L’État et la promotion de la contrainte Publicité et mise en marché de la sécurité routière au Québec Thèse Christian Desîlets Doctorat sur mesure en sociologie et communication publique Philosophiae Doctor (Ph. D.) Québec, Canada © Christian Desîlets, 2013 iii RÉSUMÉ Le but de cette étude est de clarifier le rôle de la publicité dans les stratégies de prévention des accidents, à travers l’examen des campagnes québécoises de 1978 à 2011. Elle utilise une analyse discursive de type qualitatif et de nature exploratoire qui procède d’une méthode mixte, ancrée aux intersections de la sociologie des problèmes publics et de la communication-marketing. Elle compare ce que les gestionnaires savent du rôle et des effets de leur communication à ce qu’ils en disent et à ce qu’ils en font. Elle interprète les résultats au filtre de quatre approches du problème : une modélisation de l’approche dissuasive, une modélisation des principaux effets de la publicité, une revue de la littérature empirique sur l’efficacité des publicités en sécurité routière et l’analyse dramaturgique que le sociologue Gusfield a développée pour étudier la construction sociale du problème de l’alcool au volant. Il en ressort que la sécurité routière est un problème que l’État québécois a choisi de gérer préventivement par le recours à diverses stratégies de contrôle social, mais toujours avec la contrainte comme variable clé de l’amélioration du bilan routier et l’acceptation de la contrainte comme modérateur de la relation, voire comme médiateur de tous les modérateurs. La publicité sociale est surtout apte à faire que la population connaisse un problème (notoriété) et l'envisage de la manière voulue (familiarité avec les causes suggérées et les solutions promues). Elle est utilisée en agenda setting pour obtenir que la population atteigne un tel niveau d’intolérance (upset outrage) qu’elle endossera l’imposition de mesures toujours plus drastiques. La promotion de la conversion libre et éclairée aux comportements sécuritaires (fonction manifeste de la publicité) est un échec programmé, le moyen de susciter des attentes irréalistes qui doivent se transformer en intolérances proportionnelles que l’État peut ensuite satisfaire en introduisant de nouvelles contraintes (fonction latente de la publicité). En satisfaisant une demande dont on ne voit pas qu’il l’a créée, l’État obtient que ses nouvelles contraintes soient perçues comme légitimes, condition nécessaire pour qu’elles soient effectivement appliquées et pour qu’elles produisent leur plein effet dissuasif. iv v ABSTRACT The purpose of this study is to clarify the role of advertising in accident prevention strategies through the review of its usage and impacts in Quebec from 1978 to 2011. It uses a discursive analysis, qualitative and exploratory in nature, which proceeds from a mixed method, anchored at the intersection of sociology of public problems and of marketing communications. It compares what managers know about the role and impact of their communication to what they say about it and what they do. Results are filtered and interpreted through four approaches of this specific problem: a model of the deterrence approach, a model of the main effects of advertising, a review of empirical literature on the effectiveness of road safety advertisements and the dramaturgical analysis developed by Gusfield to study the social construction of the drunk driving problem. It appears that road safety is an issue that the Quebec government manages in a preventive manner by using various strategies of social control, but always with constraint as a key variable to the improvement of road safety record and the acceptance of constraint as moderator of the relationship, and potentially as mediator of all moderators. Advertising is especially powerful to raise awareness of a social problem and build familiarity (acceptance of suggested causes and solutions promoted). It is used as an agenda setting tool, to create an upset outrage and thus a public endorsement of government’s ever more drastic solutions. Promoting free and informed conversion to safe road behaviours (manifest function of advertising) is a programmed failure aimed to raise the unrealistic and deceptive expectations that give way to proportional intolerances and public acceptance of new constraints (latent function of advertising). By satisfying a demand it has discretely created, State obtains legitimacy for its new constraints, a necessary condition for their effective implementation and full deterrent effect. vi vii TABLE DES MATIÈRES RÉSUMÉ .......................................................................................................... iii ABSTRACT ....................................................................................................... v LISTE DES TABLEAUX .................................................................................. ix LISTE DES GRAPHIQUES .............................................................................. xi LISTE DES DIAGRAMMES ............................................................................ xii REMERCIEMENTS ........................................................................................ xiii INTRODUCTION ............................................................................................... 1 PREMIÈRE PARTIE - MODÉLISATION DE LA MATRICE DÉCISIONNELLE 5 Chapitre 1 Sociologie de l’action publique en sécurité routière ......................... 7 1- Fictionnalisation ....................................................................................................... 8 2- Mise en scène ........................................................................................................ 11 3- Intensité dramatique ............................................................................................... 14 Chapitre 2 Modélisation des campagnes publicitaires du TAC......................... 19 Agenda setting et formatage de la couverture journalistique ............................... 20 Le premier message télévisé du TAC.................................................................. 23 Chapitre 3 Les mécanismes de l’influence publicitaire en sécurité routière : théories, modèles, observations empiriques et stratégiques ........................... 29 Méthodologie de l’enquête .................................................................................. 31 Le modèle de l’entonnoir de la communication.................................................... 35 L’efficacité de la publicité sociale en sécurité routière : une revue de la littérature .................................................................................................... 46 L’effet synergique ........................................................................................................... 48 L’influence de la publicité sur la réduction de la vitesse au volant ................................. 54 L’influence de la publicité sur la réduction de l’alcool au volant ..................................... 60 Le rôle discret de la publicité dans l’acceptation de la contrainte .................................. 65 Discussion sur les observations .......................................................................... 75 Chapitre 4 Matrice décisionnelle de la publicité en sécurité routière ............... 81 La stratégie du contrôle social ............................................................................. 83 La fonction manifeste de la publicité ................................................................... 93 Les fonctions latentes de la publicité ................................................................. 103 DEUXIÈME PARTIE - ANALYSE DES CAMPAGNES DE SÉCURITÉ ROUTIÈRE AU QUÉBEC DE 1978 À 2011 .................................................. 139 Chapitre 5 Évolution comparée du bilan routier .............................................. 143 Comparaison entre le Québec, L’Ontario, le Canada et les États-Unis.............. 143 Évolution du bilan routier en fonction d’autres indicateurs ................................. 152 Chapitre 6 Phase 1 : 1979 à 1982 ....................................................................... 161 Conceptualisation du problème de la sécurité routière et des interventions....... 161 Le rôle de la publicité ........................................................................................ 165 viii Bilan de la première phase d’observation .......................................................... 179 Chapitre 7 Phase 2 : 1983 à 1985 ....................................................................... 183 Conceptualisation du problème de la sécurité routière et des interventions ....... 183 Le rôle de la publicité ........................................................................................187 Bilan de la deuxième phase d’observation ........................................................ 192 Chapitre 8 Phase 3 : 1986 à 1998 ....................................................................... 195 Conceptualisation du problème et des interventions .......................................... 195 Le rôle de la publicité ........................................................................................218 Bilan de la troisième phase d’observation ......................................................... 279 Chapitre 9 Phase 4 : 1999 à 2003 ....................................................................... 287 Conceptualisation du problème de la sécurité routière et des interventions ....... 287 Le rôle de la publicité ........................................................................................301 Bilan de la quatrième phase d’observation ........................................................ 366 Chapitre 10 Phase 5 : 2004 à 2011 ..................................................................... 379 Conceptualisation du problème de la sécurité routière et des interventions ....... 379 Le rôle de la publicité ........................................................................................388 Bilan de la cinquième phase d’observation ........................................................ 401 Conclusion ................................................................................................... 405 Bibliographie................................................................................................ 425 ix LISTE DES TABLEAUX TABLEAU 1 : CALCUL THÉORIQUE DU RETOUR SUR L'INVESTISSEMENT MÉDIA DES CAMPAGNES DE PUBLICITÉ EN SÉCURITÉ ROUTIÈRE................................................................................................. 56 TABLEAU 2 : ESTIMATION DE LA DIMINUTION DES ACCIDENTS GRAVES DANS L'ÉTAT DE VICTORIA ET DE LA CONTRIBUTION DE LA PUBLICITÉ À CE RÉSULTAT ...................................................................... 62 TABLEAU 3 : INTENSITÉ SYNERGIQUE DES CAMPAGNES CONTRE LA CFA DANS QUATRE ÉTATS D'AUSTRALIE ..................................................................................................................................... 63 TABLEAU 4 : VARIATION DU BILAN ROUTIER, 1978 ET 2003 ..................................................................... 152 TABLEAU 5 : VARIATION DU BILAN DES ACCIDENTS CORPORELS SELON L'ÂGE, EN COMPARAISON AVEC LA POPULATION DE L'ENSEMBLE DES DÉTENTEURS DE PERMIS ÂGÉS DE 16 ANS ET + ............... 160 TABLEAU 6 : DÉPENSES D'INFORMATION DE LA RAAQ ET DE LA SAAQ DE 1978 À 2006 EN DOLLARS COURANTS ET EN DOLLARS CONSTANTS DE 2006 ........................................................................ 198 TABLEAU 7 : ÉVOLUTION DES ÉVALUATIONS ET DES SANCTIONS DES PHASES 1 ET 2 - 1978 À 1985 .... 199 TABLEAU 8 : ÉVOLUTION DU NOMBRE DES ÉVALUATIONS ET DES SANCTIONS DE LA PREMIÈRE MOITIÉ DE LA PHASE 3 - 1986 À 1992 .......................................................................................................... 200 TABLEAU 9 : ÉVOLUTION DU NOMBRE DES ÉVALUATIONS ET DES SANCTIONS DE LA DEUXIÈME MOITIÉ DE LA PHASE 3 - 1993 À 1998 .......................................................................................................... 201 TABLEAU 10 : ÉVOLUTION DU NOMBRE DES ÉVALUATIONS ET DES SANCTIONS DE LA PHASE 4 - 1999 À 2003................................................................................................................................................. 202 TABLEAU 11 : ÉVOLUTION DU NOMBRE DE DÉCÈS ET DE VÉHICULES IMMATRICULÉS - 1973 À 2009 ..... 210 TABLEAU 12 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE L'ALCOOL AU VOLANT, 1994 ................. 246 TABLEAU 13 : ÉVOLUTION DES ATTITUDES ET COMPORTEMENTS DÉCLARÉS DES QUÉBÉCOIS PAR RAPPORT À L'ALCOOL AU VOLANT, DE 1991 À 1994 ....................................................................... 250 TABLEAU 14 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE LA VITESSE AU VOLANT DANS LES ZONES DE 50 KM/H, 1996 ............................................................................................................................. 252 TABLEAU 15 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE L'ALCOOL AU VOLANT, 1996 ................. 257 TABLEAU 16 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE LA VITESSE AU VOLANT, 1997 .............. 261 TABLEAU 17 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE L'ALCOOL AU VOLANT, 1997 ................. 268 TABLEAU 18 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE L'ALCOOL AU VOLANT, 1998 ................. 276 TABLEAU 19 : CORRÉLATION ENTRE LES VARIATIONS DU BILAN ROUTIER PENDANT 17 ANS ET LA MESURE DES SANCTIONS EFFECTIVES ET DES DÉPENSES PUBLICITAIRES ................................. 296 TABLEAU 20 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE L'ALCOOL AU VOLANT, 1999 ................. 302 TABLEAU 21 : INDICATEURS D'ADHÉSION À LA LUTTE CONTRE LA VITESSE AU VOLANT, 1999 .............. 310 TABLEAU 22 : INDICATEURS D'ADHÉSION À L'EXERCICE DU CONTRÔLE SOCIAL EXTERNE INFORMEL CONTRE L'ALCOOL AU VOLANT, 2000 ............................................................................................. 314 TABLEAU 23 : VARIATIONS SIGNIFICATIVES DU COMPORTEMENT DES CONDUCTEURS EN RELATION AVEC L'ALCOOL, ENTRE 1997 ET 2000* ........................................................................................... 316 TABLEAU 24 : INDICATEURS D'ADHÉSION AU RESPECT DES LIMITES DE VITESSE, 2000 ......................... 324 TABLEAU 25 : MOTIFS D'ACCORD AVEC LE FAIT DE RESPONSABILISER LES GENS À INTERVENIR AUPRÈS DE CEUX QUI ONT BU POUR LES EMPÊCHER DE CONDUIRE ......................................................... 326 TABLEAU 26 : OPINION SUR L'INTENSIFICATION DE LA SURVEILLANCE POLICIÈRE ............................... 334 TABLEAU 27 : INTENTION DE RESPECTER LES LIMITES DANS LES ZONES DE 90 KM/H SUITE À LA CAMPAGNE DE L'ÉTÉ 2001 .............................................................................................................. 335 TABLEAU 28 : POSSIBILITÉ D'ÊTRE ARRÊTÉ POUR EXCÈS DE VITESSE EN VILLE DANS LES ZONES DE 50 KM/H ................................................................................................................................................ 336 x TABLEAU 29 : POSSIBILITÉ D'ÊTRE ARRÊTÉ POUR EXCÈS DE VITESSE SUR LES ROUTES SECONDAIRES DANS LES ZONES DE 90 KM/H ........................................................................................................ 337 TABLEAU 30 : VITESSE MOYENNE SUR LES ROUTES SECONDAIRES DANS LES ZONES DE 90 KM/H ..... 338 TABLEAU 31 : FRÉQUENCE D'EXCÈS DE VITESSE DANS LES ZONES DE 90 KM/H ................................... 338 TABLEAU 32 : RISQUES PERÇUS D'ACCIDENT LORS D'EXCÈS DE VITESSE DANS UNE ZONE DE 50 KM/H ........................................................................................................................................................ 339 TABLEAU 33 : RISQUES PERÇUS D'ACCIDENT À UNE VITESSE DE 105 KM/H DANS UNE ZONE DE 90 KM/H ........................................................................................................................................................ 340 TABLEAU 34 : NIVEAU DE SÉCURITÉ PERÇU CONCERNANT LA VITESSE DANS LES ZONES DE 50 KM/H 340 TABLEAU 35 : PERCEPTION DE LA VITESSE DES AUTRES CONDUCTEURS DANS LES ZONES DE 50 KM/H ........................................................................................................................................................ 341 TABLEAU 36 : VITESSE MOYENNE SUR LES ROUTES SECONDAIRES DANS LES ZONES DE 90 KM/H ..... 342 TABLEAU 37 : PERCEPTION DE LA VITESSE DES AUTRES CONDUCTEURS DANS LES ZONES DE 90 KM/H ........................................................................................................................................................ 343 TABLEAU 38 : GRAVITÉ D'UN EXCÈS DE VITESSE DE 10 KM/H DANS UNE ZONE DE 50 KM/H EN TANT QU'INFRACTION .............................................................................................................................. 344 TABLEAU 39 : GRAVITÉ D'UN EXCÈS DE VITESSE DE 20 KM/H DANS UNE ZONE DE 90 KM/H EN TANT QU'INFRACTION .............................................................................................................................. 344 TABLEAU 40 : GRAVITÉ D'UN EXCÈS DE VITESSE DE 30 KM/H DANS UNE ZONE DE 90 KM/H EN TANT QU'INFRACTION .............................................................................................................................. 345 TABLEAU 41 : ÉVALUATION DE L'ADHÉSION AU CONTRÔLE SOCIAL DE L'ALCOOL AU VOLANT, 2002 .... 352 TABLEAU 42 : ÉVOLUTION DE L'ADHÉSION DES 16-24 ANS AU RESPECT DES LIMITES DE VITESSE, 2002 ........................................................................................................................................................ 356 TABLEAU 43 : ÉVALUATION DE L'ADHÉSION AU CONTRÔLE SOCIAL DE L'ALCOOL AU VOLANT, 2003 .... 359 TABLEAU 44 : DÉPENSES D'INFORMATION DE LA SAAQ DE 2004 À 2011 EN DOLLARS COURANTS ET EN DOLLARS CONSTANTS DE 2012 ...................................................................................................... 396 xi LISTE DES GRAPHIQUES GRAPHIQUE 1 : RELATION ENTRE LES OPÉRATIONS DE CONTRÔLE ROUTIER ET LES ACCIDENTS ........ 50 GRAPHIQUE 2 : ÉVOLUTION DES TAUX DE DÉCÈS POUR 10 000 VÉHICULES EN CIRCULATION AU QUÉBEC, EN ONTARIO, AU CANADA ET AUX ÉTATS-UNIS POUR LA PÉRIODE DE 1970 À 2000 ....... 144 GRAPHIQUE 3 : PYRAMIDE DES ÂGES, QUÉBEC (1971) ........................................................................... 146 GRAPHIQUE 4 : PYRAMIDE DES ÂGES, QUÉBEC (2010) ........................................................................... 146 GRAPHIQUE 5 : PYRAMIDE DES ÂGES, CANADA (1971 ET 2010) .............................................................. 147 GRAPHIQUE 6 : PYRAMIDE DES ÂGES, ÉTATS-UNIS (1970, 1990 ET 2010) ............................................... 147 GRAPHIQUE 7 : NOMBRE TOTAL DE VICTIMES AYANT SUBI DES BLESSURES (MORTELLE, GRAVES OU LÉGÈRES) POUR 10 000 VÉHICULES EN CIRCULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC ............................... 150 GRAPHIQUE 8 : NOMBRE DE VICTIMES DE BLESSURES LÉGÈRES POUR 10 000 VÉHICULES EN CIRCULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC .............................................................................................. 151 GRAPHIQUE 9 : NOMBRE DE VICTIMES DE BLESSURES GRAVES POUR 10 000 VÉHICULES EN CIRCULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC .............................................................................................. 151 GRAPHIQUE 10 : NOMBRE DE VICTIMES DE BLESSURES MORTELLES POUR 10 000 VÉHICULES EN CIRCULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC .............................................................................................. 152 GRAPHIQUE 11 : PROPORTION DE VÉHICULES ACCIDENTÉS PARMI L'ENSEMBLE DES TITULAIRES DE PERMIS, 1978 À 2003, QUÉBEC........................................................................................................ 154 GRAPHIQUE 12 : PROPORTION D'ACCIDENTS PARMI L'ENSEMBLE DES TITULAIRES DE PERMIS, 1978 À 2003, QUÉBEC ................................................................................................................................. 154 GRAPHIQUE 13 : PROPORTION D'ACCIDENTS MORTELS PARMI L'ENSEMBLE DES TITULAIRES DE PERMIS, 1978 À 2003, QUÉBEC ...................................................................................................................... 155 GRAPHIQUE 14 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE ENTRE 16 ET 24 ANS IMPLIQUÉE DANS UN ACCIDENT MORTEL, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC ... 155 GRAPHIQUE 15 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE ENTRE 25 ET 44 ANS IMPLIQUÉE DANS UN ACCIDENT MORTEL, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC ... 156 GRAPHIQUE 16 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE ENTRE 45 ET 64 ANS IMPLIQUÉE DANS UN ACCIDENT MORTEL, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003 ................... 156 GRAPHIQUE 17 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE DE 65 ANS ET PLUS IMPLIQUÉE DANS UN ACCIDENT MORTEL, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC ... 157 GRAPHIQUE 18 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE ENTRE 16 ET 24 ANS IMPLIQUÉE DANS UN ACCIDENT, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC .................. 157 GRAPHIQUE 19 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE ENTRE 25 ET 44 ANS IMPLIQUÉE DANS UN ACCIDENT, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC .................. 158 GRAPHIQUE 20 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE ENTRE 45 ET 64 ANS IMPLIQUÉE DANS UN ACCIDENT, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC .................. 159 GRAPHIQUE 21 : PROPORTION DE LA POPULATION ÂGÉE DE 65 ANS ET PLUS IMPLIQUÉE DANS UN ACCIDENT, PAR RAPPORT À L'ENSEMBLE DE LA POPULATION, 1978 À 2003, QUÉBEC .................. 159 GRAPHIQUE 22 : VARIATIONS DU NOMBRE DES SANCTIONS, DU BUDGET DE COMMUNICATION ET DES TAUX DE VICTIMES, DE BLESSÉS LÉGERS, DE BLESSÉS GRAVES ET DE DÉCÈS PAR 10 000 VÉHICULES EN CIRCULATION, 1987 À 1991 ..................................................................................... 293 GRAPHIQUE 23 : VARIATIONS DU NOMBRE DES SANCTIONS, DU BUDGET DE COMMUNICATION ET DES TAUX DE VICTIMES, DE BLESSÉS LÉGERS, DE BLESSÉS GRAVES ET DE DÉCÈS PAR 10 000 VÉHICULES EN CIRCULATION, 1992 À 1996 ..................................................................................... 294 xii GRAPHIQUE 24 : VARIATIONS DU NOMBRE DES SANCTIONS, DU BUDGET DE COMMUNICATION ET DES TAUX DE VICTIMES, DE BLESSÉS LÉGERS, DE BLESSÉS GRAVES ET DE DÉCÈS PAR 10 000 VÉHICULES EN CIRCULATION, 1997 À 2003..................................................................................... 294 GRAPHIQUE 25 : MESSAGE PRINCIPAL DE LA CAMPAGNE DU PRINTEMPS 2000 CONTRE LA VITESSE, SELON LES RÉPONDANTS (N-1024) ................................................................................................ 319 GRAPHIQUE 26 : ÉVOLUTION DU BILAN ROUTIER DE 2001 À 2011 - TOTAL DES VICTIMES ET BLESSÉS LÉGERS .......................................................................................................................................... 380 GRAPHIQUE 27 : ÉVOLUTION DU BILAN ROUTIER DE 2001 À 2011 - TOTAL DES BLESSÉS GRAVES ....... 380 GRAPHIQUE 28 : ÉVOLUTION DU BILAN ROUTIER DE 2001 À 2011 - TOTAL DES DÉCÈS ......................... 381 GRAPHIQUE 29 : MOYENNES TRIENNALES DES DÉCÈS ET DES BLESSÉS GRAVES, 1999 À 2005 ........... 382 GRAPHIQUE 30 : VARIATION DE L'INDICE DE COMPORTEMENTS DANGEREUX, 2004 ET 2004 (BASE : DÉTENTEURS DE PERMIS 16-24 ANS QUI CONDUISENT OCCASIONNELLEMENT UN VÉHICULE) ... 395 LISTE DES DIAGRAMMES DIAGRAMME 1 : L’ENTONNOIR DE LA COMMUNICATION ........................................................................... 38 DIAGRAMME 2 : LES QUATRE TEMPS MOTEURS DE LA CONTRAINTE ....................................................... 75 xiii REMERCIEMENTS C’est ici la page la plus terrible et ennuyante de cet ouvrage. Terrible parce que chaque personne qui a droit à des remerciements vient y vérifier la présence d’un hommage personnalisé. Ennuyante parce qu’elle n’intéresse que mes lecteurs de sympathie. À mon épouse et à mes enfants, dont je crains les justes représailles si je ne sacrifiais pas à cette tradition, j’offre le premier hommage. Tout au long de ma carrière professionnelle, vous me demandiez quand je cesserais de travailler les jours, les soirs, les fins de semaine et les vacances, question sempiternelle qu’appelaient mes promesses évidemment trompeuses. Depuis que j’ai entrepris cette thèse, vous m’avez régulièrement posé la question de Jules II et je vous ai beaucoup servi la réponse de Michel-Ange. Je soupçonne que bien des thèses doivent d’avoir été achevées à cet aiguillon des proches, qui n’en peuvent mais. Je vous dédie donc cet ouvrage dont vous ne lirez que cette page, juste retour des choses. Je ne m’étonnerai jamais assez de votre amour et de votre patience inconsidérée. À Simon Langlois, je dois bien plus que de la gratitude pour sa direction éclairée, son savoir généreux, son intérêt contagieux pour Tocqueville et l’audace d’avoir pris sous son aile un publicitaire doublé d’un thésard de la dernière heure. J’ai trouvé en lui un modèle universitaire : fin, précis, méthodique, avenant, ouvert d’esprit et curieux de tout, souvent étonnant, toujours rigoureux. Ce professeur et chercheur, qui pense et écrit avec style, et qui n’hésite pas à éclairer les débats sociaux par la mise à plat des faits, nous montre qu’il est toujours possible d’être à la fois un homme de science et un intellectuel. À Jacques de Guise, qui a codirigé cette thèse à ses débuts, je suis redevable de vastes conversations au fil desquelles il m’a insensiblement et progressivement débarrassé des travers du mode de pensée publicitaire (uniquement préoccupé de persuasion) et enseigné les vertus du mode de pensée scientifique, plus objectif et donc plus contrariant. Il me faut saluer enfin Patrice Letendre et les responsables de la SAAQ, publicitaires chevronnés et habitués de la critique, qui m’ont volontiers offert ce qu’ils ont conservé de leurs sondages post campagnes. Au terme de cette page, si vous n’avez pas trouvé l’hommage personnalisé que vous méritiez, je vous invite à pratiquer la philosophie supérieure des Wanyamwesi, dont l’ethnologue Carnochan a découvert en son temps, et malgré toutes ses bontés, qu’ils ne possédaient aucun terme de remerciement. Ils prétendaient qu’en ce monde, on ne reçoit que ce que l’on mérite et, donc, que la reconnaissance est superflue. Néanmoins, ils s’estimaient beaucoup. xiv INTRODUCTION L’objectif de cette étude est de clarifier le rôle de la publicité en sécurité routière au Québec à travers l’examen de ses usages et de ses impacts. La question origine de notre expérience de la pratique professionnelle de la publicité, et de nos observations post hoc à l’effet que si les publicitaires et leurs clients fondent leurs stratégies sur des savoirs très techniques, peu d’entre eux conceptualisent le processus d’influence de la publicité d’une manière claire sinon scientifiquement fondée, même parmi les agences et les clients les plus rigoureux, les uns et les autres puisant surtout là-dessus à un fonds commun de croyances. Elle s’est posée avec plus d’acuité lorsque nous travaillions aux campagnes de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) pour l’agence Cossette communication marketing. Pour les stratèges publicitaires de la SAAQ, la publicité est surtout un moyen indispensable pour convaincre les usagers de la route d’abandonner leurs comportements à risque pour se conformer aux comportements sécuritaires prescrits par le Code de la sécurité routière. Cette conception pose de nombreux problèmes. L’un d’eux, comme on le verra dans cette étude, c’est que du point de vue des théories de la communication et de la publicité, et selon les données probantes de presque toutes les études empiriques, la publicité n’a pas la capacité d’influencer le comportement des délinquants, du moins pas de manière significative et durable. Si l’on n’a rien réussi à mesurer à cet égard malgré des décennies de recherche, ce n’est probablement pas parce que le phénomène échappe à nos moyens d’observation mais parce que l’effet attendu n’existe pas ou, au mieux, est si minime qu’il n’y aurait à peu près rien à observer. Tenant compte de cette absence de résultats, plusieurs chercheurs ont avancé que la publicité influencerait les comportements mais plus indirectement, à travers l’influence des attitudes et des normes sociales. Cet espoir, quoique théoriquement plausible, lui non plus n’a produit à son appui aucune donnée probante, de sorte qui ceux y croient malgré tout présument que l’effet aurait une nature cumulative et si lente que sa mesure doit être constamment repoussée à un avenir aussi lointain qu’indéterminé. Ainsi en sécurité routière la recherche persiste-t-elle à trouver le moyen d’accentuer des effets publicitaires improbables, et les promoteurs à juger que la publicité est essentielle à l’amélioration du bilan routier même si son rôle est incertain. Le problème, c’est surtout que si les promoteurs se targuent du fait que le bilan québécois s’améliore de manière relativement soutenue depuis quarante ans, les progrès les plus spectaculaires ont pourtant été faits bien avant la création de la Régie de l’assurance automobile du Québec (la RAAQ, ancêtre de la SAAQ), donc bien avant que l’on développe des stratégies de prévention des accidents et que l’on diffuse les premières publicités de sécurité routière. D’où la question : à quoi sert la publicité en sécurité routière? 2 Pour y répondre, nous avons divisé la recherche en deux parties. La première est consacrée à l’exposé de la problématique et de la méthodologie suivant laquelle, dans la seconde, nous analysons les campagnes québécoises. Notre choix d’élaborer une méthode mixte, ancrée aux intersections de la sociologie et de la communication-marketing, nous a imposé des précautions épistémologiques qui expliquent l’ampleur de la première partie. Notre intention dans cette première partie est de modéliser la matrice décisionnelle des promoteurs de la sécurité routière qui privilégient la dissuasion en matière de prévention des accidents, une école de pensée à laquelle adhèrent les promoteurs québécois comme la plupart des promoteurs dans le monde. Pour arriver à faire émerger cette matrice décisionnelle, nous avons croisé les savoirs issus de quatre approches de la question qui nous ont aussi fourni les outils pour l’analyse des campagnes québécoises. La première est celle des quelques sociologues qui ont étudié l’évolution de la sécurité routière en tant que problème public, et principalement celle de Joseph Gusfield qui a développé une méthode d’analyse discursive, dite analyse dramaturgique, que nous utiliserons dans la deuxième partie pour étudier le discours des promoteurs québécois. La seconde est celle des promoteurs australiens qui sont les chefs de file de l’approche dissuasive : nous les avons rencontrés et interrogés, et les informations qu’ils nous ont données, croisées avec les observations de chercheurs qui ont tenté d’expliciter leurs principes d’action, nous ont permis de modéliser leur approche stratégique ; la comparaison avec ce modèle nous aidera à interpréter certains choix stratégiques des promoteurs québécois. La troisième est celle d’un modèle de la hiérarchie des effets publicitaires développé par la firme Millward & Brown pour évaluer l’efficacité des publicités commerciales et que nous avons adapté au contexte de la publicité sociale; ce modèle, établi à partir de multiples mesures faites par sondages, permet de savoir quels effets la publicité est le mieux et le moins à même de produire, et il offre des indicateurs d’efficacité qui nous serviront de grille de lecture pour les sondages post-campagnes de la SAAQ. La quatrième est celle de la recherche empirique portant spécifiquement sur l’évaluation de l’efficacité des publicités en sécurité routière, dont les résultats, outre qu’ils révèlent une propriété aberrante qui demeurait en attente d’interprétation, décrivent un effet synergique par lequel la publicité, utilisée en combinaison avec des contrôles routiers, pourrait avoir sur les comportements des conducteurs délinquants une influence mesurable et significative mais très éphémère et très improbable compte tenu des conditions et couts de sa production. Les nombreuses intersections des savoirs de ces quatre approches nous ont permis, à la fin de la première partie, de dresser de la matrice décisionnelle des promoteurs de la sécurité routière un portrait qui s’est imposé de lui-même, tant les données pointent toutes dans le même sens. Ce portrait respecte l’intégralité des observations et données probantes des quatre approches. Il révèle que les promoteurs de la sécurité routière ont tendance à privilégier l’approche dissuasive, qu’en conséquence ils conceptualisent le processus d’amélioration du bilan routier principalement comme le résultat d’une multiplication par l’État des interdits, restrictions, contrôles et 3 sanctions, et que, dans ce système de pensée, la principale contribution de la publicité est d’aider à fabriquer l’indispensable consentement des citoyens à l’intensification continue des contraintes. Ils puisent principalement à l’arsenal de la contrainte psychologique, sociale, légale et judiciaire. Dans ce système, la publicité sociale n’est pas une alternative aux mesures de contrainte mais un instrument à son service. La seconde partie est consacrée à l’étude des campagnes de sécurité routière au Québec, de 1978 à 2011, à travers l’examen d’un corpus documentaire essentiellement composé des rapports annuels de gestion de la RAAQ et de la SAAQ, de sondages pré et post-campagnes fournis par la SAAQ, et des publicités télévisées que nous avons presque toutes retrouvées et dont nous avons reconstitué les scénarios. La période analysée est longue et la méthode d’analyse est lente car la lecture synoptique des divers documents produits par la RAAQ puis la SAAQ oblige à soupeser, comparer et interpréter un grand nombre de faits, de données et de procédés. Cette deuxième partie de notre étude ouvre avec une mise en perspective de l’évolution du bilan routier québécois, notamment en comparaison avec l’Ontario, le Canada et les États-Unis. Des variations de ce bilan, il ressort qu’à long terme le bilan routier s’améliore de manière continue mais nous avons dégagé au cours de l’administration de la RAAQ puis de la SAAQ cinq phases présentant des différences suffisamment importantes pour justifier que les gestionnaires modifient sensiblement leur conceptualisation du problème et du rôle de la publicité. Chacune de ces phases fait l’objet d’un chapitre qui procède toujours en trois temps : examen de la manière dont les promoteurs ont conceptualisé le problème de la sécurité routière et ses solutions, examen plus spécifique du rôle de la publicité, puis une synthèse des observations. La matière la plus riche se trouve dans la manière dont les stratèges et dirigeants de la RAAQ et de la SAAQ réagissent quand les données dont ils disposent confirment ou infirment significativement la représentation qu’ils se font du problème et de l’efficacité de leur gestion. L’une des observations les plus étonnantes survient en début d’analyse; elle révèle que dès l’origine, les dirigeants de la RAAQ concevaient très ouvertement l’amélioration du bilan routier et le rôle de la publicité dans le sens de notre modélisation, de sorte que la difficulté a surtout été de comprendre comment et pourquoi la matrice décisionnelle des gestionnaires, d’abord si explicite, s’est faite progressivement implicite, au point de permettre l’introduction de conceptualisations divergentes. Celles-ci se révèlent finalement être subsidiaires dans la mesure où elle s’effacent au profit d’une résurgence plus ou moins explicite de la conception d’origine chaque fois qu’une importante dégradation du bilan se produit. À la fin cependant, ayant pour notre part relevé nombre de données contradictoires et échoué à trouver des corrélations significatives d’une relation entre l’usage des contraintes et le nombre des victimes de la route, la question reste ouverte de savoir si c’est bien l’action de l’État qui est le déterminant principal de l’amélioration du bilan routier, les gestionnaires n’ayant eux-mêmes produit spécifiquement aucune étude sur le sujet. 4 Les lecteurs qui sont familiers avec la littérature spécialisée en sécurité routière et en publicité sociale seront peut-être décontenancés au début par une approche qui s’écarte si résolument des courants de recherche dominants en la matière. Ils pourraient conclure hâtivement que le recours à la sociologie plutôt qu’à la psychologie sociale, la préférence donnée au concept d’opinion et d’opinion publique plutôt qu’à celui d’attitude, l’intérêt que nous portons au discours que les promoteurs tiennent sur le rôle et les effets de leurs publicités bien plus qu’au discours des publicités elles-mêmes, pour ne donner que ces exemples, sont les symptômes d’une recherche désorientée ou insuffisamment informée. Ils sont au contraire le fait de choix réfléchis, qui découlent de la pertinence d’utiliser la sociologie pour étudier l’évolution d’un problème public et d’une intention d’affirmer la légitimité de la recherche publicitaire à appliquer son propre paradigme à l’examen de ses usages sociaux tout autant que commerciaux. Nous sommes conscient qu’une grande partie des praticiens et des chercheurs en marketing social ne connaissent pas et n’apprécient pas le marketing, discipline envers laquelle ils ont des préventions irréductibles et qui se désolent même que leur pratique lui soit associée. Nous reconnaissons qu’il existe une abondante et fort intéressante littérature empirique sur la mesure des effets de la publicité en sécurité routière qui ne doit rien au marketing, mais nous observons aussi que ces recherches n’ont pas été faites pour comprendre l’ensemble des effets potentiels de la publicité. Elles sont souvent commanditées par des promoteurs de la sécurité routière qui poursuivent presque toujours un objectif pragmatique : trouver le moyen de faire qu’elle puisse influencer les comportements routiers d’une manière significative, durable et mesurable, trois critères qu’aucune campagne n’a jamais réunies et un espoir dont le réalisme est sérieusement miné par les données probantes. Ces recherches se concentrent toutes sur ce que les promoteurs veulent que la publicité fasse, un peu moins sur ce que les cibles en font, et jamais sur ce qu’elle peut véritablement accomplir. À notre connaissance, non seulement il n’existe pas de théorie de la publicité sociale en sécurité routière, mais il n’existe pas non plus de théorie de la publicité sociale qui soit ancrée dans les savoirs publicitaires. La théorisation dans ce domaine puise surtout à la psychologie sociale, or nous estimons que cette discipline fausse l’analyse parce qu’elle ne tient pas compte des conditions très particulières de production et de réception des messages en communication de masse. Cette prise de position situe donc notre étude résolument en dehors du courant dominant de la recherche sur la publicité sociale en général, et en sécurité routière en particulier. Mais nous n’en rejetons ni les découvertes ni l’utilité, bien au contraire, car notre étude s’inscrit dans le courant de la recherche transdisciplinaire. 5 PREMIÈRE PARTIE - MODÉLISATION DE LA MATRICE DÉCISIONNELLE 6 7 Chapitre 1 Sociologie de l’action publique en sécurité routière Borkenstein et al. (1964), Zylman (1974), Gusfield (1979, 2009) et Cefaï (2009) comptent parmi les auteurs qui ont jeté les bases d’une analyse sociologique de l’action publique contre l’insécurité routière, considérée comme un processus de construction d’une sous-catégorie de problèmes sociaux : le problème public. Le problème public est un problème social qui est porté par des acteurs qui ont fait leur cause de sa résolution, et dont la résolution, selon eux, passe par l’intervention des pouvoirs publics. L’intervention des pouvoirs publics est le critère déterminant par lequel le problème public se distingue du problème social. Pour obtenir l’intervention des pouvoirs publics, le promoteur d’une cause sociale doit rendre ses activités et son discours intelligibles et acceptables dans le cadre de la culture publique. Il lui faut éviter l’idiome des intérêts particuliers ou corporatistes pour adopter l’idiome de l’intérêt général le plus conforme aux règles en usage de l’engagement public. Cela lui confère alors la légitimité nécessaire pour réclamer des pouvoirs publics qu’ils mettent en place ou financent : […] des opérations d’expertise, de mesure, d’enquête ou d’expérimentation, qui donnent une objectivité et une légitimité au problème, et qui permettent d’inventer les outils qui les maitriseront. Ils passent par des formes de rationalité gouvernementale, administrative, parlementaire ou judiciaire pour faire entendre leur voix, pour lui donner la force de la loi, pour la convertir en décision politique et pour peser sur des réseaux d’action publique. (Cefaï, 2009, p. 234) Pour Gusfield (2009, p. 3), le problème de la conduite avec facultés affaiblies (CFA) est le résultat d’une construction des accidents d’automobile comme un problème de société qui gagne un statut public, s’impose comme quelque chose à propos de quoi quelqu’un doit agir et, parmi la multiplicité des solutions possibles, une institution s’arroge ou se voit accorder la responsabilité de faire que le problème soit pris en charge par une agence publique et ses fonctionnaires. Pour révéler la structuration de la CFA en tant que problème public, il faut décrire « la manière ordonnée dans laquelle des activités, des catégories et des arguments émergent dans l’arène publique » (Gusfield, 2009, p. 9). Cette construction met en œuvre une rhétorique qui privilégie la dramatisation du problème, une sélectivité qui gomme toute ambigüité dans l’attribution des imputations et des responsabilités causales. L’analyse dramaturgique, par laquelle Gusfield propose de déconstruire le phénomène, se présente comme le moyen de « comprendre comment un monde de faits est présenté et accrédité par des auditoires dans l’arène publique » (Gusfield, 2009, p. 30). Hormis Goffman (1956, 1974) en sociologie et Edelman (1964, 1971) en science politique, peu d’auteurs, dit-il, ont pratiqué ce type d’analyse. 8 Celle-ci ne s’arrête pas au matériau manifeste. Il s’agit d’étudier non seulement ce qui est mis à la vue du public mais aussi ce qui ne l’est pas, révélant ainsi les aspects oblitérés de la mise en œuvre de l’action publique : les conflits moraux, les débats contradictoires, les antagonismes, les jeux de pouvoir, les intérêts masqués. Ce qui intéresse l’analyse dramaturgique, ce n’est pas la réalité ou l’irréalité du problème mais comment la construction du problème sert de fondement à l’autorité, et notamment comment cette construction arrive à interdire toute prise de conscience des conceptions alternatives des processus en cause et des évènements. L’analyse dramaturgique d’un problème social est donc un mode de cadrage qui s’intéresse à la manière dont s’organisent des moyens pour arriver à une fin (la résolution du problème). Ce type d’analyse met l’accent sur trois dimensions de la mise en récit par une institution publique de son action pour gérer un problème social : la fictionnalisation, la mise en scène et l’intensité dramatique. 1- Fictionnalisation Gusfield a documenté comment le corpus de connaissances sur l’alcool au volant, même s’il était incertain, imprécis et incohérent à ses débuts, s’est immédiatement présenté comme un système public de connaissances certaines, définitives et fiables qui a fourni la crédibilité et le caractère dramatique à « la représentation théâtrale du buveur-conducteur comme personne mauvaise et condamnable » (Gusfield, 2009, p. 57). C’est ainsi qu’il a pu identifier la fiction de l’isométrie, une inférence par laquelle on projette les données de laboratoire sur la conduite avec facultés affaiblies par l’alcool sur les sites dits naturels sans s’interroger sur la possibilité que les conditions en laboratoire ne reflètent pas bien les résultats en situation de conduite réelle. Gusfield avait relevé le fait que le policier qui interceptait un conducteur pour ivresse au volant documentait le taux d’alcoolémie mais rarement les performances du conducteur au moment où il avait été intercepté pour être contrôlé. La majorité des contrôles en la matière étaient faits par des barrages routiers, qualifiés populairement de « partie de pêche ». Gusfield a aussi traqué dans les rapports publics ces raccourcis par lesquels on écrit que l’alcool au volant « conduit à » ou « est responsable de » milliers de morts par année, alors que les études sont beaucoup plus prudentes et parlent de l’alcool comme du facteur contributif le plus important ou du trait caractéristique de nombreux accidents mortels. Il cite à cet égard l’étude de Zylman (1974a) sur la manière dont les chercheurs et promoteurs de la sécurité routière attribuent à l’alcool la causalité d’une grande partie des accidents. Zylman a relevé les procédés d’une rhétorique persuasive fondée sur des usages lexicologiques flous et des inconsistances méthodologiques, qui fausse la représentation correcte des données et induit en erreur. Il concluait que le nombre de décès attribuables à l’alcool tend à être sémantiquement exagéré pour renforcer les conclusions sur la nature causale de l’alcool. 9 Des observations de Gusfield, il s’ensuit que le caractère fictionnel d’un discours sur un problème social se signalerait par des écarts entre les faits et le discours sur ces faits. De tels écarts sont observables notamment quand des résultats d’enquête subissent une torsion dans leur présentation en tant que faits établis, ce que Zylman appelle alors « faits inadéquats » comme lorsqu’il démonte le processus par lequel le nombre de conducteurs-buveurs responsables d’accidents mortels a été gonflé et présenté comme un fait établi (voir Zylman, 1974, cité par Gusfield, 2009, p. 88). Zylman donne (1974b, p. 165-166) deux exemples probants de faits inadéquats, de résultats d’enquêtes surestimés qui sont présentés comme des certitudes, et utilisés par des promoteurs de la sécurité routière pour persuader leur auditoire. Il cite d’abord le cas du directeur de l’Agence nationale américaine pour la sécurité routière qui, pour défendre devant le Congrès américain les budgets énormes engagés dans la lutte contre l’alcool au volant, émet cette position officielle selon laquelle l’alcool serait impliqué dans 50% de l’ensemble des accidents de la route, s’appuyant sur plusieurs études qui, disait-il, attestaient et établissait ce fait d’une manière indiscutable. Zylman cite ensuite le cas d’une brochure de la même Agence, laquelle allait plus loin que son directeur et, pour justifier les contremesures prises pour réduire le phénomène de l’alcool au volant, présentait comme argument d’autorité un rapport de 1968 qui aurait établi que les conducteurs-buveurs étaient impliqués dans plus de la moitié des accidents de la route, mortels et non-mortels. Remontant aux études citées, Zylman observe qu’elles parlaient de « près de la moitié » et non pas de « la moitié » ou « plus de la moitié ». Ainsi, au fil des publications et des présentations, les nombres ont-ils été agrégés, tronqués et arrondis. Cette inflation statistique peut difficilement être mise au compte de la vulgarisation scientifique, familière du problème des approximations inconséquentes et nécessaires, quand l’on sait que ce glissement sémantique en soutient un autre, sur le plan moral : le glissement de la figure du conducteur-buveur à celle de l’ivrogne au volant. Cela fait partie de conventions rhétoriques qui, comme l’extrapolation douteuse à partir de faibles échantillons et la présentation d’informations décontextualisées de leur protocole d’enquête (Cefaï, 2009, p. 304), contribuent à produire des statistiques persuasives : « le nombre est persuasif en ce qu’il n’est pas entaché par les illusions de l’expérience personnelle ou contextuelle, mais est supposé témoigner de phénomènes existant en soi » (Cefaï, 2009, p. 303, s’appuyant sur Perelman, 1963). L’utilisation de mots compris différemment par les chercheurs et le public, la généralisation à l’ensemble du problème des accidents d’une découverte à propos d’un seul segment spécifique et particulier du problème sont quelques-unes des torsions les plus courantes. Dans la présente étude, nous estimerons qu’il y a une dimension fictive si et quand on pourra relever une différence significative entre un fait et le discours sur ce fait. L’importance qu’il faudra accorder à la dimension fictive variera évidemment au cas par cas, en fonction : 1- des écarts observés; 10 2- de l’impact de ces fictions sur la solidité de l’ensemble de la construction du problème; 3- de l’impact de ces fictions sur l’efficacité de l’action publique à résoudre le problème. Contrairement à Gusfield, toutefois, nous ne privilégierons pas l’examen des dimensions fictives de la représentation du conducteur fautif. S’intéresser à ce seul aspect du problème est une manière de programmer la conclusion à l’effet que la lutte contre l’insécurité routière n’a pas de légitimité. C’est ainsi que Gusfield, en ne tenant compte que des torsions de faits opérés par les promoteurs de la sécurité routière, a pu conclure que les campagnes contre l’alcool au volant étaient fondamentalement une résurgence du conflit de valeurs à l’origine des campagnes de prohibition de la première moitié du XXe siècle. Gusfield a négligé les fondements juridiques par lesquels la sphère publique peut légitimement ordonner et gouverner la sphère privée : le grave dommage qu’un comportement privé peut causer à autrui. Cette négligence affaiblit considérablement la portée de son analyse. Elle n’est pas la seule : il commente parfois un détail de l’évolution du bilan routier pour discréditer une affirmation des promoteurs de la sécurité routière, mais il ne donne nulle part un tableau de cette évolution et il ne laisse aucune place aux faits qui plaideraient en faveur de l’efficacité de l’action publique. La grande affaire de Gusfield était de montrer que l’analyse de la promulgation et de l’application des lois ne devait pas se réduire aux visées d’utilité et d’efficacité de leurs opérateurs, à un schéma de type moyens-fins (Cefaï, 2009, p. 284 et 297). C’est la raison pour laquelle il ne s’est pas intéressé à la manière dont les campagnes ont été faites mais à la manière dont on a présenté le problème public. Sans prendre en considération ni ses fondements juridiques ni les faits qui peuvent la justifier, et qui témoignent de sa nature pragmatique, l’action publique peut trop facilement passer pour n’être qu’un instrument au service exclusif d’une culture, d’un pouvoir ou d’une idéologie, fût-ce au détriment du bien public. Soumis à un examen autoréflexif en somme, l’étude de Gusfield pourrait être elle aussi déconstruite dans le sens d’un arrangement sélectif des faits organisé pour rendre crédible son récit de l’action publique, sa version de la réalité, qui ne serait qu’une fiction parmi d’autres. Ces critiques, Gusfield les mentionne sans même les discuter sur le fond (Gusfield, 2009, p. 212), et il se contente de plaider un peu légèrement, et peut-être par provocation, que la posture « ironique » et « olympienne » (détachée) confère au travail sociologique une valeur objective supérieure à celle de la posture utopique (et engagée). Sans doute l’adoption d’une optique extrême permet-elle de découvrir ce qu’on n’aurait pu voir autrement, mais rien n’oblige le sociologue à confiner le registre de ses enquêtes à un choix aussi manichéen, ni à considérer l’analyse dramaturgique comme une alternative plutôt que comme un complément aux autres formes d’analyse de l’action publique. Pour éviter le biais constructiviste évident de la méthode (et le relativisme cynique que cela induit), il importe de ne pas examiner que les seules failles dans la construction du problème de l’insécurité routière, comme le faisait Gusfield, mais également les cas où elle repose sur une lecture correcte des 11 faits. Dans notre étude en l’occurrence, il nous faudra non seulement évaluer la validité et l’impartialité du corpus de faits sur lequel la SAAQ fonde sa construction du problème public, mais prendre en compte l’évolution du bilan routier, laquelle est le meilleur indicateur dont nous disposons pour évaluer l’efficacité des actions en promotion de la sécurité routière. La construction de ce bilan peut certes être entachée de biais méthodologiques, et Gusfield a lui-même documenté à son époque plusieurs failles dans le calcul des accidents et leur attribution causale, mais la courbe des accidents a connu au cours des trente dernières années une diminution trop considérable pour en attribuer l’essentiel à des biais dans la méthode de compilation, ou alors il faudrait que la preuve de cette hypothèse soit beaucoup plus étoffée. La réduction du nombre de victimes au Québec est observée dans tous les pays industrialisés qui puisent aux mêmes stratégies d’intervention. Ces dernières font constamment l’objet de diverses contestations plus ou moins vigoureuses, et si la réalité des variations du bilan routier est parfois contestée dans le détail, la réalité de son amélioration globale, elle, n’a jamais été sérieusement contestée alors qu’il suffisait d’en exposer l’irréalité pour que toute la légitimité de l’action publique en sécurité routière s’écroule aussitôt. La question qui occupe la communauté des chercheurs n’est alors pas tant de savoir si cette action publique est capable de réduire le bilan routier que de savoir comment cet effet se produit, question à laquelle cette étude se propose d’ajouter un volet, consistant à examiner, à travers la publicité routière, comment ces effets sont interprétés et exposés au grand public, et quel rôle ce travail d’exposition tient dans la mécanique d’amélioration du bilan. 2- Mise en scène Au théâtre, la scénographie est une lecture et une prise de parti, une représentation d’un texte donné qui permet d’éliminer ou de multiplier les conditions aléatoires de la réception du message (selon que l’on veut favoriser ou réduire la multiplicité des points de vue) pour une perception optimale du spectacle, à travers la mise en forme qui fait sentir ce texte et qui oriente l’attitude du récepteur vis à vis de ce qui survient et qui l’implique. En sociologie de la culture publique, la publicité sociale de la SAAQ peut être envisagée comme l’un des modes de la représentation dramatique du problème public. Le problème public se présente sur fond de drame moral. Il est fait pour être pensé en termes de moralité, qui est le mode principal de la délibération publique. Il revient à la mise en scène des arguments du drame et de son récit de susciter les sentiments moraux qui emportent l’adhésion la plus totale du public à sa représentation. L’action publique, quand elle est présentée au public, est mise en scène par ses auteurs comme une performance. Ils peuvent choisir de privilégier le « théâtre de vérité » ou celui de la performance dramatique. Le registre dramatique a une plus grande capacité de « faire croire » ; dans la mise en scène 12 de l’action publique, l’usage des circonlocutions, des silences et des malentendus permet de supprimer les incertitudes et les ambigüités, et de comprimer les complexités qui sont le pain quotidien de la réalité de la recherche et du débat scientifiques : « Le résultat en est une présentation de l’expérience beaucoup plus concentrée et beaucoup moins ambivalente » (Gusfield, 2009, p. 87). Mise en scène pour favoriser l’adhésion du public à l’action qu’on lui propose, la connaissance est donc « dramatisée » de la manière la plus linéaire possible : la cause indiscutable est établie, les multiples conséquences tragiques qui sont révélées commandent l’urgence de réagir, la solution proposée est donnée comme évidente, ce qui conduit au point climaxique de tout drame, qui est l’heure du choix. Ce choix, ainsi présenté, est le moins cornélien possible; l’insoutenable tension ne procède pas de ce que le public réalise la difficulté de choisir entre des solutions également dommageables mais, au contraire, de ce que la société n’a pas encore réagi, alors qu’il existe une solution avantageuse, et de ce qu’elle ne pourrait ne pas réagir, contre toute évidence et contre toute nécessité. Selon les observations de Zylman, de telles actions de torsion des faits sont une gymnastique sémantique régulièrement pratiquée par les promoteurs de la sécurité routière (agents de relations publiques, administrateurs, bénévoles, chercheurs et fonctionnaires responsables de programmes d’action). Ce travail des faits, qui est ensuite repris et amplifié par les médias, n’est pas innocent car il se produit dans le contexte argumentatif de la persuasion dont il emprunte le style d’exposition : « des tentatives de persuader les autres de soutenir un programme, d’approuver une loi et de se contenir de boire en conduisant » (Gusfield, 2009, p. 89). La factualisation spectaculaire captive l’attention de l’auditoire et ordonne le monde en fonction d’une causalité simple, ce qui permet de réduire un phénomène complexe à un phénomène univoque, comme la réduction et l’élimination des lignes narratives (intrigues) dans un roman permet à son auteur, en ne retenant que le plus spectaculaire, de maintenir la régularité de la ligne narrative et de produire un récit d’évènements bien plus captivant et facile à appréhender. Cette factualisation atteste d’autant mieux le caractère sérieux et même alarmant du problème dénoncé qu’elle est produite par des figures d’autorité. Enfin, en dissimulant la part de fiction derrière l’agrégation des faits qui la sous-tend, cette factualisation favorise la mise en sommeil chez l’auditoire de la distanciation critique. Ce dernier effet est surtout utile aux promoteurs d’une cause quand le débat public se fait sur un mode adversatif, c’est-à-dire quand l’auditoire à persuader est hostile à la conversion comportementale et à son contrôle répressif : L’argument contre l’alcool au volant ne peut pas utiliser le langage et recréer l’atmosphère du séminaire. Face à un auditoire hostile, dont les conduites doivent être contrôlées, l’argument doit présenter un état des choses qui soit au-delà de la dispute. Reconnaitre en public que les « faits » ne sont pas clairs, que des choix sont nécessaires pour les transformer en certitudes, revient à consolider la cible que l’on s’efforce de renverser. On ne doit pas regarder de trop près l’arbitre au moment où l’on s’apprête à cogner 13 l’adversaire. L’approche publique de l’alcool au volant n’est pas un rapport de recherche : elle est un appel à l’action. Même les rapports de recherche, comme je l’ai dit, ne restent pas à l’écart des arènes de l’action dans lesquelles ils deviendront peut-être des acteurs de premier plan. De telles considérations, cependant, déplacent les sources de l’autorité et de la conviction, de la méthode scientifique vers l’intérêt moral ou politique, ou moral et politique. (Gusfield, 2009, p. 90) En fin de compte, concluaient déjà Borkenstein et al. (1964), la principale finalité des études en sécurité routière est de développer des méthodes de contrôle. La présentation au public de résultats scientifiques censés restituer une connaissance certaine de faits indiscutables a donc un statut rhétorique (Gusfield, 2009, p. 89). C’est par l’examen du travail de factualisation, c’est-à-dire de l’exposition de faits dits objectifs, que l’on peut déterminer si la mise en scène répond à une stratégie de dramatisation. La factualisation qualifie le choix du dispositif d’administration de la preuve par lequel les promoteurs d’une cause sélectionnent, parmi une abondance de faits, ceux qui constitueront leur monde de référence. Quand elle utilise les dispositifs statistiques et expérimentalistes, par exemple, la factualisation adopte un mode de preuve qui est la marque du discours scientifique et qui est haut placé « dans l’échelle des méthodes persuasives de l’ingénierie sociale et de la politique publique » (Cefaï, 2009, p. 248). Gusfield a mis en lumière comment le travail de factualisation dans la lutte contre la CFA inclut des artifices d’écriture et des tactiques de formulation d’hypothèses et de présentation des données qui gomment les interprétations conflictuelles pour créer l’illusion de la certitude et de l’unanimité. Les connaissances particulières sont « interprétées, moulées et coulées en résultats définitifs et généralisés de la connaissance scientifique » (Gusfield, 2009, p. 209). L’ambigüité est convertie en certitude et toute l’attention du public est concentrée sur le conducteur d’abord comme cause principale et non équivoque des accidents, bientôt comme la cause et donc le problème (Gusfield, 2009, p. 210), glissant de la science à la posture morale pour justifier, susciter et encourager une attitude réprobatrice de l’ensemble de la société contre lui. Quand l’accident finit par être conceptualisé comme le résultat d’une turpitude morale, on peut en effet soupçonner qu’il n’y a pas qu’un travail scientifique de justification qui a été fait; il y a eu un travail rhétorique. Les promoteurs de la sécurité routière, par exemple, ont forgé l’expression « violence routière » (voir Cefaï, 2009, p. 316) pour qualifier la cause des accidents. C’est ainsi que des catégories sont créées pour donner un sens culturel à certaines situations. Une fois qu’elles sont passées dans le sens commun, ces interprétations vont de soi et ne sont plus questionnées. Les promoteurs de la sécurité routière ont produit dans l’esprit de cette rhétorique tout un florilège d’expressions qui sont passées dans le langage courant pour orienter la culture publique du problème : l’alcool au volant, c’est criminel; la vitesse tue; conduire est un privilège, pas un droit; les fous du volant; les criminels de la route; et ainsi de suite. 14 3- Intensité dramatique Engagé dans une activité de persuasion, le promoteur d’une cause sociale tend à être dominé par le souci de convaincre efficacement et, par là, à sacrifier à l’inflation verbale pour mieux frapper l’imaginaire. Même s’il fonde son discours public sur le régime de la véridiction scientifique, il ne se situe pas sur le terrain de l’activité scientifique mais sur celui de l’activisme qui lamine l’expression des doutes et favorise la tonalité de la plus forte intensité dramatique. Parmi les manières alternatives de poser publiquement un problème, certaines ont un potentiel d’intensité dramatique supérieur qui sert mieux la persuasion que la réflexion à froid. Cette sélectivité dramatique dans l’arrangement narratif du problème public s’exerce particulièrement dans le passage des constats statistiques à l’explication causale (voir Cefaï, 2009, p. 316). On peut, par exemple, présenter le nombre de morts et de blessés graves sur une très longue période et comparer le nombre de décès à un génocide. On peut présenter toute augmentation du nombre annuel moyen de victimes en tant que « seuil psychologique » qui viendrait d’être franchi. On peut associer les accidents à une forme de violence routière perpétrée par des délinquants routiers. On peut permuter les comparaisons avec différents États et faire varier les périodes de référence selon que l’on veuille crier victoire ou sonner l’alarme. Les techniques d’intensification dramatique sont nombreuses. Plus l’appui de l’opinion publique est nécessaire pour légitimer l’action publique, plus la tonalité du discours public sera intense, c’est-à-dire susceptible de provoquer le plus grand intérêt et la plus grande excitation (Gusfield, 2009, p. 87). L’arène publique est un lieu de débats d’idées qui connait sa part de conflits, de disputes et de controverses. Elle peut vouloir être, comme l’arène académique, un lieu d’échange d’arguments, elle peut être, comme l’arène politique, le lieu de la promotion d’intérêts particuliers, mais elle est surtout le lieu du drame public, là où se met en scène le conflit entre le bien et le mal et où se redéfinissent les solidarités et les exclusions sociales. Le drame public s’y présente comme un conflit d’ordre normatif qui, par définition, ne supporte pas la pluralité des perspectives. Le drame public exige donc de son public qu’il choisisse son camp. Les ressorts de l’action du drame public sont, selon Cefaï (2009, p. 278) : l’identification d’un mal social causé par un transgresseur de l’ordre public, l’accentuation du caractère immoral de ce dernier qui favorise sa stigmatisation comme fautif, la réaffirmation de la bonne voie, la condamnation morale et légale du fautif, et la requête contre lui de punitions impitoyables comme conditions posées à la réconciliation et à la restauration de l’ordre public. C’est ainsi que le problème public est dramatisé. Pour pouvoir disserter de l’utilité et de l’efficacité d’une publicité, il est indispensable de connaitre ou, à tout le moins, de pouvoir déduire le plan d’ensemble de la campagne d’intervention à laquelle elle participe. Une campagne de publicité de la SAAQ ne vient jamais seule; elle fait partie d’une campagne 15 plus vaste qui fait travailler en synergie plusieurs techniques d’intervention au service de l’atteinte d’un objectif marketing plus vaste. La connaissance de ce cadre d’intervention est préalable à toute analyse publicitaire. Dans le cas des campagnes de la SAAQ, ce cadre est celui du marketing social. L’analyse marketing offre le moyen d’analyser ces campagnes à travers les quatre fonctions classiques du marketing (les 4 P) adaptées au marketing social : le travail de construction du problème (le P produit), la détermination du prix à payer pour se conformer ou non aux solutions (le P prix), la distribution de la cause à travers les différents moyens du contrôle routier (le P place) et la promotion de la cause à travers les différents moyens de communication comme la publicité, les relations publiques ou les programmes d’éducation pour n’en nommer que quelques-unes (le P promotion). Mais le marketing est une discipline qui ne s’intéresse qu’aux moyens d’atteindre le plus efficacement les objectifs d’un client, il ne remet ces objectifs en question que s’ils sont irréalistes. Quand le marketing prône la distanciation critique, ce n’est jamais que pour améliorer ses techniques d’intervention. Le marketing social peut s’apparenter à une technique de combat social, qui utilise toutes les techniques disponibles pour interroger et influencer les décisions de ceux qu’il faut convertir à une cause, mais qui pratique peu l’autoréflexivité ou la remise en question de la finalité de la cause qu’elle sert. La sociologie de l’action publique est cette approche méta analytique qui nous permettra de réinterpréter l’ensemble des actions de la SAAQ sur les 4 P dans un cadre critique, de prendre de la hauteur par rapport aux seules questions d’efficacité et d’interroger, à travers les stratégies d’influence sociale, la finalité des campagnes. Cela étant posé, il nous faut maintenant examiner comment nous pouvons analyser les campagnes publicitaires elles-mêmes. Nous avons vu ce que la sociologie de l’action publique, notamment à travers l’analyse dramaturgique, a pu dire sur les stratégies discursives des campagnes contre l’alcool au volant. Cette sociologie ne s’est toutefois pas spécifiquement prononcée ni sur la publicité (en tant que l’une des sources du discours de persuasion) ni sur les campagnes contre la vitesse au volant. En outre, les travaux de Gusfield sur les campagnes contre l’alcool au volant datent de plusieurs décennies et nous ne pouvons présumer que les promoteurs de la sécurité routière ne se sont pas ajustés à ses critiques. Avant de procéder à notre analyse des campagnes de la SAAQ, il convient de faire le point sur l’état actuel des connaissances sur les mécanismes de l’influence publicitaire en sécurité routière et de leur efficacité. Dans les prochains chapitres, nous allons nous intéresser aux savoirs des professionnels engagés pour concevoir et évaluer les campagnes de sécurité routière. Nous commencerons ce tour d’horizon au chapitre deux par une modélisation de l’approche publicitaire de l’agence Grey Advertising, dans l’État de Victoria en Australie, qui conçoit les campagnes de sécurité routière pour le Transport Accident Commission (TAC) depuis 1990. L’approche préventive de la SAAQ étant elle aussi basée sur la 16 dissuasion, une modélisation de l’approche du TAC a l’avantage de fournir à l’analyse un point de comparaison (benchmark). Les campagnes publicitaires du TAC ont un statut archétypal dans le genre : maintes fois primées, de plus en plus imitées, elles ont la réputation d’avoir contribué à la plus extraordinaire réduction de bilan routier en Occident. L’approche du TAC se démarque également par l’avant-gardisme de ses méthodes de dissuasion, par l’ampleur de son arsenal de mesures de répression et de contrôle, et parce qu’elle a réussi à faire accepter l’approche la plus répressive qui soit à une population qui, à tort ou à raison, a la réputation d’être réfractaire à l’autorité. L’état d’avancement de la recherche sur l’efficacité de la publicité routière doit en outre beaucoup au TAC et aux empiristes qui ont évalué leurs campagnes publicitaires. Pour toutes ces raisons, nous avons jugé qu’il était utile de chercher à connaitre le point de vue des publicitaires qui les ont conçues et réalisées sans discontinuer et suivant la même philosophie depuis maintenant vingt ans. Pour effectuer une modélisation, nous avons principalement puisé dans les notes d’entrevues que nous avons eues à Wellington (Nouvelle-Zélande) et Melbourne (Australie) en 1998 avec les publicitaires du TAC et de Grey, et complété nos informations dans un nombre restreint d’études ayant fourni un aperçu de leur approche publicitaire. Notre enquête se poursuivra au chapitre trois par l’examen des savoirs sur lesquels les publicitaires professionnels et les instituts de sondage se fondent pour penser l’efficacité de la publicité. Le point de vue des publicitaires est habituellement négligé par les institutions et les chercheurs impliqués dans la promotion et la mesure d’efficacité de la publicité routière. Parce que nous voulons savoir si et dans quelle mesure les savoirs des professionnels recoupent ceux des empiristes, nous poursuivrons notre enquête par une revue de littérature sur l’évaluation des campagnes publicitaires contre l’alcool et la vitesse au volant, recherches qui ont été menées précisément pour évaluer si et comment la publicité peut contribuer à modifier les comportements à risque des conducteurs et, par là, à réduire le bilan routier. Cette littérature, de nature empirique, est le fait de chercheurs universitaires et d’instituts de recherche habituellement subventionnés par les institutions engagées dans la promotion de la sécurité routière et qui leur donnaient accès à leurs banques de données. Il s’agit de savoir ce que la recherche spécialisée dit de la capacité de la publicité à influencer les comportements routiers. La première partie de notre enquête se terminera au chapitre quatre par une synthèse des observations qui, en puisant à l’intersection théorique de la sociologie de l’action publique, du marketing social et de la publicité, tentera de rendre explicite la matrice implicite des décisions stratégiques en matière de publicité dans le modèle du TAC. Nous exposerons la stratégie d’intervention privilégiée par le modèle, et nous examinerons comment la publicité est appelée à y contribuer et quelle est sa contribution effective. Ce faisant, nous élaborerons à la suite de Baudrillard une théorie des fonctions manifestes et des fonctions 17 latentes de la publicité sociale qui sera la grille de lecture par laquelle nous nous livrerons, dans la seconde partie, à l’analyse documentaire des campagnes publicitaires de la SAAQ. 18 19 Chapitre 2 Modélisation des campagnes publicitaires du TAC La modélisation des campagnes publicitaires du TAC que nous proposons ici repose en partie sur une synthèse des informations à leur sujet, distillées dans les communications et échanges de la Road Safety Conference de Wellington (Nouvelle-Zélande) à laquelle nous avons assisté en novembre 1998 en compagnie de la délégation de la SAAQ, et en partie sur la synthèse d’une rencontre que nous avons eue, aux bureaux de Grey Advertising à Melbourne en décembre 1998, avec les principaux responsables de ces campagnes : Prue Lovell, responsable des communications (TAC); Debbie Kendall, directrice de groupe (Grey), Nigel Dawson, directeur de la création (Grey) et le directeur des relations publiques pour les campagnes du TAC(Grey). Il s’agit d’une rencontre dirigée avec une grille d’entrevue faite de questions ouvertes destinées à connaitre les dessous de l’approche publicitaire des campagnes du TAC à toutes les étapes du processus de leur planification : choix des objectifs, cibles et stratégies publicitaires, conception, réalisation, production et diffusion des messages, évaluation des résultats. La participation de la représentante du TAC à cette rencontre de publicitaires témoigne de la relation de travail très étroite qui lie Grey au TAC et qui, selon Prue Lovell, est un élément essentiel de l’approche du TAC. Loin d’être de simples exécutants, les publicitaires du bureau de Grey à Melbourne participent activement et depuis toujours à l’élaboration de toutes les stratégies de communication du TAC. Les informations qui ont servi à la modélisation ayant été collectées en 1998, le modèle est surtout représentatif des connaissances et de la situation telles que se les figuraient les publicitaires de l’époque. L’approche du TAC a évolué depuis ce temps mais les publicitaires avaient déjà, en 1998, établi les paramètres de l’évolution de leur approche pour les années 2000, et même déjà modifié leurs campagnes de manière à ne plus systématiquement montrer des accidents. En le confrontant au style et au nombre de publicités produites par le TAC depuis 1998, le modèle nous apparait encore valable à ce jour. Le changement de cap mérite qu’on s’y arrête. Il se manifeste dès la fin de 1996 par une campagne publicitaire en trois volets contre l’alcool au volant, une série de trois messages télévisés diffusés pendant la période des Fêtes de Noël et qui mettaient essentiellement l’accent sur l’impact psychologique d’un accident sur les proches de la victime. Selon les publicitaires de Grey et du TAC, c’est le premier ministre de l’État de Victoria qui aurait imposé ce changement de style, une décision manifestement vécue à l’interne comme un « lâchage » politique motivé par des raisons électoralistes. Ils ont précisé que les images très crues de leurs campagnes avaient toujours soulevé l’indignation d’une part importante de la population mais que les politiciens avaient toujours soutenu leur approche. Ils étaient toutefois confiants 20 de réussir à choquer et émouvoir tout autant avec des approches plus sentimentales, et de pouvoir produire encore des publicités exposant la population à des scènes d’accident hyper réalistes et très crues. L’explication du délitement de l’appui politique par des motivations électoralistes est, en relations publiques, révélateur d’une pratique de la gestion d’enjeux déficiente parce qu’elle n’a pas permis de prévenir ou de désamorcer la crise. L’explication électoraliste parait un peu courte, sinon complaisante. Le plafonnement et la régression du bilan routier observés entre 1993 et 1998 (Li et Routley, 1998) offrent un facteur explicatif plus cohérent et plus satisfaisant. Il est évident qu’il faut pouvoir s’appuyer sur des détériorations significatives du bilan routier pour justifier une approche de publicité choc qui, parce qu’elle expose systématiquement le public à des scènes d’accident particulièrement violentes et hyper réalistes, suscite à chaque fois l’indignation horrifiée d’une frange importante de l’auditoire. L’étonnement des publicitaires de Grey et du TAC et leur interprétation électoraliste de la décision politique renforcent l’explication alternative à l’effet qu’après les succès initiaux de 1989 à 1993, l’efficacité de leurs campagnes s’est si solidement ancrée dans la mythologie de la sécurité routière que le travail de l’opinion publique et que l’entretien des appuis politiques pourraient avoir été négligés. Leur silence sur le plafonnement et la régression du bilan routier entre 1993 et 1998 semble indiquer qu’ils ne sont pas que les promoteurs de la sécurité routière mais aussi les promoteurs de leur propre réputation d’efficacité. Agenda setting et formatage de la couverture journalistique Au milieu des années 1980, rapporte Prue Lovell, l’Australie avait l’un des pires bilans routiers au monde, l’ensemble des partis politiques de l’État de Victoria, inquiets pour la sécurité et la réputation de leur population, s’entendit en commission parlementaire pour faire de la lutte à l’insécurité routière une priorité de l’État. Cette unanimité des parlementaires est considérée comme un facteur essentiel pour favoriser la vente auprès de la population de tout projet législatif impliquant plus de contrôle et de répression. C’est dans ce contexte que le TAC fut créé en 1986 en tant que société publique d’assurance contre les accidents de la route, et c’est en 1989 qu’il s’est vu confier le mandat d’améliorer la sécurité routière. En partenariat avec les services de police de l’État (Victoria Police) et le Ministère des transports (VicRoads), le TAC mit sur pied une stratégie d’intervention basée sur une combinaison de dissuasion (renforcement des lois et des dispositifs de contrôle routier) et de publicité choc administrées à un niveau d’intensité jamais égalé dans le monde. Il s’agissait de frapper fort, et de s’attaquer d’abord aux deux principaux facteurs accidentogènes : l’alcool et la vitesse au volant. 21 L’attitude de la population à cet égard n’était pas au diapason de celle des politiciens, la majorité des citoyens n’acceptant pas spontanément l’idée que la conduite automobile soit une affaire publique plutôt que privée. La conduite en état d’ivresse (et même conduire tout en buvant) et les excès de vitesse étaient monnaie courante et ne suscitait pas plus de scandale en Australie dans les années 1980 qu’au Québec à peu près à la même époque, c’est-à-dire très peu. Un accident de la route était une fatalité, une malchance, bien avant d’être le résultat d’une conduite irresponsable. Dans ce contexte, on ne pouvait espérer d’emblée que le renforcement des lois et des dispositifs de répression serait très bien accueilli par la population. Pour vendre cette cause sociale à la population, il fallait impérativement modifier les attitudes et, d’abord, l’opinion publique qui est l’indicateur par lequel les politiciens jugent habituellement et ultimement de la pertinence d’agir ou non. À ce sujet, Debbie Kendall précise que l’introduction des nouvelles mesures de dissuasion et de publicité choc en 1989 a été précédée d’une campagne de relations publiques commencée en 1988 et destinée à créer une opinion publique favorable aux approches très musclées qui avaient été décidées. Le directeur des relations publiques de Grey qui a participé à la rencontre de 1998 ne travaillait pas pour l’agence à cette époque plus ancienne mais il rapporte ainsi ce qu’il en a su. Les relationnistes ont misé sur les médias d’information pour amorcer le changement d’attitude de la population envers la sécurité routière. Leur défi fut d’intéresser les médias aux accidents de la route qui, dans le meilleur des cas et malgré qu’il y en ait des spectaculaires chaque jour, étaient confinés à la rubrique des faits divers. Le faible potentiel médiatique de ce genre de nouvelles tenait à la pauvreté des informations divulguées (rarement par ailleurs) par les services de police, notamment celles susceptibles de mettre en valeur les dimensions humaines et émotives que les médias privilégient dans le traitement des nouvelles. C’est la technique dite du human interest qui favorise l’identification du public avec les protagonistes de la nouvelle. Il s’agit d’une rupture dans le style de communication des services de police, traditionnellement avares de commentaires et enclins à conserver toutes les informations pour eux jusqu’à la fin de l’enquête (moment où l’accident n’intéressera plus les médias parce qu’il aura perdu sa valeur d’actualité). Pour résoudre ce problème, deux enquêteurs à la retraite, spécialistes de l’interprétation des scènes d’accident, ont été engagés pour couvrir le territoire de l’État. Leur mission consistait à fournir au TAC (puis bientôt directement aux médias) des informations susceptibles d’accroitre la valeur médiatique des accidents en révélant très rapidement les détails qui permettaient leur dramatisation médiatique. En outre, à chaque fois qu’il se produisait un accident mortel particulièrement dramatique, le TAC tenait une conférence de presse pour commenter l’évènement et ses suites. C’est ainsi, selon le responsable des relations publiques de Grey Advertising, qu’a été instituée sciemment et systématiquement la pratique médiatique de la couverture des accidents graves en quatre temps, soit en quatre jours non consécutifs. 22 1- Jour 1 : Annonce de l’accident avec informations sur les victimes et les causes probables On fournit les circonstances de l’accident selon les principales variables qui permettent d’en reconstituer le scénario le plus probable : - l’heure et le lieu exact, incluant la description de son environnement (zone résidentielle, boulevard, autoroute ou route rurale, par exemple); - le nombre de véhicules et de piétons impliqués, selon le cas; - le scénario de l’accident selon les déclarations préliminaires des conducteurs impliqués et des témoins (mettant habituellement en cause une faute de la part de l’un des conducteurs, comme l’omission d’un arrêt obligatoire); - les premières constats de l’enquêteur spécialiste de l’interprétation des scènes d’accident : identification du véhicule responsable de l’impact, angle d’impact, vitesse relative probable des véhicules en relation avec la limite de vitesse de l’endroit, présence ou absence de traces de freinage et d’alcool, et ainsi de suite; - âge et sexe des victimes dans chacun des véhicules impliqués, état des victimes au moment de la prise en charge par les ambulances; - tout autre commentaire pertinent. 2- Jour 2 : Bilan officiel des victimes Dévoilement des informations nominatives. On se concentre non pas sur le responsable présumé de l’accident, s’il a survécu, mais sur ses victimes. On révèle le nom et le nombre de personnes décédées, leur état civil, l’état de santé des personnes gravement blessées et les pronostics des médecins. 3- Jour 3 : Couverture des funérailles On se concentre sur les victimes, pas sur le responsable présumé. Le responsable des relations publiques de Grey ne dit pas si la couverture médiatique des funérailles a été encouragée par quelque façon par le TAC, mais il est probable que si les relations médiatiques des deux premiers temps ont eu du succès, les médias s’intéresseront par eux-mêmes à la couverture des funérailles. Les funérailles sont l’occasion pour les médias d’exploiter une nouvelle ponctuelle pour en faire une histoire (nouvelle qui connait des développements) avec un suspense et du human interest. Leur couverture médiatique permet souvent d’interviewer les proches de la victime et de recueillir des informations supplémentaires sur sa vie et sur les circonstances de l’accident, d’obtenir leurs commentaires sur l’insécurité routière et de rapporter leurs ressentiments envers le conducteur présumé responsable de l’accident et tous ceux qui ont la même conduite. 4- Jour 8 : Dépôt des accusations Le dépôt des accusations fait l’objet de relations de presse. On révèle les détails de l’accusation (comme le taux d’alcoolémie, la vitesse du véhicule et d’autres circonstances aggravantes). On révèle d’autres détails de l’affaire qui permettent de mieux cerner les circonstances qui ont mené à l’accident (état d’esprit du conducteur avant et après l’accident, raisons pour lesquelles il avait pris le volant, nombre de consommations d’alcool, taux d’alcoolémie, existence d’un casier judiciaire, et ainsi de suite). S’y ajoutent le détail des peines qu’il encourt s’il est trouvé coupable. Le procès et le jugement final ne fait pas partie du scénario en quatre temps évoqué par le TAC et Grey, sans doute parce que tout cela se produit trop longtemps après les faits pour que cela conserve une aussi forte valeur médiatique. Ce qui ne veut pas dire que les médias ne les rapporteront pas. Selon cette version des faits, ce sont les promoteurs de la sécurité routière qui auraient appris aux médias à reconnaitre et à exploiter tout le potentiel journalistique de l’accident de la route. De fait, la couverture médiatique des accidents graves repose largement sur la volonté et la capacité des autorités 23 de fournir rapidement aux journalistes les informations nécessaires à une mise en récit intéressante. Pensons au dévoilement du lieu et des circonstances de l’évènement suivant un scénario de causalité privilégiant l’identification d’un comportement fautif comme causalité principale, à la répartition des protagonistes entre un coupable présumé et ses victimes, au capital d’images de la scène (images des victimes, des véhicules accidentés et des véhicules d’urgence, images des efforts des secouristes, images des témoins) et de témoignages, aux informations relatives à chaque victime (sexe, âge, gravité apparente des blessures, voire décès). Le dévoilement progressif des informations nominatives, du bilan de santé des victimes et des accusations contribue à créer, selon la technique des quatre temps, le suspense qui permettra le déploiement de la nouvelle en « histoire » à suivre avant de se muer, sur un temps beaucoup plus long, en affaire judiciaire. Sans doute le traitement de ce type de nouvelles ne suit-il pas toujours le modèle originel en quatre temps mais, puisqu’il se produit des accidents graves chaque jour, le traitement dramatique des accidents routiers assure aux médias une réserve inépuisable de sujets aptes à faire les manchettes. Avec le temps, explique Prue Lovell, le TAC n’a plus eu besoin de faire des conférences de presse pour les publiciser. Tout au long de la période 1988-1989, la population a été très fréquemment sondée jusqu’à ce qu’on atteigne un très haut niveau d’intolérance face aux accidents (upset outrage, selon le terme de Prue Lovell). À cette étape, les résultats de la campagne de relations de presse avaient dépassé les attentes et l’on estima alors que la première campagne de publicité choc pouvait être diffusée. Le premier message télévisé du TAC Entre 1989 et 2009, le TAC a diffusé environ 150 messages publicitaires différents 1. La première publicité du TAC, diffusée en 10 décembre 1989, bouleversa toutes les conventions du genre. Elle était si réaliste que les téléspectateurs furent convaincus d’assister non pas à une publicité mais à un reportage. Le titre du message est « Girlfriend ». Scénario 1 Premier message du TAC, Melbourne, Victoria (Australie) « Girlfriend » Diffusion : décembre 1989 Plan 1 Vidéo Direction photo : tous les plans seront filmés dans le style caméra-vérité : caméra à l’épaule, plans serrés, mouvements rapides de la caméra pour suivre l’action. Aucun éclairage additionnel. Plan moyen d’une infirmière qui s’appuie sur Audio Direction sonore : aucune musique. Tout est enregistré par le micro de la caméra à l’épaule, avec les bruits de fond. Durée du plan Temps cumul. Karen (ton posé): 0,04 0,04 1 Ces publicités sont disponibles sur Internet http://www.youtube.com/user/TACVictoria#p/a/u/2/UNSXF0xiGEE . à l’adresse URL suivante : 24 2 3 4 un mur dans un local d’un hôpital. Elle est sur son lieu de travail mais comme si elle prenait une pause pour nous parler. Elle explique à la caméra, comme dans un mode reportage, la dure réalité des urgences quand on y reçoit des victimes d’accidents de la route causés par l’alcool au volant. Sous-titre au bas de l’écran: Karen Warnecke, Charge Nurse, The Royal Melbourne Hospital. C’est la nuit. On voit un homme blessé (on comprendra plus tard qu’il s’agit de l’automobiliste) descendre d’une ambulance par la porte du passager avant. Il a environ 30 ans. Il porte une boucle à l’oreille gauche. Il saigne du front et il a un bras en écharpe et il titube pitoyablement car il est encore intoxiqué par l’alcool. La narration de Karen continue sur ce plan. Une femme, Lucy, est évacuée de l’ambulance par deux ambulanciers. Elle gît sur la civière, sous perfusion. Son visage est caché par un masque qui l’aide à respirer. Ses deux jambes sont en sang. Sa jambe droite est enveloppée d’un linge blanc maculé de sang et la cheville immobilisée par une attelle. Sa jambe gauche est enveloppée d’un sac de plastique transparent apparemment gonflé pour contrer une forte hémorragie. En audio : une voix féminine au téléphone qui informe les parents de la tragédie. L’automobiliste blessé avance vers la porte des urgences, l’air contrarié. 5 La caméra suit les ambulanciers dans les corridors. 6 La caméra suit l’automobiliste blessé qui arrive à la réception des urgences, qui semble bourdonner d’individus et qui parait débordée. On distingue deux policiers faisant un rapport à la réceptionniste. 7 Nous sommes dans une salle de l’urgence, « It’s not just the physical injuries. You have to learn to cope with it… » Fond sonore : Bruits d’une salle d’urgence très occupée. On perçoit faiblement des cris de détresse d’une femme en pleurs, sans savoir d’où cela provient. Karen : « … It’s the sheer waste and the stinks of alcohol that stays with you ». 0,03 0,07 Fond sonore: Bruits d’une salle d’urgence très occupée. Lucy : Cris et pleurs de détresse. Voix hors champ Femme 1 ( au téléphone, ton neutre) : « I am just willing to inform you… » that your daughter, Lucy, has been involved in a car accident… » 0,02 0,09 Fond sonore: Bruits d’une salle d’urgence très occupée. Voix hors champ Lucy : Cris et pleurs de détresse. En fond sonore : Même fond sonore avec cris et pleurs de détresse. Voix hors champ Femme 1 (suite) : « …that your daughter,… » Fond sonore: Bruits d’une salle d’urgence très occupée. Voix hors champ Lucy : Cris et pleurs de détresse. Voix hors champ Femme 1 (suite) : « …Lucy, has been involved in a car …» Fond sonore: Bruits d’une salle d’urgence très occupée. On entend le téléphone sonner. Voix hors champ Femme 1 (suite) : « …accident. You need you only … » Fond sonore: 0,02 0,11 0,01 0,12 0,01 0,13 0,01 0,14 25 isolée du reste par des rideaux tirés. Deux infirmières s’occupent de Lucy. En avantplan, on voit l’une d’elles qui découpe au ciseau la jupe en jeans de la femme en détresse 8 9 10 11 Retour à la réception de l’urgence. L’automobiliste blessé fait une déclaration inaudible. On entend le mot « smash ». On comprend qu’il décrit les circonstances de l’accident. Alternativement, les policiers qui l’écoutent le regardent puis détournent le regard. Ils ont l’air neutre mais légèrement las, comme ceux qui revivent une situation trop fréquente. Retour sur Lucy dans la salle d’urgence. Un docteur est penché au-dessus de sa tête. Il lui explique la situation tandis qu’une infirmière lui découpe maintenant la chemise. Retour sur l’automobiliste à la réception. Tout le monde le regarde : policiers, réceptionniste, personnel hospitalier et gardien de sécurité. On sent dans leurs regards un peu retenus qu’ils le jugent mais aussi qu’ils ne voudraient pas être à sa place. Retour sur Lucy dans la salle d’urgence. On continue à découper sa chemise. 12 Retour sur l’automobiliste à la réception où tout le monde le regarde. On comprend qu’il veut voir Lucy et que le réceptionniste essaie de le raisonner. 13 Retour sur Lucy. On coupe maintenant son soutien-gorge. Corridor d’hôpital. Les parents de Lucy sont accueillis par un urgentologue et une infirmière. 14 15 16 Retour sur Lucy qu’on emmène sur une civière vers une salle pré-opératoire. Elle a encore un masque respiratoire mais elle est endormie. Plan moyen de l’urgentologue et de l’infirmière, assis. Sur un ton neutre, Bruits d’une salle d’urgence très occupée. Lucy : Cris et pleurs de détresse. Voix hors champ Femme 1 (suite) : « …to come down. » Fond sonore: Bruits d’une salle d’urgence très occupée. Voix hors champ Lucy : Cris et pleurs de détresse. L’automobiliste blessé : « … This is probably where… [inaudible]… the car smashed… » Urgentologue 1: Ton neutre et professionnel. « We may saw that thing. » Lucy : Ses pleurs de détresse sont plus forts. Voix hors champ Policier 1 (ton neutre) : « This is the driver .» 0,02 0,16 0,02 0,18 0,02 0,20 Docteur : « It looks very messy. » Lucy : Pleurs de détresse. Fond sonore: Bruits d’une salle d’urgence très occupée. Réceptionniste « No, you can’t go in there [inaudible] .» Automobiliste « No, I’m going. » Lucy : Pleurs de détresse. Urgentologue 2 : S’adressant au père et à la mère : « Will you come with us? We will start… [inaudible; on comprend qu’il les invite à commencer les formalités d’admission de leur fille à l’hôpital]. » Mère : « Is she all right ? » Urgentologue : « She’s o.k. » Père : S’adressant à son épouse, d’un ton réconfortant : « Certainly. » Voix hors champ Urgentologue 2 : « So this leg… was being.. » 0,02 0,22 0,02 0,24 0,01 0,25 0,05 0,30 0,01 0,31 Urgentologue 2 : « … damaged quite severly… » 0,02 0,33 26 17 l’urgentologue expliquent la situation aux parents. L’infirmière parait bouleversée mais garde son calme. Plan moyen des parents assis qui écoutent. 18 Gros plan du visage de l’infirmière qui ferme les yeux. 19 Plan moyen de la mère et du père qui avancent dans un corridor, suivis de l’infirmière qui, incapable de les regarder, fixe le sol. Salle pré-opératoire. Gros plan du visage de Lucy, inconsciente sur la civière. On voit plusieurs intubations. La caméra recule pour nous permettre d’apercevoir brièvement ses parents à côté d’elle. La mère enserre le cou de son mari et se colle sur lui avec un soupir de détresse. Plan moyen de l’automobiliste de dos. Il est seul dans une pièce à part. Dans un geste de frustration, il frappe le mur avec sa seule main valide. L’automobiliste surgit à l’entrée de la salle pré-opératoire où du personnel s’affaire autour de Lucy. Il est clairement désorienté et inquiet pour Lucy. L’infirmière le retient. 20 21 22 23 24 25 Gros plan du visage ensommeillé de Lucy qui remue un peu, comme si elle avait vaguement entendu son conjoint l’appeler. On voit la mère furieuse qui se précipite vers l’automobiliste, toujours plus ou moins désorienté. Elle rage et tente plusieurs fois de le frapper. L’automobiliste recule dans le corridor tandis que l’infirmière tente de retenir la mère. Retour sur Karen. Plan moyen. Visage triste. 26 Gros plan du profil de l’automobiliste qui pleure, désespéré et seul. 27 Fondu au noir. Signature en crevé blanc sur fond noir: « If you drink, then drive, you’re a bloody idiot. » Logo du TAC Voix hors champ Urgentologue 2 : « … and there is a good possibility that she might loose that leg. » Mère : Soupir horrifié de la mère qui se tourne vers son mari. Voix hors champ Urgentologue 2 : « We will also scan her… » Voix hors champ Urgentologue 2 : « … head to look at… » 0,03 0,36 0,02 0,38 0,01 0,39 Voix hors champ Urgentologue 2 : « … any hidden injuries here as well. » 0,02 0,41 Voix hors champ Karen : « They drink too much… » 0,01 0,42 Automobiliste : « Lucy! » Voix hors champ Karen : « … and then they drive. They smash up their cars and the people they are supposed …» Voix hors champ Karen : « … to care about. Voix hors champ Karen : «And if they survive, they’re the one that will have to live with it. » 0,04 0,46 0,01 0,47 0,03 0,50 Karen (ton posé): « And that’s the real tragedy. » Voix hors champ Karen : « If you drink, then drive, you’re a bloody idiot. » Fond sonore Bruit de fond indistinct. 0,03 0,53 0,03 0,56 0,035 0,595 Au fil des années, le TAC a produit toute une variété de messages pour décourager les comportements à risque sur la route. Le TAC a utilisé toutes sortes de formats et de médias, mais la télévision est de loin son médium de prédilection. Certains messages se concentrent sur l’accident lui-même, montré dans 27 toute sa crudité, d’autres sur les conséquences pour les victimes, leurs proches et le fautif. Tous ont une approche hyper réaliste, un choix délibéré qui prend acte d’une constante de la recherche en sécurité routière à l’effet que la moindre invraisemblance dans le scénario d’une publicité de sécurité routière suffit aux récalcitrants pour en déconsidérer l’argumentaire. Quand une publicité montre un accident, la réalisation technique est si au point que nul ne peut percevoir les trucages. Le style de la caméra à l’épaule qui est habituellement retenu dans ce cas ne fait pas que renforcer l’effet de caméra-vérité pour l’auditeur mais aussi pour les acteurs du message, qu’il s’agisse d’acteurs ou de professionnels filmés à leur insu. Nul ne porte attention aux cameramen qui sont identifiés aux couleurs de diverses stations de télévision et qui, comme il se peut qu’il se produise parfois, sont les premiers arrivés sur les lieux. Les secouristes ne sont pas des acteurs mais de véritables policiers, pompiers et ambulanciers qui ignorent qu’ils sont appelés sur un plateau de tournage. La scène d’accident est si réaliste et les acteurs si bien entrainés à simuler l’état de choc qui convient à leurs blessures, que les secours ne réalisent habituellement pas la supercherie. S’il arrivait toutefois que l’un d’entre eux s’en aperçoive, on a prévu que son supérieur hiérarchique sorte alors d’un véhicule banalisé (rangé sur le bord de la route parmi les véhicules des témoins épargnés par le carambolage), vienne lui expliquer qu’il s’agit du tournage d’une publicité et lui intimer l’ordre de continuer son travail comme si de rien n’était et sans rien dire à ses collègues avant la fin de l’intervention. Cette supercherie permet de capter les réactions parfois saisissantes des secouristes (ébahissement, abattement, pleurs, vomissements) qui ajoutent à l’impact et au réalisme de la publicité. Dans le cas du premier message du TAC, que nous venons de décrire, seuls les deux victimes et les deux parents étaient des acteurs. Tous les autres ignoraient avoir affaire à une mise en scène très élaborée. Pour s’assurer que personne ne réagisse à la présence de caméras, le TAC a pris une entente secrète avec la direction de l’hôpital. Les cameramen ont été présentés au personnel de l’urgence comme des personnes autorisées à faire un documentaire sur le travail des urgences. Lorsque les fausses victimes sont arrivées à l’hôpital, cela faisait déjà trois jours que les cameramen tournaient des images à l’urgence, si bien que plus personne ne prêtait attention à leur présence. Toutes les réactions du personnel étaient donc des plus naturelles. Les parents de Lucy sont des acteurs qui ne se connaissent pas et à qui on avait demandé d’habiter ensemble pendant quelques jours dans un appartement à proximité de l’hôpital. L’objectif était de leur permettre de développer une certaine intimité, laquelle se concrétisera en effet au tournage par quelques discrets petits gestes spontanés de tendresse, de solidarité et de réconfort. Tout cela ajoute des touches de réalisme au message. Le TAC a produit de nombreux messages semblables à celui-ci, ajoutant chaque fois une dimension sordide comme l’annonce aux parents ou au conjoint du décès de la victime, 28 la réaction hystérique des parents qui agressent le conducteur fautif et le traitent de meurtrier, ou encore le moment où, en présence des proches, on débranche le respirateur artificiel d’une victime dans le coma. Toutes les publicités ne montrent pas des criminels de la route mais elles montrent toutes des accidents causés par un type d’insouciance sur la route qui est fréquente et dont les gens ne réalisent pas la gravité (comme détacher temporairement sa ceinture de sécurité pour atteindre un objet ou excéder de 10 km/h la vitesse permise). Le choc que crée une publicité du TAC sur l’auditoire se répète à chaque message, qu’il s’agisse d’un nouveau message ou d’une rediffusion. Fait intéressant, chaque sondage post-campagne révèle que si les femmes disent refuser de regarder les publicités trop violentes du TAC, elles sont toutefois capables de décrire le message de bout en bout, signe qu’elles les ont regardé au moins une fois et mémorisé. C’est l’un des avantages des publicités choc : la diffusion n’a pas besoin d’être longue et il suffit d’une seule exposition au message pour créer une impression aussi vive que durable. Les messages sont simples à comprendre et tiennent dans le slogan qui clôture chaque message comme un jugement moral absolument impitoyable pour les conducteurs dépeints comme des citoyens parfaitement quelconques, parfaitement insouciants de leur conduite et, par là, parfaitement coupables d’avoir causé la mort par une négligence criminelle dont le spectateur peut aisément réaliser qu’il la commet lui-même souvent. 29 Chapitre 3 Les mécanismes de l’influence publicitaire en sécurité routière : théories, modèles, observations empiriques et stratégiques L’idéal publicitaire dans le domaine commercial est d’arriver à déclencher un acte d’achat qui ne puisse être attribuable qu’à la seule exposition au message. Le marketing direct, par exemple, développe des publicités avec des injonctions si spécifiques (comme appeler immédiatement un numéro de téléphone en demandant à la cible de s’identifier avec un code unique pour bénéficier d’une offre temporaire) qu’il est plausible de considérer chaque appel conforme aux critères de contrôle comme une réaction entièrement attribuable à l’exposition au message. Dans le domaine social, une variation comportementale, comme le fait de ralentir sa vitesse moyenne au volant, est évidemment plus difficile à observer et à attribuer à la seule exposition au message. On avance volontiers, contre la possibilité d’une vérification empirique, la multiplicité apparemment inextricable des déterminants, comme le fait que les campagnes publicitaires se combinent habituellement à tout un train d’autres mesures dont il est difficile de démêler les effets respectifs et combinés (Daignault et Paquette, 2010). On conceptualise aussi la publicité comme un traitement de type homéopathique et suivant lequel il faudrait une exposition multiple au message et le cumul de nombreux messages différents sur une très longue période de temps pour que la publicité produise son effet sur le comportement. À notre connaissance, la capacité de la publicité à modifier à long terme des attitudes et comportements est traitée par tous les chercheurs comme un postulat et un objectif légitime des messages en sécurité routière (Graham, 1998; Organ-Moore, King et Walsh, 1998; Tingvall, 1998; Thompson, 1998). De fait, il est courant de mesurer par sondage, après chaque campagne publicitaire, les variations dans les comportements déclarés, les intentions de changement de comportement et de plus grand respect du code de la route des répondants exposés au message, de même que l’attribution de ces changements à l’influence publicitaire selon ces même répondants (Thompson, 1998). Pourtant, aucune étude empirique n’a jamais permis d’établir une relation entre le travail publicitaire et la modification durable des attitudes et comportements routiers (Daignault et Paquette, 2010). Non seulement continue-t-on à pratiquer et à étudier les effets publicitaires comme s’il était certain que la publicité avait un effet persuasif capable de contribuer significativement, directement ou indirectement, au changement volontaire et durable d’un comportement auxquels la cible de l’influence oppose une résistance significative, mais une vaste littérature spécialisée s’est développée dans cet axe de recherche sans jamais avoir produit de confirmation empirique. La Drive Reduction Theory (Janis, 1967), les théories sur la relation entre la peur et la persuasion (Leventhal, 1970; Witte, 1992), la Protection Motivation Theory (Rogers, 1975), sont, dans le seul domaine de la recherche sur la 30 communication menaçante, quelques-uns des modèles qui mesurent l’impact de la communication sur les variables émotives et cognitives, sur les attitudes puis sur l’intention, postulant que plus l’intention sera élevée, plus la probabilité d’un changement de comportement sera élevée. Pour justifier la difficulté de la vérification empirique d’un impact comportemental significatif et durable de la publicité, on invoque bien d’autres facteurs, plus volatiles encore : qualité des objectifs, des stratégies, des messages, des conditions de diffusion et de réception. Ajoutons qu’il est difficile de réunir les conditions empiriques idéales, comme l’observation directe et l’existence de groupes contrôle, par exemple. Il n’est pas nécessaire de fournir ici un inventaire exhaustif des difficultés. C’est comme par défaut et à regret, semble-t-il, que l’efficacité des campagnes de publicité sociale est évaluée sur la base de facteurs dont on espère qu’ils pourront avoir une influence à plus long terme sur le comportement et que l’on peut mesurer par sondage : notoriété, compréhension et appréciation du message, et impact sur les attitudes, principalement. S’il est évident que cette complexité multifactorielle obscurcit considérablement la route d’influence du comportement, ce genre de réponse, on le devine, ne satisfait guère le gestionnaire d’État qui doit justifier l’utilisation des fonds publics, surtout que les campagnes de publicité en sécurité routière peuvent être les plus importantes de l’État en termes d’investissement. C’est ainsi qu’en 2010, selon l’enquête d’un journaliste, le budget publicitaire total de l’État québécois était de 82 millions $, et que les trois principaux annonceurs étaient dans l’ordre (Turbide, 2011, p. 6) : 1. Conseil exécutif (ministère du premier ministre) : 2. SAAQ : 3. Ministère des Finances : 18,8 M$ 10,6 M$ 5,7 M$ La SAAQ se classait au deuxième rang mais, si l’on tient compte du fait que le budget publicitaire du Conseil exécutif est consacré au financement ponctuel de nombreuses campagnes sur des sujets très divers pour le compte de ministères qui ne sont pas des annonceurs réguliers, alors la lutte contre l’insécurité routière occupe, et de loin, le premier rang des investissements publicitaires de l’État québécois. Ce cas n’est sans doute pas exceptionnel en sécurité routière dans le monde. Compte tenu de la volonté des États de mesurer le retour sur investissement (ROI) de leurs investissements publicitaires, et puisque la production continue de nombreuses campagnes offre l’occasion de tests empiriques, il s’est développé, malgré les obstacles évoqués précédemment et surtout depuis les années 1990, toute une littérature empirique qui s’est intéressée à la mesure de l’impact des publicités sur le bilan routier, et notamment sur l’efficacité des opérations du contrôle routier. 31 Méthodologie de l’enquête La plupart des recherches en sécurité routière s’intéressent aux impacts sur les attitudes et les comportements, impacts que la majorité des chercheurs conceptualisent avec les paradigmes de la psychologie sociale et de la communication du risque. Notre enquête propose de revoir et de réinterpréter ces données secondaires à la lumière d’une analyse des effets publicitaires et en suivant un modèle d’entonnoir des effets de la communication dont se servent plusieurs multinationales pour évaluer à la fois l’état de santé de leurs marques commerciales et l’efficacité de leurs campagnes publicitaires. Ce modèle d’organisation et d’interprétation de résultats d’enquêtes par sondage privilégie les indicateurs suivants : notoriété, familiarité, opinion, considération, intention, essai et adoption. L’intérêt de ce modèle pour notre recherche est double. Premièrement, il prend en compte la plupart des indicateurs de sondages que les promoteurs des campagnes contre l’alcool et la vitesse au volant utilisent eux-mêmes quand ils veulent évaluer les perceptions du public par rapport aux différents aspects de leurs causes sociales et de leurs publicités. Il importe toutefois de souligner que, contrairement aux publicitaires, nous ne manipulerons pas ce modèle comme s’il s’agissait d’un modèle causal (explicatif) mais comme un modèle phénoménal (purement descriptif). À notre avis, la valeur du modèle tient de ce qu’il prend acte de certaines propriétés distinctives de la marque et de sa publicité et qu’il les organise en fonction de leur capacité d’impressionner les sujets. Nous ne manipulerons pas le modèle comme un modèle causal qui tenterait d’établir une chaine hiérarchique de causalités, chacune étant la condition nécessaire de la suivante. Nous ne l’utiliserons pas comme un modèle prédictif du comportement, c’est-à-dire comme un modèle qui permettrait d’établir un lien de causalité entre la qualité de la réception du message et le comportement conforme de la cible. Nous n’avons pas retenu les prétentions des publicitaires du domaine commercial qui manipulent ce type de modèle comme s’il pouvait avoir ces vertus et qui, pour ces raisons, lui donnent parfois le nom d’ « entonnoir de l’achat » (purchase funnel). Les dimensions d’un tel modèle sont bien trop limitées pour rendre compte de processus aussi complexes et variables que ceux du changement de comportement, et nous croyons pour notre part que c’est précisément une erreur commune des publicitaires et des promoteurs de causes sociales que de surestimer la capacité de la publicité à modifier durablement les comportements. Les résultats systématiquement rapportés dans le modèle démentent cette prétention. Dans notre approche, le modèle de l’entonnoir de la communication est un modèle purement descriptif. Il est une grille de lecture des principaux effets publicitaires tels qu’ils sont habituellement mesurés par des sondages pré et post campagnes. Le deuxième intérêt du modèle est qu’il nous offre le moyen de diagnostiquer les forces et faiblesses d’une marque, de cerner les causes probables des variations significatives et de sélectionner les stratégies les plus appropriées pour exploiter ces forces et remédier aux faiblesses. Il a ce rare avantage 32 en publicité sociale de fournir un point de vue cohérent sur le rôle et le potentiel stratégique de la communication tels que les conçoivent typiquement les publicitaires professionnels. Même s’ils sont largement sous-estimés, voire carrément ignorés par les chercheurs et promoteurs de la sécurité routière, les indicateurs publicitaires du modèle de l’entonnoir de l’achat ont trouvé leur chemin dans le corpus habituel des études en sécurité routière, probablement parce qu’ils font partie des indicateurs habituels par lesquels les firmes de sondage, engagées par les promoteurs en question, mesurent l’efficacité des campagnes. La collecte de ces indicateurs sous-utilisés (et que nous appellerons « indicateurs dormants ») fait qu’une analyse proprement publicitaire des campagnes de sécurité routière est possible même si les savoirs publicitaires n’ont aucunement contribué à l’élaboration des stratégies. Une fois le modèle établi, nous avons procédé à la collecte du fonds commun des preuves et des données probantes d’abord à travers une revue de littérature et ensuite à travers les documents des campagnes publicitaires et les rapports officiels de la SAAQ. Le modèle a servi de grille de lecture pour analyser les rapports de recherche et identifier tous les indicateurs de performance pertinents à une analyse publicitaire, ce qui nous a permis de récupérer une masse d’informations. Le repérage des articles faisant autorité a été facilité par la nature extrêmement pointue du sujet et, parmi eux, ce sont les articles les plus fréquemment cités qui ont été retenus. La revue, bien qu’elle couvre un grand nombre d’articles, n’est donc pas exhaustive. D’ailleurs, elle couvre surtout la littérature parue en anglais entre les années 1980 à 2000, et particulièrement celle produite par les chercheurs et promoteurs de la sécurité routière en Australasie où les campagnes du TAC font figure de modèle du genre. Ces paramètres circonscrivent le plus grand bassin d’enquêtes et les trois décennies les plus riches de données, celles qui ont connu les progrès les plus exemplaires en matière de bilan routier. La revue a été scindée en deux parties de manière à pouvoir distinguer les progrès chronologiques de la recherche sur les campagnes contre la vitesse au volant de celle portant sur les campagnes contre l’alcool au volant. Le but de cette méthode était de pouvoir repérer la circulation des chercheurs et de leurs découvertes d’un groupe à l’autre, et de pouvoir contrôler les similitudes et disparités des méthodes et des résultats. Le corpus de la revue de littérature inclut en outre les 111 communications qui ont été présentées lors des deux jours de la Road Safety Conference, les 16 et 17 novembre 1998, et publiées dans les Actes du colloque. Le colloque n’a compté que neuf papiers spécifiquement sur le thème de la communication (Ateliers I et II sur le thème : « Traffic Policing/Public Education/Advertising »). Plus de contributions ont cependant évoqué la question du rôle de la communication en sécurité routière, soit partiellement (quand la communication faisait partie d’un volet du papier) soit de manière incidente (quand les auteurs 33 exprimaient leur avis sur la vocation de la communication). À l’analyse des propos sur la publicité qui ont été repérés dans les 111 communications, nous avons ajouté l’analyse des propos officieux tenus lors des séances plénières et lors des échanges entre les conférenciers et l’auditoire dans les deux ateliers portant spécifiquement sur le thème de la publicité. Ces propos officieux et ces échanges ont été recueillis sur le mode de l’observation participante et sont extraits des notes manuscrites prises à la volée lors de ce colloque auquel nous avons assisté en 1998, et que nous avons colligées quelques semaines après. Ils n’ont donc pas fait l’objet d’une publication mais ils offrent un complément utile à l’analyse des discours plus officiels et publics des communications et articles scientifiques parce que les présentateurs et les participants se sentent plus libres d’aborder des problèmes et des enjeux fondamentaux qu’ils ne mentionnent pas dans leurs propos officiels ou qui, au mieux, font l’objet d’allusions que, souvent, seuls les initiés peuvent entendre. Sur les 111 communications, 71 (64%) ont été faites par des représentants de l’Australie, 38 (34%) par ceux de la Nouvelle-Zélande, et une (1%) a été faite conjointement par des représentants de ces deux pays. Les différentes autorités engagées dans la sécurité routière (ministères et sociétés d’États) ont signé 50 communications (45%) : 36 (32%) comme seules signataires et 14 (13%) comme cosignataires avec des chercheurs universitaires, des associations intéressées par la sécurité routière et des firmes de recherche. Le TAC lui-même n’a fait que deux communications, ce qui parait bien peu. Au total, les différentes autorités de l’État de Victoria, qui travaillent toutes en synergie, ont fait 12 communications (11%). L’État de Victoria est cependant reconnu pour investir dans la recherche en sécurité routière, ce qui peut contribuer à expliquer le poids de la recherche provenant de cet État: 48 communications (43%) ont été signées ou cosignées par des institutions de l’État de Victoria. Les chercheurs de la Monash University de Victoria ont signé ou cosigné 26 communications (23%), dont 18 (16%) par le seul Monash University Accident Research Centre, un institut qui compte les autorités de l’État de Victoria parmi ses clients privilégiés. On peut donc considérer que ce colloque fut non seulement représentatif de l’état de la recherche à l’époque en Australie et en Nouvelle-Zélande, mais que, sauf quelques bémols (Harrison, 1998b, 1998c; Harrison et Pronk, 1998; Li et Routley, 1998), il fit la part belle à la vision du TAC en sécurité routière. Les points de vues exprimés sur l’effet synergique de la communication et du contrôle routier étaient remarquablement homogènes et, dans les communications et les débats auxquels nous avons assisté, de même que dans un grand nombre de communications, le statut de modèle des campagnes du TAC de l’État de Victoria faisait consensus. Les difficultés d’appropriation et de reproduction du modèle ne faisaient pas moins consensus, essentiellement pour des raisons financières, de sorte que les représentants des différents États d’Australasie donnaient l’impression de chercher le moyen de reproduire le modèle à moindre cout, misant sur la production du même effet synergique mais à moindre intensité. 34 Si ce colloque était un évènement très local dans le monde de la recherche en sécurité routière, il présente pour nous l’avantage d’une exposition relativement exhaustive de l’école de pensée du TAC dont l’influence en 1998 s’étendait non seulement sur les États d’Australasie mais aussi sur la SAAQ. À l’exclusion de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, le Canada est le seul pays à y avoir participé, en l’occurrence par une communication de la SAAQ sur une évaluation préliminaire du programme d’accès graduel à la conduite pour les nouveaux conducteurs. Le fait que la seule délégation étrangère (hormis celles de l’Australie) ait été celle de la SAAQ, le fait que cette délégation ait été composée de son président, de l’un de ses vice-présidents et de son chef du Service de études et stratégies en sécurité routière, et le fait qu’elle se soit ensuite déplacée en Australie pour une série de rencontres privées avec le TAC témoignent du haut intérêt de la SAAQ pour le modèle du TAC. La revue de littérature est suivie d’une modélisation des campagnes du TAC obtenue par la synthèse des informations recueillies sur le sujet dans la revue de littérature, enrichie des notes prises lors d’une rencontre que nous avons eue en 1999 avec les stratèges publicitaires du bureau de Grey Advertising à Melbourne, capitale de l’État de Victoria en Australie. Bien que ces stratèges soient ceux qui ont conçu les campagnes de publicité du TAC, il ne semble pas qu’on leur ait jamais demandé de révéler leur méthodologie en matière de persuasion ni l’étendue de leur implication dans le travail social de la sécurité routière. La documentation du point de vue des publicitaires et la révélation de leurs stratégies de persuasion offrent en soi une perspective unique et qui, à notre connaissance, n’a fait encore l’objet d’aucune étude. L’enquête se termine par une analyse synthétique des savoirs exposés : ceux de la sociologie de l’action publique en sécurité routière, ceux des publicitaires en général, ceux de la littérature empirique portant sur les campagnes de publicité contre l’alcool et la vitesse au volant, et, enfin, ceux des publicitaires qui ont spécifiquement conçu et réalisé les campagnes contre l’alcool et la vitesse au volant qui font de plus en plus école dans le monde. L’analyse doit permettre de déterminer si, de l’ensemble des savoirs et des expertises, il se dégage une ligne de cohérence qui permettrait de mieux comprendre à quoi sert la publicité contre l’insécurité routière. Cette première partie de notre recherche se terminera par une discussion à propos des fonctions publicitaires manifestes et latentes des campagnes de communication contre l’alcool et la vitesse au volant, sur la pertinence de dimensionnaliser plus finement le construit de l’opinion en distinguant l’opinion personnelle de l’opinion publique, et sur la nécessité d’un réexamen théorique du concept d’opinion publique. 35 Le modèle de l’entonnoir de la communication Le modèle d’origine est un outil de gestion de la marque qui rend compte de la collecte d’indicateurs de communication distribués hiérarchiquement en fonction de leurs valeurs d’impact relatives. Ce modèle dit de l’entonnoir de la communication, inspiré du modèle AIDA, est un outil de gestion de la marque utilisé en publicité pour la planification des campagnes. Le nom AIDA est l’anagramme de quatre étapes du processus de conviction publicitaire telles qu’établies par ce modèle bien connu : 1234- attirer l’Attention ; susciter l’Intérêt ; créer le Désir ; pousser à l’Action, à l’achat. L’étape 1 relèverait de la fonction cognitive (faire connaitre). Les étapes 2 et 3 relèveraient de la fonction affective (influencer une attitude) et l’étape 4, de la fonction conative (modeler un comportement). On reconnait là le principe de l’entonnoir de l’achat. Parmi les autres modèles, citons celui de la hiérarchie des effets (dont les étapes sont : prise de conscience, connaissance, attrait, préférence, conviction, achat), celui de l’adoption des innovations (prise de conscience, intérêt, évaluation, essai et adoption) et le modèle de la communication (exposition, réception, réponse cognitive, attitude, intention et comportement). Le modèle élaboré par Lavidge et Steiner (1961) a connu une grande fortune et résume ainsi la cascade des effets : notoriété, connaissance, attitude, préférence, conviction et achat. Il a été contesté dans les années 1980 par des études qui ont mis de l’avant la primauté des variables affectives (attitudes et préférences) sur les variables cognitives (notoriété et connaissance) (voir : Zajonc, 1980; Zajonc et Markus, 1982), puis récupéré par Thorson, Chi et Leavitt (1992) qui se sont concentrés sur les variables plus strictement publicitaires (variables de la publicité, attention, mémorisation, attitude envers la publicité, attitude envers la marque, intention d’achat). Il semble donc qu’il existe des hiérarchies alternatives et que le type de publicité (émotif, informatif, etc.) a un rôle de modérateur de la relation. Dans tous les cas, ces modèles veulent offrir un outil de diagnostic des réussites et des échecs des campagnes, et des conseils pour l’amélioration de la performance de la marque. Ils peuvent comporter un nombre variable d’indicateurs mais nous en avons retenu sept qui sont les plus fréquents et les plus fondamentaux : notoriété, familiarité, opinion, considération, intention, magasinage (shopping) et achat. Les sondages équivalents qui sont faits par les promoteurs de causes sociales intéressés par un changement de comportement, notamment dans le domaine de la sécurité routière, impliquent habituellement les mêmes indicateurs, des équivalents ou d’autres indicateurs par lesquels on peut reconstruire les indicateurs manquants : notoriété, familiarité, opinion, considération, intention, essai 36 (plutôt que magasinage) et adoption du comportement (plutôt qu’achat) 2. Le modèle de l’entonnoir peut être prolongé bien au-delà de l’acte d’achat/d’adoption pour inclure par exemple des mesures de fidélité (ré-achat/maintien du comportement), mais pour les fins de notre analyse il n’est pas nécessaire d’aller jusque-là. Les promoteurs des campagnes sociales, préoccupés de produire des changements sociaux, concentrent typiquement leur attention sur la production des impacts les plus faibles sur l’échelle des mesures publicitaires (considération, intention, essai, adoption et maintien du comportement proposé). Toutefois, les sondeurs qu’ils mettent à leur service utilisent routinièrement les indicateurs comme la notoriété, le taux de rappel, la compréhension et l’appréciation dont les promoteurs, eux, ne voient pas toujours l’intérêt stratégique. Les sondeurs les utilisent parce que ces indicateurs, une fois comparés aux normes d’atteinte reconnues par l’industrie publicitaire, leur permettent au moins d’évaluer la performance des agences qui s’occupent de la conception, de la production et de la diffusion des messages. En utilisant les savoirs publicitaires, on peut réactiver et combiner ces indicateurs dormants au sein de l’entonnoir de la communication, et voir ce que ces variables peuvent nous apprendre sur la qualité non seulement des messages mais aussi des stratégies. Une lecture des rapports d’évaluation des campagnes de publicité sociale offre donc de bonnes chances de récupérer les indicateurs dormants, ou sous-exploités, et de les réintégrer dans le processus d’évaluation de la contribution publicitaire au changement de comportement. Nous appliquerons pour ce faire le modèle de l’entonnoir de la communication aux problèmes sociaux. Cette tentative est rendue possible par l’existence d’un minimum d’indicateurs nécessaires dans les mesures de campagnes les mieux structurées. Les variations du nombre, du contenu, de la définition et de l’organisation des facteurs dans le corpus des documents d’archives sur les campagnes sociales peuvent rendre l’analyse factorielle difficile quand il n’y a pas d’échelle standardisée de mesure de la réaction aux campagnes dans la catégorie de cause sociale qui est examinée (de telles échelles existent en publicité commerciale pour une grande variété de secteurs d’activité). Nous n’offrirons donc pas ici de démarche confirmatoire par analyse de la structure de covariance, mais une démarche exploratoire basée sur des analyses factorielles. Le modèle rapporte par ordre décroissant le pourcentage des mentions positives obtenues par sondage téléphonique auprès des cibles, en réponse à des questions portant sur les effets attendus de l’exposition à la marque et au message. Les pourcentages sont distribués graphiquement à l’intérieur d’une pyramide inversée qui représente un entonnoir. Suivant le principe classique de la hiérarchie des effets, chaque étape est la condition nécessaire mais non suffisante de l’étape suivante et peut constituer un objectif précis de communication pour une campagne publicitaire. Les étages de cet entonnoir vont de la 2 Rappelons qu’il s’agit d’indicateurs déclaratifs, obtenus par sondage et non par observation du comportement. 