Gravement malade et sa vie devant soi ?

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DOS S I ER
Accompagnement
Ecoute, empathie, relation soignant-soigné, relation médecin-patient,
relation thérapeutique
Fin de vie
Récit de vie
Gravement malade
et sa vie devant soi ?
Retour sur une démarche singulière : la biographie hospitalière. Regards croisés d’un médecin
et d’une biographe.
David Solub, médecin service d’oncologie-hématologie CH Chartres, président de l’association Passeur de mots, passeur d’histoires©
Valéria Milewski, biographe hospitalière CH de Chartres, doctorante en SHS Université Paris Ouest – Nanterre La Défense (laboratoire
Modyco UMR 7114)
Depuis sept ans, une démarche innovante est
De plus en plus technique et spécialisée, la médecine
aujourd’hui fait courir le risque d’oublier le sujet
au profit d’un corps objet de soins, et de donner
l’image d’une médecine déshumanisée.
La biographie aide à rétablir l’équilibre d’une médecine humaniste, sans nier le besoin de compétences
techniques hautement spécialisées.
proposée à des personnes atteintes de cancer(s) et
qui ne sont plus médicalement dans un espoir de
guérison.
Initiée dans le service d’onco-hématologie de l’hôpital
de Chartres, le principe en est simple : proposer à
des patients désireux (ou en attente de « quelque
chose ») de faire leur récit de vie avec une biographe
formée à l’accompagnement, en toute confidentialité,
et de recevoir gracieusement (eux-mêmes ou un
proche désigné), le livre de leur histoire.
Que vient interroger une telle démarche, est-ce de
l’ordre du soin, quelles en sont les limites, quels en
sont les bénéficiaires et comment cela s’organise-til… ?
Immersion dans une terre où la consolation scripturaire 1 convole avec la clinique…
L’approche semble séduisante,
mais en pratique, comment s’y prend-on ?
En effet, malgré l’information diffusée au sein du
service, nous constatons qu’aucun patient ne
demande spontanément à « faire sa biographie ».
Une explication est nécessaire pour susciter et initier
la démarche: il faut surmonter la crainte « si on me
propose de faire ma biographie, n’est-ce pas que je
vais mourir bientôt? ». Elle est le fruit d’une relation
de confiance établie au cours d’un suivi de plusieurs
mois ou années ou au contraire à l’occasion d’un
événement aigu, comme si l’urgence permettait
d’aborder la question plus aisément, sans tabou.
Le regard du médecin
Au premier abord singulière, la démarche de biographie hospitalière a pris corps depuis un jour de
septembre 2007, d’un coup, d’un seul, comme une
évidence.
Une charte éthique, des outils instaurés, réfléchis,
remaniés au cours de ces années d’exercice ont
permis de mieux cerner et circonscrire la démarche
et valider un cadre.
Confrontés à l’exercice quotidien de la cancérologie
et à la mort inévitable, le besoin de comprendre et
de donner du sens (une manière de retrouver du
souffle ?) nous a conduits à réfléchir autrement la
prise en charge des patients gravement malades,
c’est-à-dire dont l’objectif des traitements n’est plus
curateur.
Au-delà des traitements anticancéreux et des soins
de support, il s’agit de considérer l’histoire de vie
autant que l’histoire de la maladie.
Pourquoi propose-t-on cette démarche
aux patients ?
Nous projetons souvent nos propres souhaits :
permettre de se réconcilier avec son histoire (le
fameux bilan), transmettre à ses proches, laisser une
trace, etc.
Finalement, le patient en fera autre chose, fort probablement.
Maintenir un certain degré d’espoir, donner une
perspective dans un environnement restreint (le
milieu hospitalier), alors que l’avenir n’existe plus
(le spectre de la mort), tel est le cœur de notre
démarche.
Redonner la main au patient afin de mettre la maladie
à sa place, de prendre conscience qu’elle n’est pas
tout, c’est aussi faire sortir du champ de la médecine
ce moment crucial de la vie.
Les premières pistes d’analyse de la recherche qualitative commencée en 2012 indiquent que la perception de la démarche diffère selon les soignants: plutôt
un soin de support pour les soignants non médicaux,
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Site internet de l’association Passeur de mots, passeur d’histoires© :
passeur-de-mots.com
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EN
LA FAIRE
FIN DETROP
VIE
événements (climatiques, maladie…) pour garder
un pouvoir, sortir du règne animal et peut-être même
que sa vocation est-elle moins d’être heureux que
de se rendre digne de l’être ? Pour ce faire, il faut
comprendre, se justifier, se retourner sur le passé
pour mieux comprendre. Et c’est le présent qui va
donner sens à nos actes, avec la liberté de choisir le
sens souhaité à la relecture de sa vie, à sa propre
mise en scène voir à sa réhabilitation personnelle.
