Peggy Penet-Avez est allocataire-monitrice de recherche, agrégée, à l'Université de Lille III, Unité Mixte de Recherche 8163 « Savoirs, Texte, Langage ». Elle prépare actuellement une thèse de doctorat sur « L'expérience affective de la liberté : genèse psychologique et enjeux politiques contemporains ». Sans porter sur Ricoeur, cette thèse a trouvé quelques points d'ancrage dans l'étude de cet auteur, désormais poursuivie en parallèle. Ce texte a été présenté à la Maison du livre de Bruxelles, dans le cadre du Festival Jeunes Chercheurs dans la Cité, le 21 mars 2010. Écrit pour être exposé à un public intéressé, très varié mais majoritairement non universitaire et non averti (aussi bien de la pensée de Ricoeur que d'histoire de la philosophie), la forme comme le fond du texte visent délibérément la clarté pédagogique, plus que le souci de précision. Au risque d'être simplificateur, le but de l'exposé était de rendre compte - néanmoins le plus fidèlement possible - d'un point de la pensée de Ricoeur sans pour autant « perdre » l'auditeur dans toute sa densité historique et métaphysique. Mémoire et liberté. Hériter et habiter le monde Peggy Penet-Avez Vous me direz certainement que vous voyez bien le rapport entre mémoire et identité, comme c'est le thème de cette table ronde. Avoir une identité, ce serait avoir « quelque chose » ou un « je ne sais quoi » qui, en nous, reste identique, quels que soient les multiples changements que nous connaissons au cours de la vie. Or, cette identité, qui nous définit en tant que personne et non en tant que simple être vivant, ce n'est pas notre patrimoine génétique, ni notre empreinte digitale. Cette identité personnelle, c'est la continuité d'une mémoire, la continuité d'un tissu sur lequel se sont imprimés des tas d'événements, des tas d'actions qui, comme par des effets de surimpressions successives, peuvent déterminer notre caractère, nos goûts, etc. Bref, on voit bien le rapport complexe mais apparemment évident entre mémoire et identité, la première étant la condition de la seconde. On a plus de mal à penser – et c'est ce qu'on va essayer de faire malgré tout – le rapport entre mémoire et liberté, ou plutôt, on a du mal à penser ce rapport autrement que comme antagonique. Pour le dire schématiquement, la mémoire se caractériserait par une passivité pesante, qui nous empêche d'être tels que nous le désirons, en imposant à notre conscience présente les mailles d'un passé qu'on aimerait révolu : des traumatismes, un mauvais caractère, des mauvaises habitudes, des addictions, des erreurs dont on traîne encore les effets, un passé familial, collectif douloureux, etc. En ce sens, la mémoire serait ce dont il faut se libérer, au gré d'un oubli salvateur qui ouvrirait la porte du renouveau, de la création, et par là, de la liberté. Et pourtant, que serait cette liberté amnésique, cette liberté ex nihilo ? Un des éléments de ma 1 recherche est l'observation que l'expérience de la liberté est expérience de libération. C'est dans le moment pivot où des obstacles, des contraintes pénibles, se lèvent, que nous éprouvons notre liberté. C'est bien que la liberté n'est pas une donnée innée, première dans l'ordre de l'expérience, mais qu'il faut une mémoire pour expérimenter et exercer sa liberté. Plus encore, c'est souvent après coup, par la réappropriation de notre passé, en nous remémorant et en donnant sens au passé, que nous devenons libres en cessant d'être étrangers à nous-même. C'est cette perspective que je vous propose d'explorer ensemble, en nous appuyant sur un philosophe qui n'a cessé de penser les conditions de l'avènement du nouveau, qui n'a cessé de se demander comment, pour utiliser les termes de mon titre, comment dans une vie où l'on hérite de tout ce qui vient nous habiter, on peut à notre tour habiter ce