37 notoriété à l’adoption en passant par la familiarité, l’opinion, la considération, l’intention et l’essai. Ils représentent les étapes du processus de l’influence communicationnelle sur la décision d’adoption du comportement. L’entonnoir que nous proposons ici est notre adaptation d’un modèle utilisé par plusieurs firmes de recherche pour analyser les réactions de consommateurs, faire le diagnostic de l’état de santé des marques commerciales et de la performance de leurs messages publicitaires, et même prédire l’évolution de la demande. Notre connaissance et notre pratique de ce modèle vient de notre expérience professionnelle à titre de publicitaire au service de clients qui, comme General Motors, faisaient affaires avec la firme Allison-Fisher International, laquelle utilisait ce modèle dit du purchase funnel dans le domaine de l’automobile pour analyser les réactions des consommateurs aux diverses marques de véhicules et à leurs campagnes publicitaires. Le même modèle est utilisé par une multitude d’autres firmes de recherche qui, comme GFK Custom Research North America, l’appliquent à une grande diversité d’industries pour aider les compagnies à comprendre à quoi elles doivent attribuer les variations de leurs ventes. Il existe plusieurs variations du purchase funnel dans l’industrie de la recherche, les firmes privilégiant certains indicateurs à d’autres suivant des critères préférentiels habituellement non définis. Nous avons construit le nôtre sur la base du purchase funnel d’Allison-Fisher, qui est celui avec lequel nous sommes le plus familier, mais nous l’avons adapté à nos besoins. Les quatre premiers indicateurs sont rigoureusement identiques (notoriété, familiarité, opinion, considération), mais nous avons adapté les trois derniers à nos besoins. C’est ainsi que, dans le modèle d’Allison-Fisher, la mesure d’intention se lit one make/model intent (intention d’acheter un modèle précis d’un manufacturier bien identifié) : dans un marché automobile où chaque manufacturier oppose à ses compétiteurs un modèle similaire, dans toute la gamme de ses produits, il est important pour le client de la firme de savoir quel véhicule de quelle marque capture l’intention d’achat des consommateurs qui sont sondés. Dans le domaine social, la compétition existe entre le comportement promu et des comportements délinquants ou même des comportements alternatifs plus ou moins valables, mais pour les fins de notre étude, uniquement consacrée à la publicité, il suffit d’associer l’intention au comportement promu par les messages. Là où le purchase funnel parle de shopping (magasinage du produit ou service), nous avons choisi de parler d’essai du comportement, une étape prévue notamment dans le modèle transthéorique et qui survient avant l’adoption ferme du comportement cible. En matière comportementale, l’essai du comportement fait partie de l’étape au cours de laquelle l’individu examine ses options et teste sa capacité personnelle à changer. Le cas type est celui du fumeur qui, avant de faire le choix de cesser sa consommation de tabac, tente par exemple de se passer de cigarette pendant une journée ou de réduire un peu sa consommation. En sécurité routière, le cas type serait par exemple celui qui vérifie s’il est vrai qu’en respectant les limites de vitesse il n’allonge pas de manière significative la durée de son trajet. Enfin, là où le purchase funnel parle de purchase (achat), nous avons choisi de placer l’indicateur 38 d’adoption du comportement. Le modèle d’Allison-Fisher ne prend pas en compte la fidélisation du consommateur, tout simplement parce que l’acheteur ou le locataire d’un véhicule le garde en général pendant plusieurs années avant d’en changer. D’autres modèles proposent une étape supplémentaire qui est celle de la fidélisation. En matière comportementale, l’adoption d’un comportement se distingue de l’essai justement parce que l’adoption implique une stabilité dans la conversion. En outre, tous les achats dans le domaine commercial n’impliquent pas que le consommateur achète un même produit à haute fréquence, alors qu’en matière de problèmes sociaux, les comportements qui posent problème ont habituellement une fréquence d’occurrence élevée. Enfin, il peut se produire des rechutes, c’est-à-dire une régression vers le comportement réprouvé, ce qui correspond assez bien, dans le domaine commercial, au phénomène dit de l’érosion des clientèles. Les campagnes auxquelles nous nous intéressons traitent peu du problème de la régression comportementale, à tort ou à raison, ce pourquoi nous n’avons pas estimé utile d’intégrer des indicateurs au-delà de l’adoption. Diagramme 1 : L'entonnoir de la communication Notoriété Familiarité Opinion Considération Intention Essai Adoption Théoriquement, la notoriété donne une idée du volume potentiel d’adopteurs. La notoriété totale peut être subdivisée en notoriété spontanée (dite alors Top of mind) et assistée, la plus grande valeur d’influence étant accordée à la notoriété spontanée parce qu’elle a une valeur de rappel. En communication commerciale, l’individu qui amorce un processus d’achat a tendance à favoriser la ou les premières marques de commerce qui dominent la catégorie dans sa mémoire (effet de positionnement). Le taux de rappel dans l’ensemble évoqué est un indicateur pertinent même en publicité sociale car il permet de mesurer jusqu’à quel point la proposition est minimalement connue et a réussi à se positionner 39 favorablement dans la liste des propositions qui se bousculent dans une catégorie donnée 3. En marketing, on soutient généralement que les parts de bruit publicitaire tendent à refléter les parts de marché, ce qui est une façon de dire que l’on peut augmenter ses parts de marché en augmentant sa notoriété. Quand la communication concentre ses objectifs sur cette étape de l’entonnoir, c’est que le promoteur veut s’assurer qu’un maximum de cibles pertinentes connaissent le nom et la nature (catégorie) de ce qu’il a à offrir. La notoriété est un concept relativement simple, solide et opératoire qui fait partie de tous les protocoles de mesure de diagnostic de l’état de santé d’une marque, mais aussi de la performance d’une campagne de communication-marketing 4. Quand le promoteur d’une cause sociale mesure l’efficacité d’une campagne publicitaire, il relève habituellement les données relatives à sa notoriété globale, mais il est moins certain que les taux de notoriété spontanée et assistée auront toujours été relevés. La familiarité indique le pourcentage des répondants qui sont ou qui ont été clients du produit ou service offert par le commanditaire du sondage, qui en ont fait l’expérience ou qui peuvent affirmer en savoir beaucoup sur lui sans pour autant en avoir fait l’expérience. Seules les personnes qui ont répondu connaitre le produit ou le service (réponses positives en notoriété spontanée et assistée) sont interrogées là-dessus. Ce construit permet de mesurer à quel point les cibles sont familières avec le produit ou service et, donc, dans quelle mesure la marque de commerce en question est établie dans leur esprit. Quand la communication concentre ses objectifs sur cette étape de l’entonnoir, c’est que le promoteur veut s’assurer que les cibles pertinentes sont en mesure de nommer les caractéristiques principales du produit ou service, en termes de bénéfices, et qu’elles ont compris comment il se positionne par rapport à la catégorie 5. Divers modèles mesurent la familiarité plus simplement, en ne retenant que le pourcentage de réponses positives en notoriété spontanée, et d’autres vont plus loin dans la simplification en estimant que la notoriété est un indicateur de familiarité. La familiarité peut cependant se distinguer de la simple C’est ainsi que l’on peut établir, en marketing social, un palmarès des préoccupations sociales. Puisque les causes sociales sont en compétition les unes avec les autres pour obtenir l’appui de l’opinion publique, il n’est pas indifférent de mesurer le progrès de chaque cause vers le sommet de l’échelle de notoriété. 4 Le premier souci du publicitaire est de s’assurer que sa campagne soit signée fortement, c’est-à-dire que le public soit en mesure d’associer le message avec le bon commanditaire, ce qui est moins évident à réussir qu’on ne pourrait le croire. 5 Le produit peut vouloir se positionner par rapport à la compétition comme étant le meilleur, ou le moins cher, ou le plus beau, par exemple. 3 40 notoriété si l’on inclut dans ses indicateurs la connaissance minimale (connaissances des caractéristiques dominantes) de la nature du produit ou de l’idée 6. L’intérêt des publicitaires pour le concept de familiarité remonte au moins à l’enseignement de Jim Young, professeur de publicité à l’université de Chicago dans les années 1930 (Treasure, 1974, p. 149). Selon Young, la familiarité se définit négativement en tant que réduction de la peur de l’inconnu : « There is a real social value to be obtained from making things comfortable, secure, familiar » (Treasure, 1974, p. 150). Il estime même que la contribution la plus importante de la publicité au succès commercial d’un produit tient à sa capacité de le rendre familier à l’esprit des consommateurs. Mais le taux de rappel des valeurs principales qui fondent le positionnement du produit, du service ou de l’idée révèle d’autres propriétés de la familiarité, qui ont trait au renforcement 7 : Reminding is a function, the value of which, on a day-to-day basis, is familiar to us all. Most of us have to be reminded to buy our wives a birthday present, to pay bills, to write speeches. At a deeper level, we have to be reminded of our belief in organizations, religions, or brands; otherwise we simply forget to demonstrate our faith: and, in this respect […], advertising, in reminding existing users of the values of a brand, performs its unique functions in the marketing process. (Treasure, 1974, p. 150) Le Net (1993, p. 22) estime (comme Baudrillard, 1986) que les campagnes de publicité, qu’elles soient sociales ou non, ont un effet de contagion. Ceci pourrait expliquer en partie l’intérêt de la familiarité : « Les règles qui président aux meilleures performances en matière de stratégie de communication publique, s'inspirent des impératifs que G. Le Bon a révélés dans Psychologie des foules. Les images et les formules, valorisées par l'affirmation et surtout la répétition, entrainent l'adhésion et la contagion » (Le Net, 1993, p. 22). En marketing social, on observe que, sur le plan de la fréquence d’exposition, la proposition d’un comportement dont on fait la promotion (la saine alimentation, par exemple) est habituellement concurrencée et totalement dominée par des contrepropositions (la malbouffe, par exemple, avec ses publicités, ses innombrables points de vente et son omniprésence dans les foyers et restaurants), ce qui rend le défi plus difficile et plus long à relever. L’une des forces de la communication sociale est alors de réussir à mettre en marché des propositions claires, socialement et moralement si difficilement C’est ainsi que je peux savoir qu’un produit comme Second Life ou qu’une maladie comme la sclérose en plaques existent sans toutefois être en mesure de dire ce que cela peut bien être : un produit d’assurances? une variété de la gale? Quand l’individu est réduit à la devinette, la notoriété n’est guère plus que du bruit cognitif et un encombrement de la mémoire. 7 Le rappel de la proposition commerciale est l’un des façons d’induire un comportement stable de type repeat buying. En problématique sociale, on s’aperçoit de même que si l’on cesse la diffusion de messages de prévention sur les maladies transmissibles sexuellement, par exemple, les populations à risque, même si elles ont acquis les connaissances pertinentes, ont tendance à délaisser les comportements sécuritaires. 6 41 attaquables (manger sainement) qu’elles forceront dans un premier temps la réorchestration de l’ensemble des contre-discours et des contrepropositions pour leur faire endosser et répéter le cœur du message. C’est ce qui arrive, dans notre exemple, quand les producteurs et distributeurs de malbouffe commencent à faire la promotion de leurs ingrédients les plus sains, et à ajouter des lignes de produits plus sains, comme les salades dans les restaurants de consommation rapide. Que ces ajustements commerciaux soient dénoncés comme hypocrites, ou qu’ils ne soient que le reflet de l’ajustement amoral de l’entreprise à une nouvelle demande pour l’exploitation d’un nouveau marché, cela ne change rien au fait que ces producteurs et distributeurs contribuent ainsi à accélérer la domination du nouveau discours socialement acceptable, préalable à la légitimation et l’acceptation sociale de mesures plus contraignantes. On doit toutefois se garder de penser que le concept de familiarité soit d’un usage courant. La plupart des méthodes d’analyse d’efficacité contemporaines n’en font pas état et il n’est donc pas certain qu’on puisse trouver un indicateur de familiarité dans le corpus des documents de campagnes sociales, ni même qu’on puisse trouver suffisamment de données pour nous permettre de reconstruire cet indicateur. Cette difficulté ne risque guère d’entacher les conditions de validité de la présente recherche qui s’intéressera essentiellement à l’examen du construit suivant. L’opinion additionne le pourcentage de répondants qui jugent excellent ou très bon le produit ou service en question. Il s’agit ici d’une opinion globale qui mesure dans quelle proportion le bénéfice unique et différencié de la proposition commerciale est non seulement connu mais surtout endossé par les cibles. Nombre de publicitaires pensent que c’est là l’indicateur le plus important de la santé d’une marque de commerce à long terme. Les efforts consentis par les groupes sociaux pour influencer l’opinion publique laissent penser qu’ils partagent eux aussi ce point de vue sur l’importance de la construction d’une opinion favorable. Nous avons examiné jusqu’ici les indicateurs publicitaires qui agissent sur des représentations mentales qui peuvent n’avoir aucune incidence sur le comportement du sujet : la notoriété, la familiarité, l’opinion et l’opinion publique. Voyons maintenant ceux qui agissent sur les dimensions comportementales : la considération, l’intention, le magasinage/l’essai, et l’achat/l’adoption 8. La considération indique le pourcentage de répondants pour qui le produit ou service du commanditaire est le seul qu’ils considèrent en vue d’un achat, ou comme faisant partie de la liste des deux ou trois qu’ils considèrent dans une même catégorie. La considération est donc à la fois un indicateur La publicité a une fonction conative; c’est même là sa fonction première. Le modèle proposé établit les principales dimensions que le publicitaire peut chercher à influencer. 8 42 (relativement fiable) de l’endroit où se situe l’individu dans le processus de l’achat et un indicateur (moins fiable) de la probabilité qu’il achète le produit, le service ou l’idée. À ce stade où l’intention n’est pas arrêtée, le promoteur veut surtout s’assurer que le produit, le service ou l’idée dont il fait la promotion fasse partie de la courte liste des options que la cible contemple. Pour ce faire, le promoteur va vouloir communiquer les caractéristiques de sa proposition (produit, service, idée ou comportement) qui auront un maximum de pertinence pour les cibles compte tenu de leurs désirs, de leurs besoins et de leurs capacités. Il doit, pour cela, connaitre les critères de décision de la cible et faire valoir les attributs de sa proposition qui y répondent le mieux. L’intention indique le pourcentage de répondants qui se prononcent sur le degré de probabilité qu’ils achèteront précisément le produit ou service du commanditaire d’ici une période de temps que le répondant aura précisé 9. On sait que si l’intention est considérée comme le meilleur prédicteur du comportement dans la plupart des modèles en psychologie de la santé (Ogden, 2004, p. 40), il n’est pas infaillible, loin de là. Il peut y avoir une différence considérable entre l’intention et l’achat, et ce, d’autant plus que le cycle de vie du produit et que l’investissement nécessaire au processus d’achat se fait à long terme. L’importance de cet investissement dépend à la fois de l’individu et de la nature de ce qui est acheté. Si un même comportement peut être adopté instantanément par certains individus, lentement par d’autres, jamais pour les autres, c’est que le rapport cout/bénéfice n’est pas le même pour tous. Habituellement, les sondages des campagnes sociales comportent des indicateurs de l’intention de se plier au comportement cible, mais ils sont interprétés avec beaucoup de réserve, sachant combien il peut y avoir d’obstacles entre l’intention de comportement et sa réalisation, et combien les réponses peuvent être biaisées par la désirabilité sociale. Les sondages comportent parfois une variété de réponses sur le plan des intentions qui permettent de préciser dans quelle mesure le répondant entend se conformer au comportement souhaité ou se rabattre sur un comportement alternatif. C’est ainsi qu’à la suite de l’exposition à un message de sécurité routière engageant les gens à retirer ses clés à un ami qui a trop bu et qui s’apprête à conduire son véhicule, certains répondants peuvent répondre qu’ils ont l’intention désormais de confisquer les clés, tandis que d’autres répondront qu’ils utiliseront des stratégies préventives moins intrusives (meilleur contrôle de la consommation, désignation préalable d’un conducteur sobre, moralisation plus insistante, etc.). On aura donc un pourcentage de déclaration d’intention d’adoption qui pourra être ventilé suivant le degré de conformité au comportement souhaité, et qui pourra aller de l’intention de se conformer précisément au dit comportement jusqu’au refus, en passant par les diverses stratégies comportementales alternatives. C’est évidemment le pourcentage de 9 La capacité de préciser le délai d’ici l’achat est une information nécessaire pour considérer que l’intention est formée. Elle est un indicateur du sérieux de la réponse. 43 la première catégorie de réponses qui est le plus important à considérer pour les commanditaires d’une campagne comportementale, et celui qui fait en sorte que le modèle de l’entonnoir maintient à ce stade une structure d’effets décroissants. L’essai ou magasinage (shopping) indique le pourcentage de répondants qui ont effectivement magasiné le produit ou service du commanditaire. En marketing social, ce construit pourrait être assimilé au comportement d’essai du comportement cible, comme lorsqu’une personne teste sa capacité à arrêter de fumer avant de se décider plus fermement, ou encore lorsqu’un conducteur teste sa capacité à passer une soirée agréable tout en restant sobre parmi des convives qui ne limitent guère leur consommation d’alcool. L’un des indicateurs les plus utiles du magasinage est évidemment la tenue de statistiques sur les visites dans les points de vente (réels, et même virtuels quand l’achat en ligne est possible ou, du moins, quand le site fournit de l’information pertinente au processus de magasinage et permet de déduire les intentions de l’internaute en enregistrant son cheminement dans l’architecture du site). Une augmentation des visites, à la suite d’une campagne de publicité, sera considérée comme un indicateur de son efficacité d’autant plus fiable que le taux de fréquentation présentera une variation positive qui ne pourra s’expliquer par aucune autre activité du commanditaire ou du marché 10. L’adoption ou achat, enfin, indique le pourcentage des répondants qui ont acheté le produit ou service. La comparaison de l’achat avec le magasinage permet d’établir la performance de la force de vente par le calcul du closing ratio. En marketing social, l’achat pourrait correspondre à l’adoption du comportement cible. Évidemment, l’adhésion à un comportement peut connaitre des hauts et des bas, voire régresser au point de disparaitre. Le même phénomène existe en marketing commercial quand le consommateur ne manifeste pas ou plus de fidélité à la marque. Dans tous les cas, bien des raisons et des stratégies ont été avancées pour tenir compte de ce phénomène et le contrer, tant en marketing social que commercial. En conséquence, d’autres modèles ont été suggérés afin de tenir compte des situations où le produit ou service a une durée de vie limitée et est susceptible de ré-achat. Ces modèles incluent par exemple des indicateurs de l’influence de la relation après-vente sur la fidélité à la marque. L’inclusion de tels indicateurs dans le modèle le transforme graphiquement en spirale. Ces raffinements ne nous intéresseront pas ici. Les cas les plus probants en marketing commercial se trouvent généralement dans la catégorie des produits saisonniers. Il arrive qu’un annonceur diffuse une campagne publicitaire hors saison pour tester la capacité d’une offre à capturer une partie de la demande avant que les compétiteurs ne soient actifs dans le marché. Si la courbe des ventes de l’annonceur connait alors une hausse significative comparativement à la courbe des ventes de l’industrie, et s’il n’y a eu aucune autre modification dans les conditions du marché que sa campagne publicitaire, il peut alors attribuer la hausse de ses ventes à cette diffusion de son offre. 10 44 L’usage de l’entonnoir d’achat en marketing commercial permet au praticien d’observer une hiérarchie habituellement stable qui semble confirmer la forme de l’entonnoir de la communication : un indice affiche presque toujours un pourcentage de réponses positives supérieur aux indices qu’il précède. De la notoriété, qui présente toujours le taux le plus haut, jusqu’à l’achat, qui présente toujours le taux le plus faible, la mesure des indices reproduit un effet d’entonnoir. Le publicitaire observera aussi que, si les techniques d’influence qui utilisent comme vecteur les médias permettent de rejoindre une très grande masse d’individus mais avec une capacité limitée de segmentation des cibles et, donc, de modulation des messages 11 (personnalisation en fonction des besoins spécifiques de chaque individu du groupe cible), elles peuvent surtout agir sur les indicateurs de notoriété, de familiarité et d’opinion, c’est-à-dire sur le haut de l’entonnoir. Il observera aussi que les techniques d’influence qui utilisent comme vecteurs les médias permettant de rejoindre une moins grande masse d’individus mais avec une plus grande capacité de segmentation des cibles et, donc, de modulation 12, peuvent surtout agir sur les indices de considération, d’intention, de magasinage et d’achat, soit la partie inférieure de l’entonnoir de l’achat. Les indicateurs du haut de l’entonnoir guident les actions de conditionnement à long terme, lesquelles prennent la forme de campagnes d’image et de positionnement qui veulent surtout laisser une impression latente dans l’esprit des cibles qui sont encore à plusieurs mois, voire à plusieurs années, du moment de passer à l’acte d’achat ou d’adoption 13. Les indicateurs du bas de l’entonnoir guident les actions de séduction des cibles qui sont à la recherche d’information alors que le moment de l’achat ou d’adoption est proche 14. Cela étant dit, le modèle de l’entonnoir de la communication est peut-être entaché de biais fondamentaux, mais qui peuvent être corrigés. La conceptualisation des indicateurs et de leurs effets Télévision, radio, magazines et journaux, par exemple. Marketing direct et force de vente, par exemple. 13 Une campagne d’image pour un produit automobile peut vouloir agir sur des gens dont on sait qu’ils ne comptent pas changer de véhicule avant un, trois, cinq et même sept ans. À cette distance du passage à l’acte, les informations trop précises (comme le prix d’achat et les options) ne seront pas retenues par les cibles et risquent de toute façon de perdre leur pertinence au moment opportun (les modèles, les prix et le contexte du marché vont certainement changer sur une aussi longue période). Il arrive que le processus d’idéation de l’entonnoir d’achat se télescope à une si grande vitesse dans l’esprit des cibles qu’il semble qu’une seule campagne de notoriété suffise à déclencher l’achat. C’est ce qui arrive par exemple dans le cas où un produit ou service se fait connaitre auprès de cibles qui ont un profil d’adopteurs précoces. Dans l’ensemble, les conditions de marché nécessaires pour qu’un tel effet immédiat se conjugue à un effet de masse sont plus l’exception que la règle. Pour réussir cet exploit dans un marché compétitif, il faut pouvoir compter soit sur un produit soit sur une communication résolument différents et pertinents, et idéalement sur les deux. 14 Typiquement, ces cibles réagissent plus positivement aux messages qui leur fournissent des informations factuelles clés (comme le prix de vente et les caractéristiques plus détaillées du produit, la proximité des lieux de vente, le service après-vente) et aux produits ou services qui répondent le mieux à leurs besoins personnels et à leur capacité de payer. 11 12 45 semble valide, et le modèle laisse place à des variables modératrices 15, mais la typologie des réactions de la cible est limitée. Les variables liées aux émotions 16 sont peu nombreuses et leurs capacités modératrices ne sont jamais envisagées 17. Pourtant, les promoteurs de causes sociales comme les promoteurs commerciaux savent reconnaitre l’impact de la persuasion émotive et encourager jusqu’à un certain point sa reproduction par des stratégies basées sur son instrumentation. Il s’ensuit que la validité stratégique du modèle repose peut-être sur le nombre somme toute restreint de réactions envisagées par la cible, sur l’exclusion de certaines variables modératrices et, surtout, sur le caractère autovalidant des actions qui sont engagées non pas pour tester le modèle mais pour l’appliquer. Cela pourrait expliquer pourquoi la hiérarchie des effets est relativement stable d’étude en étude. D’après notre expérience de publicitaire, une campagne basée sur l’émotion plutôt que sur l’argumentation rationnelle, dans la mesure où elle obtient de hauts scores d’appréciation, peut faire augmenter significativement les indices du haut de l’entonnoir d’une manière que le modèle n’a pas prévu ni ne peut expliquer. Elle peut aussi, quoique plus rarement, avoir le même effet sur les indicateurs du bas de l’entonnoir. Dans ce dernier cas, on peut penser que plus l’adoption de la proposition nécessite un haut degré d’investissement personnel, et que plus cette proposition a une longue histoire de marque négative 18, plus il est difficile à la publicité de provoquer des changements significatifs au bas de l’entonnoir. Lutz, Mc Kenzie et Bench (1989) expliquent par le transfert d’affect le processus par lequel la médiation opère. Quand leur action s’inspire des théories de la psychologie sociale, les promoteurs de causes sociales ont tendance à se concentrer sur les indicateurs du bas de l’entonnoir. Ils conceptualisent alors l’intention Il tient compte du niveau d’engagement de la cible en fonction de sa position dans l’entonnoir par rapport au moment de l’achat pour suggérer quelles techniques publicitaires utiliser (commandite, publicité de masse, marketing direct, etc.) et quel message convoyer, toujours suivant des modèles rationnels de prise de décision. 16 Ce modèle a pour vocation d’aider les promoteurs d’une marque à faire le diagnostic de son état de santé et à orienter les actions de communication de manière à améliorer les perceptions du consommateur sur les points faibles. Mais les critères de diagnostic du modèle sont essentiellement des critères rationnels du jugement (cout, accessibilité, rendement, propreté, etc.) et comptent très peu de facteurs plus émotifs (comme la beauté, le plaisir d’utilisation, etc.), de sorte que les objectifs et stratégies de communication corrective ne conçoivent finalement aucun autre mode discursif que l’argumentation rationnelle, ce qui limite les concepts et les axes de création aux modes d’influences les plus lourds et, finalement, les moins adaptés à la publicité de masse. 17 Les effets des variables émotives (beau, excitant, amusant, branché, etc.) ne sont jamais envisagés autrement pour le produit et pour la publicité que comme manière d’arriver à se faire remarquer dans un environnement concurrentiel encombré. En l’état, le modèle ne permet pas de prédire et encore moins d’expliquer, par exemple, qu’un produit sera acheté simplement parce qu’il a un design exceptionnellement attrayant. Appliqué en problématique comportementale, il ne permettrait pas non plus de prédire ou d’expliquer, par exemple, qu’un comportement puisse être valorisé, voire adopté, parce qu’il permet d’exercer un contrôle social (pensons à toutes les campagnes sociales qui veulent transformer les citoyens en activistes). 18 Le capital positif ou négatif de la marque s’établit non seulement en fonction de la qualité du produit mais aussi en comparaison avec les produits concurrents. En matière de changement social, on peut proposer l’adoption d’un comportement qui semble ne présenter que des avantages, mais se buter à la compétition de comportements opposés nettement plus gratifiants et accessibles. 15 46 comme le meilleur prédicteur du changement de comportement et cherchent le moyen d’agir sur les modérateurs les plus près du passage à l’acte (l’achat). Sous l’influence des approches psychologiques, cognitivistes et épidémiologiques, le programme de recherche sur le comportement a favorisé le développement d’approches fondées sur des savoirs tirés d’expériences cliniques plutôt que sur des savoirs probabilistes. En évacuant en grande partie le paradigme sociologique des voies royales de la recherche sur la question, les chercheurs ont peut-être un peu perdu de vue l’intérêt du travail social et des dimensions symboliques. Si le marketing social lui-même semble favoriser les approches psychosociales de l’influence du comportement, c’est parce qu’elles offrent l’avantage de pouvoir mesurer plus finement l’efficacité des interventions, parce que cette exigence de mesure d’efficacité est l’un des piliers de la discipline du marketing, et parce que le marketing, en favorisant le concept de la nouvelle gestion publique, a su créer lui-même la demande des États modernes pour des méthodes de gestion plus efficace des deniers publics. Toutes ces approches ont toutefois une conceptualisation assez pauvre de la publicité et des médias qui en sont les vecteurs. L’efficacité de la publicité sociale en sécurité routière : une revue de la littérature Compte tenu des sommes colossales investies dans les campagnes de promotion de la sécurité routière dans le monde, et des nombreuses campagnes qui offrent l’occasion de vérifier empiriquement les théories, de nombreux auteurs et promoteurs de cette cause sociale se sont intéressés à la question de l’efficacité de la publicité routière et ont cherché à modéliser le processus de changement de comportement routier. On a cherché à préciser comment la publicité influencerait le comportement routier et si la publicité pouvait exercer cette influence par elle-même (influence directe) ou en combinaison avec d’autres facteurs (indirectement par l’influence des attitudes ou des normes sociales, par exemple, ou par l’addition à une panoplie de moyens d’intervention créant un effet synergique). Pour ce faire, certains chercheurs ont surtout fait des méta-analyses, et certaines corrélations ont été observées. D’autres, en association avec des organisations chargées de la gestion de la sécurité routière, ont pu tester sur le terrain la valeur explicative de certaines hypothèses susceptibles d’expliquer avec plus de détails et de rigueur la mécanique de l’influence publicitaire. Le Net (1981) est l’un des premiers à avoir préconisé la combinaison à travers le temps de trois types d’intervention pour modifier les comportements : sensibilisation, règlementation et contrôle. Les campagnes de sécurité routière s’intéressant à la prévention par tous les moyens, et pas seulement par la conversion volontaire au changement du comportement, elles utilisent habituellement l’une ou l’autre des trois approches suivantes pour réduire le bilan routier : 47 - modifications environnementales (ingénierie des routes et des véhicules); éducation des usagers de la route; contrôle routier. L’amélioration des routes et des équipements de sécurité des véhicules ne se traduit pas nécessairement par une amélioration du bilan routier car, les promoteurs de la sécurité routière le savent, plus un véhicule et un environnement routier paraissent sécuritaires, plus le conducteur est enclin à prendre des risques. Pour illustrer la supériorité des approches comportementales sur les approches technologiques, prenons le cas des motocyclistes québécois. On sait que les motos n’ont pas de freins ABS, de coussins gonflables ni de poutres de protection, contrairement aux plus gros véhicules, et que les motocyclistes sont beaucoup plus vulnérables aux accidents. Or, au cours des vingt dernières années, le bilan routier des motocyclistes s’est amélioré de 400%, et ce, malgré le fait que le nombre de motos ait doublé et sans que les routes aient été significativement améliorées (le gouvernement a d’ailleurs confessé le contraire et lancé depuis quelques années un calendrier de rattrapage). C’est en raison de l’amélioration de ces résultats, attribuable à l’amélioration des comportements des motocyclistes, que la SAAQ a accepté, de réduire leurs contributions d’assurance de 15% à 23% en 2012 (Nadeau, 2011). Les approches environnementales et éducatives jouent peut-être un rôle important dans la modification du bilan routier, mais quand elles échouent à modifier suffisamment les comportements à risque des usagers, alors les promoteurs de la sécurité routière tendent à user du contrôle routier pour décourager, détecter et punir ces comportements. On ne peut certes pas éliminer toutes les occurrences d’infraction, mais il y a deux manières d’augmenter l’impact du contrôle routier sur le bilan : en augmentant le nombre et l’intensité des opérations policières, et en augmentant le nombre des comportements délictueux (en sanctionnant ou en criminalisant des comportements dangereux qui étaient jusque là permis). Il est largement reconnu et répété dans la littérature spécialisée que les facteurs humains jouent un rôle déterminant dans plus de 90% des accidents de la route (voir, par exemple, Daignault et Paquette, 2010), que la perception du risque d’être arrêté est le facteur qui a le plus d’influence sur le comportement routier, et que les changements de comportement permanents sont largement dépendants de l’existence d’opérations intenses et soutenues de contrôle routier. Et c’est pourquoi les campagnes se concentrent principalement sur les moyens de mieux détecter et d’intercepter les délinquants d’abord, et sur les moyens d’accroitre la sévérité des peines ensuite (Zaal, 1994, p. 28). Sauf en Suède, où la politique de « Vision 0 accident » repose sur le partage des responsabilités (incluant celles des autorités publiques et des constructeurs de routes et de véhicules), il est largement convenu de par le monde qu’il faut identifier le conducteur comme le principal sinon le seul responsable des accidents de la route : 48 In all road transport systems, it is the road user who has more or less the total responsability for safety. In most countries, there are general rules that the road user should behave in such a way that accidents are avoided. If an accident occurs, at least one road user has, by definition, broken the general rule and the legal system can therefore act. (Tingvall, 1998) Moreen et Moran (1998) présentent comme un fait établi que le comportement du conducteur est en cause dans 95% des accidents de la route. Cette donnée explique la place prépondérante qu’occupe la doctrine de la dissuasion dans les stratégies de sécurité routière, et d’abord dans le modèle du TAC. Selon Harrison (1998c), les promoteurs et chercheurs australiens se démarquent par la prédominance qu’ils accordent à la doctrine de la dissuasion pour étudier le comportement des conducteurs mis en présence d’opérations de contrôle routier. La doctrine de la dissuasion est, en sécurité routière, le principal modèle explicatif de la relation présumée entre d’une part le contrôle et la répression (enforcement) et d’autre part le comportement des conducteurs. Homel (1998) en a le premier appliqué les concepts aux opérations de contrôle de l’alcool au volant dans la Nouvelle Galles du Sud en Australie. Le modèle s’est ensuite imposé aux opérations de contrôle et de répression de la vitesse (Fildes et al., 1991) avant de s’imposer à l’ensemble des pratiques de sécurité routière (Zaal, 1994) : « its application to road safety practice has resulted in widespread, intensive enforcement activity which in turn has had an impact on a number of measures of crash involvement » (Harrison, 1998 b). L’effet synergique Les pratiques en sécurité routière prônent traditionnellement le recours aux lois et à l’éducation et l’information pour changer le comportement routier (Tingvall, 1998). Les termes d’information et d’éducation ne sont pas définis, mais il est courant dans ce milieu d’anoblir le rôle de la publicité sociale en l’assimilant à une forme d’information et, mieux, d’éducation du public (Cambridge, 1998; Fitzgerald, Harrison, Pronk et Fildes, 1998; Organ-Moore, King et Walsh, 1998; Thompson, 1998). Il reste que, dans la littérature scientifique sur la sécurité routière, la publicité est systématiquement classée comme une technique très peu utile pour influencer le comportement. Zaal parle d’un effet significatif sur la notoriété des enjeux mais d’un impact minime sur le comportement à long terme (1994, p. viii et 30), et d’un effet virtuellement inutile (Community, 2001) quand elle est employée seule, mais dont l’usage est recommandé voire essentiel quand elle est peut être combinée à un ensemble d’autres moyens. Nous appellerons « effet synergique » la modification de comportements obtenue par la combinaison d’au moins deux moyens d’influence. En sécurité routière, ces moyens incluent le contrôle routier parce que, à de hauts niveaux d’intensité, il augmente significativement la perception de risque d’être intercepté (Dussault, 1990; Zaal, 1994; Community, 2001). L’effet synergique sur lequel nous allons 49 concentrer notre attention concerne la combinaison de la publicité et du contrôle routier parce que cette combinaison a fait l’objet d’études spécifiques. La recherche en sécurité routière a établi que l’effet publicitaire en lui-même requiert pour se produire une campagne d’une longue durée (Shinar et McKnight, 1985) et qu’il est éphémère car il s’éteint rapidement après la campagne (Elliott, 1993). La stratégie préconisée par le TAC est de multiplier les campagnes synergiques de contrôle routier et de publicité. Cette approche est explicitement endossée au Québec par la Table de sécurité routière (2007, p. 14) et par l’Association des directeurs de police du Québec. Une évaluation de l’effet synergique en sécurité routière au Québec (Gagné et Blais, 2011) a conclu elle aussi que l’effet est significatif mais très volatile et couteux à produire, ajoutant cependant que la modification des infrastructures routières (comme l’installation de dos d’âne) offre des moyens moins couteux et plus efficaces de réduire le bilan routier. À l’évidence, la répression elle-même a des limites. En ce qui concerne l’application des lois et règlements sur la sécurité routière, plusieurs études ont tenté d’éclairer la relation qui existe entre les activités policières de répression et la réduction du bilan routier. Dans une étude effectuée pour le Public Roads Administration de Norvège, Elvik et Rydningen (2002) ont montré que si certaines formes de répression sont plus efficaces que d’autres, la relation n’est pas linéaire. Elvik et Rydningen ont fait une méta-analyse de 26 études évaluant des opérations policières contre la CFA, opérations qui ont pu être menées en conjonction ou non avec d’autres mesures mais qui comprenaient en général une campagne publicitaire en soutien. Après avoir établi la moyenne annuelle de l’intensité des contrôles policiers (facteur d’intensité 1 sur l’échelle), les auteurs ont évalué que les 26 opérations policières contre la CFA qui ont fait l’objet de la méta-analyse ont multiplié ce facteur d’intensité par un facteur de 5 à 10. Malgré cette intensification, les auteurs ont estimé qu’une réduction de 9% des accidents avec décès ou blessures graves était le meilleur résultat qui pouvait être espéré du renforcement du contrôle policier. En soumettant les résultats de ces opérations de la police norvégienne à une étude cout-bénéfice, les auteurs ont précisé le déclin des effets marginaux du renforcement des opérations policières contre la CFA. En établissant à 100% le niveau signalant l’élimination complète de la CFA, ils ont conclu qu’un accroissement de l’intensité des contrôles par un facteur de 2 permettrait au mieux d’atteindre 20% de l’objectif théoriquement atteignable de 100%, qu’un facteur de 3 mènerait à un maximum de 30% de l’objectif, qu’un facteur de 6 mènerait à un maximum de 45%, et qu’un facteur de 10 mènerait à un maximum de 60%. Cela signifie qu’au-delà d’un point optimal, l’augmentation des activités de répression cesse d’avoir un impact significatif et rentable sur le bilan routier. En outre, les auteurs observent qu’à la fin des opérations policières, l’effet positif ne perdure pas. 50 Graphique 1 : Relation entre les opérations de contrôle routier et les accidents Source : Elvik et Rydningen, 2002. La recherche a beau avoir identifié une grande diversité de déterminants du comportement routier, le « principal moyen d’intervention en matière routière est le droit, même si l’éducation et la prévention jouent un rôle fondamental à plus long terme » selon Pérez-Diaz (2003), pour qui c’est l’idée que la répression serait dissuasive qui conduit les promoteurs de la sécurité routière à prôner des réformes juridiques et judiciaires dans la perspective d’un accroissement continu des sanctions et de leur fréquence. La répression est, avec l’introduction de mesures restreignant l’accès à la conduite (comme la fixation d’un âge minimal pour l’obtention d’un permis de conduire, l’imposition de cours et de test de conduite, par exemple), l’un des grands moyens coercitifs utilisés par les promoteurs de la sécurité routière pour forcer la conformité comportementale. À ces contrôles légaux, il faut ajouter le contrôle social informel par lequel les pairs sont invités à exercer une surveillance des attitudes et comportements routiers à risque, à manifester leur désapprobation voire à intervenir (pour confisquer les clés d’un conducteur à risque). La coercition est définie ici non seulement comme le contrôle permis par la loi et effectivement exercé (contrôle social externe formel), mais également comme le contrôle social par lequel un citoyen cherche à imposer la conformité (contrôle social externe informel). 51 La coercition n’est évidemment pas le seul déterminant de l’amélioration du bilan routier 19, mais il est entendu depuis longtemps que la menace de la punition est la principale stratégie utilisée pour forcer les conducteurs à la conformité (Elliott, 1992). À cet égard, Pérez-Diaz (2003) cite l’Australie, l’Angleterre et le Canada comme trois modèles d’expérimentation à grande échelle du modèle répressif (fondé sur l’accroissement du risque réel et perçu d’être contrôlé et puni) qui semblent avoir fait leurs preuves. En matière de sécurité routière, presque tous les gains concrets qui ont été obtenus par la modification du comportement des conducteurs résultent de l’imposition 20 de lois, tout simplement parce que les conducteurs réagissent surtout en fonction de la perception de risque et qu’il est possible de les convaincre qu’ils encourent le risque d’une punition sévère s’ils enfreignent la loi (O’Neill et Mohan, 2002). Les campagnes du TAC, qui sont basées sur un mélange de contrôle routier et de publicité associé à une utilisation extensive de la recherche pour guider les décisions (Bliss, Guria, Vulcan et Cameron, 1998; Remenyi, 1998; Li et Routley, 1998; Vulcan, 1995; Small et Frith, 1998), ont acquis une réputation enviable pour avoir contribué à une réduction d’environ 50% des décès et 40% des blessures graves entre 1989 et 1993 (Cameron, Newstead et Vulcan, 1994). L’importance de la coercition dans les stratégies de la sécurité routière semble n’être jamais exprimée plus clairement que dans les propos officieux de ses promoteurs. À la Road Safety Conference de 1998, par exemple, et en réponse à une question à propos de leur présentation sur les stratégies de répression et d’éducation utilisées pour lutter contre l’alcool au volant dans les zones rurales de l’État de Victoria (Healy et Wylie, 1998), David Healy du TAC et Bob Wylie de la police de Victoria ont affirmé que tous les automobilistes de l’État ont été interceptés au moins une fois dans des opérations de barrages routiers. Ils ont alors affirmé que c’est la dynamique de la dissuasion qui est la clé du progrès en sécurité routière. Cette affirmation n’a soulevé aucune objection de la part de l’auditoire dont les questions adressées à Healy et Wylie ont essentiellement porté sur la difficulté de mobiliser les services de police et d’obtenir qu’ils appliquent les lois avec une sévérité et une diligence égales. Dans les échanges, on a souligné combien la gestion douteuse de la sécurité routière, telle qu’elle est faite par la plupart des municipalités et leurs services de police, contribue à saper la légitimité de la cause et expliquerait pourquoi la lutte contre la vitesse au volant est perçue par la population comme un prétexte pour collecter des taxes. Il ressort de ces échanges que l’utilisation des contraventions comme source de revenus par les municipalités est un problème connu mais pas reconnu : tous les participants à cet échange avec Healy et Wylie en ont parlé comme le nœud évident du problème, bien qu’aucune présentation n’en ait fait état. Invitée après sa présentation (Moreen, 1998) à expliquer comment les Australiens ont réussi à discipliner Rappelons notamment les efforts pour améliorer l’ingénierie des routes et des véhicules, de même que l’intégration d’une éducation à la sécurité routière dans la formation scolaire des enfants. 20 Dans la mesure évidemment où ces lois comportent des sanctions conséquentes et sévèrement appliquées. 19 52 et à enrôler les services de police dans la lutte contre l’alcool et la vitesse au volant, la responsable de la Direction des programmes de sécurité routière dans l’État australien de Nouvelle Galles du Sud, Lori Moreen, a répondu que tous ces problèmes se dissipent du jour où l’organisation chargée de faire la promotion de la sécurité routière paye pour obtenir les services de la police. « The key factor to police involvment : we pay them ! » 21, résuma-t-elle en une formule qui fit rire l’auditoire. Si les campagnes d’éducation n’obtiennent pas de résultats probants, c’est qu’il s’avère impossible de convaincre un conducteur qu’il risque un accident du fait de son propre comportement (le danger public, c’est toujours l’autre) et que les individus agissent souvent en contradiction avec ce qu’ils savent. Malgré les évidences de la recherche, l’idée que la publicité puisse avoir à elle seule un impact direct sur le comportement des cibles résistantes est persistante à en juger par le nombre de campagnes publicitaires conçues pour influencer directement le comportement, souvent par les mêmes organisations gouvernementales qui commanditent ces recherches. Révisant les résultats d’études qui avaient observé un impact significatif de la publicité sur le comportement routier, Zaal (1994, p. 11) a relevé le fait que l’effet mesuré est très éphémère et dépend de l’imminence de la tenue d’opérations de contrôle. Si les conducteurs ne constatent pas la réalité des opérations, la publicité perd tout son impact sur le comportement (voir aussi Shinar et McKnight, 1985). En matière de sécurité routière, tous les cas où l’on a présumé que la publicité avait pu avoir à elle seule un impact sur le comportement routier ont été démentis par l’examen rigoureux des faits. C’est aussi le cas, souvent cité, des campagnes pour le port de la ceinture de sécurité. Partout où l’introduction de l’obligation du port de la ceinture de sécurité s’est faite avec de la publicité mais sans mesures de contrôle, l’effet apparent de la publicité s’est vite dissipé (Fricker et Larsen, 1989; Key, 1991; Makinen et al., 1991, Elliott, 1993). En plus de la dimension éphémère de l’effet synergique et du degré d’intensité qu’il requiert pour atteindre des valeurs mesurables et significatives, Mathhijssen (1992) et Zaal (1994) ont noté, dans le cas des campagnes contre l’alcool au volant, que la synergie atteint rapidement des plateaux d’efficacité. Dans les conditions optimales, on obtient donc une réduction importante de la prévalence de la conduite en état d’ébriété jusqu’à un optimum que la poursuite ou l’intensification des opérations ne réussit pas à briser. Ce plateau signale le point au-delà duquel le ROI se dégrade rapidement. Pour que la courbe de prévalence replonge, il semble qu’il faille, dit Zaal (1994, p. 31), des mesures plus sévères. La SAAQ endosse cette conclusion. L’un de ses stratèges (Letendre, 2000, cité par Ducraux, 2001, p. 63) estime que la persuasion par la sensibilisation ne permet pas à elle seule de dépasser un seuil de conformité de Elle est aujourd’hui membre de l’ARRB, un groupe de chercheurs et de formateurs spécialisés dans le transfert de la connaissance scientifique en sécurité routière à la connaissance pratique. 21 53 30 à 40% 22, mais que l’entrée en vigueur d’une loi visant le changement de comportement fera passer le taux de conformité à un plateau de 60 ou 80%, tandis que le contrôle (grâce à la peur d’être arrêté) l’augmentera jusqu’à un optimum de 90 ou 95%. Cette explication est conforme aux observations de Le Net (1981) sur la tendance de l’État à user et abuser de l’arsenal règlementaire pour pallier aux insuffisances de la communication sociale, l’approche disciplinaire offrant une efficacité plus grande que l’approche de responsabilisation. Dans cette optique, l’intervention législative et coercitive de l’État se comprend comme un processus institutionnel de révision et de mise à jour sociale des normes comportementales. Dans ce système, on peut voir que c’est l’État qui propose et qui promeut les innovations (sous forme législative et règlementaire). L’impact de ces innovations, si elles sont réellement efficaces, devrait se refléter sur l’évolution de la courbe du bilan routier, de sorte que cette courbe représenterait non seulement la courbe de réduction des accidents mais aussi la courbe d’apprentissage de l’État en matière d’intervention en sécurité routière. Si l’amélioration est principalement attribuable à ses interventions plutôt qu’à des facteurs exogènes incontrôlables (comme les variations de la météo ou de la démographie) on devrait observer plus qu’une simple diminution continue des accidents graves sur le long terme : on devrait minimalement pouvoir observer une corrélation entre les séquences de baisses significatives et l’introduction de mesures législatives et règlementaires (quand elles sont suivies de mesures de contrôle effectives). Si l’État accélère le rythme d’introduction de nouvelles mesures, et qu’elles sont efficaces, les variations annuelles du bilan routier devraient refléter ce rythme par des séquences de baisses d’accidents de plus en plus rapprochées et par une amplitude toujours plus faible des épisodes de hausses. Ce rythme serait fonction d’au moins trois facteurs d’importance : 1- le temps qu’il faut à l’État pour créer l’environnement culturel favorable au changement; 2- le temps que met l’introduction d’une innovation à accomplir ses trois phases : amélioration – plafonnement – régression. L’introduction régulière d’une innovation juste avant que l’impact de l’innovation précédente ne régresse expliquerait la disparition progressive de la courbe en vagues (hauts et bas) et son remplacement par une courbe en escalier. Cette évolution marque le passage progressif d’un processus d’expérimentation stochastique (essai - erreur) à un processus d’intervention soigneusement planifié; 3- la diversification des innovations : la résistance de la population au changement est moindre quand on varie les angles d’attaques au lieu de constamment frapper sur le même clou. Ce phénomène s’expliquerait à notre avis par le fait que la résistance de la population aux innovations n’est pas organisée (contrairement aux actions de la SAAQ) mais purement réactive : elle est réactive et organique et non proactive et stratégique, 22 Ce qui serait obtenir déjà des taux de conversion tout à fait respectables mais rappelons que pour attribuer ce seuil à un effet publicitaire, comme le fait Letendre, il faudrait pouvoir démontrer qu’il y a eu conversion, ce qui n’a pas été fait. 54 elle s’ajuste mais n’anticipe pas, suivant un processus relativement lent et que, au Québec, la SAAQ aurait appris à exploiter. Si la coercition est bien un déterminant important de l’amélioration du bilan routier, on a peu étudié les mécanismes de persuasion par lesquels on peut amener une majorité récalcitrante de la population à réclamer de l’État qu’il use de la contrainte envers elle. Comment les promoteurs de la sécurité routière arrivent-ils à convaincre une population qu’il est légitime de subir et de percevoir la contrainte de l’État à son endroit comme un service public essentiel? L’analyse comparée des campagnes contre la vitesse et l’alcool au volant devrait nous aider à y voir plus clair. Elle devrait nous permettre de vérifier que les recherches sur ces deux types de campagnes confirment les savoirs généraux sur l’efficacité de la publicité en général et de la publicité en sécurité routière en particulier, savoirs qui jusqu’ici se recoupent de manière satisfaisante, et que ces recherches plus pointues aboutissent aux mêmes constats dans leurs domaines d’application respectifs. L’influence de la publicité sur la réduction de la vitesse au volant Depuis leur introduction en 1989, les opérations mobiles de contrôle de la vitesse par radar photo sont devenues un élément essentiel des programmes de lutte contre la vitesse au volant dans l’État de Victoria en Australie. Dès le début, ces opérations furent doublées de campagnes publicitaires, soit contre la vitesse, soit pour faire connaitre les activités de radar photo. Cameron et al. (1992) ont relevé une diminution significative de 15% des accidents avec victimes de décembre 1989 à mars 1990, coïncidant avec des opérations de radar photo de faible intensité et une campagne publicitaire de faible intensité aussi contre la vitesse au volant. D’avril à juin 1990, la campagne de promotion du radar photo fut lancée et diffusée avant que les opérations de radar photo ne soient intensifiées. Malgré ce décalage, les auteurs ont constaté une réduction du nombre des accidents de 34% dans la capitale Melbourne (ainsi qu’une réduction des accidents avec blessures graves) et de 21% sur les routes secondaires. La combinaison d’opérations radar et de publicité de forte intensité après juillet semble avoir maintenu l’effet espéré : on a constaté une réduction des accidents de 32%, 23% et 15% à Melbourne, dans les villes régionales et sur les routes secondaires, avec toujours une réduction des accidents avec blessures graves à Melbourne. Depuis, chaque fois que le TAC a modifié le modus operandi ou intensifié le programme de contrôle routier par radar photo, ces changements ont fait l’objet de campagnes publicitaires. Quand les Pays-Bas ont introduit à leur tour un programme similaire de contrôle de la vitesse par radar photo en 1998, d’intenses campagnes de publicité ont accompagné cette activité (Goldenberg et van Schagen, 2005). 55 En examinant les conditions de succès des interventions en matière de sécurité routière, il est possible de préciser davantage les mécanismes d’influence de la publicité. Zaal (1994, p.28) signale que la perception de risque d’être intercepté et que la représentation de la sécurité routière comme enjeu social important sont des facteurs déterminants du respect des lois de la route. Les auteurs sur lesquels il s’appuie (Saunders, 1977; Mercer, 1985; Homel et Wilson, 1988; Ross, 1982, 1990; Vingilis et Coultes, 1990; Elliott, 1992) avaient précédemment conclu que la publicité liée à des activités de répression pouvait avoir un impact positif sur les niveaux de conformité de la population des conducteurs. Dans la même optique, Harrison (1987) a examiné les résultats des photos-radars et il a conclu que les taux d’infraction étaient de 32% inférieurs là où les sites étaient publicisés. La publicité faite autour des barrages routiers a justement pour objectif d’accroitre la perception de risque d’interception bien au-delà du risque réel mais on trouve ici des raisons de penser qu’elles contribuent d’avantage à maintenir à un haut niveau l’opinion que l’insécurité routière est un problème social majeur. Dans l’optique où c’est la conformité qui est recherchée et non une augmentation de revenus par la perception de pénalités pour infractions, il est clair que la publicité peut accroitre significativement l’efficacité des actions de contrôle routier. Il convient toutefois d’ajouter que, même dans ces cas, les effets publicitaires seraient bien éphémères (Cameron et al., 1992). Ceci est conséquent avec les savoirs publicitaires. C’est l’effet de fatigue du message (dit aussi wall paper effect): une publicité qui n’est pas renouvelée et qui reste en place finit par faire partie du décor et ne plus être remarquée. Poussant plus loin l’investigation de Cameron et al. (1992), Henderson (1992) a confirmé que la combinaison de la publicité avec des mesures de répression (opérations de répression de l’alcool et de la vitesse au volant, par le biais de barrages routiers et de photos radars) avait un impact significatif sur la réduction du bilan routier. Henderson a même calculé le retour sur investissement des publicités du TAC (Transport Accident Commission) de 1989 à 1992 dans l’État de Victoria en Australie. En tenant compte du poids du placement média (calculé en termes de PEB, ou points d’exposition brut, qui est la combinaison de portée et de fréquence permettant d’évaluer combien de fois une personne cible a pu être théoriquement exposée au message d’une campagne), Henderson a établi une échelle du ROI : 56 Tableau 1 : Calcul théorique du retour sur l'investissement média des campagnes de publicité en sécurité routière Poids média ROI (sommes épargnées par le TAC en indemnités pour tous les accidents potentiellement évités grâce à la combinaison publicité/répression, moins les sommes investies en production et en placement média pour chaque campagne publicitaire) 540 PEB par mois 3,9 fois les couts investis en publicité 800 PEB par mois 7,9 fois les couts investis en publicité Source : Henderson, 1992. Il faut savoir que, de la fin de 1989 jusqu’en 1992, le budget des campagnes de publicité choc du TAC était de 25 millions de dollars par année (ce qui couvre les couts de production et de diffusion des messages), dont les deux tiers étaient consacrés à de la publicité télévisée (la télévision étant, de loin, le médium avec le plus d’impact sur les gens 23). Au cours de cette période, le TAC a produit et diffusé 11 messages, dont cinq contre l’alcool au volant et trois contre la vitesse. La très grande intensité des campagnes du TAC, tant par l’importance des sommes engagées que par la violence des images et des scénarios, lui a valu en retour de virulentes critiques. Les conclusions des rapports de Cameron et d’Henderson ont eu d’importantes répercussions stratégiques, mais celles qui nous intéressent ici concernent la stratégie par laquelle le TAC, pour contrer l’effet de fatigue des messages, a augmenté le nombre et la rotation des messages publicitaires pour atteindre un niveau d’impact optimal. Voilà pourquoi, aujourd’hui encore dans l’État de Victoria en Australie, il y a toujours au moins une campagne de sécurité routière en ondes. Le TAC investit chaque année des sommes considérables dans la production de nouveaux messages et évite autant que possible la rediffusion d’anciennes campagnes. On peut penser aussi que les sommes tout à fait extraordinaires investies annuellement en publicité par le TAC, avec un budget moyen de production de plus de 500 000$ en dollars de 1992 (Henderson (1992). C’est cinq fois plus que ce que la SAAQ investissait à la même époque pour la production d’un Liedekerken et van der Colk (1990) ont estimé que la télévision est le meilleur médium pour provoquer les changements sociaux, ce qui est conséquent avec les savoirs publicitaires, et même à l’ère actuelle de l’Internet, les agences de publicité estiment que la télévision demeure le médium le plus puissant et la source d’information la plus crédible pour la très grande majorité de la population. Liedekerken et van der Colk ont estimé aussi que les médias locaux pouvaient jouer un rôle important dans le changement de comportement quand on les utilise pour promouvoir les activités locales de contrôle routier. La « localisation » des enjeux peut en effet augmenter le taux d’adhésion de la population si les sites choisis pour le renforcement du contrôle routier ont été sélectionnés avec l’aide de la population locale et en fonction de leur caractère accidentogène reconnu (chaque région a ses routes, ses intersections, ses pentes et ses courbes « de la mort »). La publicisation dans un journal local des activités de contrôle routier a vraisemblablement pour effet d’augmenter la perception de risque dans la mesure où les citoyens ont alors des raisons de croire que leur municipalité est particulièrement ciblée. 23 57 message télévisé), ainsi que le style particulièrement choc de ses publicités, pourraient contribuer à expliquer pourquoi le modèle publicitaire du TAC n’a pas été reproduit ailleurs dans le monde. Ou du moins jamais avec la même constance ni avec la même agressivité dans le ton et dans les investissements. De 1995 à 1996, l’État de Victoria a mis en service 73 unités de radars photo mobiles qui furent essentiellement déployées dans les zones rurales. En novembre 1996, le TAC a lancé une campagne publicitaire spécifiquement dédiée à la promotion du renforcement des opérations de radar photo en région, et ce, en plus d’une campagne générale contre la vitesse au volant. Diamantopoulou et al. (1998) ont évalué l’efficacité de ces campagnes mixtes pour voir s’il existait un effet synergique et conclu que les effets du programme de contrôle de la vitesse semblaient varier en fonction du taux de notoriété des deux campagnes publicitaires, mais que la plus importante réduction du nombre d’accidents correspondait au moment où la notoriété de la campagne sur les radars photo était à son plus haut (novembre 1996 à juin 1997). Toutefois, l’effet de réduction des accidents était trop éphémère (de un à quatre jours suivant le début des opérations) pour être statistiquement significatif. En outre, la relation ne semblait pas linéaire puisqu’une réduction de la notoriété de la campagne sur les radars photo n’a pas entrainé de variation du bilan routier. La campagne de publicité contre la vitesse au volant, qui dura trois semaines, ne semble pas avoir eu d’impact significatif non plus sur la réduction du bilan routier (les valeurs étaient même inférieures à celles de l’autre campagne). Étrangement, Diamantopoulou et al. (1998) ont conclu que l’expérience montrait l’existence d’un très fort effet synergique. Cette conclusion fut endossée par Cameron et Delaney (2007, p. 29), qui précisent que c’est surtout la publicité télévisée qui semble capable de produire l’effet synergique et ajoutent qu’il manquait un modèle capable de déterminer le meilleur dosage de publicité en fonction du ROI. Les corrélations ne fournissant pas d’explication de la relation, une nouvelle étude de Cameron et al. en 2003 a cherché à mieux comprendre les mécanismes synergiques par lesquels la publicité et la répression auraient un effet combiné plus grand que lorsqu’ils sont employés isolément. Les auteurs ont donc tenté d’isoler et d’analyser leur impact sur : 1- la perception de risque d’être intercepté; 2- les comportements routiers liés à la vitesse; 3- l’implication dans des accidents graves. Dans une étude précédente (Cameron et al., 1995), les chercheurs ont trouvé des preuves d’un effet dissuasif des radars photo mais constaté que cet effet ne se produit sur les contrevenants que lorsqu’ils reçoivent leur avis d’infraction par la poste, et que cet effet se limite à la zone où l’infraction a été constatée. On parle d’un effet dissuasif sur la récidive. La question est alors de savoir si l’on peut faire en 58 sorte que les opérations de radars photo aient un effet préventif plutôt qu’uniquement un effet postérieur. Sur la base des preuves obtenues dans leur recherche, les auteurs ont suggéré que la publicisation des opérations serait le meilleur moyen de susciter cet effet préventif. C’est pour le vérifier que Cameron et al. (2003) ont évalué une série d’opérations de contrôle mobile par radar photo ayant eu lieu de 1996 à 2000 dans l’État de Victoria, certaines opérations étant publicisées et d’autres non. Analysant le résultat de ces opérations, les auteurs n’ont trouvé aucune donnée supportant l’hypothèse d’un effet synergique pouvant réduire significativement la fréquence des accidents avec victimes. Ils ont cependant relevé des corrélations entre l’accroissement des activités de répression et la diminution des accidents. Ils ont également relevé des corrélations entre les publicités-chocs et la réduction des accidents mais ils n’ont pas trouvé de corrélation semblable avec les messages informant les automobilistes de la recrudescence des activités de contrôle routier. D’un point de vue publicitaire, cette étrangeté s’explique par le fait que les publicités-chocs atteignent un taux de notoriété plus élevé et plus rapidement que les autres styles de messages. En effet, si les auteurs n’ont pas relevé d’impact de la publicité sur la sévérité des accidents (nombre d’accidents avec blessés graves), ils ont relevé une réduction significative de 12 à 13% dans le nombre de blessés quand les trois conditions suivantes étaient réunies : 1- une campagne d’au moins 500 PEB; 2- avec une publicité-choc; 3- qui atteint un haut niveau de notoriété. Les auteurs ont trouvé des indices (Cameron et al., 2003, p. 86) à l’effet que la publicité, dans les conditions précitées, avait pour effet d’augmenter chez les conducteurs la perception de risque d’être intercepté, et que cette perception incite un pourcentage significatif de conducteurs à réduire leur vitesse. Nous avons donc des indices qu’une campagne de publicité pourrait, en augmentant la perception de risque d’être arrêté, agir indirectement mais très rapidement, d’une manière significative et mesurable, sur le comportement en matière de vitesse (réduction de la vitesse), mais il faut pour cela qu’elle soit remarquée (notoriété) et que les activités de contrôle routier soient très fortement intensifiées. On pourrait objecter que les conditions particulières qui permettent à une publicité de se démarquer, telles que formulées par Henderson (publicité-choc avec un important poids média), sont en partie tributaires du contexte social de l’État de Victoria, au moins pendant la période charnière des années 1980-1990. Il est vraisemblable que, pour reproduire le même effet, le poids média et le style de message puissent varier d’une époque à l’autre et d’une région à l’autre. Mais même si c’était le cas, les déterminants publicitaires fondamentaux demeurent les mêmes : comme toute publicité, la principale vertu d’une publicité contre la vitesse consiste à se faire remarquer (d’où l’intérêt de la publicité-choc, dont c’est l’une des plus évidentes propriétés) mais son impact à long terme décroit rapidement parce que la marque n’est pas capable de tenir longtemps sa promesse. La très forte augmentation des billets d’infraction soutient la 59 perception de risque d’être arrêté si l’on ne respecte pas les limites de vitesse, mais cette perception requerrait pour se maintenir un accroissement constant de l’intensité du contrôle qu’il n’est évidemment pas possible de soutenir. La relation avec la perception de risque d’être arrêtée est moins évidente à saisir dans l’étude de Cameron et al. (2003). Comment expliquer que les publicités spécifiquement destinées à promouvoir l’augmentation des activités de contrôle n’aient pas eu d’impact significatif sur le bilan routier alors que celles qui misaient uniquement sur la peur des accidents (publicité-choc), elles, en ont eu? On peut faire l’hypothèse que les premières devaient, logiquement, avoir une nature informative qui a pu nuire à la dimension spectaculaire du message. Les messages informatifs ont, du point de vue de l’efficacité publicitaire, le défaut de multiplier le nombre de messages 24 au sein de la même publicité alors que la règle d’or du publicitaire est de se limiter à un seul message pour que la publicité soit remarquée, comprise et retenue. Ils ont souligné que cette observation justifierait l’usage combiné de ce type de publicité avec un renforcement considérable des opérations de contrôle routier si le seul but de ces opérations était de réduire le nombre de décès reliés à la vitesse. Cette réserve suffit sans doute à discréditer l’intérêt pratique de l’observation car c’est la diminution des blessés graves et non des décès qui a un impact significatif sur le ROI de telles opérations. C’est vraisemblablement pourquoi l’observation n’a pas passé la rampe des conclusions générales de l’étude de Cameron et al. (2003). Une autre observation discordante de l’étude mérite d’être relevée car elle conforte cette dernière hypothèse. Contrairement à ce qu’ils affirment dans leurs conclusions générales, les auteurs ont bel et bien observé l’existence d’un cas d’effet synergique positif sur le bilan routier (une réduction du nombre des accidents), mais ils en ont minimisé l’importance dans la mesure où la relation ne concerne que les accidents avec décès 25. Pour que cet effet synergique émerge de manière significative, il faut toutefois la combinaison d’opérations de contrôle routier d’une très grande ampleur et d’une campagne publicitaire Typiquement, les messages annonçant un renforcement des activités de surveillance policière incluent des messages sur la gravité du problème de la vitesse excessive et sur les risques d’accident. Cette accumulation nuit au traitement émotif du message. Les publicités choc les plus remarquées du TAC sont au contraire habituellement très émotives et reposent sur une scénarisation rigoureuse toute dédiée à créer un effet de choc. L’introduction d’informations factuelles dans ce type de message en dilue forcément la capacité de faire qu’il se démarque et qu’il soit mémorable, d’autant que les explications sur les risques reliés à la vitesse sont beaucoup trop complexes pour être efficacement transmises par le biais d’une publicité télévisée. Les publicitaires ont toujours beaucoup de difficulté à faire admettre à leurs commanditaires que la publicité, parce qu’elle est une intrusion dans le divertissement télévisuel des téléspectateurs, doit être elle aussi divertissante (même dans l’horreur). Le commanditaire surestime toujours l’importance pour les téléspectateurs des informations qu’il veut leur transmettre. 25 Ils ont souligné que cette observation justifierait l’usage combiné de ce type de publicité avec un renforcement considérable des opérations de contrôle routier si le seul but de ces opérations était de réduire le nombre de décès reliés à la vitesse. Cette réserve suffit sans doute à discréditer l’intérêt pratique de l’observation car c’est la diminution des blessés graves et non des décès qui a un impact significatif sur le ROI de telles opérations. C’est vraisemblablement pourquoi l’observation n’a pas passé la rampe des conclusions générales de l’étude de Cameron et al. (2003). 24 60 qui atteigne un très haut niveau de notoriété. On peut voir par là qu’il n’est pas impossible mais difficile à des campagnes de publicité informatives d’atteindre de hauts niveaux de notoriété. L’influence de la publicité sur la réduction de l’alcool au volant Comme dans le cas de la vitesse au volant, le recours à la publicité pour redoubler les contrôles de l’alcool au volant fait partie des meilleures pratiques selon la littérature spécialisée (Delaney et al., 2006, p. ix), et ce, depuis plus longtemps car la cause sociale contre l’alcool au volant est plus ancienne que celle contre la vitesse. Les premières évaluations de l’efficacité des opérations de contrôle de l’alcool au volant datent de 1976 dans l’État de Victoria, et déjà ces opérations se redoublaient de vastes campagnes publicitaires (Cameron et Strang, 1982). Vers la fin de 1989, le même État a amélioré ses opérations de barrages routiers contre l’alcool au volant en mettant en service des autobus équipés de systèmes plus raffinés d’alcoométrie (les célèbres booze bus). Encore une fois, ces opérations furent appuyées par des campagnes de publicités-chocs, agressives jusque dans leur slogan (« If you drink then drive, you’re a bloody idiot »). En outre, ces autobus étaient maquillés avec la signature et les couleurs de la campagne, si bien qu’ils faisaient office de support publicitaire : tout citoyen apercevant un tel autobus circulant dans son secteur avait de sérieuses raisons de croire qu’un barrage routier contre l’alcool se préparait localement. Ces opérations ont permis de doubler le nombre de conducteurs testés de 1989 (500 000) à 1991 (1 100 000). Cameron et al. (1994) ont conclu à l’existence d’un effet synergique positif sur le bilan routier dans ces conditions. Plus de dix après, Delaney et al. estimaient encore que l’efficacité des opérations de contrôle routier contre l’alcool au volant reposait sur le principe de la dissuasion (2006, p. 2), et que la visibilité de ces opérations est un facteur si important pour accroitre l’effet dissuasif qu’elle devait être considérée comme un principe stratégique de base. Homel (1990) opine dans le même sens. La publicité agirait indirectement sur la réduction du bilan routier ( Delaney et al., 2006) : 1- parce que la publicité agit comme un rappel des conséquences d’une récidive sur les délinquants ayant déjà été interceptés (c’est le concept de familiarité dans notre modèle); 2- parce qu’une augmentation de la notoriété de la tenue de telles opérations entraine une augmentation de la perception de risque d’être intercepté (c’est le concept de considération dans notre modèle). Les mécanismes d’influence semblent être les mêmes que dans le cas des campagnes contre la vitesse au volant (Riley, 1991) : la publicité est efficace en ce que le délinquant est en mesure de percevoir que le contrôle routier a été significativement renforcé. De fait, depuis 1990, c’est un conducteur sur trois qui est contrôlé pour l’alcool au volant chaque année dans l’État de Victoria. L’efficacité de la publicité est donc fortement liée à la contrainte dans tous les cas où cet effet est mesurable et significatif, et elle 61 n’agirait qu’indirectement sur le comportement par le biais de la perception de risque d’être intercepté et puni. La sévérité, le caractère effectif et la promptitude des sanctions étant les principaux déterminants du succès en dissuasion, ce sont ces aspects qu’il faut prioritairement investiguer pour comprendre pourquoi la lutte contre la vitesse au volant a connu moins de succès que la lutte contre l’alcool au volant. Le nombre de sanctions effectives contre la vitesse étant à l’évidence beaucoup plus élevé dans le cas de la vitesse excessive que de la CFA, et la plupart des infractions constatées aux limites de vitesse faisant l’objet d’une interception immédiate, c’est du côté de la gravité des sanctions qu’il faut d’abord chercher s’il y a des différences pouvant expliquer l’écart. Si la vitesse excessive au volant est une infraction, la conduite en état d’ébriété est un crime, ce qui signifie que la punition du criminel est beaucoup plus grave. Voilà certainement l’une des raisons pour lesquelles on a pu mesurer d’avantage de succès dans la lutte contre l’alcool au volant que dans la lutte contre la vitesse. Voilà aussi pourquoi les opérations mixtes de contrôle et de publicité semblent avoir plus d’effets sur la réduction de la délinquance en matière d’alcool au volant et de la récidive 26. Les délinquants qui ont été trouvés coupables une première fois savent que le risque d’être intercepté est réel et que la gravité de la sanction est très élevée. Dans ce contexte, la publicité qui met en évidence les conséquences légales de cet acte criminel rappelle aux délinquants qui ont déjà été punis ce qui les attend s’ils recommencent. Homel (1988, 1990) a été jusqu’à écrire que toute autre publicité que celle faisant la promotion des contrôles routiers ne pouvait avoir d’impact sur le comportement, ni directement ni indirectement. Homel (1988, 1993) a examiné les campagnes qui mettent l’emphase sur les conséquences sociales de la conduite en état d’ébriété ou sur la culpabilité ressentie par les délinquants. Il a estimé que ces publicités étaient inefficaces parce qu’elles ne mettaient pas l’accent sur les opérations de contrôle routier et parce que, sur la base de leur expérience personnelle comme sur la base de l’opinion de leurs amis et de la société en général, ils savent que leur comportement n’est pas particulièrement dangereux ou immoral. Le défaut dans la conclusion de Homel, c’est qu’il sous-estime l’importance de l’opinion de tous ceux qui ne sont pas délinquants. La logique de Homel contient les germes de sa réfutation puisqu’il est clair qu’en forgeant une nouvelle norme sociale, on enlève de la force aux objections des délinquants et on facilite l’exercice du contrôle social par les proches. D’autres études mettent en doute l’hypothèse que la promotion des contrôles routiers soit la publicité la plus efficace. On a vu que, dans le cas de la vitesse, le conducteur délinquant tend surtout à ajuster sa vitesse dans les zones où il a été intercepté. C’est beaucoup moins vrai dans le cas de l’alcool au volant, alors que la plus grande sévérité des sanctions augmenterait la perception de risque d’être intercepté. 26 62 Newstead et al. (1995) ont modélisé la valeur contributive de certains facteurs clés sur la réduction des accidents dus à l’alcool au volant dans l’État de Victoria, de 1989 à 1993. La contribution de la publicité à la réduction des accidents y varie de 6,7% à 7,5% (voir tableau 2). On observera que les publicités contre la vitesse et l’inattention ont, selon le modèle, un impact plus grand que la publicité contre l’alcool au volant. Nous avons vu précédemment, dans le cas de la vitesse, que des publicités ne portant pas sur la promotion des activités de contrôle de la vitesse pouvaient avoir plus d’impact que celles qui en font la promotion. Nous avons suggéré que l’impact supérieur des unes sur les autres pouvait tenir à des qualités d’exécution, les publicités informatives pouvant nuire à la création d’une émotion (notamment par la publicité-choc) si utile pour fixer l’attention de l’auditoire et produire une impression durable. Il semble que la même hypothèse vaille ici. Tableau 2 : Estimation de la diminution des accidents graves dans l'État de Victoria et de la contribution de la publicité à ce résultat 1990 Réduction du nombre d’accidents graves 30,1% Contribution de la publicité contre la vitesse 6,2% et contre l’inattention au volant Contribution de la publicité contre l’alcool au 7,5% volant 1991 41,4% 8,7% 1992 44,9% 8,7% 1993 46,7% 8,3% 6,7% 7,3% 7,1% Source : Newstead et al., 1995. La publicité, comme les activités de contrôle routier, peut aussi avoir des effets pervers, mais même ces effets pervers semblent confirmer l’effet synergique. C’est ainsi qu’une étude du renforcement des activités de contrôle de l’alcool au volant sur les routes secondaires de l’État de Victoria en 1993 a non seulement conclu que ces opérations n’avaient pas empêché une augmentation des accidents dus à l’alcool mais qu’elles en étaient peut-être la cause. Diamantopoulou, Cameron et al. (1998) ont émis l’hypothèse que, convaincus du risque élevé d’être interceptés, certains délinquants auraient emprunté des routes mineures bien moins sécuritaires, d’où l’augmentation des accidents. Les auteurs ont conclu que le comportement des délinquants en région est plus difficile à modifier qu’en ville en partie parce qu’il leur est plus facile d’éviter les opérations de contrôle en prenant des routes mineures. Il se peut aussi que le bouche à oreille soit plus efficace en région rurale, de sorte que les délinquants se passent rapidement le mot sur la présence des opérations et sur les options de contournement des barrages 27. Harrisson On pourrait ajouter à cette observation l’impression que les politiques contre l’alcool au volant font peu de cas du problème des régions, où les populations, contrairement aux grandes villes, doivent parcourir de plus grandes distances pour satisfaire les mêmes besoins (la densité des commerces n’est pas la même), et n’ont pas ou beaucoup plus difficilement accès aux modes de transport alternatifs que sont le métro, l’autobus et le taxi. Cette différence contextuelle peut contribuer à expliquer que la culture de l’automobile résiste davantage aux propositions 27 63 (1996, 1998) a observé que les citoyens des villes et des régions rurales présentent des différences clés sur le plan social et sur le plan des socio-styles (comme les habitudes de consommation d’alcool), lesquelles, associées au fait qu’il est plus facile en région d’éviter le contact avec les barrages routiers, laissent penser que l’effet synergique doit être encore plus intense pour agir en région. On voit encore une fois à quel point la capacité d’exercer une contrainte est un facteur clé du changement de comportement routier. Henstridge et al. (1997) ont effectué une analyse des programmes de contrôle routier de l’alcool au volant dans quatre autres états australiens et relevé les caractéristiques suivantes : Tableau 3 : Intensité synergique des campagnes contre la CFA dans quatre États d'Australie État Début des barrages routiers Barrages routiers Faible intensité Publicité Forte intensité X Faible intensité X Nouvelle-Galles du sud 1982 Tasmanie 1983 Australie de l’Ouest Queensland 1988 X X (relations de presse) X 1988 X X Forte intensité X Campagne publicitaire Source : Henstridge et al., 1997. Les résultats de l’étude confirment la pertinence des opérations misant sur l’effet synergique, si bien que les auteurs ont classé les états de Nouvelle-Galles du sud et de Tasmanie dans la catégorie des états révolutionnaires en matière de lutte à l’alcool au volant, et pudiquement classé les états d’Australie de l’ouest et du Queensland dans la catégorie des états « évolutionnistes ». La Nouvelle-Zélande a imité le modèle du TAC contre l’alcool au volant dès 1993, et une étude de Miller et al. (2004) arrive aux mêmes conclusions que les précédentes sur la réalité de l’effet synergique. Selon de la SAAQ en région que dans les grandes villes. Si la SAAQ reconnait et mesure régulièrement l’ampleur des différences de comportement et d’attitudes entre les régions et les grandes villes, elle ne lui accorde aucune légitimité et se désole de la résistance des régions à ses injonctions. D’où peut naître l’opinion que les politiques contre l’alcool au volant sont pensées pour les villes mais appliquées indifféremment à toutes les régions, voire qu’elles sont appliquées plus sévèrement et plus injustement en région qu’en ville (l’ampleur supposée du bouche à oreille serait conforme à l’expression d’une solidarité sociale contre une répression perçue comme abusive. 64 les auteurs, l’effet cumulé de l’introduction des principales mesures (barrages, réduction de la tolérance d’alcool à 30 mg pour les moins de 20 ans, usage de « booze bus » et campagnes publicitaires en appui) seraient responsables d’une réduction de 54% des accidents avec décès et des accidents nocturnes au pays. Selon les estimations, les barrages comptent pour 22% de cet impact sur le bilan, les « booze bus » pour 18% et les campagnes publicitaires pour 14%. Utilisant des modèles statistiques apparemment robustes, les auteurs ont évalué le ROI des barrages à 14,4, la combinaison des barrages et de la publicité à 18,8 et la combinaison de ces techniques avec les « booze bus » a été évalué à 26,1. Les conclusions de l’étude de Delaney et al. (2006) vont dans le même sens : - la combinaison d’opérations de contrôle routier intenses, de « booze bus » et de campagnes publicitaires en soutien offrent un haut rendement en termes de ROI et font partie des principes stratégiques essentiels des meilleures pratiques dans le domaine (p. 13-14); les pratiques du TAC sont semblables aux meilleures pratiques observées en Europe, mais les opérations du TAC se distinguent par un niveau d’intensité beaucoup plus élevé en ce qui concerne les opérations de contrôle routier et les campagnes publicitaires (p. 14). En Suède, Elvik et Amundsen (2000) sont arrivés à des conclusions similaires. S’ils estiment que le recours à la publicité n’a pas d’impact sur le comportement et qu’il est donc inutile, ils font toutefois une exception quand la publicité est utilisée en combinaison avec des mesures contraignantes comme des opérations de contrôle routier et l’introduction de nouvelles dispositions législatives. Elliott (1993) et Delhomme (2000) sont arrivés à des conclusions plus généreuses sur l’étendue de l’effet publicitaire. Si Elliott confirme l’effet synergique de la publicité et du renforcement du contrôle routier, il annonce avoir trouvé des cas où des campagnes de publicité télévisée auraient eu un impact positif sur le bilan routier sans combinaison avec un renforcement des contrôles routiers. Mais la lecture de son rapport permet de constater que la plupart de ces campagnes ont été diffusées en relation avec l’introduction de nouvelles mesures législatives. Delhomme est arrivée à des conclusions similaires, estimant que les campagnes contre l’alcool qu’elle a étudiées ont conduit à une réduction de 6,9% du bilan routier pendant leur diffusion, et celles contre la vitesse une réduction de 16,9%. Elle conclut elle aussi à l’existence d’effets synergiques quand la publicité est employée en combinaison avec des opérations de contrôle routier ou avec l’introduction de nouvelles mesures législatives. Enfin, Elliott (1993, p. IV) signale que les publicités qui disent à leur auditoire quel comportement adopter, au lieu de simplement donner de l’information, sont plus efficaces. Ceci est cohérent avec les savoirs publicitaires (call to action) et avec les principes de vente (ask for the sale) suivant lesquels, pour obtenir que le consommateur réagisse, il faut lui dire clairement ce qu’on veut qu’il fasse, et l’inciter à agir immédiatement ou, au pire, dès que possible. Voilà pourquoi tant de publicités se concluent par ces injonctions : achetez, appelez, commandez, prenez rendez-vous. Sachant que l’effet publicitaire est 65 éphémère et que la cible perd rapidement sa motivation, ces injonctions sont redoublées par d’autres qui créent un sentiment d’urgence à agir : maintenant, faites vite, pour un temps limité, aujourd’hui seulement, et ainsi de suite. Le rôle discret de la publicité dans l’acceptation de la contrainte Cambridge (1998) ne prône pas l’utilisation de la publicité que comme moyen de promouvoir et d’augmenter l’effet dissuasif des opérations de contrôle routier, mais aussi comme moyen d’augmenter l’appui de la population à un renforcement de la sévérité des mesures de contrôle et de répression (voir aussi Dwyer et Bolton, 1998). À propos de la mesure de redoublement pénalités en points de démérites pendant la période des Fêtes, une mesure introduite en 1997 par le Road and Traffic Authority de la Nouvelle-Galles du Sud en Australie, Graham (1998) expose comment le Road and Traffic Authority de cet État a pris soin de mesurer pendant toute l’année non seulement la notoriété de la mesure mais aussi le taux d’adhésion de la population. Small et Frith (1998) soulignent l’importance de mesurer constamment les attitudes et de développer l’appui de la communauté aux programmes de sécurité routière, se félicitant par exemple qu’en 1997, en Nouvelle-Zélande : - - - 10% des répondants à un sondage estimaient que les risques d’accidents sont faibles si on conduit avec précaution après avoir bu de l’alcool; 62% pensent que les lois contre l’alcool au volant sont très efficaces pour réduire le bilan routier; 76% sont d’accord pour dire que les opérations systématiques de contrôle de l’alcool au volant aident à réduire le nombre de morts sur les routes. Cet appui résulte d’une patiente construction sociale de l’image du conducteur ivre comme danger public numéro un : « a major public safety Survey published by police in 1990 and the National Survey of Crime Victims published in 1997 both showed that the public’s greatest fear is drunk drivers. In both surveys the fear of drunk drivers was greater than the fear of theft of valuables/possessions, violent attack, sexual attack, stolen cars, gang behavior or vandalism » (Small et Frith, 1998). On voit par là qu’en termes d’agenda setting, la promotion de la sécurité routière se conçoit en compétition avec les autres problèmes sociaux pour se hisser et se maintenir au sommet des préoccupations publiques. Plus encore, Small et Frith (1998) se félicitent de l’initiative de stigmatisation des fautifs par un journal local (le Christchurch District Court) qui avait entrepris de publier chaque jeudi en page deux les noms des conducteurs condamnés pour alcool au volant : « It is hoped that the programme will enhance public attitudes against drink driving and in support of effective road safety strategies. » Wright et Gyde (1998) ont estimé qu’avec l’introduction massive des radars photo dans l’État de Victoria, 98% des automobilistes se conforment désormais aux limites de vitesse. Même si, dans les faits, la 66 tolérance policière aux excès de vitesse s’étend jusqu’à plus ou moins 8 à 11 km/h 28 au-dessus de la limite permise, la multiplication des radars photo a si bien crédibilisé la politique d’intolérance aux excès de vitesse que les automobilistes croient que la tolérance policière n’excède pas un plafond de 3km/h audessus de la limite. Avec un tel niveau de conformité, on pourrait croire que la cause contre la vitesse au volant serait perçue comme une cause gagnée dans l’État de Victoria, or elle ne l’est pas plus là qu’ailleurs dans le monde de l’avis même des délégués du TAC qui, en commentant la présentation de Wright et Gyde, ont estimé être en présence de résultats dus à une conformité imposée qui aurait créé un changement de comportement sans changement d’attitude. Autrement dit, le TAC estime que si l’État diminuait l’intensité perçue de la répression, le taux de conformité régresserait en proportion. Selon les délégués du TAC (Australie) et du Land Safety Authority (Nouvelle-Zélande), leurs stratégies contre la vitesse au volant n’auraient eu aucun effet ni sur les attitudes ni sur le consensus social : les gens ne croient toujours pas que la vitesse soit un facteur de risque comparable à l’alcool (propos confirmés par Kloeden et McLean, 1998) et ils croient encore que l’habileté permet de dépasser les limites de manière sécuritaire. Ils n’intègrent aucun des messages sur les liens entre la vitesse, le temps de réaction et l’importance des blessures, et ils perçoivent encore les radars de vitesse comme des « collecteurs de taxes » (tax collectors). Cette perception serait en partie alimentée par la pratique policière, qui n’échappe pas aux commentaires critiques des automobilistes, de s’embusquer là où les conducteurs conduisent le plus vite et non pas là où ils ont le plus d’accidents (Sorrenson et Le-Merton, 1998). Dans l’échange qui a suivi sa première communication à la Road Safety Conference de 1998 (Bliss, Guria et Rockliffe, 1998), Tony Bliss a lui aussi expliqué que malgré dix années de publicités et de renforcement du contrôle policier sur les routes de Nouvelle-Zélande, la vitesse demeure l’une des principales causes d’accident parce que les conducteurs ne remettent pas en cause leur comportement personnel. Ils ont tendance à penser que les accidents reliés à la vitesse sont causés par un noyau dur de récidivistes. Quand ils sont clairement responsables d’un accident, ils en parleront comme d’une malchance, comme une fatalité ou comme le résultat de la maladresse d’un autre conducteur. L’irresponsabilité de leur propre conduite ne sera pas même évoquée, ou elle le sera alors comme facteur contributif mais insuffisant. La réceptivité des automobilistes au discours culpabilisant de la sécurité routière fut l’un des thèmes récurrents de la Road Safety Conference de 1998. Dès la plénière du 16 décembre, les délégués australiens et suédois ont conclu que les gens n’acceptaient pas de se faire dire qu’ils sont les seuls responsables des accidents, ceci malgré des années de campagnes de communication à cet effet et malgré une amélioration spectaculaire du bilan routier qui est systématiquement présentée au public comme la preuve la plus solide que le comportement fautif du conducteur est le principal facteur 28 Source : Debbie Kendall, directrice de groupe et responsable des campagnes du TAC chez Grey Advertising. 67 accidentogène. Prenant acte du refus par les automobilistes de porter seuls le fardeau de la culpabilité, les participants du panel ont d’abord discuté de la menace que cette attitude faisait planer sur les progrès en sécurité routière, puis ils ont discuté de stratégies de communication alternatives. Il leur est apparu que si la sécurité routière n’était pas suffisamment valorisée par la population, c’est qu’on avait négligé de leur vendre cette cause sociale. Ils avancèrent l’idée que la solution consisterait à vendre toute la sécurité routière à la population, et pas seulement certains aspects de celle-ci, de sorte que la prochaine question fondamentale en recherche sociale serait de déterminer le niveau de sécurité routière que la population est prête à endosser (« How much road safety do people want ? »). À cet égard, les délégués de l’État de la Nouvelle Galles du Sud (New South Wales) en Australie ont plusieurs fois évoqué la difficulté qu’ils éprouvaient à convaincre la population du bien-fondé des nouveaux moyens de répression, et relevé le fait que les bons résultats obtenus n’avaient pas suffi à changer la perception de leur population par rapport à la contrainte. Le marketing social 29 de la cause fut l’un des thèmes dominants de la conférence, et le thème spécifique d’une présentation à la fin de laquelle l’auteure, Lori Moreen (1998), a proposé cette conclusion : il faut dire aux gens ce que l’on sait, pourquoi l’enjeu social est critique et pourquoi il est digne de l’intérêt public. Faisant un peu de prospective, elle présenta ainsi l’évolution des tendances en sécurité routière : 1960 : 1970 : 1980 : 1990 : 2000 : méthode scientifique; règlementation et design; éducation et renforcement; approches stratégiques (intégration); plus de marketing social. La perte de l’appui de l’opinion publique et des partenaires est donnée par Hahn, Mejia, Graham et Clarke (1998; voir aussi Haworth, Corben et Bennett, 1998) comme l’un des principaux risques encourus par les promoteurs de la sécurité routière, raison pour laquelle ils leur recommandent de mieux mettre en valeur les améliorations du bilan routier attribuables à leurs actions, d’éviter la publicité négative et de générer une couverture médiatique positive. Pour souligner combien l’opinion publique et les politiciens sont une cible d’influence à ne pas négliger, les policiers néo-zélandais (Wright et Gyde, 1998) citent le cas de l’Ontario où les cinémomètres de contrôle routier (appelés caméras radar au Québec) ont été retirés parce que les autorités ont été incapables de contrecarrer l’opinion publique négative et, conséquemment, de conserver l’appui des politiciens : « The abandonment of speed cameras in Ontario for political advantage shows how fickle the political dimension can be ». Selon Moreen et Moran (1998), le principal défi du futur pour les professionnels de la sécurité routière (« road safety professionals ») en Australie repose peut-être sur leur capacité à convaincre la population de sacrifier toujours plus de ses 29 Entendu ici par les participants dans son sens le plus restreint, celui de la communication persuasive. 68 libertés et de sa mobilité : « If a social marketing component was built into each project, perhaps programs could be far more effective ». Dans cette optique, le marketing social servirait à stimuler la demande du public pour plus de sécurité routière, à faire que des dispositifs comme les systèmes d’antidémarrage (quand les ceintures ne sont pas bouclées ou quand le conducteur a pris de l’alcool) lui paraissent désirables, et à obtenir que les mesures qui étaient socialement inacceptables deviennent acceptables : « Experience has shown that the community is willing to support specific measures to which they were initially opposed, following marketing of their benefits ». Cela exige notamment plus d’investissements dans la mesure et l’influence des perceptions du public à l’égard de la sécurité routière. Certains pays comme la Suède et les Pays-Bas auraient, selon Moreen et Mauran (1998), réussi à faire de la sécurité routière un enjeu éthique au-dessus de toute considération politique ou économique, ce qui exempterait les promoteurs de la sécurité routière du danger des compromissions au jeu de la négociation politique, et de la nécessité de démontrer la rationalité économique des mesures demandées) 30. Selon les mêmes auteurs, ce ne serait pas le cas en Australie, où non seulement l’étendue du pays et l’urbanisation favorisent la culture de l’automobile mais où la culture de la liberté serait plus grande : « civil liberties are valued more highly in Australia than they are, say, in a more social democratic nation such as Sweden ». (1998) et Moran plaident donc pour que les stratèges de la sécurité routière reconnaissent combien les professionnels qui représentent habituellement le public méritent leur place aux côtés des chercheurs et des administrateurs : Community representatives can include lobbyists, politicians, and community organisations. The role of this group is to assess and advocate what people actually want out of road safety programs. Inquiries by Parliamentary road safety committees have made an important contribution by bringing a non-partisan approach to assessing submissions from a wide range of organisations, hence paving the way for politically sensitive initiatives, such as random breath testing. The media in most jurisdictions play a significant role in influencing public sentiment regarding road safety issues. Allstop (1998) plaide lui aussi pour le développement de stratégies en sécurité routière capables d’obtenir une plus grande acceptation publique des actions envisagées et un appui multipartite aux demandes de financement public. Le rôle crucial de l’opinion publique (Allstop, 1998; Frith, 1998; Moreen et Moran, 1998; Tingvall, 1998) et de l’implication des politiciens (Allstop, 1998; Moreen et Moran, 1998; Tingvall, 1998) dans la mécanique Il n’empêche que Moreen et Moran reconnaissent que si le ministère des Transports de la Suède n’a pas encore imposé un système de limitation automatique des véhicules (ISA : Intelligent Speed Adaptator), c’est qu’il n’a pas réussi à obtenir l’adhésion de la population. 30 69 d’amélioration de la sécurité routière était déjà explicitement reconnu par de nombreux présentateurs de la Road Safety Conference de Wellington en 1998. À la demande de l’État du Queensland en Australie, Baum, Sheehan, Ferguson et Schonfeld (1998) ont spécifiquement mesuré le degré d’appui de la population envers la nécessité d’un durcissement des mesures contre l’alcool au volant. Résumant les principales conclusions du National Road Safety Summit de 1998 à Canberra en Australie (1998), Frith expose combien il est essentiel de « vendre » à la population l’idée que la sécurité routière est un enjeu social majeur, et que cette vente sera facilitée en redéfinissant l’insécurité routière comme un problème de santé et de sécurité publiques plutôt que de sécurité publique seulement. Ce recadrage est motivé par la prise en compte de la contestation de plus grande à l’effet que la sécurité routière est sur-financée (« over-funded ») par rapport à divers enjeux de santé, mais aussi en réponse au cynisme de la population qui associe la lutte contre la vitesse au volant à un prétexte des autorités pour émettre des billets d’infraction et accroitre ainsi les revenus des villes et de l’État. Il n’attend pas de ce recadrage un effet direct sur les comportements à risque mais estime qu’il devrait aider à faire que la lutte contre la vitesse soit enfin perçue aussi favorablement par le public que la lutte contre l’alcool au volant, et fournir la plateforme politique nécessaire pour obtenir un appui de l’opinion publique à des mesures toujours plus répressives : « this may not directly lead to a reduction in risky road behaviours. However, it can provide the necessary Platform to support further programmes, which almost inevitably require some special tolerance on the part of the public ». Il prédit que plus le bilan routier s’améliorera, plus il sera difficile d’influencer l’opinion publique : « it is clearly necessary to persuade the community to willingly « pay the price’ necessary to achieve those gains. This will become progressively harder as the cost per road safety incremental gain (however measured) gradually increases due to the ‘law of diminishing returns’» (Frith, 1998). D’un point de vue éthique, cela suppose que le public ait une compréhension exacte de la réalité du problème, et que les promoteurs de la sécurité routière aient le souci de ne pas induire une vision tronquée de cette réalité, ce qui, suivant Gusfield, mériterait d’être examiné. Nous avons vu que les études d’Elliott (1993) et de Delhomme (2000) permettent en outre de penser que la publicité de l’introduction d’une mesure législative pour le resserrement du contrôle ou des sanctions aurait la capacité d’influencer significativement et rapidement le comportement routier, donc que l’effet, par anticipation, peut précéder la mise en place de la nouvelle mesure. Ce ne sont pas les seules. Campbell (1987), Derby (1991), Mackay (1991) et Makinen et Hagenzicke (1991) ont observé que la publicité semble être efficace à cet égard quand elle précède et annonce des modifications législatives. 70 La publicité, dans ce cas, agirait selon eux pour préparer l’opinion publique au nouveau comportement, pouvant conduire à de hauts taux d’acceptation. La question de la répression des comportements fautifs oblige à examiner la définition de la délinquance routière. Il est crucial de savoir que la conceptualisation du délinquant varie énormément selon que l’on adopte la perspective du promoteur ou celle des citoyens. Il n’est pas certain que ce soient les campagnes de sécurité routière qui aient, du moins sciemment, construit l’image du délinquant comme un ivrogne (dans le cas de l’alcool au volant) ou comme un fou du volant (dans le cas de la vitesse au volant), et parfois les deux. On peut constater au contraire que les publicités en sécurité routière s’efforcent de montrer que les crimes et délits routiers sont le fait de conducteurs ordinaires, mais que ceux-ci persistent à considérer que le problème concerne « les autres conducteurs » (Table de sécurité routière, 2007, p. 14). Il s’ensuit que les mythes de l’ivrogne au volant et du fou du volant sont le fruit des stratégies de réception par lesquelles les conducteurs exposés aux publicités routières refusent de se penser comme délinquants. En principe, la délinquance ne peut qu’être le fait d’une minorité, ou alors nous tombons dans la catégorie du folk crime. Si l’on définit le délinquant comme toute personne qui excède les limites de vitesse permises, est-ce la majorité des conducteurs qui serait délinquante? La sociologue Lidgi (2008) est l’une des rares voix dénonçant l’attitude des promoteurs de la sécurité routière qui, pour justifier l’introduction massive de radars photo, attribuent à l’ensemble des conducteurs une attitude délinquante, alors que les spécialistes reconnaissent entre eux combien la fixation des limites répond à des normes incohérentes et, bien souvent, à un moyen d’augmenter les revenus des municipalités. À l’inverse, nombre de chercheurs et de promoteurs qui se sont exprimés sur la question de la délinquance dans la littérature spécialisée, s’inquiètent du danger qu’il y aurait à ne pas reconnaitre qu’une population puisse être majoritairement délinquante dans ses comportements routiers. Dans une étude portant sur les attitudes et comportements de 496 conducteurs, Fitzgerald, Harrison, Pronk et Fildes (1998) rapportent avoir observé une corrélation entre l’attitude par rapport à la vitesse et le respect des limites : plus un conducteur tolère les comportements illégaux, plus il aurait tendance à enfreindre lui-même les limites de vitesse. Or, le faible taux de respect des lois et des règlements de la route est l’un des principaux problèmes auxquels les promoteurs de la sécurité routière sont confrontés. Pour Gordon et Hunt (1998), l’influence des attitudes sert précisément à augmenter la propension des citoyens à respecter ces lois et règlements, au même titre que le contrôle routier. Saffron (1998) révèle que, selon les sondages faits en Nouvelle-Zélande, plus de la moitié des conducteurs sur les grandes artères urbaines et près de la moitié sur les routes rurales admettent outrepasser couramment les vitesses permises. De nombreuses stratégies de comparaison sociale peuvent expliquer comment, en matière de conduite des véhicules, un individu peut s’estimer 71 justifiés de ne pas respecter les limites d’alcool ou de vitesse : le biais de différentiation sociale (Lemaine, 1966) par lequel il se juge plus apte à prendre des risques que la moyenne des autres conducteurs (parce qu’il estime mieux tenir l’alcool, avoir de meilleurs réflexes, des aptitudes supérieures à la conduite ou un véhicule plus performant, par exemple), l’illusion d’invulnérabilité (Perloff, 1983) ou encore l’illusion du contrôle du risque (Le Breton, 1991) qui l’incite à valoriser les risques volontaires par rapport aux risques involontaires. Moreen et Moran (1998) pensent que les promoteurs de la sécurité routière sous-estiment l’ampleur de la conduite à risque en la réduisant à un phénomène de délinquance, notamment à travers la construction sociale du conducteur ivre comme un individu d’exception : Increasingly we see that drink-driving, for example, is not because law-abiding people inadvertendly miscount the number of light beers they drink. […] In some areas, particularly rural communities, drink driving is far more common and more socially acceptable. In these areas the incidence of alcohol involved in serious crashes is still high. How can we discover more effective means of social change to address the so-called ‘problem drinkers’ and consequent road trauma outcomes? Selon Kloeden et McLean (1998), si l’alcool au volant est perçu partout dans le monde comme un problème grave qui exige un renforcement de la répression (plus de contrôle et des pénalités plus sévères), ce n’est pas le cas de la vitesse au volant qui est généralement perçue comme un problème mineur. Le cas de l’introduction des radars photo en Australie a fourni un riche cadre d’étude sur les déterminants du refus et de l’acceptation de la contrainte, particulièrement quand cette contrainte doit s’exercer contre des « récalcitrants » qui forment la majorité de la population. Si les débats publics qui mettent en doute la moralité, l’équité et la finalité du radar photo peuvent en empêcher, en retarder ou en ralentir l’introduction (les critiques avançant notamment que cette machine servirait moins la sécurité publique que les revenus de l’État; voir Zaal, 1994 31), ils contribuent aussi à établir la perception de leur efficacité supérieure à intercepter les contrevenants. Le principal avantage du radar photo tient à son effet dissuasif, et une amélioration du bilan routier se réalise dès que les conducteurs sont à même de constater que les appareils mis en place augmentent considérablement les capacités de détection des excès de vitesse. Southgate et Mirlees-Black (1991) ont observé que l’opinion publique a son importance sur la capacité de la police de mettre en application la loi et ils ont conclu que la présence d’une campagne de publicité encourage à le faire avec plus de rigueur (Zaal, 1994, p. 172). La perception des activités de répression 31 Il convient de signaler l’universalité de cet argument contre les radars photo. Il apparait dans toute société où on tente de l’introduire et, dans tous les cas, l’État doit se défendre du soupçon d’être bien plus motivé par l’attrait d’une nouvelle source de revenus que par l’espoir d’une réduction du bilan routier. 72 et de contrôle est une variable importante des relations communautaires de la police : les policiers seront peu enclins eux-mêmes à exercer une répression qui ne serait pas jugée juste et équitable par la population, et, s’ils l’exercent sans l’appui du public, cette répression n’aura pas les effets dissuasifs espérés sur les conducteurs 32. Des effets pervers ont également été observés quand la population pense que la coercition lui est imposée sans qu’on lui ait laissé la possibilité de changer son comportement d’elle-même et sans contrainte (Grant, 1991). C’est pour éviter ces effets improductifs que les innovations en matière de répression (comme les barrages routiers et les radars photo) sont toujours introduites après une longue période de familiarisation au cours de laquelle les contrevenants interceptés reçoivent un constat d’infraction mais sans pénalité. Southgate et Mirlees-Black (1991) ont eux aussi suggéré qu’il était essentiel que l’usage du radar photo reçoive l’appui majoritaire de la population si l’on veut qu’il contribue au changement des attitudes de la population envers les comportements délinquants. L’expérience australienne en la matière confirme ce point de vue, et Zaal (1994, p. 22) a identifié trois principes stratégiques qui permettraient de conditionner l’opinion publique : 1- des campagnes de publicité doivent promouvoir l’idée que l’usage des radars photo est absolument indispensable pour venir à bout de certains problèmes de sécurité routière; 2- le déploiement stratégique des radars photo doit se faire sur des sites qui ont un lourd historique d’accidents; 3- les communautés doivent être consultées pour l’identification des sites où déployer les radars photo afin de crédibiliser la vocation préventive de ce système de contrôle. Après avoir procédé à un sondage d’opinion sur l’usage des radars photo , Freedman et al. (1990) ont observé que les communautés ayant fait l’expérience des radars photo sont plus enclines à les accepter, et conclu que ce sont les préjugés qui nuisent le plus à leur acceptation. Fildes et Lee (1993) ont eux aussi estimé que le rejet du radar photo est basé sur un ressentiment envers la contrainte qu’une mauvaise information ne peut qu’amplifier. Dans le même ordre d’idées, Elliott (1993) a suggéré que la publicité pourrait non seulement servir à augmenter la notoriété des enjeux de sécurité routière mais servir aussi à convaincre la population de la nécessité de la coercition. Dans sa méta-analyse de 87 campagnes de publicité sur la sécurité routière, il Il est de notoriété publique que les policiers, lorsqu’ils rédigent un constat d’infraction pour excès de vitesse, peuvent réduire l’excès constaté pour alléger la pénalité du conducteur fautif quand celui-ci se montre amical et coopératif. Le conducteur mécontent et discourtois ne bénéficiera pas de ce privilège. Il s’agit bien cette fois d’un privilège puisque la décision est totalement discrétionnaire et injustifiable sur le plan légal, mais la pratique perdure puisqu’aucun de ceux qui en bénéficient ne s’en plaint. Les policiers donnent en quelque sorte une prime à l’acceptation de la contrainte. Si cette pratique n’existe que pour les excès de vitesse et pas pour l’alcool au volant, c’est évidemment que le degré d’acceptation sociale des deux causes n’est pas du tout comparable. 32 73 a établi une liste de critères d’efficacité publicitaire dont il nous semble que quatre peuvent contribuer au travail de l’opinion publique 33 : 1- les campagnes qui misent sur la menace de la contrainte sont plus efficaces que celles qui poursuivent un objectif d’information et d’éducation; 2- les campagnes qui misent sur l’émotion sont plus efficaces que celles misant sur des approches rationnelles/informatives; 3- les campagnes qui font la promotion d’un comportement routier spécifique ont plus de succès; 4- les campagnes dont les propositions ont au départ une faible base d’appui dans la population (moins de 40% en mesure précampagne) réussissent à gagner plus d’appuis que celles qui ont un fort appui préalable. Compte tenu de l’importance d’obtenir l’appui de l’opinion publique, et compte tenu de la nature émotive des débats sur la sécurité routière, les deux premiers critères indiquent que l’influence de l’opinion peut faire partie des stratégies des promoteurs de la sécurité routière, et que la persuasion par le recours à l’émotion serait plus efficace que les approches informatives mettant l’accent sur la raison. Le troisième critère est cohérent avec les savoirs publicitaires : le discours de vente est plus efficace quand il invite la cible à procéder à l’ « achat », que ce soit du produit, du service, du candidat politique ou du comportement (c’est encore une fois ce que préconise le fameux dicton de la vente : « ask for the sale »). Le quatrième critère est une évidence marketing : la progression des ventes ralentit au fur et à mesure que le marché est saturé. Il a cependant des conséquences marketing qui méritent d’être explicitées. En marketing commercial, on sait que plus le marché est saturé, plus les couts de marketing augmentent. Pour maintenir ou accroitre ses parts de marché, l’entreprise doit lutter contre l’aplatissement de l’offre dans la catégorie 34 en diversifiant son offre (par le lancement de nouveaux produits), investir davantage dans la recherche et le développement, créer des images de marque basées sur un positionnement unique et pertinent pour le public cible, et investir davantage en communication. Il en va de même en On remarquera au passage qu’on reproche souvent à la publicité commerciale de faire usage des procédés 1 et 2 parce que ces procédés ne seraient pas éthique en soi. 34 Phénomène par lequel, devant une offre extrêmement diversifiée, le consommateur finit par estimer que tous les produits s’équivalent en qualité. Dans un tel marché, le prix devient le principal déterminant de la vente, d’où une guerre de prix entre les compétiteurs qui entraine une réduction constante et inquiétante des marges bénéficiaires. L’entreprise qui veut éviter ce jeu dangereux doit augmenter la valeur perçue de son produit par rapport aux compétiteurs. Il en va de même dans le domaine des causes sociales, où les causes sont en compétition les unes avec les autres. Les causes sociales qui ont les meilleurs scores de notoriété, de familiarité et d’opinion sont aussi celles qui obtiennent le plus de fonds. Les promoteurs de la sécurité routière prennent normalement soin de mesurer l’évolution de les taux de notoriété et d’opinion favorable à leur cause. 33 74 sécurité routière, qui est en compétition avec d’autres causes sociales 35 et qui doit aussi composer avec la difficulté de maintenir un sentiment d’urgence parmi la population malgré le fait qu’objectivement le bilan routier s’améliore constamment. Pour y arriver, il faut donc que le promoteur de la sécurité routière soit aussi, paradoxalement, le principal promoteur du sentiment de l’insécurité routière. Théoriquement, donc, on devrait pouvoir observer dans les sondages d’opinion que la communication des promoteurs de la sécurité routière contribue à créer, à maintenir ou à renforcer le sentiment de l’insécurité routière, et ce avec d’autant plus de force que le bilan routier, dans les faits, s’améliore. La méta-analyse d’Elliott (1993) a aussi permis d’établir pour la première fois des normes d’efficacité auxquelles les campagnes publicitaires de sécurité routière peuvent se comparer pour évaluer leur performance : - Notoriété : progression de 30% parmi la population cible; Attitudes : progression de 5% parmi la population cible; Intentions : progression de 1% parmi les conducteurs. Les quelques études qui ont remarqué un impact de la publicité sur l’acceptation par la population de nouvelles mesures coercitives fournissent des observations qui confortent les observations de Mathijssen (1992) et de Zaal (1994) sur : - la réduction rapide du bilan routier grâce à l’effet synergique; le plafonnement de ces effets; la nécessité d’introduire de nouvelles mesures pour obtenir une réduction. Une séquence théorique se dessine ici : 1- introduction législative de nouvelles mesures coercitives; 2– application des nouvelles mesures coercitives; 3 – réduction rapide du bilan routier; 4- plafonnement des effets. Tels seraient les quatre temps moteurs de la réduction du bilan routier par l’usage de la contrainte, à ceci près que la réduction (3) peut se produire par anticipation de l’introduction (1) et de l’application (2) d’une nouvelle mesure, à la condition évidemment que ces deux dernières soient de notoriété publique. Même s’ils répugnent à l’admettre, même s’ils le nient vigoureusement, les promoteurs de causes sociales sont bel et bien en concurrence pour inscrire leur cause au sommet des préoccupations sociales. La hiérarchie des causes sociales dans l’opinion publique est fréquemment mesurée par des sondages commandités par les médias et par les promoteurs de diverses causes parce qu’on sait bien que les causes qui trônent au sommet de l’agenda public sont aussi celles qui obtiennent le plus l’attention des politiciens et le plus de subsides de l’État. 35 75 Diagramme 2 : Les quatre temps moteurs de la contrainte 1. Introduction 4. Plafonnement 2. Application 3.Progression Discussion sur les observations Au moins quatre raisons plaident pour que les observations tirées du corpus analysé soient interprétées avec prudence. La première tient au fait que notre attention s’est principalement, mais pas exclusivement, portée sur la doctrine de la dissuasion dont les campagnes du TAC offre l’exemple d’application le plus achevé. Cette doctrine s’appuie sur les trois principes de la certitude, de la sévérité et de la promptitude de la peine, et sur le fait que ce sont les contrôles policiers qui jouent le rôle le plus important en matière de dissuasion parce que la perception du risque d’être intercepté est bien plus dissuasif que la perception du risque d’avoir un accident. Ce choix que nous avons fait se justifie non seulement par la prédominance de cette doctrine dans le monde de la sécurité routière mais aussi par la place importante que la SAAQ et la Table québécoise de la sécurité routière (2007, p. 12, 13, 17, 19 et 31) accorde à la doctrine dissuasive dans leurs propres stratégies, ce qui fera l’objet de notre analyse dans la seconde partie de notre étude. Ajoutons que la France, après avoir longtemps dénigré le modèle du TAC, a elle-même pris le virage de la dissuasion en 2001 et fait en 2002 une priorité nationale de la sécurité routière. La France, qui affichait en 2001 un retard majeur par rapport aux pays occidentaux, a vu ensuite une amélioration spectaculaire de son bilan routier, soit depuis qu’elle mise sur une stratégie de dissuasion continue qui vise à mettre progressivement en place non seulement un contrôle formel sur tous les lieux où une infraction peut être 76 commise (d’où la multiplication des radars photo et des barrages contre la CFA) mais aussi un contrôle informel de la famille et des proches de tous les « infractionnistes » potentiels (Da Costa, 2007). La seconde raison tient au fait que la grande majorité des études de notre corpus ont été commanditées par des promoteurs de la sécurité routière, et souvent réalisées par les mêmes chercheurs et les mêmes instituts. Cela ne signifie évidemment pas que ces chercheurs n’ont pas su garder leur objectivité, mais il y a lieu de se demander s’ils ont maintenu intacte leur posture scientifique ou si leur approche a été contaminée par une posture de promotion de la cause car leur attention s’exerce essentiellement sur l’évaluation des approches en sécurité routière dans l’optique de l’amélioration de leur efficacité. Dans ce type d’études, il est fréquent que la gravité du problème de l’insécurité routière soit réaffirmée et documentée, tandis que ni la finalité de la cause elle-même ni la doctrine dissuasive ne soient remises en question. À cet égard, la Suède offre le rare contre-exemple d’un pays qui n’a pas retenu la seule culpabilisation du conducteur comme principale voie de l’amélioration du bilan routier mais privilégié le partage des responsabilités entre l’État, les constructeurs de routes, les manufacturiers de véhicules et tous les usagers de la route. La troisième raison tient au fait que la plupart de ces études n’ont pas été publiées dans des revues scientifiques ; ce sont le plus souvent des rapports rendus publics par les promoteurs de la sécurité routière ou des communications faites dans le cadre de colloques, de sorte qu’ils n’ont pas passé par le filtre d’une vérification par les pairs. À ce sujet, Harrison (1998c) a souligné les faiblesses des approches australiennes, largement a-théoriques et pragmatiques qui privilégient l’action sur le terrain. Il a aussi déploré que ce modèle ait été considéré comme valide par les promoteurs et chercheurs en sécurité routière sans qu’ils aient fait les efforts nécessaires pour tenter de comprendre les mécanismes psychologiques du contrôle et de la répression sur le comportement routier (Harrison, 1998b). Poursuivant sa critique, Harrison (1998c) a déploré le fait que l’essentiel des informations sur les campagnes australiennes en sécurité routière et sur leurs succès apparents 36 demeurent dans le secret relatif des archives des gouvernements et des instituts de recherche commandités par ces gouvernements, limitant la contribution australienne au programme de recherche en sécurité routière. Les autorités se soustraient ainsi à la mise à l’épreuve des modèles et des théories sur le sujet, et, donc, ne contribuent pas autant qu’elles le pourraient à l’avancement des connaissances. C’est cette culture du secret qui expliquerait la sous-représentation des Australiens dans les publications scientifiques, selon Analysant les statistiques d’accidents tels que rapportés par la police de l’état de Victoria dans le State Traffic Accident Record (STAR) et les statistiques d’admission dans les hôpitaux du Victorian Inpatient Minimum dataset (VIMD), Li et Routley (1998) relèvent notamment que si le nombre des accidents avec décès et blessures graves a fortement décliné entre 1989 et 1993 (réduction du tiers), il a plafonné entre 1993 et 1998, et même augmenté dans certains cas. 36 77 Harrison. En l’absence d’une évaluation par les pairs, la communauté des chercheurs n’a évidemment aucune garantie que les méthodes et données australiennes respectent les normes scientifiques. Ce qu’il reproche aux promoteurs de la sécurité routière et aux recherches qu’ils commanditent, c’est de ne pas offrir à la communauté scientifique les moyens de valider leurs résultats et de tester les théories du comportement autres que celles issues du modèle dissuasif. Il estime que les analyses factorielles faites à la lumière du modèle dissuasif, tel que pratiqué en Australasie, ne prennent pas en compte de nombreuses variables du processus de prise de décision (comme le contexte de la prise de décision, le dernier contact avec une opération de contrôle, l’influence des expériences passées, positives et négatives, et l’expérience des tiers). Selon Harrison et Pronk (1998), le modèle sous-estime le nombre de réactions possibles des conducteurs à une même opération de contrôle et présume à tort que les effets des opérations de contrôle et de répression de l’alcool et de la vitesse au volant sont nécessairement identiques. Harrison ne remet pas en doute la réalité des améliorations du bilan routier ainsi obtenues, mais quelques indices permettent de penser que la très haute réputation des campagnes du TAC repose en partie sur un travail de fictionnalisation. Sur le plan réputationnel, le TAC a capitalisé sur une amélioration spectaculaire de son bilan routier réalisée dans les premières années de son existence, c’est-à-dire au moment où les gains sont plus faciles à obtenir et où la progression est d’autant plus impressionnante que le bilan routier précédant sa création était l’un des pires en Occident. Dans les années qui ont suivi, le bilan routier de l’État de Victoria ne se serait pas amélioré selon Li et Routley (1998), qui ont analysé les statistiques d’accidents tels que rapportés par la police dans le State Traffic Accident Record (STAR) et les statistiques d’admission dans les hôpitaux du Victorian Inpatient Minimum dataset (VIMD). Ils ont révélé que si le nombre des accidents avec décès et blessures graves a fortement décliné entre 1989 et 1993 (réduction du tiers), il a plafonné entre 1993 et 1998, et même augmenté dans certains cas. La quatrième raison enfin tient au fait qu’il s’agit d’une revue de littérature et non d’une méta-analyse. Nous n’avons pas procédé à la vérification des protocoles de recherche et donc pas testé la solidité des conclusions des études de notre corpus, mais c’est une tâche dont on peut se demander si elle serait même possible, suivant les critiques formulées par Harrisson et Pronk, compte tenu de la de la difficulté d’accéder aux protocoles de recherche et à l’ensemble des données secondaires. L’exercice fournit cependant des données utiles pour mieux comprendre le travail de construction de l’insécurité publique en tant que problème public. Nous avons pu voir comment se sont constituées avec le temps, en sécurité routière, une série d’évidences plus ou moins vérifiables sur l’efficacité publicitaire et un mode de cadrage du problème public qui, dans la synthèse qui fera l’objet du prochain chapitre 78 (chapitre 4), nous permettra de raffiner les paramètres de notre analyse dramaturgique des campagnes de la RAAQ et de la SAAQ. La SAAQ et le TAC sont deux promoteurs qui accordent à la recherche une fonction déterminante dans l’élaboration des stratégies de sécurité routière, y compris les stratégies publicitaires. Reste à savoir si le fonds commun de la recherche leur permet de conceptualiser clairement le rôle de la publicité. Les données recensées indiquent que la publicité pourrait avoir une influence indirecte mais immédiate, mesurable et significative sur le comportement routier. Les conditions de son émergence ont été décrites avec suffisamment de précision pour comprendre pourquoi, si les données sont valables, cet effet serait difficile à produire, à observer et à exploiter stratégiquement. Les observations à l’égard de cette propriété sont nombreuses mais, pour les fins de la discussion qui nous intéresse, nous ne retiendrons provisoirement que les quatre suivantes. 1- L’impact publicitaire sur le comportement routier se mesure. 2- L’effet publicitaire requiert, pour avoir un effet préventif sur les comportements à risque et être mesurable, deux conditions essentielles : a. un contexte synergique : la publicité doit être diffusée en conjonction avec l’introduction de nouvelles mesures législatives de contrainte ou avec la tenue d’opérations de contrôle routier; b. un niveau d’intensité exceptionnellement élevé, tant en termes de poids média que de sévérité des nouvelles mesures ou de renforcement du contrôle policier. 3- Dans tous les cas où ils arrivent à être produits, les effets publicitaires sur le comportement plafonnent rapidement et sont éphémères, tout comme les effets de la contrainte. 4- Entre le comportement cible et le contenu du message, il n’y a pas de relation directe. Ces observations nous conduisent à quatre remarques. D’abord, la seule relation sur laquelle nous semblons avoir des données probantes d’un effet publicitaire, comme il ressort des trois premières observations de notre sommaire, implique la contrainte comme variable clé, que cette contrainte prenne la forme d’un renforcement des mesures législatives ou du contrôle routier. Ensuite, même si l’impact comportemental est minime, et même si, selon le modèle étudié, c’est essentiellement par la contrainte que le bilan routier progresse, la majorité des publicités en sécurité routière se donnent comme objectif manifeste de convaincre les cibles résistantes de se convertir volontairement aux comportements promus, ce qui est aussi la manière dont les cibles les reçoivent (ralentissez, ne conduisez pas si vous avez consommé de l’alcool, bouclez votre ceinture de sécurité, et ainsi de suite). On pourrait objecter que la nécessité de l’injonction s’explique par certains des principes publicitaires évoqués plus haut (call to action et ask for the sale), mais il faudrait alors expliquer pourquoi ces injonctions ne portent pas plus directement sur la soumission à la contrainte (« observez la loi ou vous serez punis »). Ce qui nous conduit à la troisième remarque : il ressort de la dernière observation de notre courte liste que le message publicitaire n’a pas besoin de porter sur le comportement cible pour produire son effet. Cette inconséquence indique qu’au delà du message manifeste, la publicité a des fonctions latentes qui 79 demeurent à explorer. Nous avons vu enfin, et c’est notre quatrième remarque, que même si la littérature spécialisée reconnait depuis longtemps que la contrainte est le déterminant principal de l’amélioration du bilan routier, on a peu étudié les mécanismes de persuasion par lesquels, nommément en sécurité routière, il est possible d’amener une population délinquante à souhaiter que l’État la contraigne à la conformité. Cette acceptation de la contrainte, on l’a vu, est pourtant un modérateur de la relation, et on peut soupçonner qu’il soit même le médiateur de tous les modérateurs. Comment les promoteurs de la sécurité routière arrivent-ils à convaincre une population qu’elle doit réclamer, subir et percevoir la contrainte à son endroit comme un service public essentiel? 37 Même si la publicité sociale ne fait pas directement la promotion de la contrainte, nous avons ici des indications à l’effet qu’elle contribue à la conformité. Cependant, nous ne sommes plus alors dans la logique de la conversion volontaire (fonction manifeste de la publicité sociale en sécurité routière) mais dans celle de la conversion forcée qui repose sur la capacité à rendre socialement acceptable et désirable l’usage de la contrainte par l’État (fonction latente). Si nous avons des indications à l’effet que la publicité en sécurité routière a une fonction latente, c’est là qu’il convient le mieux de la chercher. Le modèle de l’entonnoir de la communication ne nous dit pas autre chose : la publicité agit surtout sur les dimensions symboliques et très peu sur les dimensions comportementales. Nous pouvons ici prolonger l’analyse publicitaire de Baudrillard (1968, 1970, 1981) et dire que la fonction manifeste du contenu informatif de la publicité sociale est de vendre une idéologie, mais que sa capacité d’y arriver est très limitée en raison des systèmes de défense individuels et collectifs très complexes qui s’y opposent. Cette fonction manifeste sert de couverture à une fonction de persuasion qui veut moins convaincre que forcer l’adhésion. La critique de la publicité commerciale faite par Baudrillard impose d’accepter l’idée, pas toujours évidente, que les publicitaires sont au mieux inconscients de ces effets totalitaires, au pire animés d’intentions malveillantes (Baudrillard estime que les publicitaires qui croiraient réellement aux vertus de leurs discours de vente ne pourraient être qu’à moitié pardonnés). En marketing social cependant, les promoteurs de causes sociales auraient peut-être moins de pudeur que les promoteurs commerciaux à assumer les effets totalitaires de leur publicité. L’extinction des contre-discours est ouvertement espérée, le contrôle social généralisé est ouvertement promu, les recherches sur les moyens de briser les systèmes de défense individuels et collectifs sont ouvertement commanditées et souvent accessibles. De même, les promoteurs de causes sociales mettent ouvertement de l’avant un projet de réorganisation de l’ordre social au sein duquel une élite, qui s’estime éclairée et responsable, s’est donnée le mandat de guider et de réprimer la masse des citoyens irresponsables. En reprenant et en prolongeant la pensée de Baudrillard, on peut dire de la publicité sociale qu’elle n’est pas un dialogue mais le médium d’une socialisation massive qui monopolise la Un point de vue endossé au Québec par le Conseil des services essentiels et par la Cour Supérieure qui ont tous deux estimé que l’émission habituelle et régulière de constats d’infraction est un service auquel la population a droit (voir Pigeon, M., 2009). 