Principe d`autonomie et vulnérabilités d`aujourd`hui

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On parle beaucoup du respect du principe d’autonomie du patient dans la prise de décision médicale, qu’il s’agisse de prévention ou de soin. Mais quelle est sa définition,
quelles en sont les conditions et les limites ? L’approche anthropologique du problème
permet une première approche de ces questions.
Principe d’autonomie et vulnérabilités d’aujourd’hui
Une approche anthropologique
Anne-Marie Bégué-Simon1
De quelle « autonomie » parle t-on ?
Elle varie selon les cultures
Selon Macklin, éthicien américain, l’autonomie s’appuie sur deux conditions essentielles : la
liberté vue comme indépendance face aux influences « contrôlantes » et la capacité
d’entreprendre des actions intentionnelles [1]. Selon Paul Ricoeur, l’autonomie est « le plein
déploiement de la capacité humaine à faire le bien » [2] et pour de nombreux auteurs européens, la capacité de la raison humaine de s’imposer des lois morales absolues. De nombreux
textes officiels ou non parlent d’usagers libres et responsables, ce qui suppose une information et une éducation, éducation vue en tant que recherche personnelle dans le sens où Kant
l’entendait, c'est-à-dire comme moyen d’arriver à maturité et de prendre des décisions par soimême [3]. Ces deux significations sont si différentes qu’une personne autonome selon le point
de vue européen pourrait ne pas agir de façon autonome d’un point de vue américain à cause
de l’existence de contraintes telles que l’ignorance ou la coercition… L’interprétation chinoise du respect de la personne n’inclut pas l’autonomie, pas plus qu’elle n’inclut l’égalité
dans le respect de toutes les personnes (femmes, riches…).
Le recours à la valeur d’autonomie de la personne comme principe éthique en santé publique
devra donc se faire dans le respect des interprétations qu’en donnent les diverses cultures. Le
libéralisme occidental n’en place pas moins l’autonomie et la liberté individuelle au dessus de
toutes les autres valeurs. Mill soutenait dans On liberty [4] que la seule raison pour laquelle
on pourrait permettre de restreindre la liberté individuelle serait l’impératif de prévenir le
mal fait aux autres ou les méfaits envers la société2. Ce harm principle ne doit pas être confondu avec le paternalisme qui vise à protéger l’individu malgré lui pour son propre bien.
Quels en sont les fondements théoriques ?
Kant invoque la reconnaissance que toute personne possède inconditionnellement une valeur
morale, chacun ayant la capacité à déterminer sa propre loi, chaque personne étant une fin en
elle-même. On viole ce principe lorsque l’on considère la personne comme un moyen pour
atteindre des buts qu’elle n’aurait pas non définis elle-même. Bien avant, Rousseau voyait
dans l’autonomie deux dimensions : l’absence de relation (l’état de nature) et l’obéissance à
sa propre loi (auto-nomos) [5]. Mill considère que « chacun doit être autorisé à se développer
suivant ses convictions pour autant qu’il n’interfère pas avec la liberté des autres de se développer selon leurs convictions » [4].
1
Je tiens à remercier Dina JOUBREL de son invitation au colloque « Quelle conception de l’humain aujourd’hui », organisé par la Cellule d’Urgence médico-Psychologique, le Service Psychiatrique d’Accueil et
d’Orientation et par l’association Crise et Traumatisme le 12 mars 2010 à Rennes, dont ce texte est issu.
2
Exemple : la coercition pour un patient à prendre un traitement antituberculeux est justifiée par le fait que le
respect de la liberté individuelle peut entraîner la propagation de la maladie tuberculeuse.
Le principe d’auto-détermination trouve soutien dans l’approche libérale qui présuppose que
l’individu doit être libre de ses agir. L’individualisme défendu par cette approche entretient
une attitude fataliste face à la mort, un sentiment d’impuissance.
Le principe d’autonomie suppose un acteur rationnel et compétent
Pour agir en accord avec un plan librement choisi et documenté, il doit répondre aux conditions suivantes :
- agir intentionnellement avec une compréhension des enjeux ;
- sans contrôle de la part d’influences qui détermineraient ses agir.
Ce concept est lié à : l’autodétermination, au droit à la liberté, au droit à la vie privée, à
l’exercice du choix individuel, à la liberté de suivre la volonté d’un autre… Il est appliqué
dans le domaine du consentement éclairé, du refus informé face à des propositions de soins.
Dans le champ de la prévention, cette acception de l’autonomie soulève des enjeux éthiques
en termes d’information, pour qu’elle soit accessible à une population faite de diversités culturelles, sociales et économiques. Partage de savoirs, simplicité du langage [6].
A partir de quel seuil l’information donnée est-elle « suffisante » ?
De quelle information - loyale, appropriée, fondée sur des connaissances scientifiquement
validées - chacun a-t-il besoin pour faire un choix éclairé ? Qu’en est-il du libre arbitre dans
la prise de décision ? Face à une pratique de prévention, objet de controverses, y a-t-il toujours possibilité d’un débat public permettant la clarification des avantages et des inconvénients certains et guidant les personnes dans leurs choix ?
