ERGATIVITE ET RELATIONS GRAMMATICALES EN KATUKINA
F.Queixalós1
0 Introduction
Les langues de la famille katukina sont parlées au Brésil dans l’Etat d’Amazonas, entre les fleuves
Purus et Javari d’est en ouest, et entre le sud de cet Etat et le fleuve Japura au nord. Le nombre total
des locuteurs ne doit pas dépasser quelques milliers. Il est difficile d’établir avec précision combien
de langues de la famille subsistent, et de savoir si la différence existant entre celles-ci est
suffisamment grande pour parler de langues, ou de variantes d’une même langue. Aujourd’hui, il
faut peut-être compter sur deux langues, le katukina-kanamari2 et le katawishi, ce dernier étant en
voie d’extinction3. On trouve également une langue katukina dans l’Etat de l’Acre, mais elle
appartient à la famille pano. Les seules informations disponibles sur la famille katukina proviennent
essentiellement d’un article de Paul Rivet (1920) sur du matériel collecté par Tastevin au début du
20ème siècle, d’un article de phonologie de Marcio Silva (1989), et de quatre articles sur la
grammaire de Christa Groth (1977, 1985, 1988a, 1988b). Récemment, Willem Adelaar (1999) a
suggéré un lien de parenté génétique entre cette famille et le harakmbut (amarakaeri) du Pérou.
L’étude qui suit se fonde sur des données de la variante kanamari du haut Itaquai, affluent du
Javari, recueillies lors de plusieurs voyages sur le terrain entre mars 1994 et novembre 1998.
Malgré l’existence de quelques formes préfixées (personne) et suffixées (aspect), ainsi que
d’incorporation nominale, la langue présente un caractère plutôt isolant.
1 Le problème
Les langues d’Amazonie sont certainement les plus mal connues du globe. Il n’est donc pas
surprenant qu’au fur et à mesure que l’on avance dans leur connaissance, certaines propriétés,
considérées comme extrêmement rares dans les langues du monde, finissent par perdre ce caractère
exceptionnel. Le katukina en est une bonne illustration dans le domaine de l’ergativité. Plusieurs
critères convergent pour indiquer qu’on se trouve devant un système de relations grammaticales
dans lequel le patient d’une construction transitive est syntactiquement proéminent par rapport à
l’agent. Cette proéminence syntaxique, qui est illustrée plus bas, suscite d’intéressantes hypothèses
à propos de la relation qu’entretiennent entre eux les différents niveaux de structuration des
participants (Seiler 1988). Les relations grammaticales ne sont pas considérées comme des primitifs
syntaxiques. Elles sont déduites de la convergence de propriétés inférées à partir de structures ou de
mécanismes syntaxiques, et se positionnent sur un plan de réalité différent du plan sémantique et du
plan pragmatique, bien que ceux-ci puissent, naturellement, exercer différents types de pression sur
le plan syntaxique. C’est la raison pour laquelle nous refusons à la fois l’attitude qui consiste à
parler de sujet et objet dans une langue donnée à partir de la seule intuition fondée sur les rôles
1 Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et Institut de recherche pour le développement (IRD)
2 Considérées traditionnellement comme deux langues.
3 Edwin Reesink, communication personnelle.
sémantiques en présence, et celle qui consiste à postuler une affinité universelle entre le rôle
sémantique d’agent et la relation grammaticale de sujet (Dixon 1994).
2 La proposition
La proposition transitive primaire se compose d’un verbe et de deux expressions référenciantes. Par
proposition primaire’ on entend la proposition énoncée avec le minimum de requis pragmatiques
(situationnels, contextuels…). L’expression référenciante est celle qui, dans la phrase, a toutes les
propriétés pour référer, indépendamment du fait que sa présence effective soit référentielle ou non
(c’est-à-dire : qu’elle réfère effectivement ou non). Lorsqu’il sera nécessaire de mentionner les
participants désignés par les expressions référenciantes de la phrase transitive au moyen de leurs
rôles sémantiques, on le fera sur une base de prototypicité : autour d’un verbe indiquant une action
physique effectuée par un agent et modifiant ostensiblement les conditions d’existence d’un patient
(« couper », « casser », « tuer », etc.), ‘AGT’ est l’agent, ‘PAT’ est le patient. Est également ‘AGT’
tout participant que la grammaire marque formellement comme cet agent, et est ‘PAT’ tout
participant que la grammaire marque formellement comme ce patient.