37 80 parole, oriente la production d’un ordre symbolique. Le travail de la promotion crée un capital symbolique (l’opinion publique favorable à la contrainte) que l’État va pouvoir convertir en actions concrètes (la conformité contrainte). La dissuasion, quand elle est légitimée, est ce qui permet d’opérer cette transaction du capital en actions. Pour contribuer à l’amélioration du bilan routier, la publicité n’a donc pas besoin de convertir les conducteurs à l’adoption des comportements promus tout simplement parce que les promoteurs n’ont pas besoin que les conducteurs les adoptent volontairement. Il suffit que la publicité (entre autres moyens) impose la croyance que la norme promue est la norme sociale pour inciter les répondants aux sondages à participer au simulacre de l’adhésion à cette norme (par le jeu du biais de conformité). Cette adhésion est alors mesurée par sondages où les répondants peuvent exprimer sinon une opinion favorable à une intensification de la contrainte (avec le risque pour les sondeurs d’éveiller un ressentiment latent envers la contrainte) du moins une opinion sur le potentiel d’efficacité d’une mesure de contrainte à réduire le nombre des accidents (une formulation qui évite la personnalisation de la réponse et qui est plus neutre sur le plan des émotions). Lorsque la proportion des opinions favorables est majoritaire, les promoteurs peuvent offrir au public, aux médias, aux partenaires et aux décideurs politiques la caution d’une opinion publique présentée comme l’expression de la volonté politique de la population. 81 Chapitre 4 Matrice décisionnelle de la publicité en sécurité routière Notre corpus d’études sur la publicité en sécurité routière n’entre pas dans la catégorie du discours destiné au grand public. Ces études sont plus ou moins confidentielles, leur diffusion se fait dans des réseaux et dans un niveau de langage qui sont ceux des spécialistes, mais leurs conclusions sont susceptibles d’être vulgarisées par les promoteurs de la sécurité routière. Le corpus reflétait en majeure partie une philosophie d’intervention dont l’approche du TAC offre un exemple des plus achevés de l’approche dissuasive en prévention de la sécurité routière et dont la SAAQ, entre autres, se réclame. La question est de savoir si, dans ce corpus, la présentation des faits a un statut rhétorique autre que celui des dispositifs scientifiques de l’administration de la preuve. Les études et méta-analyses visant à mesurer l’efficacité des campagnes publicitaires procédaient par agrégation de données extraites de multiples enquêtes produites par ou pour les pouvoirs publics, sélectionnées et compilées pour fournir une évaluation statistique de l’impact des campagnes de sécurité routière sur les variations du bilan routier, le plus souvent en termes de mortalités. La valeur de notre revue de littérature est évidemment limitée du fait que nous n’avons pas contrôlé la méthodologie de chacune des enquêtes dont nous avons recensé et discuté les conclusions surtout en fonction de leur cohérence interne (par analyse du discours) et externe (par confrontation avec les savoirs multidisciplinaires). Nous n’avons pu mettre ces études à l’épreuve de la méthode de Gusfield pour statuer sur la présence de statistiques persuasives à partir des indicateurs proposés : extrapolations douteuses à partir de faibles échantillons, fiabilité et comparabilité des méthodes par lesquelles on associe un décès ou une blessure grave à un accident de la route, inflation statistique (nombres agrégés, tronqués ou arrondis), présentation d’informations décontextualisées de leur protocole d’enquête. Le travail de la fictionnalisation, de la mise en scène et de l’intensification dramatique pouvait toutefois être repéré par d’autres indices. Nous avons vu que l’analyse dramaturgique est la méthode mise au point par Gusfield pour étudier la rhétorique de l’autorité dans l’action publique. En prenant pour objet d’analyse l’argumentation systémique des promoteurs de la lutte contre l’alcool au volant aux États-Unis, il a montré combien celleci, dès le début, reposait sur une interprétation simplifiée d’un corpus de faits complexes, issus d’études empiriques encore incertaines et imprécises, mais stratégiquement présentées et vulgarisées pour des fins de persuasion publique comme un ensemble de connaissances certaines, définitives et stables. Après avoir inventorié les techniques utilisées dans le travail de torsion des faits, il a proposé d’interpréter la promotion de la lutte contre l’alcool au volant comme l’une des péripéties contemporaines d’un combat moral plus ancien et profondément ancré dans la trame sociale des États-Unis : la lutte contre 82 l’intempérance. L’étude de Gusfield s’étendait des origines de la promotion de la sécurité routière (qui remonte aux premières études et règlementations américaines de la circulation automobile) jusqu’aux années 1970, non sans examiner au passage comment les savoirs développés entretemps sur le même sujet dans d’autres pays ont pu être intégrés ou ignorés dans l’argumentation des promoteurs. Peut-on transposer l’analyse dramaturgique de son objet et de son contexte d’origine bien précis à un objet et à des contextes plus vastes : la promotion de la sécurité routière dans son ensemble et dans d’autres pays, voire à l’ensemble des causes sociales? Selon notre revue de littérature, la sociologie de l’action publique de Gusfield n’a eu pratiquement aucun impact sur les recherches en sécurité routière. Un tel silence est certes cohérent avec les pratiques d’un milieu qu’il dénonçait mais ce type d’argument, non-réfutable, ne prouve rien. Même si des sociologues français, comme Cefaï, estiment que l’analyse dramaturgique est transposable à l’étude de la promotion de la sécurité routière en France, la tentative ou la démonstration n’a pas été pleinement faite. Nous avons donc repris l’analyse du corpus de connaissances en sécurité routière, y compris celles sur sa représentation publique (surtout à travers la publicité), sur les trois décennies qui ont suivi la fin des travaux de Gusfield : les années 1980, 1990 et 2000. Notre corpus embrassait la tradition de recherche de nombreux pays, mais bien peu celle des États-Unis, de sorte que notre analyse ne se présente pas comme une mise à jour des travaux de Gusfield. Par rapport à Gusfield, qui embrassait les trois grands axes de la recherche en sécurité routière (la triade HVI :Homme-Véhicule-Infrastructure), la portée de notre revue de littérature est limitée à l’examen du seul programme de recherche sur le comportement routier et, à l’intérieur de ce programme, à l’examen plus attentif du sous-programme de recherche inspiré du modèle du TAC, dont le rayonnement s’est étendu en Australasie, au Québec et, depuis le début des années 2000, en France, avec les succès que l’on sait en termes d’amélioration du bilan routier. Sur un autre plan par rapport à Gusfield, notre analyse s’est enrichie du fait que nous avons embrassé dans l’objet d’étude le discours et les stratégies publicitaires, ce dont il avait très peu traité. Les connaissances de ce corpus élargi ayant considérablement augmenté depuis le début des années 1980, il s’agissait de savoir si on y trouverait là aussi des écarts significatifs, persistants et systémiques entre les faits (les données empiriques de la recherche sur le comportement routier et sur la publicité en sécurité routière) et le discours des promoteurs sur ces faits (l’interprétation qu’ils en donnent). Dans l’affirmative, il s’agissait de voir si l’analyse dramaturgique permettait d’offrir une interprétation sociologique cohérente de ces écarts. L’appréciation est de nature qualitative, la méthode utilisée ne permettant pas de décider, si même cela est possible, s’il y a eu amélioration ou dégradation des écarts systémiques observés par Gusfield. 83 La stratégie du contrôle social La causalité multiple des accidents de la route et l’éclatement des groupes cibles obligent les promoteurs à agir dans un large spectre de solutions, mais l’une des plus importantes a trait au contrôle social. Les promoteurs ont recours à trois formes de contrôle social pour réguler les comportements contre-normatifs afin de promouvoir et perpétuer les normes de sécurité routière : le contrôle social interne et le contrôle social externe informel et formel (Campeau, Sirois, Rheault et al., 1998; Chekroun, 2008). Le contrôle social interne est celui par lequel l’individu apprend à développer des comportements conformes aux normes préétablies qu’il a intériorisées. Le contrôle social externe informel est celui par lequel des individus ou des groupes appliquent des sanctions informelles positives ou négatives (encouragements ou blâmes, par exemple). Le contrôle social externe formel est celui des politiques sociales et des institutions ayant explicitement un pouvoir de contrôle et qui peut appliquer des sanctions formelles prévues par les lois et règlements (Carey-Bélanger, 1996; Mayer et Goyette, 2000). Typiquement, les promoteurs de la sécurité routière attendent de la publicité qu’elle contribue à chacun de ces trois types de contrôle. C’est aussi le sens qui se dégage de la première recommandation d’action de la Table de sécurité routière au Québec (2007, p. 14) : Les campagnes de sensibilisation constituent une composante essentielle et indissociable d’une stratégie globale d’action en sécurité routière. L’effet souhaité d’une campagne de sensibilisation grand public est, selon les besoins, d’informer, de renseigner sur les bons comportements à adopter, de persuader ou d’induire des changements d’attitude à l’égard de certains aspects de la conduite automobile, notamment la vitesse. Il est difficile de mettre de l’ordre dans des concepts quand ils ne sont pas définis. Selon toute vraisemblance, la fonction d’information réfère à la diffusion d’informations objectives sur les dangers de la route, notamment en relation avec la prise de risque, comme l’apprentissage de notions sur les distances de freinage, sur l’augmentation du risque d’accident en fonction de la vitesse. Dans cette optique, l’information veut d’abord stimuler le contrôle social interne. Si la diffusion de ce type d’information passe parfois par la publicité, elle passe surtout par plusieurs programmes éducatifs qui sont proposés aux écoles primaires et secondaires pour faciliter l’intériorisation des dangers et des normes de conduite dès le plus jeune âge, et par l’enseignement dans le cursus normal des écoles de conduite. Nous n’avons pas connaissance d’études sur l’impact de l’éducation sur les comportements routiers, mais ce sont les études qui ont été faites sur les cours de conduite obligatoire qui ont conduit la SAAQ à en abandonner le principe. 84 Parce qu’elle implique une moralisation des comportements et une valorisation de la moralisation, on peut associer la fonction de « renseigner sur les bons comportements à adopter » non seulement au contrôle social interne (intériorisation des normes) mais au contrôle social externe informel (faire la morale aux autres). La publicité comporte manifestement un bon lot d’injonctions morales et de blâmes contre les imprudents, mais aussi de mise en valeur des individus conformes. Plusieurs publicités vont plus loin encore et encouragent les individus à exercer un contrôle sur les autres pour empêcher par exemple un proche de conduire en état d’ébriété, fût-ce en le retenant ou en lui confisquant ses clés. L’ambition est d’ « augmenter la désapprobation sociale » (Table de sécurité routière, 2007, p. 14) à l’égard des comportements que l’on veut réprimer, mais nous n’avons pas recensé d’études sur la question et nous ne savons pas dans quelle mesure ces stratégies peuvent réellement influencer le comportement des conducteurs récalcitrants. Nous avons vu que des promoteurs assignent à la publicité le devoir de contribuer à augmenter l’appui de la population à des mesures toujours plus répressives, mais cette dimension n’a fait l’objet jusqu’ici, à notre connaissance, d’aucune recherche. Les promoteurs ne nous disent pas comment la publicité peut leur obtenir cet appui ni comment ils s’en servent. À cet égard, la sociologie de l’action publique est utile pour comprendre comment la norme sociale peut favoriser l’exercice du contrôle social informel et stimuler l’expression d’un appui à des mesures coercitives. En comparant les progrès de la lutte contre l’alcool au volant à ceux de la lutte contre la vitesse au volant, et en tenant compte du fait que l’intensité coercitive est le principal déterminant de l’amélioration du bilan routier, il apparait évident que la lutte contre l’alcool au volant doit une partie de son avance au traitement de l’infraction comme un acte criminel et à la gravité supérieure des conséquences prévues par le droit criminel. Certes, les occasions de conduite à vitesse excessive sont plus nombreuses que les occasions de CFA, ce qui contribue aussi à expliquer l’inégalité des progrès. Mais on doit aussi tenir compte du fait que, contrairement à la CFA, la vitesse excessive au volant n’est pas perçue comme le résultat d’un comportement particulièrement dangereux ou immoral et que, dans le traitement judiciaire effectif, elle ne dépasse pas non plus la gravité d’une infraction au droit pénal, même s’il est techniquement possible quoique rare, car prévu à l’article 249 du Code criminel canadien (L.R.C., 1985, ch. C-46, art. 249), de poursuivre une personne au criminel sous l’accusation de conduite dangereuse. Cette infraction consiste à conduire un véhicule à moteur d’une façon dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances, à la nature et à l’état du lieu, à l’utilisation qui était alors faite du véhicule ainsi qu’à l’intensité de la circulation qui existait au moment et au lieu de l’infraction ou qui était raisonnablement prévisible. Le droit criminel ne traitant que des comportements reconnus socialement comme les plus graves, la position respective de l’alcool et de la vitesse au volant sur l’échelle des sanctions reflète et explique les progrès asymétriques obtenus dans la gestion de ces deux problèmes publics. Bien des choses s’opposent à la criminalisation de la vitesse 85 excessive, dont les revenus considérables que les autorités retirent de l’émission de constats d’infractions, une pratique permise par droit pénal mais que le passage des sanctions au droit criminel interdirait. Cet intérêt financier n’échappe pas à la connaissance du public et nuit évidemment à la perception de gravité du problème et, donc, de l’infraction. Sans doute la criminalisation d’un comportement, avec la gravité supérieure de ses conséquences et à la condition que cette criminalisation soit socialement acceptée, facilite-t-elle bien plus l’intériorisation d’une norme et, donc, le changement d’attitude et de comportement. C’est ainsi que le niveau de coercition effective déterminerait l’intériorisation d’une norme sociale, comme on le voit dans les régions rurales où la facilité d’échapper aux opérations du contrôle policier réduit la perception de risque et explique pourquoi le respect des limites d’alcool et de vitesse n’y fait pas autant partie des socio-styles que dans les villes (Harrison 1996, 1998). Nous avons vu que si le contrôle routier peut, en augmentant la perception du risque d’être puni, réduire significativement la prise de risque et, par là, forcer la conformité (Dussault, 1990; Homel, 1990; Riley, 1991; Cameron et al., 1994, 2003; Zaal, 1994; Community, 2001; O’Neil et Mohan, 2002; Delaney et al., 2006), il demeure qu’au-delà d’un point optimal l’augmentation de l’intensité répressive cesse d’avoir un impact significatif et rentable sur le bilan routier (Cameron et al., 1992; Henderson, 1992; Elvik et Rydningen, 2002) et que tout cela échouerait quand même à modifier réellement ou durablement les attitudes. C’est ainsi que nous n’avons pas trouvé de cas, du moins en sécurité routière, où la prévalence des comportements sécuritaires se maintient longtemps lorsqu’on cesse de les promouvoir et d’exercer une surveillance. Si l’efficacité supérieure de la contrainte est reconnue (CNSR, 2002, p. 32), sa puissance repose sur l’effet cumulatif de la sévérité de la sanction et la certitude de la peine, les deux variables clés de la théorie de la dissuasion en sociologie du droit. Or Killias (1985), dans une étude sur 16 pays, a mesuré que les changements législatifs expliquent 80% de la variance totale en ce qui concerne le port de la ceinture de sécurité. À long terme cependant, spéculet-il, le respect des lois dépendrait moins de l’application massive de sanctions sévères que de la capacité à prévenir la multiplication de situations dans lesquelles la crédibilité des lois et des sanctions sera mise à l’épreuve. La non-observation de l’obligation du port de la ceinture est toutefois un problème perçu comme mineur par rapport à ceux de l’alcool et de la vitesse au volant, cas pour lesquels nous avons suggéré que les variations du niveau d’intensité de la peine pourrait contribuer à expliquer la variation des taux de conformité. Sur ce plan, nous avons vu aussi que, malgré tous les efforts entrepris en ce sens, la publicité ne modifie pas les attitudes des conducteurs « infractionnistes » parce qu’elle ne peut faire en sorte qu’ils se perçoivent comme délinquants. Si les stratèges de la SAAQ, comme l’avance Letendre (2000), estiment que la sensibilisation par l’éducation, l’information et la publicité permettrait d’atteindre jusqu’à 30% ou 40% de taux de conformité, tandis que la contrainte permettrait de porter les taux de conformité à un optimum de 90% ou 95%, on ne sait pas sur quelles preuves ils s’appuient. En outre, la 86 preuve n’a pas été faite que les gains associés à la sensibilisation aient été obtenus auprès de conducteurs récalcitrants, ni même que les attitudes et comportements conformes ne préexistaient pas à leur mesure, auquel cas on ne pourrait parler de conversion. Le renforcement de la contrainte a été présenté dès 2002 par le président Sarkozy comme faisant partie de « mesures courageuses » que les Français sont prêts à accepter de la part de l’État et des politiciens (Pailliart, Poncin et Strappazzon, 2008, p. 80) pour régler le problème de l’insécurité routière. On peut penser qu’un individu a intériorisé l’idée que la contrainte est indispensable pour améliorer le bilan routier quand, comme cela se voit couramment et comme le formule Pérèz-Diaz (2003, p. 155), il attribue « la responsabilité de la non-diminution des accidents au fonctionnement du système pénal qui n’a ni pu, ni voulu procéder à une forte augmentation des contrôles ». Pour qu’une population participe ainsi à l’endossement de la répression et de la menace, il faut qu’elle soit profondément convaincue de sa nécessité, laquelle repose en partie sur une promesse d’efficacité (Hart, 1976; Delhomme, 1993; Decreton, 1997; CNSR, 2002, p. 36; Pérèz-Diaz, 2003). Cette promesse est rituellement crédibilisée par la publication de statistiques dans l’année suivant la mise en œuvre de nouvelles mesures de contrôle, mais il arrive que des individus puissent en constater les effets comme c’est le cas dans les zones où des radars photo fixes ou des ralentisseurs de type dos d’âne réduisent de manière évidente pour tous la vitesse moyenne de la circulation. Il est toutefois difficile de personnaliser la promesse sous la forme de probabilités réduites d’avoir un accident, d’autant que l’on parle alors de non-événements, mais cette difficulté de prospective est habituellement et habilement contournée par la publication de l’amélioration du bilan routier qui permet le calcul rétrospectif du nombre de vies qui ont théoriquement été épargnées et un recadrage qui permet d’attribuer principalement ou exclusivement ce résultat aux actions des promoteurs de la sécurité routière. La transformation d’individus en agents de changement (auprès de leurs proches) voire en militants de la cause est une forme d’engagement. La réduction des primes d’assurance pour les conducteurs qui n’ont pas eu d’accident est un exemple de récompense. Notre revue de littérature ne nous a pas permis de répertorier d’études sur la question même si nombre de publicités en sécurité routière font la promotion de ces procédés, mais la prédominance qu’accordent les promoteurs au droit pénal et au droit criminel indique que, dans leur évaluation, les autres procédés obtiennent des résultats moins intéressants. En outre, les promoteurs réalisent régulièrement des sondages par lesquels ils évaluent, entre autres choses, la réceptivité des citoyens à la promotion du sentiment d’insécurité routière, un niveau élevé étant utilisé comme un indicateur à l’effet que « des actions fortes ne les choqueraient sans doute pas, même si l’on sait que le facteur d’insécurité est toujours l’autre » (CNSR, 2002, p. 21). 87 Nous avons vu que, dans le modèle du TAC, la doctrine de la dissuasion prédétermine les stratégies de prévention ciblant les usagers de la route. La matrice décisionnelle du TAC est à cet égard relativement explicite. Le rôle de la publicité dans ce système l’est beaucoup moins. Les responsables de la publicité du TAC tiennent un double discours dont les prémisses sont inconciliables : leur discours public attribue la réduction spectaculaire du bilan routier à leurs campagnes publicitaires, leur discours privé dénie à la publicité toute capacité de modifier les comportements et lui attribue une fonction d’agenda setting : crédibiliser la gravité du problème, légitimer l’intensification des mesures de contrainte et manifester le sérieux de l’engagement de l’État. Le discours public des promoteurs du TAC est cohérent avec la fonction manifeste de sa publicité telle qu’elle ressort de son discours explicite : persuader les usagers réticents à adopter volontairement des comportements sécuritaires. Le discours privé signale la présence de stratégies implicites qui veulent exploiter des fonctions latentes de la publicité. On retrouve la même ambivalence dans la littérature spécialisée à ceci près qu’il s’y ajoute une position mitoyenne : utilisée en synergie avec les opérations de contrôle, la publicité pourrait en augmenter l’efficacité dissuasive et, ainsi, contribuer significativement à la réduction du bilan routier mais cet effet, minime, ponctuel et volatile plafonnerait rapidement. En outre, cet effet ne se produirait qu’à de très hauts niveaux d’intensité de sorte que les couts de sa production peuvent expliquer pourquoi aucun autre État n’a reproduit intégralement le modèle du TAC, sinon épisodiquement. Enfin, même si personne ne conteste la réalité des progrès spectaculaires du bilan routier dans l’État de Victoria, leur ampleur réelle et leur caractère extraordinaire sont sujets à caution : les progrès les plus importants ont été accomplis dans les premières années de mise en place de programmes très coercitifs, et la lutte contre la vitesse n’a pas connu les mêmes succès que la lutte contre l’alcool au volant. Ces deux dernières observations sont cohérentes avec ce que l’on a pu rapporter partout ailleurs dans le monde. On doit se demander pourquoi la matrice décisionnelle des promoteurs de la sécurité routière parait si singulièrement embrouillée dès qu’il s’agit de savoir à quoi leur sert de faire de la publicité. De notre enquête auprès du TAC et de notre revue de littérature, nous concluons que les promoteurs et chercheurs de la sécurité routière n’ont pas une idée très claire de la contribution de la publicité à l’atteinte de leur grand objectif : la réduction du bilan routier. La question du rôle de la publicité se présente à eux comme un problème d’optimisation continue de boite noire. La sécurité routière étant un problème à causalité multiple impliquant des comportements qui échappent à l’observation directe, la recherche tend à augmenter plutôt qu’à réduire le nombre de variables dans l’équation. Promoteurs et chercheurs ont acquis la conviction que la publicité est indispensable à toute stratégie intégrée de réduction du bilan routier mais, notamment sous l’influence de la psychologie sociale, ils l’envisagent surtout comme une technique d’influence du comportement à travers la modification ou le renforcement des attitudes, sans que cette relation ait été démontrée. Le rôle que la publicité peut jouer dans le cadre 88 de stratégies d’agenda setting est connu depuis longtemps; son importance a aussi été relevée par plusieurs promoteurs et chercheurs en sécurité routière mais il n’a fait l’objet par eux d’aucune recherche particulière et il semble le plus souvent rester dans le domaine de l’impensé. Quand ils inscrivent leur démarche dans le cadre du marketing social, les promoteurs et chercheurs ne démontrent pas, sauf exception, qu’ils maitrisent ou même connaissent les principes de la communication-marketing. Leur connaissance des théories publicitaires et de la manière dont la publicité agit semble limitée à ce que la mythologie populaire entretient sur la question, or ce sont précisément les croyances sur l’efficacité de la publicité qui orientent les pratiques et les recherches. Nous avons trouvé très peu de traces ou même d’échos dans notre corpus des concepts et développements théoriques qui, depuis plus de 50 ans en communication-marketing, ne cessent de mettre au jour la complexité du processus d’influence publicitaire (King, 2007). Quelques rares concepts semblent avoir franchi la barrière disciplinaire mais, à l’exception de la synergie des moyens, ils sont parmi les plus anciens; ce sont surtout les notions d’information, de ROI, de segmentation et de saisonnalité en ce qui concerne la stratégie, et les notions de notoriété, de rappel, de compréhension, d’attitude, d’intention et d’adoption de comportement en ce qui concerne l’évaluation des messages et des campagnes. La seule référence aux principes de gestion de la marque a été faite dans l’entrevue avec les promoteurs du TAC et de Grey Advertising. Quant à l’utilisation du vocable « marketing social », il souffre d’un flou conceptuel qui fait que les promoteurs de la sécurité routière l’utilisent essentiellement, par réduction synecdotique, comme un synonyme de publicité, ce qui témoigne d’une méconnaissance du marketing. Il y a quelque chose de publicitaire dans cet emprunt lexical qui semble surtout chercher un gain de prestige. Le problème dépasse sans doute le seul cadre de la promotion de la sécurité routière; c’est toute la pratique du marketing social qui souffre d’un retard de plusieurs décennies par rapport au marketing commercial. Si les promoteurs de causes sociales ne récupèrent les savoirs du marketing commercial qu’avec une parcimonieuse approximation, quand ils ne les réinventent pas en toute ingénuité, c’est parce que la pratique et la recherche en marketing social est massivement le fait de gens qui ignorent tout du marketing (Lefebvre, 2000, p. 506-507) ou qui attribuent au marketing la responsabilité de la plupart des problèmes sociaux (le marketing est alors vu comme le problème et non la solution; voir Dan, 2005). De même, ils ignorent à peu près tout de l’appareillage conceptuel dont les publicitaires doivent se servir pour appréhender la complexité d’un problème et distinguer, en fonction de ce que la publicité peut réellement accomplir, les enjeux importants des enjeux superficiels, et pour déterminer conséquemment les objectifs, stratégies, moyens et mesures d’évaluation des campagnes. Un publicitaire minimalement au fait des développements de la recherche et des pratiques dans son domaine ne peut manquer de s’étonner qu’on puisse faire de la publicité sociale et l’étudier sans jamais utiliser ni même évoquer les 89 concepts, outils et débats fondamentaux qui ont formalisé la discipline de la communication-marketing 38, à la manipulation desquels ses praticiens et chercheurs sont rompus par un usage quotidien et qu’ils appliquent (en les adaptant) autant dans le domaine du social que du commercial. La manière dont cette cause sociale se structure et se développe n’est jamais envisagée de manière globale, comme le préconise la gestion de marque. Même quand ils se réclament du marketing social, les promoteurs ne discutent pas de la planification de leurs campagnes et de l’analyse de leurs résultats avec les concepts attendus du mix marketing, de l’architecture de la marque, de la création et de la distribution de marques divisionnelles (la lutte contre la vitesse, la lutte contre l’alcool, le port du casque pour cyclistes, la sécurité des piétons, et ainsi de suite) sous le parapluie d’une marque mère (la sécurité routière), du positionnement, des identités de marque et de l’effet de halo. Si les promoteurs procèdent à des analyses qui peuvent s’apparenter partiellement aux principes de l’analyse compétitive et à l’application des concepts de pénétration et de parts de marché, de saisonnalité des ventes et de valeur ajoutée, ils ne situent jamais dans quelle catégorie du marché des causes sociales leurs propres causes opèrent. Ils ne remettent guère en question l’adéquation de leurs offres et ils ne tentent pas davantage d’en préciser le bénéfice unique et différencié. Ils ne s’interrogent pas non plus sur l’existence d’un cycle de vie de leurs causes, ni d’un cycle des ventes, ni d’un rythme d’introduction des innovations par lesquels ils pourraient prendre une meilleure vue d’ensemble. Les cibles sont uniquement analysées en fonction des effets que les promoteurs veulent produire sur elles, laissant ainsi de côté tous les avantages d’une analyse qui tiendrait compte des aspirations de ces cibles et de leurs taux de satisfaction, ce qui conduirait normalement à l’exploration de stratégies de proximité, d’engagement, d’adhésion et de fidélisation, de marketing relationnel et expérientiel, et de marketing direct. Dans l’exécution des campagnes de sécurité routière, le souci d’intégration existe mais l’utilité des plateformes créatives et l’influence du design ne semblent pas pleinement reconnues et sont probablement traitées comme des détails opérationnels secondaires. Malgré leur importance, les facteurs de familiarité, d’opinion et de considération ne sont pas opérationnalisés même si les indices qui peuvent les constituer sont vraisemblablement collectés. Bien d’autres débats et problèmes fondamentaux sont absents des études sur la publicité en sécurité routière : la diversité des rôles de la publicité et des autres formes de communication-marketing, l’échelle des effets à court et long termes, la variabilité contextuelle et temporelle de la réponse et de l’impact (en fonction du média et du format choisis ainsi que de l’évolution psycho-sociographique des individus ciblés), l’impact des croyances à propos de la publicité et des différents médias sur le traitement du message (Mehta et 38 La liste qui suit est évidemment incomplète. Et malgré cet appareillage conceptuel, les publicitaires estiment en général que la publicité n’est ni un art ni une science mais un mélange des deux dont l’équilibre, qui varie selon les contextes et les philosophies, échappe à toute formalisation rigide. 90 Purvis, 1995), les modélisations du processus interdisciplinaire de définition continue des objectifs et des stratégies publicitaires, le rôle de la recherche dans le processus de décision et l’abandon du pré-test des messages comme moyen d’en prédire la performance. Tout cela nous indique que, tout comme Gusfield l’avait remarqué, la promotion de la sécurité routière n’est pas tout à fait ce qu’elle dit être. En communication-marketing, on doit chercher à évaluer la valeur et l’utilité d’une publicité en tenant compte des autres éléments tactiques de la campagne dont elle fait partie et en cherchant à expliciter la matrice décisionnelle qui fixe les objectifs et oriente la stratégie de ses commanditaires. Cette matrice est rarement explicite mais elle peut être élucidée par déduction en recherchant les lignes de cohérence entre une pluralité de facteurs qui forment les paramètres contextuels rationnels de la prise de décision : état du marché, historique des communications, propriétés de la publicité, choix médiatiques, déclarations des commanditaires du message, marketing mix. En estimant qu’il peut y avoir de la cohérence jusque dans les erreurs, qu’une matrice décisionnelle n’est jamais parfaite, qu’elle peut être guidée par des inférences douteuses ou fausses (des mythes du savoir) et que même ses choix dysfonctionnels peuvent obéir à une logique et à des postures mentales que Berthelot (1996) appelle des ossatures cognitives constantes, nous suivons les principes de l’analyse rationnelle des croyances (Boudon, 1990, 1995, 2004; Lacasse, 1995; Bronner, 2006). La publicité n’est jamais un fait isolé; elle n’est qu’un évènement de nature tactique qui se déroule sur un front de bataille beaucoup plus large et qui lui donne son sens. Cela signifie aussi qu’il ne suffit pas de faire émerger les objectifs, les stratégies et les interactions du mix marketing, mais qu’il faut en évaluer la pertinence et en connaitre les différents résultats. Seulement alors peut-on procéder à l’analyse critique de la campagne publicitaire elle-même, et juger en toute connaissance de cause de la qualité de l’objectif qu’elle poursuit, des stratégies qu’elle déploie et des moyens qu’elle mobilise. Pour éviter d’attribuer à la publicité des succès ou des échecs immérités ou sans pertinence, il importe non seulement de tenir compte de la qualité de la matrice décisionnelle mais aussi, c’est fondamental, de savoir ce que la publicité a, en soi, la capacité d’accomplir. Nous pensons que la sociologie de l’action publique peut faire émerger la matrice décisionnelle implicite des promoteurs de la sécurité routière, ici dans le modèle du TAC, tandis que l’approche de la publicité en communication-marketing devrait permettre d’interpréter avec cohérence les données de la recherche spécialisée en sécurité routière, même les plus contradictoires, pour faire apparaitre la diversité des usages et des effets de la publicité, et expliquer sa contribution à la réduction du bilan routier. En cherchant à comprendre à quoi peut servir la publicité en sécurité routière, notre examen du problème s’est concentré sur ce qui fait la difficulté de la promotion d’une cause. Il est entendu qu’en début de 91 carrière, une cause peut immédiatement compter parmi ses appuis tous ceux qui agissaient déjà conformément à ce qu’elle promeut (ceux qui ne conduisent jamais en état d’ébriété parce qu’ils ne consomment jamais ou très peu d’alcool, par exemple) et peut rapidement convertir les individus qui n’y opposent aucune résistance significative (ceux qui consomment rarement de l’alcool, par exemple). La conversion des individus qui opposent à la cause des résistances significatives est beaucoup plus ardue et plus longue, de sorte qu’avec le temps, il faut déployer toujours plus d’efforts pour obtenir des gains toujours plus minces, et que ces progrès reposent principalement sur l’imposition de la contrainte. C’est certainement le cas en sécurité routière, mais ce pourrait aussi être le cas de toutes les causes sociales quand elles sont prises en mains par l’État. Lacasse (1995) estime que l’appel à la contrainte est le fonds de commerce de tous les groupes qui font appel à l’État, qu’ils soient intéressés par l’argent de l’État ou par autre chose : Même si ce n’est mentionné que rarement et de façon oblique […] les intéressés et les désintéressés veulent tous que l’État contraigne leurs concitoyens à faire quelque chose qu’ils ne feraient pas volontairement. Dans l’un ou l’autre cas, les capacités de persuasion, de « vente » du groupe ne suffisent pas, d’où l’appel à la coercition. L’action demandée aux pouvoirs publics entraine des effets similaires de réallocations de ressources par l’utilisation de moyens identiques. (Lacasse, p. 64) La contribution de l’État à la maitrise des conflits sociaux passe fréquemment par l’usage de la contrainte, une solution qui est favorisée par la culture d’efficacité de l’ensemble de la machine gouvernementale, pressée d’agir plus que de réfléchir et qui ne tolère pas du savoir un constat d’impuissance à résoudre un problème (Lacasse, 1995, p. 25, 233). Analysant les processus bureaucratiques de décision de l’État, Lacasse estime que tous les demandeurs ont recours à des mythes justificateurs et qu’ils ont tous tendance à utiliser la propagande et le lobbying, lesquels requièrent, pour devenir un interlocuteur légitime des pouvoirs publics, de maintenir la cohésion du groupe, de s’approprier les consensus, de nouer des alliances, de concurrencer d’autres demandes, d’obtenir de la visibilité médiatique, et ainsi de suite. Le développement du courant dit de la « promotion de la santé » qui attribue à la politique le moyen de régler à la source et par la contrainte les principaux problèmes de santé d’une société, et qui introduit dans le cursus universitaire des professionnels de la santé l’apprentissage des techniques d’action politique (O’Neill, Roch et Boyer, 2011), illustre bien la réalité du phénomène décrit par Lacasse. Au terme de cette première partie de notre étude et selon la prédominance des faits collectés dans notre revue de littérature, nous croyons être en mesure d’affirmer que dans le modèle du TAC de gestion de la sécurité routière : 92 - - l’amélioration du bilan routier procèderait principalement (mais pas exclusivement) par une intensification continue de la contrainte bien plus que par une conversion libre et volontaire aux comportements prescrits ; le succès de cette intensification de la contrainte dépendrait de la capacité des promoteurs à la rendre socialement acceptable ; la publicité aurait pour principale fonction de contribuer à l’acceptation sociale de la contrainte en faisant la promotion du sentiment d’insécurité routière. La matrice décisionnelle des promoteurs de la sécurité routière n’est jamais explicitée aussi clairement, ni même de manière satisfaisante. Des intentions, des satisfactions et des déplorations sont fréquemment exprimées, des objectifs, stratégies et moyens à court termes sont annoncés et discutés, mais nous n’avons jamais de ce qui se passe qu’une vision tactique à courte vue. L’objectif ultime, la vision stratégique à long terme et les moyens à prendre pour y arriver ne sont jamais publiquement explicités et, même dans les cercles plus fermés de la recherche, ils demeurent vagues. Cette discrétion dans le contenu du discours public des promoteurs pourrait s’expliquer de manière satisfaisante par un souci d’efficacité. Elle correspond d’ailleurs parfaitement à la stratégie de vente dite du « pied dans la porte » qui prescrit de procéder par petites étapes pour amener la cible à consentir à des demandes d’abord mineures puis toujours plus engageantes jusqu’à ce qu’elle consente à tout ce que l’on voulait obtenir d’elle dès le départ mais qu’elle nous aurait refusé si on le lui avait franchement demandé (sur le principe de segmentation des doctrines pour en favoriser l’acceptation, voir aussi Bronner, 2006, p. 38). Le vague observé dans le discours raisonné des cercles de discussion plus fermés des promoteurs et des chercheurs pourrait s’expliquer en partie par la culture du secret qui entoure jusqu’à un certain point les décisions de l’État mais il peut aussi découler du fait que les promoteurs procèdent de manière largement a-théorique et pragmatique, par reproduction et adaptation des meilleures pratiques recensées. Ne recourant aux théories et aux modèles que pour tenter d’améliorer la production d’effets particuliers, ils ne connaissent ou ne font usage d’aucune théorie générale de la publicité qui leur permettrait d’avoir euxmêmes une compréhension claire et globale de leur action. Cela est particulièrement évident en matière de publicité où toutes les données sont pourtant disponibles pour établir que la fonction manifeste de la publicité (changer les comportements) est loin de pouvoir produire les effets que les promoteurs lui assignent, mais qu’elle a aussi d’autres fonctions, méconnues mais indispensables à la mécanique de l’amélioration du bilan routier. On constate également que les promoteurs évaluent l’efficacité de leurs campagnes publicitaires en fonction d’indicateurs qui ne permettent aucunement d’évaluer l’atteinte des objectifs déclarés, ce qui ne les empêche pas de conclure habituellement au succès de leurs campagnes. Ce que les promoteurs entendent par « efficacité » n’est pas clair : le concept a une grande volatilité sémantique qui semble dépendre surtout des enjeux contextuels. Tant et aussi longtemps qu’on ne sait pas exactement ce qu’une publicité peut faire, on peut difficilement lui attribuer un objectif opératoire et pertinent, et encore plus difficilement déterminer quelle méthode est la meilleure pour en mesurer 93 l’atteinte. Tout cela est cohérent avec les conclusions de Lacasse (1995, p. 207) sur la gestion étatique des problèmes sociaux, laquelle se différencierait de celle du privé notamment par le fait qu’elle a des objectifs moins clairs (et parfois obscurs même pour ses propres agents) et des moyens d’évaluation plus faibles. Quoi qu’il en soit, l’attribution d’une multitude d’objectifs à une publicité et l’instabilité du concept d’efficacité dans les discours des promoteurs sont deux indices de pratiques publicitaires inadéquates. Si la matrice décisionnelle issue du modèle du TAC est telle que nous l’avons décrite, il nous faut maintenant examiner si la publicité a des propriétés qui peuvent être utiles à ses fins et si elle peut agir même si ses producteurs se font de son action une idée tout à fait différente voire erronée. La fonction manifeste de la publicité Selon le discours public 39 des promoteurs de la sécurité routière que nous avons étudié, selon la plupart des chercheurs impliqués dans le programme de recherche sur le comportement routier (Delhomme, 2000), et selon la manière dont les uns et les autres conçoivent leurs messages, la fonction manifeste de la publicité en sécurité routière est de persuader les conducteurs de changer leurs comportements à risque. Cette conception est conforme avec la conception du marketing social qui domine aujourd’hui dans une discipline investie par des chercheurs de multiples horizons et au sein de laquelle domine désormais le paradigme de la psychologie sociale : « le marketing social n’est plus considéré comme une technique pour faire adopter une idée sociale, mais comme un moyen d’influencer les comportements individuels délibérés (par opposition aux comportements imposés par la loi ou la répression, par exemple) » (Cossette et Daignault, 2011, p. 21). Cette conception plus restreinte n’est pas celle de Kotler et de Zaltman, les professeurs de marketing qui ont fondé la discipline du marketing social en tant que moyen de promouvoir des idées sociales (ce qui est moins spécifique que de modifier des comportements), et elle n’est pas non plus celle des premiers chercheurs qui, comme Le Net, se sont intéressés à la publicité sociale pour y voir le moyen de promouvoir des lois sociales. Il faut souligner que la conception du marketing social et de la publicité sociale comme moyens de promouvoir des idées sociales et des lois, sans avoir jamais été réfuté, a été reléguée dans l’oubli, même par Kotler dont les définitions ont évolué dans le temps jusqu’à rejoindre celle d’Andreasen (1995) pour éliminer toute référence aux attitudes et aux idées : « Behaviors are always the focus » (Kotler et Lee, p. 191). Cet abandon ne résulte pas du seul souci de se concentrer sur la finalité du marketing social (modifier des comportements) en écartant de sa définition les considérations stratégiques (influencer les comportements par les attitudes et les idées) mais il répond à une conception noble du marketing social 39 Le discours privé des mêmes promoteurs, quand il s’exprime dans des cercles plus restreints, peut être plus nuancé. 94 qui se refuse à envisager la légitimité du recours à la contrainte même si la réalité de cet usage est reconnue (Kotler et Roberto, 1989, p. X, 24). Pour Boudon (2002, p. 9), cette pudeur envers l’usage de la contrainte est une réaction culturelle de défense devant un conflit de valeurs : La sensibilité morale contemporaine est si attentive à tout ce qui peut apparaitre comme une négation de la dignité de la personne qu’elle a accueilli avec faveur l’idée que la prévention peut se substituer à la répression des crimes et des délits. L’utopie du tout-prévention a tellement prospéré qu’elle a relégué à l’arrière-plan l’idée de la dissuasion, la menace de la répression étant vue comme aussi inacceptable que la répression elle-même. Nous serions alors en présence d’un cas d’élimination d’une croyance, au sens où l’entend Bronner (2006, p. 51), qui se produit quand une idée disparait du marché cognitif simplement parce qu’elle cesse d’être crue, parce que les conditions de sa diffusion ne sont pas réunies, ou, comme l’avait déjà suggéré Durkheim (cité par Boudon, 2004, p. 29), parce qu’on dispose d’une théorie alternative plus séduisante. Le remplacement des paradigmes sociologiques par ceux de la psychologie sociale dans le programme de recherche sur le comportement routier semble bien avoir opéré dans le sens d’une élimination sans réfutation. La question ici est de savoir s’il est légitime d’accorder à la publicité sociale, en général, et à la publicité en sécurité routière en particulier, la capacité d’influencer en elle-même les comportements, fûtce à travers l’influence des attitudes, des sentiments ou des cognitions, ou si cette croyance est un mythe qui profite d’une insuffisance disciplinaire (celle de la psychologie sociale, notamment, quand elle s’intéresse à la modification des comportements par la publicité) ? Cette fonction manifeste est-elle un mythe (un mythe fondateur de la discipline du marketing social) ou repose-t-elle sur des données probantes? Nous avons vu que chaque fois que la question a été posée, la réponse allait dans le sens du mythe. Si la relation entre la publicité et le changement d’attitude est reconnue et repose sur d’innombrables preuves, la relation entre le changement d’attitude et le comportement routier, elle, n’est pas établie. On fait l’hypothèse que le comportement est influencé par les intentions (en tant que l’un des prédicteurs les plus fiables du changement de comportement), lesquelles sont influencées entre autres par les attitudes, lesquelles peuvent être influencées par la publicité. C’est sur cette cascade de causalités, non démontrée en sécurité routière, que les promoteurs fondent l’utilité de la publicité et construisent leurs messages. Cet usage manifeste de la publicité découle en réalité d’un postulat fondamentalement erroné, fruit d’une conclusion prédéterminée par les croyances populaires sur les effets présumés de la publicité. De l’idée, parfaitement légitime, que la publicité sociale a été fondée pour contribuer à la modification des comportements, on infère, à tort, qu’elle doit avoir un impact significatif sur le comportement, de même que de l’idée parfaitement légitime que la publicité commerciale n’a pas d’autre raison d’être que de 95 contribuer aux ventes, on infère souvent, à tort, qu’elle doit avoir un impact significatif sur les ventes. Le programme de recherche sur la publicité en sécurité routière ne s’efforce pas de trouver de preuves pour supporter cette hypothèse, qui a acquis un statut de postulat, et lorsque les chercheurs sont confrontés à l’absence persistante de résultats probants, ils concluent que l’existence des effets présumés échappe aux conditions d’observation, puis proposent des stratégies pour améliorer la production de ces effets indémontrables. L’invocation d’un pouvoir d’influence sur le comportement parait nécessaire uniquement parce que les chercheurs ne peuvent concevoir l’utilité de la publicité autrement que comme un moyen par lequel on peut persuader un individu récalcitrant de modifier son comportement. Notre revue de littérature nous a conduit là-dessus à la même conclusion générale qui a été exprimée en France par la majorité des experts consultés en 2002 par la Commission communication de la Commission nationale de sécurité routière (CNSR, 2002) : la communication en elle-même ne permet pas de modifier les comportements mais elle peut agir puissamment sur ce que nous avons appelé ici les dimensions symboliques. Sa seule utilité certaine, celle pour laquelle nous avons des données probantes et celle qui est conforme aux savoirs transthéoriques, repose sur sa capacité d’influencer les opinions de manière à rendre socialement acceptable l’introduction et l’application de mesures contraignantes. Nous devons conclure que la publicité sociale n’est pas une alternative aux mesures de contrainte mais un instrument à son service. On ne peut manquer de relever le fait que la conceptualisation du rôle de la publicité sociale comme instrument au service de la contrainte n’est pas nouvelle. Picard (2005) rapporte comment, dans les années 1970 et suite à la création en 1972 de la Délégation à la sécurité routière, la publicité a été massivement utilisée avec pour vocation première d’amplifier et de « soutenir les mesures prises dans le cadre de la politique générale de sécurité routière » en faisant connaitre la législation, en éduquant le public aux gestes et habitudes qu’il convient de prendre, et en faisant reconnaitre la mobilisation de l’État (Picard, 2005, p. 3). Sans abandonner l’usage de la publicité pour faire accepter l’action publique, les promoteurs français ont, dans les années 1980, adopté la vision behavioriste de la publicité qui domine en sécurité routière et qui tend à considérer que la communication peut et doit avoir en elle-même une puissante influence sur le comportement (Brunet, 2004, p. 56). Dès lors, ils ont estimé que l’évaluation des campagnes sur les critères de notoriété et d’appréciation (dits outputs en marketing 40) était une erreur d’appréciation fondamentale et que la modification du comportement des conducteurs et la réduction du taux des accidents de la route devaient être les seuls critères valables du succès d'une 40 Les outputs sont les résultats d’une campagne que l’on peut attribuer uniquement à la publicité; c’est le cas des scores de notoriété, de familiarité et d’opinion obtenus par un message publicitaire. 96 campagne publicitaire (dits outcomes en marketing 41). La France rejoignait alors les recommandations du Groupe de recherche en sécurité routière de l'OCDE qui, dès 1971, avait conclu que les promoteurs devaient investir dans une coordination plus grande de l’expertise en psychologie sociale et, suivant le modèle du TAC (CNSR, 2002, p. 19), dans des études spécialisées en sécurité routière pour planifier et concevoir les campagnes publicitaires (Decreton, 1997, p. 92-93). Decreton (1997, p. 91) relève toutefois que, tout au long des années 1970 et 1980, les instances gouvernementales françaises se sont constamment interrogées sur le rôle de la publicité qui, au vu de son incapacité à démontrer sa présumée influence des comportements, apparaissait avoir une utilité bien plus incertaine que les spécialistes ne le laissaient supposer (voir aussi Marchetti, 2008, p. 12). Ce fut d’abord la qualité des stratégies et des méthodes de recherche qui fut remise en cause, et non la capacité présumée de la publicité à modifier les comportements. Dans les années 1990 en France, selon Picard ((2005), on ne croyait plus à la possibilité d’influencer le comportement par la publicité, de sorte que les campagnes furent alors conçues comme le moyen d’introduire de nouvelles normes sociales, notamment pour établir la responsabilité individuelle du conducteur. Jusqu’en 1999, la France s’est distinguée par son refus de systématiser le recours à des images violentes, celles-ci n’étant utilisées que pour soutenir l’introduction de nouvelles mesures de contrôle et pour légitimer le renforcement des dispositifs répressifs (Picard, 2005, p. 6; voir aussi Marchetti, 2008, p. 9). Dans ce contexte, l’opinion dissidente de Delhomme (chercheuse en sécurité routière à l’INRETS) devant la Commission communication de la CNSR parait être un combat d’arrière-garde, même si elle semble être la seule qui s’appuie explicitement sur les données secondaires de la recherche spécialisée et les données primaires de ses propres études sur l’évaluation des campagnes de prévention (Delhomme, 2000). À l’inverse de la majorité des experts entendus 42 et de l’opinion unanimement exprimée par les membres de la CNSR (des gestionnaires du problème public et des praticiens de la communication en la sécurité routière), Delhomme a réaffirmé et continué à soutenir, malgré les objections de plusieurs membres du Comité, que la modification du comportement faisait partie des objectifs qui définissent la nature même des campagnes de prévention, et que cette conception était partagée par « de nombreux chercheurs et acteurs en prévention » (CNSR, 2002, p. 31). Il est difficile d’imaginer que le différend opposant Delhomme aux membres du Comité soit le produit d’un quiproquo induit par un flou lexical car Delhomme, si elle parlait toujours en termes de « campagnes de prévention » (ce qui peut inclure bien Les outcomes sont les résultats d’une campagne auxquels une pluralité de facteurs ont pu contribuer sans qu’il soit possible de distinguer clairement la contribution de chacun; c’est le cas de la considération, de l’intention, de l’essai et de l’adoption d’un comportement dont on estime qu’ils impliquent une pluralité de facteurs contributifs. 42 L’autre expert qui affirme la capacité de la communication d’induire des changements volontaires du comportement est une planificatrice média de l’agence Optimedia, mais les seules données qu’elle avance pour justifier l’efficacité des campagnes publicitaires sont des mesures de notoriété. 41 97 plus que les moyens de communication), intervenait tout de même dans un forum strictement consacré à la définition et à l’évaluation des campagnes de communication (et de la publicité en particulier). Elle a soutenu en outre un débat contradictoire avec les membres du Comité sans qu’ils aient obtenus qu’elle nuance ou limite la portée de ses conclusions. À l’évidence, l’approche de Delhomme, fondée en psychologie sociale, l’induisait à ne pas concevoir les campagnes de publicité autrement que comme un moyen de modifier les comportements à travers l’influence des attitudes, et à expliquer l’incapacité apparente des publicités en sécurité routière à induire des changements de comportement par les carences méthodologiques des communicateurs, aggravées par le peu d’études de qualité qui seraient disponibles. C’est ainsi que, selon elle, si les publicités échouent habituellement à produire des changements comportementaux c’est parce qu’elles viseraient des attitudes trop générales alors qu’elles pourraient, avec des thèmes plus précis, influencer efficacement des attitudes particulières dont on postule qu’elle sont susceptibles de déclencher un changement volontaire du comportement (CNSR, p. 31). Or, nous avons vu que le postulat de Delhomme ne repose sur aucune donnée empirique (voir aussi : Marchetti, 2008, p. 12). Si la recherche behavioriste en psychologie sociale expérimentale domine le programme de recherche en publicité routière (Pérèz-Diaz, 2000; NSW, 2002, p. 22), elle s’intéresse à ce type de publicité bien moins pour tester des hypothèses dérivées de théories spécifiques que pour tenter de créer des messages susceptibles d’induire des changements comportementaux (Scheff, 2009, p. 236). Elle s’intéresse certes aux moyens de modifier à long terme les normes sociales par la publicité et la communication, mais dans la mesure où ces normes sociales peuvent déterminer les attitudes et, par là, le changement volontaire du comportement. Nous avons vu aussi que les chercheurs en psychologie sociale sont d’autant moins portés à accorder de la valeur à l’opinion (l’opinion privée mais aussi l’opinion publique) et à son influence que ce construit leur parait, au pire, être le fruit d’un bricolage conceptuel frauduleux, au mieux, être une dimension de l’attitude qui est trop floue et instable pour être un déterminant opératoire de la mécanique du changement volontaire du comportement. En se concentrant ainsi sur l’observation de ce que la publicité peut faire sur les individus (quel contenu produit quel effet), elle ignore la dimension qui est peutêtre la plus déterminante : ce que les individus font avec la publicité (c’est-à-dire ce qui en ressort, sachant notamment que l’impact du médium sur le traitement de l’information tend à refléter le principe fameux de Macluhan). Elle tente souvent d’introduire des messages multiples et des processus d’influence complexes dans un type de communication dont l’efficacité (définie comme capacité à obtenir la réponse souhaitée en termes de compréhension, d’adhésion et de rétention du message, et d’attribution correcte du commanditaire) dépend, tout au contraire, de sa capacité à simplifier au maximum le message, raison pour laquelle la publicité cherche moins à persuader rationnellement qu’émotionnellement. Elle néglige toutes les conséquences du fait que la publicité est le plus souvent une 98 forme de communication intrusive qui ne sera considérée que superficiellement et en fonction de sa valeur de divertissement. Surtout, elle ne tient pas compte d’un grand nombre de facteurs qui affectent significativement la décision et dont plusieurs sont interdépendants : budgets de production et de diffusion, traitement créatif (la valeur du concept mais aussi son adéquation au médium utilisé, la longueur du message et la qualité de la production, par exemple), et planification média. Ces facteurs peuvent et devraient être pris en compte dans l’analyse publicitaire, d’autant que chacun de ces facteurs peut favoriser ou ruiner complètement l’intention du publicitaire. D’autres facteurs, plus nombreux encore, affectent significativement la réception d’une manière qui ne peut être reproduite dans des conditions de laboratoire, non seulement parce qu’il est évident que, dans un groupe de discussion l’observateur modifie l’observé mais parce que les diverses conditions dans lesquelles des cibles reçoivent effectivement le message échappent à la reproduction, au contrôle et à l’observation : « In theory, the controlled experiment should be the best way of establishing causal relationships, and it is in the laboratory. In practice, as we all know, for marketing experiments there are terrible problems of both control and measurement, and the arguments against them are well known. » (King, 2007, p. 77) En ce qui concerne la capacité postulée de la publicité à influencer elle seule le comportement, notre revue de littérature nous permet d’en rejeter la possibilité, non seulement parce que ce qui est affirmé sans preuves peut être rejeté sans preuves (quod gratis affirmetur, gratis negatur), mais parce qu’elle va à l’encontre des savoirs publicitaires et de tout ce qui a été observé jusqu’ici par les spécialistes de la sécurité routière. L’effet synergique est un cas à part dans la mesure où l’on ne parle pas de la capacité de la communication d’influencer à elle seule le comportement mais de sa capacité à accroitre l’effet dissuasif des contrôles routiers. En supposant que la méthodologie des études sur la question puisse être vérifiée et contrôlée, l’effet synergique serait le seul cas connu de publicité sociale capable de produire et de reproduire une régularité observable sur le terrain (une amélioration significative des taux de conformité), mais les très hauts niveaux d’intensité qui conditionnent la production d’un impact très localisé et éphémère en limitent les capacités d’application et de généralisation. Malgré cela, il n’existe aucune preuve empirique soutenant l’hypothèse que les changements durables qu’on espère obtenir par la publicité ont eu lieu, et même ceux qui reconnaissent ce fait (voir par exemple Paquette, 1997, et Daignault et Paquette, 2010) n’en persistent pas moins, peut-être à défaut de connaitre ou de maitriser d’autres paradigmes, à rechercher le moyen de produire des publicités qui en seraient capables, avec ou sans effet synergique. Cette conviction sans fondement, qui commande aussi bien la conception des campagnes publicitaires que leur évaluation, est en bonne partie le fruit de l’approche pragmatique des promoteurs de la sécurité routière qui privilégient la réplication des meilleures pratiques et la combinaison systématique des moyens susceptible de réduire le bilan routier, mais qui s’intéressent peu à la compréhension de la publicité et à la production de savoirs scientifiques sur le sujet. Le discours que les 99 promoteurs tiennent sur la publicité, aussi bien celui des chercheurs que celui des gestionnaires et des praticiens, est marqué par nombre d’erreurs et de flottements conceptuels, par des généralisations empiriques abusives et par un enchainement de postulats, hérités de la culture populaire, qui ne sont pas rejetés malgré l’absence persistante de données probantes qui sont pourtant intensément recherchées. On peut se demander si et pourquoi, sur le plan de la connaissance scientifique, la publicité est le maillon le plus faible de la recherche en sécurité routière. Le programme de recherche sur la publicité en sécurité routière est dominé par des empiristes et des méthodologues qui s’appuient sur diverses théories, en fonction de l’effet qu’ils veulent que la publicité produise sur les individus, mais dont aucune n’est spécifiquement adaptée à la publicité. C’est donc moins la solidité des savoirs produits ou appliqués par différentes disciplines à la sécurité routière que nous remettons en cause, car ils se croisent généralement de manière cohérente, que la validité des conceptions de la publicité que se font les promoteurs (praticiens et chercheurs). Ils puisent à des matrices d’hypothèses constituées à partir de théories souvent mal adaptées à la réalité des médias, ce qui les conduit notamment à envisager simplement et indistinctement tous les médias comme autant de multiplicateurs neutres, sans impact sur la translation en contexte naturel des réactions obtenues par un message testé auprès groupes de contrôle dans des conditions d’expérimentation clinique. Ils se concentrent sur des indices comportementaux qui ne sont pas théoriquement acceptables pour l’appréhension des constructions symboliques qui échappent à l’observation, et négligent les variables qui ont pourtant permis d’observer les seules relations significatives en matière publicitaire. En ce qui concerne la possibilité d’évaluer l’impact de la communication sur l’évolution du bilan routier et la possibilité d’en calculer la contribution en termes de ROI, les experts de la CNSR ont une position très tranchée qui diverge considérablement des conclusions de plusieurs études de notre corpus (NSW, 2002, p. 24-25) : S’il faut progresser dans l’évaluation, il convient, selon nos auditions de se garder d’une approche trop mécaniste : « Il faut accepter qu’il est impossible de mesurer l’influence causale et quantitative de la communication dans l’évolution des accidents. Il est également impossible de mesurer la relation cout et profit des campagnes. On peut surtout, pour reprendre Arnold J. Toynbee, chercher des coïncidences significatives ». (Espagne) (CNSR, 2002, p. 20) La question de l’évaluation de la contribution de la publicité à la réduction du bilan routier ne fait donc pas consensus, mais comment le pourrait-elle si on ne s’entend pas sur ce que la publicité peut réellement accomplir? La qualité des conclusions générale et particulières des experts consultés par la CNSR est elle-même difficile à évaluer en ce que, selon le résumé qu’en offre le rapport, elles sont exprimées comme des arguments d’autorité, sans citation d’études à l’appui et donc sans possibilité de savoir dans 100 quelle mesure elles reposent sur une littérature scientifique ou si elles ne sont que des conjectures. En terminant, il faut se demander pourquoi les promoteurs de la sécurité routière ont de la publicité une représentation qui est contredite par des faits qu’ils n’ignorent pas mais dont ils négligent d’en tirer les conséquences. Chez Gusfield, les faits inadéquats se signalent par la présence d‘écarts significatifs entre la réalité objective des faits et le discours que les promoteurs tiennent sur ces faits. Notre examen de la question publicitaire en sécurité routière a fait ressortir des aspects oblitérés de la mise en œuvre de l’action publique et, par là, nous permet de valider plusieurs critiques de Gusfield envers les promoteurs de cette cause sociale. Nous avons vu par exemple que l’exemplarité de la recette du TAC repose en partie sur des faits inadéquats (des écarts de sens significatifs entre les faits évoqués et les faits rapportés) : - les progrès inauguraux ne sont pas dus qu’à la publicité (c’est un cas de raccourci); les progrès ont plafonné en 1993. La publicité est la dimension la plus visible de l’approche du TAC, et les responsables de cette publicité au TAC et chez Grey ont tendance à lui attribuer une grande partie des progrès du bilan routier dans l’État de Victoria. Comme tous les autres États pourtant, Victoria a eu plus de succès contre l’alcool au volant que contre la vitesse, cela en appliquant la même approche communicationnelle. Nous avons vu par ailleurs que, hormis peut-être dans l’État de Victoria, et encore, les conceptions que les promoteurs de la sécurité routière se font de la publicité, de son rôle et de ses effets, sont remarquablement floues, qu’elles ne s’appuient pas sur des données probantes mais reflètent les conceptions populaires. Le flou conceptuel qui entoure tout le discours publicitaire des promoteurs de la sécurité routière tranche nettement avec l’image de rigueur qu’ils projettent. L’idée que la publicité sociale puisse modifier des comportements et sauver des vies doit paraitre aussi séduisante et irrésistible aux gestionnaires publics qu’aux publicitaires de même qu’à tous les chercheurs qui croient disposer des moyens de la rendre plus efficace. En sociologie de l’action publique, Lacasse (1995) a documenté les raisons pour lesquelles les acteurs de l’État préfèrent parfois agir en fonction de représentations contredites par des savoirs pourtant solidement validés et qu’ils connaissent. Nous ne reprendrons que les raisons qui correspondent aux cas de figure que nous avons relevés jusqu’ici. Une institution d’État peut rejeter ou ignorer sélectivement des savoirs qui mènent à un constat d’impuissance ou qui tendent à contrer ou simplement limiter la portée de la réputation d’efficacité de cette institution quand cette réputation repose sur des mythes à propos des effets réels de l’action publique. Le rejet des savoirs peut aussi résulter d’un phénomène d’insuffisance disciplinaire qui menace de se produire quand des experts de différents horizons sont appelés à travailler en commun à l’étude d’un problème sous la houlette d’une institution publique dont le modèle de prise de décision favorise les éléments de consensus et qui doit tenir compte du pouvoir de ratification des choix 101 gouvernementaux par des électeurs qui ne font pas directement engagés dans les demandes d’intervention. Chaque expert étant habituellement incapable de juger de la valeur des croyances issues de domaines exogènes, il évite la confrontation au profit d’un consensus (stratégie conformiste) qui lui offre à lui aussi la possibilité de forger, perpétuer et disséminer les mythes de sa discipline auprès des autres. Dans ce contexte, une dérive des connaissances (ou effet de communication) peut d’autant plus facilement se produire que des conclusions auront été transférées d’une discipline à une autre mais sans la méthode qui a permis d’y parvenir, laissant ceux qui utilisent ces connaissances disponibles et acceptées dépourvus du moyen de les situer et de les évaluer de façon critique. Le risque est donc bien réel que ce soit les préférences de l’expert qui servent de normes sociales (Lacasse, 1995, p. 187). Le jeu simultané de l’ensemble des contraintes et motivations des acteurs face à la logique de la gestion publique (Lacasse, 1995, p. 254) débouche sur la préservation des mythes, même sans avoir à supposer que la majorité des acteurs souscrivent à ces mythes. C’est pour effectuer correctement leur tâche que ces acteurs agissent comme s’ils souscrivaient à ces mythes. Nous avons vu que la pratique du marketing social est un domaine qui puise à une grande variété de savoirs provenant de disciplines très différentes. Cette configuration augmente les risques de perpétuation de différents mythes et, au premier chef, le mythe de la capacité de la publicité de changer les comportements des individus récalcitrants par la persuasion plutôt que par la contrainte. D’où vient ce mythe? Selon McCaslin et Petty (2007, p. 669), les sociétés démocratiques auraient remplacé la coercition (technique privilégiée des sociétés totalitaires) par la persuasion comme principal moyen d’influence sociale. Ces auteurs définissent ainsi la persuasion : « a method of changing a person’s cognitions, feelings, behaviors, or general evaluations (attitudes) toward some object, issue, or a person. » Pratkanis (2007, t. 1, p. 475-476) spécifie que c’est par la communication que la persuasion agit, alors que c’est par l’usage de la force ou par la menace d’en faire usage que la coercition produit son effet. L’État a deux pouvoirs antithétiques disait Le Net (1981) : convaincre (par l’argumentation et la persuasion) et contraindre, l’utilisation du second pouvoir s’avérant nécessaire quand le premier a échoué. La publicité sociale se présente donc comme une technique de premier recours, la contrainte étant vue comme un mal parfois nécessaire, un complément et une alternative à la conversion volontaire de dernier recours. Cette conceptualisation ne relève pas que de convictions démocratiques; elle se fonde sur l’idée que la contrainte est une forme de contrôle externe dont l’effet est momentané et ne garantit aucunement que l’individu se comportera de manière conforme dès lors qu’il ne se sentira pas surveillé. La conversion libre et volontaire est une forme de contrôle interne (intériorisé) qui, par rapport à la conformité contrainte, aurait l’avantage de garantir un changement de la psyché de l’individu (un changement « plus profondément intégré, plus intimement assimilé »; voir Cossette et Daignault, 2011, p. 17) et de prévenir la rechute. Cette fonction de persuasion qui est la fonction manifeste de la publicité 102 routière est conforme à la conception que les praticiens et chercheurs se font de la publicité sociale quand ils adoptent la perspective de la psychologie sociale. Elle est conforme également avec la conception que Kotler et Zaltman (1971) se sont faits du marketing social par opposition au marketing commercial : le premier tenterait d’influencer les croyances et valeurs profondes de son marché cible tandis que le second se contenterait d’en influencer les préférences et opinions les plus superficielles. Kotler et Zaltman ont entrevu qu’une dérive vers la propagande puisse se produire, ce qu’ils qualifient de conséquence dysfonctionnelle du marketing social, et ils s’en sont inquiétés (1971, p. 12) mais ils se sont appuyés sur Lazarsfeld et Merton (1948) pour estimer que cette crainte est généralement exagérée. Ils ont dénoncé la tendance des praticiens à réduire le marketing social à la seule publicité sociale (p. 5) et ils ont précisément utilisé la cause de la sécurité routière pour illustrer comment les 4 fonctions P du marketing pouvaient se transposer à la mise en marché d’une cause sociale. Ils ont ajouté que le marketing social pouvait adopter un « style » doux ou dur (hard or soft; cf. p. 12) selon ce que les propriétaires de la cause jugent le plus efficace, mais ils n’ont pas précisé ce qu’ils entendaient par là. Plus tard, Kotler et Lee (2007, p. 69-86) ont suggéré que l’usage de lois et règlements répressifs et l’imposition de barrières monétaires devrait faire partie de l’arsenal des moyens au service de la fonction Prix du marketing social, mais encore là ils n’envisagent pas franchement ces tactiques comme le moyen d’imposer un comportement mais ils le présentent plus pudiquement comme le moyen de rendre le comportement promu plus désirable que le comportement réprouvé. Au-delà du discours des promoteurs de la sécurité routière qui tendent à concevoir et à présenter leur publicité comme une forme d’information et d’éducation visant la conversion libre et volontaire par la stimulation du désir de faire ce qui est moralement bon pour soi et pour les autres, nous avons vu que l’amélioration du bilan routier repose sur une inflation de la contrainte qui conduit à augmenter constamment les mesures de contrôle et de répression pour faire des gains de plus en plus minces. La coercition étant le déterminant principal de l’amélioration du bilan routier (Cameron et al., 1992; Elliott, 1992, 1993; Harrison, 1996, 1998), la persuasion est une fonction qui, pour les promoteurs de la sécurité routière, inclut la conversion par la menace de la contrainte (Elliott, 1993, p. 5), ce qui va bien au-delà des seules injonctions morales ou des vagues invitations à la prudence. Les conducteurs sont soumis à un continuum coercitif qui inclut le contrôle social des pairs (auquel ils sont aussi invités à participer), qui s’effectue essentiellement sur le mode de la persuasion, et le contrôle coercitif du système, qui s’effectue sur le mode de la contrainte. Typiquement, les conducteurs ont plus peur de la police que d’un accident, la probabilité de subir un contrôle routier (avec ses conséquences) leur paraissant bien plus grande que celle d’être victime d’un accident. Il s’ensuit que les promoteurs de la sécurité routière peuvent attendre plus d’une stratégie de dissuasion (contraignant à l’obéissance par la peur d’être puni) que d’une stratégie de persuasion (opérant une conversion sans contrainte) pour avoir un impact significatif et à 103 court terme sur le bilan routier. Le fait que les conducteurs à risque ne se perçoivent pas comme tels peut expliquer l’intérêt supérieur de la dissuasion sur la persuasion, du moins dans les stratégies à court terme. Il est plus facile de persuader un individu qu’il risque d’être puni s’il ne respecte pas le Code de la route que de l’amener à se concevoir comme un mauvais conducteur puisque même ceux qui admettent ne pas respecter les normes routières ne se perçoivent pas comme délinquants. Si les stratégies de persuasion pouvaient présenter un intérêt plus grand à long terme, en misant sur la création d’une norme sociale qui serait susceptible de contribuer significativement à la stabilisation des comportements sécuritaires, encore faudrait-il que l’on trouve le moyen d’éliminer cette dissociation, or à notre connaissance il n’existe aucune étude sur la question. Le fait que les promoteurs et chercheurs en sécurité routière persistent à fonder leur approche de la publicité sur un postulat qui ne repose sur aucune évidence empirique et qui est même contredit par leur propre corpus de preuves témoigne du fait qu’ils n’ont pas une compréhension claire des effets et, donc, de l’utilité de la publicité. Malgré ce flou, la publicité a acquis le statut de composante indispensable de toute stratégie d’amélioration du bilan routier. Au Québec, elle fait l’objet de la première recommandation d’action de la Table de sécurité routière (2007, p. 14). L’approche québécoise repose sur la recension des meilleures pratiques observées dans le monde (2007, p. 5), et accorde conséquemment à la publicité la capacité d’influencer le comportement directement (c’est le sens de « persuader ») et indirectement (par l’influence des attitudes), suivant les différents mécanismes évoqués mais non définis (informer, renseigner, persuader et induire). Les fonctions latentes de la publicité Au cours des vingt dernières années, la recherche en sécurité routière a mené un très grand nombre d’études pour mesurer l’efficacité des campagnes de promotion faites pour influencer les comportements, et nous avons vu quelles conclusions il faut tirer sur cette propriété mythique. Plusieurs de ces études ont toutefois permis d’observer et de documenter deux propriétés étonnantes de la publicité. 104 L’intimidation : stimuler la crainte d’être puni La première propriété concerne l’influence du comportement en synergie avec l’intensification du contrôle routier, étant entendu que ce n’est la publicité mais la crainte de la punition qui influence ici le changement de comportement. Ce qui étonne, c’est que nous serions en présence d’un cas de figure où la publicité pourrait contribuer très indirectement mais très rapidement à une modification comportementale. Nous avons vu que diverses études en sécurité routière seraient arrivées à isoler et à observer une influence immédiate et significative de la publicité sur le comportement routier, même sur les cibles les plus résistantes au changement, quand elle est diffusée concomitamment avec une intensification des opérations de contrôle. Ces études en ont mesuré la durée, spécifié les conditions de production et théorisé le processus par le recours à des concepts clés de la communication du risque comme celui de la perception du risque d’être puni. Ces résultats, peu connus en dehors de ce domaine de recherche, ont clairement contribué à faire que les promoteurs de la sécurité routière misent de plus en plus sur l’effet synergique de campagnes et mélangent, à doses massives, la répression et la communication du risque pour forcer l’amélioration du bilan routier. Mais même dans ces conditions, on a conclu que la publicité ne pouvait avoir d’impact significatif sur le comportement routier, sinon de manière éphémère et à la condition d’atteindre un niveau d’intensité inhabituellement élevé en termes de présence policière, de poids média et de traitement dramatique du message (Saunders, 1977; Ross, 1982, 1990; Mercer, 1985; Shinar et McKnight, 1985; Harrison, 1987; Homel et Wilson, 1988; Vingilis et Coultes, 1990; Elliott, 1992, 1993; Matijssen, 1992; Zaal, 1994; Newstead et al., 1995; Diamantopoulou, 1998; Delhomme, 2000; Elvik et Amundsen, 2000; Miller et al., 2004; Delaney et al., 2006; Cameron et Delaney, 2007). En France, le CNSR a estimé que s’il devait être basé sur le modèle espagnol, le budget de communication de 2002 aurait dû être de 1 euro par habitant (cinq fois le budget de communication français de l’époque), mais que sur la base du modèle du TAC il devrait être de 150 à 200 millions d’euros (CNSR, 2002, p. 23). Au Québec, les investissements des promoteurs de la sécurité routière sont bien loin, eux aussi, d’atteindre le niveau du TAC. C’est l’aspect du modèle du TAC qui est vraisemblablement le plus difficile à reproduire, et les fonctionnaires des autres États sont contraints de trouver « des solutions plus imaginatives pour tenir compte des budgets » (CNSR, 2002, p. 34). Les couts de production de l’effet synergique seraient si élevés qu’on peut penser que les promoteurs qui tentent de reproduire à moindres frais la méthode du TAC n’en ont pas compris ou accepté les fondements et les limites. Même en multipliant le niveau habituel d’intensité du contrôle policier par un facteur de 10 (point optimal au-delà duquel le ROI de ces opérations se dégraderait), il plafonnerait à 60% de l’objectif que représente la conformité de la totalité de la population (Elvik et Rydningen, 2002). La synergie produit ses effets avant et après l’intensification du contrôle policier : l’un est l’effet préventif, qui se produit par anticipation, l’autre est l’effet de dissuasion sur la récidive, qui se produit postérieurement à la punition 105 subie (Cameron et al., 1995, 2003). La publicité ne contribuerait qu’à l’effet préventif dans la mesure où, en faisant connaitre le renforcement du dispositif policier et en crédibilisant la volonté des autorités de sévir envers un comportement délinquant, elle peut forcer une conformité temporaire là où le risque d’interception parait plus élevé que d’habitude. À cet effet préventif d’ajustement par anticipation de la mise en place de nouvelles mesures de contrainte (voir Munoz in CNSR, 2002, p. 36-37; NSW, 2002, p. 22), la publicité pourrait contribuer non seulement quand elle est diffusée concomitamment à l’intensification du contrôle policier mais également en relation avec l’annonce de l’entrée en vigueur d’une nouvelle disposition coercitive dans une loi ou un règlement. L’effet synergique aurait dans ces conditions les mêmes propriétés, et l’on a pu observer une augmentation significative, rapide mais temporaire, de la conformité routière en relation avec le comportement à risque qu’on s’apprête à interdire ou sanctionner (Campbell, 1987; Derby, 1991; Mackay, 1991; Makinen et Hagenzicke, 1991; Elliott, 1993; Delhomme, 2000). Mais alors nous ne sommes pas dans une logique de conversion comportementale volontaire. Nous devons donc encore une fois écarter le postulat suivant lequel la publicité en sécurité routière aurait la capacité de persuader des cibles récalcitrantes à changer volontairement leur comportement. À court terme, seul un effet synergique a été rapporté mais la contrainte en est la variable clé (Elliott, 1993). À plus long terme, le postulat suivant lequel la publicité, en contribuant à modifier une norme sociale, influencerait l’adoption volontaire de comportements plus sécuritaires par les conducteurs récalcitrants, et à leur maintien, lui non plus ne repose sur aucune évidence empirique mais il ne semble pas y avoir eu de recherches sur la question. S’il devait y en avoir, il est probable que la tradition du programme de recherche inciterait les chercheurs à investiguer la capacité de la publicité à activer le contrôle social interne alors que la masse des évidences devrait les inciter à investiguer sa capacité à activer le contrôle social externe informel dont les mécanismes se rapprochent davantage de l’intimidation que de la persuasion. La seconde propriété de l’approche synergique, dont la découverte est issue du même courant de recherche, se présente comme une aberration et pose un problème qui n’a pas encore été résolu dans le programme de recherche. On a observé que la contribution de la publicité à l’effet synergique se produit sans égard à la nature du message manifeste de la publicité, c’est-à-dire que l’augmentation significative de l’occurrence du comportement souhaité, observé et contrôlé se produit même quand le message publicitaire ne cherche pas à augmenter la perception du risque d’être intercepté, contrôlé et puni, et même si le message fait la promotion d’un comportement ou d’un problème de sécurité routière tout à fait différent. Cette seconde propriété, qui semble contredire le modèle explicatif de la première en communication du risque, ou en réduire la portée heuristique, demeure en attente d’une explication. Elle ne se présente pourtant comme une énigme que si l’on ignore la contribution des propriétés médiatiques à la réception des messages. Si le contenu spécifique du message est relativement indifférent à la 106 production de l’effet synergique, c’est parce que le médium in se a une force transformatrice plus importante. Ce que le récepteur décoderait principalement d’une campagne publicitaire en sécurité routière, c’est le sérieux avec lequel l’État entend réagir au problème de la sécurité routière en général. Dans cette optique, l’intensité du traitement (intensité dans la tonalité et intensité du poids média) compterait plus que l’argumentation dans la réception du message. Il a été établi que les conducteurs ajustent essentiellement leur conduite non pas en fonction des normes établies ou promues, ni même en fonction de la crainte d’un accident, mais en fonction de la crédibilité de la menace perçue (ici, la menace d’une punition). Mais sur quoi cette perception se fonde-t-elle et en fonction de quoi son intensité varie-telle? On peut supposer que c’est sur l’intensité dramatique des messages diffusés (d’où l’intérêt de la publicité choc) et sur l’intensité du placement média (qui maximise les chances d’exposition répétée au message). Si cela est exact, on devrait pouvoir observer dans les sondages post campagnes de la SAAQ que les répondants retiennent bien moins le message spécifique d’argumentation et de persuasion que les promoteurs veulent lui transmettre (les distances de freinage, ou la mathématique de la croissance exponentielle d’exposition au risque en fonction de la vitesse ou du nombre de consommations alcoolisées, par exemple) qu’un message générique d’appel à la conformité (qu’il faut conduire prudemment, respecter les limites de vitesse ou éviter de conduire en état d’ébriété, par exemple). On devrait pouvoir observer aussi dans les sondages post campagnes que l’évaluation de la gravité perçue du problème de la sécurité routière et de la légitimité de la contrainte varie bien moins en fonction des critères de contenu argumentatif que des critères d’intensité, donc moins en fonction de la capacité des messages à faire comprendre et retenir des messages spécifiques (l’argumentation rationnelle) qu’en fonction de leur intensité dramatique, de l’intensité de leur diffusion, de l’intensité des opérations de contrôle et de l’intensité des débats public entourant l’introduction législative ou règlementaire de nouvelles mesures de contrainte. Ces deux propriétés sont conformes aux prédictions du modèle de la distribution hiérarchique des effets publicitaires, mais il nous reste à voir si et dans quelle mesure les sondages post campagnes de la SAAQ en confirment la robustesse. En prenant ce modèle comme grille d’analyse des observations, on peut déjà entrevoir que l’importance du message manifeste de la publicité sociale, celui qui occupe tout le processus de sa conception, de sa sélection et de sa production, est surestimée par ses commanditaires et par les chercheurs. Deuxièmement, l’application du modèle à l’analyse des stratégies de sécurité routière permet de penser que la contribution de la publicité a bien moins à voir avec un objectif de conversion volontaire aux comportements promus qu’avec l’acceptation de l’usage de la contrainte. Troisièmement, ces deux propriétés nous indiquent que si l’on veut comprendre la contribution de la publicité à l’amélioration du bilan routier, ce n’est pas du côté de ses fonctions manifestes qu’il faut chercher mais du côté de ses fonctions latentes. Plus encore, il y a lieu de penser que la croyance en la 107 fonction manifeste contribue surtout à l’efficacité de ses fonctions latentes, lesquelles sont d’autant plus efficaces qu’on n’en a pas connaissance. Nous proposons, sur la base du corpus des preuves amassées par la recherche en sécurité routière, de considérer que la fonction manifeste de la publicité en sécurité routière fait écran à sa fonction latente principale qui est le conditionnement de la population à la désirabilité de la conversion forcée. En termes marketing : la publicité stimule la demande pour plus de répression. La fonction manifeste fait d’abord croire à la possibilité de régler le problème par le biais de la conversion volontaire. Elle justifie ensuite l’exercice de la contrainte envers ceux qui n’auront pas modifié leur comportement malgré les injonctions en ce sens et malgré les opportunités qui leur auront été données de le faire volontairement. Nous avons vu que l’introduction d’une nouvelle mesure est souvent précédée d’un délai de mise en œuvre ayant pour objectif de donner aux conducteurs le sentiment qu’on leur a permis d’ajuster par eux-mêmes leur conduite aux nouvelles normes (Grant, 1991). Cette période d’ajustement est une condition nécessaire pour obtenir l’appui de la population et établir la crédibilité du recours à la contrainte pour forcer le changement comportemental. Créer une demande pour plus de contrainte En sociologie, Demertzis (2009) a étudié l’impact des approches émotives en communication médiatique sur les interactions sociales et conclu que la ritualisation du spectacle de la souffrance par une exposition médiatique régulière est un simulacre, une expérience quasi émotionnelle (Baudrillard, 1981; Mestrovic, 1997; Boltanski, 1999) qui n’a qu’un impact moral minime, trop faible pour inciter l’individu à modifier son comportement (elle inhiberait même l’action) mais suffisante pour l’inciter à appuyer une politique corrective. La croyance en la capacité de la communication à changer le comportement n’est rien d’autre qu’un supposé historique (Marchetti, 2008a, 2008b), et la publicité servirait essentiellement à supporter les initiatives et les activités du contrôle routier de trois manières (NSW, 2002, p. 21) : 1- informer; 2- faire de l’agenda setting (légitimer les activités et requêtes des promoteurs); 3- appuyer les activités de contrôle qui cherchent à modifier directement le comportement. Si le bilan routier progresse essentiellement par la conversion forcée, obtenue par intensification continue des mesures de contrainte, la grande contribution de la publicité à l’amélioration du bilan routier consiste à faire la promotion du sentiment d’insécurité routière de manière à rendre socialement acceptable et souhaitable l’usage de la contrainte comme moyen de résolution du problème. Dans le modèle du TAC, la publicité en sécurité routière est clairement un outil de travail social qui permet de définir et de faire admettre l’existence d’un problème d’insécurité routière d’une manière qui favorisera l’acceptation des 108 mesures de contrôle social. En termes marketing, la publicité crée une demande pour plus de contrôle social. Elle exploite l’échec programmé des efforts de persuasion pour légitimer une intensification des mesures de contrainte et la création d’un continuum coercitif toujours plus efficace. Elle contribue à ce que la gravité du problème (sa gravité réelle en relation avec son amélioration, et sa gravité relative à d’autres causes de mortalité et de handicap) soit inconnue de la population, à ce que le comportement délinquant des conducteurs soit désigné sélectivement par le promoteur comme la seule cause du problème, et à ce que cette délinquance soit perçue sélectivement par la population comme le fait d’une minorité malfaisante, inaccessible à la raison et dangereuse pour elle-même comme pour toute la population. On voit par là que la publicité contribue de plusieurs manières au travail social de définition et de légitimation du problème de l’insécurité routière. La contribution de la publicité à la définition du problème public Le travail de promotion de la sécurité routière par la SAAQ s’inscrit dans une démarche marketing. Les promoteurs utilisent toutes les techniques disponibles pour interroger et influencer les décisions de ceux qu’ils veulent convertir. Ils ne s’intéressent qu’aux moyens d’atteindre le plus efficacement les objectifs de leur cause, sans remettre ces objectifs en question sauf s’ils s’avèrent irréalistes. Cette distanciation critique n’existe alors qu’afin d’améliorer les techniques d’intervention. Si la Road Safety Conference de 1998 se conclut par un appel à faire de la vente de la sécurité routière le point focal des efforts à fournis dans les années 2000, c’est parce qu’on a estimé que l’opinion publique est le déterminant principal de l’amélioration du bilan routier. Et si tant de promoteurs de causes sociales confondent à tort la discipline du marketing social avec sa seule fonction de promotion, c’est que cette fonction est essentielle au succès des trois autres (prix, place et produit). La promotion participe à faire connaitre le prix concret (pénalités financières, mobilité réduite, enfermement, et ainsi de suite) et le prix psychologique (perte de réputation et d’estime de soi si l’on est reconnu coupable, par exemple) à payer si l’on enfreint la loi, prix dissuasif qui veut contrebalancer les prix concrets et psychologiques immédiats que l’individu doit payer pour se conformer (accepter d’être en retard, laisser sa voiture et prendre un taxi, et ainsi de suite). La promotion contribue à la distribution (le P place) de la cause dans la mesure où elle fait connaitre les opérations de contrôle routier. Enfin, elle joue un rôle essentiel dans la définition de la cause en tant que produit à vendre ou, dans des termes plus sociologiques, au travail de construction sociale du problème public. Parce que la promotion participe au travail de construction du problème social, elle contribue autant à définir le produit (la cause sociale en tant que P produit) qu’à le légitimer. La publicité, comme l’éducation, les relations et les autres moyens de communication promotionnelle de la cause, contribue à faire exister 109 dans l’arène publique un discours sur la situation alléguée (Rubington et Weinberg, 1989, p. 4), à faire que le problème soit perçu comme réel. En se concentrant totalement sur un faisceau d’éléments de cet aspect particulier qu’est le comportement à risque du conducteur, elle participe à un travail de sélectivité (Dumont, 1994, p. 1) qui simplifie et organise toute la compréhension publique du problème en fonction d’une seule causalité. Elle participe aussi à la définition du problème public quand, en se concentrant sur les conséquences des accidents sur les victimes du délinquant, elle montre que le problème a des effets individuels, que ce sont des individus qui sont affectés plutôt que des institutions. Quand les municipalités orientent le contrôle routier pour accroitre les revenus d’infractions plutôt que pour prévenir les accidents, et quand l’État québécois utilise les surplus actuariels de la SAAQ pour équilibrer ses propres finances, la réalité sociale du problème s’en trouve fragilisée. En ce sens, la publicité contribue à contrer et à noyer les discours discordants qui attribuent à l’action publique en sécurité routière des mobiles inavouables qui la discréditent. La publicité, avec difficulté comme nous l’avons vu, contribue à attribuer une cause collective au problème quand elle s’efforce de faire reconnaitre que les accidents sont bien moins causés par les ivrognes et les fous du volant que par les conducteurs ordinaires. Dans le domaine du marketing social, la publicité et l’approche en sécurité routière se démarquent par leur propension à moraliser la population et à pratiquer le victim blaming (dans la mesure où le conducteur qui a pris un risque est représenté comme seul responsable de l’accident et de ses conséquences). Dans le domaine de la promotion de la santé, on met davantage l’accent sur la déresponsabilisation des victimes d’une maladie et sur les causes structurelles, quitte à attribuer la faute à une industrie qui sera publiquement blâmée comme criminelle (le fumeur, par exemple, est représenté comme la victime d’une dépendance créée par les compagnies de tabac; voir Talbot et Verrinder, 2010). Il est plus facile d’admettre qu’on a un problème si cette reconnaissance n’entraine pas de blâme, et si elle nous permet de nous conceptualiser comme victimes plutôt que comme délinquants ou déviants. En sécurité routière, l’attribution d’une partie de la responsabilité des accidents aux manufacturiers automobiles n’a pas eu autant de succès et les promoteurs, qui ont peu de données probantes et beaucoup de données contradictoires sur cette question, hésitent à prendre un angle qui les contraindraient à s’attaquer à un problème plus vaste et plus omniprésent qui est celui de la culture de la vitesse et de la mobilité. Nous avons vu que, selon notre interprétation, même si la publicité routière s’efforce de faire en sorte que les cibles du message reconnaissent qu’elles ont un problème qui est la cause de l’insécurité routière et dont elles sont responsables, ces cibles opposent aux messages des stratégies de réception qui renforcent les mythes de l’ivrogne et du fou du volant comme minorité malfaisante qu’il convient de contrôler et de punir plus sévèrement. 110 Nous avons vu aussi que le travail de sélectivité des promoteurs de la sécurité routière ne repose pas que sur des données objectives mais aussi, plus subjectivement, sur un jugement de valeurs dont l’exposition sur la place publique, notamment grâce à la publicité, veut engendrer un conflit de valeurs dont on espère ouvertement qu’il appellera un travail de redéfinition des normes collectives (Dumont, 1994, p.2). La promotion de la sécurité routière contribue à faire émerger dans l’arène publique une vision ordonnée des activités de gestion du problème public, et à cadrer ce problème selon des catégories et des arguments de sécurité (délinquance et dissuasion, notamment) qui conditionnent la manière dont le public pensera les causes et les solutions. Ce travail de sélectivité repose aussi sur une simplification et une mise à l’écart de données comme l’imprévisibilité de l’accident, la marge d’erreur des décisions, les actes manqués et bien d’autres facteurs qui s’opposent à la possibilité du « risque zéro », mais l’usage de ce terme et de cet objectif a lui-même une fonction de cadrage. Il aide à nous faire passer d’une société dans laquelle on accepte qu’une part de risque demeure présente à une société de danger où le risque serait éliminé (Boudou et Chené, 2008) et masque le fait que le risque est d’abord culturel « parce que la perception que nous en avons est culturellement définie » (Perreti-Watel, 2001, p. 16). Quand la recherche en sécurité routière aborde la question comportementale en termes de prise de risque, elle oblitère un élément fondamental de l’équation, celui de la criminalisation des comportements à risque très répandus et qui diffuse l’idée d’une criminalité latente qui, pour être jugulée, justifie un contrôle de plus en plus serré de la société (Châles-Courtine, 2008) et une gestion actuarielle des pénalités (Lianos, 2008). C’est un réflexe classique de la politique pénale que de concentrer toute la réaction sociale sur le seul individu délinquant, et c’est l’un des paradoxes de l’approche sécuritaire des problèmes sociaux qu’elle engendre une prolifération de risques qui finissent par perdre toute proportion (Lianos, 1999; Poncela, 2009). La conduite au volant est perçue comme une interaction avec autrui et les usagers de la route, admettant rarement qu’ils prennent eux-mêmes des risques et allant parfois jusqu’à interpréter un accident dont ils sont responsables comme une preuve paradoxale de leur habileté supérieure 43, sont perméables à l’idée que le danger provient d’autrui (Peretti-Watel, 2001, p. 249, 251) et que le comportement fautif serait le seul facteur de risque. Mais c’est une idée qui doit leur être suggérée et qui ne semble pas avoir réussi à s’ancrer car ils ne l’évoqueraient pas spontanément selon une enquête de Mathieu-Huber (2008), qui a observé par ailleurs que les usagers utilisent très peu le terme de « risque » (pourtant privilégié par les promoteurs de la sécurité routière) pour qualifier leur relation à la route. Si l’accident incarne à lui seul le risque routier auquel ils s’exposent, le risque évoqué tient à une multiplicité de facteurs et à aucun en L’accident est typiquement réduit à un incident mineur, le conducteur estimant qu’il aura échappé à des conséquences beaucoup plus graves grâce à la supériorité de ses réflexes et de son habileté au volant. 43 111 particulier; la perception de risque ne modifierait qu’à la marge les comportements car la plupart des conducteurs estiment être plus habiles et sécuritaires que les autres (NSW, 2002, p. 21) et ils ont acquis dans leurs pratiques de déplacement une rigidité dont ils estiment que le cout pour les changer est trop élevé (Mathieu-Huber, 2008) sauf, on l’a vu, quand on les y contraint par une approche dissuasive. À la perception que les usagers de la route ont d’un risque réel mais diffus et qui est accepté avec fatalité, le cadrage conducto-centré des promoteurs veut substituer une construction du risque unique, précis et inacceptable qui oblitère l’importance de la qualité des infrastructures, des véhicules et tous les autres facteurs qui peuvent rappeler la causalité multiple des accidents (Grossetête, 2008). Plus encore, l’attribution exclusive de la réduction du nombre de morts au renforcement de la contrainte « réduit l’intérêt pour un conception plus large de la question, comprenant d’autres modes d’actions possibles (aménagement, urbanisme) » (Pailliart, Poncin et Strappazzon, 2008, p. 84). Il est une désocialisation et une dépolitisation du problème qui, en focalisant sur la responsabilité individuelle (thèse qui suppose l’égalité devant l’accident), écarte des statistiques et des débats publics les explications structurelles du problème autres que le facteur du libre choix dans la décision (Kletzen, 2000, 2007; Desmond, 2006; Devillard, 2008). Pensons aux rapports socialement différenciés aux accidents qui pourraient mettre au jour les inégalités dans l’exposition au risque et expliquer la surreprésentation (surmortalité) de certaines catégories dans les accidents comme les conducteurs solitaires, les conducteurs professionnels, les classes populaires et les populations rurales (Grossetête, 2008). D’autres phénomènes contribuant fortement à l’exposition au risque sont tus parce qu’ils fragilisent la croyance en la capacité d’influencer les comportements, comme l’âge (les promoteurs savent qu’ils travaillent en grande partie contre la nature humaine, la prise volontaire de risque étant un phénomène normal qui s’estompe naturellement avec l’âge), ou parce qu’ils contredisent la thèse de la seule responsabilité individuelle (les hausses du prix du carburant, surtout quand elles sont brusques ou quand elles sont supérieures à l’inflation, ont une influence sur la réduction des distances moyennes parcourues et, donc, sur l’exposition au risque ; voir Juillard, 2007). On voit aussi par là que de puissants intérêts politiques et économiques, liés à la question de la mobilité routière, sont écartés du débat public et que l’efficacité de la répression dépend fortement de la capacité à présenter au public une causalité abusivement simplifiée. Non seulement la problématique de la sécurité routière est-elle beaucoup plus complexe que ce que les promoteurs de la cause le laissent entendre, mais il n’existe pas de théorie unifiée capable de prendre en compte les déterminants psychologiques, sociaux et environnementaux de l’accident routier (Pérez-Diaz, 2003). La complexité multifactorielle des accidents a fait l’objet de nombreuses études descriptives et pluridisciplinaires qui ont identifié trois grandes familles de causalité sur lesquelles tous les promoteurs de 112 la sécurité routière interviennent 44 et qui composent la triade HVI (Homme-Véhicule-Infrastructure) : le comportement des usagers de la route, l’ingénierie des véhicules et l’infrastructure routière. Ces études ont permis d’établir qu’il existe, rien que pour la dimension comportementale, une très grande hétérogénéité de cibles, de comportements et de déterminants. Pour l’illustrer, citons seulement : la très grande variabilité circonstancielle des attitudes et comportements d’un même individu, les facteurs internes (désirs, préférences, attitudes, illusion d’invulnérabilité et illusion de contrôle du risque, biais de conformité supérieure 45, croyances 46, par exemple) et externes (influences sociales, mais aussi réactions aux facteurs environnementaux comme le design et l’état de la route, ou la météo, par exemple), les rationalités cachées et la grande variabilité des types et du nombre des rationalisations selon les individus et les circonstances (révélées entre autres par le principe de dissonance cognitive et qui, selon qu’une information met en péril ou pas l’estime de soi d’un individu et ses représentations du monde, conditionne son acceptation ou son refus d’une information), l’inégalité de l’exposition au risque qui signale l’existence de risques subis et de risques choisis (l’inégalité varie selon divers critères, notamment sociaux et professionnels, comme le kilométrage parcouru qui permet de déterminer que les conducteurs professionnels et les gens habitant à l’extérieur des villes sont nécessairement et malgré eux plus à risque que la moyenne) et la prédisposition au risque (qui varie entre autres selon l’âge, les maladies, la personnalité et les aptitudes sensori-motrices), la hiérarchisation du risque (subjective et influencée par les valeurs culturelles et les normes du groupe de référence), le niveau de tolérance au risque, la recherche ou non d’un niveau de risque constant, le large spectre des motivations par rapport au risque (dont les extrêmes sont la recherche du risque zéro, d’une part, et la valorisation voire la recherche du risque, d’autre part), la capacité perçue à gérer le risque (selon le modèle de l’homéostasie du risque), et les stratégies d’évitement de la menace. Tout à fait à l’opposé de la recherche en prévention des accidents, qui évolue vers des modèles descriptifs de plus en plus complexes, les promoteurs de la sécurité routière qui ont adopté le modèle du TAC fondent leurs stratégies d’actions préventives sur une modélisation de la prise de risque qui, si elle simplifie outrancièrement le nombre et la mécanique des déterminants, n’en a pas moins fait ses preuves. D’abord, ils se concentrent bien moins sur l’amélioration des infrastructures routières (sur laquelle l’État a une responsabilité directe mais qui lui coute très cher et qui le rend vulnérable à la critique; voir Marchetti, 2008b) et l’amélioration de l’ingénierie des véhicules (sur laquelle l’État a une influence indirecte, limitée en outre par les calculs économiques et politiques de La réduction du bilan routier ne se fait évidemment pas que par la prévention des accidents. Les promoteurs, par exemple, investissent beaucoup dans d’autres domaines, qui ne font pas l’objet de notre recherche, comme l’amélioration du système et des soins de santé pour réduire le nombre de décès et de blessures graves causés par les accidents. 45 Un individu estimant qu’il a des aptitudes supérieures à conduire aura tendance à se croire capable d’exécuter en toute sécurité certaines manœuvres qu’il jugerait dangereuses si elles étaient tentées par un conducteur moins habile. 46 Comme les croyances irrationnelles, telles que la croyance en la fatalité des accidents. 44 113 l’incidence des législations sur le cout des véhicules et sur la mobilité des individus et des biens) que sur l’influence du comportement des usagers de la route (qui offre à l’État un bien meilleur ROI). Ensuite, ils se servent de modèles probabilistes qui, basés sur un calcul de risque zéro, réduisent la nébuleuse des déterminants des accidents à la seule prise de risque (déterminant individuel de caractère volontaire qui écarte de l’équation les risques subis, les risques involontaires et les déterminants collectifs, et simplifie considérablement la complexité des positions et représentations des individus – voir Pérèz-Diaz, 2002). Enfin, ils sélectionnent essentiellement les facteurs de risque en fonction des deux grands paramètres postulés par la théorie de la décision (Munier, 1996) : la rationalité des choix et l’aversion des individus pour le risque. C’est modèle du risque « zéro », qui domine la pensée stratégique des politiques publiques en sécurité routière. Ce modèle postule que c’est la peur de la sanction qui détermine principalement la modification du comportement des usagers de la route. D’où la préférence accordée aux politiques de droit pénal comme principal moyen d’améliorer le bilan routier. Même si l’on peut reprocher à l’approche dissuasive du modèle du TAC de simplifier abusivement les déterminismes comportementaux, la critique ne fait qu’égratigner la validité du recours à l’usage intensif de la contrainte (réalisé principalement à travers le droit pénal, le contrôle routier et les restrictions de l’accès à la conduite de véhicules) parce qu’il n’ébranle pas sa justification la plus solide : la présentation de statistiques confirmant la réalité d’une amélioration spectaculaire du bilan routier. Pour l’ébranler, il faut réfuter la relation de causalité, ce qui pourrait se faire en observant si la réduction du bilan routier est antérieure au durcissement législatif, et si elle se poursuit même sans la mise en place de nouvelles mesures répressives. Il faudrait pour cela comparer l’évolution du bilan avec l’évolution des mesures de contrainte, ce que nous ferons dans la deuxième partie de notre étude dans l’analyse des campagnes de la SAAQ, mais il n’est pas certain que nous puissions disposer de périodes de références suffisamment longues (avec un nombre suffisant de périodes exemptes d’introduction de nouvelles mesures) et de statistiques suffisamment pointues pour relever des relations significatives. Nous avons vu toutefois que, dans le premier cas, la littérature sur l’effet synergique a répertorié un phénomène de réduction des accidents antérieur à la mise en place de mesures de contrôle, mais ce phénomène s’explique aussi, et de manière satisfaisante, par un effet d’ajustement du comportement par anticipation. Dans tous les cas, la vigilance des conducteurs pouvait avoir été stimulée par la publicité (messages publicitaires et informations diffusées par les médias de nouvelles). Killias (1985) a observé le même phénomène en Suisse à propos du port de la ceinture de sécurité : un effet de conformité par anticipation se produisant avant l’institutionnalisation du délit et sa répression, mais s’estompe quelques mois après pour se stabiliser à la proportion des conducteurs qui affichent un conformisme routier stable. Dans le second cas, nous avons vu aussi dans la littérature que l’effet synergique plafonne rapidement de sorte que les comportements fautifs, même quand ils continuent à être sanctionnés, tendent à réapparaitre. Notre 114 revue de littérature conforte cependant la critique de Pérèz-Diaz (2003) quand elle souligne que le recours au droit pénal n’est pas également dissuasif pour tous 47, que ses effets sont rarement évalués et demeurent mal connus, et, en somme, qu’il contiendrait plutôt qu’il ne réduirait le risque routier. Notre revue de la littérature indique que l’approche du TAC estime avoir fait la démonstration non seulement que l’influence des comportements offre un rendement très supérieur en prévention des accidents (ROI), mais aussi qu’il n’est pas nécessaire de prendre en compte une grande variété de déterminants comportementaux pour exercer efficacement cette influence. Dans leur optique, c’est la peur qui est le déterminant comportemental le plus efficace, et pas n’importe laquelle : la peur d’être contrôlé et sanctionné. Même si les promoteurs continuent à construire leurs messages en cherchant à agir sur une grande diversité de déterminants (chacun des déterminants cités plus haut a inspiré contenu de plusieurs messages de sécurité routière), nous avons vu que le contenu spécifique du message luimême n’aurait pas d’impact sur le comportement. L’approche du TAC est une approche dissuasive qui fonctionne principalement par la menace provoquée par l’intensification de la contrainte : augmentation de la fréquence et des moyens de contrôle, augmentation du nombre de délits et de peines, réduction de l’accès au réseau routier et de la tolérance envers toutes les formes de prise de risque. La contrainte comportementale permet d’obtenir de bons résultats à court terme, et la progression du bilan est assurée par l’introduction constante de nouvelles mesures contraignantes. Engagés dans une spirale inflationniste, les promoteurs misent, à long terme, sur une intériorisation de nouvelles normes sociales et sur l’espoir qu’un comportement qui se maintiendra sur une longue période de temps pourra un jour modifier les attitudes et permettre de minimiser le rôle de la contrainte. Mais nous n’avons pas trouvé trace d’études en sécurité routière sur ce sujet et les promoteurs qui travaillent suivant le modèle du TAC semblent plutôt miser sur l’intensification continue de la contrainte pour obtenir des effets durables. Si ce n’est pour situer le niveau d’intensité qu’une sanction spécifique doit avoir pour produire un effet dissuasif optimal (voir par exemple l’étude économétrique de Dionne et Vanasse, 1997, à propos de l’impact du changement de la tarification des infractions sur la réduction des infractions et des accidents), les 47 La revue de littérature faite par Pérèz-Diaz (2003) permet de réaliser la grande diversité des réactions qui peuvent se produire en réaction aux efforts de dissuasion : contestation populaire des normes promues par le Code de la route (Ocqueteau et Pérèz-Diaz, 1989), diversité des réactions aux normes de vitesse (Biecheler-Fretel et MogerMonseur, 1985), variation de la conformité en fonction des diverses normes (Morand, Perrin, Robert et Roth, 1977; Corbett et Simon, 1992), substitution de règles informelles d’un groupe social aux normes légales (Biecheler-Fretel et Moger-Monseur, 1985; Corbett et Simon, 1992), prédominance des normes des professionnels de la route sur les normes légales (Dupuy et Thoenig, 1990), rejet ou l’ignorance des normes légales par les jeunes marginaux (Esterle-Hedibel,1997), contestation des peines et la remise en question du Code de la route par les conducteurs condamnés (Renouard, 2000), préséance accordée, par les proches d’un conducteur en état d’ébriété modérée, aux libertés individuelles par rapport aux normes légales et aux injonctions d’intervention (Pérèz-Diaz, 1997), et adhésion variable des forces de l’ordre aux normes de vitesse (Corbett, 1993; Pérèz-Diaz, 1994, 1998). 115 promoteurs ne semblent pas s’inquiéter des effets indésirables ni des limites de ce système qui semble reproduire, sur le plan social, la pente décrite par Bénéton (1983, 2000). Si la publicité contribue à faire admettre le caractère inacceptable du problème, on peut soupçonner que la répétition quotidienne dans les médias de nouvelles d’un même mélodrame aux conséquences monstrueuses (des vies sont enlevées ou brisées par un pullulement de transgresseurs qui ne laissent personne à l’abri) y contribue bien davantage. Dans les pays où la lutte contre l’insécurité routière suit le modèle du TAC, la presse rejoue quotidiennement les mêmes drames et réitère en vain ses injonctions à la prudence (Marchetti, 2008b), et cette haute fréquence d’exposition de même que cette haute intensité dramatique dans le ton donnent au problème irrésolu un caractère scandaleux. Ainsi la presse participe-telle ici, et comme l’avait suggéré plus largement Foucault (1975), à élargir le champ de la délinquance et à rendre acceptable l’intensification de la surveillance, du contrôle et de la punition. On sait que le sensationnalisme médiatique autour d’affaires criminelles dramatiques exaspère les débats sur la dangerosité 48 et contribuent à précipiter l’adoption de lois plus répressives (Châles-Courtine, 2008), ce qui va dans le sens de l’accroissement de l’État pénal (Bourdieu et Wacquant, 1992; Bazex, Mbanzoulou et Razac, 2008). En France, le premier ministre Raffarin déclarait en 2002 qu’en matière de conduite dangereuse, les Français devaient comprendre qu’ils ne sont pas innocents d’eux-mêmes. Son ministre de la Santé approuvait en élevant l’insécurité routière au rang de baromètre de la violence dans la société. Son ministre de l’Intérieur surenchérissait en décrivant la gravité du bilan routier comme le résultat « d’une délinquance dont les auteurs ignoraient souvent qu’ils pouvaient être des assassins » (voir Pailliart, Poncin et Strappazzon, 2008, p. 85-86). Un problème est formaté pour faire scandale quand son acuité est toujours portée au summum de l’intensité dramatique dans sa présentation publique, et quand, malgré l’accalmie procurée par les multiples actions correctives qui ont été endossées par l’opinion publique, votées par le législatif et mises en place avec célérité par les pouvoirs publics, ses méfaits procurent une source intarissable de sujets d’actualité. Les promoteurs doivent alors gérer l’attribution de la faute, ce qui implique aussi d’écarter le blâme de leur gestion de l’action collective en la matière. L’ampleur des critiques envers le régime québécois du no fault et envers la clémence des tribunaux envers les récidivistes de l’alcool au volant sont des blâmes adressés à l’action publique et, en ce sens, représentent des effets secondaires non désirés de la promotion de la sécurité routière. En communication-marketing, on parle alors d’un effet boomerang. Si cet enjeu de la faute est mal géré par les gestionnaires du problème public, la crédibilité de l’action publique s’en trouvera menacée et, par là, sa légitimité aussi. 48 La dangerosité se définit comme une propension à commettre des actes violents qui sont dangereux pour soimême ou pour les autres (Mbanzoulou, 2008). 116 La contribution de la publicité à la légitimation du problème public La publicité sur la sécurité routière est massivement le fait d’institutions publiques qui sont les promoteurs du problème et de sa solution. Ces institutions sont généralement à l’origine même du travail de définition du problème et travaillent tant pour la reconnaissance du problème de l’insécurité routière que pour la promotion de la sécurité routière en tant que cause sociale, laquelle est le problème envisagé sous l’angle de sa résolution. Ils travaillent de préférence en collaboration avec tous les collectifs qui ont un intérêt direct et indirect à régler le problème, mais les moyens et la légitimité dont ils disposent fait qu’on leur dispute peu leurs titres de propriété. L’absence de groupes organisés susceptibles de s’opposer frontalement à leur action et à leurs discours les laisse plus libres de se concentrer sur les moyens d’agir et de s’imposer comme chef d’orchestre, de commander à l’attention, à l’influence et à la confiance du public. Nous avons vu comment l’autorité qu’ils détiennent dans le domaine leur permet de formuler des affirmations : décrire le problème, imposer une théorie causale, redéfinir au besoin les normes de moralité publique, attribuer ou imputer des responsabilités, faire des recommandations et prescrire les meilleures solutions (Gusfield, 2009, p. 11). Ces conditions de gestion par lesquelles ils sont les principaux acteurs de la définition et de la légitimation du problème social permettent aux propriétaires du problème de l’insécurité routière d’agir avec une aura d’objectivité supérieure. La responsabilité causale du problème est toutefois plus ambigüe dans la littérature spécialisée que ce que ses propriétaires laissent paraitre dans le travail de promotion. Des attributions et imputations plausibles voire reconnues sont gommées du discours public pour faciliter l’imposition de la théorie causale qu’ils mettent de l’avant et obtenir ainsi des résultats plus rapidement. Le public cible des activités de promotion en sécurité routière n’est pas un public indiscriminé. Le public principal des publicités est l’usager de la route qui a des comportements à risque. Qu’ils utilisent le raisonnement critique (pour les inciter à rationaliser leurs attitudes et comportements à risque) ou le traitement émotif (pour accroitre la perception de risque), les messages ont l’ambition d’agir sur le contrôle social interne de ces cibles. La publicité mesure sa capacité d’influencer ces dimensions en termes de considération, d’intention, d’essai et de comportement. Cette approche perdure même si elle n’a donné aucun résultat probant. Le public secondaire est constitué de l’entourage des cibles principales, des citoyens conformes, des acteurs sociaux, des organisations et des institutions, et on espère de l’usage du raisonnement critique et du traitement émotif qu’ils les incitent à exercer un contrôle social externe formel et informel. Parmi les cibles secondaires, nous pouvons en distinguer quatre d’importance. Premièrement le grand public, sinon pour que les individus les mieux disposés exercent un contrôle social externe informel et même formel (quand on leur demande d’empêcher quelqu’un de 117 conduire en état d’ébriété ou de ralentir 49) du moins pour appuyer les mesures de contrôle social externe formel (les promoteurs de la sécurité routière font aussi la promotion de la culture de l’action publique). Deuxièmement, les médias d’information, qui permettent de relayer les messages, d’amplifier la perception de la réalité, de mobiliser une grande diversité d’acteurs sociaux en exacerbant la sensibilité au problème (Rieffel, 2005, p. 245), quitte à les utiliser pour susciter volontairement des polémiques en sécurité routière (Munoz, 2002) et de modifier la hiérarchie des causes sociales au sommet de l’agenda politique. Troisièmement les instances politiques, dans la mesure où leur action législative est conditionnée par l’opinion publique. Quatrièmement les institutions d’État chargées d’appliquer les lois et règlements, dans la mesure où l’application effective est conditionnée elle aussi par l’opinion publique. Nous pensons que si la publicité en sécurité routière a pu obtenir des résultats probants, c’est là qu’il faut les chercher. Et l’on peut déjà observer que si l’on attend de chacun de ces quatre publics secondaires des réactions spécifiques, elles dépendent toutes de la capacité des promoteurs d’agir sur les représentations collectives (Dumont, 1994). Ce sont celles sur lesquelles on reconnait à la publicité 50 la capacité d’avoir sa plus forte influence et que les publicitaires mesurent en termes de notoriété, de familiarité et d’opinion. Si, comme l’envisagent les publicitaires de Grey et du TAC, la publicité en sécurité routière doit être envisagée comme une publicité de marque (la marque étant ici la sécurité routière) plutôt que comme une publicité de produit (le produit étant défini ici comme les opérations de contrôle), c’est parce que la publicité est plus apte à créer de la valeur qu’à provoquer l’achat, à agir à long terme plutôt qu’à court terme, à créer la désirabilité qu’à convertir effectivement. C’est ce que les publicitaires entendent par cette formule consacrée : la publicité ne fait pas vendre. Cette conception conforte la pertinence de l’entonnoir de la communication comme modèle descriptif de l’état de santé de la cause sociale en tant que marque. La publicité peut conditionner favorablement les perceptions, mais elle est insuffisante en soi car la vente elle-même requiert bien plus que cela pour se concrétiser, et notamment : - un produit dont l’usage est suffisamment satisfaisant et gratifiant pour fidéliser (le comportement sécuritaire n’est pas satisfaisant pour les gens ivres ou pressés, et l’absence d’accident est un non-événement qui conforte la prise de risque); un prix d’acquisition adéquat (or les conducteurs récalcitrants sont précisément ceux pour qui le prix psychologique d’adoption des comportements sécuritaires parait trop élevé) un réseau de distribution efficace (les opérations de contrôle policier sont comme des points de vente, mais on constate que les gens n’adoptent le comportement sécuritaire que là où ils connaissent ou soupçonnent leur présence). Dès qu’on écarte l’hypothèse d’une capacité de la communication à influencer par elle seule les Théoriquement, rien ne s’oppose à ce que la publicité ait une influence sur le comportement d’un individu si ce comportement est conforme à ses valeurs, s’il ne lui coute rien et s’il lui procure même des gratifications. Le succès de ce type de contrôle dépend surtout de la réceptivité de l’individu sur lequel on lui demande d’agir, or les conducteurs les plus à risque sont aussi les moins réceptifs. 50 C’est aussi le cas pour d’autres techniques de promotion, comme l’agenda setting. 49 118 comportements, les différents usages stratégiques de la publicité apparaissent plus clairement et ils correspondent aux pratiques marketing de la gestion de marque. La communication est essentiellement un outil de promotion qui permet : - - - - - en termes de notoriété : o de faire connaitre le problème et d’affirmer son importance; en termes de familiarité : o d’améliorer les connaissances des conducteurs, notamment en les informant sur les risques et les conséquences ; o d’ancrer la cause sur un fonds de données objectives ou apparemment objectives et dans les paramètres désintéressés de la recherche du bien public plutôt que dans ceux de la recherche d’intérêts particuliers; o de faire connaitre des orientations, objectifs et moyens de la politique de sécurité routière; o de promouvoir de nouvelles normes sociales; en termes d’opinion : o de faire croitre une demande sociale (ici pour plus de sécurité); o de maintenir la sécurité routière au sommet de l’agenda social; o de valoriser les actions de prévention; o de faire accepter par la population la nécessité puis l’existence de nouvelles lois et de nouveaux dispositifs de contrainte. en termes de considération et d’intention : rien ne permet de dire qu’elle fait plus que stimuler la conformité comportementale des individus déjà bien disposés 51; en termes comportementaux : d’augmenter par un effet synergique l’efficacité dissuasive des dispositifs de contrôle routier et, par là, contraindre les résistants à une conformité très temporaire et très localisée. Les effets de la publicité sur les dimensions symboliques se produisent essentiellement à long terme, exactement comme cela se passe en publicité dite de marque. Ses effets sur les dimensions comportementales se produisent à court terme, exactement comme cela se passe en publicité dite de promotion des ventes, laquelle veut prédisposer favorablement son public à effectuer un achat imminent (ou à adopter un comportement). L’effet synergique décrit alors adéquatement le cas de la publicité de promotion des ventes quand elle est utilisée en conjonction avec une offre très ciblée et à durée limitée 52, ce que le marketing direct et le commerce de détail ont l’habitude d’utiliser pour créer un impact immédiat (mais volatile) sur les ventes. Conséquemment, on devrait pouvoir observer que les objectifs de la publicité sociale varient, comme la publicité commerciale, selon que les commanditaires du message cherchent à modifier des attitudes, à en créer de nouvelles, à accroitre la considération d’une offre ou à Ce qui est conforme à la théorie de la publicité politique, revue par Lazarsfeld, dont on sait qu’elle ne convertit personne mais qu’elle peut conforter les opinions existantes, et à la théorie de King (2007) selon laquelle la publicité, sauf dans les cas d’introduction d’une nouvelle marque, ne convertit pas mais renforce la préférence pour la marque qu’elle promeut. 52 En marketing social, l’offre à durée limitée doit s’interpréter différemment et elle peut avoir plusieurs sens ; elle peut référer au peu de temps qui reste avant d’avoir à se conformer à une loi ou un règlement, ou encore à la durée limitée d’une opération de contrôle routier. 51 119 réaffirmer les valeurs fondamentales de la marque. Parallèlement, les effets du message devraient être évalués de manière différente, selon que l’on cherche à influencer les dimensions symboliques ou comportementales. Quand il s’agit d’informer, de faire de l’agenda setting et de créer une nouvelle norme sociale (dans ce dernier cas, la publicité veut alors agir comme la preuve sociale à l’effet que « tous les autres» se conforment et comme moyen de légitimer la conformité et le contrôle social; voir NSW, 202, p. 9; Nugier, Niedenthal, Brauer et Chekroun, 2007; Chekroun, 2008), l’efficacité de la publicité devrait être évaluée en termes de notoriété, de familiarité et d’opinion (voir NSW, 2002, p. 9). Quand il s’agit d’appuyer des actions de contrôle routier, son efficacité devrait être évaluée en fonction des variations locales, hebdomadaires, mensuelles et annuelles (des ventes en marketing commercial, du bilan routier et des contraventions en sécurité routière; voir NSW, 2002, p. 9). L’efficacité contributive de la publicité en elle-même dans ce dernier contexte est plus difficile à cerner (donc, rarement évaluée) et l’interprétation de ces variations ne peut se faire que sur la base de modèles probabilistes sujets à caution. Malgré ce qui précède, nous ne pensons pas que la publicité soit le principal moyen par lequel les promoteurs de la sécurité routière obtiennent du public un appui à l’intensification de la contrainte. Il convient là aussi de réduire le potentiel d’influence de la publicité à de plus justes proportions. L’ampleur de la couverture médiatique des accidents de la route au Québec, en France ou en Australie est incomparablement supérieure à tout ce que les campagnes publicitaires peuvent accomplir, même dans l’État de Victoria, en fréquence d’exposition et en pénétration de marché. La publicité contribue cependant à attirer l’attention des médias sur le problème et à leur fournir un cadre interprétatif. Par rapport aux médias d’information, la publicité agit comme un chef d’orchestre qui distribue la partition, donne le ton, impose son rythme et colore l’exécution de ses intentions. À ce titre, la publicité en sécurité routière doit être envisagée comme une technique d’agenda setting qui peut produire ses effets même sans que les promoteurs le réalisent ou les aient sciemment orchestrés, et malgré la vocation d’indépendance critique des médias et des journalistes. Les promoteurs de la sécurité routière ne sont probablement pas tous également enclins à percevoir les médias d’information comme des alliés, ne serait-ce que parce qu’ils relaient parfois des critiques à leur endroit. Il n’empêche qu’ils reconnaissent aux médias d’information la capacité de contribuer à « créer un état d’opinion » et à « amplifier la résonance des campagnes » (CNSR, 2002, p. 9), notamment pour réussir à hisser la cause au premier rang des causes sociales auxquelles l’opinion accorde de l’importance dans l’agenda social (CNSR, 2002, p. 29). Les services d’information gouvernementaux ont la capacité de mesurer l’atteinte de ces objectifs par leurs analyses routinières, qualitatives et quantitatives, de la couverture média. 