Malherbe faisait de l’autonomie l’impératif éthique fondamental et l’opposait au paternalisme. Il ne reconnaissait comme légitime pour la santé publique que le mandat d’éducation à
la santé, seul apte à respecter l’autonomie des citoyens [7]. Toutefois cette autonomie n’existe
que dans les limites d’une éthique de la réciprocité qui souligne l’insertion de chaque individu
dans un réseau social dont la loi, les normes, sont la condition de possibilité de l’autonomie de
l’individu : se trouve en voie d’autonomisation un sujet qui assume sa socialité en cultivant
l’autonomie de ses semblables. Cette approche est une dimension de la citoyenneté, indissociable de la responsabilité, chacun devant mesurer les conséquences de ses choix propres pour
lui et le groupe. L’autonomie implique de se donner des lois à soi-même. Elle conjugue la
responsabilité individuelle et l’engagement dans la société pour sa transformation. Le respect
de cette valeur phare garantit que l’individu soit traité comme une fin morale et non comme
un moyen moral [8].
L’autonomie suppose la reconnaissance des droits des individus et de leur dignité personnelle
Elle est une protection contre le despotisme moral et politique. Est-ce que le respect pour
l’autonomie signifie que nous ne sommes pas autorisés à imaginer un bien pour les autres audelà de ce qu’ils imaginent être le bien ?
Citons quelques exemples de règles éthiques dérivées de ce principe d’autonomie : la communication non biaisée d’informations reliées aux risques, l’obtention du consentement des
individus avant de les exposer à certaines interventions. Défendre l’autonomie du seul point
de vue des professionnels de santé ou des gestionnaires de la santé n’est-il pas signe de désengagement d’une démarche d’accompagnement des patients ? Les patients sont-ils libres
quand ils méconnaissent le ressort psycho-affectif de conduites qualifiées de « délétères »
pour eux-mêmes ? La défense de l’autonomie s’accompagne-t-elle de l’engagement des politiques publiques dans la lutte contre des conditions de vie où les droits fondamentaux ne sont
pas appliqués ?
La vulnérabilité, dimension constitutive de l’être vivant ?
Bien au-delà des situations de dépendance…
Pour Paul Ricoeur, elle apparaît déjà comme fragilité de l’existence tributaire de l’opinion
d’autrui. Il élabore plusieurs figures de l’homme capable dont celles du pouvoir dire, pouvoir
faire, pouvoir raconter et pouvoir imputer. L’approche anthropologique des vulnérabilités
conduit à se questionner sur les trajectoires des individus et le sens que celles-ci revêtent pour
eux. Quelle lecture en font-ils ? Quel lien établissent-ils entre leur vie rêvée et leur vie vécue ?
Il ne s’agit donc pas de la seule marque commune à toute personne en situation de dépendance (handicap, vieillesse, situation de soins), mais aussi de la vulnérabilité que créent certains évènements de vie (annonce d’une maladie grave, perte d’un être cher, perte
d’emploi…) et de la vulnérabilité secrétée par notre organisation sociale (par manque d’accès
aux droits, manque du droit aux droits, violence institutionnelle lorsque le bénéficiaire n’est
pas « dans les normes » du fonctionnement prévu par la structure…). L’approche socioanthropologique conduit à interroger les fonctionnements institutionnels eu égard aux besoins
de l’individu : quelle écoute est faite de leur singularité ? En toile de fond, sont interrogées les
valeurs fondant notre éthique professionnelle [9].
Roland Gori et Marie-José Del Volgo nous incitent à penser notre médecine contemporaine et
disent que « l’exigence de réintroduire en médecine l’éthique le monde des valeurs s’avère
inséparable du progrès de sa conceptualisation qui tend toujours davantage à éloigner davantage le corps en tant que matériau biologique du corps comme expérience vécue et parlée
[…] La médecine tend toujours davantage à mesurer, évaluer, normaliser, randomiser sur
des populations où la notion de singulier disparaît et repose sur un modèle du développement
scientifique qui laisse en retrait la notion d’être singulier » [10]. Cette absence de débats sur
des questions de santé publique où la controverse est présente, l’absence de prise en compte
par les politiques publiques des conditions d’existence montrant le non-respect des droits fondamentaux, réels facteurs agissant sur la santé et conditionnant le développement optimal des
capacités, des aspirations des êtres humains, le développement d’un « arsenal technique » en
réponse à des problèmes institutionnels sont autant d’interrogations sur la place de l’humain
dans notre époque qualifiée par certains auteurs de « post-moderne » et sont autant de signes
appelant à questionner la place de l’humain aujourd’hui, dans la multiplicité de ses dimensions créatives, dans la multiplicité des ses « facultés raisonnantes ».
Le culte de la santé et du bonheur que suggère l’OMS, « grand hypnotiseur des masses »,
selon Gadamer [11], comme étant une mission relevant du médical tend à remplir le vide spirituel laissé par l’effondrement des religions, des idéologies politiques et des illusions culturelles. Souvenons-nous qu’en 1938 « être et rester en bonne santé n’est pas uniquement une
affaire personnelle, c’est votre devoir » [12].