monde, c'est-à-dire le faire nôtre, nous l'approprier librement : je parle ici de Ricoeur. Ricoeur s'est progressivement concentré sur le cas de la mémoire, pour publier en 2000 La mémoire, l'histoire, l'oubli, ouvrage épais et dense, dans lequel il se dit « troublé », troublé du trop plein de mémoire que les sociétés peuvent manifester parfois (la société française à cette période là notamment), et du trop peu de mémoire caractéristique des régimes totalitaires. Trop de mémoire, trop d'oubli : ce sont là les 2 écueils extrêmes, qui nous font rechercher la liberté là où elle ne peut pas être, à savoir dans le repli sur soi d'un côté ou dans la rupture avec soi-même, avec son passé, de l'autre côté. Ne pas s'enfermer dans le passé certes, mais ne pas se perdre non plus. Mettant à profit la conception spinoziste selon laquelle la liberté réelle n'est pas dans l'indépendance illusoire de notre volonté, mais dans la connaissance, dans la réappropriation après coup de ce qui nous détermine, Ricoeur montre bien comment la mémoire doit être continument retravaillée. Elle requiert un exercice constant, afin de produire autre chose que la répétition d'un souvenir figé, comme empaillé, afin dont de toujours innover le sens du passé en le maintenant dans une ouverture vivante et libre. Nous avons à habiter des héritages compris et vivants, vivants parce que compris. Comme le temps est limité, je ne chercherai pas à rendre compte de manière exhaustive de la pensée ricoeurienne de la mémoire (cela prendrait un certain nombre de jours). Disons plutôt que j'aborderai ce problème dans un esprit que j'espère ricoeurien. *** Sur le plan individuel, la liberté requiert toujours pour Ricoeur un détour par les sources. Je dis « détour1 par les sources » et non « retour aux sources ». Pourquoi ? Parce qu'il faut se déprendre 1 Cette nécessité du détour traverse tous les champs d'analyse de Ricoeur. Aussi O. Mongin met-il en avant ce trait 2 d'une conception ou d'un phantasme de la transparence du sujet à lui-même. Se réapproprier son passé, donner un sens à des événements dont l'absurdité a pu nous rendre aveugles à leurs causes ou à leurs effets, ce n'est pas revenir au plus profond de soi-même. Ce n'est pas retrouver par un effort d'abstraction notre « moi » profond, premier, qui constituerait comme la vérité figée de nous-même, une pierre qui demeurerait inaltérable, indépendamment de toutes nos actions présentes et de tous nos souvenirs. Il n'y a pas d'intuition immédiate, une intuition au sens étymologique du terme, à savoir une vision directe de notre « moi » comme s'il préexistait à notre réflexion. Il ne s'agit donc pas de revenir aux sources qui se trouveraient au plus profond de nous-mêmes, mais de toujours faire un détour par les sources qui sont hors de nous, à savoir les oeuvres humaines. Parce que, en dehors de ce détour, nous ne pouvons jamais nous sentir chez nous quelque part. C'est cette idée à laquelle Ricoeur renvoie lorsqu'il recourt à la belle image d'une « diaspora »2 du moi. Nous sommes toujours déjà séparés de nous-mêmes. Cela ne veut pas dire que je n'ai pas la certitude d'exister, en tant que sujet doté d'une identité. Seulement j'affirme mon existence, dit Ricoeur, « dans le désert d'une absence de moi-même ». Il y a bien un lieu de mon identité, mais dans ce lieu, mon identité ne m'est pas donnée : elle est à faire, à inventer. L'identité n'est pas du côté de la mémoire avec, de l'autre côté, la liberté. Mais la liberté traverse de part en part une mémoire créatrice, qui constitue l'identité non pas dans un repli sur soi, mais dans une sortie hors de soi, dans les oeuvres, dans les actes, dans les signes où nous pouvons lire par des déchiffrements successifs et indéfinis quelque chose de nous-mêmes, où nous pouvons, selon le terme cher à