120 Comme il arrive avec la spirale de la contrainte, la couverture médiatique est inversement proportionnelle à la gravité objective du problème (mesurée statistiquement) : la mortalité routière faisait bien moins l’objet d’une couverture journalistique quand elle était au plus haut (Grossetête, 2008, p. 23). La répétition quotidienne et l’accumulation des reportages sur les accidents nourrissent l’insécurité, masque le décalage 53 et pourraient contribuer à expliquer pourquoi la population tend toujours à surestimer le nombre des victimes de la route. En comparant les résultats de deux études publiées en France, l’une en 1987 et l’autre en 1998, Pérèz-Diaz (2003) a constaté qu’en dix ans la place occupée par le risque routier dans les perceptions du public est passé d’un rang moyen (inférieur aux maladies graves et même aux risques d’accidents liés aux sports de compétition) au premier rang pour devenir l’évènement le plus craint dans toutes les tranches d’âge de la population française. Elle attribue cette reconstruction du risque routier aux actions de prévention et d’information, mais elle en relève aussi les limites en observant que, malgré tout, « entre la moitié et le tiers de la population, selon les âges, continuent à ne pas craindre ces accidents en priorité (Pérèz-Diaz, 2003, p. 151). En sécurité routière, les médias relaient volontiers la vision normative et répressive des conduites au volant (Devillard, 2008), et la croyance à l’effet que la répression par l’État pénal et moral produit des résultats (sur l’hégémonie de cette vision dans les médias, voir : Marchetti, 2008, p. 11, 18). Cette adhésion des médias de nouvelles au cadrage proposé par l’État et à son agenda politique, et la promotion permanente que les médias font de l’action publique (Devillard, 2008) n’ont pas toujours été. Elle se serait produite en sécurité routière plus aisément que dans bien d’autres domaines au fur et à mesure que les promoteurs de cette cause ont appris à s’adapter supérieurement à la logique journalistique et aux impératifs économiques de la production quotidienne de l’actualité (Macé, 2003, 2005; Picard, 2005; Devillard, 2008; Grossetête, 2008). On doit donc parler d’une coproduction médiatique dans la mesure où les promoteurs ont appris, avec le temps, à cadrer 54 le problème de la sécurité routière (sur le cadrage, ou framing, voir McCombs, 1983, 2004) de telle manière qu’ils arrivent à satisfaire les critères d’impact, de conflit, de nouveauté, de sujet obligé, de contraste et de human interest par lesquels les médias évaluent la valeur journalistique d’une nouvelle (sur la fonction dite de gatekeeping des médias, voir McCombs, 2004). Cette coproduction est favorisée par au moins sept facteurs. Le premier facteur est celui de l’approvisionnement gratuit en contenus réguliers : Les pays où le sentiment d’insécurité est le plus élevé sont souvent ceux où les chiffres de la criminalité sont les plus bas (Laplante, 2002; Kamisnski, 2005). 54 « To frame is to select some aspects of a perceived reality and make them more salient in a communicating text, in such a way as to promote a particular problem définition, causal interprétation, moral évaluation, and/or treatment recommendation for the item described » (Entman, 1993, p. 52). 53 121 - - - par des sources crédibles et proactives (la sécurité routière fournit aux médias une matière première rapide et peu couteuse en temps et en argent, formatée comme de « véritables sujets en kit »; voir Grossetête, 2008, p. 37) avec lesquelles des contacts réguliers établissent une familiarité et une relation de confiance (notamment avec les communicateurs de la police; voir Marchetti, 2008b, p. 104), qui sont capables de créer une actualité (en produisant aussi bien des scoops que des activités régulières de type « coup-de-poing » qui permettant de ritualiser l’information), en vulgarisant de l’information (les promoteurs engagent et forment des relationnistes pour produire des communiqués, des dossiers et des conférences de presse dans un langage accessible au grand public ; voir Grossetête, 2008, p. 31); qui prolonge et enrichit une tradition journalistique bien établie (la couverture de la circulation automobile); sur un sujet bien connu (la sécurité routière) et qui prend d’autant moins de temps à cadrer qu’il se présente, dans l’approche du type du TAC, comme un problème à causalité unique fortement contrastée (sur l’évolution entre 1995 et 2005 vers une domination du cadrage conducto-centré dans la couverture télévisuelle française, voir : Grossetête, 2008, p. 49); qui est d’intérêt général (le sujet touche un très large auditoire car tout le monde circule sur les routes et a un bagage d’expériences directes et indirectes d’accidents et de risques d’accidents). Le deuxième facteur est celui de la disponibilité d’experts du comportement, de psychologues, d’accidentologues et de communicateurs publics qui ont une visibilité médiatique « d’autant plus grande qu’ils incarnent des solutions (Grossetête, 2008, p. 39). Le troisième facteur est la valeur consensuelle d’une « bonne cause » (Marchetti, 2008b, p. 109) qui a certes son lot de conflits (un conflit de valeurs opposant les bons citoyens inquiets pour leur sécurité aux délinquants qui se sentent injustement ciblés) mais toujours sur des questions de détails (les mesures à prendre) et jamais sur la légitimité de l’objectif ultime (sauver des vies), ce qui permet : - - aux médias : o de diffuser des images choc sans être accusés de sensationnalisme (Grossetête, 2008, p. 46-48); o d’endosser la cause (Devillard, 2008; Grossetête, 2008); o de renforcer leur identité de bons citoyens corporatifs (en élargissant la place à l’information et à la sensibilisation aux risques routiers, en se montrant particulièrement ouverts à la couverture des évènements institutionnels organisés par les promoteurs, voire en diffusant parfois gratuitement les nouvelles publicités; voir Grossetête, 2008, p. 31-37); aux journalistes de disposer de sujets valorisants, parce qu’ils font la une (Grossetête, 2008, p. 38, 46), et de manifester leur adhésion militante à la sécurité routière (Grossetête, 2008, p. 36), notamment en endossant personnellement les injonctions à la prudence et les rappels à l’ordre. Le quatrième facteur est la dramatisation spectaculaire du problème. C’est ainsi que la rhétorique routière associe la voiture à une arme et multiplie l’usage de vocables comme hécatombe, violence, délinquance et insécurité routières (Grossetête, 2008; Marchetti, 2008b). Cette dramatisation est favorisée par 122 l’accessibilité à des images spectaculaires pour des évènements qui se produisent fréquemment et localement (ce qui limite les déplacements des équipes et qui permet à la presse régionale de couvrir le sujet aussi bien que la presse nationale). Certains évènements médiatiques sont spécifiquement produits pour alimenter les médias ; c’est évidemment le cas des lancements de campagnes publicitaires (toujours couverts par les nouvelles) mais cela se produit parfois avec des barrages routiers tenus spécifiquement pour le bénéfice des médias. C’est notamment le cas des barrages qui sont faits avec des enfants distribuant aux conducteurs, dans les zones résidentielles et avec la collaboration de la police, des dépliants sur la vitesse excessive et des fausses contraventions. Le cinquième facteur est la diversité incessante de drames personnels et collectifs, dont la douleur peut être mise en scène pour mieux susciter le human interest (Devillard, 2008). Malgré leur diversité, de tels drames se ramènent facilement à un problème simple de responsabilité (la prise de risque et le nonrespect du Code la route, le plus souvent), moral (l’insécurité routière est cadrée et perçue comme un problème moral de déviance; voir Devillard, 2008, p. 67) et consensuel (personne ne s’oppose à la cause de réduction de le mortalité routière, et le problème est toujours « l’Autre ») dont les protagonistes (que l’on peut souvent interviewer, le reportage in vivo fait du reportage un sujet moins statique et institutionnel; voir Marchetti, 2008b) se distribuent entre victimes, témoins et coupables (les coupables étant réductibles à des groupes stigmatisables, le plus souvent réductibles à des délinquants d’habitude : les jeunes conducteurs, les fous de la vitesse, les camionneurs, les motards, les cyclistes, les piétons étourdis, les ivrognes, les drogués, mais aussi, quoique plus difficiles à stigmatiser, les gens âgés et les enfants) et dont la mise en récit fait autant de « bonnes histoires » à développement (les quatre temps de la couverture d’un accident grave avec décès). Le sixième facteur est l’approvisionnement garanti en contenu neuf (les promoteurs alimentent les nouvelles avec les semaines de la sécurité routière sur des thématiques renouvelées et les lancements de nouvelles campagnes) avec une grande variété d’angles de couverture possibles tout au long de l’année (départ en vacances, activités de contrôle, anniversaires « d’hécatombes » routières, innovations technologiques et pénales) qui fournissent autant de sujets obligés (facilitant le travail de recherche de la nouvelle), qui peuvent faire l’objet de programmes complets ou de dossiers, et dont un journaliste peut se faire une spécialité. Le septième facteur enfin est l’abondance de statistiques persuasives (la capacité de faire reposer un argumentaire sur des chiffres répond aux canons de l’objectivité journalistique; voir Marchetti, 2008b, p. 116), de plus en plus pointues, fournies fréquemment ou sur demande (l’État garde le monopole de la production des statistiques sur la mortalité routière et sur la gravité des accidents, qu’il peut fournir 123 quotidiennement, par thèmes et même sous la forme de palmarès), qu’il est facile de mettre en forme pour le grand public et qui, de surcroît, assoient la réalité du problème, étayent l’argumentaire politique de la nécessité d’un renforcement de la contrainte et offrent une preuve apparemment incontestable du succès de l’action publique en la matière (Pailliart, Poncin et Strappazzon, 2008, p. 80-81). On sait bien que si les médias ont une fonction d’agenda setting, ils sont moins aptes à dicter aux gens ce qu’ils doivent penser qu’à leur dicter ce à quoi ils doivent penser (Cohen, 1963). Ce qui n’empêche pas la communication médiatique d’avoir des effets indirects et subtils mais réels sur la manière dont les individus finissent par penser les problèmes. La quantité et la qualité de l’attention médiatique accordée à la sécurité routière et à ses promoteurs leur confèrent un statut et une légitimité supérieurs (Lazarsfeld et Merton, 1948). La réduction simplificatrice de la causalité des accidents à la seule responsabilité des conducteurs est d’autant mieux acceptée par le public que le traitement et la consommation médiatiques favorisent cette simplification des informations et la réduction des problèmes à des stéréotypes (Taylor, 1991). Au fur et à mesure que le discours des promoteurs devient dominant sur le plan médiatique, les individus modifient leur manière d’appréhender les problèmes de sécurité routière et ont tendance à lire les évènements d’abord en fonction des schémas proposés par les promoteurs (sur le concept d’apprêt 55, ou priming en sociologie des opinions, voir Lyengar et Kinder, 1987; Scheufele et Tewksbury, 2007). Les explications alternatives, qui pouvaient avoir été autrefois dominantes, sont désormais d’autant plus dans l’impensé qu’il n’y a pas de personnalités ni d’institutions pour faire une lutte de contre-discours 56. Parce que ce traitement de l’information manipule davantage les techniques émotives qu’argumentatives, on a pu avancer l’idée que derrière les débats rationnels explicites de l’agenda setting se cache un agenda émotionnel implicite (voir Döveling, 2003, 2009). Utilité du mythe de la minorité délinquante L’un des phénomènes qui contribue le plus à obscurcir les fonctions latentes de la publicité en sécurité routière est sans doute le mythe de la minorité délinquante, qu’il prenne la forme du conducteur ivre ou celle du fou du volant. Nous pensons que c’est à ce mythe, qui est pourtant clairement déploré et combattu par les promoteurs de la sécurité routière, que l’on doit l’adhésion des citoyens à l’intensification continue de la contrainte. À notre connaissance, ce phénomène paradoxal n’a jamais été reconnu ni Le terme « apprêtage » convient mieux que le terme « hameçonnage », habituellement utilisé pour traduire le terme anglais priming qui est inspiré de la pratique de conditionnement d’une surface en peinture qui consiste à la sceller et à l’uniformiser, et à neutraliser complètement au besoin une couleur antérieure avant d’appliquer la peinture de la couleur désirée. 56 Le même phénomène a été relevé en épistémologie des sciences : les théories ne disparaissent pas parce qu’elles ont été réfutées par des preuves définitives mais parce qu’il n’y a plus personne pour les défendre. 55 124 expliqué parce qu’on n’a encore jamais étudié le rôle de l’opinion publique dans la promotion de la sécurité routière. La grande affaire de la publicité routière est de convaincre le conducteur à risque que sa prise de risque est irresponsable et socialement inacceptable, qu’il peut et qu’il doit se réformer par lui-même. Or, c’est l’une des grandes constantes des études sur la réception de ces publicités que le conducteur à risque refuse de se reconnaitre comme faisant partie du problème. La dissonance cognitive est manifestement trop forte, mais comment le conducteur à risque la résout-elle? Nous savons qu’il est tout à fait disposé à minimiser l’ampleur de sa propre prise de risque, notamment en surestimant ses compétences et les qualités de son véhicule, ou encore en sous-estimant ou en ignorant les propriétés des lois physiques de la route (comme la distance de freinage, la vitesse relative des véhicules) pour ne donner que quelques exemples. En contrepartie, il attribue constamment la responsabilité du problème et de son ampleur à l’incompétence des autres conducteurs, envisagés comme une minorité malfaisante qu’il est légitime de contraindre à la conformité. Ces mythes sont le fruit d’un compromis d’interprétation et servent une stratégie de défense. Ils permettent au conducteur à risque de résoudre la dissonance cognitive induite par le discours des promoteurs de la sécurité routière qui, dans l’optique du folk crime, s’efforcent de persuader la population que les accidents de la route sont surtout causés par des conducteurs « ordinaires » qui minimisent la gravité de leur délinquance. Plus les promoteurs insistent, plus le mythe se renforce, mais leur mise en échec n’est que partielle. Les conducteurs à risque ne diffèrent pas des conducteurs conformes en ce que, soumis au même travail de définition et de légitimation du problème de l’insécurité routière, ils appuient dans des proportions semblables l’usage et le renforcement de la coercition comme moyen de résolution. Les mêmes mythes qui s’opposent à la conversion volontaire favorisent l’appui aux mécanismes de conversion forcée : moins un conducteur à risque se reconnait comme le délinquant visé par une mesure coercitive, plus il aura tendance à appuyer cette mesure dans les mêmes proportions que les conducteurs conformes. C’est par ce malentendu que les promoteurs de la sécurité routière obtiennent des citoyens qu’ils approuvent un renforcement de la coercition même quand il est destiné à s’exercer contre eux. Dans la mesure où le bilan routier progresse essentiellement par la conversion forcée, il est indifférent, sur le plan de l’efficacité, que les messages publicitaires n’aient aucun pouvoir de persuasion comportementale, qu’ils n’entrainent la conversion volontaire d’aucun individu récalcitrant. Mais il est essentiel que la fonction manifeste de la publicité fasse écran à ses fonctions latentes pour que celles-ci agissent efficacement. C’est la raison pour laquelle, malgré les preuves, la publicité en sécurité routière a avantage à maintenir la fiction de sa fonction manifeste. La fiction d’une amélioration par la conversion volontaire, conjuguée aux mythes du conducteur ivre et du fou du volant, est ce qui empêche les conducteurs de nourrir un ressentiment envers la contrainte exercée contre eux. 125 Le message publicitaire a pour fonction de rehausser l’importance perçue du problème de l’insécurité routière, de manière à crédibiliser la nécessité et l’efficacité d’un renforcement coercitif. Même quand il ne fait pas directement la promotion de la contrainte, le message publicitaire contribue à promouvoir le conformisme routier et a pour effet de rendre socialement désirable l’usage par l’État de son pouvoir de contraindre le changement comportemental. Le message publicitaire n’influence pas le comportement effectif. Il ne réussit pas non plus à faire que les conducteurs à risque se reconnaissent comme délinquant. En mettant l’accent sur la faute comportementale, le message publicitaire contribue involontairement mais efficacement à renforcer le mythe du conducteur ivre et du fou du volant comme principaux responsables des accidents. C’est précisément à ce malentendu, que les promoteurs considèrent comme un échec communicationnel, que se crée une opinion publique favorable à l’intensification coercitive. C’est la principale contribution de la publicité à l’amélioration du bilan routier. Envisagé sous l’angle de la portée et de la fréquence des messages, la publicité a certainement beaucoup moins d’impact que les médias d’information dès lors que ceux-ci endossent la cause et entreprennent de couvrir les lancements de campagnes et les accidents spectaculaires. Dans ces circonstances, la publicité a pour effet principal de donner le thème et le ton, tandis que les médias d’information, par la déploration, par la répétition des injonctions à la prudence et à la conformité routière, et par l’exposition quotidienne de scènes d’accident ont un effet d’amplification de la gravité du problème et un effet de scandalisation. Il s’ensuit que l’endossement médiatique du discours des promoteurs a probablement un impact plus grand encore que la seule publicité. Il est difficile de déterminer si et jusqu’à quel point les promoteurs de la sécurité routière reconnaissent l’existence de malentendus qui, comme le mythe de la minorité délinquante, présente clairement sur le plan politique un intérêt que ne leur permet pas d’envisager aussi clairement la lunette de la psychologie sociale. Cefaï inclut le malentendu dans les procédés de fictionnalisation quand les promoteurs savent qu’un mot qu’ils utilisent est compris différemment par le public, et ne corrigent pas une interprétation erronée quand elle favorise la persuasion. Son exploitation indique que l’émetteur vise moins la compréhension que la conversion à une attitude, une croyance ou un comportement, ce qui est une particularité rhétorique du discours politique. Nous avons relevé l’existence de quelques malentendus dans la communication en sécurité routière, mais pas d’indices d’un usage délibéré de la mystification. Cependant, on ne voit pas pourquoi la présence de l’intention devrait être un critère nécessaire. Induite involontairement ou non, si une confusion favorise la promotion d’une cause, elle participe de facto à une fictionnalisation. Cela signifie que plus un malentendu joue un rôle important dans l’adhésion du public à une cause et aux actions qu’on lui propose, plus cette adhésion repose sur une fiction. Sciemment ou non, ce serait le cas en sécurité routière. 126 La construction sociale du conducteur ivre et du fou du volant semble bien reposer sur un malentendu qui favorise l’acceptation de la contrainte, suivant les mécanismes que nous avons décrits, mais pas dans le sens où l’entendent Gusfield et Cefaï. En ce qui concerne les mythes de l’ivrogne au volant et du fou du volant comme principaux responsables des accidents, les promoteurs font manifestement tout ce qui est en leur pouvoir pour éliminer les conditions aléatoires de la réception de leur message à l’effet que les accidents sont principalement le fait de conducteurs ordinaires. Le malentendu sert bien une factualisation spectaculaire du problème, mais pas dans le sens souhaité par les promoteurs. Le malentendu est le fruit de stratégies de réception que les promoteurs tentent de corriger et dont il ne semble pas qu’ils voient comment, au final, il leur est utile, bien au contraire. Ce malentendu est traité comme un échec communicationnel par les promoteurs qui ne désarment pas de trouver le moyen d’arriver à faire que le conducteur à risque se perçoive comme délinquant. Les paradigmes psychosociaux qui guident le programme de recherche les amènent à se concentrer sur l’influence des intentions comportementales par le contrôle social. Même si l’importance de la formation d’une opinion publique favorable à l’intensification des mesures coercitives est reconnue, les mécanismes de ce type de persuasion, dont l’étude relève plus de la sociologie politique et des relations publiques (à travers les techniques d’agenda setting), ne font pas partie du programme de recherche. Pourtant, les promoteurs de la sécurité routière mènent sur la publicité des recherches destinées à en améliorer l’efficacité, et ces recherches ont donné lieu à une littérature spécialisée d’une ampleur considérable. L’approche du TAC témoigne du fait que les promoteurs peuvent être conscients des problèmes liés aux stratégies de réception de l’auditoire mais aussi de la confiance qu’ils accordent aux groupes de discussion pour y remédier, mais cette préoccupation n’occupe pas une grande place dans les études de notre corpus. Le fait que les conducteurs à risque refusent la proposition publicitaire principale, qui consiste à se percevoir comme délinquant, et le fait que les messages n’ont pas d’impact sur leur comportement sont parfois relevés mais les conclusions qui s’imposent ne sont jamais tirées. Encore une fois, il est curieux que l’écart systématique entre les objectifs assignés à la publicité et les résultats obtenus n’entraine apparemment jamais de remises en question de ces objectifs publicitaires manifestes, ni même une discussion sur le sujet. Cela signale un problème de rigueur, mais rien dans notre corpus ne nous renseigne sur les pratiques de l’analyse qualitative en publicité routière, notamment si et dans quelle mesure les promoteurs contrôlent les biais de la méthode, ni s’ils comprennent l’impact des conditions de réception sur le traitement du message publicitaire. Nous ne pouvons donc pas dire s’ils succombent à la tentation isométrique qui consisterait, dans un contexte publicitaire, à estimer que l’on peut projeter avec confiance les réactions de l’auditoire à l’exposition médiatique à partir des réactions d’un nombre limité d’individus dans les conditions de réception artificielles d’un groupe de discussion. Dans le cas de la 127 SAAQ, notre corpus est plus riche à cet égard et l’analyse des documents de campagne devrait nous permettre d’offrir une réponse plus précise. Promotion du sentiment d’insécurité routière Nous avons vu que la présentation du problème de l’insécurité routière obéit à une mise en scène qui repose en grande partie sur une factualisation spectaculaire, et toujours sur ce fond de drame moral qui est fait pour provoquer la délibération publique et faciliter la formation d’une opinion publique favorable à l’intensification coercitive. L’approche du TAC de la publicité routière est sans conteste la mise en scène la plus spectaculaire des arguments du drame et de son récit. Elle contribue à diffuser voire créer des catégories pour donner un sens culturel à des accidents ; pensons aux termes anxiogènes d’insécurité, de délinquance et de violence routières, au slogan québécois « l’alcool au volant, c’est criminel » et au slogan du TAC « if you drink then drive, you’re a bloody idiot ». Elle est ouvertement faite pour susciter les sentiments moraux dont on espère qu’ils emporteront l’adhésion la plus totale du public à sa représentation. Le travail de promotion publicitaire procède par une exacerbation de la sensibilité au problème pour inciter les publics ciblés à percevoir les situations décriées comme « insupportables, injustes ou carrément pathologiques (donc contraire à l’intérêt public) » (Rieffel, 2005, p. 241). La publicité facilite la mobilisation de divers acteurs dans un ensemble d’interactions complexes : « l’État, le citoyen en général, mais plus concrètement les élus, les experts, les représentants d’institutions administratives, les associations civiques, les entreprises, les simples citoyens » (Rieffel, 2005, p. 241) et les médias. Elle participe de ce que j’appellerai ici une stratégie de scandalisation, faite pour faciliter la mobilisation et l’acceptation des solutions les plus drastiques. C’est dans la publicité que les promoteurs de la sécurité routière peuvent le plus aisément glisser de la posture scientifique à la posture morale pour susciter ou encourager une attitude réprobatrice de l’ensemble de la société contre le conducteur fautif, invariablement présenté comme la cause du problème. L’accident routier y est systématiquement présenté comme le résultat d’une turpitude morale : l’insouciance dans la prise de risque. L’insouciance envers soi-même est moins exploitée en publicité routière parce qu’elle est interprétée comme un manque de jugement qui attire peu la sympathie. L’insouciance envers les autres est presque toujours exploitée parce qu’elle est asociale, raison pour laquelle on privilégie la mise en scène d’accidents impliquant un fautif et ses victimes innocentes et des scénarios conçus pour susciter l’empathie avec les victimes et la réprobation du fautif. La publicité est le mode de communication par lequel la connaissance en sécurité routière se trouve dramatisée de la manière la plus linéaire possible. Les styles du théâtre de vérité et de la performance dramatique, habituellement très différents, s’y trouvent efficacement confondus. Les scénarios sont 128 captivants, la causalité est facile à appréhender et le réalisme cru de la mise en scène porte a une grande capacité à « faire croire ». La manière dont la publicité pose le problème fait preuve d’une sélectivité dramatique et son intensité dramatique, parce qu’elle favorise mieux la persuasion que la réflexion à froid, indique que son travail est bien moins éducatif que persuasif. Les scénarios sont faits pour réduire toujours l’accident à la même et unique cause indiscutable et qui doit aller de soi : le comportement fautif d’un usager de la route, habituellement le conducteur. L’inflation verbale des slogans frappe l’imaginaire, clarifie et ancre les messages dans la mémoire. Quand les scénarios incluent des démonstrations et des faits issus de la recherche, c’est toujours pour réussir à placer la responsabilité du conducteur au-delà de toute dispute. Les promoteurs savent que les conducteurs à risque ont tendance à opposer aux messages qui les visent une panoplie de rationalisations qui opèrent comme autant de défenses cognitives. On comprendra que la publicité se prête d’autant plus mal aux démonstrations rationnelles que son format sera court (c’est habituellement le cas en télévision, à la radio, en affichage, en journal et en magazine) et que le mode de communication est unidirectionnel (impossible de répliquer aux contre-argumentations de la cible. Mais elle se prête supérieurement à un traitement émotif dont l’un des avantages est de favoriser la mise en sommeil de la distanciation critique envers le message. Il est remarquable, comme on le verra dans la deuxième partie de notre étude, que jamais une publicité routière ne se place sur le mode du débat public, en réclamant ouvertement du public un appui à des propositions législatives ou règlementaires visant l’intensification de la coercition. Chaque publicité prend le soin de bien identifier le transgresseur, d’accentuer le caractère immoral de son insouciance et de le stigmatiser comme fautif, de réaffirmer la bonne voie, de légitimer la condamnation morale et légale du fautif, mais jamais un message ne va jusqu’à la requête de punitions plus impitoyables contre lui. Les fonctionnaires qui gèrent le problème de la sécurité routière ont un plan et un échéancier élaboré de mesures coercitives à faire adopter mais il revient aux ministres responsables de lancer et de discuter publiquement de ces mesures au moment opportun. Si une institution d’État discute publiquement d’une proposition faite par son ministre, c’est toujours pour l’appuyer, sans lui faire de l’ombre, et jamais en se servant de la publicité. Cette réserve ne s’explique pas par un désir de préserver les messages de la controverse, sans quoi la publicité choc ne serait jamais utilisée. Certes, la stratégie persuasive de la promotion de la sécurité routière a été assise sur un socle d’objectivité apparente qui ne peut admettre de fissure sans risquer l’écroulement de l’ensemble, mais cette vérité vaut autant pour les groupes de pression que pour l’État. L’État, cependant, ne peut ni moralement ni légalement utiliser les fonds publics pour faire la promotion d’une mesure qui n’aurait pas encore été votée par l’Assemblée législative, encore que le directeur de la Direction générale du trafic en Espagne se soit vanté d’avoir utilisé la relative indépendance de son organisation pour se poser à la tête d’une manifestation contre l’insécurité routière (CNSR, 2002, p. 35). À cet égard, on peut se demander si la création d’une organisation comme la Table 129 de sécurité routière n’est pas un moyen pour la SAAQ de franchir clandestinement cette frontière. Cette Table qui regroupe certes une pluralité de partenaires intéressés par la sécurité routière mais dont la grande majorité sont des institutions publiques, qui a pour mandat de proposer et de promouvoir publiquement des modifications législatives et règlementaires, participe clairement à la formation d’une opinion publique dans le but de faire pression sur les politiciens et les ministres. L’analyse des documents et des campagnes de la SAAQ, dans la seconde partie de notre étude, devrait nous permettre d’en décider, notamment en examinant l’origine de la Table et son fonctionnement, et en observant si ses propositions endossent toujours les vues de la SAAQ ou si elles entrent parfois en conflit. Les écarts répertoriés entre les faits invoqués et le discours sur ces faits signalent que le travail social du problème public de l’insécurité routière est entaché de dimensions fictives. Il est difficile d’évaluer l’impact de ces fictions sur la solidité de l’ensemble de la construction du problème, laquelle repose tout de même sur une compilation statistique des accidents qui ne semble pas remise en question, sinon sur des détails, et qui donne à voir l’ampleur objective du problème et des progrès accomplis. Mais nous pouvons poser ce principe que plus le bilan routier s’améliore, plus l’écart se creuse entre la gravité perçue et la gravité objective du problème, et plus l’efficacité de l’action publique à résoudre le problème repose sur un travail de fictionnalisation. La représentation sociale du problème de l’insécurité routière se distingue de sa construction scientifique en ce qu’elle n’hésite pas à le cadrer non seulement comme un problème moral (Galland, Gilbert, Henry et Lindhart, 2006, p. 19-25) mais comme un problème de délinquance (Marchetti, 2008b), comme on le verra par exemple dans les scénarios des publicités de la RAAQ et de la SAAQ dans la deuxième partie de notre étude, ce qui permet à l’État de créer une demande pour plus de sécurité dans un domaine où il estime pouvoir exercer efficacement son pouvoir de contrainte et, donc, manifester sa puissance effective. C’est ainsi qu’un problème réputé relever de la santé publique (l’alcoolisme) est passé, comme l’a relevé Kletzen (2007) à un problème de sécurité routière (l’alcool au volant). Même si les techniques de l’approche coercitive (amendes, retrait du permis, procès public, emprisonnement) ne sont en aucun cas un remède à la maladie de l’alcoolisme, on voit régulièrement les médias relayer les réactions scandalisées du public et ses appels exaspérés à l’imposition de sanctions beaucoup plus sévères chaque fois qu’un multirécidiviste de l’alcool au volant est arrêté, et cela sans que jamais les promoteurs de la sécurité routière n’interviennent pour faire les nuances qui s’imposent. Ce développement de l’insécurité routière permet à L’État de neutraliser les logiques politiques et partisanes (Bourdieu, 2001. P. 192). L’objectif de faire baisser le bilan routier est perçue par tous comme une bonne cause, incontestable et incontestée, et, par là, fait d’autant plus consensus que l’État pénal et moral peut avancer des statistiques démontrant sa capacité à produire des résultats spectaculaires. La 130 communication en sécurité routière devient un modèle de la communication publique non seulement pour l’État, qui trouve là le moyen de réaffirmer sa capacité à intervenir dans l’ordre social et moral, mais aussi pour les municipalités qui emboitent le pas (Marchetti, 2008, p. 10-12). Le contrôle et la sanction des délinquants sont présentés comme « les seules solutions efficaces », un message que les médias reprennent d’autant plus que les statistiques, l’aggravation des peines, les images sur les activités de contrôle routier (les barrages) et le développement des technologies du contrôle permettent d’offrir aux services de nouvelles une actualité routinière dont la valeur spectaculaire répond bien à leurs besoins. Parallèlement, l’État désinvestit dans les infrastructures du transport et les aménagements routiers qui jouent un rôle incontesté dans la réduction du risque, un phénomène que l’on a constaté en France (Marchetti, 2008, p. 11) et au Québec. Étant donné que l’appui de la population est indispensable au bon fonctionnement de la contrainte, la question est de savoir comment on arrive à convaincre la population d’appuyer des mesures toujours plus contraignantes pour faire des gains toujours plus modestes. Dans la lutte contre l’insécurité routière, on ne voit guère d’institutions, de groupes de pression et de chercheurs que du côté des promoteurs de la sécurité routière. Ce problème public se démarque par une absence d’opposition et de conflits partisans (Paillard, Poncin et Strapazzon, 2008, p. 88), à l’exception parfois de la presse spécialisée des chroniqueurs de l’industrie automobile (CNSR, 2002; Duval, 2008; Marchetti, 2008a). Ces derniers risquent cependant de se marginaliser et de subir, comme il est arrivé en France, les foudres d’une dénonciation polémique qui pourra utiliser contre eux, outre des arguments légitimes, des arguments contraignants et de mauvaise foi : accusations d’être au service de l’industrie des véhicules et, par simplification des opinions exprimées, étiquetage infamant comme « négationnistes » (Duval, 2008, p. 158). Il s’agit là de tactiques de ligne de front, mais rien n’interdit aux promoteurs de se doter de stratégies de relations publiques pour limiter l’émergence des contre-discours. Au Québec, par exemple, nous verrons dans la seconde partie de notre étude que la composition de la Table de sécurité routière permet d’empêcher diverses industries (comme celles du camionnage et du taxi) de critiquer publiquement les politiques de sécurité routière en échange de leur association à un cercle du pouvoir où elles peuvent négocier l’application des mesures en fonction de leurs intérêts corporatifs. Dès que l’insécurité routière acquiert le statut de problème public, les promoteurs bénéficient du support coercitif, financier et logistique de l’État pour gérer les perceptions de la population en augmentant les peurs (et d’abord celle d’être puni) et en réduisant le ressentiment envers la contrainte (Fildes et Lee, 1993). Les actions des promoteurs sont proactives et stratégiques, ce qui leur procure un autre avantage sur la population ciblée dont les réactions sont réactives et organiques. 131 Les institutions d’État chargées de la gestion de l’insécurité publique financent la très grande partie sinon la presque totalité des opérations d’expertise, de mesure, d’enquête et d’expérimentation qui font partie de notre corpus. Ce dernier est presque unanime à identifier comme cause principale des accidents les comportements à risque des usagers de la route, et comme solution primordiale l’intervention coercitive des pouvoirs publics. Ensemble, ils ordonnent et présentent un monde de faits dont la plupart n’ont pour accréditation que leur publication dans des rapports gouvernementaux et dans des actes de colloques, sans avoir passé par le filtre d’une vérification par les pairs. La valeur de l’approche dissuasive n’y est guère discutée et on y trouve peu de positions antagonistes et peu de conceptions alternatives du problème. Les auteurs cherchent le moyen d’augmenter l’efficacité des actions décidées par les promoteurs, et notamment à travers la recherche du dosage optimal dans la combinaison du contrôle routier et de la publicité. Ces recherches, qui doivent être interprétées avec prudence, sont néanmoins utilisées par les promoteurs comme caution scientifique pour convaincre le législateur et la population que des mesures préventives et dissuasives doivent être entreprises de manière urgente pour sauver des vies. Ajoutons que nombre de chercheurs en sécurité routière redoublent leur posture scientifique d’une posture de promotion de la cause sociale, ce qui fait qu’ils contribuent à la fois au travail de définition et au travail de légitimation du problème de l’insécurité routière. Ce mode de cadrage permet aux promoteurs de la sécurité routière de présenter du problème une vision remarquablement homogène et qui tend à ignorer les voix discordantes de la recherche. Dans les débats contradictoires qui sont faits dans les médias, lorsqu’il s’agit de justifier l’introduction de nouvelles mesures, les promoteurs opposent aux objections des citoyens réfractaires et aux questions des journalistes et des animateurs de tribunes un bloc apparemment net et lisse de recherches et de « partenaires » unanimes sur leur efficacité et leur nécessité. On peut toutefois douter de la neutralité d’études dont les conclusions sont toujours favorables, pour l’essentiel, aux opinions des bailleurs de fonds. La question est de savoir si et dans quelle mesure la mise en scène de l’insécurité routière obéit à un mode de cadrage qui relève de l’objectivité scientifique ou de la prise de parti. Pour y répondre, il faut examiner si l’on présente le problème de l’insécurité routière d’une manière beaucoup plus concentrée et moins ambivalente qu’on le sait être en réalité. Nous n’avons pas trouvé dans le corpus des indices d’antagonismes entre les partenaires de la sécurité routière, mais nous avons pu relever les traces d’un conflit d’intérêt majeur qui est habituellement gommé du discours public. Il s’agit de l’utilisation de la lutte contre la vitesse comme source de revenus. La fixation incohérente des limites de vitesse entre les différentes municipalités et juridictions, la tolérance variable envers les excès de vitesse et la tendance à exercer le contrôle de la vitesse là où il y a le plus d’infractions plutôt que là où il se produit le plus d’accidents, voilà une masse d’irrégularités criantes qui n’échappent pas à l’attention du public. Elles discréditent la cause mais les promoteurs de la sécurité 132 routière, s’ils en discutent entre eux, n’en parlent pas publiquement. L’enjeu si évidemment économique que le TAC, pour résoudre le problème, a choisi, comme on l’a vu, de rémunérer les services de police et les municipalités qui acceptent de normaliser leurs pratiques. C’est le premier et le plus flagrant des deux cas d’intérêt masqué que nous avons pu relever dans notre examen du corpus. Outre la recherche du bien commun, les États paraissent très transparents sur les motifs économiques qui les incitent à intervenir en sécurité routière, et ils n’hésitent pas à partager avec le public les calculs actuariels par lesquels ils évaluent la rentabilité de leurs interventions et propositions. On peut néanmoins déduire de l’enjeu économique, qui corrompt l’application des normes de vitesse par les municipalités et les services de police, que l’établissement de partenariats contre l’insécurité routière se fait sur une base de négociation sur intérêts. Suivant ce principe, l’occurrence d’intérêts masqués devrait être d’autant plus grande que le nombre de partenaires sera élevé. Les intérêts masqués ne sont pas nécessairement économiques. Nous avons vu que si les chercheurs du programme tendent à adopter le point de vue de l’État subventionnaire, ils peuvent aussi être tentés de doubler leur posture scientifique d’une posture de promotion de la cause. L’intérêt économique et l’intérêt social peuvent menacer leur objectivité. L’autre cas d’intérêt masqué concerne l’influence du pouvoir politique. Les promoteurs sont conscients qu’ils doivent convaincre les politiciens d’appuyer leurs propositions et qu’il leur faut, pour cela, se livrer à des activités de lobbying interne. La négociation se fait sur la base d’un calcul politique dont le résultat dépend clairement de la capacité des promoteurs à forger une opinion publique majoritairement favorable à leurs propositions législatives et règlementaires (Table de la sécurité routière, 2007, p. 14-19). Il est certain que les agents de l’État qui sont engagés dans la promotion de la sécurité routière négocient avec le pouvoir politique les conditions de son appui à leurs propositions législatives et règlementaires, mais cette négociation relève du secret et les documents qui en conservent les traces ne sont pas publics. Pour qu’un problème puisse être dit social puis public, sa cause doit pouvoir être attribuée au moins en partie à la société, et ce, dans une proportion significative. La représentation du conducteur « ordinaire » comme un délinquant est le moyen par lequel les promoteurs de la sécurité routière y arrivent. Cette attribution causale n’est pas restrictive mais presque, la contribution du comportement fautif du conducteur étant mise en cause dans 45% des accidents avec victimes (Zaal, 1994) tandis que l’ensemble des comportements à risque du conducteur étant mise en cause dans 90 à 95% des cas. Cette sélectivité ne repose pas que sur des données objectives mais aussi sur un jugement de valeurs dont l’exposition publique engendre un conflit de valeurs destiné à favoriser une redéfinition des normes collectives (Dumont, 1994, p. 2), ce qui est précisément l’un des objectifs assignés à la publicité routière. Parce que les promoteurs de la sécurité routière misent massivement sur des stratégies dissuasives, leur discours public doit s’articuler sur une logique sécuritaire et se présenter sur le mode du conflit moral. « How much road safety do people want? », telle est la question fondamentale que les organisateurs de 133 la Road Safety Conference proposaient à la recherche sociale de creuser dans les années 2000, faisant suite à la conclusion à l’effet qu’il fallait trouver les moyens de mieux vendre cette cause sociale si l’on voulait faire adopter des mesures coercitives de plus en plus strictes. Les promoteurs ne doutant pas d’oeuvrer pour le bien public, ils n’ont de cesse de présenter, notamment dans leurs publicités, le problème de l’insécurité routière comme un conflit entre le bien et le mal, un conflit normatif alimenté par des appels à l’exercice du contrôle social des « infractionnistes » par leurs pairs. Leur discours ne supporte pas la pluralité des perspectives et n’identifie que les comportements imprudents comme cause des accidents (Tingvall, 1998). L’admiration exprimée par Moreen et Moran (1998) pour le modèle suédois, où l’objectif utopique du zéro accident a été endossé par l’État, apparait emblématique d’un système de valeurs dans lequel la sécurité routière se présente comme un enjeu éthique qui devrait être mis à l’abri du jeu des négociations politiques parce qu’il devrait avoir préséance sur les valeurs associées à la culture de l’automobile et à la culture des libertés publiques. Malgré l’admiration que peut susciter le modèle suédois, aucune autre stratégie de sécurité routière ne semble avoir une vision terminale du problème. L’intensification du continuum coercitif se négocie à la pièce, de manière tactique, et en fonction de la capacité des promoteurs de repousser plus loin l’acceptation de la contrainte, mais sans projection terminale, sans vision à long terme du bilan routier qui devra être jugé acceptable. Les promoteurs savent encore moins quelle intensité ce continuum devrait atteindre pour arriver à un objectif « zéro accident » et cette question ne figure pas dans leurs préoccupations. L’urgence est un précieux argument de légitimité (Dumont, 1994, p. 1) que les promoteurs de la sécurité routière invoquent rituellement, dans leurs manifestations publiques du problème, pour persuader la population qu’une intensification des mesures dissuasives est indispensable. Au fur et à mesure que le bilan routier s’amenuise, chaque gain impose un poids coercitif de plus en plus important. C’est l’inflation de la contrainte : l’accumulation des mesures coercitives et dissuasives est inversement proportionnelle à la gravité objective du problème. On ne s’est guère intéressé à la manière dont ces promoteurs s’y prennent pour maintenir un sentiment d’urgence malgré le fait que le bilan routier s’améliore constamment et que les gens auraient tendance à sous-estimer la gravité réelle du bilan routier (CAA, 2012). Rien n’indique qu’ils tentent de corriger des connaissances erronées qui produisent des perceptions peut-être paradoxales mais qui les servent bien. Nous savons que, pour invoquer l’urgence, les promoteurs dévoilent des statistiques confirmant ou prédisant une dégradation du bilan routier qui se manifeste par une augmentation des morts, principalement, ou des blessés graves. Mais nous ne savons pas, au terme de cette première partie de notre enquête, quelles stratégies de présentation ils utilisent. À cet égard, l’étude des documents de la SAAQ, dans la seconde partie, devrait nous permettre de voir dans quelle mesure ces stratégies de présentation sont neutres et invariables, ou dans quelle mesure elles varient en fonction de leur potentiel de persuasion. Quand les promoteurs doivent justifier une 134 intensification des mesures de contrôle et de dissuasion, l’évolution du bilan routier est-elle toujours présentée dans son ensemble et sur une longue durée, même si cette perspective risque d’affaiblir le sentiment de gravité et d’urgence ? Ou a-t-on recours à des procédés comme l’effet de loupe qui fait croire à la dégradation de tout le bilan alors qu’on ne se réfère qu’à une dégradation du bilan dans un seul de ses aspects ? Accroitre le capital d’image de marque des promoteurs En France, la recherche a particulièrement mis en évidence la coïncidence des intérêts journalistiques, policiers, politiques et étatiques à faire la promotion de la sécurité routière (Marcetti, 2008), et documenté l’instrumentation de cette cause à des fins d’autopromotion. Pour les politiciens De manière générale, la lutte contre l’insécurité routière offre aux politiciens nationaux et locaux le moyen de montrer qu’ils sont « plus proches des citoyens » (Marchetti, 2008, p. 12) et, par là, d’accroitre leur capital de sympathie. En choisissant soigneusement les cibles et les objectifs des campagnes de sécurité routière, ils seraient somme toute plus certains d’obtenir de bons résultats que dans la lutte contre des délinquances plus lourdes, comme la délinquance de rue (Pailliart, Poncin et Strappazzon, 2008, p. 81). En France, la priorité accordée en 2002 par l’État à la sécurité routière parmi les problèmes publics et le programme de renforcement des mesures de contrôle qui s’en est suivi correspond d’ailleurs à une stratégie électorale pour contrer la progression du vote pour le Front National (Crespin, 2006, cité par Marchetti, 2008, p. 96). Pour la police La manière dont la police utilise sa gestion des communications avec les médias pour communiquer son savoir-faire répressif et asseoir sa légitimité a d’abord fait l’objet d’enquêtes nord américaines (Ericsson, Baranek et Chan, 1987, 1989, 1991; Altheide, 1993; Surette, 1997; Doyle, 2003; Doyle et Ericson, 2004). La coïncidence des intérêts fait que les activités de contrôle policier ne suscitent quasiment jamais de conflits entre les services de police et les médias à propos de la représentation de l’action publique, « contrairement à ce qui se passe pour les affaires judiciaires par exemple » (Marchetti, 2008a, p. 15, 2008b, p. 94-95). Les forces de l’ordre gagnent une visibilité positive en échange des images fraiches (par opposition aux images d’archives) auxquelles elles permettent aux médias d’avoir accès pour illustrer les opérations (sur la logique de ce don contre don et sur la dépendance des médias envers les services de police, voir : Grossetête, 2008, p. 41-44), allant parfois jusqu’à tenir des opérations de contrôle 135 uniquement pour le bénéfice des médias et pour le temps d’un reportage (Grossetête, 2008, p. 43-44, 49). Pour les policiers eux-mêmes, la coïncidence des intérêts n’est pas la même car le prestige de leur fonction varie selon leur degré d’exposition au risque, de sorte que les opérations de contrôle routier ne sont pas valorisantes (Marchetti, 2008, p. 103). En outre, plus les autorités multiplient les contrôles automatisés de la vitesse au volant, plus le pouvoir de négociation syndicale des policiers s’effrite car ils ont tendance à utiliser la grève du zèle pour priver leur employeur des importantes sources de revenus que sont, dans les faits, les contraventions. Pour l’État et les pouvoirs locaux Marchetti (2008c) estime qu’au-delà de la volonté réelle de fournir aux citoyens des renseignements utiles, l’information d’État remplit pour les autorités impliquées en sécurité routière des fonctions invisibles : - montrer aux citoyens que les autorités ont pris en charge le problème, et avec efficacité; montrer que les autorités agissent avec transparence. Parce que les stratégies de la sécurité routière privilégient l’usage de la répression des individus comme moyen d’action, la cause a l’avantage d’offrir des résultats plus rapides, plus économiques et plus spectaculaires (et donc plus médiatiques), de dépolitiser une grande partie du problème (notamment les arbitrages de l’État en ce qui concerne la balance de la sécurité et de la mobilité) et de mettre en valeur l’action de l’État et de la police (Grossetête, 2008, p. 25). De la Haye (1984) estime que la sécurité routière offre à l’État central l’occasion d’une relocalisation symbolique forte alors qu’il se dessaisit progressivement de la plupart des décisions locales. La lutte contre l’insécurité routière peut se lire alors comme une stratégie d’affirmation de l’État, lequel, même s’il doit établir des partenariats pour améliorer l’efficacité de ses actions, garde le contrôle par sa mainmise sur la production de statistiques et sur la création de grands évènements (Pailliart, Poncin et Strappazzon, 2008, p. 83, 91) et, de manière générale, par la supériorité de ses moyens. On peut dire de même que le pouvoir municipal, en participant aux opérations pour sécuriser le milieu de vie de ses citoyens, trouve le moyen de mettre en valeur sa gouvernance de proximité. Dans tous les cas, la démonstration de l’efficacité répressive tend à satisfaire la demande de la population pour un renversement du sentiment d’insécurité (ce sont les délinquants qui doivent être inquiets; voir Marchetti, 2008). 136 Pour tous les partenaires Pour les promoteurs de la sécurité routière, la création de partenariats est parfois nécessaire pour assurer aux activités de contrôle une couverture sur tout le territoire et dans toutes les juridictions, et parfois pour s’assurer de leur soutien médiatique effectif ou tacite lorsqu’il s’agit de faire la promotion de projets de lois ou de règlements renforçant les moyens de contrainte. Le fait d’être reconnu comme partenaire, consulté sur les politiques et invité aux conférences de presse augmente le prestige et le capital de légitimité d’une organisation. Dans leurs communications, les propriétaires de la cause (la SAAQ au Québec) veillent scrupuleusement à toujours identifier les différents partenaires même si cela se traduit par une série pratiquement illisible de logos au bas d’affiches. Dans notre pratique professionnelle, nous avons pu constater à quel point, en marketing social, la visibilité est une monnaie d’échange symbolique qui a une grande importance, mais qui n’exclut pas aussi la possibilité pour les partenaires de profiter de leur participation à ce cercle du pouvoir pour faire discrètement la promotion de leurs intérêts corporatifs et obtenir divers avantages et des subsides. Dans cette première partie de notre étude, nous avons confronté la sociologie de l’action publique en sécurité routière avec les savoirs des publicitaires, des empiristes et des gestionnaires engagés dans la lutte contre l’alcool et la vitesse au volant. Malgré l’hétérogénéité des matrices théoriques, il s’est dégagé sur les questions qui nous intéressent une ligne de cohérence qui nous a permis de mettre de l’ordre dans les savoirs, de mieux comprendre à quoi sert et ne sert pas la publicité dans ce domaine, et même de donner un sens à quelques données aberrantes jusqu’ici inexpliquées et négligées. La sociologie de l’action publique nous a permis de comprendre pourquoi, comment et dans quelle mesure le travail de construction de la sécurité routière en tant que problème public repose sur une dramaturgie faisant de l’État le principal promoteur du sentiment d’insécurité routière. Elle explique aussi pourquoi la culture d’efficacité de l’État favorise ici le recours à la contrainte (extension et intensification des mesures règlementaires, des mesures de contrôle, des mesures en droit criminel et en droit pénal) et une mise en scène du problème public et de l’action salvatrice de l’État qui peut inclure, au besoin, le recours à divers procédés de fictionnalisation. De fait dans le modèle du TAC, la sécurité routière est, par tous les moyens de la communication et d’abord par les stratégies d’agenda setting, principalement définie comme un problème majeur de délinquance, définition qui donne leur légitimité à des solutions toujours plus drastiques et qui s’inspirent de la doctrine de la dissuasion. Une stratégie de contrôle social est mise en place avec la contrainte comme variable clé de l’amélioration du bilan routier et l’acceptation de la contrainte comme modérateur de la relation, voire comme médiateur de tous les modérateurs. 137 L’acceptabilité de la contrainte explique de manière satisfaisante la nature implicite de la matrice décisionnelle des promoteurs, et notamment la mécanique dissonante par laquelle ils utiliseraient les fonctions manifestes de la publicité pour promouvoir très publiquement une conversion volontaire et durable aux comportements sécuritaires, et ses fonctions latentes pour réussir plus insidieusement une conversion forcée mais qui nécessite une surveillance toujours plus étroite. Il nous reste maintenant à voir jusqu’à quel point les stratégies publicitaires de la SAAQ ressemblent à celles du TAC, étant entendu que le label « modèle du TAC» ne signifie pas qu’il n’existe pas de « modèle de la SAAQ », d’autant que celle-ci a une histoire un peu plus ancienne. Il reste surtout à voir si l’analyse dramaturgique, appliquée au discours de la SAAQ, et l’analyse de marque appliquée aux indicateurs dormants des évaluations de campagnes, permettront de fournir une lecture du rôle de la publicité qui soit cohérente avec les données probantes de la recherche en publicité routière et de l’évolution du bilan routier, et de rendre enfin plus explicite la matrice décisionnelle implicite de la SAAQ. Ce sera l’objet de la seconde partie. 138 139 DEUXIÈME PARTIE - ANALYSE DES CAMPAGNES DE SÉCURITÉ ROUTIÈRE AU QUÉBEC DE 1978 À 2011 140 141 Dans la première partie, nous avons examiné le corpus des études théoriques et empiriques en publicité et en sécurité routière et nous avons conclu à l’existence, tant chez les chercheurs que chez les praticiens, d’un mythe du savoir à propos de l’utilité et de l’efficacité de la publicité sociale. Nous étudierons maintenant les représentations que la SAAQ et son prédécesseur, la Régie de l’assurance automobile (RAAQ), se sont faites de l’efficacité de leurs propres actions publicitaires, ceci à travers l’analyse de leur discours public sur la question. Pour ce faire, nous nous intéresserons aux publicités elles-mêmes, mais plus encore au discours que la RAAQ et la SAAQ tiennent, dans leurs documents internes et dans leurs documents publics, sur leurs publicités (les objectifs qu’elles leur assignent et l’évaluation qu’elles en font). Notre méthode consiste à comparer les faits (les données objectives) et le discours (privé et public) sur les faits, ceci afin de vérifier s’il existe des écarts entre eux et, le cas échéant, afin de voir comment ils sont traités par ces deux organisations. Notre analyse discursive est de type synchronique; elle ne doit tenir compte que de ce que la RAAQ et la SAAQ savaient ou devaient raisonnablement savoir au moment où elles discouraient sur leurs actions. On s’attend donc à ce que les conceptions qu’elles ont pu se faire du rôle et de l’efficacité de leurs publicités évoluent avec le temps. Afin de limiter la marge d’erreur interprétative, nous avons choisi de limiter le corpus des faits aux données primaires et secondaires que la RAAQ et la SAAQ ont elles-mêmes constituées ou sur lesquelles elles ont explicitement reconnu fonder leurs analyses et leurs actions. Le corpus documentaire est essentiellement composé des rapports annuels de ces deux organisations, et des sondages pré et post-campagnes que la SAAQ possède encore et auxquels elle nous a donné accès. En ce qui concerne le repérage des données dans les rapports annuels, nous avons colligé toutes les informations sur l’évolution du bilan routier l’évolution et sur la problématisation de la prévention des accidents avec un intérêt particulier pour la manière dont les promoteurs conceptualisaient le rôle de la communication-marketing en général et de la publicité en particulier. Nous n’avons pas limité notre recherche aux seules sections consacrées spécifiquement à la communication, d’autant que les rédacteurs des autres sections, notamment celles attribuées aux présidents de l’organisation, sont habituellement les plus transparentes et les explicites en ce qui concerne la matrice décisionnelle. La recherche des publicités a posé le plus de difficultés et, somme toute, il reste bien peu de pièces publicitaires. Heureusement, plusieurs d’entre elles sont sommairement décrites dans les documents dont nous disposons tandis que la plupart des pièces conservées (par la SAAQ, par des professeurs de publicité qui s’en servaient dans leurs cours, ou tout simplement accessibles sur youtube) sont des publicités télévisées, lesquelles sont, en raison de leur impact et de leur portée, le fer de lance des campagnes de communication de la période étudiée. L’analyse de chaque message de radio ou de télévision retrouvé nous a permis de reconstituer et de présenter ici les scénarios de ces publicités. On sait que du concept à la diffusion, le scénario d’un message subit inévitablement au cours du processus 142 de réalisation (tournage) et de production (montage) des modifications plus ou moins importantes, même si chaque étape doit recevoir l’approbation de son commanditaire. Il ne s’agit donc pas d’une reproduction des scénarios originaux, qui auraient été produits avant la réalisation et la production des messages, mais une reconstitution des messages tels que diffusés. 143 Chapitre 5 Évolution comparée du bilan routier Afin de nous donner une perspective, et donc une vision diachronique, nous commencerons par examiner l’évolution du bilan routier au Québec au cours des trente dernières années, soit plus ou moins depuis la création de la Régie de l’assurance automobile (la RAAQ, ancêtre de la SAAQ) en 1979 jusqu’en 2006, date du début de nos recherches sur la question. Il faut signaler qu’après 2003, la SAAQ cesse de fournir des données annuelles pour ne plus présenter que des données trisannuelles. La SAAQ justifiera ce changement par le souci d’offrir à l’interprétation des non initiés des statistiques épurées de variations annuelles non significatives, mais on observera que ce changement est survenu à une époque où la SAAQ fait l’objet d’une attention médiatique négative en raison de la construction à grands frais d’un nouveau siège social, et d’une manœuvre du gouvernement qui puise dans les caisses de la SAAQ pour équilibrer le budget de l’État. Il n’en demeure pas moins que depuis la fondation de la RAAQ, l’État québécois se targue d’avoir, par ses actions en matière de sécurité routière, fait des progrès spectaculaires qui se traduisent par une forte diminution du nombre de victimes. Pour bien cerner l’évolution de notre bilan routier, nous avons extrait des statistiques officielles une variété d’indicateurs par lesquels la communauté internationale juge habituellement de cette question. Nous allons voir qu’entre 1978 et 2003, le nombre et la gravité des dommages corporels ont diminué selon tous les indicateurs, et qu’il est indéniable que nous assistons à une très nette et impressionnante amélioration du bilan routier au Québec, mais que l’attribution de l’essentiel de ce phénomène à l’action de l’État est une affaire beaucoup moins nette que ce que l’on nous en dit. Comparaison entre le Québec, L’Ontario, le Canada et les États-Unis La comparaison entre les États est un exercice rendu périlleux par l’hétérogénéité des contextes routiers, statistiques et normatifs. Les données comparées des différents bilans routiers ne disent rien des différents facteurs géographiques et socio-économiques qui influencent significativement les résultats de chaque État (Bordeleau, 2003), sur lesquels les États n’ont pas toujours une prise. Ces facteurs peuvent se classer en trois catégories (Vézina, 2009, p. 13) : les facteurs persistants qui créent les tendances lourdes (comme la démographie), les facteurs volatiles qui peuvent avoir des effets variables ou contraires (comme les conjonctures économiques ou les conditions climatiques) et les facteurs aléatoires (comme les variations impressionnantes mais non significatives des petits nombres). Les variables importantes sont essentiellement les suivantes : étendue géographique, densité de la population et de la circulation, urbanisation, degré de motorisation et mobilité, état du parc automobile, état du réseau 144 routier, exposition au risque d’avoir un accident, conditions climatiques, économiques, législatives et judiciaires, taux d’alcoolémie permis, limites de vitesse, sévérité du contrôle policier et promptitude des peines, comportement des usagers. S’y ajoutent la variabilité de la méthode pour dresser les rapports d’accident et de la définition d’un décès relié à un accident, le délai requis pour constater le décès et établir un lien, par exemple, variant de huit à 30 jours selon les États et suivant les époques. Graphique 2 : Évolution des taux de décès pour 10 000 véhicules en circulation au Québec, en Ontario, au Canada et aux États-Unis pour la période de 1970 à 2000 Source : Bordeleau, 2003, p. V. Il reste qu’une comparaison de l’évolution du bilan routier entre le Québec, l’Ontario, le Canada et les États-Unis (Bordeleau, 2003, p. V), de 1970 à 2000, révèle une évolution si remarquablement synchrone qu’elle ne parait pas pouvoir relever de phénomènes stochastiques mais devoir obéir à des déterminants qui ne peuvent être que transnationaux. À cet égard, il est difficile d’admettre que les spécialistes de la sécurité routière aient omis de prendre en compte l’évolution de la pyramide des âges, laquelle est marquée, dans tous les pays industrialisés, par le phénomène transnational du vieillissement de la 145 population (ONU, 2001). L’évolution de la pyramide des âges au Québec, au Canada et aux États-Unis, entre le début des années 1970 et 2010 (graphiques 3 à 6), offre à l’énigme de l’amélioration synchronique des bilans routiers en Amérique du nord une réponse, partielle sans doute mais incontournable. L’absence de son évocation ou de sa discussion dans les documents faisant état de l’amélioration continue du bilan routier est un signe d’arrangement narratif dans la mesure où les promoteurs de la sécurité routière ont surtout tendance à évoquer les facteurs relevant de leurs actions (législation, contrôle, ingénierie des routes et des véhicules). L’inclusion du vieillissement de la population dans leurs modèles explicatifs ne ruinerait sans doute pas la valeur explicative de leurs actions (à preuve : le bilan routier s’améliore malgré l’augmentation du nombre de conducteurs et de véhicules), mais il en réduirait sensiblement la portée. Sachant en outre que les promoteurs de la sécurité routière identifient la prise de risque comme principal déterminant des accidents, et en admettant avec eux, sur la base de leurs propres évidences, que les jeunes adultes sont naturellement portés à prendre plus de risques que les plus vieux, on peut en conclure que leur cause est en bonne partie une lutte contre des pulsions naturelles. En somme, les discours sur la responsabilisation des conducteurs et sur la capacité des promoteurs de la sécurité routière à influencer le bilan routier font bon marché des phénomènes naturels (la tendance des jeunes à prendre plus de risques) et démographiques (le vieillissement de la population) qui en relativisent la portée et, donc, la puissance de persuasion. Ce n’est pas seulement que, depuis 1971, la démographie favorise clairement la lutte contre l’insécurité routière, c’est aussi que l’usage du contrôle et de la répression paraissent si indispensables à la répression de pulsions naturelles qu’on peine à croire que l’établissement d’une norme sociale (l’objectif à long terme qui, malgré l’absence de preuves scientifiques, est invoqué par les promoteurs pour justifier l’utilité de la publicité) puisse jamais se passer de l’intense appareil répressif qu’on aura mis en place pour l’imposer. À l’espoir de stabiliser un jour des attitudes et des comportements fortement induits par des pulsions, l’expérience oppose ce dicton : chassez le naturel, il revient au galop. Si l’on prenait conscience de ce phénomène, il est certain que les problèmes sociaux qui répondent à ce cas de figure auraient bien plus de difficulté à se gagner l’opinion publique, surtout en début de carrière. L’intérêt que les promoteurs ont à éluder cette question est un facteur qui renforce l’hypothèse d’un arrangement narratif. 146 Graphique 3 : Pyramide des âges, Québec (1971) Source : Statistique Canada, CANSIM, tableau 051-0001 Graphique 4 : Pyramide des âges, Québec (2010) Source : Statistique Canada, CANSIM tableau 051-0001 147 Graphique 5 : Pyramide des âges, Canada (1971 et 2010) Source : Statistiques Canada, URL : http://www.statcan.gc.ca/pub/91-215-x/2010000/i003-fra.htm, données mises à jour le 29 septembre 2010, consulté le 12 avril 2012. Graphique 6 : Pyramide des âges, États-Unis (1970, 1990 et 2010) Source : US Census Bureau. Récupéré le 12 avril 2012 sur le site : http://flatrock.org.nz/topics/money_politics_law/boom_moves_along.htm, consulté le 12 avril 2012. En outre, on peut observer que dans la première moitié des années 1970, parmi les États comparés, les États-Unis avaient le meilleur bilan routier et le Québec le pire, mais que les écarts entre eux, d’abord considérables, tendent à s’aplatir et perdre toute valeur significative lorsque chacun approche puis 148 descend sous le seuil des 3 décès par 10 000 véhicules en circulation. Partis du même point, les ÉtatsUnis et l’Ontario franchissent ce cap pratiquement en même temps, suivis du Canada et, sensiblement plus tard, par le Québec. Jusqu’à ce qu’ils franchissent ce seuil, chacun des États évolue en conservant sa position relative, et même au-delà si l’on excepte les États-Unis qui, entre 1979 et 1984, glissent progressivement au dernier rang bien que, rappelons-le, les écarts ne soient plus significatifs. L’amélioration du Québec est donc remarquablement identique à celle de l’Ontario, du Canada et des États-Unis. Le Québec a été plus lent à atteindre les mêmes niveaux de gravité que les autres États, mais on peut voir que la rapidité avec laquelle chacun atteint un niveau comparable est relative à sa position de départ : plus un bilan routier est élevé, plus un État met de temps à rattraper son écart avec les États faisant meilleure figure. Évolution du nombre de victimes pour 10 000 véhicules en circulation Les taux de victimes pour 10 000 véhicules en circulation montrent l’évolution du nombre de personnes ayant subi tout type de blessures, qu’elles soient mortelles, graves ou légères. L’examen du graphique 7 permet de constater que de 1978 à 2003 ce taux annuel est passé 201 à 112 ce qui représente une diminution de 44%. Cette réduction n’est pas parfaitement continue; au cours de ces 25 années, on peut observer quatre épisodes d’augmentation de durée variable : 1979 (+ 10%), 1983 à 1985 (+ 27%), 1999 à 2000 (+6%) et 2002 à 2003 (+7%). On peut voir que les réductions les plus spectaculaires sont aussi les moins stables. Le Québec a d’abord mis quatre ans pour abaisser le plateau de 200 à 150 décès, mais les taux ont aussitôt rebondi et il faut attendre sept ans avant que le bilan des décès redescende à 150. Le Québec aura donc mis 11 ans pour franchir durablement ce cap, ce qui représente une réduction du quart (-25%) des victimes. Le passage subséquent du plateau de 150 à 100 victimes est un chemin beaucoup plus long bien que moins cahoteux. En 14 ans, soit de 1990 à 2003, le Québec n’a pas réussi à franchir le cap même s’il s’en est approché après neuf années seulement (106 victimes en 1998). Cela confirme le principe suivant lequel plus le bilan s’améliore, plus les gains sont difficiles à faire. La loi des grands nombres peut contribuer à expliquer pourquoi l’amplitude des variations semble augmenter ou diminuer en fonction du nombre de victimes. Les changements significatifs dans les différents facteurs d’influence peuvent, eux, contribuer à clarifier ce qui peut avoir provoqué ces variations. Nous nous intéresserons aux changements majeurs, à ceux qui ont attiré l’attention de la RAAQ et de la SAAQ et à la manière dont ils les ont interprétés, mais aussi à des changements majeurs qu’ils n’ont pas pu ne pas remarquer, nommément l’évolution de la pyramide des âges et du sexe, deux facteurs de risque unanimement reconnus parmi les principaux 149 déterminants de la conduite, qui sont volontiers convoqués pour l’explication de la dégradation du bilan routier mais rarement, voire jamais, pour l’explication de son amélioration. Pour l’instant, l’examen de la courbe du bilan permet de distinguer quatre phases dont l’étude devrait nous permettre d’identifier s’il s’est produit des changements pouvant tenir lieu de facteurs explicatifs ou contributifs. La phase I (1979 à 1982) est caractérisée par une amélioration rapide et spectaculaire du bilan routier. La phase II (1983 à 1985) est marquée tout au contraire par une dégradation rapide et presqu’aussi spectaculaire du bilan. La phase III (1986 à 1998) présente une amélioration lente et régulière. La phase IV (1999 à 2003) présente des variations positives et négatives de faible amplitude qui indiquent globalement une tendance à la hausse et qui signalent une résistance à franchir et même à atteindre le cap des 100 victimes par 10 000 véhicules en circulation (hausses, stabilité ou baisses). À l’origine de cette recherche, qui a commencé en 2007, nous avions prévu nous en tenir à ces quatre phases, mais le temps qui s’est écoulé depuis nous a permis d’ajouter une cinquième phase (2004 à 2011) au cours de laquelle nous verrons comment le bilan s’est d’abord considérablement dégradé avant de recommencer à s’améliorer (graphiques 26 à 28). Retenons pour l’instant que les dégradations sont épisodiques et que les courbes du bilan routier, considérées dans leur ensemble, révèlent toutes qu’il s’est produit une amélioration spectaculaire de la sécurité sur les routes du Québec. Évolution du nombre de victimes de blessures légères pour 10 000 véhicules en circulation Quand un accident de la route fait des victimes, la très grande majorité d’entre elles ne subissent que des blessures légères, tandis qu’une petite proportion subit des blessures graves et qu’une proportion plus infime encore en subit de mortelles. Comme on devait s’y attendre, l’évolution des taux de blessures légères suit exactement la même courbe que celle du nombre total des victimes. Évolution du nombre de victimes de blessures graves pour 10 000 véhicules L’évolution des taux de blessures graves suit une courbe remarquablement identique à celle des blessures légères et à celle du total des victimes, et ce, malgré la grande différence de proportion dans le nombre des victimes. La seule variation clairement divergente est celle de 1999 mais elle n’est pas significative. Évolution du nombre de victimes de blessures mortelles pour 10 000 véhicules Les taux de décès pour 10 000 véhicules en circulation montrent une évolution identique à celle des autres courbes, sans variation significative. On doit se demander alors pourquoi seul le nombre de victimes tuées sur la route est utilisé pour la comparaison des bilans entre les pays (Bordeleau, 2003, p. 150 44). Une partie de la réponse tient peut-être au fait que plus on travaille à petite échelle, plus les variances tendent à présenter des écarts importants. Ces écarts ne sont peut-être pas toujours significatifs mais, exprimés en variations de pourcentages, ils sont d’autant plus marqués et dessinent des courbes d’autant plus accentuées que le nombre de victimes diminue. Cet effet de loupe invite à interpréter les variations non significatives en termes de tendance. Du point de vue de l’analyse dramaturgique, c’est peut-être ici que le risque de fonder des politiques sur des statistiques persuasives est le plus grand. Graphique 7 : Nombre total de victimes ayant subi des blessures (mortelle, graves ou légères) pour 10 000 véhicules en circulation, 1978 à 2003, Québec 250 200 150 100 50 0 2 003 2 002 2 001 2 000 1 999 1 998 1 997 1 996 1 995 1 994 1 993 1 992 1 991 1 990 1 989 1 988 1 987 1 986 1 985 1 984 1 983 1 982 1 981 1 980 1 979 1 978 Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. 151 Graphique 8 : Nombre de victimes de blessures légères pour 10 000 véhicules en circulation, 1978 à 2003, Québec 200 180 160 140 120 100 80 60 40 20 0 2 003 2 002 2 001 2 000 1 999 1 998 1 997 1 996 1 995 1 994 1 993 1 992 1 991 1 990 1 989 1 988 1 987 1 986 1 985 1 984 1 983 1 982 1 981 1 980 1 979 1 978 Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. Graphique 9 : Nombre de victimes de blessures graves pour 10 000 véhicules en circulation, 1978 à 2003, Québec 30 25 20 15 10 5 0 2 003 2 002 2 001 2 000 1 999 1 998 1 997 1 996 1 995 1 994 1 993 1 992 1 991 1 990 1 989 1 988 1 987 1 986 1 985 1 984 1 983 1 982 1 981 1 980 1 979 1 978 Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. 152 Graphique 10 : Nombre de victimes de blessures mortelles pour 10 000 véhicules en circulation, 1978 à 2003, Québec 7,0 6,0 5,0 4,0 3,0 2,0 1,0 0,0 2 003 2 002 2 001 2 000 1 999 1 998 1 997 1 996 1 995 1 994 1 993 1 992 1 991 1 990 1 989 1 988 1 987 1 986 1 985 1 984 1 983 1 982 1 981 1 980 1 979 1 978 Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. Bilan/10 000 véhicules Total des victimes Blessés légers Blessés graves Décès Tableau 4 : Variation du bilan routier, 1978 et 2003 1978 2003 Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. 201 169 26 6 112 98 12 1 Variation 1978-2003 ↓ 44% ↓ 42% ↓ 54% ↓ 83% Évolution du bilan routier en fonction d’autres indicateurs L’examen de divers indicateurs complémentaires du niveau de sécurité routière nous permet de déterminer si, en passant du niveau macro au niveau micro, l’évolution suit la même courbe ou s’il existe des variations significatives. La segmentation de la population ne permet pas de dégager de telles variations, ce qui peut paraitre paradoxal compte tenu du fait que les promoteurs de la sécurité routière ont l’habitude, dans leurs campagnes de sécurité routière, de cibler des segments bien précis de la population, avec des opérations et des messages conçus sur-mesure pour intervenir sur les attitudes, comportements et prises de risques qui leur sont propres, et non la population dans son ensemble. La 153 symétrie remarquable des courbes est toutefois cohérente avec ce que l’on sait de la seconde propriété de la publicité dont nous avons traité dans la première partie de notre étude : l’effet synergique se produit sans égard à la nature manifeste du message. Les proportions de véhicules accidentés (graphique 11) et d’accidents (graphique 12) parmi l’ensemble des titulaires de permis au Québec, de 1978 à 2003, sont identiques ou ne présentent aucune variation significative. La proportion d’accidents mortels parmi l’ensemble des titulaires de permis (graphique 13) suit elle aussi la même évolution, et ce, dans tous les segments d’âge de conducteurs : les 16-24 ans (graphique 14), les 25-44 ans (graphique 15), les 45-64 ans (graphique 16) et les 65 ans et plus (graphique 17). Cette segmentation en fonction des âges permet toutefois d’observer des phénomènes plus fins, et d’abord la corrélation forte entre l’âge et les phénomènes de sur et de sous représentation dans les accidents mortels : plus on vieillit, et moins on a de risques d’être impliqué dans un accident mortel. Comparons l’évolution du risque des 16-24 ans et de l’ensemble de la population âgée de 16 ans et plus. Si l’on ne prenait en compte que l’implication des 16-24 ans dans un accident mortel (graphique 14), l’évolution du bilan routier inviterait à conclure qu’avec le temps, on a réussi à réduire l’inégalité de l’exposition au risque induite par l’âge : l’écart avec la population des 16 ans et plus qui était de 0,023 points de pourcentage en 1978 n’est plus que de 0,004 points en 2003. L’amélioration du bilan des décès chez les 16-44 ans (réduction de -0,052 point de pourcentage) a été plus accentuée que pour l’ensemble de la population (réduction de -0,033 point de pourcentage). Y a-t-il un effet de loupe? Pour le savoir, nous avons examiné l’implication des 16-24 ans dans tous les types d’accidents corporels (graphique 18). Cette fois, on peut voir qu’en réalité l’écart entre les 16 24 ans et la population des 16 ans et plus s’est maintenu entre 1978 (+1,9 point d’écart) et 2003 (+1,8 point d’écart). Il faut en conclure que, de 1978 à 2003, l’exposition au risque des 16-14 ans est demeurée fondamentalement la même, et que la réduction des accidents dans cette cohorte est attribuable à la réduction de son poids démographique. Procédons au même examen, cette fois en comparant la cohorte des 25-44 ans avec l’ensemble de la population des 16 ans et plus. L’évolution du bilan des accidents mortels dans ce groupe d’âge (graphique 15) montre que l’écart minime de 1978 (+0,003 point de pourcentage) est nul en 2003, tandis que l’évolution de leur bilan sur l’ensemble des accidents corporels (tableau 5) montre que l’écart de 1978 (+1,5 point de pourcentage) s’est réduit sans toutefois disparaitre (+0,6 point de pourcentage). 154 Graphique 11 : Proportion de véhicules accidentés parmi l'ensemble des titulaires de permis, 1978 à 2003, Québec 14 12 10 8 6 4 2 0 2 003 2 002 2 001 2 000 1 999 1 998 1 997 1 996 1 995 1 994 1 993 1 992 1 991 1 990 1 989 1 988 1 987 1 986 1 985 1 984 1 983 1 982 1 981 1 980 1 979 1 978 SOURCE : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. Graphique 12 : Proportion d'accidents parmi l'ensemble des titulaires de permis, 1978 à 2003, Québec 14 12 10 8 6 4 2 0 2 003 2 002 2 001 2 000 1 999 1 998 1 997 1 996 1 995 1 994 1 993 1 992 1 991 1 990 1 989 1 988 1 987 1 986 1 985 1 984 1 983 1 982 1 981 1 980 1 979 1 978 Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. 155 Graphique 13 : Proportion d'accidents mortels parmi l'ensemble des titulaires de permis, 1978 à 2003, Québec 0,08 0,07 0,06 0,05 0,04 0,03 0,02 0,01 0 2 003 2 002 2 001 2 000 1 999 1 998 1 997 1 996 1 995 1 994 1 993 1 992 1 991 1 990 1 989 1 988 1 987 1 986 1 985 1 984 1 983 1 982 1 981 1 980 1 979 1 978 Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. Graphique 14 : Proportion de la population âgée entre 16 et 24 ans impliquée dans un accident mortel, par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003, Québec 0,080 0,070 0,060 0,050 0,040 0,030 0,020 0,010 0,000 2 003 2 002 2 001 2 000 1 999 1 998 1 997 1 996 1 995 1 994 1 993 1 992 1 991 1 990 1 989 1 988 1 987 1 986 1 985 1 984 1 983 1 982 1 981 1 980 1 979 1 978 16-24 ans Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001). total population 16 ans et + 156 Graphique 15 : Proportion de la population âgée entre 25 et 44 ans impliquée dans un accident mortel, par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003, Québec 0,060 0,050 0,040 0,030 0,020 0,010 1 978 1 979 1 980 1 981 1 982 1 983 1 984 1 985 1 986 1 987 1 988 1 989 1 990 1 991 1 992 1 993 1 994 1 995 1 996 1 997 1 998 1 999 2 000 2 001 2 002 2 003 0,000 25-44 ans total population 16 ans et + Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001). Graphique 16 : Proportion de la population âgée entre 45 et 64 ans impliquée dans un accident mortel, par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003 0,060 0,050 0,040 0,030 0,020 0,010 1 978 1 979 1 980 1 981 1 982 1 983 1 984 1 985 1 986 1 987 1 988 1 989 1 990 1 991 1 992 1 993 1 994 1 995 1 996 1 997 1 998 1 999 2 000 2 001 2 002 2 003 0,000 45-64 ans Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001). total population 16 ans et + 157 Graphique 17 : Proportion de la population âgée de 65 ans et plus impliquée dans un accident mortel, par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003, Québec 0,060 0,050 0,040 0,030 0,020 0,010 1 978 1 979 1 980 1 981 1 982 1 983 1 984 1 985 1 986 1 987 1 988 1 989 1 990 1 991 1 992 1 993 1 994 1 995 1 996 1 997 1 998 1 999 2 000 2 001 2 002 2 003 0,000 65 ans et + total population 16 ans et + 65 ans et + total population 16 ans et + Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001). Graphique 18 : Proportion de la population âgée entre 16 et 24 ans impliquée dans un accident, par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003, Québec 12,0 10,0 8,0 6,0 4,0 2,0 0,0 2 003 2 002 2 001 2 000 1 999 1 998 1 997 1 996 1 995 1 994 1 993 1 992 1 991 1 990 1 989 1 988 1 987 1 986 1 985 1 984 1 983 1 982 1 981 1 980 1 979 1 978 16-24 ans Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001). total population 16 ans et + 158 Graphique 19 : Proportion de la population âgée entre 25 et 44 ans impliquée dans un accident, par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003, Québec 10,0 8,0 6,0 4,0 2,0 0,0 2 003 2 002 2 001 2 000 1 999 1 998 1 997 1 996 1 995 1 994 1 993 1 992 1 991 1 990 1 989 1 988 1 987 1 986 1 985 1 984 1 983 1 982 1 981 1 980 1 979 1 978 25-44 ans total population 16 ans et + Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001). Les 16-44 ans sont toujours plus impliqués dans les accidents corporels que l’ensemble de la population des 16 ans et plus. Tout au contraire, les 45 ans et plus sont toujours moins impliqués. En segmentant plus finement, nous voyons que l’écart avec la population s’est à toutes fins pratiques maintenu pour les 16-24 ans (graphique 18) mais a presque disparu pour les 25-44 ans (graphique 19) et les 45-64 ans (graphique 20). À travers le temps, le rang que chaque cohorte occupe est demeuré le même en termes d’exposition au risque. Dans tous les cas cependant, l’évolution du bilan montre que de 1978 à 2003, le risque s’homogénéise. On peut voir que les courbes de chaque cohorte tendent à se rapprocher de celle de la moyenne l’ensemble de la population des 16 ans et plus. Ce qui, en termes de réduction nette, est une amélioration pour le groupe des 16-44 ans l’est beaucoup moins pour celui des 45 ans et plus. On peut voir que le bilan des 16-44 ans tend à rejoindre celui de la population qui tend, lui, à rejoindre le bilan des 45 ans et plus. De 1978 à 2003 (graphique 16), le bilan des accidents mortels finit par ne plus présenter d’écart entre la population et les 45-64 ans, mais pour arriver au même résultat, l’ensemble de la population a amélioré son bilan de -0,033 point de pourcentage comparativement à seulement -0,018 pour les 45-64 ans. Encore une fois, on doit se demander si le bilan des décès crée un effet de loupe. En comparant l’évolution de chaque cohorte avec celle de la population des 16 ans et plus en ce qui concerne l’ensemble des accidents corporels, le tableau 5 confirme les mêmes phénomènes. 159 Graphique 20 : Proportion de la population âgée entre 45 et 64 ans impliquée dans un accident, par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003, Québec 9,0 8,0 7,0 6,0 5,0 4,0 3,0 2,0 1,0 0,0 2 003 2 002 2 001 2 000 1 999 1 998 1 997 1 996 1 995 1 994 1 993 1 992 1 991 1 990 1 989 1 988 1 987 1 986 1 985 1 984 1 983 1 982 1 981 1 980 1 979 1 978 45-64 ans total population 16 ans et + Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001). Graphique 21 : Proportion de la population âgée de 65 ans et plus impliquée dans un accident, par rapport à l'ensemble de la population, 1978 à 2003, Québec 9,0 8,0 7,0 6,0 5,0 4,0 3,0 2,0 1,0 0,0 2 003 2 002 2 001 2 000 1 999 1 998 1 997 1 996 1 995 1 994 1 993 1 992 1 991 1 990 1 989 1 988 1 987 1 986 1 985 1 984 1 983 1 982 1 981 1 980 1 979 1 978 65 ans et + Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. Source : Statistique Canada (CANSIM 051-0001). total population 16 ans et + 160 Tableau 5 : Variation du bilan des accidents corporels selon l'âge, en comparaison avec la population de l'ensemble des détenteurs de permis âgés de 16 ans et + Cohortes 1978 2003 Variation 1978-2003 % de victimes Écart % de victimes Écart Réduction du bilan Variation de l’écart 16-24 ans 25-44 ans 45-64 ans 65 ans + 9,6 9,2 5,8 2,1 1,9 1,5 (1,9) (5,6) 5,3 4,1 3,0 1,8 1,8 0,6 (0,5) (1,7) ↓ 45% ↓ 55% ↓ 48% ↓ 14% (0,1) (0,9) (1,4) (3,9) Total 7,7 Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. 3,5 ↓ 55% L’ensemble de ces données confirme que l’exposition au risque diminue naturellement avec l’âge, jusqu’à atteindre un seuil moyen de risque d’accident en deçà duquel il est difficile de glisser. Non seulement cela confirme-t-il que la pyramide des âges est l’un des déterminants les plus importants du bilan routier mais cela devrait aussi inciter à considérer la possibilité qu’elle soit le déterminant clé, c’est-à-dire non seulement le facteur modérateur le plus important de la relation avec l’exposition au risque mais, peutêtre, le médiateur des principaux autres modérateurs. Il est clair en tout cas que le discours sur la responsabilisation des conducteurs et sur la capacité des promoteurs de la sécurité routière à influencer le bilan routier fait bon marché d’un phénomène démographique qui en relativise la portée. 161 Chapitre 6 Phase 1 : 1979 à 1982 Conceptualisation du problème de la sécurité routière et des interventions Il est contrariant pour l’approche dissuasive que la plus importante amélioration du bilan routier québécois se soit produite de 1974 à 1977, donc avant la création de la RAAQ et le lancement de ses premières campagnes, et ce, malgré une augmentation du nombre de conducteurs et de véhicules (SAAQ, 2007). Il s’agit des quatre années précédant la création et la mise en place de la RAAQ. L’inauguration du nouveau régime, accompagnée de grandes campagnes publicitaires, n’a pas empêché une dégradation considérable du bilan routier québécois en 1978 et 1979, même si on peut penser que cette dégradation a pu lui servir à obtenir que l’État lui donne les moyens du contrôle et de la dissuasion des comportements à risque des usagers de la route. Cela ne va pas dans le sens de la représentation que la RAAQ donne de son rôle déterminant dans l’évolution du bilan routier. À notre connaissance, aucune explication n’a jamais été sérieusement tentée pour expliquer l’amélioration spectaculaire des années 1974 à 1977. Lorsque la Table québécoise de la sécurité routière (Berthod, Audet et Bélanger, 2010) attribue la baisse du nombre annuel de décès entre 1973 (2 209) et 2001 (610) à l’action soutenue du gouvernement et de ses partenaires, en citant en premier lieu les campagnes publicitaires, les lois et le contrôle policier, nous sommes en présence d’un cas d’arrangement narratif et de statistiques persuasives. Nous n’avons trouvé trace d’aucune campagne de publicité sur la sécurité routière entre 1970 et 1976, ce qui ne prouve pas qu’il n’y en ait pas eu mais indique que, contrairement à ce qui s’est produit pour plusieurs publicités de la SAAQ, elles n’ont pas laissé beaucoup de traces, ni dans la mémoire collective ni dans celle des promoteurs de la sécurité routière. Sur le plan du contrôle, nous savons cependant que le système des points d’inaptitude (avec tarification en conséquence du permis de conduire) existe depuis mars 1973. L’institution de ce système a certainement été accompagnée d’une campagne d’information et d’application de sanctions qui ont pu accroitre la perception d’une intensification des mesures de contrôle et de répression, mais nous n’en avons pas non plus trouvé de traces. Il est douteux qu’une telle campagne, si elle a eu lieu, puisse avoir eu l’ampleur des campagnes de la RAAQ car ce n’est pas avant 1976, sous l’impulsion du gouvernement du Parti québécois, que l’État a pris l’habitude d’investir dans de grandes campagnes publicitaires. On pourrait objecter que les nombreux débats publics et médiatiques autour des propositions du rapport Gauvin puis autour de la création de la RAAQ ont contribué, entre 1974 et 1977, à crédibiliser l’idée que l’État prenait le problème de la sécurité routière au sérieux et s’apprêtait à intervenir, mais la portée de l’objection doit être réduite du fait que la RAAQ n’avait à l’origine ni la mission ni les moyens d’intervenir sur la prévention des accidents. En ce qui concerne les actions législatives entre 1973 et 1977, les questions de l’assurance 162 obligatoire et du régime du no-fault ont fait l’objet d’intenses débats publics, soit depuis le dépôt du rapport Gauvin jusqu’au vote de la Loi sur l’assurance automobile (Baudouin, 1979). Et il existait déjà en 1977 un système d’accès graduel à la conduite qui passait par l’obligation d’obtenir d’abord un permis d’apprenti-conducteur et de réussir un cours sur la conduite d’un véhicule automobile avant d’être admis à une série de quatre tests (test visuel, test théorique sur la signalisation, test spécialisé selon le permis désiré et test de conduite pratique ; voir : LRQ, 1977, c. c-24). On pouvait exiger en tout temps d’un conducteur qu’il subisse un examen médical pour déterminer son aptitude physique et mentale à conduire (RAAQ, 1981, p. 34). Nous n’avons pas trouvé de données sur les activités de répression et de dissuasion à cette époque, sur l’ampleur du parc automobile ni sur le comportement général des conducteurs et, si elles existent, elles ne font pas l’objet d’une aussi large diffusion que les données contemporaines de la RAAQ et de la SAAQ. De manière générale, le premier président de la RAAQ (De Costner, 1978) ne se privera pas de critiquer la pauvreté des statistiques du Bureau des véhicules automobiles du Ministère des transports qui, à titre de responsable à l’époque de la promotion de la sécurité routière, aurait été le seul à pouvoir colliger les renseignements qui nous manquent. Contre ces conjectures, la dégradation significative du bilan routier qui survient en 1978 (graphique 2), soit l’année suivant la création de la RAAQ et la diffusion des premières campagnes publicitaires, et la similitude des variations du bilan routier en Amérique du nord opposent à l’assertion de la Table de la sécurité routière des faits bien documentés qui la rendent présomptueuse, sinon insoutenable. Le synchronisme parfait du bilan québécois avec celui des États-Unis, du Canada en général et de l’Ontario exige la présence de facteurs transnationaux dont certains pourraient ne pas avoir été répertoriés, mais nous avons vu que le vieillissement de la population est certainement l’un des facteurs les plus déterminants et les moins mis de l’avant pour expliquer l’amélioration du bilan routier. D’autres facteurs comme l’augmentation soutenue des prix de l’essence depuis le premier choc pétrolier et l’amélioration de la sécurité des véhicules sont moins mis de l’avant que l’action de l’État et mériteraient plus d’investigations. Nonobstant ces faits contrariants qui ne semblent pas avoir été jamais sérieusement pris en compte, l’amélioration du bilan routier de 1980 à 1982 survient alors que l’État prépare puis met en place d’importantes mesures de prévention et de dissuasion, ce qui a certainement contribué à crédibiliser la matrice décisionnelle implicite de la RAAQ. Il n’était pas encore question de prévention des accidents dans la campagne de 1977 mais la RAAQ inaugure ses premières stratégies en la matière dès 1978 avec la diffusion de ses premières campagnes publicitaires contre l’insécurité routière. C’est aussi en 1978 qu’elle forme un groupe de travail qui a pour 163 mission apparemment neutre de documenter les multiples aspects du problème de la sécurité routière mais qui a pour objectif stratégique « de permettre des interventions beaucoup plus énergiques de sa part » (RAAQ, 1979, p. 30). La séquence stratégique des prochaines années est clairement exposée par la RAAQ (1980, p. 7) : dresser un « portrait global » du problème public (couts humains, financiers et sociaux) qui confèrera à la RAAQ « la légitimité pour favoriser une réflexion en profondeur sur la gestion de la sécurité routière, et de susciter l’acceptation d’un encadrement serré de l’usage du réseau routier, prémisses indispensables au succès d’une politique dans ce domaine ». Dans l’histoire de la promotion de la sécurité routière au Québec, c’est peut-être la première fois que la conclusion précède les études mais cela ne sera pas la dernière. Il appert que la matrice décisionnelle de la RAAQ correspond, depuis ses tout débuts, à la matrice décisionnelle implicite que nous avons dégagée : la communication est un moyen de cadrer le problème de l’insécurité routière comme un problème grave requérant, comme solution d’urgence, l’intensification des mesures de contrôle et de répression, et la publicité comme le moyen de forger une opinion publique favorable à cette solution. Quoi qu’il en soit, le groupe de travail formé en 1978 travaille bel et bien dans le sens du modèle dissuasif et des objectifs qui lui ont été assignés par la RAAQ. Il commence par établir les statistiques qui lui permettent ensuite de faire des recommandations, lesquelles souligneront « de façon dramatique l’acuité du phénomène et ses lourdes conséquences sociales, économiques et financières sur la collectivité québécoise » (RAAQ, 1979, p. 30). Sur la base de ce rapport, la RAAQ déclare observer l’absence « quasi totale d’une connaissance et d’une conscience minimale de l’ampleur du problème » (RAAQ, 1979, p. 30). Le groupe recommande de mener une grande campagne de sensibilisation en deux étapes. Il s’agit de provoquer en 1978 une prise de conscience de l’acuité du problème de l’insécurité routière, ce qui devrait légitimer la mise en place, dès 1979, d’une série d’actions visant à changer les attitudes et les comportements. Les relations publiques seront utilisées pour créer un vigoureux débat sur la place publique (RAAQ, 1979, p. 30). Dans l’optique actuarielle de la RAAQ, il semble qu’on ait spontanément associé le risque d’accidents aux mauvaises habitudes de conduite et misé sur des « modifications profondes de comportement des usagers du réseau routier » pour obtenir « une réduction marquée et constante de la fréquence et de la gravité des accidents » (RAAQ, 1980, p. 8, 27) de manière à réduire le cout d’indemnisation des victimes (RAAQ, 1979, p. 30). L’introduction des points de démérite comme facteur de tarification n’est pas envisagée que sous le seul point de vue de l’ajustement équitable des contributions d’assurance en fonction du risque établi mais aussi comme une hausse sélective des tarifs destinée à punir les conducteurs à risque que l’on identifie comme des conducteurs ayant de mauvais comportements (RAAQ, 1978b, p.1; 1979, p. 24). 164 La RAAQ, qui relève du ministère des Consommateurs, Coopératives et Institutions financières, n’ayant pas de pouvoirs coercitifs pour infléchir les comportements, va immédiatement engager au sein de l’État une lutte de pouvoir contre le Bureau des véhicules, qui relève du ministère des Transports. Des études du Conseil du trésor lui donneront raison (RAAQ, 1980), ce qui permet de comprendre que la capacité de la RAAQ de financer les activités de contrôle et de répression a pu jouer un rôle clé à cette étape. Avec la fusion des deux ministères à la fin de 1980, la RAAQ absorbe le Bureau des véhicules et hérite officiellement du mandat qu’elle convoitait : développer, promouvoir et mettre en œuvre des programmes de sécurité routière « relatifs aux usagers de la route et aux véhicules utilisés » (RAAQ, 1981, p. 21). Elle entreprend alors d’élaborer « de concert avec les autres membres du Conseil interministériel de la sécurité routière, une politique crédible et vigoureuse de lutte au fléau des accidents routiers » (RAAQ, 1981, p. 13) qui doit agir sur le comportement des automobilistes (RAAQ, 1981, p. 47), ce qu’elle a désormais les moyens de faire puisqu’elle a tous les pouvoirs sur l’émission : - des permis de conduire (et leur suspension); de l’immatriculation (et sa suspension ou sa restriction); des permis divers (véhicules commerciaux, taxis, poids lourds, véhicules d’agrément pour les sentiers, motoneiges); des programmes de sécurité routière (éducation populaire, contrôle routier des véhicules commerciaux, contrôle des 207 écoles de conduite autorisées). La RAAQ assume le contrôle de l’assurance automobile obligatoire et de la saisie des données du rapport d’accident établi par les corps policiers. Elle devient ainsi le principal gestionnaire du Code de la sécurité routière (qui remplace le Code de la route) dont les dispositions entreront graduellement en vigueur de 1981 à 1983. De la sorte, la Régie se vante d’être devenue un modèle unique au monde, dit de « sécurité-assurance », par lequel elle agit parallèlement en sécurité routière et en assurance automobile de manière à ce que, « grâce aux mesures de sécurité routière retenues, la population québécoise bénéficie d’un régime d’indemnisation financé par des contributions maintenues à un niveau parmi les plus bas en Amérique » (SAAQ, 2001, p. 11). Par son contrôle des programmes d’éducation à la sécurité routière dans les écoles et par son contrôle des statistiques, elle peut mener des études fouillées en matière de sécurité routière. Elle publie un premier rapport statistique en 1981 qui couvre le bilan routier des années 1979 et 1980 et dont la présentation des résultats dans le rapport annuel de 1981 relève clairement d’un arrangement narratif destiné à légitimer la volonté et la capacité de la RAAQ d’intervenir en sécurité routière. En éclipsant les années 1977 et 1978 de son premier rapport statistique, la RAAQ attribue la réduction du nombre et de la gravité des accidents à l’application du régime public d’assurance automobile, comme si la relation causale était évidente ou démontrée. 165 Dans ses études, la RAAQ va d’abord s’intéresser à la question du port de la ceinture de sécurité, aux normes de sécurité des véhicules et aux causes des accidents mortels impliquant plus de quatre personnes tuées. Dans ce dernier cas, la recherche des causalités est orientée car elle porte spécifiquement sur les manœuvres dangereuses comme facteur explicatif (RAAQ, 1981). Enfin, la RAAQ va demander puis obtenir les pouvoirs « concernant l’aptitude et la compétence des conducteurs ainsi que l’état mécanique des véhicules » (RAAQ, 1982, p. 17), de même que ceux concernant « le suivi des contrevenants au Code » de la route (RAAQ, 1982, p. 12). Le premier avril 1981 entrent en vigueur de nouvelles dispositions du Code de la sécurité routière qui donnent la priorité aux piétons, obligent le port du casque à moto et le port de la ceinture de sécurité pour les passagers avant d’un véhicule, et augmentent sensiblement le montant des amendes. La RAAQ a mené un sondage sur l’attitude des Québécois par rapport à la ceinture de sécurité mais son rapport annuel ne nous dit rien des résultats ni de leur utilisation. Le premier juin de la même année sont promulgués les articles prévoyant la révocation du permis pour la perte de 12 points et plus d’aptitude à la conduite et pour certaines infractions au Code criminel. Nous ne savons pas si le contrôle routier s’est significativement intensifié au cours de cette phase mais on peut raisonnablement présumer que ce fut le cas comme chaque fois qu’entrent en vigueur de nouvelles mesures de contrôle et de répression en sécurité routière. Le premier juin 1982, la RAAQ, qui venait d’acquérir le pouvoir de suspendre le permis de conduire, a désormais aussi celui de le révoquer et, dans le cas d’une personne qui aurait conduit sans permis valide, de suspendre son droit d’en obtenir un. Cette possibilité de révoquer le droit de conduire est ce qui permettra bientôt à la RAAQ de remplacer dans son vocabulaire le concept du « droit » de conduire par celui du « privilège » (RAAQ, 1984, p. 33). Le droit de conduire n’a rien de si spécial, exceptionnel ou exclusif qu’il puisse être réduit à un privilège, et il ne peut être suspendu ou révoqué arbitrairement. Cette substitution purement rhétorique, sans aucun fondement légal (le Code de la sécurité routière n’utilise que le terme de « droit » et jamais celui de « privilège »), est purement une stratégie de discours, un arrangement narratif guidé par la volonté de la RAAQ d’imposer le respect de son autorité, d’ancrer chez les conducteurs l’importance supérieure de leurs obligations par rapport à leurs droits, et d’accroitre la perception de risque de perdre leur permis. Le rôle de la publicité Dès le début, la communication est clairement envisagée non pas comme le moyen de persuader les conducteurs à modifier par eux-mêmes leurs comportements (une optique qui n’est pas même évoquée 166 dans les documents publics) mais comme le moyen de « susciter l’acceptation d’un encadrement serré de l’usage du réseau routier, prémisses indispensables au succès d’une politique dans ce domaine » (RAAQ, 1980, p. 7, 20). C’est ce que la RAAQ entend quand elle explique que sa publicité vise le changement des attitudes. En investissant en communication, la RAAQ poursuit aussi l’objectif d’augmenter sa notoriété pour se positionner comme « partie prenante dans le dossier de la sécurité routière » (RAAQ, 1980, p. 23). En communication, le groupe recommande d’utiliser les relations publiques pour créer un vigoureux débat sur la place publique, et la publicité pour définir le problème et légitimer l’intervention de la RAAQ, ce qui est conforme aux mécanismes du travail social des problèmes publics tels que nous les avons décrits. La RAAQ ne présentait donc pas seulement sa mission sous l’angle de la santé publique (RAAQ, 1980, p. 7, 29) mais aussi sous l’angle de la sécurité (RAAQ, 1979, p. 30). Elle n’avait alors que les mandats d’indemnisation et de financement du régime d’assurance automobile. L’un des objectifs déclarés des campagnes de communication était de la positionner comme un acteur incontournable de la prévention routière (RAAQ, 1978, p. 23) et un autre était d’enlever au Bureau des véhicules automobiles son mandat de promouvoir la sécurité routière (RAAQ, 1979, p. 27, 30). Sur le plan publicitaire, la stratégie média privilégie une présence toute l’année tandis que la stratégie créative repose sur une plateforme de communication permettant à toutes les campagnes, quel que soit leur sujet, de travailler en synergie à faire passer le message principal que la situation est catastrophique, que le problème est dû aux mauvais comportements et que sa résolution exige impérativement de discipliner les conducteurs. Le ton et les contenus des messages sont conçus comme un « véritable cri d’alerte » (RAAQ, 1980, p. 29). Plusieurs campagnes publicitaires sont ainsi déployées. Pour sa campagne d’information et de publicité de 1977, la première de son histoire, la RAAQ a investi 1 436 437$, soit 21% de son budget de mise en œuvre (RAAQ, 1978, p. 38). La campagne publicitaire elle-même comprenait des messages dans les journaux, à la radio et à la télévision. La campagne d’information comprenait la production de six millions de documents d’information (des dépliants mais aussi un Guide général de l’assurance auto distribué dans 2 700 000 foyers). L’objectif était de faire connaitre et de justifier le nouveau régime en faisant la promotion des nouveaux droits et obligations de chacun, d’où le slogan : « La personne avant toute chose ». Nous avons retrouvé plusieurs messages télévisés dont ceux de la campagne institutionnelle de 1977 et 1978 qui comprenait trois messages : un concept sur le retour à la maison (scénario 2), un concept avec un chœur de chant (scénario 3) et un autre mettant en scène un facteur (scénario 4). Le ton et le style 167 sont joviaux, bien faits pour célébrer la naissance d’un nouveau régime, et l’utilisation de chorales sont dans le style habituel des campagnes de l’État québécois de l’époque. Le volume d’information et le nombre de plans sont si surchargés qu’en vertu des normes reconnues de l’industrie publicitaire, on ne doit pas espérer que les auditeurs aient retenu les détails de la couverture du régime mais présumer qu’ils auront surtout retenu un message très général : la célébration par l’État de l’entrée en vigueur d’un régime dont l’adoption avait fait l’objet d’une forte opposition de la part de ceux qui perdaient ainsi une part considérable de leur marché : les compagnies d’assurance bien sûr et les avocats (à cause du régime du no fault qui indemnise sans égard à la faute et met fin aux possibilités de poursuites civiles). 168 Scénario 2 RAAQ TV : « La personne avant toute chose : retour à la maison » Diffusion probable : 1977/1978 Plan Vidéo Audio Direction photo : une série de gros plans Direction sonore : bruits de circulation. sur des scènes de la route et qui illustrent le stress de la conduite et les risques d’accident quotidiens qui ponctuent un retour à la maison. 1 à 29 Une série de plans très serrés sur des véhicules en marche, des piétons, des manœuvres de conducteurs, des feux rouges, des panneaux de signalisation jusqu’au gros plan sur la main d’un homme qui ferme de l’extérieur une portière de voiture. 30 La publicité se termine dans un plan large qui montre l’arrivée heureuse d’un père à la maison où il est accueilli par son épouse et ses enfants. Une petite fille lui saute dans les bras et l’image se fixe. Panneau de signature en surimpression de l’image fixe : L’assurance auto du Québec La personne avant toute chose Logo de la RAAQ Voix hors champ (homme) : « Le premier mars 1978, le nouveau régime de l’assurance auto du Québec entre en vigueur. Ce régime indemnise tous les Québécois des dommages corporels et de leurs conséquences … » Musique (batterie et violon): Rapide crescendo dramatique. Voix hors champ (homme) : « … causées par un accident de la circulation automobile. » Musique (piano et violon): Quelques mesures apaisantes. Voix hors champ (homme) : « L’assurance auto du Québec… la personne avant toute chose ». Durée du plan Temps cumul. 0,25 0,25 0,05 0,30 169 Scénario 3 RAAQ TV : « La personne avant toute chose : chœur » Diffusion probable dans le cadre de la première campagne de communication : 26 décembre 1977 au 31 mars 1978 Plan Vidéo Audio Direction photo : tous les plans sont en Direction sonore : la trame est celle d’une extérieur. chanson enlevante dans le style optimiste des publicités québécoises de l’époque qui célébraient l’esprit collectif. Violons, piano et cuivres accompagnent les différents chanteurs soutenus par un choeur d’hommes et de femmes. La chanson doit illustrer la couverture de l’assurance automobile et, pour ce faire, identifie six situations couvertes par l’assurance automobile : les accidents impliquant une voiture, une moto, un vélo, un camion, une motoneige et un piéton, de même que les accidents de la route à l’étranger. 1 à 13 On voit une série de personnes d’abord en Chanteurs et choeur : auto, puis en moto, en vélo, sur un « Dans une auto la personne avant toute chantier avec un camion, en motoneige chose, c’est moi, c’est vous, c’est nous. dans un sentier, sur un trottoir en ville. Sur une moto la personne avant toute Dans chacun des plans, toutes les chose, c’est moi, c’est vous. personnes vaquent à leurs occupations Sur un vélo la personne avant toute chose, mais nous regardent, nous saluent et nous c’est moi, c’est vous. sourient avant que la caméra ne passe au Dans un camion la personne avant toute plan suivant. chose, c’est moi, c’est vous. En motoneige la personne avant toute chose, c’est moi, c’est vous. Et dans la rue la personne avant toute chose, c’est moi, c’est vous. » 14 à 18 On voit la Tour Eiffel depuis la Seine, la Choeur : statue de la Liberté à New York, le rocher « À l’étranger comme au Québec, sur la Percé en Gaspésie, puis des champs en grande route ou près de chez vous,… » bordure de route 19 Des extraits fixes des six plans principaux Choeur: réapparaissent successivement comme « … l’assurance auto du Québec, c’est des photos qui forment une mosaïque à moi, c’est vous. » l’écran. Voix hors champ : « L’assurance auto du Québec… » 20 Panneau de signature en lettrage blanc sur fond bleu. Chorale : « … c’est la personne avant toute chose ». Durée du plan Temps cumul. 0,038 0,38 0,07 0,45 0,07 0,52 0,07 0,59 170 Scénario 4 RAAQ TV : « La personne avant toute chose : facteur» Diffusion : début juin à mi-septembre 1979 Plans Vidéo Direction photo : on suit le parcours en ville, l’été, d’un facteur dans des rues ensoleillée. On prend particulièrement soin de montrer le comportement exemplaire des piétons qui ne traversent qu’aux intersections et aux feux verts, après avoir regardé des deux côtés de la route, ou, quand il s’agit d’enfants, avec l’aide d’une brigadière scolaire. Les employés de la voirie que le facteur va saluer ont entouré leur chantier de rue de cônes oranges bien visibles. 1 à 17 18 Le facteur croise sur son chemin et salue des personnes représentant chacune des catégories de personnes dont il sera question dans la narration. À l’occasion, on insère dans les séquences des plans de quelques-unes des personnes rencontrées dans les lieux de leur occupation (école, salle de concert, bureau) afin de clarifier leur occupation. À la fin, le facteur est à la porte de l’appartement d’un homme qui porte un collier cervical et un bras en écharpe. Le facteur lui remet une lettre dont on voit, en gros plan, qu’il s’agit d’une lettre de la RAAQ, et dont on comprendra dans le contexte qu’il s’agit d’un chèque de rente d’invalidité. Du début à la fin, chacun des personnage respire la joie de vivre et a un sourire très appuyé. Le facteur tape amicalement l’épaule de l’homme, comme pour lui souhaiter un prompt rétablissement. Les deux sont très souriants. L’image se fige. En surimpression de l’image, un panneau de signature en lettrage blanc : LA PERSONNE AVANT TOUTE CHOSE PRÉSENTÉ PAR : Régie de l’assurance automobile du Québec Logo : Québec drapeau 1 800 361-7620 Audio Direction sonore : musique classique, allegro, avec clavecin, violons, percussions et cuivres. Durée du plan Temps cumul. Voix hors champ (homme): « Un accident de la circulation, ça peut arriver à tout le monde. Quelle que soit votre activité : étudiant, personne au foyer, ouvrier, artiste, fonctionnaire, employé de bureau, et même chômeur. Et quel que soit votre statut social, retraité, marié, célibataire, soutien de famille, des indemnités de remplacement de revenu sont prévues pour vous en cas d’incapacité résultant d’un accident d’automobile. Elles vous seront versées rapidement par la Régie de l’assurance automobile du Québec toutes les deux semaines sous forme d’une rente tant et aussi longtemps que vous devrez cesser votre activité, votre métier, votre occupation.» 0,50 0,50 Voix hors champ (homme) : « L’assurance auto du Québec… « Choeur (voix d’hommes et de femmes): « … c’est la personne avant toute chose!» Musique : crescendo et dernière note en longue finale triomphante. 0,10 1,00 171 Pour faire connaitre le nouveau régime, la RAAQ n’a donc pas adopté le ton dramatique qui caractérisera cependant toutes ses campagnes de publicité choc en sécurité routière dès la diffusion de sa première campagne contre l’insécurité routière en 1978 et dont le sujet est le problème des jeunes avec la vitesse au volant (scénario 5). Cette campagne publicitaire (budget : 312 000$) a été diffusée entre les mois de juin et de septembre, période estivale lors de laquelle on enregistre typiquement le plus d’accidents graves (RAAQ, 1979, p. 27). Les jeunes de 15 à 25 ans sont la cible déclarée de cette campagne parce qu’ils représentent 20% des conducteurs mais 37% des victimes. Cette justification montre qu’au-delà de ses critiques du Bureau des véhicules, la RAAQ possédait déjà suffisamment de données statistiques pour opérer et justifier ses choix stratégiques. On utilise la télévision, les cinémas, les cinéparcs, 1500 panneaux d’affichage le long des autoroutes à péage et, avec l’aide de l’Association du camionnage, de l’affichage sur 1 500 camions. On remarquera que rien dans le message télévisé en question ne fait référence à la coercition mais qu’il se termine par une injonction (« comprenez ») sur le mode de l’impatience. La publicité suit le plan stratégique de la RAAQ établi selon les recommandations de son groupe de travail : la campagne de 1978 (scénario 5) doit faire prendre conscience de la situation tragique des accidents, préparant ainsi le terrain pour les campagnes de 1979 (scénarios 6 et 7) qui feront partie d’un ensemble de mesures pour changer les attitudes et les comportements des usagers de la route (RAAQ, 1979, p. 30). Il met en scène un jeune homme qui revient sur les lieux d’un accident avec décès et blessures graves dont il est le responsable. Toute l’approche publicitaire des années à venir est déjà là en substance. On veut susciter l’identification des cibles avec le personnage (un jeune) et la situation (plaisir de l’accélération sur une route ne présentant apparemment aucun risque). On montre un conducteur persuadé qu’il est en plein contrôle de son véhicule et qui sous-estime la possibilité qu’un accident inévitable se produise. On simule l’accident du mieux qu’on peut ou ose le faire à l’époque pour en recréer l’horreur et stimuler la peur. On implique des victimes innocentes en mettant l’accent sur l’enfant pour accroitre le pathos et emporter l’adhésion au renforcement des moyens de coercition qui se préparent mais dont on ne parle pas encore. 172 Scénario 5 RAAQ TV : « La personne avant toute chose : comprenez » Diffusion : juin à septembre 1978 Plans Vidéo Audio Direction photo : en extérieur, l’été. Direction sonore : ambiance sonore de Jean, un jeune homme qui marche campagne ou d’intérieurs d’auto, selon avec l’aide d’une canne, revient seul et le cas. Aucune musique en trame de en fin de journée sur les lieux de son fond, sinon celle de la radio à bord du accident, sur une petite route de véhicule de Jean pendant les campagne. Suivra une série de flashbacks. flashbacks de son accident. 1 Gros plan des souliers de Jean qui Fond sonore marche avec une canne sur le côté Chants d’oiseaux. d’une route de campagne déserte. 2 Plan d’ensemble de Jean marchant sur Direction sonore : on ne voit jamais le côté de la route déserte. Jean parler. On comprend qu’on entend les pensées de Jean. Il a le ton dépressif de qui se sent coupable, impuissant et honteux. Voix hors champ de Jean : « C’est par ici… » 3 Traveling. La caméra part des pieds de Jean, voix hors champ : Jean vers son visage, qu’on voit de « … que c’est arrivé. Il faisait beau. Ça profil. faisait une semaine que j’avais mon auto.» Narrateur, voix hors champ : « L’histoire de Jean est une histoire… » 4 Fondu enchainé. On voit une voiture Narrateur, voix hors champ : sport blanche sur la même route. Un « … tristement banale. » halo de buée autour de l’image nous fait comprendre qu’il s’agit d’un flashback. 5 Intérieur de la voiture sport. Les vitres Jean, voix hors champ : sont baissées. Jean tient la main de sa « Y’avait personne. La route était copine. Les deux ont leur ceinture de droite. » sécurité bouclée. Ils se sourient. Effet sonore : musique de la radio. 6 Intérieur de la voiture sport. Gros plan Jean, voix hors champ : du pied de Jean qui écrase « Alors j’ai accéléré. » l’accélérateur. Effet sonore : musique de la radio et bruit de moteur qui accélère. 7 De l’extérieur de la voiture, plan moyen Effet sonore : musique de la radio et du visage de sa copine qui semble bruit de moteur qui accélère. inquiète de cette accélération. Elle tourne la tête et semble regarder vers le pied de Jean. 8 Plan extérieur. Traveling de la voiture Effet sonore : musique de la radio et qui accélère. bruit de moteur qui accélère. 9 Intérieur d’un petit camion jaune de Jean, voix hors champ : style pick-up. La petite Virginie croque « J’ai bien vu le p’tit camion mais je me Durée du plan Temps cumul. 0,01 0,01 0,04 0,05 0,06 0,11 0,02 0,13 0,02 0,15 0,01 0,16 0,01 0,17 0,01 0,18 0,01 0,19 173 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 une pomme. Son père est au volant mais il regarde sa fille avec un large sourire au lieu de regarder la route. Gros plan d’un panneau d’arrêt obligatoire. Plan d’ensemble de la voiture de Jean qui arrive face à nous. Le petit camion jaune croise son chemin. Il n’a pas fait l’arrêt obligatoire. De l’extérieur de la voiture, plan moyen du visage de la copine de Jean. Elle regarde devant elle, et ouvre la bouche comme pour crier d’effroi. Gros plan du pied de Jean qui écrase le frein. Gros plan de l’aile et du pneu avant de la voiture de Jean qui freine et dégage de la fumée. De l’extérieur de la voiture, plan moyen de la copine de Jean qui se croise les bras devant la tête pour se protéger de l’impact appréhendé. Plan rapproché du visage de la petite Virginie qui hurle, échappe sa pomme sous l’impact et se prend la tête. En caméra nerveuse. Zoom sur l’aile avant du camion jaune pour simuler son télescopage par l’auto de Jean. En caméra nerveuse. Traveling du sol jusqu’au ciel en passant par-dessus la glissière de sécurité du bord de la route. On comprend que le petit camion a été projeté hors de la route. On suit l’enjoliveur cabossé, éjecté par le choc de l’accident, roule sur la route. On suit la pomme qui roule elle aussi sur la route. L’enjoliveur termine ca course au sol. 22 Fondu enchainé sur la main de Jean (fin du flashback) qui récupère l’enjoliveur dans les herbes. 23 Zoom in sur le visage de Jean, qui pleure. 24 Plan éloigné de Jean qui lance avec mépris l’enjoliveur loin de lui. On voit Jean de dos qui rebrousse chemin sur la route. Il traverse la voie et s’éloigne. Le ciel nuageux est rouge d’un intense coucher de soleil. suis dit y’a un stop pis…. » Jean, voix hors champ : « …. Y va surement s’arrêter » Effet sonore : bruit de moteur qui accélère. 0,01 0,20 0.01 0,21 Effet sonore : bruit de batterie en crescendo. 0.005 0,215 Effet sonore : bruit de batterie en crescendo. Effet sonore : bruit de freins. On n’entend plus la batterie. 0,005 0,22 0,005 0,225 Effet sonore : bruit de freins. 0,005 0,23 Effet sonore : bruit de freins. 0,01 0,24 Effet sonore : bruit de tôle froissée. 0,005 0,245 Effet sonore : bruit de tôle froissée. 0,005 0,25 Effet sonore : bruit métallique de l’enjoliveur. Effet sonore : bruit métallique de l’enjoliveur. Effet sonore : bruit métallique de l’enjoliveur. Effet sonore : chant des oiseaux, jusqu’à la fin. Jean, voix hors champ : « La p’tite Virginie est paralysée… À vie.» Narrateur, voix hors champ : « Si le scénario…» Narrateur, voix hors champ : « … change, les conséquences sont toujours désastreuses. Bien sûr l’assurance auto du Québec a rapidement indemnisé Jean et le père de Virginie pour blessures et perte de revenus.» Narrateur, voix hors champ : « Virginie le sera, aussi longtemps que durera son incapacité. Et bien sûr, les frais médicaux et d’ambulance ont été remboursés. » Narrateur, voix hors champ : « Comprenez que si nous souhaitons verser ce genre d’indemnités le moins souvent possible, ce n’est pas dans 0,01 0,26 0,01 0,27 0,02 0,29 0, 05 0,34 0,07 0,41 0,07 0,48 0,11 0,59 174 Vers la fin, signature de campagne en surimpression aux images de Jean : « Bien sûr. La personne avant toute chose.» En surimpression : le logo de la RAAQ. notre intérêt, c’est dans le vôtre… L’assurance auto du Québec. La personne, avant toute chose. » L’inclusion de partenaires de campagne tels que la Ligue de sécurité du Québec, l’Office des autoroutes et la Sureté du Québec (RAAQ, 1980, p. 29), incite à penser que la publicité peut avoir agi en synergie avec une opération de contrôle routier, mais rien dans les rapports ne le signale et la RAAQ n’avait pas encore les pouvoirs lui conférant un ascendant sur les services de police. La dégradation du bilan en 1979 incite à croire que, du point de vue du modèle dissuasif, les opérations de contrôle routier n’ont pas été significativement intensifiées et, donc, que les conditions de production de l’effet synergique n’étaient pas réunies. On doit se demander comment il se fait que la RAAQ attribue à cette campagne publicitaire l’objectif de susciter des attitudes et un comportement de prudence au volant (RAAQ, 1980, p. 29), alors que dans les mêmes documents de référence elle déclare que la seule solution passe par le contrôle et la répression. L’approche coercitive est dominante dans ces documents où se déploient un discours soutenu et des stratégies multidisciplinaires (incluant une stratégie d’agenda setting), alors que l’approche de la conversion volontaire par « l’éducation », la « sensibilisation » et le changement d’attitude (RAAQ, 1981, p. 31) n’est invoquée que pour la justification des campagnes de communication et ne repose sur aucun argumentaire. Cela suggère une conceptualisation instable du rôle de la publicité, du moins entre les divers intervenants au sein de la RAAQ. On peut attribuer ces faiblesses et incohérences discursives à la nature implicite de la matrice décisionnelle dans le discours public de la RAAQ sans pour autant devoir en conclure à l’inanité ou à la duplicité de l’approche. Sur le plan stratégique, la matrice décisionnelle implicite que nous avons dégagée insiste sur l’importance de donner à la cible le sentiment qu’on lui a laissé toutes les chances de s’amender avant de sévir contre elle si l’on veut qu’elle acquiesce plus facilement à l’usage de la contrainte. La publicité jouerait ici ce rôle indépendamment du fait que l’objectif apparent n’ait aucune chance d’être atteint, du moins en ce qui concerne les cibles offrant une résistance significative à la conversion comportementale. Les différents acteurs de la prévention routière au sein de la RAAQ provenaient de disciplines différentes et certains maitrisaient mieux que d’autres les fondements théoriques, empiriques et pratiques de leur propre discipline ou avaient inégalement assimilé les principes des différentes disciplines convoquées. Ce défaut prévisible des approches multidisciplinaires se repère dans les rapports annuels quand on compare d’une section à l’autre la variabilité de la conceptualisation de l’approche de la RAAQ (puis de la SAAQ) en prévention des accidents. Il faut savoir que le rapport annuel d’une organisation gouvernementale regroupe les rapports annuels que chacune de ses directions 175 fait rédiger par l’un de ses employés le mieux qualifié pour ce faire, et que dans cette œuvre collective, chacun rédige en silo. Les personnes qui relisent le rapport dans son ensemble ne sont pas nécessairement les mêmes et si des conceptions variables voire contradictoires passent à travers ce filtre, c’est le signe qu’elles n’ont pas été repérées, qu’elles ont paru insignifiantes ou qu’il y a eu un effet de communication au sens de Lacasse (1995). Cet effet est une dérive des connaissances qui se produit quand des conclusions sont transférées hors du cercle de ceux qui les ont produites (transfert d’une discipline à une autre, par exemple) mais sans la méthode qui a permis d’y parvenir, laissant ceux qui utilisent ces connaissances disponibles et acceptées dépourvus du moyen de les situer et de les évaluer de façon critique. Cela participe du phénomène de l’insuffisance disciplinaire : incapacité d’une discipline de juger de la valeur de croyances issues de domaines exogènes, capacité d’une discipline à forger, à perpétuer et à disséminer ses propres mythes (Lacasse, 1995, p. 57). Du mois de juin à la mi-septembre 1979, la RAAQ diffuse deux messages publicitaires contre le problème de l’insécurité routière en général (scénarios 6 et 7) qui ont été conçus comme un « véritable cri d’alerte » qui doit faire accepter les « mesures préventives » qui se préparent (RAAQ, 1980, p.29). Des messages radio, des diffusions dans les cinéparcs et des expositions itinérantes dans les petites municipalités reprennent les mêmes thèmes. Ils veulent ouvertement convaincre que les accidents sont essentiellement causés par des erreurs humaines inacceptables et qu’il faut cesser de les banaliser parce que le bilan est scandaleusement élevé. Nous avons vu cependant que, moins ouvertement, ils veulent conditionner la population à accepter de nouvelles mesures. Puisque la RAAQ n’a pas encore absorbé le Bureau des véhicules et ses pouvoirs de coercition, la seule contrainte que la RAAQ peut et veut imposer à court terme est la modulation de la tarification du permis en fonction des points de démérite accumulés, qui entre en vigueur à compter du 1er mars 1979 (De Coster, 1978, p. 5) et dont les effets ne se feront sentir pour les automobilistes qu’un an plus tard. Mais la RAAQ sait qu’elle pourra bientôt agir avec plus de force. Parallèlement en relations publiques, la RAAQ met sur pied un Service de diffusion des informations. Ce Service doit assurer le contact le plus fréquent avec les médias de manière à les convaincre de couvrir le thème de la sécurité routière le plus largement possible et avec un ton qui soit cohérent avec celui de ses campagnes (RAAQ, 1989, p. 29). Il organise notamment des formations de porte-parole et un Symposium sur la gestion de la sécurité routière. 176 Scénario 6 RAAQ TV : « Pourquoi : causes» Diffusion : début juin à mi-septembre 1979 Plans Vidéo Direction photo : caméra subjective. Les tons sont saturés de bleu et le ciel est sombre, ce qui accentue l’aspect lugubre et rapproche la réalisation de celle des films d’horreur de l’époque. 1 La caméra est à l’intérieur d’une voiture accidentée, renversée et immobilisée au milieu la chaussée. La caméra pivote comme pour reproduire le mouvement de tonneau de la voiture pendant l’accident. L’intérieur est sombre et on ne distingue aucun corps. On sort d’un véhicule accidenté comme le fantôme d’un automobiliste. 2 La caméra subjective suit une route au ras du sol, se faufilant entre d’innombrables débris d’accidents impliquant voitures, camions et bicyclettes. On ne verra jamais les victimes. 3 4 La caméra est plantée au centre de la chassée, face à des voitures qui occupent toutes les voies et qui se dirigent vers nous. Apparait, grossit à l’écran puis éclate en morceaux le mot « Alerte » écrit en lettres rouge. L’écran se fragmente alors comme un pare-brise fracturé (fissures dessinées au rouge, en animation infographique, dans le style des dessins animés de l’époque). Panneau de signature en lettrage blanc sur fond noir : PRÉSENTÉ PAR : Régie de l’assurance automobile du Québec Logo : Québec drapeau Audio Direction sonore : du début à la fin de la narration, on entend en crescendo le battement d’un cœur soutenu par un son lugubre de film d’horreur. Durée du plan Temps cumul. Voix hors champ (homme au ton grave et scandalisé): « Au Québec sur la route, c’est l’erreur humaine qui est la championne. » 0,04 0,04 Voix hors champ (homme au ton de plus en plus scandalisé): « Résultat annuel : 26 millions de feux rouges brulés. Pourquoi!? Un milliard d’arrêts non respectés. Pourquoi!? 350 millions d’excès de vitesse! Pourquoi!? Au Québec plus qu’ailleurs, par une erreur qu’on dit humaine, 300 000 personnes sont impliquées dans un accident, 50 000 y sont blessées, 1500 en meurent!» Effets sonores : On entend en crescendo le bruit des véhicules qui se rapprochent et le cri d’horreur d’un homme. On entend un long crissement de pneus au freinage puis le bruit d’un accident (tôle froissée et bris de verre). Voix hors champ (long cri d’un homme) : « Alerte! » Effets sonores : 0,19 0,23 0,04 0,27 0,03 0,30 Silence. 177 Scénario 7 RAAQ TV : « Pourquoi : conséquences» Diffusion : début juin à mi-septembre 1979 Plans Vidéo Direction photo : caméra subjective. Les tons sont saturés de bleu, la lumière est celle d’un crépuscule et il y a du brouillard, ce qui accentue l’aspect lugubre et rapproche la réalisation de celle des films d’horreur de l’époque. 