La phrase transitive comporte un verbe précédé d’un syntagme nominal‘AGT’, et suivi d’un
syntagme nominal’PAT’. Le verbe est accompagné d’un préfixe qui est en relation avec le
complément‘AGT’4.
(1) Kirak na-hikna wa:pa « Kirak a cherché le chien »
Kirak/-chercher/chien
La relation entre le préfixe et le complément‘AGT’ se déduit de sa distribution, identique à celle d’un
paradigme de personne qui réfère au complément‘AGT’.
(2) i-hikna wa:pa « j’ai cherché le chien »
-chercher/chien
Les formes personnelles préfixées sont :
singuier pluriel
i- tyo-
no- na-
a- ma-
A la troisième personne, la forme du préfixe change selon que le syntagme nominal est présent —
exemple (1) — ou non :
(3) a-hikna wa:pa « il a cherché le chien »
-chercher/chien
Provisoirement, on considérera que le préfixe na- contient la marque a- de troisième personne,
précédée d’un morphème relationnel n- qui indique la contiguïté avec le syntagme nominal5.
4 J’appelle ‘complément’ ce qui est généralement appelé ‘argument’, étant bien entendu que j’y inclus les
compléments obliques et périphériques.
La phrase intransitive de base comporte un verbe suivi d’une expression référenciante6.
(4) tyuku wa:pa « le chien est mort »
mourir/chien
Le verbe ne porte aucune marque qui puisse être mise en relation avec ce complément unique. En
termes de cas formels, on identifie le complément unique du verbe intransitif à un nominatif. Les
propriétés de ses manifestations formelles sont : position post-verbale ; absence d’indiciation sur le
verbe. Le complément qui représente le participant ‘PAT’ dans la construction transitive partage
ces propriétés. On lui assigne également le cas nominatif. L’autre complément de la construction
transitive, qui représente le participant ‘AGT’, a les propriétés suivantes : position pré-verbale,
indiciation sur le verbe. On lui attribue le cas ergatif.
Les formes pronominales associent de la même manière le complément unique de l’intransitif avec
le complément‘PAT’-NOM, en face de la forme originale du complément‘AGT’-ERG. Le complément au
cas nominatif se manifeste au moyen de pronoms libres, dont est présenté ci-dessous le paradigme :
singulier pluriel
adu adik
idik idiki
anyan anyan hinuk
Comme complément unique :
(5) wiwiok adu « j’ai crié »
crier/moi
Comme complément’PAT’-NOM :
(6) Kirak n-a-hikna adu « Kirak m’a cherché »
Kirak/relationnel--chercher/moi
La forme pronominale qui représente le complément'AGT'-ERG a été introduite lors de la
présentation du paradigme des préfixes verbaux :
(2) i-hikna wa:pa « j’ai cherché le chien »
-chercher/chien
Voyons maintenant les traits que renforcent l’hypothèse d’une asymétrie radicale entre les deux
compléments de la construction transitive.
5 On trouve quelque chose de similaire dans le préfixe relationnel r- du tupi-guarani. Voir par exemple
Rodrigues (1953). Par ailleurs, rien n’indique que la ressemblance phonologique avec le préfixe de
deuxième personne du pluriel ne soit pas fortuite.
