
 
bourgeoise démocratique, contre la petitesse et la bassesse de son industrieuse 
humanité marchande  et de sa culture  techno-scientifique utilitaire,  il remonte 
l’histoire  à  rebours,  aristocratiquement,  vers  une  Nature  encore  indomptée, 
mystérieuse et sauvage — 
une « Nature artiste » où soient réintégrés les hommes comme les dieux, le ciel 
y recouvrant la terre à féconder. 
 
 
Aux  antipodes  de  la  Science  hégélienne  de  l’Esprit,  l’Art  nietzschéen  de  la 
Nature 
serait-il ainsi mieux à même d’assurer le salut de l’humanité en la soumettant à 
une surhumanité, à une élite surhumaine de l’humanité, une élite d'hommes libres 
créateurs  de  l'avenir,  d'« individus  souverains »  maîtres  de  leur  destin,  fine 
fleur  d'une  culture  aristocratico-artistique  violemment  sélective,  cruelle, 
impitoyable ? Nullement, car sinon pourquoi la chute dans un devenir-réactif des 
forces et un devenir-nihiliste de la volonté où triomphent les « esclaves » et leur 
« faiblesse », pourquoi le progrès historique de la décadence,  c’est-à-dire de la 
culpabilité, du ressentiment, de la mauvaise conscience et de l’idéal ascétique... si 
tout allait pour le mieux avec le paganisme primitif — avant Socrate, la Judée, le 
christianisme, la Révolution démocratique et l’anarchie sociale moderne ? Non : la 
négativité  revient  éternellement,  la  négation  de  l’autre  doublant  toujours 
l’affirmation de soi ; nul ne se délivre du mal nihiliste une fois pour toutes. Il n’y 
a  pas  de    délivrance  définitive,  mais  seulement  temporaire,  car  le  déclin 
appartient  au  destin  comme  l’essor,  et  il  faut  l’aimer comme  tel,  aimer  vivre 
héroïquement  jusqu'au  malheur,  à  la  souffrance  et  à  la  mort — « Amor 
fati » ! Ainsi n'est-il pas de réunion sans séparation, pas de retour éternel sans 
éternel départ… Voilà la « sagesse tragique » de Nietzsche. 
 
Mais  avec ce  retour  de  l’Esprit à  la Nature, Nietzsche  ne se  borne-t-il  pas à 
retourner  contre  soi  l’Esprit  transcendant  ou  transcendantal  ayant  inspiré  la 
critique méta-physique de la Nature ? Car la Nature, en effet, ne saurait elle-
même  directement,  sans  intermédiaire  spirituel  divin  ou  humain,  critiquer 
l’Esprit, le juger, ni d’ailleurs vouloir, ni agir, ni créer des significations et des 
valeurs, à proprement parler, et Nietzsche essaie en vain d’attribuer à la Nature 
une  volonté  de  puissance  qui  n’a  jamais  appartenu  en  propre  qu’à  l’Esprit.  À 
travers sa « philosophie au marteau », ce serait donc encore l’Esprit qui critique, 
et  cette  fois  s’auto-critique,  hyperbolisant  le  criticisme  kantien,  jusqu’à 
condamner  violemment  sa  culture  contre-nature,  en  une  volte-face  suicidaire.