1 Au fil de la narration, la caméra subjective suit une route au ras du sol et se faufile entre d’innombrables béquilles plantées dans le sol, des appareils orthopédiques et des cercueils. On ne verra jamais les victimes. 3 La caméra est plantée au centre de la chassée, face à des voitures occupant toutes les voies et se dirigeant vers nous, tous phares allumés. Le mot Alerte écrit en lettres rouge grossit à l’écran. On entend le cri d’horreur d’un homme. Long crissement de pneus au freinage puis bruit d’un accident (tôle froissée, bris de verre). En animation, l’écran se fragmente comme un pare-brise fracturé (fissures dessinées au rouge et dans le style des dessins animés de l’époque). Panneau de signature en lettrage blanc sur fond noir : PRÉSENTÉ PAR : Régie de l’assurance automobile du Québec Logo : Québec drapeau 4 Audio Direction sonore : du début à la fin de la narration, on entend discrètement le vent qui souffre, ce qui augmente l’effet lugubre. Durée du plan Temps cumul. Voix hors champ (homme au ton grave et scandalisé): « Au Québec sur la route, c’est l’erreur humaine qui est la championne. Résultat annuel : 3 000 béquilles et cannes. Pourquoi!? 1 000 chaises roulantes. Pourquoi!? 6 500 appareils orthopédiques! Pourquoi!? Sans parler des 1 500 cercueils destinés annuellement à ceux qui meurent sur les routes du Québec d’une erreur qu’on dit humaine!» Effets sonores : On entend en crescendo le bruit des véhicules qui se rapprochent et le cri d’horreur d’un homme. On entend un long crissement de pneus au freinage puis le bruit d’un accident (tôle froissée et bris de verre). Voix hors champ (long cri d’un homme) : « Alerte! » 0,20 0,20 0,07 0,27 Effets sonores : Silence. 0,03 0,30 Les sondages post-campagnes concluent (RAAQ, 1980, p. 29) que les campagnes de communication de 1979 ont contribué : - à souligner l’existence d’un très grave problème; à en mesurer l’acuité; à en mesurer le caractère urgent. Le choix des mesures, du moins celles qui sont rapportées, montre que l’objectif principal de la communication a clairement trait à la fabrication de l’opinion publique plutôt qu’à l’influence du comportement. En 1980, la RAAQ exploite trois grandes disciplines de communication : la publicité, les relations de presse et l’évènementiel (terme qui désigne en communication-marketing la discipline ayant trait à la création d’évènements de toute sorte et à la gestion de commandite dans le cadre d’évènements). La 178 campagne de relation de presse de la RAAQ est un projet d’agenda setting qui rappelle en partie celui de l’État de Victoria en 1989 : L’activité de la Régie dans le projet « traitement média » consiste à modifier profondément le traitement accordé aux accidents de la route, afin de démontrer l’ampleur du problème, la lourdeur des conséquences sur les individus et la société, de même que les facteurs qui sont en cause. Un programme de huit semaines fut développé avec la collaboration de dix journaux. Quelque 650 000 lecteurs eurent accès à une expérience journalistique qui traitait du phénomène des accidents sous l’angle d’un problème social d’une extrême gravité. (RAAQ, 1981, p. 48) La RAAQ précède ainsi de dix ans la stratégie d’agenda setting de l’État de Victoria. Il faut relever aussi le fait que des médias d’information ont volontairement accepté d’inféoder leur couverture journalistique d’influence de l’opinion publique au service de la promotion d’une cause sociale. Le nombre des journaux (10) et le lectorat total (650 000) incite à penser qu’il s’agissait de journaux et de gros hebdomadaires régionaux, dont on sait que la politique éditoriale, pour des questions de survie financière, est plus perméable que les grands médias aux intérêts publicitaires. Cela indique à tout le moins que la cause n’était pas controversée, ou très peu, sans quoi l’évaluation du risque aurait plaidé en faveur du maintien éthique de la neutralité journalistique. La campagne publicitaire ciblait l’ensemble des automobilistes et avait deux objectifs. Le premier était de leur faire prendre conscience des couts humains, sociaux et économiques inhérents aux accidents de la route. Le second visait à promouvoir un nouveau type de conduite automobile en faisant connaitre, en mettant en valeur et en réduisant les couts perçus des comportements alternatifs présentés comme les solutions au problème, bien sûr, mais visait aussi à préparer l’opinion publique à l’intervention de l’État par la contrainte sur les trois axes classiques de l’intervention en sécurité routière : le respect des limites de vitesse, la sobriété au volant et le port de la ceinture de sécurité. Voilà enfin cerné et confirmé le sens possible de ce que la RAAQ appelle pudiquement une campagne de « sensibilisation ». Trois messages télévisés furent produits. Ils se terminaient par l’un des slogans suivants : - « ralentir ne coute rien »; « la sobriété ne coute rien »; « s’attacher ne coute rien ». Des panneaux routiers reprenant le slogan de la campagne (« un accident, ça coute trop ») furent disposés dans les limites territoriales des 450 municipalités participantes. Même si elle a sans doute eu moins de portée que la campagne publicitaire, en raison d’un poids médiatique plus faible, la campagne évènementielle mérite notre attention parce qu’elle révèle elle aussi 179 comment la RAAQ utilisait les communications afin de préparer l’introduction de nouvelles mesures de dissuasion. Elle avait pour objectif de faire réfléchir sur le phénomène des accidents, son importance, ses causes, ses conséquences et sur les mesures à prendre pour y remédier (RAAQ, 1981). La stratégie retenue fut d’exposer les citoyens à des scènes d’accident les plus réalistes possible et à faire vivre une expérience de sécurité routière. Deux moyens furent retenus pour ce faire : une exposition itinérante dans 90 municipalités, en collaboration avec la Sureté du Québec, qui plongeait le visiteur dans un environnement visuel reproduisant des scènes d’accident de manière très réaliste, et un rallye de sécurité routière par lequel près de 1000 personnes de la région de Montréal ont été invitées à évaluer leurs aptitudes réelles à la conduite sécuritaire sur une piste balisée. Le rapport annuel de 1981 ne parle pas de publicité mais la RAAQ a diffusé quatre grands dossiers sur la sécurité routière, notamment un rapport sur les habitudes de conduite nocturne des Québécois en relation avec la CFA, distribué avec l’aide de la police 1 000 000 de dépliants sur l’importance de maintenir le bon état mécanique de leur véhicule, et mis au point un simulateur de collision qui a permis de sensibiliser 6 000 personnes à l’importance du port de la ceinture de sécurité. Ayant constaté que les 16-24 ans détiennent 20% des permis mais « représentent 30% des victimes de la route » (RAAQ, 1982, p. 33), la RAAQ établit un cadre général d’intervention à leur intention, incluant la création de matériel éducatif qui doit être intégré au cursus scolaire des élèves des niveaux préscolaire et primaire. Au début de 1982 enfin, la RAAQ lance « une vaste campagne d’information » (RAAQ, 1982, p. 34) pour faire connaitre les nouvelles dispositions du Code de la sécurité routière et inciter les gens à la prudence. Elle mène aussi ses premières campagnes de « sensibilisation » sur le port obligatoire de la ceinture et sur la CFA. Bilan de la première phase d’observation Ainsi s’achève la première phase de notre observation. Au cours des cinq premières années de son existence, la RAAQ a établi une stratégie de prévention des accidents cohérente avec la matrice décisionnelle implicite que nous avons dégagée. On a vu que cette matrice ne s’est pas graduellement imposée à elle par un processus d’apprentissage et d’expériences sur le terrain qui lui aurait permis de tester et d’exclure d’autres approches possibles, mais qu’elle préexistait au lancement de ses premières études, commandées pour documenter le phénomène des accidents de la route et légitimer un programme d’encadrement serré des usagers de la route. On doit encore se demander si et dans quelle mesure elle était ouverte à sa remise en question, plus particulièrement à une remise en question de l’axe de toutes ses stratégies : l’approche dissuasive. La 180 réponse est non. Au mieux, la RAAQ manifeste de la déception et l’expression de cette déception parait elle-même instrumentalisée pour protéger et renforcer le modèle dissuasif. La dégradation des années 1978 et 1979, qui survient alors que la RAAQ a vraisemblablement augmenté significativement le bruit communicationnel autour de la sécurité routière, n’affaiblit pas le principe de l’effet synergique puisque nous n’avons pas relevé les traces d’un renforcement simultané du contrôle routier. Par contre, l’amélioration des années 1980 à 1982 correspond aux années où la RAAQ prépare, annonce et met progressivement en place une série de mesures de contrôle renforçant significativement le niveau de la dissuasion, l’année 1982 correspondant au point d’orgue de cette intensification. Selon le modèle dissuasif, et peu importent les variations en intensité de la communication, le bilan aurait dû continuer de s’améliorer. Or il commence à se dégrader dès la fin de 1982 et il le fera jusqu’en 1985. Dans son rapport annuel de 1982 (rédigé en 1983 alors que la tendance se confirmait), la RAAQ se désole publiquement de n’avoir pas réussi à modifier significativement les comportements à risque : L’action d’éducation et de sensibilisation menée et soutenue par la Régie de concert avec les agents gouvernementaux et privés intéressés au dossier de la sécurité routière n’a pas suffi jusqu’ici à faire progresser significativement l’usage de la motorisation individuelle vers une plus grande qualité de vie des Québécois, puisque plus de 1 000 personnes ont perdu la vie sur les routes du Québec en 1982. Le défi demeure entier […]. (RAAQ, 1983, p. 12) On relèvera le fait que dans ce rapport annuel, la RAAQ ne se désole pas d’avoir connu un échec, ce qui signalerait qu’il s’agit d’un discours prospectif (sur la base des données disponibles entre décembre 1982 et les premiers mois de 1983) mais de n’avoir pas fait de progrès significatifs, ce qui signalerait qu’il s’agit d’un discours rétrospectif dont la récente dégradation du bilan a seulement tempéré l’optimisme. La RAAQ devrait pourtant savoir que le bilan routier s’est amélioré de manière significative, même en ne prenant que les années de son existence comme étalon de mesure. On peut concevoir que la RAAQ ait vu, avec justesse, que la dégradation qui s’amorce dès décembre 1982 n’est pas un phénomène anecdotique mais marque le début d’une tendance lourde. Sachant toutefois que tout son programme de prévention répondait à un objectif de dissuasion, pourquoi attribuer sa déception aux insuffisances de ses efforts d’éducation et de sensibilisation? S’agit-il d’un cas d’arrangement narratif? Dans le vocabulaire de la sécurité routière, les mesures dissuasives sont couramment assimilées aux actions de sensibilisation ou d’éducation, et c’est d’ailleurs ainsi que l’entendait déjà en 1958 le ministre des Transports et des Communications Antoine Rivard 57. Cette assimilation qui est faite par sousentendu et euphémisme parait faite pour éviter d’éveiller le ressentiment envers l’usage de la contrainte Voir le document d’archive sonore de Radio-Canada à l’URL : http://archives.radiocanada.ca/societe/securite_publique/dossiers/1623-11178/. Page consultée le 8 juin 2012. 57 181 et elle peut donc tomber dans la catégorie de l’arrangement narratif. Non seulement une lexicologie aussi vague, et jamais définie, complique le travail de l’examen critique (on ne sait jamais exactement de quoi la RAAQ parle), mais le sens courant des termes de « sensibilisation » et « éducation » inciterait même le lecteur non averti à ne pas même envisager qu’il puisse être question des actions de dissuasion. À moins d’être bien au fait des subtilités lexicales de la sécurité routière, il est plus vraisemblable que le lecteur entende le constat d’échec de la RAAQ comme une déploration limitée aux actions de conversion volontaire et non pas comme une déploration de l’ensemble de son approche fondée sur l’acceptation et la mise en place des actions de conversion forcée par la dissuasion. Ce flou lexical a certainement pour la RAAQ l’avantage d’éviter de susciter, dans l’arène publique mais probablement aussi au sein même de son organisation et de l’appareil d’État, une véritable remise en question de l’efficacité de l’approche dissuasive qu’elle venait d’inaugurer, remise en question que l’ampleur inégalée de l’amélioration du bilan routier de 1974 à 1978 aurait dû elle-même susciter. Le malentendu sert l’acceptation de la contrainte en crédibilisant, dans l’esprit des cibles, la nécessité d’un renforcement de la contrainte pour pallier aux insuffisances des actions de conversion volontaire. Nous avons vu aussi que la RAAQ ne nourrissait aucun espoir de conversion volontaire et misait sur la conversion forcée. Il est remarquable à cet égard qu’aucune des publicités sur la prévention des accidents ne fasse la plus petite allusion à la contrainte et à sa nécessité. En les replaçant dans leur contexte stratégique élargi on voit indéniablement que ces publicités n’ont aucunement pour rôle d’inciter au changement de comportement mais de définir le problème de l’insécurité routière d’une manière qui légitime le recours à la contrainte et le leadership de la RAAQ en cette matière. Présentée à la population comme une solution de dernier recours, la contrainte est en réalité envisagée et planifiée par la RAAQ comme le seul moyen réellement efficace pour réduire le bilan routier. Il s’ensuit que l’idée de la conversion volontaire est un leurre, un échec programmé qui doit empêcher les cibles de conceptualiser le problème en fonction d’autres causes et d’autres solutions possibles (comme la révision et la sécurisation des infrastructures). La nécessité de la contrainte est une conclusion que la publicité évite de mentionner pour ne pas éveiller les défenses critiques des cibles, une conclusion que la cible a toutes les chances de tirer d’elle-même, ce qui a un effet plus convaincant. Dans tous les cas de figure, il reste que le discours et les actions de la RAAQ ne permettent pas d’expliquer pourquoi les variations du bilan routier au Québec durant cette période reflètent les variations rapportées partout ailleurs en Amérique du nord, variations amplifiées au Québec du fait que son bilan est statistiquement le plus lourd des États de référence. Les faits contrariants ne sont pas même évoqués. La déploration de la RAAQ en 1983 n’est pas faite pour remettre en cause ni son modèle dissuasif ni sa capacité à influencer le bilan routier; elle signifie que la RAAQ a conclu que l’intensité des 182 premières mesures dissuasives était insuffisante et elle est faite pour présenter, comme à regret, le renforcement de la dissuasion comme l’unique et nécessaire moyen de réduire le bilan routier. 183 Chapitre 7 Phase 2 : 1983 à 1985 Conceptualisation du problème de la sécurité routière et des interventions Nous avons vu que la dégradation du bilan entre 1983 et 1985 n’est pas la première mais la deuxième depuis la naissance du régime. En chiffres absolus, cette deuxième dégradation est bien moins grave que celle des années 1978 et 1979, et elle maintiendra malgré tout le bilan routier à un niveau très inférieur à celui de 1977 et même de 1981. En limitant la comparaison aux variations de pourcentages de victimes sur deux années de référence seulement, donc sans perspective critique, cette dégradation peut prendre l’allure alarmante qui sert bien le programme de renforcement des contraintes. En comparant le bilan de 1983 à celui de 1982, la RAAQ rapporte 16% de plus de blessés graves, 9% de plus de personnes tuées. La comparaison de 1984 à 1983 rapporte une hausse de 3,5% des décès, de 8,4% des blessés graves et de 12,2% des blessés légers. Au moment d’écrire son rapport annuel de 1985, la RAAQ sait que le bilan recommence à s’améliorer en 1986 et présente cette fois un portrait en chiffres absolus : 1 385 morts, 7 698 blessés graves et 54 016 blessés légers. Les variations dans la manière de présenter le bilan semblent non seulement répondre aux exigences d’une mise en scène dramatique à des fins persuasives mais aussi au souci, en cette période de dégradation du bilan routier, de préserver la RAAQ des critiques en compliquant l’examen de sa performance à long terme. La RAAQ a attribué cette phase de dégradation à une forme de sabotage des mesures de répression par une grève du zèle des policiers de la Sureté du Québec à qui l’État, engagé dans une réduction de ses dépenses et un conflit majeur avec les employés de la fonction publique, avait refusé les budgets spéciaux qu’ils réclamaient pour la répression du banditisme (Parent, 1987, p. 115). Une allusion très indirecte est faite dans son rapport de 1983 quand on rappelle, apparemment innocemment, que « la sécurité routière est une responsabilité collective qui concerne d’abord les usagers de la route, mais aussi une foule d’intervenants publics et privés » (RAAQ, 1984, p. 11). Dans son rapport annuel de 1984, le président de la RAAQ attribue d’abord la dégradation du bilan à trois augmentations qui peuvent offrir des explications possibles mais qu’il désamorce aussitôt en les qualifiant de « fatalistes » et insuffisantes. Il cite d’abord l’augmentation du nombre de kilomètres parcourus à cause de la stabilité du prix de l’essence, mais aucune donnée n’est offerte pour conforter cette hypothèse. Il cite ensuite l’augmentation du nombre de conducteurs et de permis, mais la RAAQ doit bien savoir qu’il n’y a pas de corrélation à long terme, d’autant que dans les années suivantes elle opposera cette hausse constante à la réduction du bilan routier pour mettre en valeur l’efficacité de ses actions de prévention (RAAQ, 1987, p. 8). 184 Le président de la RAAQ estime finalement que la véritable cause dépend principalement d’un problème de répression d’une délinquance généralisée : La croissance des accidents s’explique, pour l’essentiel, par un comportement irréfléchi ou irresponsable d’un grand nombre d’automobilistes : conduite avec facultés affaiblies, excès de vitesse, non-respect des règles élémentaires du Code de la sécurité routière, etc. Dans un tel contexte, nos campagnes de sensibilisation et d’éducation doivent être épaulées par des actions préventives qui reposent largement sur la présence des policiers sur les routes. Notons à cet effet que, même s’il est très difficile d’en quantifier les répercussions, le conflit de travail à la Sureté du Québec, en 1984 et 1985, n’est certainement pas tout à fait étranger à la détérioration du bilan routier. (RAAQ, 1985, p. 11) Relevons au passage le fait que lorsqu’elle le juge utile dans son discours public, la RAAQ distingue la répression de la sensibilisation et de l’éducation, encore qu’elle la désigne avec beaucoup de pudeur comme des « actions préventives », un autre euphémisme. Déjà en 1984, le président de la RAAQ avait estimé que l’amélioration du bilan « dépend d’abord de notre comportement personnel sur les routes » mais également hors route par l’obligation morale d’intervenir pour empêcher quelqu’un de conduire avec les facultés affaiblies (RAAQ, 1985, p. 13). C’est la première mention par la RAAQ d’une approche indirecte d’influence par les pairs, dit aussi d’ « encerclement du noyau dur », qui repose sur la stimulation du contrôle social externe informel. L’attribution de la « très grande majorité » des accidents au « comportement délinquant d’un grand nombre d’usagers de la route » est reprise en 1985 et les comportements imprudents les plus incriminés sont précisés : la vitesse excessive et la CFA. Dans ce dernier cas, la RAAQ se justifie en disant qu’il « est généralement reconnu que l’alcool est présent dans 50% des accidents mortels », et on reconnaitra là un amalgame qui est l’un des cas classiques d’arrangement narratif dénoncés par Gusfield. L’année 1985 est cruciale pour la cristallisation de la matrice décisionnelle de la RAAQ en matière de prévention. La RAAQ rapporte alors que le nombre de contraventions au cours de la phase de 1983 à 1985 est inversement proportionnel au nombre d’accidents avec dommages corporels : 33 934 accidents contre 426 962 contraventions en 1982, 36 861 accidents contre 410 073 contraventions en 1983, 41 108 accidents contre 265 831 contraventions en 1984. Le président de la RAAQ estime qu’indépendamment du conflit à la SQ, il n’y a pas assez de policiers affectés à la surveillance des routes et que l’organisation de la surveillance mérite d’être repensée. Il fait des représentations à cet égard au gouvernement et à la Sureté du Québec. La charge du président de la RAAQ n’est pas passée inaperçue : « L’accusation a été très visualisée car elle arrivait peu de temps après une grève du zèle à la Sureté du Québec qui avait choqué l’opinion » (Parent, 1987, p. 115). 185 De 1983 et 1985, la RAAQ commandite des recherches d’envergure et notamment sur le comportement des conducteurs, publie un bulletin à l’intention des chercheurs, crée et finance des programmes d’éducation scolaire à la sécurité routière et fournit une assistance technique et financière à toute organisation qui veut faire de la sécurité routière. Au-delà des objectifs de recherche et d’éducation, ces actions servent à faire que la RAAQ, tout en restant la propriétaire du problème public, ne soit pas la seule à promouvoir la cause. L’embrigadement de chercheurs (qui apportent une aura d’objectivité scientifique), l’utilisation de l’école comme « lieu privilégié d’action auprès des jeunes » (RAAQ, 1985, p. 39), la création d’une Semaine nationale de sécurité des motocyclistes (qui obtient des fabricants, marchands et associations de moto l’engagement de lutter contre les comportements à risque), tout cela a aussi comme objectif de modifier les normes sociales. La RAAQ signale d’autre part son intention de bientôt moduler ses actions en fonction d’une segmentation plus fine de la population. Déjà la RAAQ conclut que le problème de l’ « insécurité » (RAAQ, 1984, p. 11) est différent selon les régions et annonce une politique de décentralisation des initiatives de promotion pour responsabiliser les acteurs régionaux tout en continuant d’assumer ses responsabilités au plan national. Reprenant sa stratégie de 1978, elle met sur pied en décembre 1983, au sein du Conseil interministériel de la sécurité routière, quatre groupes de travail chargés de proposer des moyens d’améliorer le bilan. Ces groupes ont presque aussitôt recommandé des modifications au Code de la sécurité routière, et la RAAQ obtient dès 1984 la mise en application des réformes touchant notamment le contrôle des aptitudes des nouveaux conducteurs, la vérification mécanique des véhicules (RAAQ, 1984, p. 12), la première augmentation du cout du permis de conduire, une augmentation de 50% à 60% des couts d’assurance et une augmentation de 10% pour les autres véhicules. En sécurité routière, rappelons qu’il est attendu de l’augmentation des couts de permis, d’immatriculation et d’assurance qu’ils aient un effet dissuasif sur les comportements à risque. Le seul aspect positif du bilan de 1984 est d’ailleurs celui de la baisse de 20,2% des décès de motocyclistes. Pour éviter une répétition de « l’hécatombe » de l’été 1983 (RAAQ, 1984, p. 11), la RAAQ procède à une hausse substantielle des primes d’assurance des motocyclistes, ce qui est une mesure d’ajustement actuariel en fonction du risque pour mieux refléter les couts du régime mais qui est aussi une mesure dissuasive. La baisse significative du nombre des victimes à moto qui sera encore observée en 1985 est un argument en faveur de l’efficacité de l’approche dissuasive. La rapidité d’exécution dans la mise en place des recommandations du groupe de travail est tout à fait étonnante quand on sait la lenteur des processus de révision des lois et l’impopularité des augmentations de tarifs. Elle incite à penser que certains de ces premiers ajustements pourraient avoir été planifiés avant même la dégradation du bilan routier et qu’un travail de scandalisation de l’opinion publique a 186 réussi à créer un climat d’alarme propice à l’acceptation de mesures plus draconiennes. On relèvera à cet effet que c’est dans le rapport annuel de 1984 que la RAAQ utilise pour la première fois le vocable de l’ « insécurité routière ». Même si, à ses débuts, la RAAQ a parfois associé la causalité des accidents à un problème de santé publique (RAAQ, 1980, p. 7) ou de gestion du temps (RAAQ, 1981, p. 48), sa solution a toujours été envisagée sous l’angle de la sécurité publique. C’est au cours de la phase de 1983 à 1985 que le discours de la RAAQ harmonise son discours de cause à effet, parce que l’attribution de la responsabilité principale des accidents à la délinquance des conducteurs permet de mieux justifier la nécessité de l’intensification des mesures de dissuasion. La corrélation observée entre la réduction spectaculaire des accidents à moto et la hausse de leurs primes d’assurance a pu aider à cristalliser le modèle dissuasif et à en vendre les vertus au public et aux décideurs politiques. Pour systématiser et optimiser ses efforts en promotion de la sécurité routière et arriver à mener ce que l’on appelle en communication-marketing des « campagnes intégrées », la RAAQ créé en mars 1984 une vice-présidence de la promotion de la sécurité routière, dont la philosophie stipule que les campagnes et actions de sensibilisation doivent impérativement être menées de concert avec les autres intervenants en sécurité routière, surtout les corps policiers et la justice. Cette vice-présidence diffuse des études et des bilans, consulte les principaux intervenants en la matière et se concerte avec eux, en plus de mener des activités de « sensibilisation » et « d’éducation » auprès des usagers de la route. En 1985, la RAAQ obtient du gouvernement l’imposition d’un cours de conduite pour les nouveaux motocyclistes. Elle porte de 4 932 à 10 119 le nombre de brigadiers scolaires qui doivent aider les enfants à traverser de manière sécuritaire les intersections les plus à risque entre leur maison et leur école. Le conflit de travail avec la Sureté du Québec s’apaise à la faveur sans doute des élections générales du deux décembre par lequel le Parti Libéral a formé un gouvernement majoritaire, ayant battu le Parti Québécois (dont la RAAQ est l’une des importantes réalisations). La RAAQ obtient alors la collaboration de la police pour un renforcement des contrôles routiers aux Fêtes, à l’occasion de sa première campagne intégrée contre la CFA, lancée justement en décembre 1985. Elle attribuera à cette campagne le mérite d’avoir interrompu la hausse du bilan routier qui s’était poursuivie les onze autres mois de l’année. Elle y voit la preuve qu’il est possible de modifier les comportements par une conjugaison de moyens qui inclut la communication mais il est évident que le principal est le renforcement des moyens de dissuasion (RAAQ, 1986, p. 11) dont l’arsenal peut désormais disposer de l’arme suprême : la criminalisation des comportements à risque. Cette première campagne contre la CFA coïncide avec l’entrée en vigueur au début de décembre 1985 de nouvelles dispositions du Code criminel qui traitent et punissent la CFA comme un acte criminel, ajoute aux crimes la conduite dangereuse, compte les lésions corporelles et la mort comme facteur aggravant et prévoit des peines d’emprisonnement de plus longue 187 durée. L’expérience de décembre, qui a vu le succès d’une campagne basée sur le principe de l’effet synergique, convainc la RAAQ qu’il est désormais possible d’envisager des actions plus drastiques et de se fixer des objectifs précis et élevés en matière de réduction du bilan : une réduction de 25% du nombre annuel des décès et blessés graves d’ici la fin de 1988. Pour le président de la RAAQ, la théorie de la dissuasion a fait ses preuves : « la simple présence policière sur les routes et la peur d’être intercepté agissent immédiatement sur le comportement du conducteur » (RAAQ, 1986, p. 11). La RAAQ annonce qu’elle entend poursuivre son « action agressive » contre le « fléau » de la CFA (RAAQ, 1986, p. 11) avec la relance de la campagne à l’été puisque les abus d’alcool seraient aussi fréquents sinon plus en période estivale qu’à la période des Fêtes. En outre, elle annonce que le Code de la sécurité routière sera de nouveau amendé dès le printemps 1986 pour augmenter la sévérité des sanctions contre la CFA de manière à ce que les périodes de suspension du permis soient plus longues que celles prévues au Code criminel. En 1985 toujours, une étude rapporte que le port de la ceinture de sécurité est en régression partout au Québec, étant passé de 60% à 50%. Faut-il voir là une corrélation de plus entre la grève du zèle des policiers et la dégradation du bilan routier? À ce stade de son histoire, la matrice décisionnelle de la RAAQ est en tout cas suffisamment claire dans l’esprit de ses stratèges pour qu’un renforcement des mesures de dissuasion se mette en place dès 1986 afin de rehausser le taux du port de la ceinture de sécurité. Le rôle de la publicité Sur le plan de l’opinion publique et de l’agenda setting, et dans un contexte de dégradation du bilan routier dont elle attribue les causes à une grève du zèle des policiers, la RAAQ commence le suivi mensuel du bilan routier et mène pendant toute l’année 1983 des opérations de relations de presse ponctuelles pour informer les médias de l’évolution du bilan et des mesures mises de l’avant pour contrer la hausse des accidents. En 1984, elle institue la tenue de deux grandes conférences annuelles pour informer la population de l’état du bilan routier, l’une au printemps qui présente le bilan statistique complet de l’année qui précède et qui permet de faire à la population des mises en garde juste avant l’été (la saison qui compte systématiquement le plus de décès), et l’autre à l’automne, qui couvre les huit premiers mois de l’année en incluant un premier bilan de l’été. En 1985, elle modifie ces dates pour présenter ses statistiques annuelles en janvier et au printemps, sans pour autant cesser de publier des statistiques mensuelles pour les médias et des bulletins d’information périodiques à l’Intention de ses partenaires régionaux afin de maintenir leur intérêt pour les activités de sécurité routière. On remarquera 188 que la RAAQ modifie sa manière de rapporter les données quantitatives du bilan routier quand le bilan se dégrade, ce qui entrave la comparaison entre les périodes. Sur le plan publicitaire, la RAAQ a mené en 1983 trois campagnes nationales de promotion de la sécurité routière qui inaugurent trois grands thèmes : la sécurité des cyclistes, celle des motocyclistes et la lutte contre la CFA. Enfin, une nouvelle campagne publicitaire est lancée afin de mieux faire connaitre le régime d’assurance automobile. Le fait que 31% des Québécois croient à tort que le régime couvre autant les dommages matériels que corporels, que 45% ignorent encore le caractère universel du régime, et que 65% croient encore qu’il est possible pour une victime d’intenter des poursuites personnelles contre la personne responsable de l’accident, est la seule indication que nous avons du relatif insuccès des campagnes sur le sujet. Ces résultats sont toutefois cohérents avec ce que nous savons des limites de la publicité dont les commanditaires se refusent habituellement à accepter qu’elle ne soit pas adaptée à la communication d’informations complexes. Nous avons vu que même si elle n’attribue pas la dégradation du bilan routier à l’insuffisance des mesures de dissuasion mais à la grève du zèle des policiers qui en tempère l’application, la RAAQ va se saisir de l’occasion pour obtenir un renforcement considérable des mesures de dissuasion. Tandis qu’elle prépare son prochain menu législatif, elle diffuse des campagnes qui insistent sur la gravité critique du problème et l’urgence d’agir, mais en invitant chacun à faire activement de la prévention auprès de ses proches et jamais en parlant d’un renforcement par l’État des mesures dissuasives. Les sondages postcampagnes vont mesurer ensuite le degré d’adhésion à la nécessité d’agir et la RAAQ se servira de cet appui pour obtenir que les politiciens adoptent des mesures plus répressives. Nous allons maintenant observer comment l’instrumentalisation des sondages repose sur une manipulation de l’opinion et un détournement de sens. Les promoteurs de la sécurité diffusent des publicités qui définissent publiquement l’insécurité routière comme un problème qui pourrait et devrait être prévenu par le seul engagement des citoyens à respecter le Code de la sécurité routière et à en faire la promotion dans leur entourage. Mais il ressort de ses documents à diffusion plus restreinte que la RAAQ mise peu sur la conversion volontaire des citoyens aux comportements sécuritaires. Elle définit plutôt l’insécurité routière comme un problème pouvant et devant être prévenu de manière principalement répressive et dissuasive, et la publicité comme le moyen d’obtenir des citoyens leur consentement à l’imposition de toujours plus de contraintes. En 1984 et 1985, la RAAQ expose dans ses rapports annuels qu’elle a conçu ses communications certes pour faire progresser la mobilisation sociale en incitant les gens à faire de la prévention active auprès de leurs proches, mais surtout pour qu’ils expriment leur adhésion à l’importance d’agir avec plus célérité afin de régler le problème. Pour la RAAQ, la publicité 189 doit faire que l’opinion publique soit « surtout favorable à une amélioration significative du bilan routier » (RAAQ, 1985, p. 39) mais sans que l’on sache que l’amélioration repose sur un programme d’intensification continue des contraintes. En 1984, deux campagnes publicitaires sont diffusées dans cet esprit. D’avril à juin, la RAAQ diffuse à la télévision et à la radio la campagne « Entre nous, la route ça se partage » qui vise à développer des rapports plus harmonieux entre automobilistes et motocyclistes et à dépeindre la situation comme « critique ». Pour les automobilistes, le message fait appel à la « courtoisie du plus fort ». Pour les motocyclistes, le message positionne la moto comme un véhicule qui ne devrait être confié qu’à des conducteurs experts. L’autre campagne est diffusée au temps des Fêtes et, sous le thème « Intervenir au bon moment, c’est les aimer vivants », elle introduit « une responsabilité nouvelle pour l’entourage immédiat d’un conducteur qui s’apprête à prendre le volant en état d’ébriété » (RAAQ, 1985, p. 39). Au lieu de s’adresser aux conducteurs fautifs, la publicité incite « les parents et amis d’un conducteur ivre à lui interdire le volant ». Pour activer le contrôle social externe informel, on diffuse un message télévisé et son adaptation en message radio, on distribue aux 400 000 employés de l’État québécois une carte de souhaits rappelant les principales données du problème de la CFA, et on obtient que 500 municipalités affichent le message publicitaire aux entrées et sorties de leur territoire. Le message télévisé (scénario 8) utilise une approche métaphorique pour traiter des accidents dus à la CFA. Il montre en gros plan la collision de deux verres d’alcool qui se rapprochent comme pour trinquer mais qui explosent en se touchant avec, en trame sonore, le vacarme d’une collision automobile. On rappelle « que le fait de ne pas intervenir peut causer la mort d’un ami, d’un parent ». De cette campagne, nous savons seulement qu’un sondage post-campagne a mesuré un taux de notoriété de 60% (vraisemblablement une combinaison des réponses spontanées et assistées) que la RAAQ qualifie d’exceptionnel (le qualificatif parait exagéré), et qu’une « très forte majorité » de ceux qui ont vu la campagne déclarent que le message est susceptible de les inciter à intervenir au besoin auprès de leurs proches pour les empêcher de conduire en état d’ébriété. La RAAQ en conclut que les Québécois ont réagi favorablement aux propositions et « que des pas importants ont été franchis dans leur attitude face à l’alcool au volant » (RAAQ, 1985, p. 40). En conséquence, et puisque la CFA « constitue l’une des causes principales des accidents mortels » (RAAQ, 1985, p. 40), elle annonce que d’autres campagnes contre la CFA seront menées au cours des prochaines années « pour accroitre la réprobation sociale visà-vis de ce comportement et de multiplier les actions préventives » (RAAQ, 1985, p. 40). 190 Scénario 8 RAAQ TV : « Verres» Diffusion : décembre 1984 Plans Vidéo Direction photo : gros plans sur fond blanc. Ralenti de mains tenant des verres qui vont s’entrechoquer et se briser comme autant de métaphores d’accidents d’automobile dus à la CFA. 1 À gauche et à droite de l’écran, et au ralenti, deux mains tenant chacune un verre de vin se dirigent l’une vers l’autre pour trinquer. Ralenti, toujours, sur les verres qui s’entrechoquent, éclatent puis reculent. Le vin ainsi projeté fait songer à du sang. 3 Fondu enchainé sur le plan suivant, Même mise en scène, cette fois avec deux bocks de bière. 4 Fondu enchainé sur le plan suivant, Même mise en scène, cette fois avec deux verres de liqueur forte, de type rhum avec glaçons. Une main surgit du bas de l’écran et saisit le verre de droite pour l’arrêter. Le choc des verres cette fois est évité. L’image fige. Le slogan apparait en surimpression avec le logo de la RAAQ. Audio Direction sonore : des bruits de freins puis de tôle et de verre brisé à chaque plan. Durée du plan Temps cumul. Voix hors champ (homme, ton grave) : « Parce qu’un ami n’est pas intervenu à temps… » Effets sonores : Point d’orgue, puis crissement de pneus d’un freinage d’urgence, puis bruit d’une collision de voitures qui se termine par un bruit de verre concassé. Voix hors champ (homme, ton grave) : « … un autre ami est mort…» Effets sonores : Bis Voix hors champ (homme au ton grave) : « … au volant… À cause de l’alcool, trop de bons amis… meurent sur la route. » Effets sonores : Point d’orgue, crissement de pneus. Voix hors champ (homme, ton grave) : « … meurent sur la route. » 0,13 0,13 0,08 0,21 0,09 0,30 « Intervenir au bon moment, c’est les aimer vivants » En 1985, la RAAQ lance trois campagnes publicitaires, sans compter les campagnes de sensibilisation régionales sous le thème « Rappelez-le à ceux que vous aimez », le vidéo « L’école prend la route » diffusé aux écoliers de 145 commissions scolaires, et la création de groupes de prévention de la CFA dans les cégeps soutenu par un vidéo sur le thème « Boire et conduire, c’est mourant » avec l’humoriste Daniel Lemire. Les deux premières campagnes publicitaires, dites de « mobilisation » et d’ « incitation au passage à l’action », portent sur la prévention des accidents à moto et à vélo. Si elles sont diffusées avec 191 des moyens modestes alors que le bilan continue de se dégrader c’est vraisemblablement parce qu’un budget plus conséquent est réservé à des publicités dont la diffusion doit coïncider avec l’entrée en vigueur des nouvelles mesures dissuasives qui se préparent. La campagne dite « auto-moto » est une rediffusion du volet radio de 1984 à laquelle s’ajoute l’envoi à 115 000 motocyclistes d’un guide d’entrainement sur l’apprentissage des techniques de pointe propres à la conduite efficace et sécuritaire en moto (« Moi motocycliste expert, pourquoi pas? »). La RAAQ crée aussi le concours du motocycliste de l’année qui veut mettre en valeur les connaissances et la maitrise de la conduite à moto, et tient cette année encore une Semaine nationale de la sécurité des motocyclistes. La seconde campagne, sur la prévention des accidents à vélo, en est une d’affichage et de radio ayant pour slogan « Fragile ». Elle cible près de 3 000 000 de cyclistes mais incite aussi les automobilistes à prendre conscience de la fragilité des cyclistes. La troisième campagne, la plus importante, fera date dans l’histoire publicitaire de la sécurité routière au Québec. Diffusée à la télévision et à la radio, appuyée par la distribution massive d’un autocollant avec le slogan de la campagne et qu’on incite les automobilistes à apposer sur leur véhicule, elle coïncide avec la criminalisation de l’alcool au volant. Sous le thème de « L’alcool au volant, c’est criminel, qu’on se le dise », la campagne est diffusée au temps des Fêtes. La campagne ne condamne pas la consommation d’alcool mais la CFA et vise à rappeler les nouvelles dispositions du Code criminel qui font que la CFA, qui était déjà un acte criminel au Canada depuis 1921, sera puni plus sévèrement. L’intense publicité qui a été faite à cette modification, relevant du gouvernement fédéral et touchant tout le Canada, a donné l’impression aux citoyens que la criminalisation de l’alcool au volant était nouvelle (Landreville et Lavergne, 1989, p. 9). Dans le message radio cette fois (scénario 9), le ton du narrateur n’est plus du tout mobilisateur mais franchement moralisateur et excédé. Le message présente les personnes qui conduisent en état d’ébriété non seulement comme des individus qui surestiment leurs capacités mais qui de surcroît n’ont aucun respect pour la vie des autres, un portrait qui sert à légitimer la toute nouvelle criminalisation de la CFA. La RAAQ rapportera avec fierté que L’Association pour la protection des automobilistes lui a décerné le premier prix Méritas pour cette campagne « jugée efficace et dissuasive » (RAAQ, 1986, p. 39). C’est aussi dans le cadre de cette campagne que la RAAQ commandite pour la première fois une activité de raccompagnement des conducteurs ivres durant le temps des fêtes, dite « Opération Nez Rouge », et qui en est à sa deuxième édition. La commandite de cette activité assurera la pérennité d’une activité permettant surtout à la RAAQ de crédibiliser son discours de mobilisation et, donc, la perception que cette cause sociale n’est pas que l’affaire de la RAAQ. 192 Scénario 9 RAAQ Radio : « L’alcool au volant, c’est criminel. Qu’on se le dise.» Diffusion : décembre 1984 Séquence 1 3 4 Effets sonores Point d’orgue, puis crissement de pneus d’un freinage d’urgence, puis bruit d’une collision de voitures qui se termine par un bruit de verre concassé. Effets sonores Bis Effets sonores Point d’orgue, puis crissement de pneus. Point d’orgue. Narrateur (homme au ton grave) : « Vous pensez vraiment être capable d’en prendre un dernier? » Narrateur (homme au ton grave) : « Vous croyez vraiment que la vie des autres n’a aucune importance? » Narrateur (homme au ton grave) : « Avant de démarrer… » « … pensez-y bien. L’alcool au volant, c’est criminel. » « Qu’on se le dise. » Durée du plan 0,11 Temps cumul. 0,12 0,08 0,20 0,07 0,27 Bruit métallique d’une porte de prison qu’on referme. Point d’orgue. Les 3 secondes manquantes dans les archives devaient probablement inclure une mention de type : « Un message de la Régie de l’assurance automobile du Québec ». Bilan de la deuxième phase d’observation Nous avons vu au cours de cette période que la coïncidence de la dégradation du bilan routier et de la grève du zèle de la Sureté du Québec a pu contribuer à faire que la RAAQ réaffirme clairement la primauté du modèle dissuasif dans sa matrice décisionnelle en ce qui concerne les stratégies à adopter pour la prévention des accidents. Ce parti-pris entraine la RAAQ à ne considérer que les faits qui confortent son approche. Cela l’oblige aussi à moduler deux types de discours : l’un, jovialiste, qui célèbre la dimension sécurisante du régime d’assurance automobile et l’autre, sinistre, qui fait la promotion du sentiment d’insécurité routière. La RAAQ y arrive en ne mentionnant jamais, à propos du régime, son principe fondateur : l’indemnisation sans égard à la faute, dit no-fault. Non seulement ce principe n’existe pas dans la conception de la prévention à la RAAQ mais elle en prend l’exact contrepied. En prévention des accidents, la conduite d’un véhicule est conceptualisée comme une prise de risque volontaire que le conducteur prend en fonction de la balance qu’il fait des risques inhérents à la route (état des conditions de la route, présence d’autres conducteurs) et de la perception qu’il a de sa maitrise personnelle de son véhicule. Dans le modèle dissuasif, on dénonce systématiquement la sur-évaluation de la maitrise personnelle comme principal déterminant de la prise de risque excessive (scénarios 5, 6, 7 193 et 9) tandis que les autres facteurs de risque, qui échappent au contrôle du conducteur, sont peu évoqués sinon, comme dans le scénario 5, pour renforcer l’idée que même le meilleur conducteur ne peut tout prévoir ni tout éviter. Dans ses rapports annuels, la RAAQ dénonce cette prise de risque excessive des conducteurs mais elle n’offre à ses lecteurs le moyen de comprendre l’estimation du facteur de risque qu’en termes de propension de certains groupes à la délinquance, jamais en termes de vulnérabilité ni de probabilité individuelle d’être victime d’un accident grave. Elle ne produit aucune donnée qui permettrait de savoir quels sont les risques individuels absolu et relatif d’avoir un accident ni de savoir comment ces risques évoluent parce qu’il est évident que la perception de contrôle personnel s’en trouverait renforcée. La grande majorité des conducteurs ne respectant pas toujours le Code de la route et n’ayant jamais été impliquée dans un accident mortel, on peut en déduire que la prise de risque dite excessive n’est pas aussi totalement irrationnelle qu’on nous la présente mais qu’elle est à tout le moins confortée par l’expérience personnelle. Prenons les données de 1978, par exemple, au cours de laquelle la RAAQ dénombre 3 121 467 titulaires de permis de conduire, 368 572 conducteurs impliqués dans des accidents de toute sorte et 2 248 impliqués dans des accidents mortels. On ne sait pas comment la RAAQ définit l’implication mais on peut voir qu’en 1978, si le risque d’implication dans un accident en tout genre était de 1/9, le risque d’être impliqué dans un accident mortel n’était que de 1/1 389. Puisque l’immense majorité des accidents ne produit pas de décès ni blessures graves, et que le bilan routier s’améliore de manière significative à long terme, il est évident que la production de statistiques sur le risque individuel absolu et relatif ne servirait pas la dramatisation du bilan routier. En présentant toutes les données contextuelles permettant de comprendre pourquoi les conducteurs prennent des risques, la RAAQ aurait plus de difficultés non seulement à nier la rationalité des comportements à risque mais à plaider leur irrationalité criminelle. De même, quand elle évoque la variabilité du risque, la RAAQ ne donne de précisions que pour justifier l’attribution de la majorité des accidents aux groupes les plus à risque (comme les jeunes, les hommes, les gens en région, les motocyclistes), jamais pour expliquer comment l’évolution démographique peut avoir contribué à l’amélioration du bilan routier. La RAAQ privilégie l’analyse comparative des variations du bilan routier en nombres relatifs (exprimées en pourcentages) dont l’exposition n’est pas immédiatement combinée dans le texte avec les variations en nombre absolu parce que cela en relativiserait considérablement la portée spectaculaire. Quand la RAAQ dit qu’elle fait œuvre d’éducation, il faut comprendre que le terme sert à draper d’objectivité un travail de persuasion qui procède par exposition sélective aux données du problème et présentation de statistiques persuasives. Nous n’avons pas de raison de douter de la fiabilité des données produites par la RAAQ mais nous avons toutes les raisons de conclure qu’elle ne commande des recherches et n’actualise ses connaissances que pour 194 produire les données les plus susceptibles d’ébranler la perception du contrôle personnel, évitant soigneusement de s’intéresser aux données qui pourraient au contraire conforter cette perception. 195 Chapitre 8 Phase 3 : 1986 à 1998 Conceptualisation du problème et des interventions L’année 1986 est la dernière de l’histoire à enregistrer une baisse soudaine et majeure du bilan routier, ce qui peut se comprendre du fait qu’en deçà d’un certain seuil les courbes se stabilisent et tendent à s’aplatir. Les années subséquentes de la phase trois de notre observation, malgré quelques hausses légères mais exceptionnelles et épisodiques sur une variété d’indicateurs, se caractérisent par une amélioration lente et continue du bilan routier dans son ensemble. Au cours de cette même phase, la RAAQ, qui deviendra la SAAQ, va intensifier ses dispositions dissuasives, célébrer les vertus d’un encadrement et d’un contrôle toujours plus serré de la quasi-totalité des citoyens dans leurs déplacements quotidiens sur la route (RAAQ, 1987, p. 9), et nourrir l’ambition de devenir l’un des États d’Amérique du nord les plus répressifs en matière de sécurité routière. Dans l’optique de la RAAQ, l’amélioration du bilan routier de 1986 est clairement attribuable à l’intensification significative et continue des mesures dissuasives contre la CFA, obtenues par les juridictions fédérale et québécoise, qui lui ont permis de mener des campagnes plus agressives (RAAQ, 1987, p. 16), depuis la fin de la grève du zèle des policiers de la SQ. Pour le président de la RAAQ (1987, p. 8), c’est d’abord l’implication policière qui a permis la réduction du bilan routier : « Au-delà de toutes ces actions fort positives et indispensables, il faut cependant souligner que jamais le Québec n’aurait pu présenter un bilan aussi encourageant, en 1986, sans le concours des services policiers. Ceux-ci se sont impliqués dans toutes les campagnes de promotion et dans toutes les actions de prévention : conduite en état d’ébriété, port de la ceinture de sécurité, motos, vélos, tournées des cégeps, opérations Nez Rouge… Par ailleurs, aucun pays du monde n’a malheureusement trouvé de meilleur moyen de faire respecter la sécurité sur les routes que la présence policière. Or, il est indéniable qu’en 1986, les agents de la Sureté du Québec ont été plus présents sur les routes qu’en 1984 ou en 1985. » Dans son rapport annuel, le président de la RAAQ se félicite de ce que son organisation a réussi, par l’ensemble de ses actions, à « susciter une réprobation collective du mélange alcool et volant » (RAAQ, 1987, p. 8) ». Il ne nous dit rien de l’opinion publique sur les autres problèmes de sécurité routière, mais il vante les bienfaits du nouveau Code de la sécurité routière (1987, p. 8) qui a augmenté la sévérité des sanctions, notamment envers la CFA de manière à ce que les périodes de suspension du permis soient plus longues que celles prévues par le Code criminel qui venait pourtant tout juste d’entrer en vigueur. En toute rigueur, et selon la représentation que la RAAQ se fait du rôle de la dissuasion, c’est aux 196 « bienfaits » des sanctions effectives du Code criminel amendé et non du Code de la sécurité routière qu’il devrait attribuer une partie de l’amélioration du bilan en 1986. Les amendements et les ajouts de 1986 au Code de la sécurité routière ont certes accru la sévérité de nombreuses dispositions, notamment celles sur les suspensions et révocations, les infractions, les exemptions, les amendes et les points d’inaptitude, mais elles n’ont été adoptés qu’en décembre 1986 et ne sont entrées en vigueur que graduellement en 1987. L’attribution est abusive. En 1987, l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions du nouveau Code de la sécurité routière, l’augmentation du nombre des sanctions (tableaux 7 et 8) et l’augmentation des budgets de communication (tableau 6) ont mis en place en 1987 les conditions synergiques apparemment optimales pour une réduction du bilan routier. Or, le président de la RAAQ déplore une augmentation de 3% du nombre des victimes sur la route, selon les données dont il disposait, mais il n’en donne pas le détail. Plus loin dans le rapport annuel de 1987, on peut constater qu’il y a eu une augmentation entre 1986 et 1987 du nombre total de véhicules accidentés (de 369 222 à 372 811), d’accidentés (de 321 746 à 325 097) et de décès (de 1 051 à 1 116). En réexaminant le bilan routier sur la base des taux de victimes par 10 000 véhicules en circulation, on peut voir que le bilan total (graphique 7) en réalité s’est amélioré grâce à la diminution du taux des blessés légers (graphique 8). Il reste que le taux des blessés grave stagne (graphique 9) et que celui des décès a augmenté (graphique 10). L’analyse du discours du Rapport annuel de 1987 révèle que la RAAQ évite de mentionner les statistiques des décès et des blessés graves (données qui pourraient miner la représentation de son efficacité), et fournit de l’augmentation globale du nombre des victimes une interprétation qui relève de la rhétorique persuasive. Le président de la RAAQ tempère d’abord l’importance de la « légère » hausse du nombre total des victimes en soulignant que la gravité des blessures a diminué, un phénomène qu’il attribue au port obligatoire de la ceinture (RAAQ, 1988, p. 9), ce qui est vraisemblable mais non vérifié. Il ne souffle mot de l’entrée en vigueur des nouvelles mesures dissuasives qu’il célébrait un peu hâtivement l’année précédente et dont l’efficacité semble maintenant contredite par les statistiques. L’importance de cette omission, son caractère atypique et son utilité à faire diversion incite à la classer parmi les procédés de la rhétorique persuasive. Le président évoque ensuite la beauté exceptionnelle de l’été 1987 qui aurait selon lui entrainé une forte hausse du kilométrage parcouru et favorisé la reprise des mauvaises habitudes. Mais l’été 1987, justement parce qu’il a été exceptionnellement chaud au Canada, a aussi causé des tempêtes et de fameux déluges à Montréal, à Edmonton et dans les Prairies, de sorte que le même facteur, sans données vérifiables permettant de conclure, pourrait aussi influencer à la baisse la vitesse au volant et le nombre de kilomètres parcourus. Enfin, le président de la SAAQ avance que le « ralentissement des campagnes de sensibilisation ou le relâchement de la surveillance policière » (RAAQ, 1988, p. 9) pourraient avoir favorisé une reprise des mauvaises habitudes. Cette fois, l’argument est irrecevable 197 parce que les faits évoqués sont contraires aux données de la RAAQ dans le rapport annuel de cette année-là. Nous avons compilé (tableau 6) les dépenses dites d’information et de communication que la RAAQ puis la SAAQ ont rapporté dans leurs rapports annuels. Elles ont cru de 1 178 000$ en 1987, soit une augmentation de 47%. En ce qui concerne le relâchement de la surveillance policière, là encore les faits disent tout le contraire. Nous avons aussi compilé (tableaux 7 à 10) les statistiques annuelles de la RAAQ et de la SAAQ à propos de deux types de mesures auxquelles elles accordent un impact préventif ou dissuasif. Le premier type de mesure concerne trois actions d’évaluation dont l’État présume, du moins à l’époque, qu’ils ont un effet préventif : l’examen médical que l’on exige de certaines personnes (comme les gens âgés), les examens théoriques et pratiques auxquels sont soumis ceux qui veulent avoir leur premier permis ou obtenir conduire un véhicule d’une classe pour laquelle ils n’ont pas de permis, et l’inspection de véhicules qui ne semblent pas sécuritaires. Le second type de mesure concerne les mesures de répression (sanctions) contre les contrevenants dont l’État attend surtout qu’elles aient un effet dissuasif sur l’ensemble des usagers de la route. Dans le tableau 8, on constate que les seules réductions survenues en 1987 sont de faible amplitude et concernent les sanctions touchant le moins de contrevenants. On constate par contre une augmentation de la plupart des autres sanctions, et que celles touchant le plus de contrevenants ont connu des augmentations importantes. Au total, l’ensemble des sanctions a cru, passant de 836 885 en 1986 à 975 606 en 1987, soit une augmentation de 16,6%. Tout cela, sans tenir compte du fait qu’en 1987, on a aussi doté la RAAQ de « moyens additionnels et plus efficaces d’encadrement et de contrôle » dans le domaine des vérifications de véhicules, de l’état de santé des conducteurs et de l’accréditation des écoles de conduite (RAAQ, 1987, p. 16). 198 Tableau 6 : Dépenses d'information de la RAAQ et de la SAAQ de 1978 à 2006 en dollars courants et en dollars constants de 2006 Année $ courants $ constants de 2006 % variation ($ constants) 1978 1 530 000 4 432 213 1979 1 128 000 3 044 534 (31,3) 1980 1 217 000 2 978 463 (2,2) 1981 1 031 000 2 245 209 (24,6) 1982 1 781 000 3 476 479 54,8 1983 1 481 000 2 738 536 (21,2) 1984 1 648 000 2 927 696 6,9 1985 1 912 000 3 254 468 11,2 1986 2 510 000 4 079 974 25,4 1987 3 688 000 5 743 654 40,8 1988 4 840 000 7 268 359 26,6 1989 4 486 000 6 460 253 (11,1) 1990 5 207 000 7 187 026 11,3 1991 5 358 000 6 891 318 (4,1) 1992 6 029 000 7 614 297 10,5 1993 6 013 000 7 489 102 (1,6) 1994 8 293 000 10 473 604 39,9 1995 5 951 000 7 383 375 (29,5) 1996 4 471 000 5 461 097 (30,0) 1997 5 644 000 6 795 088 24,4 1998 4 183 000 4 965 575 (26,9) 1999 5 012 000 5 861 303 18,0 2000 5 515 000 6 297 819 7,5 2001 6 695 000 7 469 597 18,6 2002 5 508 000 6 022 963 (19,4) 2003 6 051 000 6 454 400 7,2 2004* 4 241 000 4 437 585 (31,3) 2005* 3 242 000 3 315 606 (25,3) 2006* 4 064 000 4 064 000 22,6 * : La qualité des données de 2004, 2005 et 2006 est sujette à caution. La SAAQ ayant alors modifié sa manière habituelle de présenter ses informations entre 2004 et 2006, et scindé les données entre des cahiers thématiques, rien ne garantit que la comptabilité des sommes n’a pas varié elle non plus ou qu’une partie des dépenses rapportées ait pu échapper à notre repérage. Source : Rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ. 199 Tableau 7 : Évolution des évaluations et des sanctions des phases 1 et 2 - 1978 à 1985 MESURES Évaluations Examens médicaux1 Exam. cours de conduite Inspections de véhicules Sanctions2 Avis infraction3 Perte 6-124 Perte de permis a5 Perte de permis b6 Perte pour amend. imp. Perte prob.7 Perte inapt.8 Perte pas d'ass.9 Conduite10 sans permis Total des sanctions 1978b PHASE 1 (1978 à 1982) 1979b 1980b 1981b 115 000 90 503 7 974 6 830a 994a 263a 106 564 214 800 1982b PHASE 2 (1983 à 1985) 1983b 1984b 1985c 199 445 210 661 214 322 -- 80 000 123 500 143 416 204 291 38 604 41 425 776 906 864 407 754 006 511 818 520 450 100 000 143 818 190 158 139 451 110 643 32 594 31 622 30 880 28 583 26 356 1 024 991 7 292 7 873 10 428 11 896 18 058 16 840 13 028 8 844 8 665 4 582 5 932 5 637 5 204 1 244 2 010 3 271 3 275 3 616 932 329 1 065 488 1 008 379 709 665 685 541 Source : rapports annuels de la RAAQ. Les cases vides signalent l’absence de données ou l’inexistence d’une mesure. 1 : nombre d’évaluations médicales exigées pour que des conducteurs conservent leur permis. 2 : nous avons limité la comptabilité des activités de répression et de contrôle aux sanctions exercées à l’endroit des individus, à l’exclusion de celles exercées contre les compagnies et les conducteurs professionnels. 3 : avis d’infraction entrainant l’inscription de points d’inaptitude. 4 : pour 6 à 8 points d’inaptitude perdus un avis d’information est émis au conducteur. À 9, 10 ou 11 points, l’avis inclut une mise en garde. À 12 points, le permis est automatiquement suspendu. 5 : révocation ou suspension (de trois mois ou plus) du permis pour infractions au Code criminel telles que la conduite dangereuse, le délit de fuite et la conduite en état d’ivresse. 6 : suspension de classes ou de permis pour raisons médicales ou ne pas avoir fourni une évaluation médicale requise. 7 : période de probation imposée à la suite de la perte de points d’inaptitude. 8 : suspension du permis pour avoir perdu le maximum de points. 9 : suspension du permis pour conduite d’un véhicule non assuré et accident impliquant des dommages de plus de 250$. 10 : conducteurs interceptés pour conduite malgré le retrait de leur permis. a : ces statistiques ne compilent que les résultats de deux mois en raison d’un problème de gestion des données à la RAAQ. b : l’année d’exercice allant de mars à février, les données ne recouvrent pas exactement celles d’une année calendrier. c : l’année d’exercice devient l’année calendrier. Le rapport de 1985 ne comptabilise que des 10 derniers mois de l’année. 200 Tableau 8 : Évolution du nombre des évaluations et des sanctions de la première moitié de la phase 3 - 1986 à 1992 MESURES Évaluations Examens médicaux Exam. Cours de conduite1 Inspections de véhicules Sanctions Avis infraction Perte 5-72 Perte de permis a Perte de permis b Perte pour am.. imp.3 Perte probation4 Perte inapt. Perte pas d’ass.5 Conduite sans permis Total des sanctions 1986a 1987 182 776 PHASE 3 (première moitié) 1988 1989 1990 1991 1992 223 351 257 654 273 391 283 156 277 145 421 030b 398 623 45 454 59 207 130 000 230 000 232 000 228 405 241 959 646 179 142 812 713 994 171 307 733 939 184 231 757 628 199 134 828 525 185 961 843 960 170 368 617 750 119 691 25 916 25 564 25 252 23 126 22 412 21 994 21 084 3 044 44 037 49 810 41 882 44 515 38 507 32 705 60 806 111 134 183 339 181 287 10 173 12 363 12 736 13 551 7 070 8 301 74 4 571 5 026 4 900 6 646 9 099 7 849 13 218 8 672 3 735 3 441 4 371 6 828 12 747 11 631 23 899 836 885 975 606 1 049 690 1 112 054 1 220 213 1 291 318 977 028 Source : rapports annuels de la RAAQ. Les cases vides signalent l’absence de données ou l’inexistence d’une mesure. 1 : la SAAQ ne rapporte plus ces données dans ses rapports annuels après 1987. 2 : conducteurs ayant 7 points d’inaptitude et plus à leur dossier, ou 5 points ou plus dans le cas des permis probatoires (ce seuil de 5 points étant rabaissé à 4 en 1999). 3 : perte de permis pour amendes impayées. 4 : suspension du permis probatoire pour avoir perdu le maximum de points. 5 : dès novembre 1991, la suspension du permis est remplacée par l’interdiction de remettre le véhicule en circulation. a : à compter de 1986, les rapports annuels couvrent les 12 mois de la même année. b : à compter de 1986, la SAAQ compile les examens théoriques et pratiques, ce qui expliquerait le bond. 201 Tableau 9 : Évolution du nombre des évaluations et des sanctions de la deuxième moitié de la phase 3 - 1993 à 1998 MESURES Évaluations Examens médicaux1 Exam. Cours de conduite Inspections de véhicules Sanctions Avis infraction Perte 5-7 Perte de permis a Perte de permis b Perte de permis c2 Perte pour am.. imp. Perte probation Perte inapt. Perte pas d’ass. Conduite sans permis Saisie3 Anti-démarr. Permis restr. Total des sanctions PHASE 3 (deuxième moitié) 1995 1996 1993 1994 1997 1998 241 192 165 088 165 266 159 369 171 880 161 489 262 823 275 378 264 333 275 671 253 840 231 673 725 949 137 818 623 996 118 213 770 551 142 392 760 535 147 124 662 310 124 985 690 806 123 807 21 210 19 861 20 115 19 676 17 073 17 545 29 329 34 453 29 865 22 314 21 330 20 658 600 17 254 200 871 295 5 448 209 370 755 5 231 234 137 1 235 5 580 253 788 1 399 5 414 286 769 7 219 4 792 201 970 10 384 4 628 4 654 3 835 4 250 4 572 4 746 3 954 34 935 42 672 60 621 59 224 51 891 600 26 845 17 254 1 160 509 1 058 386 1 268 746 1 274 046 1 182 315 1 135 105 Source : rapports annuels de la RAAQ. Les cases vides signalent l’absence de données ou l’inexistence d’une mesure. 1 : en 1993, la fréquence des examens statutaires diminue, la SAAQ ayant conclu qu‘on pouvait en alléger la fréquence sans conséquence sur la sécurité routière. 2 : sanction immédiate pour alcool au volant. 3 : la saisie du véhicule : mesure contre l’alcool au volant entrée en vigueur et mise en application le 1er décembre 1997. 202 Tableau 10 : Évolution du nombre des évaluations et des sanctions de la phase 4 - 1999 à 2003 MESURES Évaluations Examens médicaux Exam. Cours de conduite Inspections de véhicules Sanctions1 Avis infraction Perte 5-7 Perte de permis a Perte de permis b Perte de permis c Perte pour am.. imp. Perte probation Perte inapt. Perte pas d’ass. Conduite sans permis Saisie Anti-démarr. Permis restr. Total des sanctions 1999 2000 182 275 196 750 224 475 213 152 695 157 124 655 15 515 23 374 16 743 166 517 8 832 13 400 3 229 PHASE 4 2001 2002 2003 175 467 219 754 210 964 533 606 91 645 13 924 19 736 14 447 133 463 7 938 3 543 4 256 777 850 128 757 13 425 23 374 16 334 146 452 11 530 4 446 4 371 795 929 157 449 14 785 25 869 17 069 143 181 13 926 6 334 5 066 783 455 168 254 15 000 27 263 17 308 153 695 13 755 7 392 6 592 22 267 18 713 21 267 20 832 20 857 16 743 4 171 18 713 3 424 84 704 21 267 3 062 76 094 20 832 3 526 106 013 20 857 4 330 100 138 1 110 603 948 112 1 248 229 1 330 811 1 338 896 Source : rapports annuels de la RAAQ. Les cases vides signalent l’absence de données ou l’inexistence d’une mesure. 1 : les rapports d’activité de la SAAQ de 2000 et 2001 présentent des chiffres incohérents au chapitre des sanctions, notamment pour le nombre de sanctions liées à des infractions criminelles. Il appert que ce sont les différents cumuls (totaux) de données, tels qu’ils sont rapportés dans le rapport de 2000, qui sont erronés. Nous les avons repris et corrigés en prenant comme base les données fragmentées parce qu’elles présentaient moins d’écarts avec les données antérieures. Les données rapportées ici doivent quand même être interprétées avec prudence. Le président de la RAAQ induit l’Assemblée nationale en erreur. Comment faut-il l’interpréter? Certes, peu de gens lisent les rapports annuels, même dans le monde de la recherche, et il est tout à fait possible que, vu l’effet de silo de la rédaction de tels rapports, même un ministre ou un président d’organisation publique ou parapublique ne le lise pas toujours attentivement. Nous pouvons minimalement y voir le signe d’un laxisme interprétatif à la RAAQ en ce qui concerne les contre-preuves. Nous avons vu aussi que c’est la section spécifiquement attribuée au président qui, dans les rapports annuels, est la plus explicite sur les stratégies de l’organisation. Les sections rédigées par les fonctionnaires des différentes Directions sont moins transparentes. Le fonctionnaire de carrière, formé à la prudence, répugne à trop en dire mais les présidents, même ceux qui sont issus de la fonction publique, sont d’ordinaire plus flamboyants et les autres rédacteurs des rapports n’ont certes pas l’occasion de les lire et encore moins l’audace de les corriger avant le dépôt à l’Assemblée nationale. En tout cas, l’erreur révèle l’ampleur des manipulations auxquelles une société s’expose quand une cause sociale est unanimement endossée par une population et ses institutions publiques, parapubliques et médiatiques. 203 Remise dans le contexte des données disponibles à l’époque, la brutale dégradation du bilan routier en 1987 aurait eu de quoi faire douter de l’efficacité du modèle dissuasif. Même en ignorant le problème que pose pour le modèle dissuasif l’existence de déterminants transnationaux majeurs, parmi lesquels ont peut soupçonner maintenant les facteurs météorologiques en plus des facteurs sociodémographiques, une augmentation aussi importante des campagnes d’information et de répression, à la faveur d’une addition aussi continue de nouvelles mesures dissuasives, n’aurait-elle pas dû entrainer tout au contraire, selon le modèle dissuasif, une amélioration significative du bilan routier? Il se peut que le modèle soit plus robuste qu’il n’y paraisse car nous avons vu qu’il est attendu de l’effet des contrôles routiers et de l’effet synergique lui-même qu’ils déclinent rapidement même quand on maintient leurs actions à des niveaux d’intensité inhabituellement élevés. Nous avons précédemment théorisé que le rythme d’introduction des nouvelles mesures, c’est-à-dire l’introduction de pauses dans la répression, est un élément fondamental du modèle dissuasif, justement pour pallier à ce problème. À terme dans ce modèle, si le maintien de l’intensité à des niveaux inhabituellement élevés n’empêche pas la réduction de l’effet dissuasif, c’est d’une part parce que la répression s’attaque ici à des tendances naturelles (la prise de risque plus élevée chez les hommes et chez les jeunes), et d’autre part parce que le facteur du maintien annule le facteur de l’inhabituel. En somme, et comme le dit la sagesse populaire, on s’habitue à tout, et si l’on chasse le naturel, il reviendra au galop. Il faut rappeler aussi que la communication ne joue pas un rôle essentiel dans la relation mais un rôle d’amplification qui peut au mieux avoir un effet mineur. Une intensification véritablement continue ne serait pas soutenable, financièrement et finirait par paraitre excessive. Nous avons aussi théorisé que l’effet éphémère des contrôles routiers pouvait se reproduire sur l’ensemble des mesures de contrôle et de répression mais nous n’avons là-dessus aucune littérature empirique pour le vérifier. Sans doute toutes les mesures ne sont pas également dissuasives, mais il demeure que plusieurs des mesures prises en 1986 et 1987 ont tout ce qu’il faut, dans les faits comme dans l’esprit des promoteurs, pour être particulièrement dissuasives et, donc, pour éprouver la solidité du modèle. Les réactions de la RAAQ en 1987 montrent à cet égard des signes d’inquiétude. Jusqu’en 1986, on peut constater que les variations de l’intensité de la répression coïncident relativement bien avec les variations du bilan routier. Si l’intensification de la répression en 1986 et en 1987 se reflète sur le bilan routier en 1986 mais pas en 1987, il est possible que l’absence de pause en ait miné l’efficacité. Quoi qu’il en soit, on relève trois signes d’inquiétude des promoteurs de la sécurité routière au Québec en 1987, et d’abord le fait que la RAAQ commande en 1987 son premier sondage auprès de la population sur « Les connaissances et attitudes en matière de sécurité routière » (étude dont elle ne révèle pas les résultats). Ensuite, il y a le décret par l’État que l’année suivante (1988) sera l’année de la sécurité routière. Un tel décret est un prétexte pour redoubler les efforts et la concertation afin de produire des actions plus soutenues, et il est l’occasion de faire un travail d’opinion publique. Il y a enfin le fait 204 hautement inhabituel que la RAAQ, en 1987, abaisse le cout d’acquisition du permis de conduire et des plaques d’immatriculation, ce qui signifie pour elle sur le plan budgétaire une réduction de 14,5% des contributions d’assurance automobile que les automobilistes doivent lui verser. La RAAQ ne se prive pas d’annoncer qu’une diminution de ses tarifs est du jamais ou du rarement vu (RAAQ, 1988, p. 6). Elle la présente comme une manière de récompenser les Québécois de l’amélioration spectaculaire du bilan routier en 1986. Tout cela mis ensemble porte à croire que la RAAQ attribue l’érosion inattendue du bilan routier à un effritement du consensus très large qu’elle avait créé. Elle n’a pas remis en question la validité de son approche dissuasive mais a tenté de la protéger par un recadrage sélectif des statistiques (le silence sur le bilan des accidents graves et les décès) qui lui permet de continuer à vanter l’efficacité de la contrainte (l’attribution de la diminution du bilan des victimes légères au port obligatoire de la ceinture), par l’invocation d’un facteur externe aux effets invérifiés (la météo) qui la dédouane de toute faute possible, par la torsion des faits (l’attribution de la dégradation à un relâchement de la répression et de la communication qui, en réalité, ont augmenté). L’effritement de l’appui du public est certes une conclusion conjecturale fondée sur des preuves indirectes, mais ce sont le genre de preuves qui, mises bout à bout, ne peuvent être négligées. Il s’ajoute à cette liste une autre preuve indirecte de l’effritement de l’opinion favorable à la gestion de la RAAQ à cette époque : la manière dont l’État a puisé dans les surplus de ses Sociétés pour sortir de la crise des finances publiques qui a éclaté dans les années 19821984 (Pelletier, 2005, p. 12). La ponction de 68 500 000$ à la Commission des normes du travail en 1986 (Desîlets et Ledoux, 2006, p. 275) et la ponction de 2 100 000 000$ au régime d’assurance automobile entre 1987 et 1993 (Lessard, 2006) ne sont que deux exemples d’une pratique qui a d’autant plus scandalisé l’opinion publique que les surplus de ces Sociétés ont été réalisés en un temps de récession marqué par la progression de l’inflation et du chômage. Mais il se peut aussi que l’idée de tenir une année de la sécurité routière se soit imposée du simple fait que 1988 marquait le dixième anniversaire de la RAAQ et du régime, une opération de relations publiques qui se préparait de longue date si l’on en juge par le fait qu’en 1988 Montréal a accueilli du 11 au 14 juin le troisième Congrès mondial de la sécurité routière, puis, en novembre, le premier Symposium canadien de sécurité routière de l’industrie du transport des biens et de personnes. En 1988, la RAAQ présente son année thématique comme le moyen de « clôturer de façon spectaculaire une vaste offensive lancée à la suite du bilan routier de 1985 qui fut, est-il besoin de le rappeler, un des pires de l’histoire du Québec » (RAAQ, 1989, p. 23). À la faveur d’une reprise de l’amélioration du bilan routier sur tous les indicateurs d’importance (graphiques 7 à 10) qui coïncide avec une intensification des sanctions (tableau 8) et du budget des communications (tableau 6), la RAAQ s’attribue des mérites qui lui permettent en retour de souffler le chaud et le froid : parce que le bilan des accidents et des victimes est relativement stable pour une troisième année consécutive (RAAQ, 1989, p. 5) et que bilan routier s’est 205 globalement amélioré en 1988 (diminution de 2,5% des décès et de 1,2% pour l’ensemble des victimes de la route), elle peut sans trop de risques pour son image de marque dénoncer le « très mauvais » mais épisodique bilan routier du premier trimestre de 1988 (RAAQ, 1989, p. 5) et déplorer l’augmentation des taux d’accidents pour les camionneurs et les moins de 19 ans. Cette déploration, comme toujours, n’est pas innocente : elle doit être entendue ici comme une préparation de l’opinion à l’imposition de nouvelles contraintes aux transporteurs routiers et aux jeunes conducteurs. De fait, en cette année 1988, la RAAQ poursuit sa politique concertée d’intensification du contrôle alors qu’entrent progressivement en vigueur les premières normes du Code canadien de sécurité routière de l’industrie du transport routier des biens et des personnes. En 1988 et 1989, elle mène ses deuxième et troisième sondages sur les connaissances et attitudes des Québécois en matière de sécurité routière pendant qu’elle prépare les consultations, notamment avec les corps policiers, qui lui permettront en 1989 de recommander plusieurs modifications au Code de la sécurité routière visant « avant tout à bonifier l’application des mesures préventives pour accroitre la sécurité des usagers de la route » (RAAQ, 1990, p. 19). On peut comprendre que la dernière précision veut écarter le soupçon que le motif ait été vénal, ce qui s’ajoute aux indices de 1987 à l’effet que la RAAQ ne prend plus l’opinion publique pour acquise. Annonçant son intention de poursuivre ses efforts pour convaincre les automobilistes et les intervenants que les facteurs humains sont le plus souvent la cause des accidents (RAAQ, 1990, p. 5), elle affirme que la preuve a été faite qu’on peut réduire sensiblement le bilan routier par la modification des comportements et « qu’il est possible d’aller encore plus loin si nous agissons collectivement » (RAAQ, 1990, p. 5). Pour appuyer sa preuve, la RAAQ n’offre rien d’autre que l’amélioration du bilan routier depuis 1985. Dans le contexte d’une élimination systématique des contre-preuves dans la mise en récit du bilan routier, ce triomphe proclamé de la preuve est un procédé classique de la rhétorique persuasive (Schopenhauer, 1983). En 1989, le nombre des sanctions augmente tandis que le budget de communication diminue de 11,1% (tableaux 6 et 8). La RAAQ affirme que son bilan routier est globalement le meilleur depuis cinq ans par le nombre de victimes et d’accidents. Elle ne souligne pas que les proportions de décès parmi l’ensemble des titulaires de permis sont en hausse (graphiques 13 à 17), alors que ce sont précisément les indicateurs auxquels la RAAQ et les promoteurs de la sécurité routière accordent habituellement le plus d’importance dans leur discours public. Nous pouvons voir cependant que les proportions de victimes par 10 000 véhicules en circulation permettraient de dresser un portrait plus favorable : le taux global de victimes et celui des blessés légers sont à la baisse (graphiques 7 et 8) tandis que ceux des blessés graves et des décès stagnent (graphiques 9 et 10). Quand elle attribue « indéniablement » l’amélioration du bilan routier au changement des comportements routiers des Québécois, et nommément à une 206 réduction de la CFA et de la conduite avec vitesse excessive, en plus d’une plus grande vigilance et d’un « plus grand ses des responsabilités » (RAAQ, 1990, p. 5), elle ne nous dit pas sur quoi elle s’appuie. L’indéniabilité masque le caractère invérifié du postulat. Si c’est sur les données de ses enquêtes par sondage (dont elle ne nous dit rien), les données déclaratives obtenues de cette façon sont à l’évidence trop entachées de biais (comme le biais de conformité supérieure de soi) pour être crédibles. Les données quantitatives, plus fiables, montrent une augmentation des sanctions qu’il est difficile de réconcilier avec l’hypothèse de changements comportementaux induits par un plus grand sens des responsabilités (tableau 8). En 1989 encore, la RAAQ déplore une hausse des accidents impliquant des camions, ce pourquoi elle annonce qu’elle veut abaisser à 0,04 mg le taux maximum d’alcool dans le sang pour les conducteurs professionnels et faire installer des alcootests anti-démarreurs sur les camions. La sévérité et la précision des mesures envisagées signalent normalement qu’un programme législatif en ce sens est en cours de réalisation mais, si c’est le cas, il n’a pas abouti. Quand elle déplore la surreprésentation des 16-24 ans dans les accidents, elle annonce seulement qu’elle va intensifier ses actions de communication auprès d’eux pour élargir son discours de sensibilisation aux dangers de la CFA à ceux de la vitesse et de l’inexpérience. C’est l’indice qu’elle doute de sa capacité à obtenir une intensification des contraintes à leur endroit et qu’elle estime qu’un travail préliminaire de l’opinion reste à faire. De fait, aucune nouvelle mesure envers ce groupe ne sera annoncée avant 1992. Le premier janvier 1990, la nouvelle Loi sur l’assurance automobile entre en vigueur et, le 22 juin, la RAAQ change de statut pour devenir la SAAQ, obtenant au passage que la responsabilité du contrôle du transport routier des personnes et des marchandises, jusque-là assumée par la Sureté du Québec, lui soit attribuée. La SAAQ se présente comme un modèle, unique en son genre, de gestion intégrée de la protection des personnes contre les risques de la route parce qu’elle regroupe sous un même toit les fonctions de prévention, de contrôle, d’indemnisation et de réadaptation. La SAAQ se dit convaincue de pouvoir jouer un rôle plus déterminant que jamais dans l’amélioration du bilan routier et entame un plan quinquennal (1990-1994) dont l’objectif est une réduction de 15% des décès (l’objectif sera atteint plus tôt, en 1992) et une réduction à 6 000 blessés graves par année (l’objectif sera atteint en 1995, un peu plus tard que prévu), l’ambition étant que le Québec atteigne le niveau des pays scandinaves, réputés les plus sécuritaires. En 1990, la SAAQ compte non seulement sur l’intensification des opérations de contrôle et de répression (tableau 8) mais sur une intensification de la sévérité des sanctions. La mise en application de la Loi 76 permet à la SAAQ de suspendre un permis de conduire pour cause d’amendes impayées en relation avec 207 une infraction au Code de la sécurité routière ou à un règlement municipal. On ajoute une sanction de deux points pour les passagers avant qui ne portent pas leur ceinture de sécurité de même que pour les motocyclistes qui ne portent pas de casque, une sévérité que la SAAQ justifie par l’efficacité « unanimement reconnue » de ces dispositifs de sécurité (SAAQ, 1991, p. 17). Le nombre de points de démérite inscrits au dossier du conducteur qui a omis de faire un arrêt obligatoire est le même que pour le non respect d’un feu rouge. Les excès de vitesse sont punis plus sévèrement et le Québec passe une entente interprovinciale par laquelle les Québécois qui commettent des infractions en Ontario seront dénoncés à la SAAQ qui veillera à les pénaliser (par l’inscription de points de démérite, aussi connus sous le vocable « points d’inaptitude »). Les résultats de 1990 ont tout pour conforter, dans l’esprit de la SAAQ, la solidité du modèle dissuasif. Le budget de communication et surtout le nombre des sanctions ont augmenté (tableaux 6 et 8), et la SAAQ rapporte que le bilan routier québécois s’améliore encore pour se situer légèrement au-dessus de la moyenne des pays industrialisés (SAAQ, 1991, p. 6). Les taux de nos indicateurs confirment que le bilan s’améliore en effet (graphiques 7 à 10). Nous relevons cependant des indices à l’effet que la SAAQ doit encore composer avec une opinion publique qui ne serait pas entièrement favorable à son approche dissuasive et même franchement critique envers sa gestion financière. Prenons le fait, totalement inhabituel, du plafond des points de démérite entrainant la révocation du permis qui est généreusement haussé de 12 à 15, d’où la baisse légère du nombre de révocations qui s’amorce cette année-là (perte de permis a ; voir tableau 8). Cette générosité qui va à contre-courant du principe d’intensification de la contrainte ne peut guère s’expliquer que par un compromis pour favoriser l’acceptation des sanctions plus sévères pour les infractions au Code de la route. D’autres conditions ont pu jouer pour inciter la SAAQ à faire cette entorse à sa politique habituelle. La construction d’un siège social ultramoderne, amorcée en 1989, et la hausse de la réserve de stabilisation en 1990, qui coïncide avec la ponction de 625 millions que l’État fait dans cette même réserve, ont donné l’impression que la SAAQ roule sur l’or et aux dépens du contribuable (Muller, 2006). Ce sont là les éléments du « débat actuel » que le président invoque de manière très allusive pour justifier la nécessité de corriger les perceptions négatives du public, avant de dénoncer « une perception répandue à l’effet qu’il y aurait eu des hausses des contributions d’assurance des Québécois au régime » (RAAQ, 1991, p. 7). Il explique la hausse de la réserve de stabilisation par la conjoncture économique exceptionnellement favorable aux taux de rendement des placements, par un bilan routier qui s’améliore sensiblement d’année en année et par l’amélioration considérable des efforts en réadaptation des victimes. Il faut tout de même que la pression des critiques ait été particulièrement forte et continue pour que la SAAQ, en 1992, se résolve à une réduction des frais d’immatriculation de 99$ à 85$, ce qui est le même montant qu’en 1978 (alors que le cout de la vie a augmenté de 148% pour la même période). 208 En 1991, le budget de communication a légèrement diminué mais le nombre des sanctions, lui, a encore augmenté (tableaux 6 et 8) et la SAAQ annonce que le bilan routier s’améliore encore. Nos indicateurs confirment cette amélioration, à l’exception seulement du taux des blessures graves qui stagne (graphique 9). La SAAQ ne manque pas de se féliciter d’un autre bilan record en 1991, et notamment de ce que le nombre de décès sur la route soit tombé au niveau le plus bas des 30 dernières années (avançant le chiffre de 889 décès en 1961 mais sans citer de source) tandis que le parc automobile et le nombre de titulaires de permis ont triplé pendant la même période. Entre le nombre de décès rapportés en 1990 et celui avancé pour 1961, il y a une différence de 183 morts, ce qui signifierait qu’il y aurait eu une réduction de 17% entre 1990 et 1991. Les données du tableau 11, qui compilent les données rapportées par les différents bilans routiers de la RAAQ et de la SAAQ, montrent qu’une réduction aussi marquée est en soi crédible (on relève une diminution de 26% en 1982, par exemple) mais les données de 1991 affichent un bilan de 988 décès qui contredit l’assertion de la SAAQ et notre compilation montre que le record de 1961, auquel la SAAQ réfère, ne sera pas brisé avant 1996. Il est difficile d’interpréter en toute certitude une erreur aussi flagrante, encore une fois, mais il est possible qu’elle relève d’un problème de méthode. Le nombre des décès rapportés pour une même année varie parfois considérablement dans les bilans routiers, et généralement à la hausse pour tenir compte des personnes accidentés dans l’année de référence mais dont le décès consécutif est survenu et a été enregistré trop tard pour que le bilan routier soit amendé ou pour que les rédacteurs du rapport annuel en tiennent compte dans leurs analyses. C’est ainsi que la RAAQ et la SAAQ, quand elles publient un bilan routier, corrigent (sans toujours les signaler toutefois) les données des années antérieures. À titre d’exemple, la SAAQ parle d’un bilan de 794 morts dans son rapport annuel de 1994, mais les rétrospectives fournies dans les bilans subséquents indiquent plutôt 824. En conséquence, les analyses que la RAAQ et la SAAQ font de leur dernière année d’exercice dans les rapports annuels doivent être rapportées et interprétées avec une très grande prudence. Leurs stratèges sont forcément conscients du problème mais, s’ils préfèrent certainement baser leurs décisions sur des analyses longitudinales plutôt que transversales, l’obligation qui leur est faite de présenter le bilan de la dernière année et d’en faire l’analyse avant de disposer des données les plus fiables les contraint à s’avancer sur un terrain glissant. L’analyse de leur discours révèle cependant une constante : les données incertaines mais favorables trouvent toujours leur chemin dans les rapports annuels sans mise en garde, tandis que les données moins favorables voire contradictoires sont soit écartées soit soigneusement recadrées. Quoi qu’il en soit, l’examen des statistiques ajustées après quelques années permet de constater que malgré l’introduction de tant de nouvelles mesures de contrôle et de répression, le nombre de blessés graves a augmenté en 1991, une information qui affaiblit la validité du modèle répressif. La SAAQ rapporte bien cette dégradation dans son rapport annuel mais prend le soin de l’attribuer « en partie » (aucune explication 209 complémentaire n’est cependant fournie) à une augmentation de 9,1% du nombre de cyclistes tués ou blessés par rapport à 1990. Cette explication est trop courte mais elle montre encore une fois que la SAAQ sait récupérer les faits contrariants pour renforcer dans l’opinion la perception d’efficacité de la dissuasion et, dans ce cas précis, pour justifier la nécessité d’encadrer les cyclistes. Quoi qu’il en soit, la SAAQ attribue en partie l’amélioration du bilan routier en 1991 « au renforcement du Code de la sécurité routière » et aux efforts qu’elle a consentis en matière de promotion de la sécurité routière (SAAQ, 1992, p. 7). Les nouvelles dispositions sont nombreuses et intensifient encore la contrainte. La plus importante est l’octroi aux agents de la paix du pouvoir « d’immobiliser des véhicules au hasard pour effectuer des contrôles routiers ponctuels, notamment en vue de repérer les conducteurs en état d’ébriété » (SAAQ, 1992, p. 6). Cette disposition va permettre aux services policiers de procéder aux premiers barrages routiers contre la CFA, une mesure spectaculaire dont on attend un puissant effet dissuasif. Une recherche subventionnée par la SAAQ en 2004 tempèrera cet espoir dans la mesure où une étude américaine (Voas et al., 1998) a conclu que la réduction des taux d’alcoolémie des conducteurs observée aux États-Unis « s’explique uniquement par la baisse de la proportion de conducteurs à taux d’alcoolémie faible (lesquels choisissent plutôt de s’abstenir complètement) et non par celle des conducteurs à taux élevés » (Dionne, Fluet, Desjardins et Messier, 2004). Pour l’heure, la SAAQ a toutes les raisons de croire en l’effet dissuasif des barrages routiers. Parmi les autres dispositions, il y a l’introduction d’un nouveau permis probatoire et de nouvelles règles d’accès à la conduite automobile, et l’abolition de « l’obligation pour tous les aspirants conducteurs de suivre un cours théorique uniforme » (SAAQ, 1992, p. 6). Cette abolition vient de ce que toutes les études longitudinales sur les cours théoriques de conduite ont conclu qu’ils n’ont pas d’effet sur le comportement des conducteurs. Il ne s’agit pas d’une concession pour se ménager la faveur de l’opinion publique car la SAAQ augmente à 12 heures la durée de l’enseignement pratique (avec obligation de se procurer un permis d’apprenti) et introduit un permis probatoire d’une durée de deux ans pour les nouveaux conducteurs. On espère du permis probatoire qu’il « aura un effet psychologique positif important sur le désir d’acquisition, l’adoption et la conservation du comportement et d’attitudes sécuritaires chez les nouveaux conducteurs » (SAAQ, 1992, p. 6). Ce permis probatoire peut être suspendu pour une période de trois mois suite à l’inscription de 10 points d’inaptitude au dossier du conducteur. 210 Année 1973 1974 1975 1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 Tableau 11 : Évolution du nombre de décès et de véhicules immatriculés - 1973 à 2009 Décès Véhicules Année Décès Véhicules immatriculés immatriculés 2 209 2 265 471 1992 939 4 106 324 1 882 1993 945 4 165 890 1 893 1994 824 4 228 182 1 589 1995 845 4 275 429 1 556 1996 858 4 341 168 1 765 2 951 387 1997 766 4 407 517 1 792 2 933 682 1998 685 4 496 376 1 492 3 036 755 1999 762 4 580 657 1 463 3 172 056 2000 765 4 660 947 1 081 3 071 112 2001 610 4 762 691 1 185 3 135 833 2002 704 4 881 265 1 225 3 202 487 2003 623 1 386 3 281 021 2004 644 1 051 3 467 119 2005 707 1 116 3 649 979 2006 721 5 402 353 1 091 3 765 173 2007 621 5 539 013 1 128 3 884 080 2008 557 5 665 272 1 072 3 964 739 2009 515 5 778 947 988 4 041 617 Source : SAAQ, bilans routiers. Note : les données des années 1974 à 1977 n’ont pu être retrouvées, tandis que celles des années 2003 à 2005 n’ont jamais été publiées par la SAAQ. Les données rapportées dans ce tableau sont les données ajustées rétrospectivement et systématiquement après quelques années par la RAAQ et par la SAAQ parce qu’elles sont plus fiables que les données rapportées dans l’année suivant l’année d’exercice. Les années 1992 et 1993 se caractérisent par une amélioration globale et continue du bilan routier (graphiques 7 à 10). En 1992, la SAAQ attribue encore une fois ce résultat « à une plus grande activité des agents de la paix sur le réseau routier » (RAAQ, 1993, p. 27) alors qu’en réalité, le nombre total de sanctions a diminué de 24%, passant de 1 291 318 en 1991 à seulement 977 028 en 1992, un phénomène qu’elle ne peut avoir ignoré et qu’elle ne signale pas. La SAAQ appuie son affirmation manifestement erronée sur une preuve indirecte très faible : l’augmentation de 14% des demandes de renseignements que les policiers ont adressées à la base de données de la SAAQ pour des informations relatives à l’immatriculation, au permis, à l’état mécanique d’un véhicule ou aux suspensions ou révocations de permis. Sur le front législatif, la seule nouvelle mesure concerne l’entrée en vigueur en 1992 de la modulation du cout du permis de conduire en fonction de la qualité du dossier de conduite. La tarification d’assurance est donc établie désormais en fonction du risque que le conducteur représente, à partir de son dossier de conduite. C’est une mesure dissuasive dont l’impact est difficile à apprécier mais elle n’est pas anodine. Par l’analyse des dossiers des clients visés par le système des points d’inaptitude et par l’analyse de la gestion des suspensions et des révocations de permis de conduire, la SAAQ annonce qu’elle a pu établir une corrélation entre le risque que présente un conducteur et l’état de son dossier de conduite. 211 Cette pause relative dans l’intensification du contrôle et de la répression, la SAAQ semble l’avoir subie plus qu’elle ne semble l’avoir planifiée. Rien dans son discours ne laisse penser qu’elle y ait vu des vertus et elle invoque plutôt, pour expliquer le fait que le bilan se soit amélioré malgré cette pause, des stratégies de répression plus ciblées et qui misent sur l’effet synergique. Il s’agit de la combinaison de barrages routiers contre la CFA, d’opérations de contrôle de la vitesse et de campagnes publicitaires : La Société croit que ses interventions en sécurité routière, jointes au travail des policiers et des nombreux autres partenaires qui se sont associés à ses campagnes, ont directement contribué à ces progrès remarquables. En effet, il y a quelques années, la Société avait décidé de privilégier une stratégie de promotion de la sécurité routière axée sur le repérage le plus précis possible des problèmes et des clientèles à risque. En concertation avec nos partenaires du milieu policier, nous avons donc planifié des opérations de manière à créer une synergie entre la promotion de la sécurité routière et la surveillance policière. » (SAAQ, 1993, p. 5) On doit se demander si le souci de préserver son image publique peut aussi avoir incité la SAAQ à faire une pause dans l’intensification des contraintes. Sur le plan de son image de marque, l’évènement majeur de 1993 concerne le transfert d’un milliard de dollars de la SAAQ au gouvernement du Québec, en échange de quoi le gouvernement s’engage à lui reverser 120 millions de dollars annuellement tant et aussi longtemps que l’entente ne sera pas changée. Théoriquement, la SAAQ devrait avoir récupéré son milliard de dollars en 2002, sans compter la perte des revenus d’intérêt. En 1993, l’abus des ponctions a suscité un si vif débat public qu’un Comité d’action politique motocycliste se crée pour appuyer un recours collectif d’usagers qui contestent la légalité du procédé (ils seront déboutés jusqu’à la Cour Suprême en 1997, laquelle refusera même de les entendre). Le contexte de 1993 est donc houleux pour la SAAQ, qui abandonne dans le rapport annuel de cette année-là le ton guerrier de la dissuasion. Elle déclare qu’elle privilégie la persuasion pour réduire les accidents et illustre son propos en ne référant qu’à des procédés assimilables dans le langage courant à de la persuasion douce plutôt qu’à la contrainte : « efforts de sensibilisation, d’éducation et de concertation auprès de la population et des différents partenaires » (SAAQ, 1994, p. 7). Nous avons déjà relevé la nature euphémistique de ce procédé récurrent des promoteurs de la sécurité routière. L’augmentation du nombre total des décès de 966 en 1992 à 972 en 1993 n’est pas interprétée par la SAAQ, qui ne proclame pas de triomphe sur le plan du bilan routier même si, d’après nos indicateurs les taux par de décès par 10 000 véhicules en circulation indiquent plutôt une amélioration (graphique 10). Ce silence et l’absence de triomphalisme détonne et il est difficile à interpréter. Cela peut traduire un 212 embarras interprétatif, voire la crainte que le bilan ne se dégrade de nouveau à la faveur d’une réduction globale du nombre de sanctions depuis 1991 et un calme législatif qui ne promet l’introduction d’aucune nouvelle contraignante dans le système dissuasif. Les réactions de la SAAQ l’année suivante vont dans le sens de cette lecture. En 1994, la SAAQ déclare un déficit record de ses opérations financières (que la SAAQ attribuera à la seule construction de son siège social plutôt qu’aux ponctions de l’État), mais le retour à une rhétorique plus guerrière signale qu’au passage à l’année 1995 (les rapports annuels sont rédigés dans les mois suivant la fin de l’année d’exercice) elle craint moins l’état de l’opinion publique. Il faut dire que le bilan routier s’améliore en 1994 même si, selon nos indicateurs, il y a une réduction de près de 9% du nombre de sanctions (tableau 9), ce qui dans le modèle dissuasif, et malgré une augmentation de 39,9% de son budget de communication (tableau 6), ne permet pas d’expliquer l’amélioration globale du bilan routier, tant en nombres absolus qu’en termes de taux de victimes par 10 000 véhicules en circulation. On peut voir qu’en fonction de ces taux, l’amélioration continue du bilan routier se poursuit d’une manière qui devrait minimiser l’importance des variations annuelles du bilan en nombre absolu et, donc, la valeur des variables de l’effet synergique à moins de tenir compte de l’effet cyclique présumé dans le modèle en quatre temps de l’amélioration du bilan routier. En tout cas, la SAAQ revient dans son rapport annuel de 1994 à une rhétorique plus guerrière qui veut préparer l’opinion publique à un renforcement des contraintes. Elle observe que, malgré les progrès significatifs de 1994, l’amélioration du bilan routier « se fait à un rythme décroissant, c’est-à-dire de moins en moins rapidement » (SAAQ, 1995, p. 6), ce qui est normal et prévisible quand le nombre de victimes diminue constamment. Elle interprète ce plafonnement appréhendé comme le signe qu’il lui faut se préparer à de nouvelles mesures contraignantes : Pareille tendance indique que l’on se dirige lentement vers un plafonnement de l’effet de nos interventions ou, en d’autres termes, que le nombre de victimes pourra difficilement continuer à diminuer de beaucoup. Un tel plafonnement est à prévoir vers l’an 2000. La Société ne peut rester insensible à cette projection et devra sensibiliser la population à ce phénomène au cours des prochaines années de façon à favoriser la réflexion quant au contrat social entourant la mobilité des personnes et des biens. (SAAQ, 1995, p. 7) Pour la première fois en 1994, la SAAQ expose en détail la manière dont elle conçoit le problème de l’insécurité routière et son intervention. Ce souci d’expliciter la matrice décisionnelle, que l’on n’avait pas vu depuis les premières années de la RAAQ, le ton plus posé, l’exposé plus approfondi, l’interprétation plus poussée des statistiques et l’ajout d’analyses prédictives, tout cela incite à penser qu’avec le temps, et peut-être aussi à la faveur de mouvements de personnel, les responsables de la promotion de la sécurité routière ont approfondi leur pensée stratégique. La SAAQ compte alors avec la RAAQ 16 années d’expertise en prévention routière mais depuis cinq ans maintenant, son discours public sur sa matrice 213 décisionnelle n’est plus aussi explicite en ce qui a trait au rôle de la dissuasion et de la communication et elle envisage pour la première fois un plafonnement du bilan routier. Outre le nombre de sanctions effectives qui est globalement en régression et le souci de se ménager une opinion publique plus critique qui semble avoir imposé depuis quelques années un arrêt de l’intensification des contraintes, on peut remarquer que la SAAQ a connu de 1992 à 1995 quatre présidents différents. C’est un contexte bien fait pour créer un peu d’amnésie institutionnelle et favoriser un changement graduel de paradigme. De fait, la manière dont la SAAQ discourt sur son action change peu à peu. Dans son rapport de 1994, la SAAQ distingue les nombreux facteurs qui influencent le bilan routier sur lesquels elle n’a aucun ou peu de contrôle (kilométrage parcouru, contexte économique, nombre de nouveaux conducteurs, état des routes, et ainsi de suite, quoi que ce dernier facteur ne soit autrement jamais mentionné par la SAAQ) des facteurs sur lesquels elle en a davantage et qui relèvent des activités de prévention. Elle divise ces facteurs préventifs en quatre ordres (SAAQ, 1995, p. 6) : législatifs, administratifs, policiers et promotionnels. Un exemple d’activité à la fois administrative et policière concerne l’informatisation des véhicules de police qui permet aux agents d’interroger la base de données de la SAAQ lorsqu’ils suivent ou interceptent un véhicule. La SAAQ dit observer en 1994 des gains de productivité dans l’émission des constats d’infraction et déclare son espoir qu’en étendant ce système informatique à travers toute la province, ces gains « contribueront à l’accroissement du respect des règles de la circulation, qui devrait se concrétiser par une amélioration du bilan routier » (SAAQ, 1995, p. 31). La SAAQ espère le même rendement positif de l’échange d’informations avec les cours municipales en ce qui concerne les paiements et non-paiements d’amendes. Le tableau 9 nous permet de constater que le gain de productivité qui est déclaré est contraire aux statistiques qu’elle publie; en fait, les constats d’infraction sont en baisse par rapport à 1993. Compte tenu de l’informatisation et de la nécessité de mettre à jour le dossier des conducteurs au moins sur le plan des points de démérite, on peut penser que le bilan des sanctions est plus fiable que le bilan des victimes dans les rapports annuels. Peut-être le rédacteur fait-il référence aux données de 1995 dont il disposait au moment d’écrire le rapport pour l’année 1994, mais il ne signale pas le glissement référentiel. Dans un cas comme dans l’autre, il semble que malgré une conceptualisation apparemment plus fine de son action, l’avidité de la SAAQ pour des données pouvant conforter son approche dissuasive demeure et l’incite encore à fonder ses interprétations sur des erreurs factuelles (qui ne sont habituellement pas corrigées dans les rapports subséquents). Il faut s’étonner que la SAAQ n’ait pas réalisé ou signalé que c’est en 1994 que le bilan routier du Québec passe durablement sous la barre du bilan des États-Unis et se confonde désormais avec la moyenne canadienne (graphique 2). L’omission est tout à fait singulière. Certes, on peut se demander comment la SAAQ aurait expliqué qu’une amélioration aussi notable et durable se produise alors qu’elle est entrée dans une phase léthargique sur le plan de la dissuasion, le nombre des sanctions effectives ayant atteint 214 une sorte de plafond et le menu législatif demeurant vide. Le phénomène du plafonnement de l’effet d’une nouvelle mesure dissuasive de même que le léger recul que le bilan routier enregistre en 1995 et 1996 (tableau 11) au chapitre des décès (la mesure canari par excellence) sont toutefois conformes aux prédictions du modèle décisionnel en quatre temps de l’amélioration du bilan routier (diagramme 2). En ce qui concerne la comparaison avec les autres États d’Amérique du nord (graphique 2), les taux qui se rejoignent de plus en plus sont désormais trop bas et trop stables pour permettre une interprétation des variations annuelles; seule se dégage une tendance commune à une très lente amélioration. En prenant davantage conscience de la multiplicité des facteurs d’influence du bilan routier, on voit que la SAAQ ne hiérarchise plus ces facteurs aussi nettement qu’autrefois mais les présente de plus en plus comme s’ils avaient tous une valeur égale ou, du moins, indécidable. Avec la prise en compte d’un plus grand nombre de facteurs, la sécurité routière est désormais présentée comme un problème de boite noire, ce qui correspond bien à la manière dont la psychologie sociale aborde les problèmes sociaux. Dans cette conception, la dissuasion cesse d’être présentée comme le véritable moteur de l’amélioration du bilan routier, et le discours des promoteurs met davantage l’accent sur une approche intégrée qui s’appuie sur une diversité de moyens et de partenaires, ce qui inclut les actions qui peuvent être prises avant, pendant et après les accidents pour réduire le bilan routier. Le fait que la SAAQ définisse en 1995 les accidents de la route comme un grave problème de santé publique (SAAQ, 1996, p. 31) est un indice que le souci de se ménager la faveur de l’opinion publique peut entrainer des flottements dans sa représentation du problème. C’est le moment où les questions de santé occupent de plus en plus le devant de la scène politique avec un projet de régime universel d’assurance médicaments et une réforme controversée de la santé qui entraine la fermeture d’hôpitaux, les départs massifs à la retraite, un allongement des listes d’attente et des manifestations de masse. Quand en 1996 la SAAQ résume l’ensemble de ses activités de prévention à de la sensibilisation, elle répertorie ainsi les activités de cette sensibilisation : information, éducation, collaboration avec les partenaires et développement d’activités communautaires (SAAQ, 1997, p. 31). La dissuasion n’est même pas nommée mais on peut voir plus loin qu’elle doit en partie être pudiquement rangée dans la catégorie de la « collaboration avec les partenaires » du fait que la SAAQ déclare qu’elle « ne pourrait remplir son mandat de promotion de sécurité routière sans la collaboration des différents services de police du Québec » (SAAQ, 1997, p. 34). Cependant, la relativisation du contrôle ou sa dissimulation dans le discours public n’implique pas sa renonciation, de même que des modulations ponctuelles du discours public ne reflètent pas nécessairement ou fidèlement la matrice décisionnelle. Il faut observer les tendances à plus long terme. Il n’est pas anodin que ces flottements et ces changements apparents de paradigmes dans le discours se produisent de 1993 à 1996, la plus longue pause de l’histoire de la SAAQ en ce qui concerne l’introduction de nouvelles mesures de contrainte dans le système dissuasif. Cette pause pourrait-elle 215 avoir aussi été induite par le désir des gouvernements de se ménager l’opinion publique à une période d’ébullition politique? Rappelons qu’en 1992, le Québec a rejeté par référendum l’entente constitutionnelle de Charlottetown, et que le gouvernement libéral qui avait promu l’entente a été défait en 1994. Dès sa prise du pouvoir, le gouvernement du Parti Québécois s’est lancé dans une bataille référendaire sur l’indépendance du Québec qui a conduit aux résultats très serrés du 30 octobre 1995. C’est seulement lorsque la fièvre politique redescend au Québec que le gouvernement entreprend un projet de révision en profondeur du Code de la sécurité routière pour contrer la CFA, éliminer la conduite pendant la suspension ou la révocation d’un permis, et rendre plus graduel l’accès au permis de conduire pour les nouveaux conducteurs (SAAQ, 1996, p. 5). Rien n’est encore fait en 1996 ce qui peut expliquer la décroissance brutale des budgets de communication de 29,5% en 1995 puis de 30% en 1996. Le nombre de sanctions effectives qui augmente de 20% en 1995 et qui reste stable en 1996 (tableau 9) n’empêche pas que le nombre des décès sur la route augmente lui aussi, légèrement mais de manière soutenue (tableau 11). Selon nos indicateurs de taux de victimes par 10 000 véhicules en circulation, il semble que jamais rien n’empêche la réduction constante de la proportion de victimes au total et celle des blessures légères pendant toute la phase 3 de notre observation (graphiques 7 et 8), mais on peut observer une stagnation du taux de blessures graves en 1995 et 1996 (graphique 9), et une augmentation épisodique du taux de décès en 1995 (graphique 10). Comme d’habitude, la SAAQ ne relève pas la contradiction entre l’accroissement des sanctions et l’augmentation des décès. Elle s’appuie sur les données plus globales pour pouvoir annoncer chaque fois, en 1995 et en 1996, l’achèvement d’une autre année record. Quand une nouvelle loi est enfin adoptée en décembre 1996 pour entrer progressivement en vigueur en 1997, la SAAQ la décrit comme « la plus importante réforme du Code des vingt dernières années et le fer de lance d’une offensive majeure visant l’amélioration du bilan routier ». Il y a trois séries de mesures. La première série de mesures qui entre en vigueur le 30 juin 1997 vise essentiellement les jeunes conducteurs et concerne l’accès graduel à la conduite. On abolit l’obligation des cours de conduite parce qu’ils n’ont produit aucun résultat probant, mais on resserre les conditions d’obtention du permis, signe que la SAAQ a davantage foi en la dissuasion qu’en l’éducation : L’accès graduel à la conduite instaure un cadre d’apprentissage sécuritaire qui vise à réduire la prise de risques et à susciter le développement de comportements responsables chez les nouveaux conducteurs, particulièrement chez les jeunes de 16 à 24 ans dont la représentation est excessive dans le bilan routier. Ces mesures consistent à allonger, de 3 à 12 mois, la période minimale d’apprenti conducteur, à obliger le nouveau conducteur à être titulaire d’un permis probatoire pendant 24 mois ou jusqu’à l’âge de 25 ans, à ne tolérer aucun alcool, à réduire de 10 à 4 le nombre de points d’inaptitude et à abolir l’obligation du cours pratique de conduite. (SAAQ, 1998, p. 23) 216 La seconde série concerne l’application contre la CFA de « moyens novateurs et nettement plus sévères » pour contrer ce problème (SAAQ, 1997, p. 4). Ces mesures entrent en vigueur le premier décembre 1997. Elles introduisent la suspension immédiate et pour une durée de 15 jours du permis du conducteur ayant dépassé la limite légale permise d’alcool dans le sang, la saisie immédiate du véhicule même s’il n’appartient pas au conducteur fautif (une mesure particulièrement impressionnante), l’obligation de suivre le programme de rééducation Alcoofrein après une première condamnation, et l’obligation de se soumettre à l’expertise d’un spécialiste du traitement de l’alcoolisme en cas de récidive. S’y ajoute l’installation obligatoire d’un dispositif anti-démarreur par détection d’alcool dans l’haleine pour ceux qui, après l’imposition d’une interdiction de conduire en vertu du Code criminel, ont obtenu malgré tout un permis restreint. La troisième série de mesures concerne la conduite sans permis ou durant sanction, et comprend l’application dès le premier décembre 1997 de « mesures novatrices et plus sévères ». Avec ces trois séries de mesures, la SAAQ se dit convaincue que la sécurité routière s’améliorera dès 1997 (SAAQ, 1997, p. 4), bien que les deux dernières mesures n’entreront en vigueur qu’en décembre 1997. De fait, la SAAQ va continuer à rapporter une amélioration significative du bilan routier, ce qui est exact si l’on mesure l’évolution du bilan à l’aulne des taux de victimes par 10 000 véhicules en circulation (graphiques 7 à 10), mais ce ne sont pas les indicateurs auquel la SAAQ réfère à l’époque quand elle discourt sur le bilan. Elle réfère plutôt aux variations en nombre absolu. Elle arrive à dresser ce portrait en ne mettant l’accent que sur la réduction du bilan des décès. Or, si de 1996 à 1998 (première année complète d’application de la réforme du Code) le bilan s’est remarquablement amélioré en passant de 858 à 766 puis 685 décès, le nombre des véhicules accidentés ne semble pas avoir été affecté, passant de 285 468 à 300 750 puis 282 687. Les autres indicateurs n’ont pas varié de manière significative : le nombre d’accidents corporels est passé de 34 584 à 34 642 puis 33 906, et le nombre de blessures graves est passé de 5 917 à 5 919 puis 5 924. La tendance à la baisse se poursuit, selon les indicateurs en nombres absolus, mais plus modestement que ce que la SAAQ ne le laisse entendre quand elle reprend année après année le refrain du « meilleur bilan » de son histoire. On relèvera que pour mieux mettre en évidence le caractère spectaculaire du bilan des décès, la SAAQ soulignera en 1997 que le nombre de décès est le plus bas depuis 42 ans, l’année 1955 ayant enregistré 715 décès pour cinq fois moins de véhicules sur la route. On voit encore une fois par là que les critiques faites autrefois par la RAAQ à l’encontre du Bureau des véhicules étaient sévères car elle possédait un minimum de statistiques routières que les promoteurs de la sécurité routière ne révèlent que très sélectivement quand cela sert leur discours. En tenant compte d’une révélation du même genre faite dans son rapport annuel de 1991, on peut voir que le nombre de décès sur la route au Québec serait passé de 715 en 1955 à 889 en 1961, puis à un sommet de 2 209 en 1973 à partir de quoi il s’est mis à décroitre lentement mais 217 surement. Cette évolution est cohérente avec l’hypothèse de l’influence déterminante de la pyramide des âges. Contre cette hypothèse, on pourrait soulever un doute sur la fiabilité et sur la stabilité de la méthode par laquelle, tout au long de cette période, les décès sur les routes étaient rapportés. Sans les protocoles, il n’est pas possible de tester davantage sur ce point la solidité de l’hypothèse, mais ce n’est pas là l’objet de notre étude. Dans sa revue de la littérature, Noland (2002) constate que les variables sociodémographiques sont utilisées pour l’identification de groupes à risque et, dans les études longitudinales, comme variables de contrôle, mais nous n’avons pas connaissance d’études sur la valeur explicative des variables démographiques sur l’évolution du bilan routier avant Inden (2008), qui en étudie l’impact sur le bilan routier américain entre 1994 et 2006 et qui, sur les bases de résultats significatifs, suggère d’investiguer davantage la question. La SAAQ célèbre en 1998 le vingtième anniversaire du régime. Cette année, qui clôture notre troisième phase d’observation, est présentée comme une apothéose de son approche préventive. Mesurée en nombres absolus ou en taux de victimes par 10 000 véhicules, le bilan s’améliore selon tous les indicateurs sauf celui des blessés graves qui signale une stagnation. Pour la SAAQ, l’amélioration du bilan est « largement attribuable, d’une part, à cette nouvelle loi considérée comme l’une des plus dissuasives en Amérique et, d’autre part, aux efforts de la Société en matière de prévention et de sensibilisation de la population à la sécurité routière » (SAAQ, 1999, p. 4). On remarquera que la SAAQ se félicite de ce que le Québec se situe parmi les États les plus répressifs en Amérique. En ressuscitant la dissuasion dans son discours, on notera toutefois qu’elle prend soin d’en atténuer l’importance perçue en associant au succès d’autres mesures (la prévention et la sensibilisation) qui paraissent être fondamentalement différentes mais dont on a vu qu’elles incluent en réalité la dissuasion. Dans le discours de la SAAQ, la conceptualisation de son action est remarquablement instable. En comparant les discours aux faits et en considérant les données dans leur ensemble, l’analyse dramaturgique montre que l’existence des pratiques systématiques qui consistent à escamoter ou recadrer les faits contrariants, à présenter avec laxisme des données incertaines ou erronées, à sur-interpréter les variations annuelles, et indique que ces pratiques servent à préserver le système des croyances de la matrice décisionnelle. Ce souci de préservation explique de manière satisfaisante les variations de sa ligne narrative. En outre, dans ce système, l’avenir n’est pas envisagé autrement que comme un processus d’amélioration sans fin : une dégradation du bilan est utilisée comme argument décisif pour justifier une action corrective fondée sur l’intensification des contraintes, une amélioration du bilan est la preuve incontestable que l’on peut faire mieux et qu’il faut se fixer des objectifs plus agressifs (SAAQ, 1999, p. 4). 218 Le rôle de la publicité Nous allons voir qu’entre 1983 et 1994, la RAAQ puis la SAAQ augmentent leurs investissements en communication de manière relativement continue jusqu’au sommet inégalé de 1994 (8 293 000$), après quoi les budgets fluctuent de manière plus ou moins significative selon les années mais resteront toujours à un niveau très inférieur à celui de 1994 (tableau 6). L’augmentation relativement continue des budgets de communication entre 1984 et 1994 correspond à la période au cours de laquelle la RAAQ, dans une optique qui correspond tout à fait à celle du marketing social, va raffiner sa stratégie de segmentation pour s’attaquer aux problèmes, ciblant les profils sociodémographiques les plus à risque et privilégiant la communication aux périodes de l’année qui offrent un fort potentiel d’amélioration du bilan routier. Le déclin majeur du budget des communications en 1995 et ses nombreuses fluctuations subséquentes correspondent au moment où la SAAQ entrevoit un plafonnement relatif du bilan routier par lequel les gains subséquents seront beaucoup plus réduits et difficiles à obtenir. La situation est comparable en marketing à celui d’un marché arrivé à maturité dans lequel le souci de maintenir un ROI optimal entraine un ajustement à la baisse des investissements en promotion. Il n’empêche que, de 1986 à 1998, les promoteurs de la sécurité routière vont continuellement affirmer l’importance de la communication en général et de la publicité en particulier dans le processus d’amélioration du bilan routier, mais le discours sur la nature de cette contribution va considérablement évoluer. La conceptualisation d’origine, qui faisait ouvertement de la communication une technique de conditionnement de l’opinion pour faire accepter l’intensification des contraintes, va dans cette phase d’observation disparaitre très tôt du discours public de la RAAQ mais sans qu’on lui attribue une autre fonction précise. Les premiers documents internes dont nous disposons nous révèleront cependant qu’au tournant des années 1990, les stratèges publicitaires de l’organisation travaillaient en fonction d’un autre paradigme, celui de la psychologie sociale, et attribuaient à la publicité la capacité de modifier les comportements. Nous verrons ensuite qu’au fil de la décennie 1990 et sur la base de leurs propres études, ces stratèges abandonneront cette croyance et attribueront à la publicité une influence à très long terme sur les normes sociales, dont ils penseront qu’elles pourraient à leur tour modifier les normes individuelles et les comportements, mais sans espoir de jamais pouvoir mesurer et prouver la relation. Par contre, l’usage qui sera fait de la publicité va montrer qu’il n’est pas fondamentalement différent des phases précédentes : la publicité continuera à être utilisée pour exercer un travail d’opinion qui se modulera selon le rythme d’introduction de nouvelles contraintes, indépendamment des représentations que les stratèges publicitaires se feront de son rôle. C’est l’évolution comparée de ce système de croyances et des usages de la publicité que nous allons maintenant étudier de plus près. 219 En 1986, la RAAQ conceptualise encore la communication principalement comme un outil d’agenda setting dans le cadre de la construction de sa cause sociale. Il s’agit de communiquer pour « entretenir dans l’opinion publique un climat favorable de réceptivité aux messages de sécurité routière », contribuer à « faire progresser la mobilisation sociale » et inciter « à l’action » (RAAQ, 1987, p. 25). C’est aussi cette année-là qu’elle applique plus systématiquement à ses stratégies de prévention le principe de l’effet synergique par la création de ce qu’elle appelle désormais des Programmes d’application sélective (P.A.S.), des opérations de contrôles routiers qui sont publicisées et qui se font de manière intensive dans des zones à haut risque d’accident. Des quatre campagnes publicitaires qu’elle diffuse pour couvrir les thèmes de la sécurité à bicyclette, de la sécurité à moto, de la ceinture de sécurité et de la CFA, ce sont ces deux dernières qui ont été clairement conçues dans l’optique d’un effet synergique. Contre la CFA, la RAAQ a diffusé sur tout le territoire une campagne en deux temps : à l’été et en décembre. Pendant tout l’été, 1 200 panneaux avec le slogan « L’alcool au volant, c’est criminel » ont été installés en bordure de route dans des municipalités, et trois messages radio en versions française et anglaise ont été diffusés avec une emphase lors des périodes de plus fort achalandage (et alors que les contrôles routiers étaient intensifiés). En décembre, la RAAQ a rediffusé son message télévisé de décembre 1985 sur l’entrée en vigueur des dispositions plus sévères contre la CFA, en plus de messages radio et de publicités dans près de 24 000 bars et restaurants. Pour faire augmenter le taux du port de la ceinture surtout auprès des 16-24 ans, la RAAQ a réalisé des opérations P.A.S. durant l’été, lançant en appui aux opérations de contrôle routier une campagne radio en juin, et publiant dans les hebdomadaires et les quotidiens un cahier spécial intitulé Beau temps pour la sécurité routière. L’approche créative de la campagne publicitaire était celle de témoignages de gens racontant comment la ceinture de sécurité leur avait sauvé la vie, cela afin de contrecarrer des histoires répandues à l’effet qu’il serait moins dangereux ou atroce d’être éjecté lors d’une embardée, ou qu’une ceinture coincée empêche les victimes d’être extirpées à temps. Sur le plan stratégique, la RAAQ cherchait à créer aux périodes les plus lourdes sur le bilan routier, soit à la belle saison (de mai à septembre) et au temps des Fêtes (décembre), un continuum de communication et de contrôle routier qui soit le plus dissuasif possible. Sur le plan tactique, les choix médiatiques de la publicité contre la CFA et pour le port de la ceinture consistaient donc à communiquer avec les conducteurs au moment où ils sont les plus à risques de commettre des imprudences graves et où ils sont les plus sensibles à la probabilité de se faire contrôler et punir en cas d’infraction, c’est-à-dire quand ils sont sur la route et dans des bars et restaurants. Comme d’habitude, le soutien financier, statistique et logistique apporté aux organisations régionales qui voulaient agir contre l’insécurité sécurité routière, et notamment à l’Opération Nez Rouge pour l’extension en 1986 de ses activités dans 19 villes, est un élément sur lequel la RAAQ s’étend beaucoup moins que la publicité. Théoriquement cependant, son rôle 220 stratégique est probablement plus important à long terme que celui de la publicité dans la mesure où, bien mieux que cette dernière, il permet à la RAAQ de se créer une série de promoteurs secondaires qu’elle contrôle discrètement et qui, en ajoutant leur crédibilité à la sienne, permet à la lutte contre l’insécurité routière de ne plus être perçue comme le problème de la RAAQ et d’accéder au statut de cause sociale. Cette stratégie d’extension de la cause à d’autres partenaires se poursuit en 1987 avec la signature de la première entente entre la RAAQ et la Société des fêtes et festivals par laquelle la RAAQ peut désormais mener à l’intérieur des différents festivals québécois des actions de prévention contre la CFA sous le thème de « Pour que la fête continue… pas d’alcool au volant ». Il s’agit d’une co-commandite avec Coca Cola qui peut ainsi se promouvoir comme une boisson festive et que la RAAQ endosse de facto comme excellente alternative à l’alcool. La RAAQ distribue en outre à 10 000 entreprises des documents intitulés « Intervenir, c’est rentable », et qui les incite à s’impliquer dans la prévention de la CFA quand elles organisent des festivités corporatives. Tous ces efforts en commandite ont un cout, et cela peut expliquer que sur le plan du placement média publicitaire, la campagne contre la CFA en 1987 se soit limitée à la diffusion de quatre messages radio en français et en anglais. Il est évidemment plus difficile de trouver des partenaires pour faire la promotion de la ceinture de sécurité, ce qui peut expliquer que, là, les investissements publicitaires aient été plus importants. Sur le thème de « Pas de risques à prendre, je m’attache en tout temps », la campagne publicitaire est une vaste opération menée conjointement avec les services de police. Elle commence par une campagne télévisée au concept que la RAAQ qualifie d’ « audacieux » parce que c’était « la première fois en effet que la force d’une collision était illustrée à la verticale plutôt qu’à l’horizontale ». Elle est appuyée par la diffusion de huit messages radio en français et en anglais, d’un tabloïd encarté dans tous les quotidiens et dans les principaux hebdos et la distribution à 243 000 personnes, lors d’opérations de surveillance policières, de cartes de concours dont les gagnants sont admissible au tirage de grands prix qui seront attribués à une émission télévision entièrement consacrée à la sécurité routière. Nous avons retrouvé la version en anglais du message télévisé (scénario 10) qui compte 22 plans. Le montage très serré et la multiplication des informations explicites et symboliques (presque subliminaux) en font un message très complexe mais la cascade du personnage sur les toits et sa chute lui ont conféré néanmoins un caractère spectaculaire. Il est donc fort probable que, s’ils ont été mesurés, le taux de rappel assisté du message ait été bon et que la compréhension du cœur du message (« il faut boucler sa ceinture ») ait été acceptable mais pas les détails de l’argumentation. 221 Scénario 10 RAAQ TV : « Chute du toit » Diffusion : 1987 Plan Vidéo Direction photo : une série de plans extérieurs suivant le parcours absurde d’un homme sur les toits d’un édifice en hauteur et qui tient un sac de pain. On le suit dans des chutes chaplinesques jusqu’à la chute finale où il est sauvé dans les airs par une ceinture de sécurité automobile. 1 Gros plan en contre-plongée d’un homme qui est entrain de perdre l’équilibre. 2 3 4 5 6 7 et 8 9 10 Plan d’ensemble. On réalise qu’il était juché sur le toit d’un édifice élevé. Il glisse sur la toiture dont la pente très accentuée ne parait pas lui laisser aucune chance de s’en sortir. D’une main, il réussit à s’accrocher à un conduit d’aération tandis que de l’autre il persiste à tenir un sac de pain tranché. Gros plan sur fond noir de l’une des deux boucles métalliques d’une ceinture de sécurité automobile qui pend à la verticale. Toujours accroché, l’homme s’efforce de remonter. Gros plan sur fond noir de l’autre boucle métallique d’une ceinture de sécurité automobile qui pend à la verticale. Elle renforce le message que le fait de ne pas boucler sa ceinture nous met en danger. Gros plan des mains de l’homme qui s’accrochent au sommet du toit et qui tient encore le sac de pain. Gros plan sur fond noir de la première moitié puis sur la seconde moitié de la boucle de la ceinture de séurité. Traveling de l’homme qui court sur le sommet plat d’un toit. Gros plan du pied de l’homme qui se pose sur une corniche qui s’enfonce Audio Direction sonore : musique dramatique soulignant particulièrement les moments dramatiques. Durée du plan Temps cumul. Voix hors champ (homme) : « Some people risk their lives … » Musique (batterie et violon): Rapide crescendo dramatique. Musique (piano et violon): Quelques mesures apaisantes. Voix hors champ (homme) : « … going for a loaf of bread. » 0,01 0,01 0,01 0,02 Voix hors champ (homme) : « Not you? Except that you don’t » 0,01 0,03 Voix hors champ (homme) : « Not you? Except that you don’t always …» Voix hors champ (homme) : « …do up your seatbelt… » 0,02 0,05 0,01 0,06 Voix hors champ (homme) : « … in a car. Not goigng far you say. No …» Voix hors champ (homme) : « … danger. 0,03 0,09 0,01 0,10 Voix hors champ (homme) : « Wrong! Most… Voix hors champ (homme) : « … accidents happen… » 0,01 0,11 0,01 0,12 222 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 sous son poids. Plan éloigné de l’homme perd l’équilibre. Il lâche son pain mais trop tard. Il tombe à la renverse. Plan sur fond noir de la première boucle de la ceinture mais cette fois à l’horizontale. Le mouvement de la caméra la fait se diriger de la gauche vers la droite de l’écran, figurant symboliquement une voiture en mouvement sur le bitume noir de la route. Plan en contre-plongée, vue du sol et un peu en retrait, de l’homme qui chute de l’édifice. Plan sur fond noir de la deuxième boucle de la ceinture mais cette fois à l’horizontale. Le mouvement de la caméra la fait se diriger de la droite vers la gauche de l’écran. Plan en contre-plongée de l’homme en panique qui tombe du ciel vers l’objectif de la caméra. Il tombe littéralement des nues. Plan horizontal sur fond noir des deux boucles qui semblent se diriger l’une vers l’autre, évoquant symboliquement deux voitures qui se foncent dessus. Traveling sur l’homme dans sa chute. Plan horizontal sur fond noir des deux boucles qui se rentrent dedans. La ceinture est bouclée! Plan en contre-plongée de l’homme en panique qui tombe du ciel vers l’objectif de la caméra, mais cette fois avec une ceinture de sécurité qui apparrait entre lui et nous. Traveling sur l’homme qui est arrêté dans sa chute par la ceinture de sécurité providentielle. Fond bleu. Le slogan apparrait. En animation : effet de pare-brise qui éclate. Écrit en noir : Don’t chance it. Écrit en rouge : Buckle-up… every time. Panneau de signature. En haut, un pictogramme figurant dans un cercle vert un homme avec une ceinture bouclée. En bas, deux logos. À gauche, celui de la RAAQ. À droite un logo (illisible) figurant un œil en gros plan. Voix hors champ (homme) : « … close to home, and at low speeds. And a collision at… » Voix hors champ (homme) : « … 40 …» 0,045 0,164 0,005 0,17 Voix hors champ (homme) : « … kilometers an hour is the same …» Voix hors champ (homme) : « … as… » 0,01 0,18 0,005 0,185 Voix hors champ (homme) : « … falling from a three story building. » 0,015 0,20 0,005 0,205 Voix hors champ (homme) : « For the driver… » 0,005 0,21 0,01 0,22 Voix hors champ (homme) : « … and the passengers. » 0,01 0,23 0,01 0,24 Voix hors champ (homme) : « Don’t chance it. » 0,02 0,26 Voix hors champ (homme) : « Buckle-up… every time. « 0,04 0,30 223 Une évaluation de la campagne dans son ensemble a toutefois eu lieu car la RAAQ en rapporte les résultats, pour la première fois, dans ses rapports annuels. Tous les indicateurs évoqués ont cependant trait à l’adoption du comportement, dont la mesure est la plus difficile à faire et la plus incertaine. D’après la RAAQ, 67% des conducteurs et 61% des passagers bouclaient leur ceinture avant la campagne. Après la campagne, la RAAQ rapporte une augmentation à 68,8% (conducteurs) et 79,2% (passagers) en milieu urbain, et une augmentation à 79,8% et 84,7% sur les autoroutes. Elle annonce que le taux global du port de la ceinture serait monté à 85,8%, sans qu’on nous explique ce que cela veut dire exactement et comment cela est compatible avec les résultats segmentés, mais il demeure que cela nous est présenté comme le taux plus élevé en Amérique du nord. Le taux de 85,8% est très près du taux de 90% que la RAAQ va se fixer comme objectif en 1989. À l’examen, on peut voir que la méthodologie comparative pose des problèmes dont on ne sait pas comment la RAAQ a pu les contrôler, ni si elle l’a tenté. La mesure pré-campagne a été faite par sondage tandis que la seconde mesure a été faite pendant ou après la campagne par des observations sur le terrain. On peut penser que les résultats des deux études sont trop généreux : les données déclaratives en raison du biais de conformité, et les données du terrain parce qu’elles ont probablement été recueillies par les policiers à l’occasion de barrages routiers médiatisés qui ont pour effet d’augmenter sporadiquement le niveau d’alerte des usagers. En tenant compte de l’effet éphémère des campagnes, on doit présumer que les taux réels, quels qu’ils aient été, sont rapidement revenus à un niveau nettement inférieur après la campagne. En 1988, la RAAQ a déployé pas moins de six grandes campagnes publicitaires pour s’attaquer à six problèmes de sécurité, cinq étant reliés spécifiquement à la moto, la bicyclette, la CFA, la vitesse, la ceinture de sécurité, et un à la sécurité générale sur les routes à la période des Fêtes. Ne semble pas incluse dans cette comptabilité de la RAAQ ce qui semble être une septième campagne, celle-là pour informer les usagers de la route des nouvelles normes de sécurité routière. Nous avons retrouvé une publicité télévisée contre la vitesse au volant en zone urbaine (scénario 11) qui est peut-être le message de 1988 et que la RAAQ qualifiait de « percutant », sans doute parce qu’il suggérait une série d’accidents dont les différents impacts, comme la RAAQ le faisait toujours, n’étaient pas montrés mais suggérés en mettant l’accent sur les réactions horrifiées du visage des victimes. La publicité se termine par la simulation d’un véritable carnage de piétons. Le style se rapproche du réalisme de la publicité choc, le ton est moralisateur, et le concept associe la vitesse excessive en milieu urbain à un comportement criminel, totalement irresponsable, insouciant de la vie des autres. La volonté est de renforcer la condamnation sociale d’un comportement dépeint comme déviant, mais le traitement et l’exagération ne peuvent que conforter, malgré les intentions de la RAAQ, l’impression répandue que les accidents dus à la vitesse sont le fait d’une minorité de fous du volant au comportement psychopathe. 