6 Je ne traiterai pas dans ce travail la phrase nominale.
3 Constituants
Les éléments verbe transitif précédé du complément‘AGT’-ERG constituent un ensemble doté de la
même structure interne que deux autres constructions, le syntagme postpositionnel et le syntagme
génitival. Comparons les séquences entre crochets, qui présentent comme élément dominant :
un verbe
(7) [Kirak n-a-hikna] wa:pa « [Kirak a cherché] le chien »
Kirak/relationnel--chercher/chien
une postposition
(8) paiko Kadya mahikna [aponhanya n-a-katu]
vieillard/Kadya/ont été chercher/sa soeur/relationnel-3º-avec
« ils ont été chercher le vieillard Kadya [avec la soeur] »
un nom
(9) da?an [ityaro n-a-tyo] « [la fille de la femme] est partie »
est partie/femme/relationnel--fille
Noter que la construction (9) est l’une des deux constructions génitives de la langue. Seule la
classe de noms à laquelle appartient tyo, « sœur », reçoit l’indice personnel préfixé. Il s’agit de
noms dépendants (« possession inaliénable »). L’autre classe de noms — les autonomes — utilise
une forme -wa qui introduit une médiation entre l’élément dominant et l’indice personnel préfixé :
(10) i?o [Owi n-a-wa koya] « j’ai bu la bière de Owi »
j’ai bu/Owi/relationnel--possession/bière
La forme –wa, à laquelle on doit attribuer l’idée de “possession” (dans le sens de “chose
possédée, bien”), serait une sorte de nom dépendant générique qui permet à koya, nom
dominant, d’entrer dans une relation syntaxique avec Owi, nom complément.
Cette analyse peut s’appliquer en gros aux autres formes possessives, à l’exception de la
première personne du singulier (on comparera avec le tableau des préfixes personnels et des
pronoms libres).
singulier pluriel
atya ityo-wa
ino-wa idiki na-wa
a-wa ma-wa
Le complément‘AGT’-ERG en (7), l’“objet” de la postposition en (8), et le génitif en (9)-(10) sont
au même cas, qu’on peut appeler cas marqué. Derrière cette désignation se cache l’idée, encore
non démontrable, que la construction [NOM n-a-X], dans laquelle X est un élément pourvu de
valence, dérive diachroniquement – par proclitisation – d’une construction [NOM-n a-X] dans
laquelle –n est une marque de cas suffixée au NOM7. Le syntagme nominal au cas marqué
7 La vérification de cette hypothèse sur la proclitisation de n à l’élément dominant du syntagme ne pourra se
faire sans une étude comparée des éventuelles langues survivantes de la famille.
forme un seul constituant avec son élément dominant, que ce dernier soit un verbe, une
postposition ou un nom dépendant.
Le nominatif est un cas non marqué, et le complément qui le porte devient l’élément dominant
de son syntagme. La structure en constituants de la phrase transitive est donc :
(11) [Kirak n-a-hikna] [wa:pa] « [Kirak a cherché] [le chien] »
Kirak/relationnel--chercher/chien
4 Opérations 1
Dans cette section, nous nous penchons sur l’asymétrie entre complément’PAT’-NOM et
complément‘AGT’-ERG telle que la révèle un ensemble de mécanismes syntaxiques appliqués à la
proposition transitive primaire.
élision
A la troisième personne, tant le syntagme’PAT’-NOM que le syntagme‘AGT’-ERG peuvent être élidés
sous des conditions pragmatiques — contextuelles, situationnelles — données. L’élision du
syntagme unique ou du syntagme’PAT’-NOM n’a aucune conséquence formelle.
(12)a tyuku wa:paNOM « le chien est mort »
mourir/chien
b tyuku « il est mort »
(13)a KirakERG n-aERG-hikna wa:paNOM « Kirak a cherché le chien »
Kirak/relationnel--chercher/chien
b KirakERG n-aERG-hikna « Kirak l’a cherché »
L’élision du syntagme‘AGT’-ERG en revanche a des conséquences formelles : le relationnel n-
disparaît, comme on l’a vu en (3).
(14)a KirakERG n-aERG-hikna wa:paNOM « Kirak a cherché le chien »
Kirak/relationnel--chercher/chien
b aERG-hikna wa:paNOM « il a cherché le chien »
-chercher/chien
mouvement
Il arrive assez fréquemment que le syntagme unique ou le syntagme‘PAT’-NOM se déplace dans la
région préverbale. L’exemple suivant illustre le premier cas
(15)a tyuku wa:paNOM « le chien est mort »
mourir/chien
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