D’abord, cette histoire de biographie sur Kierkegaard
C’est vrai, ce projet de biographie, ce n’était peut-être
pas une bonne idée. J’ai peut-être eu tort de m’entêter
de cette manière. Il y avait quand même d’autres choses
à penser, sinon d’autres choses à faire, que cette biogra-
phie qui n’était indispensable pour personne et d’autant
moins qu’il en existe déjà plusieurs sur Kierkegaard, et
pas nécessairement mauvaises. Que cela finisse par tour-
ner à l’obsession, en revanche, c’était assez prévisible.
Mais tu comprends, cela avait un autre sens. J’ima-
gine que cela au moins tu peux le comprendre, tu pouvais
le comprendre, malgré ton tempérament un peu borné
et plein d’autosatisfaction. C’était quelque chose de
plus, en tout cas, que de raconter une vie, fût-elle celle
d’un philosophe, quelque chose de plus, aussi, que de
pénétrer et d’éclairer une philosophie. Je ne sais pas très
bien comment le dire : je voulais te parler.
Je peux comprendre à la limite, a dit la cliente
d’Abel, mon ami coiffeur, je peux comprendre qu’on
écrive parce qu’on souffre, qu’on a de la peine, parce
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qu’on aime et qu’on n’est plus aimé (par parenthèses, ça
produit presque à chaque coup de la mauvaise littéra-
ture, a dit cette dame qui voulait montrer qu’elle
connaissait la littérature), mais écrire une biographie, je
trouve cela plutôt incongru. Pourquoi pas un manuel de
mécanique quantique ou un livre de cuisine ? C’est une
sorte de travail de deuil, sans doute, a murmuré Abel
pour qu’elle se taise un instant.
Et je pensais, entendant Abel, je pensais : mon Dieu,
mon Dieu, comment fait-on pour vivre avec les morts ?
Comment fait-on pour vivre avec ce qui est perdu ?
D’abord, je voulais te parler de moi.
Je voulais te parler de moi, à travers cette biographie.
Et il y a quelque chose que je ne peux m’extirper du
crâne, vois-tu : si je l’avais effectivement écrite (écrite à
temps), je veux dire : si tu avais pu la lire (et cela aurait
été mieux encore que tu la lises publiée, avec une vraie
couverture, une typographie anonyme, entourée d’une
foule de signes objectifs qui l’auraient mise à distance et
de toi et de moi), eh bien, tout aurait été différent, j’en
suis sûr.
La dame a haussé les épaules. Elle s’est retournée le
plus discrètement possible vers Abel qui essayait par
tous les moyens de ne pas la blesser avec ses ciseaux.
Vous voyez, a-t-elle murmuré entre ses dents, ce n’est
pas qu’une question de travail de deuil, c’est bien ce que
je disais.
Et si maintenant tu n’as pas compris, à ce moment,
tu aurais compris. Tu aurais vraiment compris qui j’étais,
et tu m’aurais vraiment aimé — pour autant que tu en es
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