Ricoeur, nous reconnaître. Le « soi » ne peut être découvert qu'en dehors de nous, en dehors de nous et après coup. Dans Soimême comme un autre (1990), Ricoeur formule ainsi cette activité de la conscience rétrospective constituant l'identité : « la conscience projette après-coup sur toutes les expériences de passivité placées avant elle sa force d'attestation »3 . Comprendre ses expériences antérieures, qui sont à prendre comme des témoins de nous-mêmes, c'est tracer dans le « désert de l'absence de soi-même » un chemin par lequel en se rapprochant de soi, on ouvre un espace de liberté plus grand. Cela ne signifie pas que la liberté réside dans un ressassement passif et malsain du passé. Mais c'est prendre acte, pour Ricoeur, qu'il n'y a pas d'innovation, d'invention ex nihilo comme si rien ne précédait une manifestation de liberté. C'est, je cite La Métaphore vive, « restituer au beau mot caractéristique et signifiant du style de Ricoeur : « Mais comment qualifier son « style » ? Essentiellement par la passion du détour. » (Paul Ricoeur, Éditions du Seuil, Points « Essais », 1994, p. 34) 2 « Je suis perdu, égaré parmi les objets, et séparé du centre de mon existence, comme je suis séparé des autres et l'ennemi de tous. Quel que soit le secret de cette diaspora, de cette séparation, elle signifie que je ne possède pas d'abord ce que je suis. La vérité que Fichte appelait « jugement thétique » se pose elle-même dans le désert d'une absence de moi-même. » (Le conflit des interprétations, Éditions du Seuil, « L'o rdre philosophique », 1969, 324) 3 Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, Points « Essais », 1990, p. 366. 3 « inventer » son sens lui-même dédoublé, qui implique à la fois découvrir et créer »4. Entre parenthèses, c'est peut-être là qu'est la plus manifeste la liberté caractéristique du travail de chercheur : le chercheur invente en ce qu'il découvre une hypothèse de sens concernant un domaine qu'il n'a pas inventé, et en ce que par l'exploration de cette hypothèse, il créé une voie d'interprétation nouvelle. Non pas ressasser le passé, ni observer passivement le monde, mais découvrir en lui un sens dont la nouveauté doit être mise en évidence pour qu'elle puisse à rebours modifier quelque chose du réel. En ce sens, exercer sa liberté, c'est toujours endosser la tâche d'un chercheur, c'est réinjecter du sens à cette « appartenance primordiale à un monde que nous habitons, c'est-à-dire qui, tout à la fois, nous précède et reçoit l'empreinte de nos oeuvres »5. Ricoeur a suffisamment montré dans La métaphore vive le pouvoir signifiant de la métaphore pour que l'on prenne très au sérieux cette image qui consiste à dire que nous appartenons avant toute chose à un monde que nous habitons. Il n'énonce pas du tout ici un impératif de conformisme. La relation d'appartenance à un monde, à une société, à un environnement humain, n'est pas figée. Elle prend la forme d'un acte d'habitation au sens d'une appropriation ou pour le dire plus prosaïquement, d'un emménagement. Lorsque nous emménageons quelque part, nous nous approprions un lieu. Nous ne cassons pas tout ! Nous ne pouvons pas faire sans les bases qui font tenir la maison ! Mais nous héritons d'un lieu déjà constitué que nous avons à découvrir, à parcourir, à comprendre, afin de pouvoir y déposer le sens qui nous est propre, afin de reconnaître dans ce lieu comme un reflet variable de nous-même. Nous héritons d'un monde qui nous est antérieur, mais nous avons à l'habiter par le sens nouveau que nous lui donnons et par les modifications que, grâce à cette interprétation, nous pouvons opérer. Or, ce monde ne fait sens pour nous que parce qu'il est de part en part tissé par le langage6. Son matériau est linguistique. Du même coup pour Ricoeur, c'est nécessairement aussi par le récit de soi (devant un ami ou un psychanalyste, mais aussi dans nos oeuvres, nos discours, nos dialogues) que l'on emménage dans le monde auquel nous appartenons, c'est-à-dire que l'on y existe. Le travail de la mémoire est ce travail du récit qui s'efforce de comprendre les dépendances antérieures dont nous héritons et qui s'efforce par là aussi d'ouvrir le champ des possibles dans lequel nous pouvons nous projeter. La tâche de la liberté est herméneutique, l'herméneutique étant le nom de la méthode que Ricoeur assigne à la philosophie ; cela signifie, je cite le Conflit des interprétations 7, « la première tâche n'est pas de commencer, c'est, du milieu de la parole, de s'en ressouvenir », ou encore selon 4 La métaphore vive, Éditions du Seuil, Points « Essais », 1975, p. 387. 5 Ibid. 6 « Par là est affi rmée la condition originairement langagière de toute expérience humaine. La perception est dite, le désir est dit. Hegel l'avait déjà démontré dans la Phénoménologie de l'esprit » (Du texte à l'action, Essais d'herméneutique II, Éditions du Seuil, Points « Essais », 1986, 29). 7 Le conflit des interprétations, op. cit., p. 248. 4 une autre formule de Ricoeur dans la Symbolique du mal, « commencer, c'est continuer »8. Dit autrement, c'est continuer de faire une histoire qui nous précède9. *** Ce qui vaut sur le plan individuel vaut aussi sur le plan collectif et l'une des originalités fortes de Ricoeur est d'articuler ces deux plans grâce au pont de la narration, de l'histoire qu'on raconte et qu'on se raconte. Les textes sont très vastes et très rigoureux et je n'ai pas le temps ici d'en faire un compte rendu. Revenons simplement et de manière très très synthétique sur le rapport de la mémoire et de la liberté à l'échelle du groupe social et de ses institutions. Parce que, comme Ricoeur l'écrit dans La Mémoire, l'Histoire et l'oubli, « on ne se souvient pas seul »10, mémoire individuelle et mémoire collective sont singulièrement enchevêtrées. Reprenant par là la thèse de Maurice Halbwachs, Ricoeur insiste sur le fait que la mémoire individuelle s'enracine dans la mémoire collective dont elle conserve comme une teinture modifiable, mais irréductible. Elle s'appuie toujours sur des souvenirs conservés par le groupe. Inversement, la mémoire collective n'est tissée que par et pour des points de vue singuliers. C'est en tant que membre d'un groupe qui ne se maintient que par son histoire qu'un individu a une mémoire. Tout cela encore une fois dans un mouvement dialectique vivant et non dans une répétition inerte et morte. Dans la perspective de Ricoeur, cet enchevêtrement des mémoires collectives et individuelles, publiques et privées, engage une réflexion sur l'historiographie qu'il développe, en insistant notamment sur le nécessaire rôle du témoignage – témoignage qui, en faisant mémoire, décloisonne le couple histoire/mémoire. L'historien ne peut pas faire abstraction du témoignage pour faire mémoire des événements passés et des traces qu'ils ont laissées. Mais ce qui est éclairant pour notre réflexion d'aujourd'hui, c'est son analyse de l'idéologie et de l'utopie. L'idéologie est ce par quoi « le groupe croit à sa propre identité », en renforçant, redoublant et préservant le groupe social11 . Par la commémoration des actes fondateurs du groupe social, l'idéologie en maintient l'identité et constitue sa mémoire sociale. Cette commémoration est indispensable à la vie du groupe, mais elle est aussi dangereuse 8 Symbolique du mal, Aubier, 1988, p. 149 9 Cette idée est aussi clairement exprimée par Merleau-Ponty : « la liberté est toujours gestion d'un héritage » (Manuscrits déposés à la Bibliothèque nationale de France, VIII-2, p. 317, cité par Pascal Dupond in Dictionnaire Merleau-Ponty, p. 140). 