d'une conception ou d'un phantasme de la transparence du sujet à lui-même. Se réapproprier son
passé, donner un sens à des événements dont l'absurdité a pu nous rendre aveugles à leurs causes ou
à leurs effets, ce n'est pas revenir au plus profond de soi-même. Ce n'est pas retrouver par un effort
d'abstraction notre « moi » profond, premier, qui constituerait comme la vérité figée de nous-même,
une pierre qui demeurerait inaltérable, indépendamment de toutes nos actions présentes et de tous
nos souvenirs. Il n'y a pas d'intuition immédiate, une intuition au sens étymologique du terme, à
savoir une vision directe de notre « moi » comme s'il préexistait à notre réflexion.
Il ne s'agit donc pas de revenir aux sources qui se trouveraient au plus profond de nous-mêmes,
mais de toujours faire un détour par les sources qui sont hors de nous, à savoir les oeuvres
humaines. Parce que, en dehors de ce détour, nous ne pouvons jamais nous sentir chez nous quelque
part. C'est cette idée à laquelle Ricoeur renvoie lorsqu'il recourt à la belle image d'une « diaspora »2
du moi. Nous sommes toujours déjà séparés de nous-mêmes. Cela ne veut pas dire que je n'ai pas la
certitude d'exister, en tant que sujet doté d'une identité. Seulement j'affirme mon existence, dit
Ricoeur, « dans le désert d'une absence de moi-même ». Il y a bien un lieu de mon identité, mais
dans ce lieu, mon identité ne m'est pas donnée : elle est à faire, à inventer. L'identité n'est pas du
côté de la mémoire avec, de l'autre côté, la liberté. Mais la liberté traverse de part en part une
mémoire créatrice, qui constitue l'identité non pas dans un repli sur soi, mais dans une sortie hors de
soi, dans les oeuvres, dans les actes, dans les signes où nous pouvons lire par des déchiffrements
successifs et indéfinis quelque chose de nous-mêmes, où nous pouvons, selon le terme cher à
Ricoeur, nous reconnaître.
Le « soi » ne peut être découvert qu'en dehors de nous, en dehors de nous et après coup. Dans Soi-
même comme un autre (1990), Ricoeur formule ainsi cette activité de la conscience rétrospective
constituant l'identité : « la conscience projette après-coup sur toutes les expériences de passivité
placées avant elle sa force d'attestation »3. Comprendre ses expériences antérieures, qui sont à
prendre comme des témoins de nous-mêmes, c'est tracer dans le « désert de l'absence de soi-même »
un chemin par lequel en se rapprochant de soi, on ouvre un espace de liberté plus grand.
Cela ne signifie pas que la liberté réside dans un ressassement passif et malsain du passé. Mais c'est
prendre acte, pour Ricoeur, qu'il n'y a pas d'innovation, d'invention ex nihilo comme si rien ne
précédait une manifestation de liberté. C'est, je cite La Métaphore vive, « restituer au beau mot
caractéristique et signifiant du style de Ricoeur : « Mais comment qualifier son « style » ? Essentiellement par la
passion du détour. » (Paul Ricoeur, Éditions du Seuil, Points « Essais », 1994, p. 34)
2 « Je suis perdu, égaré parmi les objets, et séparé du centre de mon existence, comme je suis séparé des autres et
l'ennemi de tous. Quel que soit le secret de cette diaspora, de cette séparation, elle signifie que je ne possède pas
d'abord ce que je suis. La vérité que Fichte appelait « jugement thétique » se pose elle-même dans le désert d'une
absence de moi-même. » (Le conflit des interprétations, Éditions du Seuil, « L'ordre philosophique », 1969, 324)
3Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, Points « Essais », 1990, p. 366.
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