224 Scénario 11 RAAQ TV : « Jeu vidéo » Diffusion : été 1988 Plan Vidéo Direction photo : on reproduit le point de vue d’un homme qui joue à un jeu vidéo. On voit ses mains tenant un volant, le tout superposé aux images d’une série de plans extérieur reproduisant en caméra subjective plusieurs trajets en zone urbaine qui se terminent tous très vite par des accidents parce que le « joueur » roule trop vite. La caméra subjective permet de suggérer les accidents sans avoir à les montrer, ce qui aurait été techniquement plus difficile et financièrement plus couteux. 1 à 5 On circule dans des rues. Le conducteur tourne brusquement le volant pour éviter de justesse un jeune cycliste. Il se retrouve dans une autre rue où, pour éviter un cycliste adulte il empiète sur la voie inverse et manque de percuter une voiture. Il accélère, fait un dépassement de camionnette par la gauche qui lui cache une femme et son landau en train de traverser l’intersection. Plan du landau projeté dans les airs. 6 En surimpression sur un fond noir, un message en lettres rouge qui clignote : « Impact mortel » 7 à La partie a repris. Nouvelles 10 imprudences du conducteur. Un jeune garçon traverse imprudemment la rue, entre deux voitures garées sur le côté, pour rattraper le ballon qu’il a perdu. Gros plan du visage du garçon. Effrayé. Pour l’éviter, le conducteur tourne brusquement le volant et se retrouve face à face avec une camionnette qu’il percute. 11 En surimpression sur un fond noir, un message en lettres rouge qui clignote : « Accident criminel » 12 à Nouvelle partie. Cette fois, le 13 conducteur heurte à une Audio Direction sonore : l’action est ponctuée de bruits électroniques simulant l’accélération du moteur, le freinage à haute vitesse et des accidents. Chaque erreur est signalée par des bruits électroniques, et chaque accident se termine par le son typique des jeux vidéo de l’époque par lequel la machine le système signale au joueur qu’il a perdu la partie. Durée du plan Temps cumul. 0,07 0,07 0,01 0,08 0,07 0,15 0,01 0,16 0,05 0,19 225 14 15 à 20 21 intersection un motocycliste qu’il n’a pas vu arriver par la gauche. Plan sur le motocycliste qui bascule au sol. En surimpression sur un fond noir, un message en lettres rouge qui clignote : « Tragédie inutile» Nouvelle partie. Cette fois, c’est pour éviter un chien qui traverse la rue entre deux voitures garées sur le côté que le conducteur tourne brusquement le volant et fauche de nombreuses personnes à un arrêt d’autobus. On ne voit que les réactions terrorisées des personnes qui tentent apparemment en vain d’esquiver l’impact. Cette fois la partie se termine par la superposition d’un pare-brise qui éclate. Sur fond noir : première moitié du slogan de la campagne écrit en lettres blanches à l’exception du mot « risques » écrit plus gros en rouge. « Pas de risques à prendre » Le slogan diminue pour se placer en haut de l’écran et laisser apparaitre la deuxième moitié du slogan : « Modérez vos transports. » Logo de la RAAQ 0,01 0,20 Voix hors champ (homme) : « Conduire une auto n’est pas un jeu. » « Pas de risques à prendre. » 0,05 0,25 Voix hors champ (homme) : « Modérez vos transports. » 0,05 0,30 226 Nous n’avons pas retrouvé le message de la campagne de l’été 1988 contre l’alcool au volant. Nous savons seulement que l’approche insistait cette fois « beaucoup sur les conséquences » et que la RAAQ justifiait la nécessité de cette campagne en avançant que l’alcool est « toujours présent dans 50% des accidents mortels » (RAAQ, 1989, p. 24), une déclaration dont les spécialistes peuvent comprendre la nuance mais qui peut facilement être interprétée par les autres comme l’affirmation d’un lien de causalité dans 50% des accidents mortels. S’ajoutent aux campagnes publicitaires de 1988 les projets spéciaux de commandite des festivals et de l’Opération Nez Rouge, l’encadrement des soirées de fêtes pour les jeunes dans les établissements d’enseignement, l’organisation d’un Congrès mondial de prévention routière en juin et d’un Symposium canadien de sécurité routière en novembre. En théorie, l’éclatement des sujets ne devrait pas avoir nui à l’effet synergique puisque ces efforts de communication ont continué à se concentrer durant la période estivale et en décembre, et que la RAAQ rapporte une intensification des contrôles policiers durant tout l’été. L’intensification des communications va bien au-delà du budget déclaré de 4 840 000$ puisque la RAAQ calcule aussi avoir obtenu gratuitement de la part des médias télévisés une valeur de 2 800 000$ en temps d’antenne pour la diffusion de 19 capsules d’information « Sécuriflash ». La valeur théorique des communications contrôlées par la RAAQ en 1988 est donc de 7 640 000$ en dollars de l’époque. La synergie ne produit pas d’amélioration spectaculaire du bilan routier, lequel stagne ou s’améliore lentement selon nos différents indicateurs. Nous n’avons pas les moyens d’évaluer la valeur théorique des activités de relations de presse, comme la conférence de presse du début juin au cours de laquelle la SAAQ a fait passer sous un rouleau compresseur 10 000 détecteurs de radars illégaux que la police a saisis dans les véhicules des contrevenants. Nous n’avons pas non plus les moyens d’évaluer l’ampleur et la valeur financière de la couverture des accidents et des questions de sécurité routière dans les médias de nouvelles. Les relationnistes estiment couramment que la valeur de persuasion de la couverture journalistique est supérieure à celle de la publicité par un facteur de trois, ce qui signifie qu’il faudrait trois minutes de publicité pour obtenir le même impact qu’une minute de nouvelles. Ce facteur de trois est évidemment modulé en fonction de la qualité de la couverture, selon qu’elle est favorable, neutre ou défavorable au message que l’on veut faire passer. Même sans tenir compte de ce facteur de multiplication, puisque nous n’avons pas les moyens de contrôler l’ampleur et la qualité de cette couverture médiatique, nous pouvons estimer que la promotion de la sécurité routière bénéficiait déjà, avec la couverture régionale et nationale quotidienne ou quasi quotidienne de tous les médias d’information, d’investissements fantômes (non répertoriés) dont la valeur financière est plusieurs fois supérieure aux investissements de la RAAQ. En outre, les 2 800 000$ offerts gratuitement par les médias télévisés montre que les médias endossent la cause, indépendamment du fait qu’ils peuvent aussi se montrer très critiques envers la RAAQ et sa gestion. 227 En 1989, la RAAQ poursuit sa campagne d’information sur les nouvelles normes de sécurité routière. Elle mène aussi des campagnes publicitaires sur la ceinture, la sécurité à bicyclette et à moto, mais la campagne principale cible les 16-24 ans parce que, comme toujours, ils sont surreprésentés dans les accidents. La campagne publicitaire dispose d’un budget de 1 000 000$ et se propose de sensibiliser les jeunes aux dangers de la CFA, de la vitesse et de l’inexpérience, tout en valorisant un comportement responsable. Le slogan « Pas de risques à prendre… On s’aime trop pour ça » vient renforcer le message selon lequel « au volant, l’alcool et la vitesse tuent ». Trois messages télévisés sont ainsi diffusés de juin à octobre (mois les plus lourds sur le bilan routier). Les deux premiers utilisent la technique du témoignage de porte-parole, l’un avec le marathonien André Viger et l’autre avec Hélène Simard, une personne qu’un accident de la route a laissée handicapée. Le troisième (scénario 12) prend l’allure d’un vidéo clip pour lequel une chanson originale dans le style rock a été créée. Il montre « des jeunes confrontés à une situation de conduite après avoir consommé des boissons alcoolisées dans un bar » (RAAQ, 1990, p. 24). Le message du vidéo clip est renforcé par des publicités dans des magazines et des affiches distribuées dans les établissements d’enseignement. Il s’agit en réalité du tout premier message préfigurant le principe du conducteur désigné que la SAAQ soutiendra plus tard de manière systématique. En 1989, il ne s’agit encore que d’un projet pilote baptisé RRR (renseigner, raccompagner, reconduire) pour sensibiliser les employés des bars, les maires et les policiers à l’importance d’intervenir auprès des conducteurs ivres. 228 Scénario 12 RAAQ TV : « Pas de risques à prendre… On s’aime trop pour ça » Diffusion : 1989 Plan Vidéo Audio Direction photo : l’intérieur d’un bar, le soir, Aucun dialogue ni narrateur. fréquenté par de nombreux jeunes. Série Direction sonore : musique et paroles de plans moyens et rapprochés, ceux-ci originales, composées pour livrer le permettant de bien capter les réactions du message. Style rock. visage des protagonistes. L’action passe du bar à la rue, où la moto est stationnée, et à l’intérieur de la voiture où le protagoniste et son amie prennent place à la fin. 1 à 10 Un jeune homme quitte un bar où il laisse Paroles de la chanson : plusieurs verres vides. Il va prendre sa « J’me sens bon, j’me sens bien, j’ai queq’ moto. On comprend qu’il a beaucoup bu, chose à faire avec ma vie. Je veux en et on voit que ses amis s’inquiètent. L’un profiter. Tout’ ensemble, on veut avoir du de ses amis le rattrape et lui parle fun, mais sans se casser la gueule on manifestement pour le convaincre qu’il ne s’aime trop pour que ça finisse dans le doit pas conduire dans son état. fond d’un fossé. Quand j’conduis, j’ralentis. Finalement, il embarque dans l’auto Tu prends un verre? Tu conduis pas! Pas conduite par une amie et une autre d’risques à prendre, on s’aime trop pour s’occupe de les suivre avec sa moto. ça. L’intervention de ses amis est bien accueillie par le jeune homme qui a trop bu, tout le monde est très souriant et l’ensemble de l’intervention prend l’allure d’une belle et mémorable expérience d’amitié. La publicité se termine sur le très beau visage souriant de l’amie qui vient d’enfiler le casque de moto. En surimpression de la dernière image, le logo de la RAAQ et la signature de campagne en version raccourcie et en écriture attachée : « On s’aime trop! » Durée du plan Temps cumul. 0,07 0,07 Se sont ajoutés un projet « Alternative », réalisé dans les écoles secondaires pour contrer la CFA, et un document vidéo, « Le passager clandestin », insistant sur les responsabilités venant avec ce que la RAAQ présente depuis 1984 comme le « privilège » de conduire. Le Barreau du Québec (1996) rapporte que la jurisprudence canadienne se rangera plus tard à cette idée que le droit de conduire est essentiellement un privilège (Register of Motor vehicles for the province of P.E.I. c. John William Rankin, Cour Suprême I.P.E., 1991, 30 M.V.R., 2e, p. 122; Regina c. Robertson, 1987, Cour d'appel d'Alberta, 7 M.V.R., 2e, p. 237) et que "le droit de conduire un véhicule automobile n'est pas un droit fondamental protégé par la Charte, mais un droit à caractère économique" (Denise Lepage c. La Reine, 1993, R.J.Q. 722 à 729, p. 726). Partant du principe suivant lequel le droit a plus tendance à suivre qu’à précéder la société, on voit ici comment les promoteurs d’une cause sociale peuvent modifier le droit en modifiant les normes sociales. 229 On peut voir qu’avec le temps, la RAAQ a très progressivement appris à simplifier ses messages télévisés, tant sur le plan du contenu que par le nombre de plans. Les techniques utilisées cette fois (porte-parole, vidéo clip, texte de la chanson) témoignent du développement d’une expertise publicitaire à la RAAQ, notamment de ce qu’elle a conclu à la contre-productivité d’une approche de moralisation outrancière auprès d’un public cible de 16-24 ans. En 1989, la RAAQ change soudainement de ton et de style, passant des campagnes choc à un style plus consensuel. L’approche « percutante » de 1988 (scénario 11) et le ton agressif qui caractérisent ses messages depuis sa première campagne de prévention, laissent la place à des publicités plus douces et positives. Le changement est survenu plus précisément en décembre 1988 avec la campagne d’affichage « Paix sur la route » (reprise en décembre 1989) qui utilisait le Père Noël comme porte-parole dans une tournée des médias, des entreprises et des centres commerciaux, mais aussi sur des affiches diffusées le long des routes et autoroutes, dans les bars et les centres de soins de santé pour rappeler qu’au volant, « l’alcool et la vitesse tuent ». Ce brusque changement de ton et de style correspond à la période au cours de laquelle la RAAQ pourrait avoir voulu éviter de semer la controverse avec ses publicités au moment où elle commençait à essuyer des critiques sur ses dépenses (la construction de son nouveau siège social) et la ponction de ses réserves financières par l’État. La communication publicitaire en prévention des accidents n’est pas insensible aux enjeux de gestion de l’image et de la réputation qui caractérisent la communication corporative. En ce sens, l’alternance de la publicité choc et de publicités plus consensuelles pourrait être un indicateur de l’état de l’opinion publique envers les promoteurs de la sécurité routière. En appui à cette hypothèse, relevons le fait qu’en 1990, la RAAQ change de nom pour devenir la SAAQ et se dote d’un logo pour « dégager une image dynamique et distinctive » (SAAQ, 1991, p. 2). L’adoption d’un ton consensuel, la foi affichée à l’effet que les cibles adopteront par elles-mêmes des attitudes et des comportements plus responsables, et la simple rediffusion en 1990 de presque toutes les publicités de 1989 (bien que la rediffusion d’une campagne ait toujours moins d’impact), sont autant de faits inhabituels qui doivent être interprétés dans le contexte plus large de la matrice décisionnelle. Avant d’appliquer des mesures plus sévères, il faut que la population soit convaincue qu’on a donné aux cibles toutes les chances de se convertir volontairement, alors seulemen elle pourra consentir à l’imposition de nouvelles mesures dissuasives. Le travail de l’opinion contre la CFA se signale dès 1989 en relations publiques quand la RAAQ présente ses programmes habituels (Opération Nez Rouge, commandite des fêtes et festivals, et autres) comme « toute une série d’opérations pour renforcer le consensus contre l’alcool au volant » (RAAQ, 1990, p. 25). Il importe de relever le fait que la SAAQ, comme autrefois la RAAQ, traite des activités de répression dans la section consacrée à la promotion de la sécurité routière, signe que le flou conceptuel continue 230 d’être soigneusement entretenu. Sur le plan de l’influence de l’opinion, les propos du rapport annuel de 1991 indiquent qu’au passage nominal de la RAAQ à la SAAQ, la matrice décisionnelle est restée la même, et que celle-ci poursuit les efforts de celle-là pour renforcer les consensus sociaux : Dans la poursuite de son objectif d’améliorer le bilan routier, la Société de l’assurance automobile du Québec attache une très grande importance à la sensibilisation de la population. Une opinion publique bien informée et sensibilisée aux causes et conséquences des accidents de la route est, en effet, une condition essentielle pour assurer la sécurité routière. » (SAAQ, 1992, p. 36) Le thème du consensus domine le discours de la SAAQ dans la section de son rapport annuel de 1991 consacré à la prévention. Quand elle affirme avoir réussi à former un consensus social majeur contre la CFA (SAAQ, 1992, p. 7), elle base cette affirmation sur les facteurs suivants. - - - L’évaluation de la campagne publicitaire d’envergure, en appui à des opérations policières de barrages routiers. C’est le message du personnage incarné par l’acteur Rémy Girard 58 qui, intercepté dans un barrage, demande à sa passagère, incarnée par l’actrice Angèle Coutu, si elle a « de la gomme ou des bonbons » pour masquer son haleine alcoolisée [scénario 13] : « L’évaluation de cette campagne nous a révélé un taux de notoriété des plus élevés et la formation d’un consensus social de plus en plus important contre l’alcool au volant ». L’Opération Nez Rouge qui affiche des résultats exceptionnels, et que la SAAQ attribue aussi au consensus social : plus de 30 000 bénévoles mobilisés, plus de 40 000 raccompagnements, et une couverture médiatique de premier plan. En additionnant le nombre de bénévoles à celui des personnes raccompagnées, on peut estimer à environ 70 000 (en supposant que peu de personnes ont utilisé le service plus d’une fois) le nombre de personnes qui ont été suffisamment sensibilisés pour s’impliquer dans la cause ou modifier sensiblement son comportement. Pour avoir une idée de l’impact, il faudrait ajouter le nombre de personnes qui, dans l’environnement de chacun de ses individus, ont été sensibilisés à cette implication ou à cette expérience par l’un de leurs proches. Enfin, la SAAQ estime que 95% de la population « a reçu le message de la sécurité routière transmis par l’Opération Nez rouge » (SAAQ, 1992, p. 38). Les activités de publicité et de sensibilisation dans les écoles et les évènements comme le Carnaval de Québec. Le fait que la SAAQ assume la présidence d’un Comité interministériel de concertation contre la CFA, lequel a même un secrétariat permanent. L’adhésion de la SAAQ à la Prévention routière internationale (PRI), organisation internationale dont elle devient alors le représentant officiel du Québec. La campagne contre la CFA domine les efforts publicitaires de la SAAQ en 1991, et sa publicité sur le sujet est notoirement demeurée l’une des préférées du public. Le début des barrages routiers (un programme de type P.A.S. Alcool qui sera appliqué tout l’été) et de la diffusion de cette publicité a été préparée en relations de presse par la divulgation d’une étude concluant que « 3,2% des conducteurs Les noms des acteurs sont exceptionnellement rapportés ici parce qu’ils sont encore utilisés par les Québécois pour désigner cette publicité : « la publicité avec Rémy Girard » est le syntagme le plus courant par lequel les gens évoquent ce message. 58 231 avaient un taux d’alcoolémie supérieur à la limite permise » (SAAQ, 1992, p. 32). Nous n’avons pas accès à cette étude, si bien que l’on ne peut en contrôler la méthodologie, mais la divulgation de ses conclusions au début des opérations montre que l’objectif implicite est toujours le même : « renforcer la réprobation sociale » (SAAQ, 1992, p. 37). Le rapport annuel, lui, avance plutôt que l’objectif principal est la modification du comportement des hommes 25-45 ans qui conduisent après avoir consommé de l’alcool, l’objectif secondaire étant de rappeler à la population les dangers de la CFA. Quand on examine le message télévisé (scénario 13), l’objectif parait tout à fait différent : faire connaitre la sévérité des nouvelles sanctions. Cela indique que la publicité est l’activité de la SAAQ la plus incertaine, malgré et peut-être à cause de son encadrement. La conceptualisation faible et même erronée de ses effets fait qu’elle devient le terrain de convergence d’expertises très différentes. Comme dans une auberge espagnole, chacun y assigne l’objectif qui lui convient et se satisfait de pouvoir lui attribuer des effets conformes à son paradigme de prédilection, tandis que l’expertise des communicateurs de la SAAQ et de ses agences de publicité tend à n’être sollicitée et exploitée que sur les plans techniques : la conception, la réalisation et la production des messages selon les objectifs et stratégies négociés par des experts internes (professionnels de la recherche) et décidés par des cadres supérieurs. De toute manière, les publicitaires professionnels sont le plus souvent des techniciens formés sur le tas, peu au fait de la recherche théorique et empirique qui se fait dans leur domaine, et aisément grisés par l’idée que la publicité sociale puisse avoir le pouvoir de modifier le comportement des individus récalcitrants, même si toute leur expérience commerciale devrait les inciter à croire le contraire. 232 Scénario 13 SAAQ TV : « Rémy Girard et Angèle Coutu » Diffusion : été 1991 Plan Vidéo Direction photo : la caméra alterne entre les scènes du couple à l’intérieur de la voiture et celles du barrage policier à l’extérieur, de nuit, où l’on voit plusieurs voitures de police, des cônes directionnels, des affiches avec la mention « alcool au volant », des gyrophares rouge et des jeunes qui soufflent dans un éthylomètre. Le message capte en gros plan les réactions du couple au fur et à mesure que leur tour arrive de se faire contrôler par un policier. 1 à 18 Le message ouvre brièvement sur le couple heureux et insouciant et se poursuit par son arrivée dans un barrage policier contre la CFA. Il se termine au moment où un policier s’approche du conducteur dont le sourire contraint montre que même s’il essaie de faire bonne contenance il n’a pas grand espoir de s’en sortir. Panneau de signature 19 Plan d’ensemble du barrage avec en surimpression le slogan de la campagne en deux temps. En premier, le début du slogan sur deux lignes, la deuxième ligne en caractères plus gros, avec une écriture attachée et un lettrage rouge : Audio Une musique de piano légère au début, puis sinistre dès que l’on réalise que les personnages arrivent à un barrage routier. Durée du plan Temps cumul. Homme (air grave, ton stressé) : « Police! Viens prendre ma place! » Femme (ton inquiet): « Mais j’en ai pris autant que toi! » Homme : « As-tu de la gomme, des bonbons, quelque chose? » Femme (ton plus raisonnable mais aussi plus léger) : « Ben non. Ils peuvent pas te faire grand chose. C’est pas si grave que ça. T’es pas un assassin. » Homme (air et ton excédés) : « Non? Je perds mon permis pis j’ai un dossier criminel! C’est pas assez grave pour toi, ça? » Femme (paniquée et désarmée) : « Mais qu’est-ce qu’on va faire? » Voix hors champ (homme, ton neutre) : « L’alcool au volant »… Effet sonore : Un bruit métallique de porte de prison ponctue le « point final ». Voix hors champ (homme, ton neutre) : « … c’est criminel. Point final. » 0,26 0,26 233 « L’alcool au volant » « C’est criminel » Ensuite, le texte « Point final » écrit en blanc dans un rectangle noir vient se poser brusquement et un peu de travers sous la signature, le tout reproduisant l’effet d’un tampon apposé sur un dossier que l’on clôt. En 1992, la SAAQ procède à l’évaluation des gains de connaissances des élèves qui pourraient être attribués à son programme d’enseignement de la sécurité routière à l’école (SAAQ, 1993, p. 31). On apprend que ce programme incluait une stratégie de placement de contenu par laquelle on offrait gratuitement aux éditeurs de manuels scolaires un service de révision et de consultation dont le but est de proposer l’introduction d’activités de sécurité conformes au Code de la sécurité routière. La SAAQ a également fait du placement de contenu dans la programmation de Télé Québec pour le mois de la santé, qui incluait la diffusion fréquente de deux courts blocs d’information, dont un sur la conduite avec facultés affaiblies, en plus de chroniques et entrevues dans quelques émissions. Elle a aussi produit fin mars une émission télévisée à Radio-Canada à l’intérieur de la série « Comment ça va? » Il faudrait pouvoir examiner le matériel scolaire, les messages à Télé Québec et l’épisode de la série à RadioCanada pour savoir si ce placement de contenu s’apparente à de la publicité clandestine, comme c’est souvent le cas, ou s’il s’agissait de publicités bien identifiées et donc légitimes. La publicité clandestine existe pour tromper la vigilance de la cible et éviter qu’elle n’oppose au message publicitaire les barrières critiques attendues; on diffuse un message persuasif dans un contexte qui n’a apparemment rien à voir avec la publicité, sans indiquer immédiatement, au moment de l’exposition, que ce contenu est le produit d’un commanditaire, et sans le nommer. En ce qui concerne la CFA, la SAAQ rediffuse aux étés de 1992 et 1993 le message télévisé de 1991 avec, en support, deux messages radio, des publicités imprimées et la mise en place à l’automne et dans 450 municipalités de 1000 panneaux avec le slogan de la campagne. Elle commandite à l’automne une recherche qualitative sur les attitudes et les comportements des consommateurs d’alcool par rapport à la conduite automobile ainsi que sur leurs perceptions à l’égard de la publicité contre l’alcool au volant (Léger, 1992,b). La SAAQ nous a remis ce document ainsi que la plupart des autres études menées par la suite pour évaluer les campagnes contre la CFA et la vitesse, mais elle n’a pas conservé de copie des documents du même type produits avant 1992. Il se peut que les sondages précédents en matière de publicités aient été perdus mais l’habitude de ces études de référer à l’occasion aux résultats antérieurs, et le fait qu’aucun des premiers sondages dont nous disposons ne fait référence à des sondages avant 1991, incline à penser que la pratique des sondages post-campagnes a été inaugurée à cette époque. 234 Cette première étude dont nous disposons ainsi que les suivantes ont été commandées et supervisées par les responsables de la recherche à la SAAQ. Le contenu des études montre que ces professionnels de la recherche s’intéressent à la manière dont les publicités peuvent influencer les perceptions du problème, et travaillent principalement en termes de psychologie sociale, attribuant implicitement à la publicité la capacité d’influencer les attitudes et, par là, les comportements. Commentant la rediffusion en 1993 de la publicité contre la CFA, le rapport annuel de la SAAQ lui attribue comme objectif principal celui de modifier les comportements des hommes 25-45 ans (SAAQ, 1994, p. 28) et comme objectif secondaire celui de rappeler à l’ensemble de la population les dangers de la CFA (même si le message télévisé se concentre plutôt sur les conséquences de se faire prendre). Le souci qui transpire de l’étude de Léger est celui de faire en sorte que les cibles se reconnaissent comme faisant partie du problème, le postulat étant qu’à compter du moment où ils le reconnaitront, ils modifieront volontairement leurs attitudes et comportements. C’est un paradigme bien différent qui s’ajoute à la matrice décisionnelle, et qui la contredit sur le rôle de la publicité. Cela signale peut-être l’arrivée ou l’influence grandissante de nouveaux experts et, avec eux, l’appréhension des problèmes de la prévention en fonction de nouvelles disciplines. Il serait normal qu’il arrive dans le domaine de la recherche ce qui arrive aussi dans le domaine du droit. Comme l’introduction d’une nouvelle loi finit, avec la multiplication des procès, par produire du droit, la production continue de publicités sociales pendant 14 années finit par produire une expertise publicitaire. Avec le temps, les experts sachant de mieux en mieux de quoi ils parlent, ils produisent plus de complexité mais, aussi, perdent de vue l’esprit qui a présidé à la loi originelle comme à la production des premières campagnes publicitaires. On voit qu’à compter de 1992, les choix publicitaires reposent sur des paradigmes bien différents, même si la matrice décisionnelle de la SAAQ ne semble pas avoir été modifiée. Dans la mesure où elle a établi depuis 14 ans une culture d’intervention en prévention, on peut penser que les dirigeants ont en elle confiance que personne dans l’organisation ne veut révolutionner. Le lent mouvement par lequel, depuis 1989, la matrice décisionnelle s’est faite de moins en moins explicite peut avoir créé l’amnésie institutionnelle qui favorise l’introduction de paradigmes différents. Le poids de la tradition dans la culture d’intervention et le travail en silo par lequel chaque Service et chaque Direction se garde de critiquer le travail des autres, peut faire en sorte que des conceptions différentes et parfois opposées se maintiennent, et qu’une formalisation des approches de la communication soit négociée comme une manière différente mais plus savante de présenter les pratiques établies. La première étude dont nous disposons a été réalisée à la mi-novembre 1992. Il s’agit d’une analyse qualitative de groupes de discussion menés avec 57 francophones de la grande région de Montréal ayant admis avoir conduit un véhicule après avoir consommé de l’alcool ou être montés dans un véhicule dont le conducteur avait consommé de l’alcool. Ils ont été répartis en six groupes : un groupe de jeunes 235 hommes de 16 à 24 ans, un groupe de jeunes femmes de 16 à 24 ans, deux groupes de cols bleus de 25 à 45 ans, un groupe de cols blancs, professionnels ou cadres de 25 à 45 ans, un groupe de femmes de 25 à 45 ans ayant une scolarité supérieure à 12 années. Puisque la méthode repose sur des données déclaratives, ses capacités prédictives sont évidemment très faibles, si bien que l’on ne retient pour analyse que les tendances les plus unanimes. Typiquement, les responsables des campagnes de la SAAQ utilisent ce type d’étude pour approfondir leur compréhension des attitudes et comportements, pour évaluer la performance de leurs messages publicitaires et découvrir ce qui, dans les stratégies de réception des cibles, fait obstacle au traitement souhaité de l’information et au changement de comportement. Ces études servent aussi à « aller à la pêche », en quelque sorte, notamment en demandant aux participants de trouver par eux-mêmes des arguments de vente pour mieux promouvoir la cause sociale. L’étude de 1992 avait donc pour objectif de recueillir les opinions et perceptions des participants à propos de huit sujets de discussion. Les cinq premiers sujets portaient sur des variables comportementales et cherchaient plus particulièrement à cerner la capacité et les freins des participants à identifier leur comportement à de la surconsommation. Les trois autres sujets portaient sur des variables publicitaires : notoriété et impact des messages, test de nouveaux concepts, test de nouveaux slogans. En ce qui concerne la mesure de l’impact publicitaire, la notoriété des messages est excellente puisque tous se rappelaient au moins l’une des publicités, que ce soit à la télévision ou à la radio. La familiarité avec le concept de CFA est cependant faible car bien que le comportement en matière de boissons alcoolisées est tout à fait similaire d’un groupe à l’autre, la définition de la modération, elle, est très élastique selon l’âge, le sexe et le statut social des participants. Dans tous les cas, ils expriment leur réprobation de la CFA, mais cette réprobation ne s’applique qu’aux autres. Les participants refusent d’associer leur comportement personnel à de la surconsommation même quand, techniquement, il en relève, probablement parce que le concept de surconsommation est associé à l’univers de la maladie ou de la dépendance. Quand ils sont confrontés aux contradictions de leurs attitudes et de leur comportement, leur opinion s’inverse : ils nient les risques associés à la CFA et ont même tendance à définir la CFA comme une expérience culturelle incontournable, un rite de passage à l’âge adulte. L’évaluation des publicités aura peut-être été contaminée par la discussion préalable sur ces sujets, car si tous ont apprécié l’approche humoristique du message télévisé, ils ont tous dénoncé une approche qu’ils ont décrite comme excessivement moralisatrice. Cela se reflète aussi dans l’évaluation de plusieurs slogans qui leur sont proposés. La SAAQ utilise traditionnellement des slogans publicitaires pour chacun de ses messages, et qui se résument à des injonctions moralisatrices que l’on espère voir les cibles intérioriser. Le concept publicitaire est conçu pour donner au message, dont le sens se cristallise dans le slogan, un poids argumentaire et un impact affectif dont on espère qu’ils feront une impression durable. Il vaut la peine de relever que les participants ont exprimé leur appréciation des approches autoritaires, ce 236 qui indique que les campagnes contre la CFA ont réussi à positionner le problème comme scandaleux et la répression comme nécessaire. C’est au point où les participants jugent que le slogan « Ne vous laissez pas conduire par l’alcool » manque de conviction et d’autorité (Léger, 1992, p. 41). Paradoxalement, le slogan autoritaire de la campagne de 1992, « L’alcool au volant, c’est criminel. Point final », les irrite mais c’est peut-être parce que, se sentant maintenant personnellement visés, ils réfutent la dimension criminelle d’un acte que tout le monde est susceptible de commettre, et tournent en ridicule un slogan qui leur rappelle les ordres et menaces d’un adulte qui dispute un enfant. À la lumière de la définition très élastique et contextuelle de la surconsommation, on peut voir que l’assimilation et l’endossement du discours social contre la CFA dépend, comme nous l’avions vu, de la capacité de dissociation et que plus on met en lumière la dissonance cognitive, plus la nouvelle norme sociale risque d’être combattue. La RAAQ et la SAAQ ont modifié la norme sociale au point où même les délinquants participent à la réprobation sociale de la CFA, mais cet endossement est particulièrement fragile parce que ni la communication ni la dissuasion n’ont permis de changer les normes individuelles. Ne se sentant pas personnellement concernés par la CFA, leur niveau de considération est forcément plus faible que celui de l’opinion, et l’intention de modifier son comportement à risque l’est encore plus. En ce qui concerne l’adoption du comportement, elle est négociée en fonction de la perception du risque de se faire prendre. À cet égard, l’étude a permis d’observer que les hommes du groupe des cols blancs et les professionnels qui ont participé aux discussions, même s’ils sont techniquement des délinquants, se sont montrés sensibles aux dimensions répressives de la lutte à ce problème social, plus précisément aux conséquences que la perte du permis de conduire et un dossier criminel peuvent avoir sur le plan concret (pour se rendre au travail) et symbolique (perte de réputation). C’est pourquoi la peur de la police est la seule peur qui persiste, selon eux, quand on est ivre au volant (Léger, 1992, p. 35). Les hommes du groupe des cols bleus se sont montrés les plus portés à la dissociation et au déni, et les moins sensibles à la dissuasion des contrôles sociaux externes, tant le formel (la criminalisation du comportement et ses conséquences) que l’informel (la perte de réputation). Les participants se sont en outre montrés plus réalistes que les chercheurs en ce qui concerne l’impact des publicités sur le comportement, jugeant unanimement qu’il serait faible tout simplement parce qu’une fois ivre on n’y pensera plus. Constatant que l’approche frontale des délinquants est contreproductive, parce qu’elle stimulerait les défenses au lieu de les court-circuiter, les chercheurs ont testé différents concepts qui exploitent le lien affectif envers les proches (parents, amis) pour susciter le sens des responsabilités, ceci en les exposant à des concepts publicitaires dans lesquels des individus, responsables de la mort d’une ou de plusieurs 237 personnes pour avoir conduit en état d’ébriété, doivent vivre avec le remords. Les résultats ne sont pas concluants, sauf en ce qui concerne un concept radio intitulé « Ma fille » dans lequel on joue sur le remords d’avoir causé la mort d’un enfant. Le gout affiché des participants pour la tonalité dramatique et la crainte de tuer un enfant conduiront la firme Léger à recommander à la SAAQ de culpabiliser les cibles par des mises en situation dramatiques impliquant si possible des enfants. En pré-test, un concept publicitaire faisant la promotion du principe du chauffeur désigné est accueilli avec scepticisme par les participants; l’idée d’une « entente à l’amiable », par laquelle une personne désignée accepte d’être réveillée la nuit sur un coup de fil pour aller chercher et reconduire un proche en état d’ébriété, est jugé irréaliste et moralisateur. En ce qui concerne la vitesse au volant, la SAAQ a précédemment diffusé au printemps une nouvelle publicité (scénario 14) qu’elle présente dans son rapport annuel comme la première campagne contre la vitesse excessive au volant, ce qui n’est exact que si l’on ne tient pas compte de celle faite par la RAAQ en 1978 (scénario 5). Dans son rapport annuel, la SAAQ précise que l’objectif de la campagne dans son ensemble est de diminuer le nombre de conducteurs qui commettent des excès de vitesse dans les zones hors des autoroutes, notamment dans celles de 50 km/h, particulièrement dans les villes, dans les villages et dans les secteurs ruraux (plus de 60% des accidents annuels se produisent dans les zones de 50 km/h et moins; voir SAAQ, 1993, p. 36). Elle justifie en outre la nécessité de cette campagne en expliquant que la vitesse excessive est la deuxième cause d’accident, juste après l’alcool, et qu’elle serait à l’origine de 15% des accidents (SAAQ, 1993, p. 36). La vitesse serait la cause principale de 150 décès par an, ferait 8 000 blessés par année, « et couterait à la Société plus de 60 millions de dollars en indemnisation » (SAAQ, 1993, p. 6, 36). La SAAQ estime que les 16-24 ans seraient responsables de 40% des excès de vitesse alors qu’ils ne représentent que 14% des conducteurs. La SAAQ a établi pour la communication un objectif spécifique qui, lui, ne cherche pas à persuader les récalcitrants à se convertir volontairement mais à « déclencher un mouvement de réprobation sociale à l’égard des excès de vitesse ». La SAAQ espère obtenir « un résultat tangible à moyen et long terme » (SAAQ, 1993, p. 36) et cherche à développer une plateforme de communication déclinable sur au moins trois ans. Nous allons voir dans l’évaluation de cette campagne et la préparation des suivantes que les responsables de la recherche, parce qu’ils oeuvrent dans une perspective de psychologie sociale, nourrissent de plus grandes ambitions, attribuant tout au contraire à la communication des objectifs attitudinaux et comportementaux pour influencer les récalcitrants, et s’intéressant beaucoup moins à la préparation de l’opinion au renforcement de la contrainte. Le message télévisé (scénario 14) se concentre cette fois sur les victimes dans une approche où le conducteur et son véhicule sont symbolisés par une boule de quille. Il tente de faire assimiler aux 238 spectateurs un principe de physique des véhicules (en roulant à 75 km/h, le véhicule a besoin de 18 mètres de plus pour s’arrêter que s’il roulait à 50). Le détail est nettement trop complexe pour un message publicitaire mais le concept créatif retenu a probablement fait en sorte que les spectateurs auront pris ce message comme la répétition bienveillante d’une évidence : plus on roule vite, plus on a besoin d’espace de freinage pour s’immobiliser en cas d’urgence. Scénario 14 SAAQ TV : « Allée de quilles » Diffusion : printemps 1992 Plan Vidéo Direction photo : Approche symbolique. On suit le parcours d’une boule de quille noire qui tombe sur une allée de jeu qui parait très longue. Elle mène à un grand groupe d’individus dont l’expression de terreur croît au fur et à mesure que la boule se rapproche d’eux. On ne voit que la boule, l’allée et les gens. Tout le reste du décor est parfaitement dans le noir, de sorte que l’attention se concentre sur l’action. 1 à 25 La caméra alterne entre la boule qui progresse dans l’allée et les réactions en plan moyen et en gros plan des personnes. Ces personnes sont disposées en triangle, comme des quilles. Il y a des gens de tout âge, jeunes et vieux, et même un chien, mais une mère tenant son bébé est située tout en avant et la caméra revient plus souvent sur elle, notamment dans le dernier plan. 26 Fondu au noir. Panneau de signature sur fond noir. Le slogan : « La vitesse est un jeu dangereux » est écrit en caractères blancs, sauf le mot « dangereux qui est écrit en lettres noires dans un ruban jaune rappelant les rubans délimitant les zones de crime. La signature corporative de la SAAQ apparait ensuite au bas de l’écran. Audio Sons de la boule qui heurte le plancher de l’allée et qui roule. Sons de cymbales puis, en lent crescendo dramatique, une musique de suspense, froide et mystérieuse, sans mélodie, dans le style micropolyphonique Elle est faite de sons électroniques qui accentuent le vide du décor et qui imitent vaguement les bruits d’un véhicule qui se rapproche puis qui freine à haute vitesse. Durée du plan Temps cumul. Voix hors champ (homme, ton grave mais retenu) : « Quand vous roulez à 75 kilomètres à l’heure dans une zone de 50, vous avez besoin de 18 mètres de plus pour arrêter votre véhicule en cas d’urgence : la longueur d’une allée de quilles. C’est long une allée de quilles. Vous mettez votre vie en jeu et risquez d’abattre des innocents. » 0,27 0,27 Voix hors champ : « La vitesse est un jeu dangereux. » 239 La SAAQ a mandaté la firme CROP à la fin du printemps pour faire l’analyse post-campagne du message, tester de nouveaux concepts et étudier les attitudes des conducteurs. Nous n’avons que l’offre de service de la firme qui a été retenue après appel d’offres (CROP, 1993). Il s’agissait de faire une analyse typologique de type multivariée pour identifier et comparer plusieurs segments de conducteurs définis en fonction des attitudes et comportements en matière de vitesse au volant et du niveau de sensibilité à la campagne « La vitesse est un jeu dangereux ». Les résultats de cette analyse typologique ne nous sont connus que par les résultats qui ont influencé l’étude qualitative sur les attitudes et les comportements des conducteurs automobiles à l’égard de la vitesse au volant (Léger, 1992a) 59. Les deux études ont été faites dans le but d’aider à élaborer un nouveau concept publicitaire (ce sera « La vitesse tue » en 1993) capable de toucher de façon plus pointue les conducteurs à risque en fonction de leur profil et de leurs préoccupations. Encore une fois, cela montre que la stratégie publicitaire est établie par des responsables de la recherche à la SAAQ qui ne conçoivent pas, ne conçoivent plus, ou en tout cas de moins en moins, la publicité comme le moyen de préparer l’opinion publique à l’intensification des contraintes mais, dans la perspective de la psychologie sociale et à l’encontre de toutes les évidences du domaine des communications, comme le moyen de persuader des cibles récalcitrantes à adopter les comportements promus. L’étude de CROP se divisait en deux volets, l’une comportementale, l’autre publicitaire. Le premier volet permettait de dresser le portrait du type de conducteur de chacun des participants, puis de recueillir des informations sur leurs motivations à conduire vite, sur leur niveau de connaissance et de perception des risques reliés à la vitesse au volant, ensuite de recueillir leur opinion sur les moyens les plus susceptibles de les convaincre de rouler plus lentement. Sur une carte perceptuelle, CROP dégage quatre sociotypes, c’est-à-dire une typologie de quatre segments de titulaires de permis de conduire en matière de vitesse au volant, chaque segment regroupant des individus ayant des attitudes et des comportements similaires en cette matière. CROP précise (1993, p. 17) en outre que le poids démographique de chacun des quatre segments a été estimé et que les individus de chaque groupe ainsi ciblés ont été identifiés selon leur profil psychographique et socio-démographique, et selon leur niveau de réceptivité au message. Ces quatre sociotypes sont : 1234- l’indifférent; le convaincu; le sensible; l’incorrigible. 59 Au début de novembre 1992, 40 hommes de la région métropolitaine de Montréal entre 16 et 30 ans, ayant une scolarité collégiale ou universitaire, se considérant habiles conducteurs, parcourant plus de 10 000 km/an, ne respectant pas les limites de vitesse en ville et ayant des points d’inaptitude à leur dossier de conducteur, certains ayant eu un accident, d’autres pas, ont été répartis en quatre groupes de discussion. 240 L’étude observe une tendance forte des jeunes conducteurs à surévaluer leurs habiletés au volant. Les participants aiment l’effet grisant de la vitesse et le risque fait partie des incitatifs à faire de la vitesse. Le risque de perdre sa vie a peu ou pas d’impact. Seule la peur de tuer quelqu’un d’autre est, selon les jeunes, susceptible de les amener à réduire leur vitesse. De manière générale, les jeunes se sentent invulnérables, croient que les accidents sont pour les autres et, conséquemment, craignent plus les pertes matérielles. Les contraventions et points d’inaptitude auraient un effet qui serait perçu comme temporaire. Enfin, la logique des limites de vitesse est contestée, étant généralement jugées trop basses. Tout cela montre que les chercheurs de la SAAQ travaillent dans une perspective de psychologie sociale, bien faite pour débusquer et hiérarchiser la multitude des déterminants comportementaux, mais dont l’application à la publicité tend à complexifier les messages plutôt qu’à les simplifier, un effet indésirable mais dont habituellement seuls les publicitaires professionnels s’inquiètent. Le volet publicitaire visait à recueillir les opinions des participants par rapport à des concepts de publicité contre la vitesse au volant, et par rapport à la pertinence de l’usage de témoignages et de porte-parole en publicité. Cinq concepts ont été testés. 1. Le conducteur influencé (un conducteur est poussé à la vitesse par ses passagers). 2. Les limites de vitesse avec les enfants (accident avec des enfants dans la rue). 3. Jeune femme en pleurs (un conducteur regarde sa passagère mourir dans sa voiture accidentée qu’il conduisait vite pour l’impressionner). 4. Les parents qui vont identifier le corps de leur fils. 5. L’allée de quilles (publicité sur la distance de freinage). Les seules réactions apparemment unanimes concernent les deuxième, troisième et quatrième concepts. Les participants en ont été particulièrement touchés, ce qui montre surtout que la publicité choc a des propriétés qui plaisent quand elle allie le spectaculaire à l’émotif. Toutefois, aucun d’entre eux ne croit que la publicité puisse influencer les récalcitrants et aucun d’entre eux ne se perçoit comme délinquant. Certaines recommandations de la firme Léger vont dans le même sens : le ton et le style émotifs des publicités font réfléchir mais n’ont pas d’impact sur le changement de comportement; seule la répression a un effet dissuasif, encore est-il éphémère. En conséquence, pense la firme, il faudrait renforcer et répéter le message suivant lequel conduire est un privilège qui peut se perdre, et non pas un droit, augmenter les effectifs policiers sur les autoroutes, augmenter la sévérité des pénalités et des sanctions pour « les rendre encore plus sévères afin que l’effet dissuasif ait tout son impact » (Léger & Léger, 1992a, p. 7). La firme déploie une connaissance de la culture d’intervention qui est certainement celle de la SAAQ. Il faut savoir que dans les milieux professionnels, les conclusions de tels rapports sont typiquement le fruit du débreffage qui se fait à la fin des séances, entre les clients et l’animateur des groupes. Celui-ci oriente fortement les conclusions en fonction des consensus établis avec ses clients. 241 Malgré les conclusions précédentes, l’étude recommande néanmoins à la SAAQ de produire des messages à forte intensité émotionnelle sur les conséquences de la vitesse excessive (Léger & Léger, 1992a, p. 7). Elle présume que les campagnes publicitaires sont une forme de sensibilisation nécessaire, sans dire pourquoi, et elle nourrit l’espoir que si la charge émotive était assez puissante, elles pourraient inciter les cibles à ralentir. Elle s’appuie sur le fait que plusieurs participants pensent qu’ils seraient incités à réduire leur vitesse s’ils tuaient quelqu’un par accident ou s’ils étaient témoins d’un accident grave. Une telle dissociation illustre comment des savoirs contradictoires peuvent coexister chez le même locuteur, comme dans des univers parallèles, et se croiser sans s’influencer. Elle montre aussi que le poids de la tradition dans une culture d’intervention suffit à maintenir la croyance en la nécessité de faire de la publicité même si on constate indubitablement et répétitivement qu’elle ne produit pas les effets qu’on lui attribue. En 1993, l’objectif de la campagne publicitaire « La vitesse tue » (scénario 15) est de diminuer le nombre des conducteurs commettant des excès de vitesse particulièrement dans les rue et routes des zones urbaines et semi-urbaines, excluant donc le problème particulier des autoroutes (SAAQ, 1994, p. 29; CROP, 1993, p. 4). Même si le groupe des incorrigibles est « particulièrement réfractaire à toutes les mesures mises de l’avant pour diminuer la vitesse excessive », c’est lui qui sera la cible de la prochaine campagne publicitaire en 1993 (SAAQ, 1994, p. 29). Le cœur de cette cible est constitué d’hommes 1630 ans. Le ton et le style du message ont été établis en conformité avec les recommandations de l’étude de Léger (Léger & Léger, 1992a) et paraissent en phase avec ce que le TAC produit depuis 1989, mais ici avec un degré de réalisme moins appuyé. Il est aussi très semblable au premier message de la RAAQ contre la vitesse au volant en 1978 (scénario 5), à ceci près que l’expression de l’émotion se manifeste ici sans retenue dans le jeu de l’acteur principal. 242 Scénario 15 SAAQ TV : « Sophie » Diffusion : printemps 1993 Plan Vidéo Direction photo : On filme le désespoir d’Éric, responsable de la mort de sa compagne. L’action passe de la chambre, où Éric est en pleine crise de désespoir et de rage, à des flashbacks nous montrant un moment heureux du couple, des scènes dans la voiture avant, pendant et après l’accident. Le montage est nerveux, les réactions émotives des personnages sont saisies en gros plans, l’approche se veut réaliste. 1à5 Éric est de retour dans la chambre conjugale. Il a un pansement sur le front. Il pleure de rage, bouscule des objets et fracasse un miroir avant de se mettre à genoux et d’éclater en larmes en prenant dans ses mains une robe de Sophie. 6à7 Scènes de lit (pudiques) de Sophie et Éric. L’accent est mis sur le visage heureux et souriant de Sophie. 8 Éric s’effondre sur le lit. 9 à 14 15 On montre la séquence fatale qui a mené à l’accident. Après avoir mangé une crème glacée, Éric et Sophie roulent en voiture. Suivent deux plans extérieurs montrant la voiture rouge d’Éric prendre un virage à une vitesse excessive et accélérer dans une rue en ville. Prise intérieure de Sophie qui prend le bras d’Éric pour lui demander de ralentir. Gros plan d’Éric qui ne répond pas et qui rit. Retour sur Éric qui pleure dans la Audio Musique : piano. Durée du plan Temps cumul. Voix hors champ (homme, ton neutre et professionnel du médecin légiste faisant son rapport) : « Rapport d’autopsie de Sophie B., 21 ans, polytraumatisée à la suite d’un… 0,08 0,08 Voix hors champ (homme, ton neutre et professionnel du médecin légiste faisant son rapport) : « … accident de voiture. » Éric (rage et désespoir) : « Nooooooooooon! » Voix hors champ : « Fracture de la colonne cervicale avec lacération… » Effets sonore : crissements de pneus et accélération du moteur Voix hors champ : « de la moelle épinière. Multiples fractures [inaudible]… » Sophie (ton inquiet) : « Ralentis Éric. » Voix hors champ : « … causes des lacérations… » 0,02 0,10 0,02 0,12 0,05 0,17 Sophie et Éric poussent de longs cris 0,04 0,21 243 chambre. On voit derrière une photo de Sophie, souriante. 16 17 18 19 Intérieur de la voiture. Gros plan de la tête de Sophie qui bascule vers la fenêtre de sa portière et brise la fenêtre de sa portière. Le trucage est réussi par la rapidité du mouvement de la caméra et le flou de l’image avant qu’elle ne se fixe sur sa tête. Retour sur Éric qui pleure dans sa chambre. Plan extérieur de la portière défoncée du côté de Sophie. On voit la tête et les épaules de Sophie, morte, les yeux ouverts, le visage ensanglanté. Elle est coincée dans le véhicule qui a été déformé par la violence de l’impact. On voit Éric à l’intérieur, le visage ensanglanté, qui se penche vers elle et l’appelle en criant d’un air désespéré. Gros plan du visage d’Éric en pleurs, dans la chambre maintenant devenue plus obscure. En surimpression, le slogan écrit en blanc sauf le mot « tue » qui est en rouge, et la signature corporative de la SAAQ. LA VITESSE tue tout le long de la séquence. On entend des coups de klaxons inutiles et un crissement de pneus. « iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii! » Voix hors champ : « … pulmonaires. Fracture de la clavicule [inaudible] gauche. » Voix hors champ : « La mort a probablement… » Voix hors champ : « … été causée par la fracture… » Éric : « Sophiiiiiiiie! Voix hors champ : « … de la colonne cervicale. » 0,01 0,22 0,02 0,24 0,02 0,26 0,04 0,30 La firme CROP est ensuite mandatée pour procéder à l’évaluation de la campagne publicitaire. Dans le premier volet, on veut savoir si et dans quelle mesure la campagne de 1993 a pu modifier significativement les attitudes et comportements des « incorrigibles », et sur quels aspects ces changements ont pu jouer. Sur le plan des connaissances, on mesure le degré des croyances et mythes entourant la performance des véhicules et les capacités physiques des conducteurs. Sur le plan coercitif, on mesure les niveaux de connaissances spontanées et assistées des sanctions, amendes et hausses de tarifs du permis de conduire en cas d’infraction. Sur le plan des attitudes, on mesure quatre dimensions. Premièrement, la perception de risque liée à l’arrestation (sanctions et amendes), aux conséquences financières de l’irrespect des limites et aux conséquences sociales et individuelles. Deuxièmement, le degré d’approbation et de désapprobation (individuel et social) face à l’irrespect des limites de vitesse et aux mesures mises en place (sanctions, surveillance policière/radar, sévérité des mesures coercitives). Troisièmement, l’élasticité de différentes attitudes et comportements à caractère préventif pouvant contribuer à contrer la vitesse au volant. Il s’agit de déterminer jusqu’où les conducteurs sont prêts à adopter des attitudes et comportements de bon conducteur. Quatrièmement, les niveaux 244 d’approbation et de désapprobation des limites de vitesse actuelle. Sur le plan des comportements, on prend la mesure de cinq dimensions. Premièrement, la vitesse moyenne avouée sur les différentes routes et la perception de l’aspect sécuritaire de cette vitesse avouée. Deuxièmement, la fréquence et l’ampleur des excès de vitesse hors-autoroute et sur autoroute. Troisièmement, la fréquence des infractions commises (non-respect des arrêts obligatoires, dépassement par la droite, port de le ceinture de sécurité, alcool au volant). Quatrièmement, la situation de dossier : nombre de points d’inaptitudes, amendes, accidents dus à la vitesse. Cinquièmement, les comportements actuels par rapport à l’alcool au volant et au port de la ceinture de sécurité. Dans le second volet de l’étude de CROP, on prend d’abord la mesure de la notoriété spontanée et assistée de la campagne publicitaire dans son ensemble et de chacune de ses composantes : message télévisé (seul élément dont nous avons trace), publicités radiophoniques et imprimées (en journal, en affichage et en dépliants), relations de presse et autres activités de relations publiques, ainsi qu’une émission spéciale à la télévision. On mesure ensuite la familiarité (niveaux de rétention et de compréhension correcte du message, identification correcte de l’annonceur, des thèmes abordés et des slogans utilisés) et l’opinion (degré d’adhésion à l’utilité et à la nécessité de faire cette campagne, et appréciation du message). Nous n’avons retrouvé de cette étude de CROP que l’offre de services. Les résultats ne semblent pas avoir été à la hauteur des espoirs de la SAAQ. Le rapport annuel de 1993 ne manque pas de saluer le succès de la campagne publicitaire de 1993 et du changement d’orientation vers un style plus choc. Sur quelle base la SAAQ fonde-t-elle cette appréciation? Elle ne mentionne aucun résultat en ce qui concerne l’espoir de modifier les connaissances, attitudes et comportements, et fonde son appréciation sur les seuls taux de rappel et d’appréciation de la publicité télévisée : « Cette orientation a eu un impact certain : en effet, 91% des personnes interrogées au cours de la post-évaluation ont affirmé se souvenir du message et en avoir apprécié le ton » (SAAQ, 2004, p. 29). Il est en outre tout à fait singulier que le taux d’appréciation soit de 100%, ce qui porte à croire que le rédacteur a rapporté maladroitement les données. En 1994, outre les opérations habituelles comme le soutien à l’Opération Nez Rouge, la campagne contre la CFA cible principalement les « conducteurs qui sont le plus souvent impliqués dans des accidents mortels ou qui conduisent le plus fréquemment avec les facultés affaiblies, soit les hommes âgés entre 25 et 45 ans » (SAAQ, 1995, p. 35), ce qui représente 52% de l’ensemble des titulaires à cette époque (CROP, 1994, p. 15). On voit par là que l’alcool au volant est un folk crime. La campagne comprend un « message télévisé choc » (scénario 16), deux publicités à la radio, de la publicité dans les journaux et de 245 l’affichage dans les lieux de consommation. Le style choc du message télévisé emboite le pas du message de 1993 contre la vitesse. Scénario 16 SAAQ TV : « L’enfant qui pleure son père » Diffusion : juin 1994 Plan Vidéo Direction photo : scène de nuit filmée avec caméra à l’épaule pour en accroitre le réalisme. Multiples gyrophares en marche. 1 à 15 Un homme et une femme gisent inconscients et ensanglantés sur les sièges avant d’une voiture lourdement accidentée, tandis que leur fille à l’arrière est encore attachée à son siège et apparemment indemne. On montre l’évacuation des deux victimes tandis que leur petite fille apparemment indemne fait une crise de panique, et que le conducteur fautif, lui aussi indemne mais consterné, est contrôlé puis arrêté et menotté pour CFA. Tout le long du message, on entendra la petite fille appeler sans arrêt son père en criant « papa! », même quand un policier l’empêche de se diriger vers sa mère qu’on emmène inconsciente sur une civière. La caméra alterne entre la petite fille en panique et le conducteur fautif qui souffle dans un éthylomètre, se fait menotter puis embarquer dans une voiture de police. L’attention de cet homme se porte surtout sur la petite fille et tout nous montre qu’au delà d’une faible protestation, il se sent irrémédiablement coupable. En surimpression sur le visage de l’homme prostré et qui pleure à la fin, la signature corporative de la SAAQ et le slogan de la campagne « L’alcool au volant… ça brise des vies! » Audio Musique : piano. Bruits de sirènes à la fin. Durée du plan Temps cumul. Petite fille (cris ininterrompus) : « Papa! » Conducteur s’adressant aux policiers : « J’ai pas bu tant que ça. » Conducteur s’adressant à sa fille : « Excuse-moi. » 0,30 0,30 246 Encore une fois, les documents montrent que les objectifs de communication sont nombreux et sensiblement différents selon les sources. Dans le rapport annuel, l’objectif principal est d’ébranler les récalcitrants et l’objectif secondaire est de rappeler à tous les conducteurs les dangers de la CFA. Selon CROP (1994), c’est le renforcement de la norme sociale qui est l’enjeu majeur, et les trois objectifs qu’elle rapporte nous indiquent que la SAAQ ne cherche pas cette fois à modifier les comportements par la publicité mais tente de faire coïncider la norme personnelle avec la norme sociale : - convaincre les conducteurs de l’inadmissibilité de conduire avec les facultés affaiblies par l’alcool; développer un sentiment de responsabilité personnelle vis-à-vis l’alcool au volant; renforcer le mouvement de réprobation sociale contre le phénomène de l’alcool au volant. Nous avons le rapport d’évaluation post-campagne que CROP a faite par sondage auprès de 1003 répondants, dont la moitié de la région de Montréal, un quart de la région de Québec et un quart de partout au Québec. La marge d’erreur est de 3,1% avec un seuil de confiance de 95%. Nous n’avons pas la base de données, ce qui nous empêche de contrôler les données rapportées ou d’effectuer nos propres croisements, mais notre principal objectif, rappelons-le, est de découvrir sur quelles bases la SAAQ a pris ses décisions. Par contre, il y a peu de questions dans ce sondage qui nous offrent les indicateurs dont nous avons besoin. Tableau 12 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre l'alcool au volant, 1994 Indicateurs Opinion La CFA est une cause d’accident très importante/importante Tous (n : 1003) 99% La CFA est une faute grave 99% Favorables aux barrages routiers contre la CFA 91% Favorables à la tolérance zéro alcool pour les nouveaux conducteurs 79% Favorables à une saisie du véhicule 72% Essai Ont dit qu’il leur est déjà arrivé de moins consommer d’alcool parce qu’ils allaient prendre le volant 53% Source : SOM, 1996a. La notoriété de la cause n’est pas mesurée mais avec un taux de notoriété spontané de 96% pour l’ensemble de la campagne publicitaire, on peut estimer que la cause a déjà, en 1994, un taux de notoriété optimal. La notoriété spontanée du message télévisé s’établit à 69% de tous les répondants et à 247 95% en question assistée. Cette publicité est le seul élément de la campagne dont les répondants se souviennent (les autres recueillent moins de 1% de mentions spontanées), ce qui confirme que la télévision est de loin le meilleur médium pour porter un message aussi émotif. Cependant, parmi ceux qui se souviennent de la campagne, il n’y en a que 63% qui attribuent correctement la campagne à la lutte contre la CFA, tandis que la compréhension plus fine du message varie entre 31% (« il faut réduire sa consommation d’alcool au volant »), 32% (il faut « prendre conscience du danger de l’alcool au volant pour la vie des gens ») et 58% (« il ne faut pas consommer d’alcool au volant »). CROP ne nous donne pas le pourcentage de réponses incorrectes mais, à la lumière de ces résultats, il y avait déjà matière à conclure, conformément aux savoirs publicitaires, que si la publicité de masse peine à livrer correctement un message aussi simple (scénario 14), elle ne peut qu’échouer à livrer des informations complexes. Le traitement des messages publicitaires par les cibles est trop superficiel pour exercer une influence aussi subtile que celle suggérée par l’approche de la psychologie sociale. On voit aussi que les causes spécifiques (CFA et vitesse) se confondent facilement, ce qui est conforme à notre conclusion sur ce sujet dans la première partie de notre étude : en raison de l’attention flottante que les cibles accordent à la publicité de masse, le contenu spécifique du message est relativement indifférent à la production de l’effet synergique, seul importe le sens très général (message de promotion de la sécurité routière) qui en est retenu. Aucun élément de l’étude de CROP ne sonde spécifiquement la familiarité des répondants avec la CFA. En ce qui concerne les effets de l’alcool (94%), les conséquences pénales de la CFA (84%), ses couts socio-sanitaires (78%), la quantité d’alcool qu’il faut pour dépasser sa limite (76%), et même la progression des connaissances entre 1991 et 1994 (un gain de 11 points de pourcentage), ce n’est pas le niveau des connaissances réelles que CROP sonde mais uniquement si les répondants s’estiment relativement bien informés. La mesure des mythes entourant la CFA donne toutefois un indice indirect du degré de familiarité avec cette cause sociale. C’est ainsi que « plus des deux tiers » (CROP, 1994, p. 37) des répondants identifient correctement comme erronés une série de « faux remèdes » sur les moyens de diminuer l’effet de l’alcool (prendre une douche, boire un café, manger). Pour mesurer plus directement la familiarité avec la CFA, il aurait fallu sonder des variables comme la connaissance du taux d’alcool permis dans le sang, la connaissance des effets de l’alcool sur les capacités du conducteur, la nature exacte des sanctions ou encore le nombre moyen de victimes que l’on attribue annuellement à la CFA. Il faut dire que la variabilité des réponses physiologiques à l’alcool est trop variée et trop complexe pour être simplifiée d’une manière minimalement acceptable, de sorte que le discours de la SAAQ sur le sujet est plutôt vague lui-même, et que le message et son slogan laissent à chacun le soin d’interpréter ce que signifie « l’alcool au volant » et à compter de quel niveau d’alcool la réprobation de la CFA se manifeste. 248 L’opinion des répondants est, elle, mesurée plus en profondeur, et d’abord sur l’adhésion à la cause sociale. C’est ainsi que 99% des répondants estiment que la conduite avec facultés affaiblies par l’alcool est une cause d’accidents très importante (84%) ou assez importante (15%), un niveau comparable selon CROP à ce qui avait été mesuré en 1991. En comparaison, seuls 69% des répondants estiment que la vitesse au volant est une cause très importante d’accidents. En termes de faute, la CFA est considérée comme une faute grave par 99% des répondants. En comparaison avec la vitesse au volant, 36% des répondants perçoivent comme une faute moyenne ou légère un excès de vitesse de 30 kilomètres à l’heure. Deux conclusions s’imposent. Même si la lutte contre la vitesse au volant a un historique de répression et de communication plus long que la lutte contre la CFA, sa réprobation est nettement moins importante et l’accent mis sur la nature criminelle de l’infraction dans le cas de la CFA a certainement joué pour beaucoup dans cet état de l’opinion. Ensuite, les niveaux de notoriété et d’opinion sont optimaux et parfaitement similaires, mais nous avons des raisons de croire que le niveau de familiarité est sensiblement inférieur à celui de l’opinion, ce qui contredit la distribution des effets de la communication selon le modèle de l’entonnoir. Si l’asymétrie se vérifie par la suite, cela confirmera ce que le sens commun est à même de vérifier tous les jours, c’est-à-dire que la réprobation sociale n’a pas besoin d’un fonds de connaissances très élevé ni même de connaissances très certaines pour s’exprimer. Étant donné que 80% des répondants estiment que le ton dramatique ne va pas trop loin pour sensibiliser les gens à la CFA (un taux d’approbation qui est très supérieur à la compréhension même du message et peut-être même un peu supérieur à la familiarité avec les arguments clés des promoteurs), on peut se demander si les répondants jugent des problèmes sociaux moins par la qualité de l’argumentation que par la tonalité du discours. L’opinion des répondants a ensuite été sondée pour mesurer le degré d’appui à la politique d’intensification des contraintes. On observe que 91% des répondants sont d’accord avec la solution des barrages routiers, 87% avec la mise en place de systèmes anti-démarreurs, 86% avec la révocation du permis, 79% avec l’interdiction de toute consommation avant la conduite pour les nouveaux détenteurs de permis et 72% avec la saisie du véhicule. Le discours sur la loi et l’ordre est très bien accueilli. La difficulté de cerner le niveau de tolérance à l’alcool et les habitudes réelles des répondants en ce qui concerne la CFA, complique la détermination par sondage des niveaux d’intention, d’essai et d’adoption du comportement promu. La firme CROP a malgré tout eu le mandat d’évaluer l’impact de la campagne publicitaire sur les comportements en matière d’alcool au volant (CROP, 1994, p. 81), mais quand elle conclut qu’elle a eu à cet égard un effet considérable, on peut voir que c’est par glissement de sens en confondant « prise de conscience » et changement de comportement. La firme a bien mesuré des changements de comportements déclarés, cependant une partie d’entre eux porte sur l’adoption de la 249 notion de conducteur désigné, laquelle, ne faisant pas partie du message, ne peut lui être attribuée comme CROP le fait quand elle conclut que la grande majorité des comportements des répondants ont été modifiés (CROP, 1994, p. 81). La faible valeur des données déclaratives n’empêche pas non plus CROP d’attribuer au message un impact « plus modeste » sur la réduction et l’élimination de la CFA et sur l’utilisation de transports alternatifs. Dans le sondage, la SAAQ a choisi d’identifier la consommation excessive au fait d’avoir consommé trois verres ou plus au cours d’une même occasion, ce qui peut être trop ou trop peu selon que l’on est un homme ou une femme et que la durée de la consommation est de moins d’une heure ou de plusieurs heures. Selon le critère de la SAAQ, il n’y aurait que 6% des répondants qui auraient déjà conduit en état d’ébriété. Le croisement des réponses indique cependant que le discours des répondants sur le sujet est fortement empreint de dissonance cognitive et de désirabilité sociale. Seuls 30% d’entre eux avouent avoir déjà conduit après avoir pris de l’alcool, ce qui donne un taux de conformité déclarée de 70% si l’on est très conservateur. Toutefois, 53% des répondants disent qu’il leur est déjà arrivé de réduire leur consommation d’alcool avant de prendre le volant, 44% disent qu’à la suite de la dernière campagne ils n’hésitent plus à prendre un autre moyen de transport s’ils ont pris de l’alcool, 38% disent avoir réduit leur consommation d’alcool avant de prendre le volant et 30% disent avoir complètement cessé de boire avant de prendre le volant, ce qui montre à quel point les données déclaratives sont peu fiables. Nous savons par expérience personnelle que les chercheurs de la SAAQ en sont tout à fait conscients, mais le fait qu’ils aient donné à CROP le mandat de sonder l’impact de la publicité sur le changement de comportement et qu’ils n’aient pas expurgé du rapport final à cet égard les conclusions élogieuses mais mal fondées (dans le métier de la recherche privée, le dépôt d’un rapport final est habituellement précédé d’un rapport préliminaire soumis à l’approbation du client), nous indique encore une fois qu’ils attribuent bel et bien à la publicité, et malgré les évidences, la possibilité de modifier les comportements, que ce soit directement (par relation causale directe) ou indirectement (par relation causale indirectement induite d’un changement des attitudes et de normes individuelles et sociales). La capacité de la publicité d’influencer les normes sociales et, par là, l’expression des opinions d’un individu, et même d’opinions contraires à ses normes individuelles, est bien plus évidente à soutenir, encore qu’il faille se garder de lui attribuer l’essentiel d’un effet qui s’exerce en réalité par un ensemble de moyens dont elle n’est que la partie la plus visible. En partant d’une analyse factorielle et typologique des données du sondage, CROP a finalement réparti les répondants sur une échelle du risque, et que nous avons reproduit sous la forme de quadrants (tableau 13) : l’incorrigible (groupe composé particulièrement d’hommes 25-44 ans, et de gens qui parcourent 30 000 km/an), l’ambivalent (groupe composé particulièrement d’hommes 16-24 ans, et de gens qui parcourent 20 000 à 24 900 km/an), le convaincu (groupe composé particulièrement de femmes 45 ans +, et de gens qui parcourent moins de 5 000 km/an) et l’incorruptible (groupe particulièrement 250 composé de 65 ans +, et de gens qui parcourent moins de 5 000 km/an). La typologie montre que les conducteurs qui s’estiment les plus conformes sont surtout les femmes, les gens âgés et ceux qui font le moins de route, ce qui correspond à ce que nous avons déjà vu. Toutefois, CROP va au-delà de la prudence en concluant de la comparaison des données déclaratives de 1994 avec celles de 1991 que la campagne publicitaire a eu un effet favorable non seulement sur les attitudes mais aussi sur les comportements des ambivalents et des convaincus (CROP, 1994, p. 131). L’écart entre les faits et le discours sur les faits est ici un cas flagrant de construction de faits inadéquats. En traitant les comportements déclarés comme des comportements effectifs, en assimilant les attitudes aux comportements, le rapport fausse la représentation du sondage pour créer une fiction : l’impact de la publicité, en étant systématiquement exagéré, renforce le mythe de son influence sur les comportements. La firme a-t-elle péché par complaisance? Du moins peut-on observer que l’année suivante, les sondages sont confiés à la firme SOM, qui se montrera plus rigoureuse. Tableau 13 : Évolution des attitudes et comportements déclarés des Québécois par rapport à l'alcool au volant, de 1991 à 1994 Affichent des Attitudes et comportements RISQUÉS Disent avoir MODIFIÉ Leur attitude et leur comportement suite à la campagne Source : CROP, 1994. AMBIVALENT 28% 1994 22% 1991 + 6% INCORRIGIBLE 17% 1994 23% 1991 -6% CONVAINCU 33% 1994 24% 1991 + 9% INCORRUPTIBLE 22% 1994 31% 1991 -9% Disent n’avoir PAS MODIFIÉ Leur attitude et leur comportement suite à la campagne Affichent des Attitudes et comportements Non-RISQUÉS L’année 1995 est marquée par une baisse de 29,5% du budget publicitaire mais une augmentation de 20% des sanctions effectives. Le bilan continue globalement à s’améliorer mais le rapport annuel, en 251 annonçant que le bilan routier du Québec affiche moins de 900 morts pour la deuxième année consécutive, passe sous silence le fait que le nombre des décès a augmenté par rapport à 1994 au lieu de l’exploiter pour sonner l’alarme, ce qui est un autre signe qu’elle traverse une période difficile sur le plan de sa crédibilité et de son image publique. Pour l’heure, la SAAQ dans son discours public affirme miser sur la sensibilisation et l’information (SAAQ, 1996, p. 5) pour améliorer le comportement routier des Québécois. Les deux seules innovations en communication qu’elle mentionne dans son rapport annuel ont trait à un concours de conception d’un message contre la CFA (le projet « Pub de route », destiné aux jeunes), et à la distribution d’autocollants avec le slogan de la campagne contre la CFA que les citoyens sont invités à apposer sur leurs véhicules pour participer à la réprobation sociale (SAAQ, 1996, p. 32), ce qui est un moyen de stimuler l’exercice du contrôle social externe informel. Pour le reste, elle rediffuse les messages télévisés de 1994 contre la CFA et de 1993 contre la vitesse au volant sans se donner la peine d’en évaluer l’impact (SOM, 1996). Tout cela signale qu’elle se prépare en réalité pour un retour en force qui ne viendra qu’en 1997. En 1996, la SAAQ déclare avoir atteint le deuxième meilleur bilan routier de son histoire, une formule qui masque une réalité moins brillante. Avec un plafonnement des sanctions effectives (tableau 9) et un bilan routier qui, en réalité, ne progresse plus, la SAAQ va progressivement revenir à un discours un peu plus guerrier. Elle répète qu’elle ne peut remplir son mandat sans la collaboration de la police et déclare qu’elle mise sur l’effet synergique d’une réforme du Code de la sécurité routière et de la publicité pour atteindre son objectif de réduction du bilan routier à 750 morts pour l’an 2000. Le discours répressif se fait tout de même pudique : on observe que l’objectif est assimilé à un défi collectif (SAAQ, 1997, p. 4) et que dans sa définition de la « sensibilisation », catégorie dans laquelle elle classe tous les moyens qu’elle prend pour modifier les comportements, elle ne mentionne pas les activités de contrôle et de répression. Entretemps, avec un budget de communication qui subit une nouvelle amputation (-30%), elle ne produira de nouveau message que pour la campagne contre la vitesse, la campagne contre la CFA se passant de message télévisé. C’est la découverte par la SAAQ, à travers les résultats des sondages post-campagnes, du mythe selon lequel le problème de la vitesse serait celui de jeunes fous du volant (16-24 ans; Brault et Letendre, 2003) qui a guidé la conception de la campagne du printemps 1996. Selon le rapport annuel de la SAAQ (1997), l’objectif de la campagne publicitaire de 1996 est de sensibiliser les gens aux dangers de la vitesse en ville, mais selon SOM (1996a, p. 52) il est de « créer un climat d’acceptabilité moindre de la vitesse au sein de la population ». Nous n’avons retrouvé aucun des éléments de la campagne du printemps 1996 contre la vitesse au volant, mais le questionnaire de SOM (1996a) nous donne une brève description de ses trois éléments principaux : une émission spéciale de la série télévisée « Qui vive » 252 avec des témoignages sur les conséquences douloureuses d’accidents causés par la vitesse pour toutes les personnes impliquées, une campagne d’affichage du slogan « La vitesse tue » sur les panneaux d’autobus, et un nouveau message télévisé. Ce dernier montre un homme assis qui, en répondant aux questions d’une voix hors champ, raconte que lorsqu’il circule en ville, il suit le flot de la circulation sauf récemment alors qu’il a conduit plus vite parce qu’il était pressé et qu’il a eu un accident. À ce point de son récit, l’homme tourne le dos à la caméra et s’éloigne, ce qui permet de réaliser au spectateur qu’il est en chaise roulante. Le message télévisé ayant été diffusé en avril mais l’évaluation de la campagne n’ayant pas été faite avant la fin juillet, les taux de rappel ont forcément décru rapidement après la campagne de sorte qu’il n’est pas prudent de comparer, comme le fait SOM, les taux de rappel de la publicité télévisée (73% en notoriété totale) avec ceux des campagnes précédentes (89% en notoriété totale pour le message avec Sophie). Pour les mêmes raisons, il n’est guère prudent non plus de pousser très loin l’analyse de la compréhension du message mais on peut toutefois relever le fait que malgré sa simplicité apparente, 25% des répondants lui ont attribué un sens erroné et sans pertinence. Il y a heureusement des indicateurs pour les autres variables qui nous intéressent (tableau 14). Tableau 14 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre la vitesse au volant dans les zones de 50 km/h, 1996 Indicateurs Opinion Favorables à l’objectif d’amener les gens à rouler moins vite Favorables à plus de surveillance policière Favorables à des peines plus sévères Tous (n : 1003) 89% 75% 63% Considération Ont pris conscience que la vitesse excessive met leur vie en danger Parmi ceux qui dépassent souvent les limites en ville Parmi ceux qui disent dépasser les limites la plupart du temps Essai Déclarent respecter davantage les limites depuis cette campagne Parmi ceux qui dépassent souvent les limites en ville Parmi ceux qui disent dépasser les limites la plupart du temps 83% 76% 70% 67% 56% 42% Source : SOM, 1996a. En ce qui concerne la familiarité, SOM, comme auparavant CROP, ne sonde pas la solidité des connaissances mais la perception d’en savoir suffisamment ou pas sur le sujet, ce qui est insuffisant pour les besoins de notre étude. On relèvera quand même que 96% des gens se disent très bien (46%) ou plutôt bien (48%) informés sur les excès de vitesse mais SOM réussit quand même à cerner une zone 253 grise : la méconnaissance de la variabilité, en fonction des zones, du montant des amendes pour un même excès de vitesse. Cette méconnaissance n’empêche pas l’expression d’opinions très favorables à l’intensification de la répression. C’est ainsi que 89% des répondants sont tout à fait d’accord (61%) ou plutôt d’accord (28%) pour dire qu’il est très important d’amener les gens à rouler moins vite en ville, et que 75% se disent tout à fait d’accord (45%) ou plutôt d’accord (30%) pour que la surveillance policière soit intensifiée de manière à faire respecter les limites de vitesse, et que 63% se disent tout à fait d’accord (30%) ou plutôt d’accord (33%) pour que les peines encourues soient plus sévères. Le discours sécuritaire de la RAAQ et de la SAAQ a réussi à susciter l’intolérance envers la délinquance et une valorisation de la répression (SOM, 1996a, p. 56) comme mode privilégié d’intervention, mais nous allons maintenant voir que les indicateurs de considération et d’essai du respect des limites de vitesse signalent que cet appui des répondants résulte en grande partie d’une dissociation entre leurs attitudes et leur comportement. La validité de nos indicateurs de considération et d’essai du comportement est sujette à caution parce qu’aucune question du sondage ne porte spécifiquement sur ces dimensions. Sur le plan de la considération, nous pouvons toutefois estimer que la « prise de conscience » est un indicateur valable de considération. La majorité des répondants disent que la campagne publicitaire leur a fait prendre conscience que la vitesse excessive met en danger leur propre vie (83%) et celle des autres (81%). Ces taux de considération baissent à 76% et 80% respectivement chez ceux qui admettent excéder assez souvent les limites de vitesse en ville, et à 70% et 73% chez ceux qui admettent excéder la plupart du temps les limites de vitesse. Aucune question dans le sondage ne nous donne d’indicateur d’intention mais nous avons retenu comme indicateurs d’« essai » les déclarations des répondants qui ont dit respecter davantage les limites de vitesse suite à cette campagne. Les taux diminuent symétriquement : 67% de l’ensemble des répondants (n : 1003) disent les respecter davantage, mais ce taux descend à 56% chez ceux qui admettent excéder assez souvent les limites de vitesse en ville (n : 120), et à 42% chez ceux qui admettent excéder la plupart du temps les limites de vitesse (n : 82). Pour la SAAQ, la grande révélation du sondage post-campagne effectué par SOM (1996a) concerne les indicateurs d’adoption du comportement et principalement le fait qu’une très grande proportion des conducteurs sondés avoue ne pas respecter les limites de vitesse et que faire de la vitesse est un comportement profondément ancré : lorsqu’une personne commet des excès de vitesse, elle a « tendance à les commettre en toutes circonstances » (SOM, 1996a, p. 5), que ce soit en ville ou sur l’autoroute. C’est à ce moment de son histoire et grâce à d’autres enquêtes semble-t-il que la SAAQ 254 (1997, p. 32) dit avoir réalisé que l’irrespect des limites est le fait d’un peu tout le monde. En tout, 59% des répondants disent rouler habituellement à 50 km/h en ville (48%) ou plus lentement (11%), mais ces taux diminuent sur l’autoroute alors que 48% disent rouler à 100 km/h (33%) ou moins (15%). Ce ne sont certes que des données déclaratives, mais si les répondants ont pu fournir des réponses biaisées, le croisement avec d’autres réponses indique que ce fut en faveur d’une sous-estimation de leur vitesse réelle et que c’est plus vraisemblablement la majorité des conducteurs qui est délinquante. Quand il s’agit d’évaluer le comportement, SOM, contrairement à CROP, se montre tout à fait sensible à la dissonance cognitive entre les comportements déclarés et les perceptions des habiletés personnelles, et recommande même à la SAAQ de procéder à des enquêtes sur le terrain. Sans surprise, la tendance à la prise de risque diminue avec l’âge (81% des 16-20 ans admettant rouler en moyenne à une vitesse supérieure aux limites permises alors qu’ils ne sont que 18% chez les 55 ans et plus) et avec le nombre moyen de kilomètres parcourus par année (SOM, 1996a, p. 5). Les sondeurs rapportent aussi que les répondants sont presque unanimes (96%) à juger que leur vitesse moyenne est sécuritaire et même si la majorité estime que les autres roulent plus vite qu’eux (65%) la même proportion (65%) estime que la conduite des autres est sécuritaire. Le fait d’avoir été impliqué dans un accident ne semble pas être un facteur majeur d’une remise en question durable des comportements à risque si l’on tient compte que 40% des répondants admettent avoir déjà été impliqués dans un accident à titre de conducteur. Un phénomène comparable sera observé plus tard pour la SAAQ par Dionne, Fluet, Desjardins et Messier (2004) qui ont conclu dans le cas de la CFA que la perception de risque (d’avoir un accident ou d’être intercepté) n’était pas différente entre ceux qui ont été sanctionnés au moins une fois pour cette faute et ceux qui ne l’ont jamais été. Ces auteurs signalent que des études en économie et en droit économique ont conclu que l’augmentation de la sévérité de l’amende a un effet dissuasif plus important qu’une augmentation de la probabilité d’être arrêté. Cela semble conforme au modèle dissuasif de la sécurité routière, qui repose d’abord sur une dynamique d’intensification continue des sanctions. Toujours selon le même sondage de SOM, seuls 3% des répondants se définissent comme audacieux au volant même si 10% des sondés ont admis avoir été sanctionnés pour excès de vitesse au cours des deux dernières années. En attendant, et sur la base de la réduction de 30% à 10% des répondants qui, entre les deux études de 1993 et 1996, estiment que la limite de vitesse sur les autoroutes est trop basse, SOM (1996a, p. 60) conclut que la SAAQ est en voie d’accomplir son objectif de réduire l’acceptabilité de la vitesse au volant. La direction de la SAAQ ne semble pas avoir pleinement endossé cette conclusion ou en avoir pris connaissance, du moins le rapport annuel de 1996 n’en parle pas mais met l’accent sur une information moins optimiste : selon une enquête non identifiée, les deux tiers des conducteurs admettraient rouler en moyenne plus vite que les limites (SAAQ, 1997, p. 32). Cela ne correspond pas aux données de l’enquête de SOM et provient peut-être d’une enquête sur le terrain, mais cela montre 255 que la SAAQ, au vu des minces succès obtenus, se préoccupe surtout de faire connaitre l’ampleur d’un problème dont, à l’instar des Québécois eux-mêmes, elle parait avoir jusque là sous-estimé l’ampleur. La campagne publicitaire contre l’alcool au volant de l’été 1996 ne comprend pas de publicité télévisée, ce qui témoigne d’un budget réduit et qui s’explique par le fait qu’aucune nouvelle mesure n’est encore entrée en vigueur. La SAAQ fait uniquement de l’affichage dans les grands centres urbains (utilisant des photos d’accidents parues dans des journaux) et utilise trois messages publicitaires à la radio : une discussion entre copains dans un bar lors d’un 5 à 7, une discussion de copains réagissant à la une d’un quotidien portant sur un terrible accident d’auto, et un message diffusé pendant les matchs de baseball des Expos de Montréal. Un projet de loi comportant des mesures draconiennes vient toutefois d’être adopté au printemps par le Parlement, et si rapidement que le Barreau du Québec (1996) s’inquiète publiquement en aout de ce que, dans la hâte, la recherche de plus de sécurité pourrait nuire au respect des droit individuels. Ces mesures controversées contre la CFA comprennent notamment la confiscation du véhicule pour 30 jours (même si le véhicule appartient à une autre personne que le conducteur fautif), l’installation d’un système anti-démarrage dans le véhicule d’un récidiviste pour garantir sa sobriété au volant, et, pour les nouveaux conducteurs âgés de moins de 25 ans, une « tolérance zéro » (interdiction de conduire après avoir pris de l’alcool, peu importe la quantité) et une limite à seulement quatre points d’inaptitude (plutôt que 10). Nous n’avons pas retenu les indicateurs de notoriété de la campagne parce que le taux de notoriété spontané de 82% pour l’ensemble de la campagne reflète davantage la notoriété de la cause qui est probablement située à un niveau si optimal qu’il ne peut guère être amélioré. En ce qui concerne les taux de rappel des différents messages de la campagne, le meilleur indice est celui des 32% qui se sont spontanément souvenus avoir vu des messages télévisés alors qu’il n’y en a pas eu, tandis qu’en notoriété assistée les véritables pièces publicitaires de la campagne ne font que de 9% à 26%. D’après SOM (1996b, p. 6), l’objectif de la campagne publicitaire de 1996 contre la CFA se situait carrément sur le terrain d’une bataille pour l’opinion publique. Il s’agissait de « préserver les acquis et relancer dans l’opinion publique l’urgence et l’importance d’agir » (SOM, 1996b, p. 6). Les résultats obtenus (tableau15) montrent que si l’endossement de la cause a significativement progressé entre 1994 et 1996 (voir les indicateurs d’opinion), au point de friser désormais l’unanimité, cet appui repose au mieux sur perception erronée (voir l’indicateur de familiarité), au pire sur l’ignorance totale de la réalité du bilan annuel moyen des décès attribués à la CFA par la SAAQ (450 selon les estimations de la SAAQ à l’époque). Sans choix de réponses, une grande partie des répondants (41%) refuse de se prononcer parce qu’ils n’ont pas même une idée approximative du nombre de morts attribués annuellement à la 256 CFA, 18% le surestiment largement à 1 000 morts et plus, 16% le sous-estime nettement à moins de 100, et seuls 25% le situent correctement mais très vaguement, dans la vaste palette des 100 à 999 morts. Cela donne une moyenne perçue de 966 décès par année, une diminution par rapport à l’étude de 1995 qui arrivait une moyenne perçue de 1 509 décès (SOM, 1996b, p. 48). À l’évidence, les perceptions des répondants se fondent sur des impressions volatiles mais exagérément fautives, et cette grossière erreur d’appréciation peut contribuer à expliquer les taux d’adhésion très élevés aux mesures d’intensification des sanctions que le Parlement vient d’adopter. Il est difficile d’établir dans quelle mesure l’endossement d’une intensification des contraintes et la surestimation du bilan routier s’influencent mutuellement, cependant on peut relever que la réduction de la perception de la gravité du bilan routier entre 1995 et 1994 (de 1 509 à 966 décès estimés, soit une baisse de 36%) a été mesurée par SOM entre le 25 septembre et le 7 octobre 1996. Même si la méthodologie d’enquête a pu conditionner l’endossement de la répression, en posant les questions afférentes à la toute fin du sondage, la baisse dans l’estimation de 1996 coïncide avec la baisse effective du bilan routier de 1996, dont les répondants ont eu le temps de se faire une impression générale par la couverture médiatique régulière des accidents de la route et de l’évolution du bilan routier pendant l’été. On constatera quand même, encore une fois, la corrélation entre l’endossement de l’intensification de la contrainte et la surestimation de la gravité réelle du bilan routier, et le fait que la SAAQ ne se préoccupe pas de corriger vigoureusement une perception aussi erronée de la gravité réelle de la situation mais qui sert si bien sa représentation du problème et de ses solutions. Il est certain que les résultats aussi positifs de tels sondages sont utilisés par la SAAQ pour conforter l’appui des ministres responsables et des parlementaires à leurs projets législatifs, et encore plus dans le contexte d’une protestation aussi rare et prestigieuse que celle du Barreau du Québec. La suite des choses montre que le parlement s’est fait une idée moins assurée de l’appui de l’opinion publique de sorte que celles des mesures qui seront finalement adoptées seront étalées plus progressivement dans le temps. La mesure de suspension immédiate du permis sera effective en 1996, la saisie du véhicule en 1997, la limite de 4 points de démérite pour les nouveaux conducteurs et l’antidémarreur en 1999, tandis que la tolérance zéro pour les conducteurs de moins de 25 ans n’a jamais été adoptée au Québec (la tolérance zéro est devenue effective mais en 2012 et seulement pour les conducteurs de 21 ans et moins). 257 Tableau 15 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre l'alcool au volant, 1996 Indicateurs Familiarité Évaluent entre 100 et 999 le nombre annuel de décès sur la route (moyenne annuelle réelle = 450) Opinion Pensent que c’est un problème très important ou important Totalement favorables ou favorables à l’introduction de nouvelles mesures législatives plus sévères suspension immédiate du permis Tous (n : 1 155)* 1995 (n : 1 148)* 1994 (n : 1 003)* 98% 84% - - 18% 98% 89% - tolérance 0 pour les nouveaux conducteurs saisie du véhicule pour 30 jours 85% - 83% - - installation d’un antidémarreur 82% - - limite de 4 points de démérite pour les nouveaux conducteurs Essai Disent avoir réduit au cours des derniers mois leur consommation d’alcool sachant qu’ils devaient prendre le volant 71% 56,6% 42% 55,7% % Source : SOM, 1996a. Pour l’année 1995, SOM cite une évaluation de la campagne contre la CFA faite en 1995 par l’INFRAS et qui nous est inconnue. Pour l’année 1994, SOM cite CROP, 1994. * : le nombre de répondants peut varier d’une question à l’autre, mais les études ne citent pas souvent les proportions pour chaque question et ne donnent jamais de marge d’erreur spécifique. Les données rapportées ici nous servent surtout à évaluer ce que la SAAQ savait ou croyait savoir à l’époque et non pas à faire des analyses statistiques approfondies. Pour l’indice de considération, nous n’avons pas retenu les 90% de répondants qui ont affirmé que la campagne publicitaire leur a fait prendre conscience des risques de l’alcool au volant, un chiffre élevé qui inclut surtout les 83% de répondants qui se sont déclarés conformes : 27% ont déclaré ne jamais boire d’alcool, 16% ne jamais boire quand ils doivent conduire, 18% se limiter à une consommation et 22% à deux. En excluant les individus qui se déclarent conformes, cela situerait le taux de considération réelle à 7% mais nous n’avons pas les moyens de le vérifier. L’étude ne nous dit rien de ceux qui disent que la campagne ne les a pas sensibilisés davantage mais cela peut fort bien inclure les individus les plus conformes et convaincus. 258 Enfin, nous avons retenu comme indice d’essai les 42% de répondants qui, après avoir vu la campagne publicitaire, ont affirmé avoir réduit leur consommation d’alcool avant de prendre le volant. Nous savons qu’entre l’essai et l’adoption, il y a une marge, ce qui se confirme quand on compare ces résultats avec ceux, dissonants, des 33% de répondants qui avaient précédemment, en début de questionnaire, avoué avoir conduit un véhicule après avoir consommé de l’alcool (ne serait-ce qu’une seule consommation) pendant la période qui correspond à la diffusion de la campagne. SOM (1996b, p. 54) conclut à l’ambivalence des indicateurs, mais on doit plus précisément parler de biais de conformité et de dissonance cognitive. L’examen du questionnaire révèle que lorsque les gens disent avoir réduit leur consommation et leurs prises de risques, c’est à la fin du questionnaire, alors que les réponses récoltées en début de questionnaire indiquent qu’il n’y a pas moins de gens qu’auparavant qui continuent à afficher des comportements à risque. Si l’étude avait fourni le taux de considération des individus les plus à risque, il serait évidemment moins élevé et plus crédible. Il en irait de même pour les taux d’essai du comportement si un meilleur contrôle méthodologique avait été exercé. La campagne de 1997 contre la vitesse au volant est diffusée non pas en avril, comme autrefois, mais de la mi-mai à la mi-juin, période qui correspond mieux au rehaussement de la courbe saisonnière des accidents dus à la vitesse. Elle comprenait un message télévisé intitulé « François et Laurence » (scénario 17) et l’affichage du slogan « La vitesse tue » sur les panneaux arrière des autobus. Les objectifs de la campagne publicitaire n’apparaissent pas dans les documents dont nous disposons, et le rapport annuel de 1997 signale seulement que la SAAQ conceptualise ses campagnes de communication comme un moyen de sensibilisation « pour amener la population québécoise à adopter des comportements sécuritaires sur la route » (SAAQ, 1998, p. 33). Nous avons retrouvé le message télévisé mais la copie vidéo que nous avons est dans un si mauvais état que le minutage est approximatif et qu’il nous manque le tout début du message et de la narration (reproduit ici de mémoire). Scénario 17 SAAQ TV : « François et Laurence » Diffusion : mai à juin 1997 Plan Vidéo Direction photo : essentiellement une série de gros plans. 1à5 Série de scènes où l’on voit un homme dans la trentaine, François, rouler rapidement en ville et essuyer en riant la trace de chocolat que son fils vient de lui laisser sur la joue en l’embrassant. Il sourit au volant. Manifestement, la vie est belle pour lui. Audio Musique : tout au long, une série chaotique et mystérieuse de carillons, suivant la technique sonore utilisée dans certains films quand les personnages se remémorent des moments dramatiques et obsédants de leur vie. Effets sonores : Bruits du moteur de l’automobile qui accélère quand François est au volant. Voix hors champ (homme) : « François est un homme prudent. Il va juste au-dessus des limites de vitesse en prenant quelques chances pas plus. » Durée du plan Temps cumul. 0,06 0,07 259 6à7 8à9 10 11 à 18 19 20 Série de scènes où l’on voit Laurence, une petite fille d’environ huit ans. C’est son anniversaire. Elle souffle les bougies de son gâteau. Elle a reçu une petite autruche en peluche. On la voit ensuite qui marche sur un trottoir avec sa peluche, en compagnie d’une amie. La voiture de François fait dans une rue un dépassement dangereux : il emprunte la voie inverse pour doubler les voitures qui sont immobilisées devant lui. Laurence traverse une intersection de manière sécuritaire après s’être assurée que la camionnette qui arrivait par sa gauche s’immobilise pour la laisser passer. La caméra la suit et, en traveling, nous montre la voiture de François qui arrive en trombe et que Laurence ne peut pas avoir vu venir. Série de gros plans sur les réactions de surprise puis d’horreur de François et de Laurence qui s’aperçoivent mutuellement, et sur les manœuvres de freinage (pied sur la pédale de frein, fumée d’échauffement qui s’échappe des freins). On ne voit pas l’impact. En gros plan : réaction de stupeur de François une fois son véhicule immobilisé. Gros plan sur la peluche au sol parmi des débris de verre. Traveling vers le haut : on voit un ambulancier qui fait glisser une civière dans l’ambulance. Gros plan du visage atterré de François. En surimpression : la signature corporative de la SAAQ. Le slogan de campagne n’apparait pas. Voix hors champ (homme) : « Laurence, elle, a tout son temps. » 0,03 0,10 Voix hors champ (homme) : « Il n’est jamais rien arrivé à François…» 0,02 0,12 Voix hors champ (homme) : « … sauf aujourd’hui où François va croiser son chemin… » 0,05 0,17 Effets sonores : Bruits de freinage suivis du son d’un impact. Voix hors champ (homme) : « … une rencontre qui va les marquer pour la vie. » 0,05 0,20 Voix hors champ (homme) : « Il n’y a pas d’excuses pour les excès de vitesse parce que la vitesse tue. » 0,05 0,25 Voix hors champ (femme) : Pour la Société de l’assurance automobile du Québec, c’est la vie qui compte avant tout. 0,05 0,30 À titre de stratège publicitaire chez Cossette et responsable des publicités faites par l’agence pour la SAAQ de 1997 à 1999, je me permettrai d’ajouter à l’analyse documentaire de cette période les connaissances de première main que j’ai de la manière dont les stratèges de la SAAQ conceptualisent leur approche du problème et de la publicité à cette époque. Ce sont les agents de recherche de la Direction du même nom qui étaient les stratèges publicitaires, s’occupant de la détermination des objectifs, du contenu et de l’efficacité des messages, tandis que le rôle des agents de communication de la Direction des communications, plus tactique, consistait à superviser les agences de publicité ainsi que toutes les dimensions plus techniques de la production des campagnes publicitaires. Si l’objectif marketing de l’ensemble de cette campagne de 1997 était de réduire le nombre des accidents en ville, l’objectif de communication du message télévisé, selon ce qui a été maintes et maintes fois répété à l’agence Cossette, était de faire en sorte que les conducteurs à risque se reconnaissent dans le personnage de François. L’effet espéré était que les conducteurs délinquants réalisent que le risque qu’une telle histoire leur arrive personnellement est beaucoup plus élevé qu’ils ne le pensent et qu’ils 260 amorcent alors le processus de remise en question menant à l’abandon de leurs comportements à risque. Il ne fut aucunement question de l’acceptation des contraintes. Toute la conception du message est tirée des conclusions des études précédentes de la SAAQ. La cible : un Québécois dans la trentaine ayant toutes les qualités d’un bon citoyen responsable, affectueux avec ses enfants, et qui n’a rien d’un délinquant sauf au volant alors qu’il se croit apte à prendre plus de risques que les autres parce qu’il estime que ses risques sont mieux calculés, qu’il a un meilleur jugement et de meilleurs réflexes. La victime : un enfant, pour l’effet choc supplémentaire dont les chercheurs pensent qu’elle stimulera chez la cible la désolation, la réflexion et la crainte qu’il ne lui arrive la même chose (la peur suprême, selon les sondages, étant d’être responsable de la mort d’un enfant). Le lieu : l’accident doit se produire en zone urbaine mais sans qu’on ne puisse identifier quelle ville de manière à ce que les cibles de toutes les régions puissent s’y identifier plus facilement. Enfin, le slogan « La vitesse tue » est considéré par la SAAQ comme l’un de ses meilleurs parce qu’il élève la gravité des enjeux à un niveau presque aussi élevé que celui de l’alcool : la vitesse est associée à un homicide (involontaire ou de négligence) alors que l’alcool est associée à un crime passible d’emprisonnement. Sa plus grande faiblesse est évidemment que la stimulation de la réprobation de la vitesse a besoin de s’appuyer sur un accident grave mais que les cibles estiment, sur la base de leur estime de soi supérieure et de leur expérience personnelle, qu’elle est une malchance hautement improbable et pas le résultat d’une erreur de conduite de leur part. La gravité de la vitesse est elle-même banalisée par le fait que les cibles peuvent avoir été plusieurs fois interceptées pour cette infraction et n’avoir rien eu de pire à subir que des amendes, l’inscription de points de démérite à leur dossier et des hausses de tarifs, ce qui les entraine à gérer les risques plutôt qu’à les éliminer sans entamer leur sentiment d’être en contrôle. Au contraire, la simulation de la réprobation de la CFA peut s’appuyer sur le seul fait que conduire en état d’ébriété est criminel, même sans victime ni accident, que la conséquence immédiate et presque imparable est l’arrestation (ne serait-ce que quelques heures) et un dossier criminel : une situation que les cibles craignent davantage parce que la conséquence est plus implacable et terrifiante et que, la limite étant floue, le risque est plus difficile à gérer, tout le monde admettant en outre que l’alcool fait perdre le contrôle de soi. En 1997, la publicité télévisée (scénario 17) a obtenu un taux de notoriété de 80%. L’idée principale, qui était de ralentir la vitesse dans les zones de 50 km/h, n’a été spontanément citée que par 7% des répondants, mais l’idée plus générale qu’il faut ralentir la vitesse au volant a été mentionnée spontanément par 52% des répondants. On remarque que 30% des répondants y ont simplement vu un appel général à la prudence sur les routes, que 23% des réponses étaient complètement hors sujet, que 10% n’ont pas osé se prononcer, sans compter les 5% qui ont mentionné l’alcool au volant comme le sujet du message. 261 Le sondage de 1997 ne mesure pas la connaissance du bilan routier. Compte tenu de l’importance de la répression dans le modèle de la dissuasion, nous avons retenu cette fois la connaissance des sanctions et de leurs niveaux de sévérité comme indicateurs de familiarité (tableau16). On peut voir que si les trois quarts des répondants ont une idée exacte du lien qui existe entre leurs points d’inaptitude et le cout de renouvellement de leur permis de conduire, très peu ont une idée relativement juste de la sévérité effective des sanctions et que plus l’infraction est grave plus le taux de méconnaissance augmente. La majorité des répondants se trompent dans leurs estimations et, en moyenne, le quart des répondants refusent carrément de se prononcer. La distribution des réponses de sous-estimation et de surestimation est globalement équilibrée mais on relève une légère tendance à surestimer la sévérité dans le cas des infractions les moins graves (ce sont celles commises par la majorité des conducteurs et dans les zones où la légitimité des limites est la plus contestée) et à sous-estimer leur sévérité dans le cas des plus graves (ce sont celles commises par une minorité de conducteurs qui sont perçus comme des fous du volant et contre lesquels s’exprime une forte volonté de répression). Tableau 16 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre la vitesse au volant, 1997 Indicateurs 1997 Familiarité Savent que l’inscription de points d’inaptitude au dossier entraine une augmentation du cout du permis Savent que les pénalités pour excès de vitesse en ville ou sur autoroute sont les mêmes Ont une idée relativement exacte des sanctions pour : excès de 25Km/h dans une zone de 50 km/h amende points d’inaptitude excès de 50Km/h dans une zone de 50 ou de 100 km/h amende points d’inaptitude Opinion Favorables à plus de surveillance policière Favorables à plus d’information Favorables à des amendes et sanctions plus sévères Favorables à une modification des routes Favorable à une réduction des limites de vitesse Considération Jugent très important qu’ils roulent eux-mêmes moins vite qu’actuellement dans les zones de 50 km/h Essai Déclarent respecter davantage les limites suite à cette campagne Source : SOM, 1997a 75% 36% 30% 27% 9% 20% 34% 27% 22% 4% 3% 57% 29% 262 Le sondage inclut quelques questions dont les réponses sont une indication indirecte et imparfaite de ce que les répondants endossent le mythe du fou du volant : les répondants considèrent massivement leur propre vitesse comme sécuritaire, en ville (93%) et sur l’autoroute (96%). Une majorité bien plus faible considère aussi que la vitesse des autres est sécuritaire en ville (66%) et sur l’autoroute (68%). Parmi ceux qui sont inquiets, le plus gros groupe est constitué de gens modérément inquiets qui considèrent que la vitesse des autres est peu sécuritaire en ville (27%) et sur l’autoroute (24%). Seule une minorité de conducteurs estime que la vitesse des autres n’est pas du tout sécuritaire en ville comme sur l’autoroute (5%). Quoiqu’il en soit, SOM conclut que les gens ne « s’identifient absolument pas à ces conducteurs téméraires ou imprudents, qui, à leurs yeux, sont la cause des accidents. La vitesse ce n’est pas leur lot, mais celui des autres puisque seulement 3% des gens croient rouler plus vite que les autres » (SOM, 1997a, p. 79). Pour nos indicateurs d’opinion, nous avons retenu la mesure de la perception de l’efficacité relative de différents moyens d’action. On peut voir que la majorité des appuis spontanés vont au renforcement des contraintes, que la responsabilité comportementale est une idée admise et que l’idée d’une responsabilité partagée avec l’État (modification des infrastructures routières) n’est à peu près pas imaginée. Mais contrairement au cas de l’alcool au volant, on peut voir cette fois que les indicateurs d’opinion sont à peine moins élevés que ceux de la familiarité. Un peu plus de la majorité (59%) des répondants citent une intensification des contraintes comme mesure la plus efficace. Cela ne signifie pas que les autres jugent l’intensification inefficace. La question de 1997 est trop différente de celle de 1996 pour que l’on puisse comparer les indicateurs d’opinion (tableaux 13 et 15) : la question de 1996 portait sur l’endossement de mesures plus sévères tandis que la question de 1997 porte sur la perception de leur efficacité. Certes, on voit mal comment les gens pourraient endosser massivement des mesures qu’ils estiment inefficaces mais on voit par les réponses que l’appui à l’intensification des contraintes n’est pas aussi solide dans le dossier vitesse que dans le dossier alcool. Il se peut aussi que la méthodologie de l’enquête en 1997, parce qu’elle pose cette question après celles portant sur le comportement personnel des répondants au volant, leur ait fait davantage réaliser qu’une intensification pourrait se faire à leurs dépens, ce que suggère le taux de considération en 1997 qui, s’il est beaucoup moins élevé qu’en 1996, est cependant beaucoup plus précis. SOM relève bien une augmentation des attitudes et comportements délinquants entre 1996 et 1997 mais la firme estime qu’il est difficile de dire s’il s’agit véritablement d’un recul réel ou si les gens n’avouent pas plus facilement leurs comportements délinquants (SOM, 1997a, p. 17-18). À cet égard, la firme évoque plutôt une répression policière moins accentuée comme cause possible. Le fait est exact mais seuls les experts de la SAAQ pouvaient le savoir à l’époque, ce qui est le signe que les interprétations et les conclusions de SOM sont au moins en partie dirigées par les experts de la SAAQ. Ajoutons à cela des mesures d’opinion négative en ce qui concerne les limites de vitesse : 48% estiment 263 qu’elles sont néfastes (elles augmenteraient les risques d’accident et endormiraient les réflexes), 48% estiment que le bilan routier québécois n’est pas pire que celui de l’Europe où les limites n’existeraient pas dans plusieurs pays), et 72% estiment que les conducteurs les plus dangereux sont ceux qui roulent trop lentement. Ce que SOM, sous l’influence manifeste des experts de la SAAQ, qualifie de « mythes tenaces » ne fera pas l’objet de campagnes pour les contrer de front. L’objectif prioritaire de la campagne étant de faire que les cibles se reconnaissent, le taux de succès à cet égard devrait pouvoir se lire en termes de considération. Pour mesurer à quel point les répondants estiment que les messages sur la vitesse au volant les concernent (considération), nous avons retenu les réponses à la question sur l’importance reconnue de rouler désormais et personnellement moins vite qu’ils ne le font « actuellement » dans les zones de 50 km/h. Cette fois, l’indicateur descend à 57%. En ce qui concerne l’essai, nous avons retenu les 23% de répondants qui ont répondu positivement à la question qui leur demandait s’ils respectent davantage les limites de vitesse en ville suite à cette campagne publicitaire. En conclusion de son enquête par sondage, SOM estime que si les gens sont d’accord avec le message mais continuent à rouler vite, c’est qu’ils sont unanimes à dénoncer ceux qui « conduisent en fou » (SOM, 1997a, p. 80) mais qu’ils ne se reconnaissent pas eux-mêmes dans ce groupe de délinquants. Si la campagne a du moins « contribué à maintenir et à alimenter cette réprobation sociale » (SOM, 1997a, p. 81), le défi communicationnel d’origine reste entier et doit, selon SOM, demeurer le même : « amener chacun à se reconnaitre comme un risque ambulant lorsqu’il excède les vitesses permises » (SOM, 1997a, p. 79). Sachant que les limites de vitesse sont appliquées de manière incohérente et que leur légitimité est souvent contestable (contrairement à ce qui se passe pour l’alcool au volant), SOM recommande à la communication de se concentrer sur l’augmentation du risque perçu d’être intercepté en conjonction avec des opérations policières renforcées. Ces deux conclusions appellent des commentaires. On remarque tout d’abord que SOM propose en réalité deux objectifs de communication très différents et qui sont également élevés au statut d’objectif prioritaire, une inconsistance qui reflète parfaitement la culture d’intervention de l’époque à la SAAQ dans laquelle coexistent une approche qui persiste à faire que les délinquants rationalisent et modifient librement leur comportement, l’autre qui mise sur l’effet synergique et l’utilité de se ménager une opinion publique favorable à l’intensification des contraintes. On remarque ensuite que SOM fait montre d’une connaissance de la problématique aussi aboutie que celle des stratèges de la SAAQ, ce qui est à notre avis un autre signe de ce que ces derniers ont profondément orienté l’interprétation des résultats et les conclusions. Il est dommage que nous n’ayons aucun rapport sur les enquêtes qualitatives menées par la SAAQ, mais je peux témoigner, pour avoir participé à des groupes de discussion avec les stratèges de la SAAQ, que si ceux-ci sollicitaient et 264 tenaient compte de l’opinion des experts externes qu’ils embauchaient, ce sont essentiellement leurs interprétations et leurs conclusions qui se lisaient dans le rapport final. La remarquable expertise accumulée au fil des années et la connaissance très approfondie de leur domaine d’intervention surpassait de loin celle, plus générale, de leurs fournisseurs. En 1997, la SAAQ diffuse deux nouvelles campagnes sous le thème de « L’alcool au volant, ça s’arrête ici ». L’une s’adresse aux 16-24 ans par le biais d’affiches dont nous n’avons pas retrouvé de traces, et visait à leur faire connaitre les nouvelles mesures, plus particulièrement celles sur la tolérance zéro en période probatoire. L’autre s’adresse au grand public et se concentrait sur les opérations de surveillance policière. Elle comprenait de l’affichage aux abords de six grandes municipalités et un message télévisé. Pour concevoir ces affiches contre la CFA qui sont encore en usage de nos jours, l’agence Cossette, comprenant qu’il fallait exprimer l’idée de l’intolérance la plus extrême envers les individus non conformes, a délibérément adopté une approche créative dont les couleurs et le style sont empruntés à l’iconographie nazie, d’où les couleurs noires, rouges et blanches, tandis que le gros poing fermé et l’index accusateur grossièrement stylisés qui occupent toute la place, veulent évoquer le geste autoritaire du policier qui pointe et intimide le conducteur appelé à se ranger pour un contrôle. En réalité, les barrages contre la CFA ayant lieu la nuit, les policiers pointent plutôt les conducteurs avec un bâton lumineux mais le concept a cependant été accepté tel quel à cause de sa puissance d’évocation. En télévision, le message devait exploiter le même geste intimidant du policier. L’idée générale était de communiquer le plus fortement l’idée que les services de polices avaient atteint le plus haut niveau d’intolérance envers la CFA et qu’ils seraient aussi implacables que zélés à éliminer de la route tous les individus non conformes. 265 Nous avons retrouvé la version anglaise du message télévisé (scénario 18), qui compte cette fois 16 plans et qui intègre deux slogans, celui de la campagne (« L’alcool au volant, ça s’arrête ici ») et un slogan qui accompagne la signature corporative de la SAAQ (« Avant tout, la vie ») assez maladroitement plaqué à la fin du message. Ce dernier a été développé parce que le président de la SAAQ estimait qu’avec le temps, le sentiment d’appartenance des employés et le sens même de la mission de l’organisation s’étaient un peu perdus. À l’aube du vingtième anniversaire de fondation, se glissait dans le message télévisé le désir de ressusciter un sentiment de fierté envers le régime et l’organisation La structure du message révèle très bien la présence de deux objectifs de communication très différents. La première partie du message, en noir et blanc, est construite suivant l’impératif de faire en sorte que les cibles se reconnaissent, souci principal des stratèges publicitaires de la SAAQ. La seconde partie, en couleurs, est toute consacrée à stimuler la connaissance des sanctions et la perception du risque d’être intercepté, ce qui est l’objectif de communication poursuivi par l’organisation : « faire connaitre et de faire comprendre les nouvelles dispositions légales, afin de favoriser l’impact recherché par l’instauration de celles-ci » (SAAQ, 1998, p. 33-34). La diffusion en novembre a été suivie en décembre d’un renforcement des opérations policières (SAAQ, 1998, p. 4) pour bien marquer l’entrée en vigueur, au premier 266 décembre, de nouvelles mesures (dont la saisie du véhicule) qui ont fait abondamment les manchettes (SOM, 1997a, p. 38). Scénario 18 SAAQ TV : « L’alcool au volant, ça s ‘arrête ici » Diffusion : mai à juin 1997 Plan Vidéo Direction photo : scènes de nuit. Le message se divise en deux parties. Dans la première, toute en noir et blanc, une voiture va défoncer une série de photos géantes qui sont installées en travers de sa route. Dans la seconde, c’est l’arrestation qui est filmée en couleurs avec des saturations de bleus et de rouge qui sont alors les couleurs des gyrophares de la police. Série de gros plans sur le conducteur au volant dont le comportement est celui de quelqu’un de fatigué qui revient tard à la maison après avoir bu (suggéré par un cure-dents qu’il tient entre ses dents et qui rappelle celui qui tient une olive dans un martini). 1à2 Gros plan d’une photo en noir et blanc d’une famille souriante : le père, la mère et leurs deux enfants. L’image est déchirée brutalement par une voiture qui passe au travers. 3à6 7 8 9 à 11 Suites de plans intérieurs et extérieurs de la voiture. Le conducteur, dans la trentaine, est seul au volant de la voiture. Il dénoue sa cravate. Son comportement est celui d’un homme qui revient à la maison après avoir consommé de l’alcool dans un bar. Il tient d’ailleurs négligemment dans sa bouche le cure-dents en plastique qui tient habituellement les olives ou les cerises dans les cocktails. Il soupire comme quelqu’un qui est fatigué parce qu’il a trop bu. Superposition de reflets divers qui troublent un peu la vue, évoquant la grande susceptibilité à la lumière qui réduit la vision de ceux qui ont trop bu. Gros plan d’une femme à vélo. La voiture passe au travers de la même façon. Gros plan du conducteur qui se retourne comme s’il se demandait s ‘il avait heurté quelque chose. Gros plan d’une photo de deux jeunes femmes. La photo commence Audio Musique : sons électroniques soulignant l’état de confusion du conducteur jusqu’au plan15 inclusivement. À compter du plan 16 et jusqu’à la fin, quelques notes allongées et déformées de guitare dans le style qui accompagne souvent les scènes de films en prison dans le sud des États-Unis. Durée du plan Temps cumul. Effets sonores : Déclic d’un appareil photo professionnel. 0,03 0,03 0,06 0,09 Effets sonores : Cri d’horreur et son de la toile qui se fait défoncer. Voix hors champ (homme) : « It has to stop. » Voix hors champ (homme) : « Drinking ans driving… » 0,03 0,12 0,02 0,14 Effets sonores : Deux fois le son de la toile qui se fait 0,03 0,17 Son de l’immense toile de papier servant de support à la photo. Voix hors champ (homme) : « Drinking and driving has ruined too many lives. » 267 12 13 à 14 15 16 18 à à être défoncée. Un flash de lumière blanche éblouit. La photo continue à être défoncée. La technique augmente la force perçue de l’impact. Gros plan du conducteur qui plisse des yeux, l’air incertain de ce qu’il voit devant lui. Ensuite, passage à la couleur avec un gros plan d’un gyrophare. Zoom sur un policier en colère qui pointe son bâton lumineux vers l’objectif. En surimpression en lettres blanches dans un rectangle rouge : « IT SOPS HERE! » Gros plan d’un gyrophare. Plan d’ensemble de la voiture qui part en remorque, laissant seul le conducteur qu’on voit de profil en avant-plan. Gros plan flou des gyrophares de la remorque et des feux arrières du véhicule remorqué. Retour sur le conducteur qui soupire de découragement en voyant son véhicule s’éloigner. Un gyrophare blanc qui continue à l’éclairer par derrière suggère qu’il n’en a pas fini avec la police. En surimpression : la signature corporative de la SAAQ. défoncer. 0,01 0,18 Voix hors champ (homme) : «… stops here! » 0,02 0,20 Voix hors champ (homme) : « From now on… Voix hors champ (homme) : «… if you are arrested for driving under the influence of alcohol, your licence will be suspended on the spot. And if you drive without a licence, your car could be inpounded immediately. » Voix hors champ (homme, ton subitement mielleux) : « Because for us, life is what matters most. » 0,01 0,21 0,09 0,30 La firme SOM (1997) a fait une évaluation de la campagne en décembre par un sondage auprès de 1 156 répondants, mais la formulation des questions et la nature des sujets sondés ne permet pas beaucoup de comparaisons avec les années précédentes pour nos indicateurs. 268 Tableau 17 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre l'alcool au volant, 1997 Indicateurs Familiarité Ont globalement entendu parler des nouvelles sanctions Contre la CFA Contre la conduite sans permis Autres sanctions Contre l’alcool Opinion Pensent que c’est un problème très important ou important Considération Ont pris conscience des risques Intention On dit que suite à cette campagne, il y moins de chances qu’ils conduisent avec les facultés affaiblies Essai Évité de boire pour conduire Cessé de boire tôt pour pouvoir conduire Demandé à une autre personne de conduire Pris un transport alternatif Passé la nuit sur place pour éviter de conduire Passé un alcootest avant de conduire 1997 (n : 1 156) 1996 (n : 1 155) 1995 (n : 1 148) 1994 (n : 1 003) 95% 98% 98% 84% 85% 90% 89,8% 84% 56% 35% 33% 14% 75% 60% 44% 36% 22% 15% 4% Source : SOM, 1997b, 1996b. Puisque l’ensemble de la campagne soutenait l’entrée en vigueur de nouvelles mesures pour mieux contrôler et réprimer la CFA, nous avons retenu comme indicateur de familiarité (tableau 17), à défaut de mieux, les 84% de répondants qui ont été capables de nommer au moins une nouvelle mesure. Le taux est évidemment surestimé car la connaissance d’une seule mesure, et sans que l’on puisse vérifier si elle est correctement comprise, ne suffit pas à créer la familiarité. L’examen de la répartition des réponses montre que la familiarité est en réalité très faible : 56% des répondants ont simplement dit avoir entendu parler de mesures contre la CFA et 14% ont plus simplement encore dit avoir entendu parler de mesure contre l’alcool, ce qui est on ne peut plus vague. En ce qui concerne les 35% de répondants qui mentionnent les mesures contre la conduite sans permis, ils identifient non pas une mesure mais un comportement. Aucune des mesures très précises (saisie du véhicule, saisie du permis, antidémarreur et autres) n’obtient de mentions en assez grand nombre pour que SOM la rapporte spécifiquement. L’ensemble des réponses plus précises ont été amalgamées par SOM dans le taux de 33%. Malgré un message télévisé portant très précisément sur la saisie du véhicule et du permis, et bien que l’entrée en 269 vigueur des mesures ait fait l’objet d’un intense battage médiatique, on voit encore une fois que la grande majorité des gens traitent l’information d’une manière très superficielle et ne retiennent que le sens très général du message. Les indices d’opinion et de considération sont encore une fois plus élevés que les indices de familiarité, ce qui signale à quel point le processus d’achat en marketing social peut être différent de ce qui se passe habituellement en marketing commercial. En sécurité routière, une opinion favorable à l’intensification des contraintes peut se construire sans que les individus sachent même vaguement ce qu’ils disent appuyer, et nous avons déjà vu qu’ils peuvent très bien être amenés à applaudir à des mesures de contrôle et de répression qui s’exerceront contre eux tout simplement parce qu’ils ne réalisent pas bien que ce sont eux qui sont ciblés par ces mesures. Dans ce contexte, on a toutes les raisons de croire que les expressions d’opinion et de considération reflètent bien plus exactement ce que la personne sondée pense que les promoteurs veulent entendre plutôt que ce qu’elle même pense et fait. Le phénomène de dissociation ne peut que contribuer à l’atteinte de taux aussi élevés. Nous avons cette fois un indice d’intention : 75% des répondants ont déclaré que suite à cette campagne il y a moins de chances qu’ils conduisent avec les facultés affaiblies. La formulation n’est pas trop incriminante pour décourager les répondants : « moins de chances » peut aussi dire qu’il y en avait déjà très peu auparavant. Cependant elle est assez imprécise pour que des individus conformes se soient inclus dans ce groupe. L’indice d’essai est ici plus fiable dans la mesure où les répondants devaient identifier quelle mesure spécifique ils ont pu prendre au cours de la dernière année pour éviter la CFA. Les mêmes indices d’essai pour les personnes du groupe les plus à risques (celles qui disent consommer avec une certaine régularité) sont plus élevés : 72%, 60%, 54%, 32%, 22% et 5% respectivement. Ces taux très élevés en essai du comportement ne sont évidemment pas un prédicateur fiable de l’adoption du comportement, loin de là. Ils témoignent surtout de ce que les comportements alternatifs sont faciles à essayer. Il n’y a évidemment pas d’indice d’adoption des comportements promus. SOM conclut à l’impossibilité de mesurer l’atteinte de cet objectif par sondage, même à long terme. L’argument le plus lourd en faveur de l’approche du problème de la publicité en fonction paradigme de la psychologie sociale, qui est la capacité de prédire et d’induire des changements de comportement, s’écroule à ce moment. En 1998, la SAAQ dit avoir amorcé un virage stratégique important « en recentrant le rôle de la publicité à des objectifs très réalistes. Puisque la campagne publicitaire est un élément important de la stratégie car c’est autour de celle-ci que graviteront les autres actions, le message transmis doit être à la fois simple, 270 clair, précis et percutant » (SAAQ, 2000b, p. 8). L’idée que la publicité soit l’élément central des campagnes est pour le moins étonnante, compte tenu de son faible impact mesurable, et son prestige ne peut venir que de ce qu’elle en est la partie la plus visible. On comprend du propos que les stratèges de la SAAQ nourrissent l’espoir d’améliorer l’efficacité des messages mais cette fois per se, sans préciser ce qu’un message « simple, clair, précis et percutant » permettra de mieux accomplir. Le message télévisé (scénario 19) n’est pas un message choc dans le sens traditionnel du terme, puisqu’on n’y voit aucun accident comme tel, mais la tonalité est très émotive et le propos, réduit à sa plus simple expression, ne procède à aucune moralisation. La SAAQ a pris acte de ce que la presque totalité de la population endosse la cause et se contente de l’entretenir émotivement, que ce soit pour légitimer à court terme l’intensification de la contrainte suivant un mécanisme d’influence avéré et qui correspond au programme originellement établi par la RAAQ, ou que ce soit pour qu’un jour peut-être la norme sociale arrive à modifier les normes individuelles, un espoir apparu à la SAAQ au tournant des années 1990 mais dont les ambitions, contredites par toutes les preuves accumulées, se sont progressivement réduites sans tout à fait disparaitre. 