10 La mémoire, l'histoire, l'oubli, Éditions du Seuil, Points « Essais », 2003, p. 148. Pour aller plus loin concernant ce qui ne va être qu'évoqué dans la suite de cet exposé, outre bien sûr la lecture de l'ouvrage de Ricoeur, nous reco mmandons notamment La juste mémoire. Lectures autour de Paul Ricoeur, dir. par O. Abel, E. CastelliGattinara, S. Loriga et I. Ullern-Weité, Labor et fides, 2006. 11 Du texte à l'action, op. cit., p. 427. 5 lorsqu'elle prend la forme d'un repli du groupe sur lui-même et d'un refus du changement qui lui est corrélatif. De même que pour l'individu, l'héritage doit toujours être réanimé pour ne pas mourir, il doit être habité par une réinterprétation incessante et vivifiante. Aussi Ricoeur propose-t-il une conception de la tradition que nous gagnerions beaucoup à reprendre comme élément de nos débats sociaux actuels. Contre une conception structurale de la tradition (où toute tradition est déterminée par une structure invariable), Ricoeur défend que c'est le surplus de sens, surplus toujours offert à une interprétation innovante, qui définit la réserve sémantique de la tradition. Ce contenu de sens peut toujours trouver place dans de nouvelles structures, ce qui fait de la tradition non pas un obstacle, mais un point d'appui et un matériau pour la liberté12. La réinterprétation vivante fait de la tradition non pas un héritage mort à préserver dans un tombeau devant lequel nous n'aurions plus qu'à nous prosterner, ou que nous aurions à saccager pour nous en libérer. Elle fait au contraire de la tradition un passé qui pour rester fondateur doit aussi rester novateur, ouvert à une multitude indéfinie de personnes, à la manière d'un texte qui révèle toujours quelque chose d'inédit à qui s'efforce de le lire avec un regard nouveau. Comme l'écrit très bien l'historien François Dosse au sujet de Paul Ricoeur, la démarche de celui-ci est une « approche herméneutique selon laquelle la tradition ne vaut que comme traditionnalité, en tant qu'elle affecte le présent. »13. C'est donc la tradition en tant qu'elle se déchiffre encore dans le présent et doit incessamment être lue, relue, discutée, etc., c'est cette traditionnalité là qui est fondatrice, là où la tradition morte ne serait qu'un frein et un obstacle à la liberté. L'utopie, qui prend le contrepied de l'idéologie en adoptant le point de vue d'un « nulle part », d'une exterritorialité, l'utopie a aussi ses travers. Lorqu'elle déroule une « logique folle du tout ou rien » qui sape tout repère et tout acquis, elle ne rend pas davantage possible la liberté. En nous privant de tout héritage, elle nous prive des conditions sans lesquelles nous ne pouvons nous approprier le monde et nous y reconnaître. Mais elle a pour vertu de ne pas nous enfermer dans l'illusion d'un présent suffisant à lui-même. En pointant du doigt l'insuffisance de la tradition, elle maintient un horizon d'attente en vue duquel nous envisageons nos actions présentes. C'est la fameuse dialectique de l'archè, le fondement ou plutôt la fondation, et du telos, le but, la fin, en tant qu'elle prescrit une direction. Cette dialectique chez Ricoeur est indépassable. Elle trace les contours du cadre en dehors duquel on ne peut sortir et elle rend raison des apories de la pensée, de la pensée de l'action, de la 12 « (...) c'est le surplus de sens qui motive tradition et interprétation. C'est pourquoi il faut parler, dans ce cas, de régulation sémantique par le contenu et non pas seulement de régulation structurale ». « Ainsi la régulation structurale est beaucoup plus près du phénomène d'inertie que de la réinterp rétation vivante qui nous paraît caractériser la véritable tradition. » (Herméneutique et structuralisme, in Le conflit des interprétations, op. cit. p. 5152. 13 François Dosse, Paul Ricoeur, Les sens d'une vie, La découverte & Syros, Paris, 1997, p. 759. 