L’approche socio-anthropologique questionne la norme sociale qui définit ce qui est attendu,
convenu en regard de chaque être cherchant à se déployer. Comment lire et lutter contre les
désadaptations ou les inadaptations des êtres humains confrontés à un système qui sape, au
nom de divers productivismes, l’humanité en chacun de nous en des lieux divers, de l’école
au lieu de travail, sinon en réinvitant une réflexion sur la conception de l’homme dans notre
société ? Cette démarche précède à notre sens celle du développement de l’empowerment et
du management du stress. Aujourd’hui, les outils de l’autonomie sont la pensée critique du
réel et la capacité de résister à l’aliénation dans ses différentes formes.
Comment les vulnérabilités sont-elles prises en compte ?
Les travaux de Declerck [13] et de Quesemand-Zucca [14] éclairent l’insuffisance
d’accompagnement psychologique de personnes en errance allant de structures en foyers, de
foyers en centres d’hébergement, révèlent le morcellement des interventions, renvoyant à un
être éclaté, histoire du manque de liens, histoire de ruptures répétées. Cependant, le modèle
d’intervention d’un soin global, continu, coordonné, unifiant la personne, contribuant à son
apaisement est souvent proclamé… et depuis quelques décennies ! Il est étrangement absent
de ces structures recevant des hommes et des femmes venant de la rue. L’autonomie n’est-elle
qu’un projet de professionnels de santé ou de planificateurs de ressources de santé pour renvoyer « ailleurs » la question de l’individu tissé de complexité, de contradictions, de rationalité et d’imaginaire, pour évoluer ensuite vers des processus de stigmatisation ? Est-elle le témoin, en réaction à un modèle paternaliste, d’une évolution de la relation soignant-soigné ?
Est-elle le signe d’une grande difficulté à s’engager, pour un professionnel de santé, dans
l’accompagnement du patient, donc une façon d’éluder la question de notre engagement fait
de sollicitude et d’empathie ?
Pour une personne en situation de handicap, quel sens prend le terme autonomie :
- le regard sur soi ? (comment je vis avec ce que je suis, avec mes caractéristiques ?
Qui suis-je ?) ;
- les acquisitions d’habiletés (visant à augmenter les possibles, augmenter la participation sociale ?) ;
- la libération du regard des autres ? (celui-ci m’affecte-t-il quand il ne me voit
qu’avec mes manques ?).
La socio-anthropologie de la vulnérabilité appelle un questionnement sur la représentation
que chacun a de l’être humain et de celle du corps social. Elle appelle une interrogation des
pratiques sociales, une interrogation des éthiques professionnelles et des valeurs partagées
d’une communauté, celle des citoyens. Elle appelle une réflexion sur les conditions du lien
social, de lutte contre l’isolement, voire contre la désolation, comme l’évoquait Hannah
Arendt à propos des régimes totalitaires [15] : « La désolation, fonds commun de la terreur,
essence du régime totalitaire et, pour l’idéologie et la logique, préparation des bourreaux et
des victimes, est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont sont frappées les masses
modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenues critiques
avec la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque. Etre déraciné, cela veut dire n’avoir pas de
place dans le monde, reconnue et garantie par les autres. Etre inutile, cela veut dire n’avoir
aucune appartenance au monde ».
Références
1. Macklin R, Against relativism. Cultural diversity ant the search for ethical universals in medicine NY
and Oxford: Oxford Univiversity Press; 1999.
2. Ricoeur P. Soi-même comme un autre. Paris: Seuil; 1990.
3. Kant E. Fondement de la métaphysique des mœurs. Paris: Delagrave; 1980.
4. Mill JS. De la liberté. Paris: Presses Pocket; 1990.
5. Rousseau JJ. Du contrat social ou principes du droit politique.
http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
6. Illich I. Némésis médicale. Paris: Seuil;1974.
7. Malherbe JF. Autonomie et prévention. Alcool, tabac, sida dans une société médicalisée. Montréal:
Fides; 1994.
8. Callahan D. Autonomy: a moral good, not a moral obsession, The Hastings center Report. 1984;14:402.
9. Bégué-Simon AM (Dir). Corps soignant corps soigné : vers une refonte de l’éthique ? Paris: Publibook ;
2008.
10. Gori R, Del Volgo MJ. La santé totalitaire : essai sur la médicalisation de l’existence. Paris: Denoël;
2005.
11. Gadamer HG. Philosophie de la santé. Paris: Grasset ; 1998 (trad M. Dautrey).
12. Proctor R. G La guerre des nazis contre le cancer. Paris: Les belles lettres; 2004.
13. Declerck P. Les naufragés. Paris: Plon; 2001.
14. Quesemand-Zucca S. Je vous salis ma rue : clinique de la désocialisation. Paris: Stock; 2007.
15. Arendt H. Le système totalitaire. Paris: Seuil; 1972.
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