271 Scénario 19 SAAQ TV : « Larmes » Diffusion : mai 1998 Plan Vidéo Direction photo : éclairage saturée de bleu, couleur froide qui accentue le désespoir du personnage dans la pénombre. Gros plan sur 1 à Deux gros plan sur l’œil droit d’une jeune 2 femme. du trajet d’une larme sur le visage d’une jeune femme 3 à 9 10 à 13 14 15 16 17 Gros plan de l’œil qui se ferme et laisse échapper une larme. Série de gros plans de la larme sur le visage dont le trajet est la métaphore de celle du conjoint qui roule vers sa mort. Arrivée au menton, elle se détache lentement puis tombe dans le vide. La larme tombe au ralenti sur une photo que la jeune femme tient dans une main. C’est une photo d’elle et de son conjoint décédé dans un accident de la route. La chute est une métaphore de l’accident, du choc jusqu’à l’immobilisation du véhicule : série de gros plans sur la goutte qui s’écrase, éclate, jusqu’à ce que l’eau s’immobilise. Fondu au noir Plan d’ensemble de la jeune fille qui pleure, seule, dans la pénombre bleutée de sa cuisine. Gros plan : visage en larmes de la jeune. Elle tourne son regard vers la caméra. Fondu au noir. En surimpression, le slogan « L’alcool au volant, ça s’arrête ici ». Signature de la SAAQ. Audio Durée du plan Temps cumul. Effets sonores : Ambiance de bar ou de resto. Homme 1 (inquiet) : « T’es sûr que tu peux conduire? » Homme 2 (nonchalant et fatigué) : « Ouais, ouais.» Homme 1 : « Sûr? » Homme 2 : « Non, je te le dis : je suis correct.» Effets sonores : Bruits de virages qui semblent être pris trop vite. Quand la larme passe près de sa bouche, la jeune fille inspire un peu d’air, brusquement et brièvement, comme une appréhension devant un danger. 0,04 0,04 0,09 0,13 Effets sonores : Bruits de l’accident dont la fin est ponctuée par un accord de piano qui n’en finit plus de s’éteindre. 0,05 0,18 Effets sonores : Le même accord de piano qui s’éteint doucement. Effets sonores : Le même accord de piano qui s’éteint doucement. Effets sonores : Son lancinant du tic tac d’une horloge qui ponctue le silence. 0,01 0,19 0,03 0,22 0,05 0,27 0,03 0,30 272 Il faut se rappeler que c’est à l’automne 1998 que la SAAQ a envoyé une délégation à la Road Safety Conference de Wellington (Nouvelle-Zélande) puis au TAC à Melbourne (Australie). Le chef de la stratégie en sécurité routière à la SAAQ, Claude Dussault, faisait partie de la délégation (il fit lui-même une présentation à la Conférence) et je puis témoigner de ce que, à ma connaissance, il a fait montre, là comme chaque fois que je l’ai rencontré par la suite, d’une connaissance approfondie de l’état de la recherche en sécurité routière dans le monde. Il n’est pas impossible mais il serait étonnant que l’effet synergique lui ait alors été inconnu. En ce qui concerne le rôle de la publicité dans l’acceptation de la contrainte, si franchement avoué par l’agence Grey, il ne m’est pas possible de dire si le TAC en a discuté avec la SAAQ, puisque je n’ai pas assisté à leurs rencontres, et puisque la SAAQ ne m’accompagnait pas chez Grey. Nous avons vu cependant que plusieurs conférenciers de la Road Safety Conference de 1998 à Wellington ont identifié la capacité à mieux vendre la cause sociale de la sécurité routière comme le plus grand défi des années 2000. Je puis ajouter que les agents d’information de la SAAQ n’ont pas su grand chose de la délégation en Nouvelle-Zélande et en Australie (résultat d’une culture de travail en silo), et que le rôle des relations publiques dans l’approche du TAC les intéressaient bien moins (on m’a vite opposé que cette fonction relevait d’une autre Direction et qu’il n’était pas question de leur dire quoi faire) que l’approche de réalisation hyper réaliste des messages. D’autres changements stratégiques nous permettent de savoir que le rôle de la publicité dans l’effet synergique est alors de plus en plus reconnu par la SAAQ. C’est ainsi qu’en 1998, la campagne publicitaire contre la CFA, qui se tenait habituellement en novembre, juste avant les Fêtes, est diffusée en mai, en conjonction avec un programme P.A.S. Alcool (programme d’application sélective contre l’alcool au volant reposant sur le principe de la multiplication de barrages routiers dans des zones d’interception stratégiques un peu partout au Québec) : « cette stratégie combine les moyens de sensibilisation et les moyens coercitifs, en l’occurrence des barrages routiers » (SAAQ, 1999, p. 36). On relèvera ici que la sensibilisation et la coercition sont dissociées, ce qui n’est pas le cas ailleurs dans le même rapport. On relèvera aussi le fait que la campagne contre la CFA de 1998 se tient six mois après celle de 1997, en conjonction avec des barrages routiers, ce qui équivaut à un rythme d’intervention accéléré. Le premier P.A.S. Alcool se tient du 13 mai au 13 juin, et un autre se tient du 20 novembre au 20 décembre en conjonction avec la campagne publicitaire d’Opération Nez Rouge et l’intense bruit médiatique (et moralisateur) que produisent traditionnellement et gratuitement (pour la SAAQ) les médias de nouvelles à cette époque. Le rapport annuel de 1998 nous informe que l’objectif du programme était d’effectuer 120 000 interceptions et signale qu’il y en a eu finalement 235 700. La SAAQ se flatte cette année-là d’avoir atteint un autre bilan record, et en cette première année complète d’application de la réforme du Code de la sécurité routière, elle se félicite d’avoir largement dépassé, avec deux ans d’avance, son objectif de réduire le bilan routier à moins de 750 décès pour l’an 2000. De fait, le bilan s’est significativement 273 amélioré sur le plan des décès avec une diminution de près de 10%. Le nombre des véhicules accidentés a diminué de 6%, et le nombre des accidents corporels a baissé de 2%, mais la SAAQ ne signale pas que le nombre des blessés graves (celui qui coute le plus cher au régime) a stagné (avec une hausse non significative de 0,08%). La célébration de l’atteinte de résultats supérieurs aux objectifs de l’an 2000 (moins de 750 morts) est d’autant plus prématurée que le bilan va remonter les années suivantes et l’an 2000 comptera 765 morts. Il n’y a pas que le besoin de célébrer le vingtième anniversaire du régime qui s’accommode mal de la révélation de notes discordantes : nous avons vu que les rapports annuels de la RAAQ et de la SAAQ font preuve de sélectivité pour écarter de sa ligne narrative les faits contrariants. L’avenir donnera raison à la SAAQ de penser que le bilan routier peut s’améliorer durablement sur le plan des décès, mais l’évolution future du bilan routier nous apprend aussi que la chose est loin d’être certaine pour les accidents corporels et les blessés graves. Arrivé à ce point, le bilan des morts n’a plus les vertus qu’on pouvait lui prêter d’être un indicateur « canari » de l’évolution du bilan routier. Il est convoqué et exploité dans les communications pour ses vertus spectaculaires et persuasives, mais passé sous silence quand il contredit soit la représentation du problème et de sa solution, soit la représentation que la RAAQ et la SAAQ veulent donner de leur efficacité. En 1998, la SAAQ a pris acte des conclusions de l’étude de SOM de 1997 qui estimait que sa campagne se diluait dans l’intense bruit publicitaire de fin d’année contre la CFA. La SAAQ veut ainsi ajouter un autre moment fort contre la CFA dans l’année en revoyant la distribution de ses efforts publicitaires. Elle diffuse une campagne alcool au printemps (reprise de la consommation avec l’ouverture des terrasses), et prévoit diffuser désormais la campagne contre la vitesse durant l’été (période du sommet des accidents dus à la vitesse). Enfin, elle compte sur le battage médiatique des partenaires de la lutte contre la CFA pour créer du bruit publicitaire en décembre. En somme, la SAAQ va consacrer ses budgets publicitaires au printemps et à l’été, au moment où le bilan routier compte le plus de victimes d’accidents graves dont elle attribue la cause aux excès d’alcool et à la vitesse. Le sondage SOM (1998c, p. 29) nous confirme que, selon les statistiques de la SAAQ, la grande consommation d’alcool se fait surtout en petit groupe de gens et concerne essentiellement les buveurs de bière dans des situations qui se produisent plus souvent en période estivale, lorsqu’il fait chaud : « les statistiques de la SAAQ sont assez claires : en termes de mortalité, le bilan routier a tendance à s’alourdir lors des plus belles fins de semaine estivales » (SOM, 1998c, p. 29). La campagne publicitaire de mai 1998 cible prioritairement les moins de 55 ans (SOM, 1999c, p. 9). Les objectifs annoncés montrent que la SAAQ conceptualise alors la publicité comme un appui aux opérations de répression (de nouveau associée à de la sensibilisation dans le rapport annuel) et qu’elle espère de l’ensemble qu’il ait un effet dissuasif sur la prise de risque : 274 […] ultimement, tant la campagne publicitaire que les gestes de sensibilisation comme l’action concertée avec les corps policiers pour l’interception d’un grand nombre d’automobilistes, ont tous pour objectif de sensibiliser les gens au danger de la conduite avec des facultés affaiblies et diminuer la fréquence de ce type de comportement. (SOM, 1998c, p. 5) La campagne comprend la diffusion en français et en anglais du message télévisé précédemment décrit, et l’affichage du slogan « L’alcool au volant, ça s’arrête ici » dans les municipalités de plus de 5 000 habitants, sur l’arrière des autobus (panobus) de Québec et à Montréal. La SAAQ commandite en plus une émission spéciale de télévision intitulée « Savez-vous boire? », dont le but est « de sensibiliser davantage la population aux dangers de l’alcool » (SAAQ, 1999, p. 36). Il ne faut pas attendre d’une émission télévisée sur un tel sujet une performance supérieure à un message publicitaire, au contraire : un adulte sur huit parmi les répondants au sondage de SOM l’a écoutée (surtout des femmes, un sousgroupe moins à risque), un peu moins de 30% l’a écoutée jusqu’au bout mais seulement 10% étaient titulaires d’un permis (soit 106 répondants, ce qui est trop mince pour l’interprétation). La SAAQ mène en outre des actions plus ciblées dans les régions où la culture de la CFA est la plus profondément ancrée dans les mœurs, au point où elle ne suscite pas vraiment de réprobation sociale, ni de la part des pairs ni, souvent, de la part des parents. C’est ainsi que la SAAQ commandite le service de raccompagnement Taxi-Hic dans les deux régions de délinquance la plus forte : Beauce-Etchemin et Saguenay-Lac-Saint-Jean. En Beauce-Etchemin, elle organise une Table de concertation sur le problème de l’alcool au volant, fait un sondage auprès de la population pour orienter les prochaines actions, et tient une campagne promotionnelle plus intensive contre la CFA et la vitesse excessive, ciblant les 16-24 ans, avec la collaboration des cegeps et des propriétaires de bars. En Beauce et au Saguenay-Lac-SaintJean, elle lance le Projet Intervention jeunesse, approche dite « novatrice » qui est une tournée promotionnelle mettant en action de jeunes animateurs de radio reconnus dans leur milieu pour leur dynamisme. L’intervention de ces animateurs, surnommés « La Gang », a permis aux jeunes « de mériter d’intéressants prix », tout en mesurant leurs connaissances relatives aux règles d’accès graduel à la conduite et, surtout, aux sanctions à l’endroit des contrevenants » (SAAQ, 1999, p. 36). L’évaluation de la campagne, faite en juin par SOM, présente aussi des comparaisons avec les campagnes précédentes que nous n’avons pas retenues parce que les chiffres rapportés ne correspondent pas avec ceux que nous pouvons lire dans les rapports précédents et parce que c’est le processus décisionnel et le discours de la SAAQ qu’il nous intéresse d’étudier. Le rapport de SOM en 1998 juge que la campagne publicitaire est un « franc succès »(1998c, p. 41), mais il se contredit ou nuance plus loin ces propos en concluant qu’il est en réalité impossible de se prononcer puisqu’il « est difficile de différencier l’impact de la campagne publicitaire de celui des autres actions posées par les 275 autres intervenants dans le domaine dont Éduc’Alcool ou encore de l’impact des autres actions de sensibilisation posées par la SAAQ comme les opérations conjointes avec les corps policiers » (SOM, 1998c, p. 43). Sur quoi repose donc cette déclaration de franc succès? Rien ne nous dit dans le rapport si l’objectif de réduire la prise de risque a été mesuré et atteint au moment où la version finale est déposée, en septembre 1998, bien que la SAAQ devait disposer du bilan du printemps et de l’été. Le succès est évalué en fonction d’indicateurs publicitaires traditionnels et d’indicateurs de perceptions. La campagne a rejoint 81% de la population, un taux « presque record » (SOM, 1999c, p. 10). Le taux de notoriété spontanée de la campagne publicitaire atteint 86%. Le message télévisé obtient le meilleur résultat en notoriété avec 29,1% mais on relèvera que 26,4% des répondants se sont souvenus d’autres messages télévisés que celui-là, certains étant d’anciens messages contre la CFA et d’autres n’ayant aucun rapport avec elle. La compréhension de ce message simplifié est aussi très bonne puisque 45% des répondants ont compris qu’il ne faut pas boire avec les facultés affaiblies, 22% que la CFA peut tuer des êtres chers, 11% que la CFA peut avoir des conséquences graves et 11% ont donné des réponses en lien avec les dangers de la CFA. Seulement 16% des répondants ont donné une réponse aussi vague que « les accidents, c’est triste » et seulement 6,3% des répondants n’ont pu expliquer ce qu’il y avait à comprendre, ce qui doit être considéré, dit SOM avec raison, comme d’excellents résultats. SOM signale (1998c, p. 17) que le message a été jugé aussi efficace par les groupes à risque (ceux qui ont pris deux verres ou plus dans l’heure précédant la conduite au volant et ceux qui ont consommé cinq verres ou plus en une même occasion) que par les autres. Cela peut s’expliquer du fait que le message ne moralisait personne et l’on a vu, par ailleurs, que les groupes à risque ne jugent pas moins importante la lutte à la CFA que les autres tant qu’ils ne se sentent pas visés. 276 Tableau 18 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre l'alcool au volant, 1998 Indicateurs Familiarité Ont déjà été interceptés ou connaissent quelqu’un qui l’a été 20-24 ans Groupes les plus à risque Groupes les moins à risque 65 ans + Considération Ont pris conscience des risques Se sentent concernés Intention On dit que suite à cette campagne, il y a moins de chances qu’ils conduisent avec les facultés affaiblies Essai Déclarent s’abstenir plus souvent 1998 (n : 1 155) 54,4% 77% 75% 52% 29% 82% 42% 76% 58% Source : SOM, 1998c. Pour l’indice de familiarité (tableau 18), et puisque la campagne publicitaire a été conçue en appui avec la stratégie de barrages policiers, nous avons retenu dans ce sondage le nombre de répondants qui ont dit avoir déjà été interceptés dans un barrage policier ou qui connaissent quelqu’un qui l’a été. Le taux global est encore une fois inférieur aux taux de considération et d’intention, mais la répartition en sous-groupe offre matière à interprétation. On y voit que les sous-groupes les plus à risques sont aussi les plus familiers avec les barrages ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils ont produit leur effet dissuasif. Le sondage n’a pris aucune mesure qui nous permettrait de construire un indice d’opinion. Sur le plan de la considération, 82% des répondants disent avoir pris conscience des risques de la CFA mais le sondage rapporte qu’en réalité 58% des répondants ne se sentent pas concernés, d’où l’on peut déduire qu’il y en a 42% qui se sentent personnellement concernés. Avec une mesure plus précise, le taux de considération présente avec les autres indicateurs des proportions plus conformes avec ce que l’on attend dans le modèle de l’entonnoir. En outre, l’étude signale qu’en analysant les réponses obtenues au fur et à mesure de la collecte qui a commencé vers la fin de la campagne et des barrages, la perception de risque d’être intercepté en cas de CFA, admise globalement par 60% des répondants, était en réalité supérieure pendant la tenue des barrages et serait redescendue ensuite à la normale. Les proportions ne nous sont pas données mais le phénomène est conforme à ce que l’on attend tant de l’intensification des barrages routiers que de l’effet synergique. La valeur dissuasive de ce risque peut cependant être nuancée de deux manières. SOM observe d’une part que ce sont davantage les femmes (74%) que les 277 hommes (58%) qui craignent les barrages alors qu’elles sont moins à risque. Les campagnes affolent davantage les individus les plus conformes. Nous n’avons pas les moyens de savoir si cette malléabilité se confirme par un sentiment d’insécurité plus élevé que pour les autres sous-groupes (par surestimation de la gravité du bilan routier ou du risque d’avoir un accident, par exemple), mais les données des sondages précédents ont mentionné que l’attribution du danger à des sous-groupes mythiques (les ivrognes et les fous du volant) ne varie pas entre les sous-groupes. SOM fait d’autre part une interprétation que nous ne sommes pas en mesure de vérifier et que nous rapportons ici sous toutes réserves : la perception de risque d’être intercepté n’aurait pas réellement augmenté mais les répondants auraient « rétroajusté à la baisse leur perception de ce qu’elle était antérieurement » (SOM, 1998c, p. 35), ce qui affaiblirait davantage la valeur prédictive des perceptions dans le système dissuasif. Signalons enfin que SOM, pour la première fois, tempère ses résultats en invoquant le facteur de la « désirabilité sociale » dans les réponses (SOM, 1998c, p. 38), signe que son expertise et que celle de la SAAQ s’accroissent avec les années, et qu’ils font preuve d’un esprit de nuance sensiblement plus grand que ce que le laissent voir les rapports annuels. Les indices d’intention et d’essai présentent des variations cohérentes entre eux mais qui sont vraisemblablement surestimés quand on les compare aux 42% de répondants qui ont déclaré se sentir concernés par la CFA. Ces incohérences signalent que les réponses sont fortement entachées de désirabilité sociale et que des indicateurs plus fiables exprimeraient des valeurs considérablement inférieures. En 1998, la campagne contre la vitesse est exceptionnellement remplacée par un message de promotion du régime universel d’assurance automobile (scénario 20), dont c’est le vingtième anniversaire. À cette occasion, la Faculté de droit de l’Université Laval organise avec la SAAQ un colloque international sur les régimes d’assurance automobile sans égard à la responsabilité. Nous avons retrouvé le message en question, diffusé en français et en anglais, mais pas d’évaluation de la campagne. Le message ne porte pas spécifiquement sur la vitesse au volant en ville, bien qu’il pourrait très indirectement y être associé. Le remplacement de la campagne contre la vitesse par un message corporatif s’explique en partie par la volonté de promouvoir le régime et en partie parce que les campagnes précédentes n’ont pas affiché de résultats qui justifie, pour la haute direction, la nécessité d’augmenter le budget de communication, bien au contraire (tableau 6). Après six années d’efforts consécutifs, la SAAQ constate qu’elle piétine dans la lutte contre la vitesse, sans savoir pourquoi. Selon elle, la vitesse est toujours responsable annuellement de 200 décès et de 6 000 blessés graves, mais nous ne savons pas comment elle arrive à ce chiffre. Elle dit entreprendre un virage dans ce dossier et annonce consentir à des efforts supplémentaires qui se 278 traduisent par des campagnes de « sensibilisation » et par des « actions sur le terrain » (SAAQ, 1999, p. 37). Concrètement, elle prépare pour 1999 un projet-pilote en Mauricie pour inciter les automobilistes à réduire leur vitesse, sur le modèle du P.A.S., l’objectif étant de créer ultérieurement un modèle de contrôle qui sera proposé aux autres régions » (SAAQ, 1999, p. 37). Ce projet-pilote prévoit l’identification de zones accidentogènes où la police fera un contrôle intensif de la vitesse, les automobilistes étant prévenus de ralentir par des affiches, juste avant d’y entrer, et la population locale sera également prévenue par une campagne publicitaire des buts de l’opération, des dangers de la vitesse et des zones où se feront les contrôles policiers intensifs. Les contrôles seront à la fois plus intenses et plus fréquents, parce que « les gains enregistrés en ce qui concerne la baisse des moyennes de vitesse se perdent très rapidement » (SAAQ, 1999, p. 37). La SAAQ semble avoir soudainement réalisé le plein potentiel de son programme P.A.S. et applique là si bien le principe de l’effet synergique qu’on peut penser que sa systématisation est une retombée de la délégation de 1998 à la Road Safety Conference de Wellington et de la visite subséquente au TAC. Scénario 20 SAAQ TV : « Panneau » Diffusion : 1998 Plan Vidéo Direction photo : animation infographie hyperréaliste d’un panneau de signalisation routière qui se chiffonne puis qui reprend sa forme. 1 En contreplongée, traveling avant sur un panneau de signalisation routière jaune signalant la présence d’une traverse piétonnière. Le panneau est sur fond de ciel bleu. Le panneau de traverse est violemment secoué et, bien que métallique, se chiffonne instantanément comme du papier. Le panneau se tranquillement pour comme avant. reforme redevenir Audio Durée du plan Temps cumul. Effets sonores : Ambiance extérieure d’un beau jour dans une rue de quartier résidentiel, l’été. Bruit d’un ballon qu’on drible. Voix hors champ (enfant 1) : « Envoye! Tu le lances-tu, là, ton ballon?» Voix hors champ (enfant 2, probablement Mathieu) : « Eille, viens le chercher si tu veux. » 0,27 0,27 Effets sonores : Bruits de course. Klaxon. Voix hors champ (femme, cri de mère horrifié qui tente trop tard de prévenir son fils) : « Mathieuuuuuuuuu! » Effets sonores : Bruit d’impact. Voix hors champ (narrateur, homme) : 279 Le panneau est redevenu parfaitement comme avant. 2 Panneau de signature. En surimpression sur fond beige : signature de la SAAQ et slogan : « Avant tout, la vie» « En cas d’accident, chaque Québécois est assuré par la Société de l’assurance automobile partout dans le monde. Remplacement du revenu, frais et soins médicaux, réadaptation, la protection est complète aussi longtemps que nécessaire. Votre régime est unique. Parlez-en à Mathieu et à ses parents. » Voix hors champ (enfant 2) : « Ok, on fait des équipes. » Voix hors champ (narrateur, homme) : « Pour nous, c’est la vie qui compte avant tout. » 0,03 0,30 Bilan de la troisième phase d’observation Dans cette troisième phase de notre observation, l’évolution des taux de victimes par 10 000 véhicules en circulation montre une amélioration relativement constante du bilan routier. Contrairement aux prédictions du modèle dissuasif, cette amélioration semble insensible à la modulation de l’introduction des contraintes, de l’application des sanctions et des budgets publicitaires. Ramenés à l’échelle de ces taux, le nombre total des victimes et le nombre des blessés légers sont constamment à la baisse, tandis que celui des blessés graves alterne entre la stagnation (1987, 1989, 1991 et 1992, 1995 et 1996, et 1998) et la réduction (1986, 1988, 1990, 1993 et 1994, et 1997), et que celui des décès diminue lui aussi, à l’exception d’un épisode de stagnation (1989) et de deux épisodes de hausse (1987 et 1995). Cependant, la RAAQ puis la SAAQ ne semblent pas analyser l’évolution du bilan routier sous cet angle car, dans leurs rapports annuels, c’est aux variations annuelles en nombres absolus qu’ils réagissent. Sur le plan interprétatif, cette méthode de calcul leur est autant une source d’embarras que de satisfaction parce que ces variations contredisent autant qu’elles confirment leur approche dissuasive en prévention des accidents. L’historique montre qu’en matière de prévention, et malgré les aléas, c’est essentiellement sur l’intensification des contraintes que les promoteurs misent pour améliorer le bilan routier. Toute amélioration du bilan est attribuée à une intensification des contraintes, toute réduction est plus ou moins attribuée à une réduction de cette intensité. De tout temps en prévention, la RAAQ et la SAAQ ont attribué les accidents aux mauvais comportements des usagers, écartant de leurs recherches et plus encore de leur discours sur la question non seulement toutes les autres causes possibles mais également tous les faits contradictoires. L’attribution de la correction comportementale à une intensification des contraintes à laquelle la population consent suite au 280 travail de l’opinion publique, voilà les représentations d’origine de la mécanique de la prévention routière et du rôle de la communication. Dans les premiers rapports annuels, ces conceptions s’expriment dans la section réservée au président avec une franchise et une netteté tout à fait inattendue aujourd’hui et qui témoignent de la nature explicite de la matrice décisionnelle en matière de prévention dans l’esprit des premiers dirigeants qui ont bâti l’organisation et ses politiques. À la même époque, le discours sur l’éducation et la sensibilisation n’apparait qu’en arrière-plan, dans les sections consacrées spécifiquement aux activités de communication, ce qui témoigne des conditions d’une organisation du travail en silo par lesquelles les différentes Directions, parce qu’elles travaillent sans vue d’ensemble, ont pu développer des sous-cultures organisationnelles et des expertises qu’on laisse fleurir et qu’on encourage dans la mesure où elles peuvent prétendre à accroitre l’efficacité de l’organisation sans jamais entrer en conflit avec les autres sous-cultures ni avec les orientations de la présidence. Dans le discours de la présidence en matière de prévention des accidents, l’attribution du changement des comportements des usagers à un processus de sensibilisation et d’éducation est une représentation plus tardive qui se construit au moment où l’image d’efficacité de la RAAQ est menacée. Son rôle est d’abord de rendre plus opaque le rôle de l’intensification des contraintes dans sa matrice décisionnelle. En analysant l’évolution de ces représentations dans le cadre élargi d’une gestion des enjeux, on constate que c’est le souci de préserver la réputation d’efficacité de la RAAQ et de la SAAQ qui en détermine les modulations. La célébration et la dissimulation du rôle déterminant de la contrainte dans la représentation que les promoteurs font de leur action sont des indicateurs de l’évaluation qu’ils font de leur capacité à imposer ou non l’intensification des contraintes. Cette capacité est établie en fonction de l’état de l’opinion publique à leur endroit et à l’endroit de leurs différentes causes. Les variations de la ligne narrative le démontrent : quand l’effet des contraintes parait s’essouffler et qu’ils n’entrevoient pas à court terme le moyen de les intensifier, les promoteurs assimilent leurs actions à de la sensibilisation et à de l’éducation, concepts particulièrement flous et instables dans lesquels les moyens de la répression et de la dissuasion peuvent, au besoin, se dissimuler. Autrement, le rôle de la contrainte est ouvertement mis de l’avant et célébré. L’une des principales faiblesses de l’approche dissuasive des promoteurs de la sécurité routière, c’est que la difficulté d’établir la relation causale favorise l’usage rhétorique d’arguments qui échappent au principe de la falsifiabilité. Couplée à une amélioration du bilan, une baisse des sanctions effectives peut être interprétée comme le signe d’une amélioration qualitative de l’effet dissuasif (des interventions plus ciblées pour sanctionner les conducteurs les plus dangereux et les dissuader de récidiver), tandis qu’une hausse des sanctions effectives dans le même contexte sera interprétée comme une amélioration quantitative de cet effet (une présence policière accrue et globalement plus sentie par la population). De 281 même, il semble que l’impact présumé du facteur météorologique soit toujours évoqué pour justifier la dégradation du bilan, jamais pour en justifier l’amélioration, et l’on peut en déduire que le recours à une variable explicative sur laquelle personne n’a aucune prise (comme l’évolution démographique) répond d’abord à un enjeu de gestion de réputation. L’évocation de telles variables permet aux promoteurs de préserver leur réputation d’efficacité en les dégageant de toute responsabilité quand le bilan se dégrade, mais elle réduirait leur prestige s’ils les évoquaient quand le bilan s’améliore. Il existe plusieurs recherches sur la relation entre la météo et les accidents (IRSR, 2012), mais elles portent presque toujours sur les conditions de mauvais temps dans le souci d’améliorer la sécurité des véhicules et des infrastructures sécuritaires, ainsi que sur la pertinence des cours de conduite en situations extrêmes. À moins que le facteur météorologique ne relève que d’une causalité à sens unique, il faudrait que les promoteurs considèrent son ajout à la pyramide des âges et des sexes, à l’augmentation des coûts de l’essence et à l’amélioration de la sécurité des véhicules comme facteurs transnationaux susceptibles d’aider à expliquer le remarquable synchronisme des bilans routiers en Amérique du nord. Dans la mise en récit du bilan routier, l’historique montre aussi que la ligne narrative des promoteurs se brouille au fur et à mesure que les gains s’amenuisent et que la dramaturgie de l’insécurité, pour tenter d’y pallier, s’enrichit de causes moins populaires que la lutte contre la CFA et favorise une segmentation de plus en plus fine des délinquants, ce qui augmente la stigmatisation et le ressentiment de sousgroupes sociaux. D’autres facteurs, comme l’érosion de la réputation des gestionnaires du problème (ceux de la RAAQ puis de la SAAQ), la succession concomitante de plusieurs présidents en quelques années, l’amnésie institutionnelle et l’allongement des pauses dans l’intensification de la contrainte ont pu ajouter à la complexité de gérer et de conceptualiser le problème de l’insécurité routière. L’ensemble de ces facteurs a pu contribuer à faire que la matrice décisionnelle en matière de prévention cesse d’être aussi explicite qu’auparavant. Mais le rôle de la dissuasion dans la culture d’intervention des promoteurs est fortement ancré et ne varie pas réellement, simplement il se fait plus ou moins discret selon ce que commande la gestion des enjeux d’opinion, d’image et de réputation. Les promoteurs développent constamment un menu législatif toujours plus varié et l’efficacité du modèle dissuasif n’est jamais sérieusement remise en question, au contraire : l’analyse rhétorique du discours des promoteurs, notamment par l’analyse des écarts entre les résultats proclamés et les résultats obtenus, montre que son aura d’efficacité est soigneusement protégée de toute critique sérieuse, notamment par le recours aux concepts de sensibilisation et d’éducation qui font diversion. Il en va autrement du rôle de la publicité et de la communication dans la culture organisationnelle. Entre 1986 et 1994, les investissements en communication ont constamment augmenté, le budget annuel passant, en dollars constants de 2006, de 4 079 974$ à 10 473 604$, ce qui représente une 282 augmentation de 257%. En réalité, l’augmentation relativement continue se produit sur une période plus longue qui va de 1984 à 1994. Ce sont dix années au cours desquelles le budget annuel passe de 2 927 696$ à 10 473 604$ en dollars constants de 2006, ce qui représente une augmentation de 358%. Cette augmentation commence au moment où la RAAQ doit composer avec une dégradation du bilan routier et se poursuit de manière continue sans égard à l’introduction ou non de nouvelles mesures de contrainte. Le budget annuel des communications diminue brutalement de 29,5% en 1995, pour varier ensuite, en dollars constants de 2006, entre des budgets de trois à sept millions environ (tableau 6). Or 1995 est précisément l’année où la SAAQ se résigne à entrer dans une phase de ralentissement des progrès et envisage même un plafonnement à moyen terme. Tout cela signale qu’au cours de cette période, les promoteurs ont pu penser que la communication pouvait jouer un plus grand rôle dans la réduction du bilan routier. Au début de notre troisième phase d’observation, la publicité est encore très ouvertement représentée comme une technique d’agenda setting pour conditionner l’opinion à l’acceptation de nouvelles contraintes, lesquelles sont encore données comme le seul véritable moyen d’améliorer le bilan routier. Elle est aussi utilisée pour la production d’effets synergiques en conjonction avec les opérations de contrôle policier (le premier programme P.A.S. date d’ailleurs de 1986). À compter de 1987, l’ancien paradigme du conditionnement à l’acceptation de la contrainte s’éteint petit à petit dans le discours et dans la conceptualisation du problème, sans que sa validité ait jamais été contestée. Si les budgets de communication vont en augmentant, c’est qu’on lui accorde des vertus plus attrayantes pour les gestionnaires de la cause. On a vu que c’est en 1987 que la RAAQ rapporte pour la première fois dans son rapport annuel les résultats d’une évaluation de campagne de communication (sur le port de la ceinture de sécurité; voir le scénario 10) à laquelle elle attribue d’avoir significativement réduit la prévalence de comportements à risque. Si la RAAQ s’autorise à présenter de tels résultats comme les preuves certaines de l’effet de la communication sur les comportements, c’est que le mode discursif et que le public des rapports annuels ne sont pas ceux des articles scientifiques et des chercheurs. Un rapport annuel est un exercice de reddition de comptes, pas une contribution à l’avancement des connaissances. Dans un rapport annuel, c’est du bilan financier qu’on peut attendre la plus grande rigueur parce que cette section est soumise au contrôle et à l’approbation d’experts indépendants. Les données des autres sections ne sont pas soumises à un contrôle aussi rigoureux et systématique, et les interprétations que la RAAQ fait de ses actions l’est encore moins. En comparaison du discours sur les activités de gestion des fonds d’indemnisation, des fonds de contribution aux soins de santé et des fonds de subvention à la recherche, dont les données et les interprétations font toutes l’objet de vérifications indépendantes par des comptables, des vérificateurs généraux, des vérificateurs internes, un ombudsman et, parfois, par le contrôle des tribunaux en cas de poursuites par des victimes insatisfaites, 283 le discours sur les activités de prévention est, dans un rapport annuel, celui dont on peut attendre le moins de rigueur parce qu’il est le moins contrôlé. De fait, c’est là que le discours persuasif s’exerce le plus librement. Les rapports d’enquête de la SAAQ ne sont pas des documents aussi accessibles ni aussi connus que les rapports annuels parce qu’ils font l’objet d’une bien moins grande diffusion. Les ministères et sociétés d’État sont obligés de déposer leur rapport annuel à l’Assemblée nationale et de le rendre accessible sur leur site internet. Les rapports comme ceux commandés à SOM ou à CROP sont des documents internes qui font rarement l’objet de publication et dont on ne peut guère soupçonner l’existence. Ces documents ne sont remis qu’aux fonctionnaires qui les ont commandés et ils sont donc à diffusion très restreinte, ce qui explique qu’ils sont beaucoup moins entachés par le souci de protéger l’image et la réputation de l’organisation. En conséquence, ils sont une source plus riche et plus fiable pour interpréter les variations de la matrice décisionnelle de la SAAQ en matière de communication. L’historique a aussi relevé les indices de l’émergence d’experts en prévention qui, au tournant des années 1990, s’imposent comme stratèges de la publicité. Ils en formalisent l’usage en fonction des paradigmes émergents de la psychologie sociale et du marketing social (Dussault, 1993; Brault et Letendre, 2003). En comparaison avec les autres activités de la SAAQ, les communications sont certainement l’un des secteurs disciplinaires les plus mous de toute l’organisation parce que leur l’impact sur le bilan (les outcomes) est encore plus difficile à mesurer que celui de la dissuasion. En examinant le phénomène sous l’angle épistémologique (Kuhn, 1970; Lacasse, 1995), on peut penser que le développement des théories et des recherches empiriques en psychologie sociale, la finesse et l’élégance supérieure de ses concepts et la rigueur qu’elle déploie comptent pour beaucoup dans la faveur qu’elle se gagne auprès des promoteurs de causes sociales, surtout ceux de l’État qui doivent pouvoir rendre des comptes et justifier du sérieux avec lequel ils dépensent l’argent du public. Ce « groupe linguistique différent » (Kuhn, 1970, p. 274-275) appréhende la communication avec un langage plus abstrait qui oppose un mur à peu près hermétique à l’investigation des disciplines étrangères. Le nouveau paradigme, qui fait miroiter la possibilité de modifier plus rapidement les comportements des conducteurs à risque, s’est progressivement gagné suffisamment d’influenceurs clés dans l’organisation pour perdurer avec eux au-delà de son échec à pouvoir prédire quoi que ce soit de significatif. Devant leur incapacité à prouver un impact de la publicité sur les comportements à risque, les stratèges de la SAAQ réduisent leurs ambitions après 1997. Ils attribuent encore à la publicité un rôle indispensable mais indécidable sur la modification des comportements à risque, à l’exception peut-être de sa contribution au volatile effet dissuasif des contrôles policiers (c’est l’effet synergique des programmes P.A.S.). Mais l’espoir que la publicité puisse contribuer, à très long terme, à modifier les normes sociales et, par là, à une modification des normes individuelles en relation avec la prise de risque, est un espoir bien faible qui ne repose sur aucune preuve. Malgré l’effondrement des ambitions, cet usage de la publicité se maintient 284 surtout parce que le recours à la publicité fait partie d’une culture d’intervention en laquelle la SAAQ a pleinement confiance et parce que leur matrice décisionnelle n’étant plus aussi explicite qu’avant, les gestionnaires ont fini par se représenter l’amélioration du bilan routier comme un problème de boite noire. La publicité leur parait indispensable ou du moins utile à la résolution du problème multifactoriel de l’insécurité routière parce que ce problème est d’abord conçu comme un problème comportemental et que la publicité, même aussi faiblement conceptualisée, se justifie grâce au rôle cohérent qu’on lui donne dans cette représentation. En outre, la publicité demeure, comme un iceberg, la pointe la plus visible des activités de communication des promoteurs. C’est encore un excellent moyen pour les promoteurs de signaler au public qu’ils s’occupent activement du problème et pour cadrer la manière dont ils doivent penser ledit problème. L’idée que la publicité puisse jouer un rôle dans l’acceptation de la contrainte, encore dominante en 1986, n’a jamais été contestée; elle a été simplement déclassée et oubliée, et sans doute est-elle trop politiquement incorrecte pour la manière dont un État postmoderne pense la gestion des problèmes publics. Si les promoteurs pensent le problème de l’insécurité routière en partie en fonction de savoirs mythiques, nous avons vu que la population a ses propres mythes qui conditionnent ses stratégies de réception des messages de sécurité routière. Dans les enquêtes par sondage, il ressort de la compréhension des messages qu’elle est toujours minimale, et que c’est le sens très général qui est compris, encore qu’une proportion appréciable des répondants se trompe même là-dessus. D’ailleurs, la comparaison des indicateurs de familiarité et d’opinion montre que l’acceptation du caractère scandaleux du bilan routier et que l’appui à l’intensification continue de la contrainte comme solution reposent sur une lecture erronée de la réalité objective du bilan routier. Tout au long de leur histoire, la RAAQ puis la SAAQ ont présenté le bilan routier comme toujours plus inacceptable et les usagers comme toujours plus fautifs, l’attribution causale se faisant parallèlement de plus en plus affirmative et exclusive. C’est un processus de scandalisation continue qui empêche la population de réaliser la gravité objective du bilan routier, d’en avoir une idée même approximativement juste, et donc, d’envisager que le bilan a atteint un niveau tolérable. Pourtant, la population ne traite pas les messages tout à fait comme le souhaitent les promoteurs et, malgré les tentatives continuelles, les usagers de la route refusent communément de se concevoir comme des délinquants. Les indicateurs de considération montrent qu’en faisant la promotion d’un sentiment d’insécurité routière, les campagnes échouent à faire augmenter la perception du risque d’être personnellement impliqué dans un accident et à obtenir que les cibles se reconnaissent comme délinquantes. Les campagnes ne peuvent réussir à faire augmenter qu’épisodiquement la perception de risque d’être intercepté en cas de faute, mais elles stimulent l’exaspération envers des sous-groupes qui servent de boucs émissaires : les 285 ivrognes et les fous du volant. L’analyse des sondages révèle la stratégie de réception des usagers : pour éviter la dissonance cognitive, ils attribuent systématiquement la faute à une minorité malfaisante, ce qui est conforme avec le sens commun de ce qu’est la délinquance. Plus les promoteurs accusent la population, plus celle-ci se blanchit. Ainsi les mythes de l’ivrogne et du fou du volant sont-ils renforcés par ceux-là mêmes qui les combattent. Cette stratégie de réception contrarie la stratégie de communication des promoteurs qui persistent à espérer pouvoir convaincre les délinquants de s’amender par euxmêmes, sans voir que cette croyance d’experts, crédibilisée par les approches combinées de la psychologie sociale et du marketing social, est elle-même un mythe à propos de la publicité que les théories et les recherches empiriques en publicité et en communication démentent catégoriquement. Cette dynamique, dominée par le choc des mythes des promoteurs et de la population, crée l’exaspération nécessaire afin que la population consente à toujours plus de contraintes pour réaliser des gains toujours plus petits. La RAAQ et la SAAQ ne s’efforcent de corriger que les perceptions qui peuvent nuire à leurs projets ou à leur représentation du problème, jamais les perceptions erronées qui les servent bien. Les communications des promoteurs ne sont pas au service d’une représentation la plus objective possible du problème; elles sont au service de la représentation qui servira au mieux la réalisation de leurs projets, quitte à gommer les faits contrariants et à maintenir les cibles dans une savante ignorance. La publicité n’est que la pointe de l’iceberg, la partie la plus visible mais la moins massive de la communication, et son rôle consisterait surtout, par la diffusion régulière de messages spectaculaires et dont le contenu est contrôlé par le promoteur, à orienter le discours de tous dans la sphère publique. Il nous faut nous résigner au fait que dans le domaine de la sécurité, contrairement à celui de la santé, on ne mesure pas souvent l’intention de modifier son comportement. Le paradigme sécuritaire, parce qu’il traite les individus non conformes comme des délinquants plutôt que comme des victimes, ne crée certainement pas le climat d’indulgence nécessaire pour que les promoteurs et les personnes sondées admettent la difficulté de la conformité. Au contraire, il stimule les biais de conformité, ce qui se traduit par ces taux extraordinairement élevés d’endossement de la cause, jusque dans ses projets les plus répressifs, alors que les indicateurs du comportement effectif, eux, sont bien moins élevés et n’évoluent guère. En ce sens, il y a dans la cause de la sécurité routière un degré d’hypocrisie systémique qui pourrait bien jouer de la même manière au Québec qu’aux États-Unis, même sans retenir l’hypothèse culturelle de Gusfield à propos de sa filiation à la période de la prohibition. Il est possible que les mêmes procédés d’intimidation par l’État obtiennent sensiblement les mêmes effets quand on les applique à des sociétés différentes, et qu’ils se produisent sans égard aux motivations des promoteurs, que ce soit le puritanisme et la résurgence du mouvement de la prohibition aux États-Unis, selon Gusfield, ou la préoccupation fondamentalement actuarielle des gestionnaires du régime public et universel d’assurance automobile au Québec. 286 L’analyse dramaturgique a permis de relever dans le discours public des promoteurs québécois de la sécurité routière les traces des mêmes procédés que Gusfield a répertoriés à la même époque dans son étude des campagnes contre l’alcool au volant. L’analyse a montré que la RAAQ puis la SAAQ n’utilisent pas des points de référence stables mais modifient constamment la présentation des variables, et que ces changements de perspectives, en éludant les faits contradictoires, ont pour objectif de préserver la crédibilité de la mise en récit du bilan routier. Dans leurs rapports annuels, ils plaident leur représentation du problème public, jouant sélectivement les faits plutôt que de les rapporter de manière neutre, ce qui est la posture spontanée de tout promoteur de cause sociale quand, la cause étant pour lui entendue, il n’opère plus guère que dans une logique d’efficacité. On voit que par son cadrage des données du bilan routier, la RAAQ écarte systématiquement de la mise en récit de ses actions les faits contrariants et présente les faits les plus utiles à ancrer la croyance en l’efficacité de ses actions préventives et de son modèle décisionnel. Cela ne veut pas dire qu’elle ne rapporte que des succès mais les points faibles, quand ils sont évoqués, le sont d’une manière qui ne remet sérieusement en cause ni le récit de ses succès ni la valeur du modèle dissuasif. La RAAQ est plus encline à avouer des échecs quand elle peut les relativiser dans un constat d’amélioration globale du bilan routier, encore reporte-t-elle toujours la faute sur l’inconscience incompréhensible des usagers de la route et jamais sur elle-même. Les succès comme les échecs sont cadrés de manière à renforcer la perception que l’intensification programmée du contrôle et de la répression est indispensable. Que le bilan s’améliore ou qu’il s’aggrave, que les faits confortent ou contredisent la validité de l’approche des promoteurs, la solution est toujours la même. Aucune autre avenue n’est sérieusement envisagée ni ne leur semble envisageable. Dans la dramaturgie de l’insécurité routière, la mise en scène du bilan routier et de l’action salvatrice des promoteurs n’est pas une représentation neutre des faits mais une représentation sélective. Elle use librement de la statistique persuasive (gommage systématique des données contradictoires, modification constante des variables de référence), invoque au besoin des faits erronés, tend à s’approprier tous les succès mais à attribuer toutes les fautes aux usagers ou aux partenaires, toutes des techniques qui servent une stratégie de gestion de l’image corporative. Comme le gestionnaire commercial est évalué en fonction de sa capacité à améliorer la rentabilité de l’entreprise, le gestionnaire d’un problème public est évalué en fonction de sa capacité à faire progresser la cause : les mêmes impératifs peuvent donner lieu aux mêmes pratiques douteuses et aux mêmes abus comptables. 287 Chapitre 9 Phase 4 : 1999 à 2003 Conceptualisation du problème de la sécurité routière et des interventions En 1999, le bilan routier s’améliore au chapitre des blessés graves (tableau 17), mais il se détériore selon tous les autres indicateurs (tableaux 15, 16 et 18), tandis que le taux des blessés graves diminue (tableau 9). La dégradation du bilan des décès et des blessés légers est passée sous silence, tant dans les faits saillants que dans les analyses du rapport annuel de 1999 (SAAQ, 2000a). Il est difficile d’attribuer cette dégradation à la baisse des sanctions (tableaux 9 et 10) si l’on ne prend comme point de comparaison que le léger recul de l’année 1998 (-2%). L’attribution est plus plausible si l’on remonte à 1996, année à compter de laquelle la réduction des sanctions est continue. Cette réduction est principalement attribuable au fait que moins d’avis d’infractions sont émis et au fait qu’il y a sensiblement moins de conducteurs perdant leur permis de conduire pour amendes impayées. Puisqu’elle a choisi de ne pas souligner la dégradation du bilan routier dans son rapport annuel, la SAAQ ne peut pas évoquer l’apparence de corrélation positive entre la régression des sanctions et celle du bilan routier. Elle avance cependant, non sans aplomb, que la diminution du nombre des sanctions serait la preuve de leur efficacité dissuasive, et elle estime plus particulièrement à cet égard que le système des points de démérite a réussi à modifier « les comportements fautifs ou dangereux adoptés par les conducteurs » (SAAQ, 2000a, p. 33). Pour soutenir cette proposition, elle argumente qu’entre 1991 et 1999, la proportion des conducteurs avec une alcoolémie supérieure à 0,08% (80 mg) aurait chuté de 44% (SAAQ, 2000a, p. 41), succès qu’elle attribue à quatre facteurs mais sans fournir de preuves : les campagnes de sensibilisation percutantes, les actions communautaires comme l’Opération Nez Rouge, l’adoption de lois dissuasives et le travail intensif des policiers. Forte de cette opinion, la SAAQ ne dissimule plus la répression dans les activités de sensibilisation et d’éducation, et, quand elle spécifie ses axes d’intervention en prévention, elle lui accorde une place bien à elle : « privilégier des activités de renforcement comme le soutien à l’application des mesures légales » (SAAQ, 2000a, p. 40). Dans cette culture d’intervention, la fragilité des gains en sécurité routière est reconnue (SAAQ, 2000a, p. 41) de même que la nécessité d’introduire constamment de nouvelles mesures pour continuer à faire des gains (SAAQ, 2000a, p. 7, 29). Conséquemment, les activités de sensibilisation (auxquelles la SAAQ ajoute celles d’information sans les caractériser davantage par rapport à l’éducation, à la sensibilisation ou même à la recherche) sont présentées comme le moyen de « créer un climat propice à l’adoption de nouveaux comportements » (SAAQ, 2000a, p. 41). 288 De fait, la SAAQ a travaillé toute l’année à un Livre vert à l’intention de la commission parlementaire qui doit, au début de l’an 2000, examiner l’ajout des nouvelles mesures législatives et règlementaires par lesquelles la SAAQ veut obtenir l’élargissement de ses domaines d’intervention et de règlementation : le port obligatoire du casque pour les cyclistes et le patinage à roues alignées, la détection de la conduite sous l’influence de drogues (SAAQ, 2000a, p. 29). L’une de ces mesures concerne l’introduction de cinémomètres photographiques (radars photos), moyen qui vise l’application d’une tolérance zéro aux excès de vitesse. À cette fin, la SAAQ mène en Mauricie, d’avril 1999 à septembre 2000, une expérience pilote de tolérance zéro aux excès de vitesse dans des zones bien identifiées (les zones sont publicisées dans le journal et les hebdomadaires locaux, et ils sont balisés par des panneaux routiers). Baptisée « Opération pieds pesants », l’expérience teste le principe suivant lequel l’augmentation de la perception du risque d’être arrêté est l’un des facteurs clés pour lutter efficacement contre les excès de vitesse (Rottengatter, 1990; voir SAAQ, 2000b, p. 4). Une autre étude faite pour la SAAQ (D’Amours, 1998; cité in SAAQ, 2002b, p. 5) confirme la validité de ce principe et avance que plus la certitude d’être intercepté en cas d’infraction est grande, plus le conducteur tend à respecter les limites. L’installation de cinémomètres photographiques est vue comme le meilleur moyen de maintenir une pression la plus constante possible sur les conducteurs : « Depuis quelques années, le Gouvernement du Québec envisage sérieusement d’amender le Code de la sécurité routière afin de permettre l’utilisation du cinémomètre photographique dans les endroits identifiés comme étant problématiques pour le contrôle policiers [sic] » (SAAQ, 2000b, p. 5). Plus encore, la SAAQ adhère à l’idée que les comportements promus ne se maintiennent que sous la menace : Enfin, nous savons que la mise en application de la méthode proposée dans le cadre du projet-pilote exige des efforts constants. En accord avec la théorie sur laquelle est basée le projet, à une diminution des efforts sur le terrain, correspond toujours une perte d’une partie des acquis et donc une diminution des résultats. En ce sens, l’introduction des cinémomètres photographiques pourrait bien représenter la solution idéale pour maintenir une pression la plus constante possible sur les ardeurs des automobilistes. (SAAQ, 2000b, p. 5) Lors de son Opération pieds pesants en Mauricie, la SAAQ a cependant constaté que si le cinémomètre photographique double la perception du risque d’être arrêté par rapport à la moyenne du reste de la province, on n’a relevé qu’une très légère baisse des vitesses moyennes pratiquées sur les sites retenus pour le projet-pilote. Contre ces résultats décevants, la SAAQ argumente que même les opérations de contrôle policier ne peuvent obtenir de résultats spectaculaires, répète que les comportements ne peuvent changer que sur le long terme (SAAQ, 2000b, p. 4-5) et se réjouit de ce que l’Opération en Mauricie a non seulement ravivé l’intérêt des policiers envers le contrôle de la vitesse mais les a incités à réduire leur seuil de tolérance envers les excès de vitesse : 289 En effet, alors qu’il était en règle générale de 20 km/h au-dessus de la limite de 50 km/h, ce seuil est passé à 15 et même 10 km/h sur plusieurs sites. Par ailleurs, le projet-pilote nous a permis de réaliser que la sensibilisation des policiers à l’importance du contrôle de la vitesse dans la réduction des accidents est essentielle à la réussite des opérations. En effet, avant la mise sur pied du projet on constatait un manque d’intérêt des patrouilleurs à l’égard du contrôle systématique de la vitesse. (SAAQ, 2000b, p. 5) La SAAQ a aussi entrepris une étude épidémiologique sur les risques associés à l’usage du téléphone cellulaire au volant par laquelle les réponses obtenues par sondage postal auprès de 175 000 conducteurs ont été croisées avec leur dossier de conduite, ce qui, dans ce cas, présage un projet d’interdiction. Consciente que ses projets d’intensification des contraintes ne seront pas également appréciés de la population, la SAAQ présente un peu abusivement le Livre vert et la Commission parlementaire comme le moyen d’associer la population à la discussion (SAAQ, 2009a, p. 29). L’ajout du projet d’autoriser le virage à droite sur feu rouge est une mesure populiste qui n’a aucune chance de contribuer à l’amélioration du bilan routier (au contraire) mais qui est un excellent moyen politique de négocier l’appui de l’opinion à la réforme dans son ensemble. La SAAQ signale en outre avoir procédé à une étude sur la variabilité de la perception du risque en fonction des types d’infractions. Il s’agit vraisemblablement d’une série de six sondages et omnibus faits entre décembre 1997 et avril 1999 qui lui ont fait réaliser que les profils à risque étant beaucoup plus nombreux que ce qu’elle envisageait jusqu’ici, il lui faudra concevoir des stratégies toujours plus ciblées et diversifiées. Encore une fois, on constate que les conclusions des études qui sont défavorables à la représentation de la SAAQ ne trouvent pas leur chemin dans son discours public : malgré tous ses efforts, la perception du risque d’être arrêté pour CFA est globalement stable et les variations à la hausse, épisodiques et éphémères, se produisent surtout au moment de la tenue de campagnes (SOM, 1999a), ce qui est conforme avec ce que nous en avons vu dans la revue de littérature spécialisée. Quoi qu’il en soit, l’annonce de cette étude dans le rapport annuel de 1999 doit être mise en relation avec autre annonce, qu’elle sert à crédibiliser : le projet de renforcement des pénalités pour les infractions les plus accidentogènes (SAAQ, 2000a, p. 41). En 2000, le bilan routier continue de se dégrader : les taux de victimes, de blessés légers et de blessés graves augmentent tandis que le taux de décès stagne (graphiques 7 à 10). L’augmentation des budgets de communication de la SAAQ en 1999 et 2000 n’empêche pas ce phénomène (tableau 6). Dans l’optique de la SAAQ, il est d’autant plus certain que la réduction continue des sanctions qui se produit depuis 1996 serait un facteur explicatif que la brutale dégradation de 2000 correspond à la diminution des sanctions effectives (tableau 10) en raison de la grève du zèle des policiers de la Sureté du Québec à l’été 2000. Les contrôles de la vitesse sont faits, les conducteurs fautifs sont interceptés mais les policiers 290 retiennent l’information jusqu’à la conclusion d’une entente entre leurs syndicats et leurs employeurs; c’est ainsi qu’un nombre inconnu de conducteurs n’a jamais reçu d’avis d’infraction par la poste parce que le délai légal pour l’envoyer a été dépassé. Les 4 000 policiers de la Communauté urbaine de Montréal font eux aussi une grève du zèle à la même époque mais nous ne savons pas dans quelle mesure cela a pu affecter le contrôle routier sur ce territoire. Il est remarquable mais pas inhabituel que la SAAQ ne mentionne pas la dégradation du bilan routier dans son rapport annuel (2001), préférant accorder son attention à la diminution des sanctions, à l’explication de laquelle elle fournit deux interprétations bien différentes. Elle signale que la grève du zèle des policiers pourrait avoir contribué à la diminution de 17% du nombre de sanctions entre 1999 et 2000 (-14,6% selon nos indicateurs; voir tableau 10), mais elle estime surtout, au moment où elle cherche à obtenir de l’État une intensification des contraintes, que cette réduction des sanctions prouve l’effet dissuasif de la répression. La SAAQ peut difficilement éviter de signaler une grève du zèle qui n’avait échappé à personne (Pelchat, 2000), mais on voit encore une fois par quel travail rhétorique elle peut célébrer ou déplorer un même phénomène selon ce qui l’avantage, et jamais au détriment du modèle dissuasif ou au détriment de la multiplication des contraintes, comme le programme d’accès graduel à la conduite, mis en place en 1997, auquel elle attribue (sans préciser comment) une diminution de 5% des décès et de 14% des victimes dans les accidents impliquant de jeunes conducteurs. En matière de lutte contre la CFA, la SAAQ signale qu’un accident spectaculaire survenu lors des travaux de la commission parlementaire, et lors duquel un chauffeur ivre a tué 2 enfants, a contribué à provoquer une réflexion sur l’insuffisance des mesures actuelles (SAAQ, 2001, p. 7), sans qu’elle ne soulève la contradiction avec deux études qu’elle cite dans le même rapport. L’une est une étude épidémiologique qui aurait conclu qu’entre 1991 et 2000, le taux de conducteurs conduisant sous l’influence de l’alcool et de drogues serait passé de 3,2% à 2%, et que la proportion de conducteurs dépassant la limite du 0,08% d’alcool dans le sang aurait baissé de 44%. L’autre fait référence aux résultats obtenus par la Table de concertation de Beauce-Etchemin, créée par la SAAQ en 1997 pour prévenir la CFA. Par le jumelage des statistiques de la SAAQ et du Bureau du coroner, la Table rapporte que le pourcentage des conducteurs décédés au volant et qui avaient de l’alcool dans le sang (sans égard à la quantité) était de 58% entre 1992 à 1996 et de 43% entre 1994 et 1998, ce qui est près de la moyenne provinciale de 42%. Il n’est pas clair si la Table s’en attribue le mérite, ce qui serait présomptueux compte tenu de la date de sa création (1997). Nous n’avons aucune de ces deux études et il n’est pas impossible qu’elles n’en fassent qu’une (dont les résultats seraient alors mal rapportés par le ou les rédacteurs du rapport annuel), mais la SAAQ attribue ultimement toutes ces améliorations à ses propres actions, parmi lesquelles l’intensification de la contrainte tient la part du lion : des campagnes percutantes combinées au travail intensif des policiers, l’adoption de lois dissuasives et les actions communautaires comme l’Opération 291 Nez Rouge (SAAQ, 2001, p. 44). Les conclusions des deux études vont dans le sens contraire d’une autre, faite la même année (Léger et Léger, 2000c), qui révèle peu d’amélioration et plutôt une aggravation de plusieurs facteurs à risque en matière de fréquence et d’importance de la consommation. Les deux études sont citées par le même rédacteur dans le rapport annuel de la SAAQ (2001, p. 44). En puisant dans ses études et ses données les informations qui confortent sa représentation du problème et de son action, et en gardant sous silence les études et données contradictoires, la SAAQ offre du problème public et de son action de gestion une représentation qui peut sacrifier, au besoin, l’objectivité à l’efficacité de la persuasion. Plusieurs autres mesures sont en préparation. La SAAQ prépare la révision de sa plus importante mesure de dissuasion, en termes de nombre de gens visés (SAAQ, 2001, p. 33) : les points d’inaptitude, dont les pénalités vont être augmentées en fonction de la gravité de chaque infraction, qui couvriront un plus grand nombre d’infractions. Dans le cas du cinémomètre photographique, elle attend qu’un projet de loi soit présenté pour permettre son usage sur les routes du Québec » (SAAQ, 2001, p. 7), mais d’abord sous forme de projet pilote. Elle annonce qu’une Table de concertation a été mise sur pied pour trouver le moyen de modifier les comportements à risque des motocyclistes, et cela en examinant tous les moyens législatifs pour limiter la vitesse des motocyclettes en général, et celle des motocyclistes débutants en particulier. L’introduction en juin 2000 du cours obligatoire de conduite pour la motocyclette découle des recommandations de cette Table dont on apprend qu’elle a été créée à la demande expresse du ministre des Transports et en réaction au désastreux bilan routier des motocyclistes 1999, deux autres faits que le rapport annuel de 1999 avait passés sous silence. Tout cela compose un train de mesures particulièrement sévères qui amène la SAAQ à reconnaitre « l’importance de l’adhésion de la population à ses objectifs et à la manière par laquelle elle compte les atteindre » (SAAQ, 2001, p. 11). Elle ne nous dit pas comment elle compte obtenir cette adhésion sinon en mentionnant la qualité de la satisfaction des usagers à l’égard de sa gestion administrative et de ses services. Ce niveau de satisfaction et le retour à une situation financière solide semblent compter pour beaucoup dans l’évaluation que la SAAQ fait de son image auprès de la population, ce qui est cohérent avec nos observations sur la dégradation de la réputation de la SAAQ à compter de 1987. L’année 2001 voit une amélioration significative du bilan routier selon tous nos indicateurs (tableaux 15 à 18), avec des réductions des taux de décès (-18,8%), de blessés graves (-15,4%), de blessés légers (-6,1% ) et des victimes de toutes sortes (-6,3%). La réduction de 765 à 615 décès et de 5 389 à 5 062 blessés graves n’est pas passée sous silence par la SAAQ qui qualifie le bilan routier de 2001 de meilleur bilan routier des 50 dernières années. Ces résultats dépassent les objectifs de son plan stratégique 20001-2005 pour la réduction du bilan routier. 292 Cible 2001 : Cible 2005 : Résultat 2001 : 754 décès et 5 396 blessés graves 650 décès et 4 750 blessés graves 615 décès et 5 062 blessés graves La fulgurance de la baisse et l’inclusion de deux facteurs économiques incontrôlables l’incitent toutefois à envisager la possibilité d’une anomalie que les années suivantes pourraient corriger par une hausse, ce en quoi elle voit juste (voir tableau 16 et graphiques 7 à 10). Pour expliquer ce résultat qui la surprend elle-même (2002, p. 54), elle avance quatre hypothèses : 1- le ralentissement de la croissance économique entraine une diminution du nombre de kilomètres parcourus pour les loisirs, notamment chez les jeunes, qui représentent le quart des victimes; 2- la baisse de 2,4% des ventes d’essence vendue au Québec par rapport à l’année précédente, ce qui corrobore la première hypothèse; 3- l’ensemble des activités de ses activités de prévention, législation et contrôle; 4- l’action soutenue de partenaires importants, tels que les services de police. On peut voir les deux dernières hypothèses n’en font qu’une : l’efficacité dissuasive de la contrainte, qui est aussi la seule qu’évoque le président de la SAAQ, dans la section qui lui est réservée, quand il vante l’action concertée avec ses partenaires (SAAQ, 2002, p. 8). Nulle part dans le rapport annuel on ne revient sur la grève du zèle des policiers à l’été 2000 mais l’examen des statistiques permet de constater que le nombre de sanctions en 2001 est le plus élevé des cinq dernières années, ce dont la SAAQ ne souffle mot. Cette retenue est inhabituelle pour la SAAQ sauf quand elle coïncide avec un problème de gestion d’image, ce qui parait encore une fois être le cas en 2001. Observons d’abord que cette amélioration spectaculaire a été obtenue alors qu’il n’y a eu peu de modifications législatives d’importance depuis 1998 (année de l’adoption de mesures d’accès graduel à la conduite), un fait peutêtre embarrassant au moment où elle doit convaincre la population de la nécessité d’endosser un train de mesures plus drastiques. La SAAQ remonte d’ailleurs à l’introduction en 1997 de mesures législatives plus sévères contre la CFA pour expliquer, avec la mise en œuvre deux fois par année de campagnes P.A.S. appuyées par de la publicité (SAAQ, 2002, p. 56), la réduction du nombre de conducteurs décédés avec plus de 0,08 mg d’alcool dans le sang entre 1997 (306 conducteurs ou 34% des décès) et 2000 (230 conducteurs ou 29% des décès). Signalons tout de même deux mesures qui sont entrées en vigueur en 2001 : l’obligation faite aux nouveaux conducteurs de motocyclettes, à compter du premier janvier 2001, de réussir un examen théorique, et l’ajout au 20 septembre 2001 de nouvelles infractions à la liste de celles entrainant l’inscription de points d’inaptitude au dossier du conducteur. Mais la SAAQ n’associe spécifiquement aucun de ces deux facteurs à l’amélioration du bilan routier. Les élections de mars 2001 expliquent peut-être que le calme sur le front législatif se prolonge jusqu’en mai, moment où le gouvernement dépose le projet de loi 17 qui prévoit l’introduction du cinémomètre photographique. Cet instrument fait alors l’objet d’une si vive opposition, notamment en septembre 2001 quand la Commission 293 permanente des transports et de l’environnement entend 12 organismes qui s’en inquiètent (SAAQ, 2002, p. 70), qu’il n’aboutira pas. Le ralentissement du rythme d’introduction de nouvelles contraintes doit être interprété comme le signe de difficultés que la SAAQ rencontre dans son travail de l’opinion, et non comme un renoncement car l’analyse montre que le modèle dissuasif est toujours au cœur de sa matrice décisionnelle, et que la communication y joue un rôle complémentaire. Dans son rapport de 2001, la SAAQ établit implicitement une corrélation entre l’amélioration du bilan routier, d’une part, et les augmentations significatives des budgets de communication (+18,6 %; voir tableau 6) et des sanctions (+31,7%; voir tableau 10), et attribue à cette corrélation une valeur explicative. Pour le vérifier, nous avons établi les variations annuelles (graphiques 22 à 24) de deux variables indépendantes (le nombre des sanctions et le du budget de communication) et de quatre variables dépendantes (ensemble des victimes, blessés légers, blessés graves et décès. Puisque la SAAQ a l’habitude de commenter et d’expliquer les variations annuelles du bilan routier, ces graphiques nous permettent de mieux suivre l’évolution des variables clés et, donc, de mieux contrôler le discours de la SAAQ à leur sujet. On peut voir toute la difficulté qu’il y a à soutenir la valeur explicative de la combinaison dissuasion/publicité ou même de la seule variable de le dissuasion quand on doit, comme la SAAQ est amenée à le faire dans ses rapports annuels, commenter les variations annuelles du bilan routier. Graphique 22 : Variations du nombre des sanctions, du budget de communication et des taux de victimes, de blessés légers, de blessés graves et de décès par 10 000 véhicules en circulation, 1987 à 1991 50 40 30 20 10 0 -10 -20 87 Sanctions 88 Publicité Toutes victimes 89 Blessés légers 90 Blessés graves 91 Décès 294 Graphique 23 : Variations du nombre des sanctions, du budget de communication et des taux de victimes, de blessés légers, de blessés graves et de décès par 10 000 véhicules en circulation, 1992 à 1996 50 40 30 20 10 0 -10 -20 -30 -40 92 Sanctions 93 Publicité 94 Toutes victimes 95 Blessés légers 96 Blessés graves Décès Graphique 24 : Variations du nombre des sanctions, du budget de communication et des taux de victimes, de blessés légers, de blessés graves et de décès par 10 000 véhicules en circulation, 1997 à 2003 40 30 20 10 0 -10 -20 -30 -40 97 98 Sanctions Publicité 99 Toutes victimes 2000 2001 Blessés légers 2002 Blessés graves 2003 Décès Avec un corpus de données s’étendant sur 17 ans (1987 à 2003), il est cependant possible de faire les croisements permettant d’évaluer s’il existe des corrélations significatives entre chacune des variables indépendantes et dépendantes (tableau 19). La collecte s’est faite dans les rapports annuels et 295 commence en 1987, année où la RAAQ publie pour la première fois des statistiques pour l’ensemble des variables qui nous intéressent. La publication des données se poursuit de manière ininterrompue jusqu’en 2003, après quoi la SAAQ cesse pendant quelques années de les rapporter. Quand elle recommence progressivement à les publier, la méthodologie a changé et varie encore quelque peu dans le temps, de sorte qu’avec des compilations différentes et moins détaillées, il n’est plus possible de contrôler la qualité de la comparaison entre ces deux périodes. D’autre part, nous avons pris en compte le fait que certaines données d’une même année de référence peuvent évoluer avant de se fixer définitivement, ce qui arrive surtout à propos des décès qui surviennent longtemps après l’accident auquel ils sont attribuables (la rectification à la hausse du bilan des décès entrainant alors une rectification à la baisse du bilan des blessés graves), et à propos des constats d’infraction que les services de police semblent transmettre de manière plus ou moins rapide selon les années (comme lors des grèves du zèle). Dans de tels cas, ce sont chaque fois les chiffres rectifiés et définitifs que nous avons retenus. Après avoir empilé les données disponibles sur cette période de 17 ans, nous avons d’abord calculé le nombre total de victimes, le nombre de blessés légers, le nombre de blessés graves et le nombre de décès. Nous avons ensuite calculé les dépenses publicitaires. Nous avons enfin additionné l’ensemble des sanctions. Il en ressort que plus le nombre des sanctions effectives est élevé, moins il y a de victimes de toutes sortes : décès, blessés graves, blessés légers et total des victimes. Les résultats étant inférieurs à 0,1, les probabilités de se tromper sont plus grandes que ce qui est normalement accepté (seuil de 0,5), mais la corrélation négative est tout de même assez forte pour donner à penser qu’il existe un lien entre les sanctions et le bilan routier. En ce qui concerne la corrélation entre les dépenses publicitaires et le bilan routier, elle est plus faible que la corrélation avec les sanctions, et ce, sur l’ensemble des variables du bilan (nombre total de victimes, de blessés légers, de blessés graves et de décès). L’hypothèse d’un impact mesurable, durable et significatif de la publicité sur le bilan routier ne mérite donc pas d’être retenue. Ces résultats sont cohérents avec nos précédentes conclusions à ce sujet. 296 Tableau 19 : Corrélation entre les variations du bilan routier pendant 17 ans et la mesure des sanctions effectives et des dépenses publicitaires Sanctions Publicité Corrélation de Pearson Sig. (bilatérale) Corrélation de Pearson Sig. (bilatérale) Total victimes Blessés légers Blessés graves Décès -,421 -,421 -,436 -,442 ,093 ,093 ,081 ,076 ,025 ,010 ,095 ,082 ,923 ,970 ,716 ,754 Il reste la possibilité que des analyses plus fines de la SAAQ, mais dont nous ne disposons pas, lui ait permis de mesurer et de confirmer ces relations sur la base d’autres données, mais la chose est douteuse car on ne comprendrait pas que ces connaissances n’aient pas émergé dans les documents dont nous disposons et on comprendrait bien moins encore que la SAAQ ne s’en soit jamais servi pour mieux établir la relation dans son discours public au lieu de modifier constamment les variables de référence pour préserver la vraisemblance du modèle dissuasif comme elle le fait dans ses rapports annuels. Il reste aussi l’hypothèse que l’introduction de nouvelles mesures puisse mettre quelques années à exercer leur effet, le temps par exemple qu’elles soient effectivement appliquées et connues du grand public. C’est une hypothèse qui est difficile à vérifier, compte tenu du fait que l’introduction de nouvelles mesures législatives est à peu près constante. Sur les 20 années qui vont de 1981 à 2001, par exemple, on compte huit années qui n’ont pas connu l’introduction de nouvelles mesures législatives, (1983, 1990, 1993, 1994, 1995, 1996, 1999, 2000) et, parmi elles, une seule période creuse comptant plusieurs années consécutives : celle qui va de 1993 à 1996. Or, l’année 1996 pose un défi sérieux car le bilan routier, qui s’était dégradé en 1995, s’améliore sur tous les plans et ce, malgré le fait que les dernières modifications législatives datent déjà de quatre ans et que le nombre de sanctions effectives stagne. On doit convenir alors que l’approche dissuasive de la SAAQ, du moins jusqu’à cette époque, ne repose sur l’existence d’aucune preuve statistiquement significative, et que le ton convaincu qu’elle adopte sert à en masquer la nature hautement conjecturale. En 2002, les dépenses en communication reculent de près 19,4% (tableau 6 et graphique 24), ce qui semble correspondre à une réduction des couts de production publicitaire par l’adoption d’approches moins spectaculaires et donc mois couteuses. De nouvelles mesures législatives entrent en vigueur et le nombre de sanctions augmente de 6,6%, ce qui n’empêche pas une dégradation du bilan routier qui se lit 297 sur tous nos indicateurs sauf celui des blessés graves qui stagne (tableaux 15 à 18 et graphique 24). En nombres absolus, le bilan des décès affiche une augmentation de 610 à 704 morts (tableau 11). Cette dégradation appréhendée, à laquelle la SAAQ a préparé son auditoire en 2001, est reconnue dans le rapport annuel de 2002 (SAAQ, 2003, p. 63) mais la SAAQ la tempère de diverses manières, et d’abord en invoquant le nombre des décès qui est largement inférieur à l’objectif qui avait fixé pour 2002. Cible 2005 : Cible 2002 : Résultat 2002 : 650 décès et 4 750 blessés graves 728 décès et 5 235 blessés graves 704 décès et 5 448 blessés graves Elle ajoute que « l’année 2002 est, avec 2001 et 1998, l’une des trois seules années depuis près de 50 ans où le nombre de décès se situe aux environs de 700, ou plus bas » (SAAQ, 2003, p. 63). Elle rappelle que cette dégradation avait été pressentie en 2001 et ajoute : « Au cours des deux dernières décennies, chaque diminution importante du nombre de décès a été suivie d’une hausse l’année suivante » (SAAQ, 2003, p. 63). Pour la première fois, au lieu d’interpréter les variations annuelles, elle suggère que c’est la tendance à long terme qu’il importe de considérer, et que la tendance est positive. C’est ainsi qu’elle signale que de 1980 à 2000, la baisse au chapitre des décès a été de 49% (1 492 à 765), ce qui place le Québec 4e rang des pays industrialisés en termes de progrès, après l’Autriche (-51%), la Suisse (-51%) et l’Allemagne (-50%). La SAAQ se dit persuadée que « ses actions et celles de ses partenaires en matière de promotion, de législation et de contrôle sont les principales causes de la tendance à la baisse du nombre des victimes de la route » (SAAQ, 2003, p. 64; attribution réaffirmée aux pages 9 et 13). En relations publiques, le choix de l’année 1980 comme date de référence relève de la technique dite du spin, une forme de manipulation rhétorique qui utilise l’interprétation sélective de faits ou d’évènements pour critiquer abusivement un adversaire ou, comme c’est le cas ici, pour se préserver des critiques de ses adversaires sans égards pour la valeur réelle de ces critiques. Dans le cas qui nous occupe, nous savons que la SAAQ a accès à des statistiques qui remontent à bien plus loin que 1980 et qu’elle n’hésite pas à les invoquer pour rehausser sa réputation d’efficacité, comme elle vient de le faire dans ce même rapport quand elle remonte à 1950. Le choix de 1980 renforce l’attribution causale (le bilan s’améliorerait grâce aux efforts de la RAAQ puis de la SAAQ) et évite le démenti que suggèrent les progrès les plus spectaculaires réalisés entre 1973 et 1978 inclusivement sans qu’on puisse invoquer d’intervention particulière de l’État ou, du moins, d’intervention aussi musclée et structurée que la recette gagnante dont la SAAQ se targue d’avoir le secret : promotion, législation et contrôle, trois formes d’intervention dont la combinaison sert essentiellement à l’intensification des contraintes. La SAAQ évite aussi de mettre cette dégradation en relation avec l’augmentation de 6,6% du nombre de sanctions (tableau 10 et graphique 24) et avec l’entrée en vigueur, le 16 avril 2002, de modifications au Code de la sécurité routière (suite au Projet de loi 38) alors que, comme on l’a vu tout au long de son histoire, elle n’a 298 jamais manqué de le faire pour expliquer une amélioration du bilan. Les modifications rapportées par la SAAQ dans son rapport annuel ont toutes trait à la lutte contre l’alcool au volant : tolérance « zéro alcool » pour les conducteurs professionnels, évaluation sommaire obligatoire de tout contrevenant au Code de la sécurité routière (avec processus d’évaluation complète du taux d’alcool dans le sang en cas de doute), allongement à 30 jours de la suspension immédiate du permis en cas de CFA (90 jours dans les cas de récidive), et allongement de cinq à 10 ans de la période de référence pour les récidivistes. Le fait qu’elle évite le rapprochement entre ce renforcement du contrôle et la dégradation du bilan routier doit s’interpréter comme une manière de préserver le modèle dissuasif de toute discussion critique, et peutêtre comme le signe que la SAAQ n’est pas portée à se remettre elle-même en question, mais il ne signifie pas que la dégradation du bilan disqualifie nécessairement le modèle dissuasif car toutes les mesures ne sont pas également dissuasives (une qualité difficile à évaluer mais pas impossible si l’on a accès aux données nécessaires). Dans le cas présent, il s’agit surtout de mesures plus sévères pour prévenir la récidive. Le fait que la SAAQ ait fait de la promotion de ces nouvelles mesures l’un des éléments centraux de sa campagne de communication contre la CFA en 2001 indique qu’elle leur attribuait, à tort ou à raison, un fort potentiel dissuasif. Ce même fait limite aussi la capacité de la SAAQ d’invoquer le temps qu’une contrainte supplémentaire met à être appliquée et connue pour développer son potentiel dissuasif. La SAAQ enfin, dans ses analyses du bilan routier, traite succinctement le bilan de la lutte contre la vitesse (stagnation du nombre de décès attribués à la vitesse mais augmentation du nombre des blessés graves) et met l’accent sur les progrès réalisés dans la lutte contre la CFA. C’est ainsi qu’elle avance que le pourcentage des conducteurs en état de CFA entre 21h00 et 3h00 serait passé de 5,9% à 1,6%, qu’elle célèbre les résultats de l’année 1999 à cet égard (sans dire que le bilan de 1999 s’était globalement dégradé) et qu’elle dresse le bilan des décès attribué à la CFA pour les années 1996 à 2001 (sans expliquer pourquoi elle ne nous donne pas les chiffres de 2002 dont elle doit pourtant disposer). 1996 : 1997 : 1998 : 1999 : 2000 : 2001 : 379 340 309 212 260 214 En 2003, le bilan routier se dégrade globalement malgré l’augmentation de 7,2% des budgets de communication (tableau 6 et graphique 24) et la baisse du nombre de kilomètres parcourus (peut-être en raison de la hausse du prix de l’essence; SOM, 2003b), et tandis que le nombre des sanctions stagne (tableau 10 et graphique 24). Le nombre total des décès (623) et les taux de décès par 10 000 véhicules en circulation (tableau 18) diminuent, mais les taux de blessés légers stagnent et les taux de blessés 299 graves et de victimes au total augmentent (tableaux 15 à 17). Dans son rapport annuel (SAAQ, 2004), la SAAQ, au lieu de signaler et de commenter cette dégradation globale, met l’accent sur l’amélioration du bilan des décès qui serait le deuxième meilleur bilan depuis plus de 50 ans. Un tableau comparatif avec d’autres pays permet à la SAAQ de placer le Québec au premier rang pour la diminution du nombre de décès entre 1980 et 2001 (-59% vs -49% au Canada et -18% aux USA). On remarquera encore une fois le choix de 1980 comme année de référence mais aussi le fait qu’elle connait l’évolution du bilan canadien et américain (graphique 2) mais qu’elle évite soigneusement d’évoquer les problèmes évidents que la symétrie transnationale et que l’amélioration spectaculaire des années 1973 à 1978 posent à la représentation de son action. La SAAQ signale quand même l’augmentation du nombre de blessés graves mais elle met cela en partie sur le compte du kilométrage parcouru et sur la hausse constante du nombre de véhicules sur la route. Le recours au dernier argument est de pure rhétorique car la SAAQ en connait la faible valeur explicative, s’étant elle-même maintes fois vantée de ses succès malgré cette hausse constante. Pour le reste, elle conclut que cette hausse est largement inexpliquée mais ajoute au rang des explications possibles l’augmentation du nombre de conducteurs âgés de plus de 65 ans. De fait, les statistiques de la SAAQ montrent que les ainés sont le seul groupe démographique dont le bilan routier s’est aggravé depuis 1978, et, dans le rapport annuel de 2003, elle projette que leur nombre aura triplé en 2030 pour passer à 1,5 million. La SAAQ annonce donc son intention d’intensifier les évaluations médicales. Les effets positifs du vieillissement de la population sur le bilan routier ne sont cependant pas inconnus de la SAAQ; la même année, un rapport de SOM (2003a, p. 25) constate que le poids démographique des conducteurs cumulant plus de 20 années d’expérience de conduite s’accroit systématiquement et conclut que c’est une bonne chose « puisque ce groupe se montre naturellement plus soucieux de la sécurité ». On voit par là que la SAAQ a un œil sur la pyramide des âges mais que seuls ses effets négatifs sur le bilan routier sont évoqués publiquement. La SAAQ n’en réalise pas moins qu’il lui sera difficile d’atteindre l’objectif de 2005 quant à la réduction du nombre de blessés graves et, comme toujours, elle n’envisage pas la solution autrement qu’en fonction d’une intensification de ses « actions concertées », expression qui désigne essentiellement le renforcement des lois et des contrôles policiers (SAAQ, 2004, p. 10). Or, la SAAQ n’a pas un fort menu législatif en 2003 sinon pour des ajustements de gestion des dossiers, pour le resserrement du contrôle du transport lourd (industrie peu sympathique à la population) et pour la règlementation des vitres teintées. Nous avons observé que, dans les rapports annuels, l’usage du mode allusif et l’absence d’évocation de mesures de contrôle bien précises sont le signe de problèmes de gestion de réputation et d’image. C’est encore le cas ici. En 2003, le nouveau gouvernement libéral choisit comme ministre de la Justice l’avocat 300 Marc Bellemare qui s’est taillé une réputation de justicier en poursuivant la SAAQ pour le compte d’accidentés mécontents du régime d’indemnisation, et en se faisant un programme politique de l’abolition du régime du no fault. Le nouveau ministre n’est pas un allié de la SAAQ et il ne s’en cache pas, ce qui la préoccupe manifestement. Alors qu’elle cherche à préparer l’opinion publique à une augmentation des tarifs d’assurance et d’immatriculation (SAAQ, 2004, p. 10), elle annonce qu’elle utilise un nouvel indicateur de gestion d’image, celui des cas à potentiel médiatique négatif : « L’expérience démontre que la médiatisation de quelques cas d’accidentés mécontents suffit à donner une image négative des services aux accidentés et à faire oublier que des milliers de personnes accidentées sont satisfaites des services qu’elles ont reçus ». Elle commande un sondage à la firme SOM qui conclut que l’appréciation du public s’est améliorée en 2003 par rapport à 2002 et que ce sont les services aux accidentés qui, à cause de la médiatisation négative de quelques cas, nuisent à l’image de la SAAQ. Elle ne précise pas quelle stratégie elle met en place quand elle identifie un cas à fort potentiel médiatique négatif, ni comment elle procède à cette identification. Ce contexte explique aussi que la SAAQ entreprend au début 2003 « une vaste consultation auprès des citoyens » (SAAQ, 2004, p. 76) pour obtenir des informations sur leurs attentes et leur degré de satisfaction. Cette consultation doit servir de projet pilote pour l’ensemble des organismes et ministères du gouvernement qui doivent faire le suivi de leur déclaration de service au citoyen. Finalement, la SAAQ obtient bien, le 17 décembre 2004, le pouvoir de déterminer les contributions d’assurance mais assorti de l’obligation d’obtenir l’avis d’un conseil d’experts, constitué à cette fin, et de tenir compte des consultations publiques sur cette question. Pour se laver du soupçon que l’augmentation annonce une nouvelle ponction dans le fonds d’indemnisation, le gouvernement s’engage à créer dès 2004 un Fonds d’assurance automobile du Québec, une fiducie d’utilité sociale dont le patrimoine est affecté à l’indemnisation des accidentés de la route, à la prévention et à la promotion de la sécurité routière. La configuration des évènements montre donc qu’en 2003, la SAAQ est, sur le plan de l’image, au milieu d’une tempête parfaite : une dégradation du bilan routier (tendance qui se poursuivra jusqu’en 2006; voir tableau 11 et graphique 24), un ministre de la Justice qui est son plus farouche adversaire et qui veut supprimer le principe du no-fault sur lequel repose toute la rentabilité du régime, un régime d’assurance dont elle estime qu’il est sous-financé depuis deux ans et dont elle peine à faire accepter le renflouement par des hausses de tarifs, et une attention médiatique si négative qu’elle doit mettre en place une stratégie de gestion de réputation. Dans ce contexte, il faut interpréter comme le moyen de compliquer l’examen critique de ses actions le fait que la SAAQ cesse dès 2004 de publier des statistiques détaillées sur le nombre des sanctions émises, et le fait qu’elle cesse de publier les variations annuelles du bilan routier pour ne plus présenter que des tendances sur trois ans. 301 Le rôle de la publicité En 1999, la SAAQ diffuse deux campagnes publicitaires contre la CFA en coordination avec la tenue de barrages policiers (programmes P.A.S.), l’une en mai et l’autre en novembre. À cette fin, la SAAQ rediffuse du 6 mai au 6 juin le message télévisé de 1997 (scénario 18) mais en modifiant la fin pour prévenir la population des dates des barrages routiers. Entre le 4 novembre et le 5 décembre, ce sont des pleines pages dans les quotidiens qui donnent les dates des barrages et rappellent les conséquences légales des infractions pour CFA. De l’affichage complète la panoplie des moyens utilisés, et SOM (1999b) nous informe qu’au total la SAAQ a investi moins de moyens publicitaires contre la CFA en 1999 qu’au cours des dernières années parce qu’elle mise d’abord sur l’impact des barrages routiers, ce qui se vérifie du fait que la police a effectué 233 000 interceptions sur un objectif de 120 000. Ces données ne figurent habituellement pas dans les rapports annuels et ne comptent donc pas parmi nos indicateurs (tableaux 4 à 11), mais il est clair que la SAAQ attribue la réduction des sanctions effectives en 1999 à l’efficacité de l’approche dissuasive dont elle fait l’éloge dans son rapport annuel. Les conclusions de l’enquête évaluative menée par SOM (1999b) à la fin de la campagne sont fort différentes à cet égard, et pourtant cette enquête s’attachait particulièrement à déceler les indices d’un effet synergique. Certes, les taux de familiarité avec les barrages routiers sont importants, et d’autant plus chez les conducteurs à risque (tableau 20), et plus de la moitié des répondants a déjà été interceptée dans un barrage contre la CFA ou connait quelqu’un qui l’a été. Certes, parmi les 53% des répondants qui ont été rejoints par la campagne 60, l’enquête établit à 84% le taux de considération et à 80% le taux d’intention. Mais si l’enquête ne mesure ni l’essai ni l’adoption du comportement promu, elle a pris la mesure de la fréquence de conduite après avoir consommé, or cet indice ne montre aucune variation significative en 1999 par rapport à 1998 et 1997 : 38% des répondants admettent avoir conduit après avoir consommé de l’alcool, 10% avoir conduit après avoir pris au moins deux verres dans l’heure précédant la conduite d’un véhicule et 4% après avoir consommé plus de cinq verres. On peut en déduire que 48% des répondants seraient des abstinents en matière de CFA mais on ne sait pas quelle proportion d’entre eux est faite de convertis et non pas d’individus conformes depuis toujours. Ce que SOM conclut cependant de cette absence de progrès significatif depuis 1997, c’est que « malgré les bonnes intentions déclarées par les répondants, il est loin d’être évident que la conduite après avoir consommé de l’alcool soit dans les faits un phénomène de moins en moins fréquent » (SOM, 1999b, p. 35). Bref, si d’une part l’intensification du contrôle policier se traduit par une diminution des sanctions 60 Selon SOM, les gens qui ont été rejoints sont ceux qui, sur une base assistée ou spontanée, ont dit connaitre le message télévisé, ainsi que ceux qui, sur une base spontanée seulement, ont eu connaissance de l’affichage, de la période de surveillance intensive et de barrages routiers ou encore du slogan de la campagne. 302 effectives, mais que d’autre part la dissuasion n’a pas d’effet sur la CFA, c’est que les conducteurs à risque sont plus prudents avec la police, pas avec l’alcool au volant. Les barrages policiers épisodiques et leur médiatisation peuvent obtenir que plus d’individus à risque adoptent des stratégies alternatives épisodiques (lesquelles peuvent inclure un large spectre de moyens, de l’emprunt d’itinéraires alternatifs pour déjouer les barrages à l’abstinence), ce qui est conforme aux conclusions des études sur l’effet synergique. Encore une fois donc, nos indicateurs ne respectent pas la hiérarchie de l’entonnoir mais le problème provient clairement de la mauvaise qualité des indicateurs. Tableau 20 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre l'alcool au volant, 1999 Familiarité Ont eu connaissance d’une intensification de la surveillance policière Ceux qui ont déjà conduit après avoir consommé de l’alcool au cours de la dernière année Ceux qui ont conduit après avoir consommé deux verres dans l’heure précédente Ceux qui ont conduit après avoir pris plus de cinq consommations Ont déjà été interceptés ou connaissent quelqu’un qui l’a été Considération Ont pris conscience des risques (n= 971) Intention On dit que suite à cette campagne, il y a moins de chances qu’ils conduisent avec les facultés affaiblies (n=971) 73% 78% 85% 77% 57% 84% 80% Source : SOM, 1999b. L’enquête de SOM (1999b, p. 18) conclut d’autre part que ce sont surtout par les activités de relations publiques que les répondants ont pris connaissance de l’intensification de la surveillance policière : 44% en ont entendu parler aux nouvelles télévisées, 37% aux nouvelles à la radio, 24% dans les journaux, 23% par leur entourage, 17% par la publicité et 12% parce qu’ils ont vu des barrages ou ont eu connaissance de la tenue d’un barrage en particulier. Cela tend à confirmer le rôle prépondérant que les médias d’information peuvent avoir par rapport à la publicité en promotion de la cause. Cette remarque appelle quatre réserves, et premièrement la fatigue prévisible du message télévisé de 1997 qu’on rediffuse en 1999. Deuxièmement : la complexité d’une publicité qui tentait de faire passer de nombreux 303 messages sur l’introduction de nouvelles sanctions et sur la fréquence des barrages routiers. La portée de ces deux premières réserves est toutefois réduite du fait que, malgré tout, seulement 12% des répondants ont retenu du message télévisé l’information sur l’intensification de la surveillance policière et 8% ont correctement identifié la période intensive de surveillance. Les nouvelles sont certainement plus efficaces pour livrer ce type d’information notamment parce qu’elles captent un auditoire prédisposé à s’y intéresser, parce qu’elles offrent une grande fréquence d’exposition et une crédibilité supérieure à la publicité, et parce qu’elles peuvent augmenter la pertinence perçue de l’information en la régionalisant. La troisième réserve porte sur la tendance de la SAAQ à attribuer toute la couverture médiatique à ses activités de relations publiques. Certes, la SAAQ lance toutes ses campagnes d’importance par des conférences de presse et elle fournit des données aux médias qui leur permettent de suivre l’évolution des opérations policières comme du bilan routier, mais les différents services de police peuvent eux aussi s’occuper de la médiatisation de leurs activités et, surtout, on ne sait pas dans quelle mesure les médias de nouvelles sont proactifs. Quatrièmement enfin, les publicités chocs comptent pour beaucoup dans la capacité de la SAAQ à créer l’évènement médiatique, celles-ci étant toujours dévoilées en primeur dans ses conférences de presse. En 1999, c’est le problème de la vitesse excessive qui est la priorité de la SAAQ (SAAQ, 1999a, p. 43). La campagne lancée le 21 juin cherche à produire un effet synergique par la combinaison d’activités publicitaires et de contrôles de la vitesse. Partant du principe que la majorité des conducteurs excèdent régulièrement les vitesses permises et se font prendre très peu souvent en infraction, et du principe que la peur est salutaire, les policiers arrêtent systématiquement tous les conducteurs dans certaines zones à risque pour leur remettre de faux billets de contravention et des dépliants d’information. La campagne publicitaire comprend des annonces en pleine page dans le quotidien The Gazette pour rejoindre les anglophones, mais son élément principal est un message télévisé de 60 secondes (scénario 21). Celui-ci est une adaptation d’une publicité du TAC (Australie) en ce qui concerne la scène de l’accident, l’intervention du policier et le test de freinage. Conformément à sa tradition publicitaire, la SAAQ ajoute des éléments de dramatisation, comme la musique omniprésente qui ponctue l’action comme au cinéma mais qui en réalité stimule la distanciation critique et l’attention portée à la vie des personnages, procédé de fiction censé stimuler l’identification empathique et, par ricochet, inciter les auditeurs à reconnaitre qu’un semblable accident pourrait leur arriver. C’est la publicité choc la plus réaliste jamais produite par la SAAQ à ce jour, si bien qu’elle a choisi de ne la diffuser qu’après 21h30 afin de limiter les risques de traumatiser des enfants. Malgré cela, elle a si bien réussi à attirer l’attention que Léger et Léger (1999a, p. 19) recommande à la SAAQ de continuer à produire des publicités dans la même veine. Le message joue sur plusieurs tableaux : le remords d’un conducteur qui a tué une 304 passante (les sondages précédents ont identifié que la peur de tuer quelqu’un est l’un des éléments qui est le plus cité comme argument incitant à reconsidérer ses comportements à risque), la reproduction hyper réaliste de ce qui arrive à un piéton quand il est fauché par une voiture (les publicités choc sont toujours parmi celles qui marquent le plus le public) et la présentation d’un test de freinage à deux vitesses différentes (l’espoir étant que la confrontation à des faits indiscutables et l’acquisition de connaissances scientifiques objectives favoriseront une remise en question plus profonde des attitudes et comportements). Les stratèges de la SAAQ disent avoir choisi ce concept parce qu’il « exploite à la fois l’émotivité et la rationalité » (SAAQ, 2000a, p. 43), mais cela montre que malgré l’expertise publicitaire accumulée, notamment à propos de la difficulté de la publicité à transmettre efficacement des informations complexes, le paradigme de la psychologie sociale domine leur manière d’en concevoir le rôle. Les stratèges n’acceptent pas l’idée que la publicité se limite à l’influence des dimensions symboliques et qu’elle ne convient pas à la diffusion de messages multiples et aussi complexes que les distances de freinage. Sans surprise, l’évaluation post-campagne de Léger et Léger (1999a) établira que c’est surtout l’impact de la jeune femme sur le pare-brise dont les répondants se souviennent (28,5%) et que 21,7% sont incapables de verbaliser ce dont ils se souviennent. Si 19,2% des répondants seulement se rappellent le test de freinage à deux vitesses différentes, il n’y a que 13,8% des répondants qui en ont retenu le sens tel que cristallisé par le slogan : « 10 km/h de moins ça sauve des vies ». L’idée que le respect des limites permet d’éviter les accidents, qui est manifestement le message le plus important pour la SAAQ d’après le scénario, n’est cité par personne, et seul 5,7% des répondants ont fourni une réponse qui s’en approche : « respecter les limites de vitesse ». L’idée vague et lénifiante de ralentir passe beaucoup mieux que l’idée, plus rigoureuse, de respecter les limites. 305 Scénario 21 SAAQ TV : « Lucie Paquet » Diffusion : 1999 Plan Vidéo 1à2 Scènes de jour. Été. Plan d’ensemble d’un trottoir en ville. Lucie Paquet, souriante, croise une amie et sa petite fille. Elles se saluent. Lucie Paquet se penche vers la petite fille et échange quelques paroles. 3 Gros plan du visage insouciant du conducteur. 4 Caméra subjective. Prise intérieure du véhicule. Au premier plan : les mains du conducteur sur le volant. Au second plan : Lucie Paquet qui traverse devant la voiture. C’est une rue à sens unique. En arrière-plan, des voitures sont stationnées de part et d’autre de la rue. Un camion de livraison traverse la voie. Tout ce contexte suggère qu’il s’agit d’une rue où la limite permise est de 50 km/h. Lucie Paquet jette un regard affolé vers l’objectif. Le devant de la voiture fauche ses jambes et sa tête va donner contre le parebrise. Intérieur du véhicule. Vue en contre-plongée du profil du conducteur qui a un mouvement de recul. On voit d »abord la tête de Lucie Paquet heurter le parebrise qui se fracture, puis le corps qui rebondit dans les airs. Plan extérieur. Zoom sur le visage affolé du conducteur qu’on aperçoit derrière le verre fracturé 5 6 Audio Direction sonore : musique dramatique soulignant particulièrement les moments dramatiques. Effets sonores : Ambiance de ville : voix, klaxon de voiture, son d’un autobus qui freine. Voix hors champ (conducteur) : « Lucie Paquet est entrée dans ma vie par un bel après-midi ensoleillé… » Effets sonores : Son sourd du moteur qui accélère un peu. Effets sonores : Crissement de pneus. Bruit étouffé du corps de Lucie Paquet qui s’écrase contre le métal du capot. Voix hors champ (conducteur) : « … et elle n’en est jamais ressortie. » Durée du plan Temps cumul. 0,07 0,07 0,02 0,09 0,02 0,11 Effets sonores : Crissement de pneus et bruit du pare-brise qui se fracture. Cri de surprise et d’horreur du conducteur. 0,02 0,13 0,02 0,15 306 7 8à9 10 11 13 14 15 16 à de son pare-brise. Traveling extérieur. La voiture va de gauche à droite de l’écran. Le corps de Lucie Paquet est audessus-du pare-brise et virevolte dans les airs. Le choc l’a fait rebondir vers l’avant du véhicule. Celui-ci ralentit mais pas le corps de Lucie Paquet, projeté plus loin devant la voiture. Fondu au noir. Le conducteur est au restaurant. Il tient un menu. Un serveur s’approche pour prendre sa commande. Caméra subjective : vue en contreplongée du serveur qui se penche un peu vers le conducteur. Flashback du visage de Lucie qui se fracasse sur le pare-brise. Fondu. Caméra au plafond qui tourne sur elle-même avec vue en plongée de la chambre à coucher du conducteur. C’est la nuit. Il a les yeux grands ouverts tandis que sa femme dort à ses côtés. En surimpression : d’abord l’odomètre de son automobile qui indique une vitesse approximative de 58 km/h, ensuite une vue en contreplongée de lui-même au moment où il freinait et amorçait un mouvement de recul de son corps, puis un gros plan de son visage au moment de l’impact. Fondu enchainé sur ce visage : ses yeux sont exorbités. Fondu sur la tête de Lucie Paquet qui heurte, au ralenti, le pare-brise et rebondit. Fondu. Scène de l’accident. Plan moyen. Caméra à l’épaule. À l’arrièreplan, des ambulanciers qui s’activent. À l’avant-plan, un policier de la ville de Montréal entre par la droite de l’écran. Il s’adresse à l’objectif. En surimpression au bas de l’écran, à gauche : Régis Migneault Sergent SPCUM Un ambulancier se penche sur le corps de Lucie Paquet, ensanglanté, qui manifeste un dernier spasme de vie. Vue en contreplongée du conducteur qui, assis maintenant du côté passage de sa voiture, la portière ouverte, discute avec un policier. 0,02 0,17 0,015 0,185 0,015 0,20 Effets sonores : Tic tac obsédant d’une horloge. Respiration haletante de quelqu’un qui fait un cauchemar. Musique : Quelques notes trainantes, au piano. Voix hors champ (conducteur) : « … et elle n’en est jamais ressortie. » Effets sonores : Crissement de pneus. Sons déformés d’un accident. 0,08 0,28 Voix on cam (sergent Migneault) : « 60 km/h, seulement 10 km/h audessus de la limite permise. » 0,05 0,33 Voix on cam (sergent Migneault) : « Cet accident là était inévitable. » 0,015 0,345 Voix on cam (sergent Migneault) : « Même avec les meilleurs freins au monde,… » 0,01 0,355 Effets sonores : Ambiance de restaurant. Musique : Quelques notes trainantes, au piano. 307 17 18 19 à 20 Plan moyen du corps ensanglanté de Lucie Paquet. Les ambulanciers l’ont couchée sur le dos. Gros plan du sergent qui continue à nous parler. 21 22 23 24 25 26 Gros plan du visage terrifié de la petite fille qui avait parlé avec Lucie Paquet juste avant son accident. Plan moyen puis gros plan du sergent qui continue à nous parler. à Une route d’essai avec deux corridors. Dans la voie de gauche, un véhicule bleu roule à 60 km/h selon l’affichage électronique au bas de l’écran. Dans la voie de droite, un véhicule bleu roule à 50 km/h selon l’affichage électronique au bas de l’écran. La voiture de droite s’arrête juste devant le mannequin mais se le toucher : l’odomètre indique 0 km/h. La voiture de gauche percute le mannequin : l’odomètre indique 42 km/h. Zoom out du conducteur à son bureau de travail. Il semble incapable de se concentrer, découragé. Il ne répond pas au téléphone qui sonne. Il se prend la tête avec une main. Fondu au noir. Panneau de signature sur fond noir. En surimpression, le slogan « 10 km/h de moins, ça sauve des vies » et la signature corporative de la SAAQ. Flashback. Gros plan de Lucie Paquet avant l’arrivée des ambulanciers. À l’avant-plan, son bras et sa main, ensanglantés qui reposent dans une flaque de sang. À l’arrière-plan sur le bitume : une sacoche ouverte, une brosse à cheveu et des débris de verre. Voix on cam (sergent Migneault) : « … de bons réflexes,… » 0,015 0,37 Voix on cam (sergent Migneault) : « … une bonne voiture, je vous certifie que c’était impossible à cette vitesse-là… » Voix on cam (sergent Migneault) : « … d’arrêter à temps. » 0,03 0,40 0,01 0,41 Voix on cam (sergent Migneault) : « Regardez bien. » Voix on cam (sergent Migneault) : « Les conducteurs aperçoivent les mannequins en même temps, à 31 mètres. Ils freinent. L’auto de droite s’arrête à temps, celle de gauche frappe à 42 km/h. » 0,02 0,43 0,08 0,51 Effets sonores : Sonnerie ininterrompue de téléphone. Sons mystérieux et angoissants qui traduisent l’idéation obsessionnelle du personnage qui revit sans cesse l’accident. Voix hors champ (conducteur) : « … elle n’en est jamais ressortie… jamais ressortie. » Effets sonores : Crescendo de sons mystérieux et angoissants. 0,04 0,55 0,03 0,58 Effets sonores : Un grand boum, comme une porte de prison qui se referme brusquement. L’effet rappelle celui des films d’horreur quand on présente une scène macabre pour faire sursauter le spectateur.. 0,02 0,60 Cette fois, nos indicateurs (tableau 21) montrent que la familiarité est supérieure aux opinions, ce qui est conforme à la hiérarchie attendue. Les connaissances sondées (familiarité) sont cependant très superficielles et l’on peut argumenter qu’il s’agit moins de connaissances que d’évidences. 308 La comparaison des indicateurs d’opinion et de considération montre là aussi des différences de proportion conformes à la hiérarchie attendue. Les taux élevés d’adhésion à la cause sociale et à l’intensification des contrôles et de la répression paraissent encore une fois résulter d’une dissociation. Dans les indicateurs d’opinion, l’endossement de principe est élevé mais il s’érode dès que l’on demande un endossement des mesures de contrôle et de répression, comme si les gens réalisaient davantage que ces mesures pouvaient les viser. Dans tout le sondage d’ailleurs, les taux d’adhésion aux comportements promus chutent dès qu’on demande aux répondants de référer à leur comportement personnel. Le même phénomène semble se produire avec les indicateurs de considération, et il est d’autant plus marqué que les questions sont personnelles, lesquelles sont moins entachées de désirabilité sociale. Le peu de répondants qui admettent que leur vitesse actuelle n’est pas sécuritaire est un indice plus fiable de considération mais il est encore surestimé. Sans la base de données, il est impossible de s’assurer qu’il ne se glisse pas dans ces répondants des conducteurs qui respectent déjà les limites ; la chose est possible puisqu’un nombre appréciable de répondants se montrent plus intolérants à la vitesse que la SAAQ elle-même en estimant (Léger et Léger, 1999a, p. 49) que la vitesse permise est trop élevée en ville (5,6%), sur les routes secondaires (8,9%) et sur les autoroutes (3,3%). À cet égard, l’indicateur le plus fiable de la considération, ce sont peut-être les 4,5% de répondants qui acceptent de se décrire comme des conducteurs audacieux au sens où la SAAQ l’entend. La perception qu’une minorité de conducteurs a une conduite dangereuse est cohérente avec le mythe du fou du volant, encore que des taux variant entre 34,9% à 39,7% sont encore trop élevés pour qualifier une minorité de « petite ». Mais la question était encore trop générale et on aurait probablement obtenu des indices plus fiables et beaucoup moins élevés si les répondants avaient été invités à évaluer le pourcentage des conducteurs roulant à plus de 10, 20 et 30 km/h dans les zones de 50, 90 et 100 km/h. Considérant qu’une majorité de conducteurs (Léger et Léger, 1999a, p. 30, 34 et 38) avouent dépasser occasionnellement ou davantage les limites en ville (64,2%), sur les routes secondaires (59,4%) et sur les autoroutes (71,5%), et sachant que la gravité perçue des infractions liées à la vitesse augmente en proportion des excès commis mais pas en fonction des zones (Léger et Léger, 2000a, p. 12-14), on devrait s’attendre à ce que dans ces conditions on associe à une bien plus petite proportion de conducteurs les excès de 20 km/h ou de 30 km/h au-dessus de la limite permise, niveaux à partir desquels, et selon les zones, il resterait à identifier ce qui vaudrait l’étiquette de « fou du volant ». L’indice d’essai est manifestement surévalué. L’indice d’adoption, lui, parait plus fiable. L’enquête ne nous donne pas le profil des conducteurs des groupes les plus à risques (hommes et jeunes conducteurs) mais elle nous dit (Léger et Léger, 1999a, p. 30) qu’ils ont beaucoup plus tendance à 309 avouer leurs comportements à risque que les autres (les 55 ans et plus, et ceux qui ont 20 ans d’expérience et plus de conduite). L’enquête nous fournit enfin un indice de la difficulté qu’il y a à convaincre les délinquants de ralentir : le fait d’avoir eu un accident n’a aucun lien significatif avec la vitesse à laquelle on dit rouler (on ne ralentit pas parce qu’on a fait l’expérience d’un accident), mais il y a un lien entre le fait d’excéder la vitesse et le fait d’avoir eu un accident. On imagine mal que la communication réussisse là où même l’implication personnelle dans un accident n’a pas ralenti les ardeurs. La conclusion de l’étude ne trouvera pas d’écho dans le discours public de la SAAQ : l’excès de vitesse est un comportement solidement ancré qui ne s’atténue durablement qu’avec l’âge et l’expérience (Léger et Léger, 1999a, p. 30). 310 Tableau 21 : Indicateurs d'adhésion à la lutte contre la vitesse au volant, 1999 Indicateurs Perceptions à propos des autres conducteurs Familiarité Sont d’accord avec les énoncés suivants : plus on roule vite, plus la distance de freinage sera longue plus on roule vite, plus on risque de perdre le contrôle du véhicule plus on roule vite, plus les blessures sont graves en cas d’accident Opinion 97% 92,1% 91,2% Jugent très important d’amener les gens à rouler moins vite qu’actuellement dans les zones de 50 km/h Favorables à plus de surveillance policière pour faire respecter les limites de vitesse Favorables à des peines plus sévères 80,1% Estiment demeurer en parfait contrôle même s’ils roulent vite Jugent très important qu’ils roulent eux-mêmes moins vite qu’actuellement dans les zones de 50 km/h Considèrent que leur vitesse actuelle n’est pas sécuritaire : - en zone urbaine - dans les zones de 90 km/h - sur les autoroutes Se considèrent comme des conducteurs audacieux 69,6% 57% Déclarent respecter davantage les limites suite après avoir vu la publicité télévisée (n=797) 73,2% Considération Essai 78,3% 51,7% 9,1% 4,5% 2,8% 4,5% Adoption N’excèdent jamais la limite autorisée : - en zone urbaine - dans les zones de 90 km/h - sur les autoroutes Source : Léger et Léger, 1999a. 10,5% 13,2% 10,4% (n= 1148) 39,7% 34,9% 36,2% 311 En 2000, la SAAQ mène deux campagnes contre la CFA qui misent sur l’intensification simultanée de la communication et de la surveillance policière (programmes P.A.S.) : du 18 mai au 18 juin (juste avant la grève du zèle des policiers), et du trois novembre au trois décembre (après la fin de la grève du zèle des policiers, en septembre). La SAAQ rapporte que 184 065 conducteurs ont été contrôlés au cours de ces deux opérations. Il ne semble pas y avoir eu d’évaluation pour la campagne d’automne, qui comprenait de l’affichage, deux messages radio (l’un pour faire connaitre l’intensification des contrôles de police et l’autre pour inciter les gens à empêcher les autres de conduire après avoir bu), des interventions de comédiens dans les bars de Montréal pour encourager les gens à intervenir et à prévoir des modes de transport alternatif, et la distribution aux automobilistes du slogan de campagne sur des autocollants lors des barrages routiers. La campagne du printemps est celle qui dispose du plus de moyens avec deux publicités télévisées produites en co-commandite avec les Assurances générales des caisses Desjardins. Selon l’enquête post-campagne de Léger et Léger (2000c), la notoriété spontanée des médias de nouvelles comme source d’information (7%) est inférieure à chacun des deux messages produits (8 et 9%) mais il peut y avoir un problème de méthode car la question a été posée dans un groupe de questions portant spécifiquement sur la publicité. Malgré cela, il se peut que les médias d’information aient été moins performants que la publicité dans la mesure où cette campagne offrait peu de nouveautés aux médias et surtout pas de nouveau message choc qui aurait justifié un traitement spectaculaire du lancement de la campagne. D’ailleurs 15% des répondants se sont plutôt souvenus du message de 1999 (un cas de mémoire fantôme dans le langage des publicitaires) et 20% d’une annonce publicitaire sans autre précision. L’un des deux messages présente un homme au cimetière qui pleure sur la tombe d’un proche, victime de l’alcool au volant. L’autre présente une femme à l’hôpital pleurant au chevet d’un homme grièvement blessé suite à un accident dû à l’alcool au volant. À notre connaissance, aucun des deux messages ne parle d’une intensification des contrôles policiers, mais la production de l’effet synergique n’en a pas besoin ; cet objectif de communication est implicite. Un objectif plus explicite des publicités est, selon le rapport annuel, d’aider à instaurer une nouvelle norme sociale : l’intervention auprès de proches pour les empêcher de conduire s’ils ont bu. Nous n’avons pas retrouvé de copies de ces deux publicités dont le slogan était : « Empêchez vos amis de boire et conduire. Insistez! » D’après le slogan, le message fait plutôt la promotion de l’abstinence au volant plutôt que le seul respect de la limite légale. Il ressort de l’ensemble des sondages de la SAAQ que la moindre absorption d’alcool est en soi un risque parce qu’elle atténue les facultés et, par conséquent, qu’elle souhaiterait que la population perçoive l’abstinence au volant comme la meilleure option et toute absorption d’alcool avant de conduire comme une imprudence, même si la quantité est dans les limites de la légalité. 312 Avant d’aller plus loin, il nous faut remettre de l’ordre dans les concepts évoqués par la SAAQ et ses partenaires. L’amélioration du bilan routier est l’objectif marketing ultime de toutes les causes sociales portées par la SAAQ. Pour atteindre cet objectif, la SAAQ mise en autres sur des stratégies de prévention et de segmentation du problème de l’insécurité routière en sous-causes, dont les luttes contre la CFA et la vitesse au volant. À chaque cause est attribué un objectif de réduction du bilan des victimes qui est sa contribution spécifique à l’objectif marketing ultime, et, pour y arriver, chaque cause mise essentiellement sur des stratégies de changement de comportement (la tolérance zéro à l’alcool au volant est un exemple de ce type de stratégie), laquelle met en œuvre une panoplie de moyens, notamment les changements législatifs, la répression et la communication. La production de l’effet synergique est un exemple de la manière dont la SAAQ cherche à tirer un maximum d’effets de ses différents moyens. La SAAQ peut mener plusieurs campagnes contre la CFA, lesquelles peuvent inclure ou pas des actions de communication. Dans le cas de la campagne qui nous occupe, le renforcement des contrôles policiers montre que la communication n’est pas le seul moyen utilisé. Ajoutons que si aucune mesure répressive n’est brandie pour inciter les cibles à intervenir pour prévenir la CFA, c’est parce la non-intervention auprès d’une personne qui s’apprête à conduire en état d’ébriété n’est pas une négligence sanctionnée par une loi (comme il arrive dans certains pays où la responsabilité du serveur peut-être mise en cause). Tout un travail de l’opinion reste à faire avant d’en arriver là. Dans la matrice décisionnelle de la SAAQ, l’établissement d’une nouvelle norme sociale est un objectif de communication à long terme et, en ce sens, la campagne de 2000 n’inaugure rien; la SAAQ sait très bien que les campagnes qu’elle mène depuis plusieurs années « visaient à augmenter la réprobation sociale à l’égard de l’alcool au volant » et qu’il n’y a « plus de gains significatifs à faire sur ce plan » (SAAQ, 2001, p. 44). Cette campagne, comme toutes les autres auparavant, doit être comprise comme un préalable à l’obtention de lois répressives et dissuasives. Mais de quelle norme s’agit-il? Il y en aurait deux : la réprobation (l’intervention auprès des proches est une manière de l’actualiser) mais aussi, en sous-main, l’abstinence totale pour les conducteurs. Si cette dernière norme n’est pas clairement évoquée, si la formulation même des propos de la SAAQ est floue (le fait de conduire après avoir consommé de l’alcool n’est pas dissocié de la conduite en état d’ébriété; voir par exemple SAAQ, 2001, p. 44), c’est que sa formulation trop nette risquerait d’entrainer son rejet. Il suffit pour l’instant que les cibles l’entendent comme le respect de la limite légale, et que cette limite soit progressivement réduite en fonction du niveau d’acceptabilité sociale que la SAAQ aura réussi à créer. Il reste que la tolérance zéro à l’alcool au volant est la norme ultimement souhaitée par la SAAQ, ce qui explique en partie que la comptabilisation des décès dans lesquels l’alcool est « impliqué », selon la formule consacrée, ne tient compte que de la présence de l’alcool dans le sang des conducteurs décédés et pas du degré d’alcool, l’autre explication 313 étant que cette méthode comptable, en jouant sur la confusion du terme implication, permet d’augmenter l’impression d’un fléau. C’est donc pour atteindre un jour cet objectif de communication que la campagne de la SAAQ en 2000 inaugure une stratégie dite d’encerclement des individus récalcitrants ou, formulé autrement, d’incitation à l’exercice du contrôle social externe informel de manière à ce que les récalcitrants, s’ils ne modifient pas leur comportement, du moins se sentent anormaux. Au vu de nos indicateurs (tableau 22), il apparait que tous, conformes et délinquants, ont endossé la norme sociale, et ce, dans les mêmes proportions de quasi unanimité selon la conclusion de Léger et Léger (2000c). Pour obtenir une intensification des contraintes, il importe peu aux promoteurs que cet endossement soit de pure hypocrisie. Le travail de l’opinion ne se préoccupe jamais de la fiabilité de l’endossement. C’est quand ils travaillent dans l’optique d’une conversion volontaire aux comportements promus que la dichotomie entre l’attitude et le comportement (SAAQ, 2001, p. 44) peut préoccuper les stratèges publicitaires, mais jamais au point de mettre en évidence l’hypocrisie de la norme sociale. L’objectif de la communication donné par Léger et Léger (200c, p. 5) pour la même campagne est à peu près le même que celui donné par le rapport annuel, mais il traduit cette préoccupation particulière des publicitaires de la SAAQ de ne pas se contenter de la contrainte de l’État : « sensibiliser les personnes en mesure d’intervenir auprès des conducteurs qui consomment de l’alcool et conduisent par la suite ». En ciblant les segments les plus conformes de la population, ils ont encore assigné à la publicité un objectif comportemental : les inciter à exercer un contrôle externe informel sur leurs proches. Les stratèges espèrent que les cibles opposeront moins de résistance à ce type de comportement, et qu’en le présentant comme normal les plus timides s’y essaieront tandis que ceux qui le pratiquaient parfois le systématiseront désormais. Nos indicateurs permettront de nous faire une idée des résultats obtenus. 314 Tableau 22 : Indicateurs d'adhésion à l'exercice du contrôle social externe informel contre l'alcool au volant, 2000 Indicateurs Opinion Pensent qu’il n’y a aucune excuse pour l’alcool au volant (n=908) Pensent que l’alcool au volant est un problème important (n=908) Sont d’accord pour qu’on responsabilise les gens à ne pas conduire (n=1151) Considération Accepteraient de ne pas conduire après avoir bu si un ami/parent le leur recommandait (n= 908) Ont pris conscience des risques d’accident (n=984) Intention Se sentent davantage justifiés d’intervenir pour empêcher une personne de conduire après avoir bu (n=984) Essai Se permettent d’intervenir davantage pour empêcher quelqu’un de conduire après avoir bu de l’alcool (n=984) Interviennent plus souvent pour empêcher quelqu’un de conduire après avoir bu de l’alcool (n=984) Ont eu quelqu’un qui est intervenu pour les dissuader de conduire après avoir bu (n=398) Ont accepté de ne pas conduire après avoir bu suite à l’intervention de quelqu’un en ce sens (n=398) 2000 97% 96% 96% 91% 81% 78% 74% 68% 9% 7,5% Source : Léger et Léger, 2000c. Nous avons retenu de l’enquête par sondage de Léger et Léger (2000c) les indicateurs permettant de mesurer les taux d’adhésion à l’exercice du contrôle social externe informel des gens qui ont bu et qui s’apprêtent à conduire. Nous n’avons pas d’indicateurs de familiarité mais sur le plan de l’opinion, on peut voir qu’à une question assistée, il y a autant de gens pour approuver la responsabilisation des gens qu’il y en a pour adhérer à la lutte contre la CFA. Les taux de considération, d’intention et d’essai vont en diminuant, ce qui est conforme au modèle de l’entonnoir, mais encore une fois les taux sont beaucoup trop élevés pour être crédibles. Nous en avons une idée plus précise en comparant le niveau d’intention d’intervenir (78%) avec le pourcentage des répondants qui disent avoir fait l’objet d’une telle tentative de dissuasion par les pairs et auquel nous avons attribué le statut d’indicateur d’essai : parmi les 398 répondants qui disent avoir conduit après avoir pris de l’alcool, seulement 36 personnes (9%) ont dit avoir fait l’objet d’une telle dissuasion, soit 3% des 1 151 personnes ayant répondu au sondage. Le pourcentage de ceux qui disent avoir obtempéré ne constitue pas un indicateur d’adoption, puisque le fait d’avoir obtempéré une fois n’implique pas son adoption (la fidélisation en termes de marketing), mais il nous donne un aperçu de l’atteinte de l’objectif comportemental : 83% des mêmes 36 personnes disent 315 avoir obtempéré, ce qui représente environ 30 personnes ou 7,5% des personnes qui disent avoir conduit après avoir pris de l’alcool. Le résultat est nettement plus conforme avec le niveau auquel on doit s’attendre dans le modèle de l’entonnoir de la communication : seulement 7,5% des 36 conducteurs disent avoir été approchés par quelqu’un pour ne pas conduire, soit environ 3 personnes ou 0,26% des 1 151 répondants au total. Il n’y a pas d’indicateur d’adoption mais, selon le modèle, on ne doit pas s’attendre à ce qu’un seul conducteur ait adopté un comportement abstinent ou même suffisamment modéré pour écarter toute possibilité d’une intervention des pairs. Il se peut aussi que les niveaux très élevés d’essai du comportement puissent s’expliquer par l’appréciation particulièrement difficile et volatile de ce qu’est l’état d’ébriété. En ce sens, une personne qui n’a pris qu’un verre dans une soirée et qui propose à son conjoint, qui en aurait pris trois en trois heures, de conduire à sa place peut estimer avoir prévenu avec succès un cas de CFA, et l’on sait que moins une personne a consommé d’alcool moins elle tend à opposer de résistance à ce genre de dissuasion. L’indicateur est certainement trop élevé si l’on s’en rapporte à la norme légale, mais pas forcément si l’on s’en rapporte à la norme sociale (laquelle sous-estime la quantité d’alcool permise par la norme légale). L’étude de Léger et Léger (2000c) a mesuré bien d’autres facteurs que ceux reliés à l’objectif de cette campagne, dont deux qui nous intéressent particulièrement. En ce qui concerne la perception du risque d’être arrêté en cas de CFA (principale conséquence espérée de l’effet synergique), l’étude ne relève pas de différence significative avec un sondage omnibus (réalisé pour la période d’octobre 1999 et février 2000; voir Léger, 2000a). Par contre, l’étude arrive à des conclusions diamétralement opposées à celles de l’étude épidémiologique sur la prévalence de la CFA telles que rapportées dans le rapport annuel de 2000 (SAAQ, 2001, p. 44). Selon Léger et Léger (2000c), malgré quelques améliorations significatives qui tendent à confirmer un progrès dans la réprobation de la CFA (principalement déduit de la diminution de la consommation chez les parents), la fréquence et l’importance de la consommation d’alcool ont significativement augmenté (tableau 23), ce qui est interprété comme une aggravation des facteurs de risques de CFA. 316 Tableau 23 : Variations significatives du comportement des conducteurs en relation avec l'alcool, entre 1997 et 2000* Parmi les conducteurs Fréquence de consommation 2 à 3 fois par semaine 1 à 3 fois par mois 1997 (n=1156) 14% 22% 2000 (n=908) 18% 16% (n=871) (n=689) 4% 7% Occasions de consommation Lors d’un party Lors d’activités sociales, sportives ou culturelles (n=882) 45% 23% (n=689) 35% 11% Lieu de consommation Chez des parents (n=896) 21% (n=689) 17% Type de boissons consommées Vin Fort (incluant apéritifs, digestifs) (n=894) 40% 10% (n=689) 46% 7% Parmi les conducteurs « buveurs » ** Nombre de consommations en une même occasion au cours des 12 derniers mois Plus de 10 consommations Raisons de consommation (n=897) (n=689) Rendre un repas agréable 58% 71% Le gout de l’alcool 38% 55% Avoir du plaisir 43% 51% Aider à se détendre 28% 38% Se sentir bien 20% 29% Se sentir moins gêné ou être moins timide 10% 6% * : toutes les variations rapportées ici sont données comme significatives par les sondeurs. Les dégradations sont en caractères gras. ** : dans cette étude, est défini comme « conducteur buveur » tout conducteur ayant admis avoir consommé au moins une fois de l’alcool au cours de la dernière année. Source : Léger et Léger, 2000c. En 2000, la SAAQ mène deux campagnes contre la vitesse au volant : l’une au printemps (en avril et mai, donc avant la grève du zèle des policiers) et l’autre à l’automne. Pour sa campagne du printemps, la SAAQ rediffuse son message de 1999 (scénario 21). Selon Léger (2000b, p. 4), la campagne poursuit deux objectifs : réduire la vitesse en milieu urbain et promouvoir les comportements prudents. Il n’y a à 317 peu près pas de différence significative dans les réponses recueillies par sondage entre 1999 (Léger et Léger, 1999a) et 2000 (Léger, 2000b), raison pour laquelle il est inutile de produire de tableau indicateur. Certaines interprétations de l’étude de 2000 (Léger, 2000b) méritent toutefois notre attention. Un passage indique que l’espoir des stratèges publicitaires de réussir à modifier les comportements est ébranlé, qu’ils ont pris acte du fait que la population ne se conforme pas aux comportements promus mais qu’elle n’en approuve pas moins la coercition, et que si l’on tient compte du biais de conformité il appert que la vitesse, contrairement à la CFA, est en fait banalisée. Le raisonnement des chercheurs ne va pas jusqu’à identifier les raisons de cette banalisation. Le passage mérite d’être cité extensivement : Nous constatons donc qu’au niveau rationnel, les gens sont d’avis que le message a beaucoup d’impact, qu’il est efficace, crédible, réaliste et qu’il est de nature à atteindre l’objectif visé, à savoir, réduire la vitesse en milieu urbain et promouvoir les comportements prudents. En pratique cependant, il n’est pas évident que la campagne ait obtenu les résultats espérés. En effet, le sondage post-campagne démontre que les conducteurs estiment qu’ils respectent les limites de vitesse et que seulement 10% roulent à plus de 60 km/h. Par ailleurs, des relevés sur route réalisés par Maxime Brault du Service des études et des stratégies en sécurité routière ont montré qu’un peu moins de 70% des automobilistes dépassent régulièrement les limites de vitesse. De plus, quelques semaines après la diffusion télévisée du message à l’été 2000, en l’absence de contrôle policier sur les autoroutes (négociation de convention collective), il semble que les conducteurs ont continué à rouler vite confirmant de ce fait l’importance de la présence policière pour l’adoption d’un comportement adéquat. […] Il semble que la plupart des gens ne se sentent toujours pas particulièrement concernés par la problématique vitesse et se considèrent comme des conducteurs prudents qui roulent à la même vitesse que les autres ou à vitesse moindre. Par contre, de plus en plus de personnes prennent conscience des risques de la vitesse et estiment qu’il est important d’intervenir en matière de lutte contre la vitesse. Depuis la première activité promotionnelle en 1988, force nous est d’admettre qu’il y a une évolution vers l’obtention d’un consensus social concernant la lutte à la vitesse. Toutefois après 12 ans de promotion, une partie importante de la population banalise encore la vitesse au volant et ne la considère toujours pas comme un véritable enjeu de sécurité routière. Voilà probablement la principale tâche à laquelle on doit s’attaquer pour les années à venir. (SAAQ, 2000b, p. 4) Mon expérience personnelle me permet de témoigner que les stratèges publicitaires de la SAAQ savaient déjà en 1996 (et probablement bien avant) que l’incohérence des limites (souvent fixées par les municipalités afin d’accroitre leurs revenus plutôt que la sécurité) et la tolérance policière (qui varie selon les régions, accepte toujours des excès bien au-delà des limites légales et négocie la gravité du constat d’infraction selon le degré de coopération du conducteur pris en faute) font partie des plus épineux problèmes de la lutte à la vitesse. Ces phénomènes n’échappent pas aux conducteurs. En somme, la RAAQ et la SAAQ n’ont pas pu ni su appliquer à la lutte contre la vitesse au volant la même recette que 318 la lutte à la CFA, sinon en matière de publicité. En outre, si la lutte contre la CFA semble avoir fait davantage de progrès que la lutte contre la vitesse, les attitudes n’ont pas fondamentalement évolué dans un cas comme dans l’autre, si l’on tient compte du puissant effet de désirabilité sociale, de sorte que l’on peut conclure que sans la répression la prévalence des mauvais comportements augmenterait, si tant est qu’elle a réellement diminué au-delà du seul ajustement épisodique du comportement en fonction de la crédibilité d’une menace imminente d’interception en cas d’infraction. D’autres éléments du rapport vont dans le sens de ce que nous savons déjà. Une minorité de conducteurs (37,9%) respecte toujours ou presque toujours les limites de vitesse permises, ce qui indique que la SAAQ est encore loin du cap psychologique d’une nette majorité d’adhérents. À l’évidence, l’atteinte de ce cap facilite le vote des politiciens à des mesures significativement plus répressives, mais en 2000, la SAAQ n’en est même pas assez près pour leur donner l’illusion, avec des statistiques persuasives, qu’une majorité de la population est acquise. La plupart des délinquants ne se sont pas sentis interpelés, mais les chercheurs échouent à voir que cela n’a rien à voir avec les qualités et défauts intrinsèques du message. L’étude conclut encore une fois que plus on est jeune, moins on respecte la vitesse légale, ce qui indique que la cause est une lutte contre un phénomène naturel : la tendance des jeunes à prendre plus de risques et à procéder par expérimentation personnelle. L’étude conclut encore une fois que la perception de contrôle personnel est si fortement ancrée chez les conducteurs que le fait d’avoir été personnellement impliqué dans un accident à titre de conducteur ne l’ébranle en rien. L’étude indique encore une fois que non seulement les gens qui excèdent les vitesses se considèrent eux-mêmes comme prudents, même quand ces excès sont énormes, mais que plus on excède les vitesses plus on porte un jugement favorable sur l’aspect sécuritaire de la vitesse des autres. Elle indique encore une fois que malgré cela, tous les conducteurs ont tendance à être beaucoup plus sévères envers les autres qu’envers eux-mêmes. L’objectif et le paradigme dominants des stratèges publicitaires de la SAAQ étant ceux de la conversion volontaire et de la psychologie sociale plutôt que de la formation d’une opinion publique favorable à l’intensification des contraintes, ils ne réalisent pas que ce phénomène explique comment on peut obtenir que des délinquants favorisent des mesures plus répressives envers euxmêmes et ils ne semblent pas voir que l’essentiel des progrès du bilan qui puissent être attribués aux actions préventives de la SAAQ est dû à l’intensification des contraintes. Enfin, et même si le message publicitaire en est à sa deuxième diffusion, il y a sur le plan de la compréhension autant de réponses erronées (26,9%) que de réponses ayant plus ou moins de rapport avec le message (25,9%). Il n’y a que 10,7% des répondants qui ont correctement retenu le sens précis du message (graphique 25) mais ils sont nettement plus familiers avec les propositions plus générales promues par la SAAQ, comme la réduction de la vitesse, la prudence au volant ou le respect des limites légales, ce qui confirme que la publicité n’est pas le moyen approprié de faire passer des messages même minimalement complexes. 