Comme dirait de nouveau Ricœur à sa propre « configuration ». Mais est-ce possible d’être à la fois soimême comme un autre? À la fois juge et partie avec
ce dédoublement cher à Philippe Lejeune des trois
« Je » ; possible d’être l’auteur, le narrateur et le
personnage principal de son histoire ?
Ce que nous pouvons peut-être retenir, c’est que
dans le récit de vie qui peut être conçu comme la
chronique d’un temps passé avec une structure
narrative dans une lignée temporelle chronologique,
celui qui se souvient n’est pas le même que celui
qui a vécu et que tout récit de vie est parcellaire.
Le sujet narrateur raconte toujours une histoire
parmi tant d’autres possibles, il est dans une
vérité subjective. Mais est-ce vraiment le fait
La biographie
que des actes soient vérifiables qui importe
ou est-ce l’usage que chacun fait du vrai ?
hospitalière
L’essentiel est probablement de permettre
serait dès lors
de remonter un fil à soi rétrospectif, introssusceptible de
pectif, expressif et interactif pour le patient
et d’offrir au destinataire du livre (jusqu’ici
permettre de
il y en a toujours eu) une mémoire familiale,
rester droit pour
une trace qui conjure l’oubli (ce qui s’apparente pour certains à la « vraie mort ») et qui
ceux qui le
offre aussi la possibilité à l’histoire de se poursouhaitent…
suivre puisqu’une vingtaine de pages blanches
ouvrent la fin du livre.
Mais tout ceci est possible grâce à l’implication
d’une équipe, à son ancien chef de service Valérie
Moulin et son successeur Stéphane Vignot, a une
place laissée à un « non soignant », à une conscience
de fonctions complémentaires, à un combat des
médecins pour accéder au sésame, un CDI pour la
biographe (avec une quotité de 0,6) complété par
un statut de profession libérale ce qui permet à l’association du service AERAO (Association pour
l’Étude et la Recherche Appliquée en Oncologie)
de se substituer avec une obligation de trouver des
fonds sachant que les sources de financements ne
sont pas légion.
Financement pour rétribuer la biographe, fabriquer
des livres de très belle facture (un à deux exemplaires
sont remis à la personne désignée), mais aussi financement d’une étude qualitative pour dépasser l’intuition initiale et les bonnes intentions qui ont porté
la démarche (cf. encadré).
Un autre outil fondateur est la création d’une association en mai 2010, Passeur de mots, passeur d’histoires©, qui permet de former d’autres « Passeurs »
(quatre autres institutions à ce jour, cf. site internet
elle représente davantage un soin spirituel pour les
médecins.
La notion de « care » des Anglo-Saxons réconcilie
les deux perceptions et permet de ne pas décliner
la biographie comme un énième soin de support :
le souci est de prendre soin, avec une acception du
soin beaucoup plus large que celle réservée aux
soignants.
Le regard de la biographe…
Pour continuer l’exploration de la démarche « d’autobiographie indirecte », il est possible de s’appuyer
sur une idée maîtresse de Paul Ricœur 2 qui met en
avant qu’« inviter le narrateur à se raconter, c’est
l’inviter à donner de la cohérence, de l’unité et du
sens à sa vie ». Si l’on se resitue dans le contexte de
la maladie grave, il semble aisé de percevoir toute
la portée d’une telle assertion. Donner de la cohérence lorsque tout est chaos, donner de l’unité
lorsque l’on vit une crise existentielle et donner du
sens lorsque l’on est susceptible de perdre son sentiment d’éternité (« je peux mourir ») et que surgissent
ces questions d’ordre existentiel qui assaillent bien
souvent la personne gravement malade…
La biographie hospitalière serait dès lors susceptible
de permettre de rester droit pour ceux qui le souhaitent ou qui en ressentent le besoin.
