
le voudraient les stratèges publicitaires. Sachant cela, les résultats du sondage sur la compréhension de
la première publicité promouvant l’intervention auprès des pairs (scénario 24) permettent de déduire que
la connaissance et que la pratique du comportement promu préexistait à la campagne, quoique
certainement pas avec autant d’intensité que les répondants le laissaient entendre ainsi que les sondeurs
370
l’ont eux-mêmes remarqué, et que l’attribution des hauts niveaux de considération et d’intention à un
succès de la communication est un cas de statistique persuasive sinon auto-persuasive. Quand ils
surestiment le succès de leurs campagnes publicitaires, quand ils en mesurent le succès non pas à
l’aulne des objectifs poursuivis (relevant des dimensions comportementales) mais en fonction des
meilleurs résultats obtenus (relevant des dimensions symboliques) et quand ils interprètent les échecs
non comme des contre-preuves mais comme de simples problèmes d’intensité (et cela même quand
l’intensité de la répression et de la communication ont été significativement augmentées), les promoteurs
agissent comme s’ils voulaient se persuader de l’importance des effets publicitaires, ce qui signale le
travail d’acteurs sociaux qui cherchent à légitimer leurs actions en produisant les preuves de leur
efficacité et de leur efficience. Il se passe ici la même chose que pour la valeur des corrélations entre les
variations de l’intensification des contraintes et du bilan routier : des résultats non significatifs sont
qualifiés de « prometteurs » mais traités comme confirmatoires. C’est l’illusion du potentiel, concept
pseudo-scientifique à inclure dans la liste des procédés des techniques narratives qui participent à la
dramaturgie de l’insécurité routière. Les savoirs sur lesquels les promoteurs de la sécurité routière
s’appuient en prévention des accidents sont loin d’être aussi certains et univoques qu’ils le laissent
entendre; il y a lissage des connaissances. Même leurs critères pour caractériser la conduite en état
d’ébriété participent à la production de statistiques persuasives : l’assimilation de toute consommation
d’alcool à un risque de CFA et l’indice pseudo-scientifique des deux consommations ou plus dans l’heure
avant le départ en voiture participent à un travail de l’opinion par lequel la SAAQ prépare l’acceptation
sociale progressive de la limite du 0,08 à la tolérance zéro en passant par l’étape du 0,05. L’analyse des
indicateurs d’opinion a permis de préciser comment la dissociation et les mythes de la délinquance
routière (le fou et l’ivrogne au volant) contribuent à la construction d’une opinion publique favorable à
l’intensification des contraintes (les contrôles sociaux externes), ce que confirme l’érosion des taux
d’adhésion dès que les répondants semblent réaliser que ces mesures pourraient les viser plus
spécifiquement. Cette analyse a également mis en lumière combien il est facile de stimuler et de
maintenir la réprobation sociale au plus haut niveau sans qu’elle se construise sur un minimum de
connaissances adéquates ; elle s’appuie en l’occurrence sur des perceptions erronées de la gravité
objective du problème. Enfin, l’analyse des indicateurs comportementaux a montré qu’avec le temps, les
données primaires de la SAAQ ont amené les sondeurs à conclure qu’au-delà des intentions et des
considérations exprimées, la fréquence des comportements à risque dans les différents segments de la
population n’aurait pas significativement varié.
L’influence des attitudes ne paraissant pas suffisante à modifier les comportements, les stratèges
évoquent de plus en plus l’idée que la publicité puisse contribuer à modifier les normes sociales. Cette
contribution présumée ne repose sur aucune preuve et ne suscite aucune recherche confirmatoire, les
371
promoteurs se contentant d’avancer que les effets se produiraient à trop long terme pour pouvoir être
isolés et mesurés. En l’absence de preuves scientifiques, les promoteurs produisent des preuves
sociales : la modification des normes sociales, la stimulation du contrôle social externe informel et la
création de Tables de concertation sont toutes des techniques de vente pour obtenir que la population,
conducteurs délinquants compris, adopte leur point de vue vertueux à défaut d’adopter les
comportements promus. Ce simulacre de vertu qui répond à un simulacre de preuves est un système
d’échange symbolique par lequel l’État et le citoyen négocient chacun la légitimité d’exercer leur propre
pouvoir de contrainte. Le lent plafonnement des progrès en sécurité routière crée sur la SAAQ une
pression similaire à celle des entrepri
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