319 Graphique 25 : Message principal de la campagne du printemps 2000 contre la vitesse, selon les répondants (n-1024) Réduire sa vitesse au volant 57,30% Être prudent 15,10% Respecter les limites de vitesse 13,50% Réduire sa vitesse dans les zones de 50km/h Prendre conscience de risques d'accidents liés aux excès de vitesse 10,70% 7,10% La vitesse c'est dangereux 5,90% La vitesse tue 5,60% 10 km/h de plus et on peut tuer quelqu'un 5,20% L'alcool au volant/ne pas prendre d'alcool au volant/la modération 3,70% La distance de freinage est plus longue si notre vitesse est élevée 2,40% Remord, culpabilité 1,50% Un accident dans une zone de 50 km c'est dangereux 1,40% Les conséquences liées à une conduite imprudente 1,20% On peut sauver des vies 0,90% Autre 7,70% Aucun 0,90% Nsp/nrp 1,40% Source : Léger, 2000b. Le problème n’est pas que les stratèges de la SAAQ ignorent les éléments de la solution, le problème c’est qu’ils ne font pas les liens entre ces éléments parce qu’ils n’en réalisent pas l’utilité et parce que leur compréhension très fine de la complexité multifactorielle du problème les incite à n’envisager que des solutions toujours plus complexes dans l’espoir de provoquer des changements significatifs mais improbables. 320 À l’automne, la SAAQ lance une campagne avec un nouveau message en coordination avec une intensification des contrôles policiers. L’élément central de la campagne de communication, qui cible prioritairement les 16-24 ans, est une publicité choc de cinéma vérité : la vidéo authentique d’un accident d’automobile survenu en avril 2000, lors duquel les cascades au volant d’un jeune de 19 ans, filmées par des amis en différents endroits d’une route régionale, se terminent par une embardée mortelle. Le film a été remis aux policiers enquêteurs qui ont été les premiers à contacter les parents pour les convaincre qu’en raison de la force des images, la diffusion du film pourrait décourager d’autres jeunes de faire de la vitesse. Des représentants de la SAAQ ont ensuite contacté les parents pour discuter du projet de s’en servir à des fins éducatives. Convaincus de la capacité d’un message vidéo aussi choquant à persuader les gens de ralentir, les parents du jeune (dont le père, ambulancier, est celui qui a sorti le corps de la voiture) ont convaincu à leur tour leurs trois autres enfants, d’abord réticents, d’accepter le projet (Therriault, 2000). La vidéo a d’abord fait l’objet d’une diffusion dans les nouvelles. Le projet d’en faire une publicité vient ensuite. Suivant la tradition publicitaire de la SAAQ, la publicité qu’elle en tire est agrémentée d’une trame musicale, conçue par le groupe musical Projet Orange, sur le texte d’une chanson intitulée « De héros à zéro » qui avait été composée antérieurement par un jeune dans le cadre d’un concours de la SAAQ qui n’avait aucun rapport avec l’accident de Mathieu. On ajoute au message le slogan « Choisis la vie. Pas la vitesse ». Ainsi transformé en vidéoclip musical (scénario 22), le film est mis à la disposition de la station de télévision MusiquePlus qui le diffuse huit fois par jour du 16 octobre au 11 novembre. Il est aussi diffusé sur un site Internet créé par la SAAQ pour l’occasion. À la radio, quatre autres messages sont produits, dont un dans lequel on entend les musiciens du Projet Orange, et un autre dans lequel une passagère oblige un conducteur audacieux à la laisser descendre puisqu’il refuse de ralentir. La campagne comporte de nombreux autres éléments : affichage, tournées promotionnelles dans les bars et les cégeps, commandite d’un concert du groupe musical à Montréal, publicités sur des cartes d’appel, distribution de faux constats d’infraction qui rappellent les règles de sécurité routière, partenariat promotionnel avec une station de radio. L’objectif de la campagne, selon Léger (2001c, p. 4), serait « entre autres » de « sensibiliser » les jeunes de 16-24 ans aux risques reliés aux excès de vitesse et, dans une moindre mesure, aux risques reliés à la conduite avec les facultés affaiblies. Nous n’avons retrouvé que le message produit avec le film de l’accident, élément central de la campagne, dans lequel on peut voir très brièvement et si l’on est très attentif une séquence lors de laquelle le conducteur semble conduire en tenant une cannette de bière, ce qui est bien mince pour l’associer à la lutte contre la CFA mais la SAAQ estime que chez les jeunes, les problèmes de la vitesse et de la CFA sont fortement reliés. D’autres éléments de la campagne ont pu ajouter des messages contre la CFA mais leur impact n’a pu qu’être mince. 321 Les paroles de la chanson (scénario 22) sont très moralisatrices et évoquent un accident dont la cause est indéniablement le comportement du conducteur, un jeune homme téméraire qui pousse l’audace toujours plus loin simplement pour épater la galerie, sans se soucier beaucoup des risques pour lui-même ni pour les autres. L’auteur de la chanson imagine les dernières pensées du jeune au cours de son agonie dans la carcasse de sa voiture ; il manifeste des regrets, tourne en ridicule sa soif d’être admiré, se traite d’inconscient et de zéro mais trouve une sorte de rédemption à offrir sa fin dramatique comme le moyen de détourner les autres des tentations de la vitesse excessive. En soi, les images sont bien moins spectaculaires que celles que la SAAQ a déjà produites mais elles ont la force supplémentaire de l’authenticité. La crainte d’une réaction négative du public pourrait expliquer que la SAAQ ne signe pas ce message qu’elle n’a peut-être pas produit (ou pas entièrement) mais autour duquel s’articulent tous les autres éléments de sa campagne. Scénario 22 SAAQ TV : « DE Héros à zéro » Diffusion : 2000 Plan Vidéo Direction photo : un mélange d’images des cascades de Mathieu (telles que filmées par ses amis à l’intérieur et à l’extérieur de sa voiture sport) et des musiciens du groupe Projet Orange. Panneau d’ouverture. Sur fond noir et orange, la mention : Dosquet, Québec 14 avril 2000 Fondu sur les premières images de l’accident, telles que captées par la caméra qui continue à tourner tandis que son opérateur la dépose au sol pour courir vers la voiture dont on ne voit qu’une section déchiquetée. Avec, en surimpression, la mention : De héros à zéro PROJET ORANGE Vik/BMG Audio Direction sonore : paroles et musiques originales du groupe musical. En insertion : des extraits sonores du film tourné par les amis de la victime avant, pendant et après son accident. Voix hors champ (amis de Mathieu courant vers la carcasse de la voiture) avec, par-dessus, les premières notes de la chanson : « Ah non », « Calik ». « Qu’est-ce qui se passe? » « Hein? ». « Non ». « Ben là, non. » « Ayoye! ». « Mike! Mike! Mike! » « Non! » Cri d’effroi suivis de pleurs. Paroles de la chanson : Hé! J´ai un message à te faire Un dernier appel avant qu´on m´enterre L´honneur m´a fait prendre le décor À près de deux cents kilomètres à l´heure Durée du plan Temps cumul. 3,57 3,57 322 Les images qui suivent montrent l’accident lui-même : la voiture qui roule à 200 km/h saute un ponceau sur la route, s’envole puis retombe sur la chaussée : un pneu éclate, le conducteur perd la maitrise du véhicule qui dérape vers l’accotement et se renverse. On montre dans le désordre d’autres séquences avant et après l’accident. Les extraits des cascades passées de Mathieu au volant montrent sa voiture sport qui roule à des vitesses folles, Mathieu n’hésitant même pas à empiéter complètement sur la voie inverse. On ne voit pas Mathieu, mais on entend les exclamations d’admiration de ses amis assis à ses côtés ou qui le filment de l’extérieur. La vidéo se termine une nouvelle fois sur la séquence de l’accident. Fondu sur le panneau de signature avec la mention : Mathieu est mort le 14 avril 2000 après avoir perdu la maitrise de son véhicule à 200 km/h Fondu sur un autre panneau de fermeture avec la mention : Choisis la vie. Pas la vitesse. J´aurais bien aimé changer la scène Mais vois comme la vitesse est meurtrière Soudain ma vie en éclats de verre Ma leçon exemplaire en héritage Je revois les autres derrière L´auto qui accélère Entre le frein et la mort Il y a le chemin qui se referme Et m’entraine à la fin de mon règne L´erreur devient de plus en plus claire De héros à zéro Moi, dans la ferraille à l´envers Je laisse un dernier souffle et puis rends l´âme J´espère que tes envies rétrogradent Celles qui pourraient mettre en jeu tes rêves Demain je fais la une, la première page Prends-le comme une sérieuse mise en garde Et non comme un jeu qui n´impressionne personne La scène est bien trop familière Il n´y a plus de vie à perdre La vitesse est le jeu des inconscients Rappelle-toi, je meurs L´erreur est claire C´est héros à zéro Voix hors champ (amis de Mathieu au moment où ils constatent l’état de leur ami dans la carcasse de la voiture) : « Mike! » « Non! » « Ça s’est éteint » « Allez appeler… » « Cours! Cours! Mike! Ah T… » (censure sonore). « Non! » (pleurs). Selon l’enquête par sondage de Léger (2001c), 83% des 16-24 ans (cible primaire) et 67% des 25-55 ans (cible secondaire) ont été touchés par au moins un élément de la campagne. Mais c’est l’accident de Mathieu, sans musique et tel que présenté aux nouvelles à la télévision (à l’occasion du lancement de la campagne), dont les répondants se souviennent le plus, loin devant le vidéoclip publicitaire lui-même : 29% vs 15% pour les 16-24 ans et 35% vs 5% pour les 25-54 ans. C’est une autre indication de la supériorité de la couverture médiatique sur la publicité et le placement média, à la condition que les images aient une valeur spectaculaire. Il se peut, suivant l’approche du TAC, que la musique ait considérablement affaibli l’impact de la publicité mais il demeure que les bulletins de nouvelles n’ont eu 323 besoin que d’une diffusion sur 24 heures au maximum pour surpasser tous les autres éléments de la campagne. Les taux de compréhension de la campagne dans son ensemble sont par ailleurs surprenants puisqu’il n’y a que 14% des 16-24 ans qui n’en ont pas compris le sens, 5% qui ont attribué le message à la lutte contre la CFA, 2% qui ne s’en souvenaient pas et 3% qui ont refusé de répondre. Il se peut que la durée du vidéoclip ait favorisé une meilleure compréhension mais nous ne savons pas combien l’ont écouté au complet. Il est certain que le cadrage des bulletins de nouvelles, tant par le fait des commentaires du lecteur de nouvelles et du journaliste que par le fait que les auditeurs sont prédisposés à recevoir ce type d’information, a pu favoriser une meilleure compréhension qu’un message publicitaire, un vidéoclip ou une chanson, lesquels ajoutent des éléments fictifs nécessaires pour capter l’attention de l’auditoire mais qui peuvent aussi nuire à la clarté du message. 324 Tableau 24 : Indicateurs d'adhésion au respect des limites de vitesse, 2000 Indicateurs Opinion Pensent que ce type de campagne est un moyen très/assez efficace pour parler de sécurité routière aux jeunes 16-24 ans (n=698) 25-55 ans (n= 244) Pensent que cette campagne contribuera à faire que les jeunes ralentissent leur vitesse habituelle 16-24 ans (n=698) 25-55 ans (n= 244) Considération Déclarent que cette campagne les a fait réfléchir à la vitesse au volant : 16-24 ans (n=698) 25-55 ans (n= 244) Parmi les 16-24 ans qui déclarent ne faire jamais/rarement des excès de vitesse (n=287) avoir rarement/jamais envie de faire de la vitesse (n=287) Ont le sentiment d’être personnellement concernés par cette campagne 16-24 ans (n=698) 25-55 ans (n= 244) Intention Déclarent qu’il y a désormais moins de risques qu’ils ne dépassent les limites de vitesse Parmi ceux qui déclarent ne faire jamais/rarement des excès de vitesse 16-24 ans (n=287) 25-55 ans (n= 197) Parmi ceux qui déclarent avoir rarement/jamais envie de faire de la vitesse 16-24 ans (n=287) 25-55 ans (n= 197) 16-24 ans (n=698) 25-55 ans (n= 244) Déclarent qu’ils vont modifier leur comportement sur la route suite à cette campagne : 16-24 ans (n=698) 25-55 ans (n= 244) Essai Déclarent qu’en tant que passager, il leur arrive très souvent/souvent de demander au conducteur de ralentir sa vitesse 16-24 ans (n=806) 25-55 ans (n= 351) Déclarent qu’en tant que conducteur, il leur arrive très souvent/souvent qu’un passager leur demande de ralentir la vitesse 16-24 ans (n=623) 25-55 ans (n= 351) Note : les indicateurs de meilleure qualité sont identifiés par des caractères gras. 78% 83% 71% 69% 91% 84% 73% 90% 86% 86% 39% 41% 70% 60% 63% 59% 58% 54% 49% 44% 22% 20% 5% 4% 325 Source : Léger et Léger, 2001c. Nous avons retenu de l’enquête par sondage de Léger et Léger (2001c) les indicateurs nous permettant de mesurer les taux d’adhésion au respect des limites de vitesse puisque tel semble être l’objectif principal de la campagne. Quelques indicateurs d’opinion nous permettent de constater que la majorité des répondants estiment que la communication (la publicité surtout) est utile et qu’ils en idéalisent l’impact, quoique la proportion des sceptiques augmente lorsqu’il est question de la conversion volontaire aux comportements promus. En ce qui concerne la considération, le dernier indicateur est celui qui satisfait le mieux aux critères de définition de la considération, encore qu’une segmentation plus appropriée aurait vraisemblablement permis de rapporter des taux nettement plus bas. Les autres indicateurs de considération sont de moindre qualité mais ils permettent d’évaluer à quel point le facteur de désirabilité sociale influence même les réponses des individus les plus conformes. On doit surtout se demander pourquoi les sondeurs ne rapportent pas les réponses des délinquants assumés, ceux qui font très souvent/souvent des excès de vitesse et ceux qui ont très souvent/souvent envie de faire de la vitesse. Pour obtenir un indice de considération de qualité, ce sont ces répondants qui sont les plus importants à considérer. On peut estimer que leurs taux de considération seraient significativement inférieurs à 39% et 41%. Les mêmes commentaires valent pour les indicateurs d’intention et d’essai, car même avec des taux d’essai aussi bas que 5% et 4%, on peut penser qu’il se glisse encore parmi les répondants des individus conformes. En théorie, les taux d’adoption du comportement promu devraient être pratiquement nuls. Encore une fois, les indicateurs de l’entonnoir de la communication passent de valeurs très élevées à des valeurs infimes, suivant une décroissance dont on peut raisonnablement penser qu’elle respecterait mieux les proportions théoriquement prévues si les indicateurs étaient de meilleure qualité. Signalons que l’étude faite pour la SAAQ arrive pour la première fois à la conclusion qu’il n’y a pas eu de conversion comportementale, mais elle en limite la portée à cette seule campagne et la lénifie en supposant qu’elle a pu servir à renforcer le comportement des jeunes qui sont prudents au volant (Léger, 2001c, p. 104). En 2001, la SAAQ tient deux campagnes contre la CFA (en mai-juin et en novembre) qui comptent sur l’effet synergique. Elle rediffuse à cet effet les deux publicités de l’an 2000. Nous n’avons qu’un seul rapport d’évaluation, fort bref, et qui concerne la campagne du printemps. Si le rapport ne relève pas de variations significatives avec les indicateurs des années précédentes, il nous révèle que c’est par le biais des nouvelles (44%; voir Léger, 2001a, p. 8) que les répondants se souvenaient surtout d’avoir entendu parler du problème de l’alcool au volant, tandis que les concepts publicitaires du cimetière et de l’hôpital n’ont été évoqués que par 15% et 12% des répondants, mais il faut dire que la rediffusion entraine habituellement une fatigue du message qui se reflète par de faibles taux de notoriété. On y apprend aussi 326 que, si les répondants sont, comme toujours, presque unanimes sur la nécessité de responsabiliser les gens (97%), bien peu disent avoir été personnellement touchés par le problème de la CFA, ce qui indique à quel point la RAAQ puis la SAAQ ont eu du succès dans leur travail de légitimation de ce problème public (tableau 25). Tableau 25 : Motifs d'accord avec le fait de responsabiliser les gens à intervenir auprès de ceux qui ont bu pour les empêcher de conduire (parmi ceux en accord avec le fait de responsabiliser les gens à intervenir auprès de ceux qui ont bu pour les empêcher de conduire) 2 mentions possibles Pour sauver des vies C’est dangereux/ça cause des accidents/ça met des vies en danger Il faut intervenir Responsabilise le conducteur Le conducteur est en tort A été personnellement touché par ce phénomène Contre l’alcool/Pour la tolérance zéro Autres Nsp/Nrp (n=969) 48% 24% 17% 15% 7% 3% 2% 1% 1% Source : Léger, 2001a, p. 16. En 2001, dans le cadre de sa lutte contre la vitesse, la SAAQ lance deux campagnes : l’une d’avril à juillet ciblant les hommes de 25 à 44 ans et qui comprend des opérations intensives de contrôle de la vitesse avec tous les services de police ainsi qu’un nouveau message télévisé (scénario 23), l’autre du 28 septembre au 25 octobre ciblant les jeunes de 16-24 ans et qui comprend aussi un nouveau message télévisé. La production de deux campagnes avec des cibles différenciées découle de ce que les stratèges de la SAAQ ont réalisé que si la majorité des gens sont conscients des dangers de la vitesse, la plupart considèrent que ce sont les autres qui font partie du problème. Cette généralisation du déni de responsabilité est invoquée par la SAAQ pour expliquer pourquoi il faut éviter de faire porter l’ensemble du problème de la vitesse sur le seul dos des jeunes, ce qui indique que dans l’esprit des stratèges de la SAAQ, ce sont les jeunes qui, dans l’esprit de la population, incarnent le mieux le mythe du fou du volant (Boissinot, 1997, cité in SAAQ, 2000b, p. 6). En ce qui concerne la première campagne contre la vitesse en 2001, nous avons une copie du devis de la campagne publicitaire (SAAQ, 2000b), tel que fait et remis par la SAAQ en novembre 2000 à l’agence 327 Amalgame. Ce devis dresse pour l’ensemble des campagnes contre la vitesse en 2001 une liste de 19 objectifs (18 si l’on tient compte du fait que le neuvième est en réalité une redite du premier). 1. Un premier objectif général : rendre inacceptable la vitesse au sein de toute la population. Autrement dit : « favoriser un consensus social pour entrainer des changements comportementaux à long terme » (SAAQ, 2000b). Le document n’explique pas la relation causale, laquelle est traitée comme un axiome. 2. Un objectif dit d’impact et qui reprend l’objectif marketing du plan stratégique 2001-2005 de la sécurité routière : poursuivre les efforts amorcés pour réduire de 10% le nombre de décès et de blessés graves reliés à la vitesse excessive. Les 17 autres objectifs sont classés comme des objectifs de communication, lesquels sont subdivisés selon leur impact sur l’une ou l’autre des trois dimensions suivantes, inspirées de l’approche de la psychologie sociale : connaissances, attitudes et comportement. Six objectifs sur le plan des connaissances : 3. faire connaitre à la population les dangers de la vitesse et ses conséquences humaines; 4. détruire les mythes et les fausses perceptions qui entourent le phénomène de la vitesse et qui le valorisent (ex. : sécurité des véhicules et capacités physiques des conducteurs); 5. montrer les effets de la vitesse sur la conduite automobile pour faire comprendre comment elle constitue un risque dans les zones de 90 km/h; 6. faire connaitre les sanctions prévues au Code de la sécurité routière à l’égard de la vitesse; 7. démontrer aux policiers leur rôle social important dans la lutte contre la vitesse au volant et pour réaliser des opérations de contrôle de la vitesse; 8. faire connaitre aux policiers des techniques méthodiques de contrôle de la vitesse. Six objectifs sur le plan des attitudes : 9. développer le consensus social contre la vitesse au volant; 10. responsabiliser les parents qui prêtent leur véhicule à leurs enfants aux risques de la vitesse; 11. faire en sorte que la population en vienne à souhaiter l’intervention des policiers dans le domaine du contrôle de la vitesse; 12. faire diminuer le seuil de tolérance des policiers lors des opérations de contrôle de la vitesse; 13. accroitre la pression sur les manufacturiers et leurs agences de publicité en dénonçant les messages axés sur la vitesse, la performance et autres comportements risqués; 14. accroitre la perception du risque d’être arrêté par les policiers. Cinq objectifs sur le plan du comportement : 15. amener les automobilistes à réduire leur vitesse dans les zones de 90 km/h et de 50 km/h; 16. améliorer l’efficacité des contrôles de la vitesse en favorisant une gestion systématique des opérations; 328 17. amener les partenaires à informer la population à l’égard du problème de la vitesse; 18. amener les parents à mieux contrôler l’utilisation du véhicule qu’ils prêtent à leurs enfants; 19. augmenter le nombre de partenaires travaillant de façon concertée dans la lutte contre la vitesse. Les opérations d’intensification des contrôles policiers se divisent en deux temps. En avril, les contrôles se font dans les zones de 50 km/h tandis qu’on rediffuse le message « 10 km/h de moins ça sauve des vies » dans un format de 30 secondes. En juin, les contrôles se font dans les zones de 90 km/h tandis qu’on diffuse un nouveau message publicitaire (scénario 23). Pour appuyer les policiers et stimuler leur ardeur, on produit une vidéocassette qu’on utilise dans des sessions de formation au contrôle de la vitesse, on produit spécialement à l’intention des policiers des municipalités un Guide de gestion et d’organisation méthodique des opérations de contrôle, et on fournit des affiches pour que chaque service de police puisse annoncer la tenue de ses opérations sur son territoire. Le Service des relations publiques de la SAAQ a pour tâche de solliciter les médias et les partenaires pour qu’ils contribuent à « augmenter la perception du risque d’être arrêté par les policiers » (SAAQ, 2000b, p. 9). Pour atteindre cet objectif, trois stratégies (improprement qualifiées d’objectifs) sont élaborées : 1- donner de la crédibilité aux interventions; 2- positionner la vitesse comme un important problème de santé publique; 3- positionner le travail des policiers dans le domaine du contrôle de la vitesse. La santé occupant de plus en plus l’espace médiatique et politique, on pouvait peut-être espérer obtenir davantage de couverture médiatique en présentant le problème du contrôle de la vitesse comme un problème de santé publique, notamment en faisant valoir combien les services d’urgence et les soins de santé pèsent lourd sur le système de santé québécois. Pour y arriver, la SAAQ utilise les moyens suivants : - conférence de presse pour le lancement de la campagne; diffusion du matériel d’information et promotionnel auprès des partenaires (garages, concessionnaires, stations services) et des médias; intensification des activités du Comité de surveillance de la publicité automobile; diffusion régulière aux journaux et hebdos du nombre de contraventions émises au Québec. On voit par là que l’émission de contraventions sert un objectif de communication. Plus encore, l’opération de contrôle intensif est en soi un élément de la campagne de communication qui vise à augmenter la perception du risque d’être arrêté. 329 La SAAQ investit régulièrement dans des campagnes d’éducation dont les objectifs à long terme sont de développer et d’ancrer des attitudes sécuritaires bien avant que les jeunes n’accèdent à la conduite, l’espoir étant que cela puisse empêcher ou limiter le développement d’attitudes et de comportements à risque lorsqu’ils auront leur permis (SAAQ, 2000b, p. 10). Pour y arriver, la SAAQ met en place trois stratégies (improprement qualifiées d’objectifs) : 1- consolider le réseau de communication que représentent les écoles secondaires et les cégeps; 2- amener les jeunes conducteurs et ceux en devenir à réfléchir sur les conséquences de la vitesse au volant; 3- informer et responsabiliser les parents quant à la conduite automobile de leurs adolescents. Cette campagne d’éducation compte notamment sur la diffusion auprès des enseignants du Québec d’une trousse éducative du programme Physique 534, intitulée La mécanique prend la route, et sur la diffusion auprès des parents d’un feuillet d’information sur le même sujet. Le devis précise qu’il sera peutêtre difficile de bien identifier le réseau de distribution pour rejoindre les parents. La campagne comprend un volet de partenariat, conceptualisé comme un moyen « pour stimuler l’adoption d’une attitude favorable au changement de comportement car on se rapproche des groupes cibles et du milieu dans lequel ils évoluent » (SAAQ, 2000b, p. 10). La SAAQ réalise qu’elle n’a pas les moyens de ses ambitions et qu’elle ne bénéficie pas dans le dossier Vitesse de l’appui d’organisations non gouvernementales comme c’est le cas dans le dossier Alcool (Opération Nez Rouge, MADD, Taxi Hic, et ainsi de suite). On voit par là que la SAAQ prend acte d’un déficit de crédibilité : le problème de la vitesse continue d’être perçu comme un problème de l’État et non le problème des citoyens. Le problème public n’a pas accédé au statut de problème social. Les objectifs sont les suivants : - « augmenter l’impact et la crédibilité des messages transmis » par la SAAQ (SAAQ, 2000b, p. 10); augmenter les ressources disponibles (SAAQ, 2000b, p. 11). Pour recruter des partenaires, la stratégie consiste à faire « appel aux valeurs du milieu » (SAAQ, 2000b, p. 10). Il s’agit donc de recruter des partenaires qui partagent des valeurs proches de celles de la SAAQ mais qui serviront à « valider les valeurs que nous prônons » (SAAQ, 2000b, p. 10). On donne comme exemple l’idée de convaincre un manufacturier automobile de s’associer à la campagne et de prendre l’engagement « pendant deux ans » (SAAQ, 2000b, p. 11) de faire de la publicité automobile qui soit conforme au Code de la sécurité routière (en évitant donc d’illustrer les performances de leurs véhicules par des conduites dangereuses, ou même de mettre l’accent sur les performances de leurs véhicules). Le 330 devis de la campagne suggère aussi l’ajout d’un volet promotionnel et propose à l’agence l’organisation d’un concours en partenariat avec une pétrolière pour offrir de l’essence aux gagnants. En ce qui concerne le volet plus purement publicitaire, le devis précise que deux publicités doivent être diffusées : le message « 10 km/h de moins ça sauve des vies » remonté en 30 secondes, et un nouveau message télévisé montrant les conséquences dramatiques de la vitesse sur les routes de 90 km/h. Dans son devis, la SAAQ explique à son agence publicitaire qu’aucun problème de sécurité routière n’est aussi clairement multifactoriel que la vitesse car elle « est fonction de l’interaction entre le comportement du conducteur, la capacité du véhicule, l’environnement routier et l’environnement socio-économique » (SAAQ, 2000b, p. 1). On remarquera que malgré cette complexité qu’elle reconnait, les publicités n’évoquent jamais aucune autre cause d’accident que le mauvais comportement des conducteurs, et le discours public de la SAAQ, même quand il est plus nuancé, donne toujours la priorité à cette ligne narrative. L’un des mythes bien ancrés et forts répandus à propos de la vitesse au volant, selon la SAAQ (2000b, p. 1), c’est l’idée qu’un bon conducteur dans un bon véhicule puisse rouler plus vite sans augmenter ses risques d’accidents. Or la vitesse augmente le nombre d’accidents (Elliot, Armitage, & Baughan, 2005; Letirand & Delhomme, 2005; Master, 1998; Nilsson, 2004) et elle en aggrave les conséquences (Aarts et van Schagen, 2006), ne serait-ce que parce que le temps de réaction du conducteur est réduit, que la vitesse augmente la distance de freinage et réduit l’adhérence à la route, qu’elle augmente le nombre de croisements et de conflits avec d’autres usagers de la route, augmente la violence des chocs et des blessures, qu’elle diminue les habiletés visuelles et rend impossible ou hasardeuses les manœuvres d’urgence (SAAQ, 2000b, p. 1). La connaissance de ces faits ne modifie guère les attitudes car selon un sondage (Léger, 2000b), même les automobilistes délinquants connaissent bien les phénomènes et risques reliés à la vitesse : augmentation de la distance de freinage, de la gravité des blessures et du risque de la perte de contrôle du véhicule. « Donc, on le sait! », conclut le devis de la SAAQ (2000b) : « On le sait, mais… bof! » (SAAQ, 2000b, p. 2). La SAAQ avoue l’échec de ses tentatives de modifier les comportements à cet égard : malgré les connaissances acquises, « 70% des conducteurs de véhicules de promenade ne respectent pas les limites légales de vitesse » et « une partie d’entre eux (les jeunes surtout) les dépassent largement » (SAAQ, 2000b, p. 2). Ces constats ne trouveront pas leur chemin dans les rapports annuels. Le devis cite une Compilation spéciale exécutée par le Service des études et des stratégies en sécurité routière de la SAAQ en aout 2000, et qui estime que 470 000 contraventions pour excès de vitesse sont émises annuellement. Ce constat dans un document à diffusion très restreinte semble contredire le discours officiel qui, lui, célèbre toujours l’efficacité dissuasive des contrôles policiers. Telle n’est pas la lecture qu’en font les auteurs du devis. Bien au contraire, ils estiment qu’après avoir fait pendant des années des campagnes visant à augmenter la perception de risque d’accident, il « serait peut-être opportun d’amorcer un virage et de viser la 331 perception du risque d’être arrêté » (SAAQ, 2000b, p. 5). Cette déclaration confirme que les stratèges publicitaires ont travaillé pendant des années à la poursuite d’objectifs communicationnels qui avaient peu à voir avec la production d’un effet synergique, hormis la synchronisation des campagnes de publicité et de contrôle routier. Le devis révèle aussi que le rôle de la communication dans l’acceptation de la contrainte est redécouvert ou réactivé par les stratèges publicitaires. En effet, ils donnent comme « matière à réflexion » à l’agence Amalgame le fait suivant : « Depuis quelques années, le Gouvernement du Québec envisage sérieusement d’amender le Code de la sécurité routière afin de permettre l’utilisation du cinémomètre photographique dans les endroits identifiés comme étant problématiques pour le contrôle policiers » [sic] (SAAQ, 2000b, p. 5). Ces endroits sont identifiés comme étant habituellement certaines zones de 90 et de 100 km/h, celles où on retrouve des courbes, des chaussées sans accotement, des ponts, et ainsi de suite, peut-être en partie parce que la configuration de ces routes ne permet pas aux policiers de se mettre en embuscade. En conséquence, la SAAQ donne à sa campagne publicitaire de 2001 contre la vitesse cet objectif de travail de l’opinion qui consiste à faire accepter l’introduction des cinémomètres, un objectif qui n’apparait pas aussi clairement dans les autres documents dont nous disposons : « Or, puisque l’utilisation systématique des cinémomètres pourrait être généralisée d’ici quelques années, il pourrait être judicieux de préparer le terrain à leur introduction, i.e. d’expliquer et de renforcer l’acceptation sociale de ceux-ci auprès de la population » (SAAQ, 2000b, p. 5). Le devis révèle également que le désir de modifier l’opinion publique est à l’origine de la création de la Table de concertation : Contrairement à la lutte contre l’alcool au volant, peu d’organisations et de leaders d’opinion interviennent actuellement pour dénoncer la vitesse. Il serait souhaitable, nous semble-t-il, d’encourager la mise sur pied d’un réseau d’organisations susceptibles de dénoncer haut et fort la vitesse. Ceci est une condition essentielle à la construction d’un consensus social robuste. (SAAQ, 2000b, p. 5) Dans le rapport annuel, l’influence du comportement est l’un des deux objectifs explicites de la publicité : « inciter les automobilistes, notamment les hommes âgés de 26 à 45 ans, à réduire leur vitesse » (SAAQ, 2002, p. 73). L’accentuation de la réprobation sociale de la vitesse excessive est l’autre objectif explicite (SAAQ, 2002, p. 57), mais un lecteur qui n’aurait pas accès aux documents internes de la SAAQ ne devinerait pas ce que cela signifie implicitement : préparer l’opinion à de nouvelles mesures de contrainte. Si le travail de l’opinion et la production d’un effet synergique sont les deux objectifs de la campagne publicitaire (SAAQ, 2000b), l’examen du nombre et de la nature de ces objectifs permet de constater combien la découverte de la nature multifactorielle du problème incite les promoteurs de la sécurité routière à accumuler les approches sans jamais en éliminer, au risque de s’y perdre à force de cumuler 332 les objectifs contradictoires. Certes, la publicité continue à être présentée dans le devis comme l’élément central des campagnes, celui autour duquel gravitent tous les autres éléments et qui doit « être le déclencheur d’un processus de conscientisation » (SAAQb, 2000b), mais malgré tout ce qui a été dit sur le virage stratégique, on accorde à l’agence un budget de 1 000 000$ pour produire une publicité bien moins sur le risque d’interception, comme prévu, qu’encore une fois sur le risque d’accident. Le devis résume ainsi le message à transmettre : « Je suis habitué à rouler vite et à dépasser les limites de vitesse. Pourquoi pas? Je n’ai jamais eu une contravention ou même un accident… jusqu’à aujourd’hui! » (SAAQ, 2000b, p. 8). La rediffusion du message de 1999 (scénario 21) et la nouvelle publicité produite pour la télévision montrent que les stratèges publicitaires ont ignoré le risque d’interception et continué à se concentrer sur le risque d’accident (scénario 23). Rien dans le devis ne permet d’expliquer cette dissociation d’avec le changement stratégique annoncé. Scénario 23 SAAQ TV : « Prenez quelques minutes de plus… pour vivre » Diffusion : 2001 Plan Vidéo Audio Direction sonore : 1 Gros plan de la montre bracelet de Effets sonores : Pierre. Sur la vitre de la montre, le Ambiance de route secondaire, l’été : reflet du visage de Pierre, mort. chants d’oiseux. Seule bouge l’aiguille des secondes. Voix hors champ (homme) : « Pierre est en retard. » 2 à Gros plan de l’œil vitreux et fixe de Voix hors champ (homme) : 3 Pierre. « Il n’arrivera jamais à destination. » Puis plan moyen de son visage, ensanglanté, à travers le pare-brise qui a volé en éclats. 4 L’image se brouille, pour suggérer le Effets sonores : flashback, et revient sur Pierre, juste Son ponctuant le retour dans le temps. avant l’accident. Plan moyen à Son d’une auto qu’on croise sur la travers le pare-brise. Il est au volant route. et consulte sa montre. 5 Plan de face de la voiture de Pierre Effets sonores : qui accélère sur une route Bruit du moteur qui accélère fortement. secondaire. On voit les lignes Voix hors champ (homme) : doubles qui signalent l’interdiction de « Il a oublié…, » Durée du plan 0,02 Temps cumul. 0,02 0,04 0,06 0,02 0,08 0,01 0,09 333 6 7 8 9 10 à 15 16 à 17 18 faire des dépassements dans cette zone. On peut voir très brièvement une pancarte signalant la limite permise de 90 km/h. Plan moyen, à travers le pare-brise, de Pierre au volant. Il a des gestes d’impatience, comme s’il se plaignait d’une voiture trop lente devant lui. Plan de face de la voiture de Pierre qui accélère, comme si elle était vue du véhicule qu’on devine être devant lui. Plan moyen de Pierre au volant. Il tasse la tête vers sa gauche : manifestement, il va dépasser un véhicule devant lui malgré l’interdiction, et le geste est doublement téméraire car il ne voit pas si un véhicule arrive en sens inverse. Plan de face de la voiture de Pierre qui revient brusquement dans sa voie. Une camionnette passe en sens inverse Gros plan du visage de Pierre qui tasse la tête vers sa gauche et s’apprête à tenter à nouveau le dépassement. Plan de face de la voiture qui accélère et commence à exécuter la manœuvre de dépassement. Cette fois, la ligne de démarcation au sol est brisée, signe que la manœuvre est légale. Gros plan du visage concentré et stressé de Pierre qui exécute sa manœuvre téméraire. Plan de la route : la voiture est maintenant totalement engagée dans la voie inverse et accélère. Plan moyen de Pierre au volant qui affiche un air satisfait de lui-même. Il jette un coup d’œil à sa droite comme pour regarder le conducteur du véhicule qu’il dépasse. Gros plan de l’indicateur de vitesse : l’aiguille monte jusqu’à près de 120 km/h/h. Plan moyen de Pierre : il ramène son regard devant lui. Gros plan de son visage : il entend un klaxon. Il écarquille les yeux et parait terrifié. Il amorce une manœuvre d’évitement avec son volant. Plan moyen de Pierre :il se crispe par anticipation de l’impact. Plan d’ensemble, comme vu de l’arrière de la voiture qui continue son chemin tandis qu’on voit s’éloigner deux voitures (dont celle de Pierre) qui virevoltent dans les 0,01 0,10 Effets sonores : Bruit du moteur qui accélère fortement. Voix hors champ (homme) : « … que rouler… » Effets sonores : Bruit du moteur qui accélère fortement. Voix hors champ (homme) : « … au-dessus de la … » 0,01 0,11 0,005 0,115 Effets sonores : Bruit du moteur qui accélère fortement. Voix hors champ (homme) : « … limite permise… » Effets sonores : Bruit du moteur qui accélère fortement. Voix hors champ (homme) : « … pour gagner quelques minutes, c’est risquer sa vie. » 0,005 0,12 0,06 0,18 Effets sonores : Bruit du moteur qui accélère. Bruit de klaxon. Bruit de freinage d’urgence. 0,02 0,20 Effets sonores : Bruit de la collision entre les deux voitures. 0,03 0,23 Voix hors champ (homme) : « … comme on oublie trop souvent… » 334 19 20 airs. Fondu au noir sur le profil du visage de Pierre, mort, comme au début. Plan de face de la carcasse de la voiture de Pierre. La caméra remonte lentement. On voit plus loin la carcasse de l’autre voiture sur le côté de la route. En surimpression, le slogan et la signature de la SAAQ : Prenez quelques minutes de plus… pour vivre Logo : Québec drapeau Société de l’assurance automobile du Québec Voix hors champ (homme) : « Toute une vie pour… quelques malheureuses… » Effets sonores : Chants d’oiseaux. Voix hors champ (homme) : « … petites minutes. » 0,03 0,26 0,04 0,30 Selon l’évaluation de cette campagne (Léger, 2001b), la compréhension est meilleure sur le plan du message général (51% retiennent qu’on leur demande de réduire leur vitesse) que sur le plan des messages bien précis (29% ont retenu la proposition de partir plus tôt, et 11% la proposition à l’effet que faire de la vitesse est un risque qui n’en vaut pas la peine. La même étude compare les résultats obtenus en 1999, 2000 et 2001, si bien que le nombre des indicateurs et l’ampleur des variations significatives sont trop importants pour une présentation synthétique en un seul tableau. Ils méritent qu’on s’y attarde. Sur le plan de l’opinion, il n’y a pas eu d’augmentation mais une radicalisation des gens favorables à une intensification de la répression policière des excès de vitesse (+9 points pour les « tout à fait d’accord »; voir tableau 26). Tableau 26 : Opinion sur l'intensification de la surveillance policière (parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent) Énoncé : La surveillance policière sur les routes devrait être intensifiée pour faire respecter les limites de vitesse. 1999 2000 2001 Tout à fait d’accord Plutôt d’accord Plutôt en désaccord Tout à fait en désaccord Nsp/nrp 44% 34% 15% 6% 1% 41% 37% 16% 6% 0% 50% 29% 14% 7% 0% Tout à fait/plutôt en accord Plutôt/tout à fait en désaccord 78% 21% 78% 22% 79% 21% (n=1133) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. (n=1126) (n=1154) 335 Cette radicalisation de l’opinion s’exprime alors que les attitudes et comportements à risques, tels qu’avoués, augmentent eux aussi. Il est particulièrement remarquable que l’intention de respecter les limites de vitesse soit significativement plus faible dans les zones de 90 km/h qu’en ville (tableau 27). Le nouveau message télévisé (scénario 23) n’a pas eu l’impact espéré mais on ne peut, comme le font les auteurs du rapport (Léger, 2001b, p. 72), conclure de la comparaison des intentions en ville et sur les routes régionales qu’il y a eu dégradation. Selon l’enquête (Léger, 2001b, p. 42), l’adhésion à l’adéquation des limites de vitesse est plus forte en ville (83%) que sur les routes régionales (76%) et sur les autoroutes (54%). De même, la proportion de répondants jugeant les limites trop basses est moindre en ville (12%) que sur les routes régionales (17%) et sur les autoroutes (42%). Tableau 27 : Intention de respecter les limites dans les zones de 90 km/h suite à la campagne de l'été 2001 (parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent) Énoncé : Suite à cette campagne, vous respecterez davantage les limites de vitesse… 1999 … en ville 2000 … en ville 2001 … dans les zones de 90 km/h Tout à fait d’accord Plutôt d’accord Plutôt en désaccord Tout à fait en désaccord Nsp/nrp 44% 34% 15% 6% 1% 41% 37% 16% 6% 0% 50% 29% 14% 7% 0% Tout à fait/plutôt en accord Plutôt/tout à fait en désaccord 78% 21% 78% 22% 79% 21% (n=797) (n=1024) (n=970) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. Nous ne savons pas si, sur le plan de l’opinion, ce sont les conducteurs les plus conformes qui se radicalisent, mais nous allons voir encore une fois que l’appui à l’intensification de la répression inclut une grande partie de conducteurs délinquants (tableaux 30 et 31), et nous allons voir surtout que les résultats de Léger (2001b) contredisent le modèle dissuasif : l’évaluation par sondage faite du 10 au 23 juillet, donc vers la fin des opérations intensives de contrôle de la vitesse, conclut à une dégradation significative de nombreux indicateurs attitudinaux et comportementaux, malgré le fait que le niveau des 336 connaissances sur les dangers de la vitesse ait augmenté, malgré le fait que la crainte d’être intercepté ait augmenté (mais seulement sur les routes secondaires; voir tableaux 28 et 29), et malgré le fait que le bilan routier se dirige vers une amélioration record (ce que les sondeurs ne pouvaient savoir à ce moment). De ces faits contrariants, la SAAQ ne touchera pas un mot dans son rapport annuel de 2001 (SAAQ, 2002). Tableau 28 : Possibilité d'être arrêté pour excès de vitesse en ville dans les zones de 50 km/h (parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent) Q. : Diriez-vous que le risque que vous courez d’être arrêté pour excès de vitesse EN VILLE dans les zones de 50 km/h est… ? 1999 2000 2001 Très élevé Assez élevé Faible Très faible Nsp/nrp 2% 17% 37% 43% 1% 3% 16% 36% 43% 2% 3% 16% 39% 41% 1% Très/assez élevé Faible/très faible 19% 80% 20% 79% 19% 80% (n=1133) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. (n=1126) (n=1154) 337 Tableau 29 : Possibilité d'être arrêté pour excès de vitesse sur les routes secondaires dans les zones de 90 km/h (parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent) Q. : Diriez-vous que le risque que vous courez d’être arrêté pour excès de vitesse SUR LES ROUTES SECONDAIRES dans les zones de 90 km/h est… ? 1999 2000 2001 Très élevé Assez élevé Faible Très faible Nsp/nrp 2% 13% 39% 45% 1% 2% 12% 40% 44% 2% 3% 17% 43% 37% 0% Très /assez élevé Faible/très faible 15% 84% 14% 84% 20% 80% (n=1133) (n=1126) (n=1154) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. Si les contrôles policiers semblent n’avoir eu que très peu d’impact sur la crainte d’être intercepté, il faut se rappeler que l’effet de ces opérations est éphémère. Il est donc normal et attendu que l’effet des contrôles policiers effectués en avril dans les villes ne soit plus perceptible en juillet, et que l’effet de ces contrôles effectués sur les routes régionales en juin ne soit pas plus senti en juillet. Nous avons présumé que les stratèges de la SAAQ connaissaient la littérature spécialisée sur l’effet synergique, ne serait-ce que par leur participation à la Road Safety Conference de 1998, mais aucune connaissance de son éphémérité ne transparait quand elle commente les effets de ses campagnes. Le caractère éphémère de l’effet dissuasif se confirme également quand on examine la vitesse moyenne déclarée dans les zones de 90 km/h (tableau 30) : elle a augmenté de 92,7 à 96,1 km/h entre 2000 et 2001. Plus de gens feraient des excès de vitesse : de 39 à 59% des répondants entre 2000 et 2001. Le nombre de gens qui conduisent habituellement au-dessus de la vitesse permise a augmenté de 10 points de pourcentage (tableau 31) alors que ceux qui disent ne jamais la dépasser a baissé de 5 points. 338 Tableau 30 : Vitesse moyenne sur les routes secondaires dans les zones de 90 km/h (parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent) Q. : Diriez-vous que le risque que vous courez d’être arrêté pour excès de vitesse SUR LES ROUTES SECONDAIRES dans les zones de 90 km/h est… ? 1999 2000 2001 Moins de 90 km/h 90 km/h 91 à 100 km/h Plus de 100 km/h Nsp/nrp 18% 39% 33% 9% 1% 20% 40% 31% 8% 1% 8% 31% 44% 15% 2% 90 km/h ou moins 90 km/h ou plus 57% 42% 60% 39% 39% 59% Moyenne 92,4 92,7 96,1 (n=1133) (n=1126) (n=1154) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. Tableau 31 : Fréquence d'excès de vitesse dans les zones de 90 km/h (parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent) Q. : À quelle fréquence excédez-vous (dépassez-vous) la limite de vitesse autorisée sur les routes secondaires dans les zones de 90 km/h? Diriez-vous… ? 1999 2000 2001 La plupart du temps (toujours) Assez souvent Occasionnellement Rarement Jamais Nsp/nrp 16% 18% 26% 26% 13% 1% 16% 40% 31% 8% 14% 1% 19% 23% 27% 21% 9% 1% La plupart du temps/assez souvent Occasionnellement/rarement 34% 52% 32% 52% 42% 48% (n=1133) (n=1126) (n=1154) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. 339 L’enquête relève aussi une détérioration significative de la crainte d’avoir un accident à cause d’un excès de vitesse depuis l’an 2000 : la baisse est de 5 points de pourcentage en ville (tableau 32) et de 11 points sur les routes secondaires (tableau 33). Les objectifs assignés à la campagne ne paraissent pas avoir été atteints. Tableau 32 : Risques perçus d'accident lors d'excès de vitesse dans une zone de 50 km/h (parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent) Q. : Si vous dépassez les limites de vitesse, diriez-vous que le risque que vous ayez un accident dans une zone de 50 km/h, peu importe la gravité, est… ? 1999 2000 2001 Très élevé Assez élevé Moyen Faible Très faible Nsp/nrp 10% 23% 32% 21% 12% 2% 12% 25% 28% 23% 11% 1% 8% 24% 32% 22% 13% 1% Très/assez élevé Moyen Faible ou très faible 33% 32% 33% 37% 28% 34% 32% 32% 35% (n=1133) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. (n=1126) (n=1154) 340 Tableau 33 : Risques perçus d'accident à une vitesse de 105 km/h dans une zone de 90 km/h (parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent) Q. : Et imaginons que vous êtes dans une zone de limite de vitesse de 90 km/h. Si vous roulez à 105 km/h, diriez-vous que le risque que vous ayez un accident serait… ? 1999 2000 2001 Très élevé Assez élevé Assez faible Très faible ou nul Nsp/nrp 13% 45% 30% 10% 2% 14% 41% 35% 9% 1% 8% 36% 40% 15% 1% Très/assez élevé Assez/très faible 58% 40% 55% 44% 44% 55% (n=1133) (n=1126) (n=1154) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. On observe une détérioration de la crainte d’avoir un accident suite à un excès de vitesse en ville (32% estiment le risque élevé ou très élevé vs 37% en 2000), même quand cet excès s’élève à 60 km/h (37% en 2001 vs 47% en 2000). De même, on observe une augmentation significative du niveau de sécurité perçu concernant la vitesse en ville (tableau 34). Tableau 34 : Niveau de sécurité perçu concernant la vitesse dans les zones de 50 km/h (parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent) Q. : Considérez-vous votre vitesse comme étant sécuritaire en ville dans les zones de 50 km/h? 1999 Oui Non Nsp/nrp 90% 9% 1% (n=1133) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. 2000 90% 9% 1% (n=1126) 2001 93% 6% 1% (n=1154) 341 L’augmentation significative du sentiment de sécurité va de pair avec une augmentation significative du nombre de ceux qui estiment rouler plus vite que les autres (tableau 35), ce qui est cohérent avec ce que l’on sait de la psychologie routière : le sentiment de sécurité entraine une augmentation de la vitesse. Tableau 35 : Perception de la vitesse des autres conducteurs dans les zones de 50 km/h (parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent) Q. : En général, diriez-vous que les autres conducteurs… vont plus vite que vous… vont à la même vitesse… ou vont moins vite que vous, en ville dans les zones de 50 km/h? 1999 Plus vite À la même vitesse Moins vite Nsp/nrp 58% 38% 3% 1% (n=1133) 2000 57% 39% 2% 2% (n=1126) 2001 56% 39% 4% 1% (n=1154) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. Sur les routes secondaires, non seulement la vitesse moyenne avouée continue à être supérieure aux limites permises mais le nombre de ceux qui roulent en moyenne à plus de 90 km/h a augmenté de 20 points de pourcentage (tableau 36). On constate une hausse de 10 points dans le groupe de ceux qui excèdent toujours ou la plupart du temps la limite (42% en 2001 vs 32% en 2000), une hausse de 3 points chez ceux qui estiment leur vitesse sécuritaire (97% en 2001 vs 94% en 2000), une hausse de 4 points chez ceux qui estiment que les vitesses sont trop basses (17% en 2001 vs 13% en 2000). 342 Tableau 36 : Vitesse moyenne sur les routes secondaires dans les zones de 90 km/h (parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent) Q. : En général, à combien évaluez-vous votre vitesse moyenne dans les zones de 90 km/h? 1999 2000 2001 Moins de 90 km/h 90 km/h 91 à 100 km/h Plus de 100 km/h Nsp/nrp 18% 39% 33% 9% 1% 20% 40% 31% 8% 1% 8% 31% 44% 15% 2% 90 km/h ou moins 91 km/h ou plus 57% 42% 60% 39% 39% 59% 92,4 km/h 92,7 km/h 96,1 km/h Moyenne (n=1133) (n=1126) (n=1154) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. Ces déclarations sont cohérentes avec, pour les routes régionales (tableau 37), la hausse significative de gens qui estiment que les autres conduisent plus vite qu’eux (+ 11 points) et la baisse significative de ceux qui disent que les autres roulent à la même vitesse qu’eux (-10 points), la hausse significative de gens qui pensent que la vitesse des autres est peu ou pas du tout sécuritaire (+7 points), et la baisse significative de ceux qui jugent la vitesse des autres très ou assez sécuritaire (-6 points). 343 Tableau 37 : Perception de la vitesse des autres conducteurs dans les zones de 90 km/h (parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent) Q. : En général, diriez-vous que les autres conducteurs… vont plus vite que vous… vont à la même vitesse… ou vont moins vite que vous, en ville dans les zones de 90 km/h? 1999 Plus vite À la même vitesse Moins vite Nsp/nrp 57% 37% 5% 1% (n=1133) 2000 2001 65% 31% 3% 1% 54% 41% 3% 2% (n=1126) (n=1154) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. Pourtant, plus de gens qu’auparavant estiment rouler à une vitesse sécuritaire (de 94% en 2000 à 97% en 2001). Plus de gens aussi contestent les limites de vitesse, estimant qu’elles sont trop basses (13% en 2000 vs 17% en 2001), soit près d’une personne sur cinq, et moins de gens craignent de faire un accident s’ils excèdent de 15 km/h la limite permise de 90 km/h (54% en 2000 vs 44% en 2001). Ceci indique une tendance à dépasser la limite permise. L’adhésion à la gravité des excès de vitesse est aussi en régression, ce qui pourrait traduire un ressentiment envers l’usage intensif de la contrainte : baisse de 4 points de la perception de gravité en zone urbaine (tableau 38), et, pour les routes secondaires, baisse de 8 points de la perception de gravité des excès de 20 km/h (tableau 39) et de 8 points pour les excès de 30 km/h (tableau 40). 344 Tableau 38 : Gravité d'un excès de vitesse de 10 km/h dans une zone de 50 km/h en tant qu'infraction (parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent) Q. : Diriez-vous que les faits suivants représentent une infraction (faute) TRÈS GRAVE, GRAVE, MOYENNE ou LÉGÈRE… un excès de vitesse de 10 km/h dans une zone où le maximum est de 50 km/h? 1999 2000 2001 Très grave Grave Moyenne Légère Aucune infraction Nsp/nrp 8% 26% 31% 29% 6% 0% 8% 26% 32% 28% 5% 1% 8% 22% 30% 35% 4% 1% Très grave/grave Moyenne/légère 34% 60% 34% 60% 30% 65% (n=1133) (n=1126) (n=1154) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. Tableau 39 : Gravité d'un excès de vitesse de 20 km/h dans une zone de 90 km/h en tant qu'infraction Q. : Diriez-vous que les faits suivants représentent une infraction (faute) TRÈS GRAVE, GRAVE, MOYENNE ou LÉGÈRE… un excès de vitesse de 20 km/h dans une zone où le maximum est de 90 km/h? 1999 2000 2001 Très grave Grave Moyenne Légère Aucune infraction Nsp/nrp 16% 36% 35% 11% 1% 1% 17% 37% 31% 12% 2% 1% 12% 35% 35% 17% 1% 0% Très grave ou grave Moyenne ou légère 52% 46% 54% 43% 46% 52% (n=1133) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. (n=1126) (n=1154) 345 Tableau 40 : Gravité d'un excès de vitesse de 30 km/h dans une zone de 90 km/h en tant qu'infraction (parmi les détenteurs de permis de conduire qui conduisent) Q. : Diriez-vous que les faits suivants représentent une infraction (faute) TRÈS GRAVE, GRAVE, MOYENNE ou LÉGÈRE… un excès de vitesse de 30 km/h dans une zone où le maximum est de 90 km/h? 1999 2000 2001 Très grave Grave Moyenne Légère Aucune infraction Nsp/nrp 52% 34% 11% 2% 1% 0% 52% 36% 9% 2% 0% 1% 41% 39% 15% 4% 1% 0% Très grave/grave Moyenne/légère 86% 13% 88% 11% 80% 19% (n=1133) (n=1126) (n=1154) Les caractères gras soulignent les variations significatives. Source : Léger, 2001b. Nous n’avons pas retrouvé la publicité de la deuxième campagne contre la vitesse, celle ciblant les jeunes de 16-24 ans, diffusée à la télévision et dans les cinémas du 28 septembre au 25 octobre. La campagne, lancée elle aussi en conférence de presse, comprend en outre de l’affichage dans les restosbars, les cégeps et les points de service de la SAAQ, ainsi qu’un concours. D’après les descriptions que les sondeurs en donnent, cette publicité, qui est faite pour inciter les jeunes à réduire leur vitesse sur les routes, montre tout au long du message un cadran indicateur de vitesse dont l’aiguille grimpe rapidement alors que l’on entend les bruits de révolution du moteur et les cris d’excitation des jeunes dans l’automobile. Puis la situation tourne subitement au drame lorsqu’on entend des cris et un bruit de collision, tandis que le cadran indicateur de vitesse fait quelques tours sur lui-même, suggérant que le conducteur a perdu la maitrise de la voiture, laquelle fait quelques tonneaux avant de s’immobiliser. À la fin, l’image est figée et le cadran est à l’envers avec la vitesse à zéro. On entend la voix d’un jeune homme qui dit « Mélanie, parle-moi ». On peut supposer que le conducteur est le seul survivant. Avec seulement 4% de réponses incorrectes et 5% de gens incapables de préciser le sens du message, le niveau de compréhension de cette publicité est particulièrement bon. Rien dans la description du message dont nous disposons ne nous permet cependant de savoir si la SAAQ a dérogé à son habitude d’ajouter une narration moralisatrice et une musique dramatique. 346 Les variations de méthode (les territoires sondés ne sont pas les mêmes) et de marge d’erreur du sondage rendent la comparaison hasardeuse entre les résultats de cette campagne et ceux de l’année précédente (tableau 24). Le sondage qui sera fait l’année suivante pour mesurer l’efficacité d’une autre publicité destinée aux 16-24 ans ne présente pas ces problèmes et nous offrira plus loin quelques points de comparaison (tableau 42). Nous retenons sur le plan interprétatif que la firme SOM participe à la recherche de statistiques persuasives; quand ils connaissent des progrès jugés statistiquement significatifs, les indicateurs attitudinaux et comportementaux sont traités comme la preuve du succès des campagnes publicitaires; quand ils stagnent ou quand ils régressent, ils sont négligés ou traités simplement comme des signes inquiétants mais jamais au point de tempérer la conclusion optimiste à l’effet que les « campagnes répétées de sensibilisation à la vitesse semblent avoir un certain effet modérateur sur les comportements » (SOM, 2002a, p. 17; conclusion répétée en p. 46 et 47). La fiabilité douteuse de la valeur déclarative en matière comportementale n’est pas mise dans la balance, ni évoquée. En 2002, la SAAQ mène deux campagnes contre l’alcool au volant en coordination avec des barrages routiers : au printemps et à l’automne. Nous n’avons d’information précise que sur la première campagne, tenue d’avril à mai, et ciblant tous les conducteurs mais avec un accent particulier sur les conducteurs qui n’admettent toujours pas les risques associés à leur comportement par rapport à l’alcool au volant (particulièrement des hommes âgés de 25 à 44 ans; voir SOM, 2002b, p. 5). Outre l’objectif marketing évident (réduire le nombre d’accidents), cette campagne poursuit plusieurs objectifs de communication (SOM, 2002b, p. 4). Sur le plan comportemental, la SAAQ veut : - faire réaliser à la population qu’empêcher ses amis ou parents de conduire après avoir bu est un moyen de réduire les risques d’accident; provoquer ce comportement d’intervention (en le justifiant et en le valorisant); favoriser le développement d’autres sortes de comportements préventifs. Conformément au changement stratégique annoncé en 2000, que la publicité de l’an 2001 a ignoré, la SAAQ veut aussi augmenter la perception du risque d’être arrêté et, par la médiatisation des barrages routiers, rendre la menace plus crédible. Un dernier objectif est donné qui apparait pour la première fois dans les études post-campagnes : « démontrer que la Société met tout en œuvre afin de régler le problème des conducteurs récidivistes qui conduisent avec des capacités affaiblies ». Nous reconnaissons là un effet pervers du travail de scandalisation de l’opinion qui est nécessaire à l’acceptation de l’intensification des contraintes. Ce travail contribue à expliquer pourquoi la SAAQ met tant d’énergie à publiciser la tenue des barrages routiers ; ils sont une mise en scène de l’action de l’État dont l’objectif n’est pas seulement d’intercepter des conducteurs fautifs (et de prévenir les comportements délinquants) mais aussi de démontrer à toute la population que l’État fait tout ce qu’il peut pour résoudre 347 le problème, et ce, d’une manière qui frappe l’imaginaire et crée une impression durable. Nous n’avons relevé dans l’évaluation post-campagne (SOM, 2002b) aucune question permettant d’évaluer l’atteinte de cet objectif, ce qui indique qu’il s’agit d’une sorte de lapsus des chercheurs, l’explicitation d’un objectif que l’organisation préfère poursuivre sur un mode beaucoup plus implicite et qui nous semble répondre à un état de l’opinion publique particulièrement critique envers l’efficacité des actions de la SAAQ. C’est en cela qu’il s’agit d’un effet pervers du travail de scandalisation. Les médias d’information s’intéressent aux cas qui frappent le plus l’imaginaire parmi lesquels il y a, outre les accidents spectaculaires, les cascades des jeunes audacieux (dont le couch surfing et les courses de rues sont des manifestations) et les cas les plus lourds de récidivistes de la CFA. La médiatisation de ces cas contribue à endosser et à crédibiliser les mythes de l’ivrogne et du fou du volant comme principaux responsables de l’insécurité routière. Les opérations de contrôle policier sont effectuées du 2 mai au 2 juin, mais on organise une journée particulièrement intense le 16 mai avec la tenue du plus grand nombre de barrages simultanés à travers tout le Québec. Les opérations sont publicisées par des affiches et des panneaux, et on distribue aux conducteurs systématiquement interceptés et contrôlés un dépliant expliquant les nouvelles mesures contre la CFA. En relations publiques, on prévoit pour les médias de nouvelles un communiqué de presse le 16 avril pour faire connaitre l’entrée en vigueur des nouvelles mesures législatives contre la CFA. Une conférence de presse se tient le 25 avril pour le lancement de la campagne du printemps contre la CFA. Le 14 avril, on fait un bilan partiel des barrages routiers et on annonce que le 16 est la journée cible pour la tenue simultanée du plus grand nombre de barrages routiers. Le 30 avril, une conférence de presse est spécifiquement consacrée au début de l’opération P.A.S. Alcool, incluant l’annonce d’une journée de contrôle plus intensif encore pour la mi-mai. Le 21 mai, la SAAQ dévoile les résultats partiels des barrages routiers. Toutes ces informations sont également diffusées par la SAAQ sur son site Internet. Le principal volet publicitaire de cette campagne porte toutefois sur un autre volet comportemental : l’incitation à intervenir pour empêcher ses proches de conduire après avoir bu. Ce volet mise essentiellement sur la publicité télévisée (scénario 24) et montre que les stratèges de la SAAQ non seulement n’abandonnent pas leur conviction que la publicité puisse modifier les comportements mais n’ont toujours pas endossé le virage stratégique consistant à miser sur la peur de la police plutôt que la peur d’un accident. Le message, qui cible l’entourage des hommes de 35-54 ans (SOM, 2002b, p. 5), est produit en français et en anglais dans une version longue (1 minute) et une version courte (30 secondes). Il attaque de front le problème cette résistance naturelle à intervenir auprès de quelqu’un que l’on connait : la peur d’une réaction négative. Cette peur, en soi, devrait indiquer aux stratèges que les cibles qui la ressentent opposeront au comportement promu une résistance peut-être trop grande pour que la communication puisse réussir une conversion comportementale. Le texte du message ne clarifie pas ce 348 qui inquiète le plus les amis du conducteur ivre mais, sur le plan dramatique, l’affolement qui s’empare de tous les convives et l’audace de se placer devant le véhicule sont des réactions beaucoup plus cohérentes avec la peur d’un accident qu’avec la peur de la police. On remarque un changement de ton et de style par rapport aux dernières campagnes chocs de la SAAQ, et que rien dans les conclusions des évaluations post-campagnes ne laissait présager. C’est peut-être parce que la campagne a été diffusée dans l’année précédant les élections générales au Québec. Bien que personne ne pouvait prévoir alors le moment des élections (14 avril 2003), je puis personnellement témoigner de ce que le Secrétariat à la communication gouvernementale, qui relève du premier ministre à travers le ministère du Conseil exécutif, nourrissait à l’époque, envers la publicité sociale produite par l’État, la crainte que le peuple québécois ne finisse par intérioriser de lui-même une image très négative. Cette crainte fut avivée par la perspective des élections prochaines au point où il fut ordonné à tous les publicitaires au service de l’État de trouver le moyen de parler des problèmes sociaux d’une manière qui projette des Québécois et de l’action de leur gouvernement une image positive. Cette publicité de la SAAQ offre un exemple de ce qui en est résulté. Scénario 24 SAAQ TV : « Empêchez vos amis de boire et de conduire. Insistez! » Diffusion : 2002 Plan Vidéo Audio 1 2 Traveling sur une table de réception en fin de soirée. En gros plan : plusieurs bouteilles d’alcool et des verres plus ou moins vides. En arrière-plan : les invités mettent leurs manteaux et s’apprêtent à partir. Plan extérieur (nuit fraiche d’automne): Simon, un invité, marche vers l’objectif, se dirigeant de la porte d’entrée vers son automobile. Il a l’air fatigué. L’hôte apparait en Musique: Violons. Tonalité de suspense. Voix (Hôtesse, presque inaudible) : « Ben, ça fait plaisir C’était vraiment le fun de vous voir. » Musique: Violons. Tonalité de suspense. Effets sonores Sons de criquets. Voix (hôte) : « Eh, Simon! » Durée du plan 0,03 Temps cumul. 0,03 0,03 0,06 349 3 4 5 6 7 courant dans le champ de la caméra, sans manteau, puis ralentit et marche. Plan plus éloigné. Simon tient la clé de son automobile dans la main gauche. Il se retourne un peu vers son hôte mais sans s’arrêter. Il commence à contourner son véhicule pour se diriger vers la portière du conducteur. Plan moyen. Au premier plan : Simon qui se rapproche de la portière. Il ne regarde plus son hôte. À l’arrière-plan, l’hôte continue à marcher vers Simon. Plan moyen de l’hôte qui se remet à courir vers Simon. Il sourit en parlant comme pour adoucir sa dénégation ou comme s’il trouvait la réaction de Simon un peu drôle. Prise intérieure de la maison, vue d’une fenêtre. À l’avant-plan, de dos, l’un des invités regarde la scène à l’extérieur. À l’arrièreplan, on voit l’hôte qui essaie de rattraper Simon avant qu’il n’entre dans la voiture. Plan moyen, extérieur : l’hôte a rattrapé Simon et lui prend le bras. 8 Gros plan extérieur : Simon de face, l’hôte de dos. Simon est irrité et se dégage d’un geste brusque. 9 Gros plan extérieur : Simon de dos, qui se tourne vers sa voiture. On devine qu’il a ouvert sa portière et qu’il entre dans la voiture. L’hôte est de face : il est surpris et dépité par la réaction de Simon. Gros plan intérieur, vu du parebrise avant : Simon passe derrière le volant. Il a l’air contrarié. Plan extérieur. On voit dans la fenêtre de la maison l’autre invité, manteau sur le dos, qui décide d’aller prêter main forte à 10 11 Musique: Violons. Tonalité de suspense. Effets sonores Sons de criquets. Voix (hôte) : « Je pense que tu ne devrais pas prendre ton auto. » 0,03 0,09 Musique: Violons. Tonalité de suspense. Effets sonores Sons de criquets. Voix (Simon, nonchalant) : « Ben non, moi je suis ben correct. » Musique: Violons. Tonalité de suspense. Effets sonores Sons de criquets. Voix (hôte) : « Non, non, non…. Simon… » Musique: Violons. Tonalité de suspense. 0,03 0,12 0,03 0,15 0,02 0,17 Musique: Violons. Tonalité de suspense. Effets sonores Sons de criquets. Voix (hôte) : « Non, non, non, dans l’avis d’une couple, moi pis toi, c’est pas une bonne idée... » Musique: Violons. Tonalité de suspense. Effets sonores Sons de criquets. Voix (hôte) : « … de conduire. » Voix (Simon) : « C’est quoi la patente, là? » Musique: Violons. Tonalité de suspense. Voix (Simon) : « Je suis assez grand. » 0,03 0,20 0,03 0,23 0,02 0,25 Musique: Violons. Tonalité de suspense. 0,01 0,26 Musique: Violons. Tonalité de suspense. 0,01 0,27 350 12 13 14 15 16 17 18 l’hôte. Deux femmes en arrièreplan regardent elles aussi la scène et ont l’air très inquiètes. L’hôtel est maintenant seul à côté de la voiture. Il a l’air de se demander ce qu’il peut faire. Puis il se décide à avancer pour aller se placer devant le véhicule. À l’arrière-plan, on devine dans l’ombre l’autre invité qui sort en courant, suivi de deux femmes. L’hôte se place devant la voiture et pose ses mains sur le capot en regardant Simon dans les yeux. Gros plan de Simon qui lève les yeux vers son ami qui lui barre le chemin. Il a l’air un peu ivre. Gros plan de l’hôte qui fixe son ami dans les yeux et fait non de la tête. Gros plan de Simon. Il a l’air irrité. On devine qu’il choisit d’ouvrir la portière. Plan d’ensemble : l’hôte est toujours appuyé sur le capot. Simon sort de son véhicule. Les autres amis sont encore loin. Simon sort de la voiture. Son hôte se rapproche. On a l’impression que Simon va être violent. 19 Plan de Simon refermant brusquement la portière. Les autres amis arrivent derrière lui. 20 Plan de Simon qui se retourne vers le deuxième invité. Il semble commencer à se sentir ridicule. 21 L’invitée intervient en appui. Elle prend le bras de Simon. 22 Plan d’ensemble des hôtes et des invités qui entourent Simon. Celui-ci hésite, puis il tend ses clés à son hôte qui les prend. L’hôte donne quelques coups amicaux au bras de Simon, puis il regarde vers sa conjointe. Les autres amis sortent du champ de la caméra. Tout le monde a l’air content. 23 L’hôtesse regarde fièrement son conjoint. Musique: Violons. Tonalité de suspense. 0,01 0,28 Musique: Violons. Tonalité de suspense. 0,01 0,29 Musique: Violons. Tonalité de suspense. 0,01 0,30 Musique: Violons. Tonalité de suspense. 0,01 0,31 Musique: Violons. Tonalité de suspense. 0,01 0,32 Musique: Violons. Tonalité de suspense. Voix (hôte, ton empathique) : « Simon… » Musique: Violons. Tonalité de suspense. Voix (hôte, ton empathique) : « … j’veux pas que tu partes avec ton char… » Musique: Violons. Tonalité de suspense. Voix (Simon, ton irrité) : « Tu te prends pour qui, toi? » Voix (deuxième invité) : « On se prend pour tes chums. » Musique : Le ton de suspense se calme. Voix (deuxième invité) : « Arrête, là. Viens-t’en avec nous autres. » Voix (invitée) : « C’est moi qui conduis ce soir. Viens-t’en. » Voix (Simon) : « J’ai besoin de mon auto demain. » 0,02 0,34 0,02 0,36 0,05 0,41 0,03 0,44 0,02 0,46 0,07 0,53 0,02 0,55 Voix (hôte) : « Casses-toi pas la tête avec ça. » Voix hors champ (narrateur, homme) : « Empêcher un ami… » Voix hors champ (narrateur, homme) : « … de conduire après avoir 351 24 Plan de tout le monde qui raccompagne Simon vers l’automobile des amis. L’hôte et l’hôtesse se prennent par les épaules, visiblement heureux et satisfaits d’eux-mêmes. En surimpression, le slogan de le mot campagne avec « INSISTEZ! » en caractères rouges et plus gros : « Empêchez vos amis de boire et conduire. INSISTEZ! » En surimpression, le logo de la SAAQ avec une signature corporative »; « On prépare l’avenir ». bu… » Voix hors champ (narrateur, homme) : « … c’est intelligent et c’est une preuve d’amitié. Insistez. Empêchez vos amis de boire et conduire. » 0,05 1,00 D’après SOM (2002b), la notoriété totale de la campagne atteint 86%. En notoriété spontanée, le souvenir de publicités télévisées sans plus de précision (29%) et le souvenir plus spécifique de la publicité de 2002 (28%) laissent penser que la publicité a davantage contribué au succès de la campagne que les relations de presse (12% en 2002 comparativement à 30% en 2001), mais cela est peut-être dû à un problème de méthode : la question portait spécifiquement sur le souvenir de « publicités ». Sur le plan des moyens utilisés par la SAAQ, la publicité dominait le volet de la promotion du contrôle social externe informel alors que les relations de presse dominaient le volet du contrôle social externe formel (les barrages et les mesures plus sévères). En matière de familiarité (tableau 41), quand on demande aux répondants s’ils ont vu ou entendu parler des barrages routiers, ce sont bel et bien les médias de nouvelles à la télévision (40%), à la radio (33%), dans les journaux (26%) qui dominent, devant le bouche-à-oreille (20%), les affiches (16%) et les panneaux (9%), tandis que seulement 8% disent avoir personnellement vu un barrage. Le même phénomène se produit quand on leur demande s’ils sont au courant des nouvelles mesures plus sévères contre la CFA et la récidive : les nouvelles télévisées dominent (75%), suivies des journaux (15%) et des parents ou amis comme source d’information (11%). Pour faire la promotion de l’intervention interpersonnelle afin d’empêcher la conduite après avoir bu, l’utilisation de la publicité est d’autant plus appropriée que le sujet, moins spectaculaire, offre bien moins d’intérêt et de matériel médiatique que l’intensification des contraintes. Le message publicitaire lui-même a été bien compris si l’on tient compte de ce que cette technique de communication peut accomplir : 50% des répondants ont parfaitement compris la « subtilité » du message (SOM, 2002b, p. 23), soit l’idée qu’il faut intervenir pour empêcher ses amis et ses proches de boire et de conduire, mais 44% ont compris le message dans le sens plus large et traditionnel qu’il ne faut pas conduire après avoir bu. La difficulté des répondants à verbaliser correctement le sens du message 352 est considérée comme « très mineure » par SOM (2002b, p. 50) et constitue la seule petite ombre au chapitre des conclusions sur l’efficacité de la campagne. Nous estimons au contraire que le taux de réponses correctes (50%) est relativement élevé en publicité (surtout en publicité sociale où les propositions tendent à être bien plus complexes que les propositions commerciales). Cela signale que l’intervention auprès des pairs dans le contexte de l’alcool au volant est un comportement qui préexistait à cette campagne, quoi que bien plus par crainte de la police que par crainte d’un accident. Tableau 41 : Évaluation de l'adhésion au contrôle social de l'alcool au volant, 2002 Indicateurs Familiarité Ont vu/entendu parler des barrages routiers intensifs Savent que le gouvernement du Québec a adopté de nouvelles mesures plus sévères contre la CFA et plus particulièrement contre les récidivistes Ont déjà été intercepté par un barrage ou connaissent quelqu’un qui l’a été Ont eu connaissance d’actions particulières pour faire respecter la loi Opinion Estiment efficace ce type de publicité pour convaincre les gens : - à inciter leurs amis/parents à ne pas prendre le volant après avoir bu - à ne pas conduire s’ils ont bu Fortement/plutôt en accord avec le fait d’inciter les gens à intervenir Considération Ont dit que cette campagne les a fait réfléchir Se sont sentis concernés en tant qu’intervenant potentiel auprès de parents/amis Externe formel 2000 2002 (n=1155) 70% (n=1151) 72% -- 65% 57% 56% 44% 46% (n= 984) (n=1014) -- 84% 81% 82% 80% (n= 1014) 92% 86% Se sont sentis concernés en tant que conducteur Conducteurs ayant déclaré que leur risque personnel d’être arrêté en cas de CFA est très/plutôt élevé Externe informel 2000 2002 (n=873) 42% (n=978) (n=1151) 54% 57% 353 Intention Se sentiraient justifiés d’intervenir si l’occasion s’en présentait Déclarent très/assez probable qu’ils interviendraient si l’occasion s’en présentait Essai Conducteurs ayant déclaré que leur connaissance des barrages routiers intensifs les a incités à ne pas prendre le volant après avoir bu Ont eu quelqu’un qui est intervenu pour les dissuader de conduire après avoir bu (n=398) Ont accepté de ne pas conduire après avoir bu suite à l’intervention de quelqu’un en ce sens (n=1014) 93% 93% (n=978) 37% (n=398) 9% (n=978) 13% 7,5% 10,7% Source : SOM, 2002b. Nous avons retenu de l’enquête par sondage réalisée par SOM, entre le 30 mai et le 16 juin 2002, les indicateurs nous permettant d’évaluer les deux principaux objectifs de la campagne : la promotion du contrôle social externe formel (le contrôle et la répression de la CFA par l’État) et informel (l’intervention interpersonnelle pour empêcher un proche de conduire après avoir bu). SOM ne relève aucune différence statistiquement significative entre 2000 et 2002 mais de telles invariances n’empêchent jamais les firmes embauchées par la SAAQ de conclure à autre chose qu’au succès des campagnes : les taux toujours très élevés des indicateurs des dimensions symboliques sont ultimement et invariablement interprétés, dans cette enquête (SOM, 2002b, p. 50-51) comme dans toutes les autres du même type, comme des résultats suffisamment « prometteurs » pour compenser la fiabilité plus que douteuse des comportement déclarés. On remarque que les indicateurs d’appui au contrôle social externe formel reproduisent bien la hiérarchie décroissante de l’entonnoir, même s’il est probable que des individus conformes ont pu contribuer à l’atteinte de taux qui sont manifestement trop élevés. La SAAQ contribue à cet effet en laissant entendre que la consommation d’alcool est un risque inacceptable, sans égard à la quantité, ce qui favorise la confusion entre l’inacceptable et l’interdit. Quoi qu’il en soit, le sondage révèle que la fréquence de conduite après avoir consommé n’a pas varié entre 2000 et 2002 (SOM, 2002b, p. 40). Seulement 9% des répondants admettent avoir conduit après avoir bu deux verres dans l’heure précédant leur départ. Ce critère de deux verres pour évaluer le risque de CFA sera contesté en 2008 par Éduc’Alcool (Perreault, 2008) : 354 Le hic, c’est que la définition retenue par la SAAQ, deux consommations ou plus dans l’heure avant le départ en voiture, ne tient pas la route. Selon Éduc’Alcool, il faudrait être un homme de moins de 100 livres, ou une femme de moins de 110 livres, pour dépasser la limite de 0,08 en consommant deux verres en une heure. La SAAQ reconnait que la limite retenue – deux consommations – n’équivaut pas à la conduite en état d’ivresse. « Le fait de prendre le volant après deux consommations n’est effectivement pas une démonstration de dépassement de la limite de 0,08 dit Audrey Chaput de la SAAQ. Toutefois, cela démontre que le message « quand on boit, on ne conduit pas » n’est pas reçu également par tous les conducteurs. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les facultés affaiblies ne sont pas le seul résultat de la consommation d’alcool. La fatigue, un estomac vide, la prise de médicaments peuvent s’additionner à la prise d’alcool et une personne peut avoir les facultés affaiblies même en deçà du 0,08. » D’après Perreault (2008), Éduc’Alcool interprète cette position de la SAAQ comme le signe d’un travail de l’opinion en vue de l’abaissement de la limite de 0,08 à 0,05 : Éduc’Alcool confirme cette interprétation. « Le mythe des deux consos à l’heure est un indice qui n’a strictement rien de scientifique. Je ne sais pas du tout d’où il provient et nous n’y référons jamais, dit Hubert Sacy, directeur général d’Éduc’Alcool. Retenez que la SAAQ souhaite grandement que le taux d’alcoolémie soit ramené à 0,05 plutôt qu’à 0,08. Il n’est pas impensable qu’elle ait intérêt à ce que l’on s’attarde aux effets de la consommation à faible dose. » Mme Chaput n’a pas voulu faire de commentaire sur le désir de la SAAQ de ramener la limite à 0,05. La hiérarchie des indicateurs d’appui au contrôle social externe informel est, au contraire du contrôle formel, particulièrement chaotique, au point de s’inverser en passant de l’opinion à la considération puis à l’intention. Cela tient manifestement à la mauvaise qualité de nos indicateurs qui ne filtrent pas le biais de conformité, mais aussi à la proposition elle-même (l’exercice du contrôle social externe informel) qui valorise et stimule l’expression de la conformité. On en a un indice en comparant les taux de réponses positives de l’ensemble des répondants avec ceux des conducteurs en ce qui concerne la considération, et un autre indice avec l’écart qui se creuse dès que l’on passe à l’indicateur d’essai, dont les taux sont probablement eux aussi trop élevés pour les mêmes raisons. Nous ne savons pas si les chercheurs ont croisé les taux d’essai avec les différentes catégories de conducteurs dits à risque mais même sans l’avoir fait il est évident que plus les conducteurs sont à risque, plus leur taux d’essai doit friser le zéro. Il reste que les taux très faibles d’essai indiquent qu’il existe bel et bien des freins puissants à l’essai et à l’adoption de ce type de comportement, ce que la publicité elle-même abordait sans détours (scénario 24). Si les stratèges de la SAAQ ont pensé que la publicité pouvait influencer le comportement de l’entourage des conducteurs à risque parce que leur conformisme promettait moins de résistance, ces 355 résultats ne confortent pas leur espérance et contredisent leurs affirmations à l’effet que l’intervention auprès des pairs est un comportement acquis. Dans sa lutte contre la vitesse excessive, la SAAQ mène deux campagnes en 2002. La première, en juin et juillet, cible les hommes de 26 à 44 ans. Pour les stratèges publicitaires, l’objectif de la campagne est de bâtir un consensus social contre la vitesse au volant (SAAQ, 2003, p. 67), mais la tenue simultanée de barrages policiers intensifs montre que la production d’un effet synergique est aussi un objectif de la SAAQ. Le message télévisé est une rediffusion du message de 2001 (scénario 23). La remise en ondes d’un message choc indique qu’en cette année pré-électorale, seule la production de nouveaux messages est soumise à l’examen plus attentif de l’agence de coordination de la communication gouvernementale (organisation créée par le Conseil exécutif pour veiller à la cohérence des communications, notamment avec les politiques du gouvernement, et qui, à cette fin, autorise toutes les campagnes de communication de l’État). SOM (2002c) a produit une évaluation de cette campagne mais nous n’avons pas son rapport d’analyse. Dans son rapport annuel, la SAAQ (2003, p. 67) conclut cependant que ses actions de communication pour accentuer la réprobation sociale de la vitesse excessive sont « encore insuffisantes à infléchir de manière significative et durable la courbe du nombre des victimes, et qu’elles devront être intensifiées ». L’usage de l’adverbe « encore » montre que la manière dont les stratèges de la SAAQ conceptualisent le rôle de la publicité n’est pas remise en cause par son incapacité à produire les résultats espérés, et la conclusion indique que l’échec est uniquement envisagé comme un problème d’intensité. La campagne de 2002 contre la vitesse au volant chez les jeunes conducteurs comporte un nouveau message de 60 secondes pour le cinéma, une adaptation en format de 30 secondes pour la télévision, une affiche (dont le visuel présente essentiellement une trace de pneu sur un fond jaune avec le slogan de la campagne), un dépliant et un site Internet (ralentissez.com). Nous n’avons pas retrouvé la publicité télévisée de la campagne contre la vitesse au volant chez les jeunes de 16 à 24 ans qui a été diffusée du 27 septembre au 24 octobre, mais le sondage post-campagne effectué entre le 28 octobre et le 2 novembre (SOM, 2002d, p. 4) en donne une description qui nous permet de savoir que l’approche était allégorique et, en cette année pré-électorale, qu’elle dérogeait de l’approche choc tout comme la publicité de 2002 contre l’alcool au volant. La publicité, sans aucun dialogue, montre un jeune homme faisant du jogging tout en écoutant avec son walkman la musique qui fait aussi la trame sonore du message. Il court en zigzaguant entre les piétons jusqu’à la fin du message où, pour éviter une petite fille qui sort d’un magasin en mangeant un cornet de crème glacée, il entre en collision avec un homme d’âge mur qui porte une caisse d’oranges. On entend alors un bruit de collision automobile tandis que les deux hommes tombent au sol, plus ou moins assommés. Le message se termine par le slogan : « Plus tu roules vite, 356 moins tu as le contrôle », avec le logo de la SAAQ. Ce message a fait l’objet d’une évaluation par SOM (2002d) qui nous fournit des indicateurs de familiarité, de considération, d’essai et d’adoption (tableau 42). Tableau 42 : Évolution de l'adhésion des 16-24 ans au respect des limites de vitesse, 2002 Indicateurs 2000 2002 -- (n=234 ) 69% Familiarité Ont suivi des cours de conduite Conduisent tous les jours ou au moins une fois par semaine 60% Considération Admettent qu’il leur arrive très souvent/souvent/rarement de conduire dangereusement (n=287) 28% (n=304) 35% Essai En tant que passagers, déclarent qu’il leur arrive de demander à un parent/ami de ralentir (n=287) 13% (n=304) 20% 6% 2% (n=287) 21% (n=304) 17% En tant que conducteurs, déclarent qu’il leur arrive très souvent/assez souvent qu’un passager leur demande de ralentir Adoption Déclarent qu’il ne leur arrive jamais de dépasser les limites de vitesse Source : SOM, 2002d. Le sondage post-campagne de SOM (2002d) ne relève aucune variation significative entre la campagne de 2001 et de 2002. Il comporte des indicateurs plus précis en ce qui concerne la considération et l’essai, ce qui explique la conformité de la structure hiérarchique avec le modèle de l’entonnoir, de la familiarité à l’essai. L’indicateur d’adoption donne une indication du taux de conformité parmi les 16-24 ans mais il n’offre pas d’indicateur fiable de conversion (pourcentage de conducteurs ayant abandonné des comportements à risque). La campagne présente un bon taux de notoriété spontanée (74%), la compréhension est dans les normes habituelles (21% ont très bien compris le sens de l’allégorie, et toutes les autres mentions sont en rapport avec le problème de la vitesse au volant hormis les 4% qui ont décodé un message contre l’alcool au volant), la mémorisation et la pénétration du marché (86%) ne présentent pas de problèmes. Et pourtant, plus clairement que jamais, une étude post-campagne laisse entendre que la campagne pourrait n’avoir donné lieu à aucune conversion comportementale, qu’elle aurait même été impuissance à empêcher une régression comportementale. Non seulement les sondeurs 357 expriment-ils leur scepticisme quant aux déclarations positives des répondants sur l’impact perçu de la campagne, mais ils concluent sur la base d’autres indicateurs attitudinaux (la tendance à trouver que les autres roulent trop lentement) et comportementaux (zigzaguer entre les véhicules sur les autoroutes et autres comportements dangereux) que la situation « ne s’est certainement pas améliorée » (SOM, 2002d, p. 50) et qu’il y aurait même une tendance à la dégradation (le bilan routier des années suivantes leur donnera raison). Ayant clairement pris conscience de l’écart entre l’objectif déclaré de la campagne (inciter les jeunes conducteurs à réduire leur vitesse sur les routes) et les effets mesurés (aucune amélioration, et une dégradation comportementale appréhendée), comment expliquer que les mêmes sondeurs concluent qu’elle a eu un bon impact? Il faut qu’à défaut de résultats positifs, le succès, contre toute rigueur, ne soit pas mesuré en fonction de l’atteinte des objectifs poursuivis (comportementaux) mais en fonction d’indicateurs attitudinaux donnés comme secondaires (symboliques) et auxquels on accorde pourtant peu de fiabilité : la réceptivité aux messages (SOM, 2002d, p. 11). Il est difficile de savoir jusqu’à quel point ce glissement référentiel est attribuable à la firme SOM et non pas aux chercheurs de la SAAQ qui encadrent son travail mais la SAAQ produit en 2003 un Plan de promotion de l’année 2004 qui revient sur les performances de ce message (Sanschagrin, 2003). Dans ce document, le style allégorique de la publicité est blâmé et jugé responsable de la diminution (pourtant non significative) de 10% du nombre de jeunes hommes qui, par rapport à 2001, se sont déclarés en accord avec l’affirmation à l’effet que le message publicitaire les avait faits réfléchir. Les campagnes de 2003 contre la CFA et contre la vitesse participent à la mise en place d’un continuum de campagnes d’avril à novembre. En avril et mai, une campagne contre la CFA inclut de la publicité et des barrages routiers. De mai à juillet, la campagne contre la vitesse mise surtout sur une campagne publicitaire alors que sur le plan répressif, une seule journée de contrôle intensif est organisée partout au Québec, quoique la région de Chaudières/Appalaches ait droit à des opérations intensives plus fréquentes. De juin à septembre, des barrages routiers contre la CFA sont érigés partout au Saguenay/Lac-Saint-Jean en collaboration avec les services policiers de la SQ et de la ville de Saguenay (c’est l’« Opération sans issue »). Enfin, d’octobre à novembre, une autre campagne publicitaire contre la CFA est diffusée en même temps qu’on organise des barrages routiers partout au Québec. Les campagnes du printemps contre la CFA et de l’été contre la vitesse ont fait l’objet d’évaluations qui, globalement, concluent toutes à leur inefficacité : entre 1997 et 2003 pour la CFA, et entre 2001 et 2003 pour la vitesse, non seulement la plupart des attitudes et comportements sécuritaires reliés à la vitesse et à la CFA stagnent, mais nombre de ceux reliés à la CFA régressent. Les résultats contreproductifs de ces six années de campagnes publicitaires étonnent et inquiètent les sondeurs, qui n’ont pas d’explication à offrir, sinon, dans le cas de la vitesse, le fait que « la détérioration ponctuelle du bilan routier, qui a été publicisée juste avant la tenue de l’enquête, après plusieurs années consécutives d’amélioration, pourrait 358 expliquer ce retour du pendule » (SOM, 2003b, p. 25). L’hypothèse parait plausible mais insuffisante car elle n’explique pas la dégradation plus sévère encore des indicateurs de la campagne contre la CFA, qui a immédiatement précédé celle contre la vitesse. Compte tenu de la culture d’intervention de la SAAQ, on peut supposer que ces résultats alarmants ont conforté l’idée que l’introduction de mesures de contrôle plus sévères a été trop longtemps retardée et qu’elles sont plus nécessaires que jamais. De fait, nous allons voir que la SAAQ a introduit dans ses sondages post-campagnes des questions pour mesurer l’appui de la population à l’abaissement de la limite de 0,08 et à l’introduction des cinémomètres photographiques. En ce qui concerne le travail de l’opinion, nous allons voir que le même continuum semble avoir bien servi le travail de l’acceptation de l’intensification des contraintes, et dans le cas de la CFA et dans le cas de la vitesse, puisque ce sont les seuls qui affichent parfois des améliorations significatives. Même s’ils n’ont relevé aucune relation d’influence entre les attitudes et les comportements déclarés, même s’ils reconnaissent que les indicateurs d’attitudes ne sont pas fiables et même s’ils soupçonnent qu’ils sont entachés d’un biais de conformité supérieure de soi, les sondeurs se raccrochent à l’idée que la réceptivité aux messages de la SAAQ offre l’espoir que les cibles finissent un jour par modifier par elles-mêmes leurs comportements. La publicisation de la dégradation du bilan routier a pu jouer dans la décision de la SAAQ de ne plus publier, dans les années suivantes, de statistiques ponctuelles ni même annuelles. Elle a joué en tout cas dans la décision de déplacer de l’automne au printemps, dès 2004, la campagne contre la vitesse chez les 16-24 ans : En annonçant hâtivement son plan d’action à l’intention des jeunes conducteurs, nous croyons que la Société pourra réagir plus efficacement aux commentaires des journalistes sur l’actualité entourant, entre autres, le phénomène des courses automobiles dans les rues, les véhicules modifiés et les accidents impliquant des jeunes. Rappelons qu’au printemps dernier, alors que la Société n’avait pas planifié de moyen d’action à l’intention des 16-24 ans, les journalistes avaient questionné à plusieurs reprises la Société sur ses actions à venir. La Société n’avait pu que leur répondre en élaborant sur ses programmes éducatifs en milieu scolaire ou en traitant des répercussions des campagnes précédentes. (Sanschagrin, 2003, p. 8) Nous avons donc en 2003 d’autres signes à l’effet que la RAAQ puis la SAAQ ont si bien réussi à faire de l’insécurité routière une cause sociale que cette dernière commence à être dépassée par les attentes des médias et du public. Pour ses deux campagnes de 2003 contre l’alcool au volant, la SAAQ rediffuse la publicité de 2002 (scénario 24). Les objectifs et les stratégies sont du reste les mêmes qu’en 2002, si ce n’est que la campagne ne semble miser que sur une seule journée d’opérations intensives de contrôle de la vitesse (le 10 juin), ce qui pourrait se comprendre du fait que les barrages routiers contre la CFA mobilise les effectifs policiers depuis le mois de mai. Nous n’avons qu’une étude post-campagne, qui porte sur la 359 campagne du printemps (SOM, 2003a; voir tableau 43), et qui a été faite du 11 au 26 juin, soit juste après la campagne contre la CFA et juste après la journée la plus intensive de contrôle de la vitesse (10 juin). La collecte des données se fait donc alors que la population est soumise depuis deux mois et demi à un intense continuum répressif (opérations soutenues de contrôle policier), une stratégie qui semble avoir échoué à faire perdurer l’effet synergique. Tableau 43 : Évaluation de l'adhésion au contrôle social de l'alcool au volant, 2003 Indicateurs 1999 2000 2002 2003 Notoriété Notoriété assistée de la publicité télévisée (n=1151) (n=1153) 87% 88% Notoriété assistée des barrages routiers (n=1155) (n=1151) (n=1153) 72% 70% 56% Notoriété spontanée des barrages routiers (n=1155) (n=1151) (n=1153) 44% 46% 31% Familiarité Croient que l’on peut être arrêté pour CFA même avec un taux d’alcoolémie inférieur à 0,08 (n=979) Ont déjà été interceptés pour un contrôle de l’alcool au volant ou connaissent quelqu’un qui l’a été Ont été en contact au cours des 12 derniers mois avec une personne avec les facultés trop affaiblies pour conduire (n=931) - au moins une fois - plus d’une fois Ont déjà pris place à bord d’un véhicule conduit par une personne avec les facultés trop affaiblies pour conduire (n=934) Opinion Sont fortement d’accord/d’accord avec l’idée que la CFA est un problème social important (n=924) Jugent que la limite de 0,08 est adéquate (n=861) 68% (n= 1143) (n=903) 48% 49% (n=933) 62% 35% 25% 7% 95% 72% 360 Considération Se sont sentis concernés par la campagne en tant que personne susceptible d’intervenir auprès d’un parent/ami pour prévenir la CFA (n=1014 (n=1020 ) ) 87% 86% Se sont sentis concernés par la campagne en tant que conducteur (n=873) 42% (n=840) 49% Déclarent que le fait de savoir qu’il se tient des barrages routiers intensifs les incite à ne pas conduire après avoir bu (n=978) 37% (n=937) 45% Essai Ont eu quelqu’un qui est intervenu pour les dissuader de conduire après avoir bu Ont accepté de ne pas conduire après avoir bu suite à l’intervention de quelqu’un en ce sens (n=398) (N=398) 9% (N=384) 17% 7,5% 13,9% * : les variations significatives sont en caractères gras. Source : SOM, 2003a. La notoriété du message publicitaire ne parait affectée ni par le continuum répressif particulièrement intense, ni par le fait que la collecte a lieu pendant la campagne contre la vitesse. Une rediffusion présentant normalement des signes de fatigue du message qui se traduisent par une baisse de notoriété, nous ne pouvons que signaler le caractère exceptionnel d’aussi bons résultats qui donnent raison sur cet aspect aux politiciens qui ont exigé une approche socialement plus positive. Les sondeurs observent cependant que la moitié des répondants continuent à comprendre le message comme une interpellation du conducteur plutôt que de ses proches, mais ils concluent que les cibles ne retenant généralement que le sens très général d’un message (ce qui va dans le sens de notre interprétation), il faut leur accorder plus de temps avant d’assimiler une nouvelle proposition. La notoriété des barrages routiers, pourtant fer de lance de la campagne, se trouve significativement dégradée (tableau 38), et d’une manière que les sondeurs ne s’expliquent pas compte tenu de l’intensité exceptionnelle du continuum répressif. Cela signale une méconnaissance du caractère éphémère de l’effet répressif sur la dissuasion, tant de la part des sondeurs que de la part des stratèges publicitaires. Les taux de nos indicateurs présentent les incohérences habituelles avec le principe de la distribution hiérarchique des effets de la communication mais seulement quand le biais de la désirabilité sociale n’est pas contrôlé. Les sondeurs le reconnaissent en partie quand ils attribuent à ce biais le fait d’avoir dénombré plus de conducteurs désignés que de personnes raccompagnées (SOM, 2003a, p. 48), et le 361 fait que deux indicateurs de considération aient significativement augmenté malgré la régression de la notoriété des barrages. Observant que l’augmentation significative de la familiarité des répondants avec les barrages routiers n’a eu aucun impact sur les perceptions de risque d’être arrêté, les sondeurs concluent, comme les stratèges publicitaires de la SAAQ, que le problème en est un d’intensité, et ce, malgré le fait que cette intensité ait pourtant été augmentée : « la répétition n’est pas encore suffisamment forte pour se traduire par un conditionnement ou en perception différente du risque d’être arrêté et n’a donc pas encore atteint son plein impact » (SOM, 2002a, p. 76). L’idée que des campagnes, qui sont toujours décrites comme des campagnes d’information, de sensibilisation et d’éducation, répondent en fait à une mécanique du conditionnement est une approche béhavioriste cohérente avec l’approche dissuasive, mais elle n’a jamais été exprimée ailleurs qu’ici. Le premier indicateur de familiarité et le second indicateur d’opinion ont été introduits par la SAAQ pour commencer à mesurer l’appui de la population à une réduction de la limite de 0,08 à 0,05, mais les sondeurs suggèrent à la SAAQ de raffiner les futures questions sur le sujet afin de savoir si les gens trouvent la limite actuelle trop élevée ou trop basse (SOM, 2002a, p. 12, 45). Sur un plan d’opinion plus large, les sondeurs constatent que l’appui de la population à la lutte à la CFA est à un point optimal. Sur le plan de la considération, plus de répondants déclarent s’être sentis concernés par la campagne et avoir ressenti l’effet dissuasif des barrages, mais si les sondeurs se réjouissent de constater que l’impact se manifeste davantage sur les groupes à risque (la considération pour agir en tant qu’intervenant monte à 93% chez les jeunes de 25-34 ans; voir SOM, 2003a, p. 69%), ils y voient aussi un effet de désirabilité sociale quand ils comparent cette progression avec la régression de la notoriété des barrages. L’augmentation significative des taux d’essai des comportements promus est interprété par les sondeurs comme un succès très prometteur pour la nouvelle approche de mobilisation de l’entourage, cependant ils relèvent le fait que les échantillons sont si faibles à ce niveau qu’il leur est impossible de faire des croisements significatifs pour savoir si ces progrès sont dus à des réponses d’individus conformes ou à risque. L’écart important entre ceux qui déclarent avoir fait une intervention (73%) et ceux qui disent avoir été l’objet d’une intervention (17%) pour décourager la CFA les amène à considérer que les répondants surestiment la clarté de leur intervention du point de vue des personnes auprès de qui ils disent être intervenus : « Malgré que les deux mesures ne soient pas vraiment comparables, l’écart indique, à notre avis, que beaucoup de gens sentent qu’ils devraient intervenir mais ne le font pas toujours ou pas assez manifestement pour être perçu comme tel par la personne ayant consommé » (SOM, 2003a, p. 12). En somme, les gens ont intégré les valeurs proposées, peut-être même avant que la SAAQ n’en fasse l’objet de communications, mais pas suffisamment pour qu’ils interviennent (SOM, 2003a, p. 39). Il se peut qu’ils continuent à être partagés entre le sentiment de leur responsabilité et la gêne d’intervenir. La publicité, à cet égard, n’aurait rien changé. 362 Sur le plan des indicateurs les plus importants pour la SAAQ (les indicateurs d’adoption), le sondage constate une stagnation et une régression des comportements. De 1997 à 2003, les indicateurs de consommation d’alcool n’ont pas varié significativement sauf en ce qui concerne deux facteurs qui semblent s’annuler : la fréquence de consommation a significativement augmenté (SOM, 2003a, p. 17) de même que la consommation à la maison (SOM, 2003a, p. 20), ce dernier facteur étant considéré comme moins à risque de mener à de la CFA. En ce qui concerne la consommation d’alcool en relation avec la conduite automobile, les sondeurs observent que les « conducteurs buveurs » ont tendance à prendre plus de précautions pour éviter la CFA (SOM, 2003a, p. 29). En six ans, voilà les seuls résultats comportementaux obtenus par les campagnes de la SAAQ, tant et si bien que son meilleur espoir d’amélioration de la sécurité routière, selon les sondeurs, reposerait sur le vieillissement de la population (SOM, 2003a, p. 25). Ces conclusions n’ont jamais trouvé leur chemin jusque dans les rapports annuels. Pour sa campagne de 2003 contre la vitesse, dont le volet le plus important s’est tenu de mai à juillet, la SAAQ a produit deux nouveaux messages publicitaires sur le thème « Parce qu’il y a les autres, pensezy… ralentissez », dont l’un vise les zones de 90 km/h et l’autre les zones de 50 km/h. Nous n’avons retrouvé que le message portant sur les zones de 50 km/h (scénario 25), dont le scénario est nettement moins choc que celui de 2001 (scénario 23) et que ce que la SAAQ produit habituellement, signe que les politiciens, même s’ils ont changé, nourrissent les mêmes préventions contre les approches chocs. Scénario 25 SAAQ TV : « Dans les zones de 50 km/h, pensez-y, ralentissez! » Diffusion : 2003 Plan Vidéo Audio Musique: Tonalité de suspense tout au long des plans 1 à 5. Tonalité douce et paisible des plans 6 à 1 Plan d’ensemble : extérieur, jour. Une Voix (narrateur, homme) : route qui traverse le centre d’un village. « Une zone de 50…» Des voitures croisent un autobus scolaire. 2 Plan d’ensemble de trois personnes qui Effets sonores : passent le temps dans une entrée de Jappements du chien. Son de la voiture Durée du plan Temps cumul. 0,03 0,03 0,02 0,05 363 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 à 18 19 20 maison : la mère qui peinture l’escalier extérieur de sa maison, sa fille assise dans les marches, et Mathieu, son fils qui joue avec son chien dans le stationnement pavé de l’entrée. À l’avant-plan : une voiture traverse l’écran très rapidement. On doit comprendre que la maison est en bordure de la route qui traverse le village. Plan de Marc au volant de sa camionnette blanche. Homme dans la trentaine. Il porte la ceinture de sécurité, comme tout conducteur prudent et conforme. Il a l’air insouciant. Gros plan sur le cadran indicateur de vitesse : l’aiguille monte au-dessus de 50 km/h. Plan subjectif : on voit la route dans la perspective de Marc : une route bordée de maisons résidentielles, étroite, à deux voies, et dans laquelle les véhicules circulent dans les deux sens. Plan moyen de la mère souriante, qui peinture et qui regarde alternativement sa fille et son fils, Mathieu (tous deux hors champ). Plan de la camionnette blanche de Marc qui passe sur la même route, à côté d’un panneau indiquant la limite permise de 50 km/h. Plan d’ensemble : à l’avant-plan, Mathieu qui joue avec son chien; à l’arrière-plan, deux enfants, de l’autre côté de la rue qui saluent Mathieu. Le chien traverse la rue à leur rencontre, suivi de Mathieu. Plan des jambes du garçon qui traverse la rue en courant. Plan de la mère qui se retourne et manifeste une inquiétude soudaine. On comprend qu’elle réalise que son fils traverse la rue sans regarder. Plan subjectif : vision de Marc au volant. Plan de Mathieu qui traverse puis s’arrête au milieu de la rue, effrayé. Il tend le bras gauche comme pour se protéger de l’impact appréhendé. Série de plans découpant la scène de la voiture qui glisse vers Mathieu, et qui se terminent avec les gros plans des visages horrifiés de Marc et de Mathieu. Mais la voiture s’immobilise juste à temps. Gros plan du visage de Marc qui regarde Mathieu et réalise qu’il aurait pu le tuer. Gros plan du visage de Mathieu qui regarde Marc et réalise qu’il a failli qui passe rapidement. Voix (narrateur, homme) : « … kilomètres heures, c’est un milieu de vie. » Voix (narrateur, homme) : « Marc n’y pense pas. » 0,01 0,06 Voix (narrateur, homme) : « Il roule légèrement au-dessus… » 0,01 0,07 Voix (narrateur, homme) : «… de la limite permise. » 0,01 0,08 0,01 0,09 Voix (narrateur, homme) : « Seulement quelques… » 0,01 0,10 Voix (narrateur, homme) : «… kilomètres heures de plus… » 0,01 0,11 0,01 0,12 0,01 0,13 Effets sonores : Bruits de freinage. 0,02 0,15 Effets sonores : Bruits de freinage. 0,03 0,18 Voix (narrateur, homme) : « Aujourd’hui, ces quelques… » 0,02 0,20 Voix (narrateur, homme) : «… kilomètres de plus… » 0,01 0,21 364 21 22 23 à 24 mourir. Plan de Mathieu, de dos, qui regarde Marc, toujours au volant de sa voiture immobilisée. La mère arrive de la gauche et serre son fils entre ses bras. Plan de Marc, au volant, qui décompresse un peu. Fondu sur un traveling d’une double ligne jaune, vue du haut. Caméra en mouvement. En surimpression, le slogan de la campagne : Pensez-y… RALENTISSEZ Fondu au noir. Logo de la SAAQ avec Québec drapeau. Voix (narrateur, homme) : «… ont failli couter la vie à Mathieu. » 0,02 0,23 Voix (narrateur, homme) : « Parce que sur la route il y a … » Voix (narrateur, homme) : «… les autres, pensez-y. Ralentissez. » 0,02 0,25 0,05 0,30 Selon l’enquête par sondage, dont la collecte des données s’est faite du 11 juillet au 2 aout (SOM, 2003b), cette campagne n’a pas atteint son objectif principal de réduction du nombre des accidents causés par la vitesse : le rapport annuel (SAAQ, 2004, p. 49) mentionne bien une réduction du nombre de décès attribuables à la vitesse (142 pour un objectif de 162 en 2003 et de 145 d’ici 2005), mais le nombre des blessés graves a augmenté (on en rapporte 924 pour un objectif de 910 en 2003 et de 814 en 2005). Ces résultats reflètent bien la tendance globale du bilan routier en 2003 (voir graphique 24). Pour les autres objectifs, le sondage n’observe aucune différence significative d’importance. Sur le plan des attitudes et des perceptions à l’égard de la vitesse, de la perception de la législation sur la vitesse et de la perception des moyens pour réduire la vitesse, il n’y a aucune différence significative entre les résultats obtenus en 2001 et en 2003, à deux exceptions près : une augmentation significative de ceux qui se sentent en parfait contrôle même quand ils roulent vite, et une augmentation significative de ceux qui perçoivent les excès de vitesse en ville comme dangereux. Les résultats apparemment contradictoires du sondage de SOM aident à comprendre comment les usagers de la route réduisent la dissonance cognitive entre leurs attitudes et leurs comportements, comment ils peuvent d’une part condamner sévèrement la délinquance routière et endosser un programme de renforcement du contrôle et de la répression, et d’autre part conduire régulièrement en parfaite délinquance par rapport au Code de la sécurité routière sans s’estimer délinquants pour autant. Quand ils se comparent aux autres, ces conducteurs cherchent à la fois à se conformer et à se différencier. Pour y arriver, ils articulent dans leurs réponses des stratégies de comparaison sociale (référence à autrui) apparemment inconciliables : d’une part celles que nous avons recensées au chapitre trois (biais de différentiation sociale, illusion d’invulnérabilité et illusion du contrôle du risque), et d’autre part le biais de conformité supérieure de soi. Contrairement aux premières, cette dernière stratégie consiste à se présenter comme étant encore plus dans les normes que les autres. C’est ce que l’on appelle le biais de conformité supérieure de soi (Codol, 1973, 1975), dit aussi effet P.I.P. (Primus Inter Pares). On peut soupçonner l’articulation de ces stratégies 365 divergentes dans les déclarations des conducteurs délinquants qui condamnent la délinquance routière des autres et qui réclament à leur endroit une répression plus sévère. L’enquête ne remonte pas à plus loin que 2001 parce que les enquêtes précédentes ne posaient pas les mêmes questions. On ne peut donc dire si les attitudes et comportements envers la vitesse au volant ont changé significativement depuis la première campagne sur le sujet, en 1978 (scénario 5), mais rien dans les documents de la SAAQ dont nous disposons n’indique qu’elle a des raisons de penser que les comportements ont réellement évolué : ni les rapports annuels, ni les enquêtes par sondage, ni le nombre des sanctions. Cette enquête nous apprend cependant que, selon les sondeurs, le biais de conformité supérieure de soi viendrait en partie du fait que les conducteurs se comparent surtout à la minorité de ceux qui font de grands excès de vitesse (SOM, 2003b, p. 29), ce qui confirme le rôle du mythe du fou du volant dans les stratégies de réception. Les sondeurs eux-mêmes semblent adhérer au mythe quand ils écrivent : « Il faut dire qu’en réalité, ce ne sont pas la majorité des conducteurs qui posent problème mais que les excès de vitesse importants sont le lot d’une minorité de conducteurs » (SOM, 2003b, p. 29). L’expression de ce point de vue, qui est à l’opposé de celui de la SAAQ sur l’impact des petits excès de vitesse sur le bilan routier, nous indique que les stratèges de la SAAQ ne contrôlent pas tout le discours analytique des firmes qu’ils engagent. Des points de vue divergents peuvent à l’occasion se glisser dans les rapports mais sur des aspects que les stratèges de la SAAQ scrutent probablement moins attentivement parce qu’ils les jugent secondaires. Presque rien ne filtre de cette enquête dans le rapport annuel de 2003 sur l’évolution des campagnes vitesse et sans avoir pris connaissance de l’enquête de SOM, on passerait facilement à côté de l’aveu d’échec qui tient en une phrase et dont l’importance est relativisée par l’élargissement de l’échec à de nombreux autres pays : « la réduction de l’importance de la vitesse relative est difficile à réaliser parce qu’au Québec comme dans de nombreux pays la vitesse est généralement valorisée et il n’y a pas de véritable consensus social sur la réprobation de la vitesse excessive » (SAAQ, 2004, p. 49). Peu importe la manière de le dire, nous devons, sur la base du corpus d’études de la SAAQ, conclure que la publicité contre l’alcool et la vitesse au volant ne joue pas le rôle d’influence des dimensions comportementales qui lui est attribué par les stratèges publicitaires de la SAAQ mais qu’elle influence suffisamment bien les dimensions symboliques pour que le travail d’opinion s’opère en faveur de l’acceptation de toujours plus de contraintes (« On croit surtout à la coercition »; SOM, 2003, p. 71), ce qui se traduit surtout par un appui à l’intensification des contrôles policiers (SOM, 2003b, p. 9, 38), à l’introduction de cinémomètres (SOM, 2003b, p. 44), à la limitation mécanique de la vitesse maximale des véhicules (SOM, 2003b, p. 45), et dans une moindre mesure à des peines plus sévères (SOM, 2003b, p. 9, 39). Ce travail s’opère peu importe ce que les stratèges en savent et en pensent (à défaut d’obtenir qu’ils se convertissent 366 volontairement, à court terme, ou par conditionnement, à long terme, ils voudraient que les gens comprennent et acceptent que la répression les vise tous et pas seulement les fous du volant; voir SOM, 2003, p. 71), et peu importe qu’ils assignent à la publicité des objectifs et des contenus sans aucun rapport avec ce travail de l’opinion. En relation avec l’admission indirecte de l’échec de ses campagnes contre la vitesse au volant, qu’elle constate depuis quelques années, la SAAQ annonce la mise sur pied en mars 2003 d’une Table de concertation (SAAQ, 2004, p. 409) dont l’objectif est d’abord de contribuer à bâtir des consensus sociaux. La création d’une Table de concertation résulte d’un déficit de crédibilité de la SAAQ et elle est une parade, le moyen de créer artificiellement une organisation apparemment neutre et dont la mission est de faire la promotion des solutions stratégiques que la SAAQ n’a pas, à elle seule, la crédibilité nécessaire pour les faire accepter du public. C’est la SAAQ qui crée cette Table de concertation, c’est elle qui en choisit les participants et qui lui fournit les ressources, et c’est elle qui en établit le programme, lequel est une copie conforme de la manière dont la SAAQ envisage la gestion du problème de la vitesse : « Cette stratégie comprendra vraisemblablement plusieurs volets : législation, promotion et contrôle, afin de produire une amélioration notable de la situation » (SAAQ, 2004, p. 49). Bilan de la quatrième phase d’observation L’historique de la promotion de la sécurité routière au Québec montre que la contrainte est en expansion continue : les mesures coercitives se multiplient, devenant plus sévères et s’étendant à toujours plus de causes accidentogènes au fur et à mesure que le bilan routier s’améliore et que les gains sont plus difficiles à faire. La création d’un continuum de contrôles vise à porter au plus haut niveau possible la certitude d’être puni en cas d’infraction. Dans cette approche du problème, on n’espère pas qu’un changement d’attitude entraine un changement de comportement, on espère qu’un comportement imposé par la menace et la force entrainera un changement des attitudes. À plus long terme encore, on crée un continuum éducatif dont on espère qu’il vaccinera les prochaines générations contre la tentation d’adopter des comportements routiers à risque. Nous ne savons pas si les promoteurs ont jamais planifié quand cet état de fait pourrait être enfin atteint, mais rien n’indique qu’ils aient fait des projections aussi lointaines et incertaines, et rien dans l’expérience de la RAAQ et de la SAAQ ne permet de penser que les comportements promus puissent se maintenir sans l’intensification continue des contraintes, au contraire. De même, l’invocation rituelle de la publicité comme facteur contributif à l’amélioration du bilan routier, et ce depuis les toutes premières campagnes de la RAAQ, ne repose sur rien de solide mais sert à masquer l’importance de la contrainte. Dans son discours public, la SAAQ associe sa publicité à de la sensibilisation, un terme vague qui suggère un effet non avéré. Elle n’évoque pas le rôle de la publicité 367 dans l’effet synergique, un effet immédiat avéré et recherché, et jamais non plus ce rôle de travail de l’opinion pour l’acceptation de l’intensification des contraintes qui est son rôle d’origine dans le système, le plus avéré et le plus utile à l’amélioration du bilan routier. Chaque fois que le bilan routier s’améliore, le rôle déterminant de la contrainte s’efface dans le discours explicite des promoteurs pour se dissimuler dans les termes d’éducation et de sensibilisation, deux catégories d’intervention qui, sur le plan lexical, ont une grande volatilité sémantique. Quand le bilan leur est favorable, les promoteurs sont prompts à estimer qu’ils ont réussi à modifier durablement les comportements des segments de la population qu’ils visent (comme les recours au conducteur désigné ou au contrôle social externe informel). Le tout est envisagé de manière béhavioriste comme un long processus de conditionnement de la population à se convertir aux comportements promus. Chaque fois que le bilan routier se dégrade significativement, le rôle déterminant de la contrainte dans la mécanique de l’amélioration du bilan routier refait surface dans le discours des rapports annuels et il est pleinement assumé. Si le bilan routier persiste à se dégrader malgré la mise en place de nouvelles mesures contraignantes, ce n’est jamais leur utilité qui est remise en question mais leur intensité : la dégradation est interprétée soit comme l’indice que les mesures auraient besoin de plus de temps pour produire leur plein effet, soit comme l’indice qu’il faut en introduire davantage, ou encore les deux. Le caractère éphémère de l’effet synergique ne semble pas plus connu ou reconnu par les stratèges de la SAAQ que le caractère éphémère de l’effet répressif sur la dissuasion. Au cours de cette quatrième phase, nous avons vu que la conceptualisation du problème de la sécurité routière au Québec s’est enrichie du constat de la fragilité des progrès au chapitre du bilan routier et, parallèlement, de la nécessité d’élargir les domaines d’intervention pour faciliter l’introduction de nouvelles contraintes de manière à sécuriser et accroitre les gains. À long terme, le projet est de mettre en place un continuum dissuasif susceptible de maintenir sur les usagers de la route une pression constante et une peur (dite salutaire) de se faire intercepter et sanctionner promptement au moindre délit routier. Les moyens pris pour stimuler la surveillance policière et réduire le seuil de tolérance des policiers aux excès de vitesse, la multiplication des campagnes publicitaires tout au long de l’année et le projet d’introduction du cinémomètre photographique sont autant de mesures qui vont en ce sens. Au cours de cette phase cependant, la compréhension du rôle de la communication en général et de la publicité en particulier dans la matrice décisionnelle de la SAAQ n’est plus unanimement partagée entre les dirigeants de la SAAQ et leurs stratèges publicitaires. Les dirigeants sont revenus au pragmatisme de la conceptualisation d’origine qui attribue principalement à la communication des rôles de framing (contribution à la définition du problème) et d’agenda 368 setting (contribution à la légitimation du problème et de ses solutions). Dans cette optique, la publicité sert à conditionner l’opinion publique, à faire que les citoyens se radicalisent, veulent et acceptent toujours plus de contraintes afin de limiter davantage l’accès à la conduite, de multiplier les interdictions, de contrôler et de punir plus sévèrement les délinquants. Cette radicalisation arrive à se produire même chez les conducteurs délinquants. La création d’un Fonds d’assurance automobile, le ralentissement de l’intensification des contraintes, l’échec du projet d’introduction des cinémomètres photographiques et l’accession de Marc Bellemare au ministère de la Justice comptent parmi les principaux facteurs qui ont conduit la SAAQ à redécouvrir l’importance du travail de l’opinion dans le système dissuasif. La mise en place des systèmes de vigie de l’opinion publique et de gestion de réputation montre que la SAAQ a pris acte de son déficit d’image et la création de Tables de concertation tout comme l’arrêt de publication de statistiques détaillées montrent qu’elle a mis en place des stratégies palliatives. Les stratèges publicitaires, avec moins de succès, s’accrochent à la conviction idéaliste que la publicité puisse convertir volontairement les usagers de la route à l’adoption et au maintien des comportements promus, et semblent négliger le rôle et l’impact des autres techniques de communication. Dans tous les cas, le flou qui caractérise le discours des uns et des autres sur le rôle exact des communications et de la publicité permet autant à des conceptions divergentes de coexister au sein de la même organisation qu’il permet aux promoteurs de s’adresser au public apparemment en toute transparence, mais avec les restrictions mentales qui caractérisent la communication persuasive. Ce n’est pas qu’un manque de rigueur; c’est un procédé qui relève d’une rhétorique de l’approximation. Les promoteurs multiplient les tropes in absentia, variations lexicologiques et sémantiques difficiles à déceler. L’usage interchangeable des termes communication, information, sensibilisation et éducation est souvent un procédé d’euphémisation de la répression : ces termes sont parfois utilisés comme synonymes de la dissuasion, parfois comme synecdoques (quand, par exemple, on constate que les activités de répression sont implicitement incluses dans la catégorie des activités éducatives parce que la répression aurait un effet éducatif). Entre dans cette technique du tropisme l’usage de la triade promotion/législation/contrôle, largement utilisée par la SAAQ pour résumer les fondements de son approche préventive : dans ce système, les lois sont surtout modifiées pour intensifier les mesures de contrôle et la promotion sert d’abord à conditionner la population à accepter et vouloir cette intensification. Les trois termes de la triade, de même que l’expression « actions concertées », sont autant de manières de référer à la contrainte sans la nommer. Cette rhétorique de l’approximation, qui favorise le mode allusif au mode explicite, est une stratégie discursive au service de la dramaturgie de l’insécurité routière. La dilution du rôle prédominant de la contrainte dans le discours peut servir adéquatement un double souci de prudence : éviter de susciter le ressentiment envers la contrainte au sein de la population, et éviter de donner aux policiers des arguments de négociation lors de la négociation des conventions collectives. 369 Mais elle empêche aussi les promoteurs d’avoir eux-mêmes une vision plus claire de la manière dont le bilan routier s’améliore. À cet égard, l’usage de l’entonnoir de la communication comme grille interprétative plutôt que comme modèle prédictif a confirmé sa pertinence au cours de cette quatrième phase d’observation. Nous avons vu que plus les indicateurs sont de qualité (selon que les questions sont précises et les biais contrôlés), plus la distribution hiérarchique effective des effets se rapproche de la distribution théorique du modèle de l’entonnoir. Les résultats obtenus sont conformes aux savoirs exposés dans la première partie de notre étude, et notamment en ce qui a trait aux impacts de la publicité sur les dimensions symboliques et comportementales, et à la nature éphémère de l’effet synergique. L’analyse des indicateurs de notoriété et de familiarité nous a permis de confirmer, avec réserves, le rôle prépondérant des médias d’information dans le travail de l’opinion, confirmant la pertinence de la stratégie de conditionnement de la couverture médiatique mise en place par la RAAQ (bien avant le TAC en Australie) au début de la carrière de la cause de la sécurité routière. Il appert que la publicité choc permet non seulement d’ancrer des messages dans la mémoire mais participe à une spectacularisation du problème qui a un effet de levier sur les médias d’information. Toute l’attention que les médias accordent quotidiennement aux accidents de la route crée un biais cognitif par lequel la population a l’impression que le bilan se dégrade alors même qu’il s’améliore. Chaque fois que la SAAQ lance une campagne, elle brosse un portrait inquiétant de la situation (généralement sur la base d’une dégradation partielle, épisodique ou appréhendée d’un indicateur) et incite les médias et la population à focaliser leur attention sur une stratégie de confirmation plutôt que d’infirmation de la gravité du problème. C’est la technique de l’attention sélective : la concentration de l’attention sur un type particulier d’accident et de causalité crée une corrélation illusoire. Ainsi induite, l’exagération de la gravité réelle du problème permet à l’intensification des contraintes de progresser de manière inversement proportionnelle à la gravité objective du problème de l’insécurité routière. En ce sens, les effets de la publicité en sécurité routière ont plus d’impact sur les objectifs de relations publiques (discipline dont relève la technique de l’agenda setting) que sur les objectifs publicitaires proprement dits. En focalisant l’attention des cibles sur une proposition de conversion comportementale volontaire, la publicité occulte la dimension politique prédominante du travail social en sécurité routière. L’analyse de l’indicateur de familiarité, notamment à travers les questions portant sur la compréhension des messages et sur la capacité des répondants à les verbaliser, montre aussi combien la capacité de la publicité à faire passer des messages complexes est beaucoup plus limitée que ce que le voudraient les stratèges publicitaires. Sachant cela, les résultats du sondage sur la compréhension de la première publicité promouvant l’intervention auprès des pairs (scénario 24) permettent de déduire que la connaissance et que la pratique du comportement promu préexistait à la campagne, quoique certainement pas avec autant d’intensité que les répondants le laissaient entendre ainsi que les sondeurs 370 l’ont eux-mêmes remarqué, et que l’attribution des hauts niveaux de considération et d’intention à un succès de la communication est un cas de statistique persuasive sinon auto-persuasive. Quand ils surestiment le succès de leurs campagnes publicitaires, quand ils en mesurent le succès non pas à l’aulne des objectifs poursuivis (relevant des dimensions comportementales) mais en fonction des meilleurs résultats obtenus (relevant des dimensions symboliques) et quand ils interprètent les échecs non comme des contre-preuves mais comme de simples problèmes d’intensité (et cela même quand l’intensité de la répression et de la communication ont été significativement augmentées), les promoteurs agissent comme s’ils voulaient se persuader de l’importance des effets publicitaires, ce qui signale le travail d’acteurs sociaux qui cherchent à légitimer leurs actions en produisant les preuves de leur efficacité et de leur efficience. Il se passe ici la même chose que pour la valeur des corrélations entre les variations de l’intensification des contraintes et du bilan routier : des résultats non significatifs sont qualifiés de « prometteurs » mais traités comme confirmatoires. C’est l’illusion du potentiel, concept pseudo-scientifique à inclure dans la liste des procédés des techniques narratives qui participent à la dramaturgie de l’insécurité routière. Les savoirs sur lesquels les promoteurs de la sécurité routière s’appuient en prévention des accidents sont loin d’être aussi certains et univoques qu’ils le laissent entendre; il y a lissage des connaissances. Même leurs critères pour caractériser la conduite en état d’ébriété participent à la production de statistiques persuasives : l’assimilation de toute consommation d’alcool à un risque de CFA et l’indice pseudo-scientifique des deux consommations ou plus dans l’heure avant le départ en voiture participent à un travail de l’opinion par lequel la SAAQ prépare l’acceptation sociale progressive de la limite du 0,08 à la tolérance zéro en passant par l’étape du 0,05. L’analyse des indicateurs d’opinion a permis de préciser comment la dissociation et les mythes de la délinquance routière (le fou et l’ivrogne au volant) contribuent à la construction d’une opinion publique favorable à l’intensification des contraintes (les contrôles sociaux externes), ce que confirme l’érosion des taux d’adhésion dès que les répondants semblent réaliser que ces mesures pourraient les viser plus spécifiquement. Cette analyse a également mis en lumière combien il est facile de stimuler et de maintenir la réprobation sociale au plus haut niveau sans qu’elle se construise sur un minimum de connaissances adéquates ; elle s’appuie en l’occurrence sur des perceptions erronées de la gravité objective du problème. Enfin, l’analyse des indicateurs comportementaux a montré qu’avec le temps, les données primaires de la SAAQ ont amené les sondeurs à conclure qu’au-delà des intentions et des considérations exprimées, la fréquence des comportements à risque dans les différents segments de la population n’aurait pas significativement varié. L’influence des attitudes ne paraissant pas suffisante à modifier les comportements, les stratèges évoquent de plus en plus l’idée que la publicité puisse contribuer à modifier les normes sociales. Cette contribution présumée ne repose sur aucune preuve et ne suscite aucune recherche confirmatoire, les 371 promoteurs se contentant d’avancer que les effets se produiraient à trop long terme pour pouvoir être isolés et mesurés. En l’absence de preuves scientifiques, les promoteurs produisent des preuves sociales : la modification des normes sociales, la stimulation du contrôle social externe informel et la création de Tables de concertation sont toutes des techniques de vente pour obtenir que la population, conducteurs délinquants compris, adopte leur point de vue vertueux à défaut d’adopter les comportements promus. Ce simulacre de vertu qui répond à un simulacre de preuves est un système d’échange symbolique par lequel l’État et le citoyen négocient chacun la légitimité d’exercer leur propre pouvoir de contrainte. Le lent plafonnement des progrès en sécurité routière crée sur la SAAQ une pression similaire à celle des entrepri