Il est de suite nécessaire de préciser que chacun ne
se retrouve pas obligatoirement dans la proposition
faite de recevoir ou de transmettre son histoire. Il y
a ceux qui ont d’autres projets (aller à la mer, voir
ses fleurs pousser…), d’autres qui ne sont pas dans
ce mouvement du faire à tous crins ou d’autres encore
à qui le livre, ou plus exactement la symbolique du
livre, fait peur. Et puis il y a les destinataires « déçus » :
ce jeune homme qui attend le livre de sa maman
pour connaître l’identité de ce père inconnu, il n’en
saura rien. Cette épouse qui attend des mots d’amour
d’un mari qui n’a jamais su en dire… Cet autre qui
aurait préféré que sa maman ne soit pas trop loquace
(à noter que dans « transmission » il y a « trans » :
ce qui va au travers, au-delà et la transmission peut
s’apparenter aussi à une… traduction !). Rien n’est
idéal… et c’est bien ainsi. La démarche ne peut
parler à chacun ou avoir un satisfecit total. D’abord
parce que la matière brute n’est autre que l’humain
et que, plus prosaïquement, la biographe ne peut
réaliser simultanément que quatre biographies (soit
environ douze par an). Nous sommes également
très vigilants dans le service à l’injonction contemporaine du « projet » ou de « donner sens » de
manière quasi forcée, idéologique. Une injonction
à se raconter, à être l’acteur de sa vie, à se dire pour
donner du sens, notion si bien étayée par C. DeloryMomberger dans la Condition biographique, mais la
vie n’est-elle pas sens en soi ?
Au demeurant, il est vrai que si l’on a une visée
Kantienne, l’homme a été doté de raison et que,
depuis toujours, il a cherché a donné du sens aux
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de l’association), de croiser les disciplines sur des
thématiques comme la transmission, le soin, le
rituel, la fidélité de la retranscription (rarement la
personne biographée a le temps de corriger
l’épreuve de son livre), sur la co-énonciation… De
permettre également à la biographe de faire une
thèse en linguistique (Université Paris Ouest), de
publier… finalement de continuer d’avancer pour…
rester vivant.
ne s’inscrit-elle pas dans la lignée d’une médecine
qui s’efforce de rester humaniste ?
Gravement malade et sa vie devant soi… juste une
question de regards.
1. Cf. Yannick Jaffré Colloque EHESS Marseille « Maladies et soins mis
en textes ,» mai 2014.
2. Ricœur, P. (1983) Temps et récits (Tome 1).
La biographie hospitalière vient sûrement faire événement dans la vie du patient, des proches et des
soignants sans faire cependant effraction. Il n’y a
assurément pas d’idéologie biographique. Si elle
peut permettre de « reconstruire des densités d’existence » (Y. Jaffré), elle favorise également une autre
géographie pour chacun, un nouveau souffle, celui
de se sentir vivant, et affirme que l’homme est toujours
en construction même au bord du mourir. La biographie parmi tant d’autres disciplines ou démarches
Bibliographie
Delory-Momberger C., La condition biographique. Essais sur le récit de
soi dans la modernité avancée, Ed. Téraèdre, Paris, 2009.
Mino J.-C., Soins intensifs, La technique et l’humain, collection
« Questions de soin », Puf, 2012.
Ricœur P., Temps et récits ,Ed. du Seuil, Tome I, Paris (1983)
Siddhartha Mukherjee, L’empereur de toutes les maladies : une
biographie du cancer, Ed. Flammarion, 2013.
Velut, S., L’illusoire perfection du soin, Essai sur un système, collection
La recherche qualitative
Deux questions pour la recherche qualitative actuellement en cours :
– « Quelles sont les spécificités et les incidences de la biographie hospitalière auprès de personnes gravement
malades, de proches et de soignants dans un service d’oncologie-hématologie ? »
– « Est-ce un soin ? »
Outils : entretiens semi-dirigés, logiciel NVIVO, analyse pluridisciplinaire
Partenaires : Fondation B. BRAUN, Fondation MACSF, Les Hôpitaux de Chartres, AERAO, Association Passeur de
mots, passeur d’histoires
« Je consens et je désire »
Françoise Ducos, musicienne
– « Je consens et je désire » a dit l’une d’une voix très douce,
mais claire.
– « Oui » a répondu l’autre d’une voix tremblante d’émotion.
Une troisième femme avec l’écharpe de maire a lu les
articles de loi, elle a souhaité embrasser aussi les mariées.
La voix douce était allongée dans un lit, un tube dépassait
de son nez, on remarquait à peine la potence qui distillait
la morphine.
Les soignants avaient disparu pour laisser place à un banquet
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improvisé. Sur un chariot se trouvaient champagne et
gougère. Nous avions tous une fleur à la boutonnière. Trois
petits enfants couraient dans le couloir. Des personnes de
la famille avaient rejoint la fête grâce à Skype en direct de
Stochkolm et de Melbourne. Un chant à deux s’improvisa
entre l’une des mariées et une voix apparue à l’écran. Dans
la chambre, on chanta un raga de l’Inde du Sud et la mariée
allongée s’endormit la bague au doigt.
18 mai 2014, dans un centre de soins palliatifs parisiens.
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