6 liberté, de la mémoire, de l'imagination, toujours tendues entre les sources dont elles partent et l'horizon qui donne sens à la visée. L'horizon est ce qu'on ne voit pas mais donne une perspective, un sens à la vision. La mémoire a besoin de l'imagination pour être créatrice, c'est-à-dire pour produire du sens. La fonction nécessaire de l'utopie dans l'imaginaire social, indissociable de la mémoire sociale et d'un horizon commun, révèle – pour achever la métaphore que nous avons tenté de déplier – elle révèle qu'habiter le monde que nous recevons en héritage, ce n'est pas s'y enfermer dans une petite cellule mémorielle qu'on appellerait un « chez soi » et dont il ne faudrait pas sortir, sous peine d'aliénation. Le détour par les oeuvres, et par la tradition considérée comme oeuvre à réinterpréter, n'est pas un retour, nous l'avons dit. Elle est un dépaysement pour reprendre la belle image de Ricoeur. Je vous cite Histoire et vérité (p. 334) : « D'emblée, semble-t-il, l'homme est autre que l'homme. (...) L'humanité ne s'est pas constituée dans un seul style culturel, mais a « pris » dans des figures historiques cohérentes, closes : les cultures. La condition humaine est telle que le dépaysement est possible » et 3 pages plus loin, commentant la phrase d'Heidegger « Il nous faut nous dépayser dans nos propres origines », Ricoeur écrit : « seule une culture vivante, à la fois fidèle à ses origines et en état de créativité sur le plan de l'art, de la littérature, de la philosophie, de la spiritualité, est capable de supporter la rencontre des autres cultures, non seulement de la supporter mais de donner sens à cette rencontre. » Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'une mémoire retravaillée, revisitée, est la condition pour que prenant conscience de ses origines, de ses sources, un groupe social se donne les moyens de s'ouvrir aux autres cultures. On peut le constater à diverses échelles: de l'échelle familiale à l'échelle internationale. Savoir se dépayser dans ses origines, c'est savoir se dépayser dans les cultures des autres qu'on est alors à même de rencontrer, d'accueillir. C'est comprendre que la revisitation de la mémoire n'est pas ressassement, mais réouverture d'un passé qui menace toujours de se clore sur lui-même, et c'est du même coup comprendre le présent non pas à l'aune de la séparation des cultures mais à l'aune de leurs racines singulières, singulières et partagées. C'est en ce sens qu'André Dumas caractérisait le concept ricoeurien d'espérance ainsi : « l'espérance, c'est la mémoire revisitée. » La mémoire n'est vivante que comme remémoration en acte et nous n'avons d'horizons d'attente, d'espérance, que ceux qu'une réflexion sur le sens de l'histoire ouvre. Si le nihilisme est désespérant, c'est parce que selon lui, ce dont nous héritons n'a pas de sens. Dans son effort pour penser une liberté possible et même concrète, Ricoeur nous invite à penser la liberté non pas dans des fondements figés, des principes ou des déterminations substantielles, mais dans ses productions et ses interprétations. À une pensée du fondement, Ricoeur préfère celle de la 7 fondation, celle d'une liberté comme liberté de fonder et de refonder. Il conclut ainsi un texte où il rendait hommage à Emmanuel Mounier, et je conclus sur cette conclusion : « L'idée de fondation n'est peut-être qu'une métaphore, mais la métaphore est forte : elle parle d'architecture, elle parle de construire et d'habiter, ce qui se fait originairement à plusieurs. » « Co-fondateurs, voilà ce que nous pouvons souhaiter rester ou devenir. »14 Et qu'est-ce que co-fonder si ce n'est faire oeuvre ensemble de liberté et de sollicitude ? 14 Mounier et Esprit au milieu du Xxème siècle, in Emmanuel Mounier. L'actualité d'un grand témoin, G. Coq et J. Delo rs (dir.), Parole et silence, p. 265 et 267. 8