JUILLET 2014 66 PRATIQUES
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événements (climatiques, maladie…) pour garder
un pouvoir, sortir du règne animal et peut-être même
que sa vocation est-elle moins d’être heureux que
de se rendre digne de l’être? Pour ce faire, il faut
comprendre, se justifier, se retourner sur le passé
pour mieux comprendre. Et c’est le présent qui va
donner sens à nos actes, avec la liberté de choisir le
sens souhaité à la relecture de sa vie, à sa propre
mise en scène voir à sa réhabilitation personnelle.
Comme dirait de nouveau Ricœur à sa propre « confi-
guration ». Mais est-ce possible d’être à la fois soi-
même comme un autre? À la fois juge et partie avec
ce dédoublement cher à Philippe Lejeune des trois
« Je » ; possible d’être l’auteur, le narrateur et le
personnage principal de son histoire?
Ce que nous pouvons peut-être retenir, c’est que
dans le récit de vie qui peut être conçu comme la
chronique d’un temps passé avec une structure
narrative dans une lignée temporelle chronologique,
celui qui se souvient n’est pas le même que celui
qui a vécu et que tout récit de vie est parcellaire.
Le sujet narrateur raconte toujours une histoire
parmi tant d’autres possibles, il est dans une
vérité subjective. Mais est-ce vraiment le fait
que des actes soient vérifiables qui importe
ou est-ce l’usage que chacun fait du vrai?
L’essentiel est probablement de permettre
de remonter un fil à soi rétrospectif, intros-
pectif, expressif et interactif pour le patient
et d’offrir au destinataire du livre (jusqu’ici
il y en a toujours eu) une mémoire familiale,
une trace qui conjure l’oubli (ce qui s’appa-
rente pour certains à la « vraie mort ») et qui
offre aussi la possibilité à l’histoire de se pour-
suivre puisqu’une vingtaine de pages blanches
ouvrent la fin du livre.
Mais tout ceci est possible grâce à l’implication
d’une équipe, à son ancien chef de service Valérie
Moulin et son successeur Stéphane Vignot, a une
place laissée à un « non soignant », à une conscience
de fonctions complémentaires, à un combat des
médecins pour accéder au sésame, un CDI pour la
biographe (avec une quotité de 0,6) complété par
un statut de profession libérale ce qui permet à l’as-
sociation du service AERAO (Association pour
l’Étude et la Recherche Appliquée en Oncologie)
de se substituer avec une obligation de trouver des
fonds sachant que les sources de financements ne
sont pas légion.
Financement pour rétribuer la biographe, fabriquer
des livres de très belle facture (un à deux exemplaires
sont remis à la personne désignée), mais aussi finan-
cement d’une étude qualitative pour dépasser l’in-
tuition initiale et les bonnes intentions qui ont porté
la démarche (cf. encadré).
Un autre outil fondateur est la création d’une asso-
ciation en mai 2010, Passeur de mots, passeur d’his-
toires©, qui permet de former d’autres « Passeurs »
(quatre autres institutions à ce jour, cf. site internet
elle représente davantage un soin spirituel pour les
médecins.
La notion de « care » des Anglo-Saxons réconcilie
les deux perceptions et permet de ne pas décliner
la biographie comme un énième soin de support:
le souci est de prendre soin, avec une acception du
soin beaucoup plus large que celle réservée aux
soignants.
Le regard de la biographe…
Pour continuer l’exploration de la démarche « d’au-
tobiographie indirecte », il est possible de s’appuyer
sur une idée maîtresse de Paul Ricœur2qui met en
avant qu’« inviter le narrateur à se raconter, c’est
l’inviter à donner de la cohérence, de l’unité et du
sens à sa vie ». Si l’on se resitue dans le contexte de
la maladie grave, il semble aisé de percevoir toute
la portée d’une telle assertion. Donner de la cohé-
rence lorsque tout est chaos, donner de l’unité
lorsque l’on vit une crise existentielle et donner du
sens lorsque l’on est susceptible de perdre son senti-
ment d’éternité (« je peux mourir ») et que surgissent
ces questions d’ordre existentiel qui assaillent bien
souvent la personne gravement malade…
La biographie hospitalière serait dès lors susceptible
de permettre de rester droit pour ceux qui le souhai-
tent ou qui en ressentent le besoin.
Il est de suite nécessaire de préciser que chacun ne
se retrouve pas obligatoirement dans la proposition
faite de recevoir ou de transmettre son histoire. Il y
a ceux qui ont d’autres projets (aller à la mer, voir
ses fleurs pousser…), d’autres qui ne sont pas dans
ce mouvement du faire à tous crins ou d’autres encore
à qui le livre, ou plus exactement la symbolique du
livre, fait peur. Et puis il y a les destinataires « déçus » :
ce jeune homme qui attend le livre de sa maman
pour connaître l’identité de ce père inconnu, il n’en
saura rien. Cette épouse qui attend des mots d’amour
d’un mari qui n’a jamais su en dire… Cet autre qui
aurait préféré que sa maman ne soit pas trop loquace
(à noter que dans « transmission » il y a « trans » :
ce qui va au travers, au-delà et la transmission peut
s’apparenter aussi à une… traduction !). Rien n’est
idéal… et c’est bien ainsi. La démarche ne peut
parler à chacun ou avoir un satisfecit total. D’abord
parce que la matière brute n’est autre que l’humain
et que, plus prosaïquement, la biographe ne peut
réaliser simultanément que quatre biographies (soit
environ douze par an). Nous sommes également
très vigilants dans le service à l’injonction contem-
poraine du « projet » ou de « donner sens » de
manière quasi forcée, idéologique. Une injonction
à se raconter, à être l’acteur de sa vie, à se dire pour
donner du sens, notion si bien étayée par C. Delory-
Momberger dans la Condition biographique, mais la
vie n’est-elle pas sens en soi?
Au demeurant, il est vrai que si l’on a une visée
Kantienne, l’homme a été doté de raison et que,
depuis toujours, il a cherché a donné du sens aux
EN FAIRE TROP
La biographie
hospitalière
serait dès lors
susceptible de
permettre de
rester droit pour
ceux qui le
souhaitent…
DOSSIER
LA FIN DE VIE