Mythes et réalités des taux de change Si on accepte que régime de taux de change flexible et volatilité vont de pair, l’histoire ne permet toutefois pas d’affirmer que de telles fluctuations ont une incidence sur l’économie réelle. En fait, contrairement à une croyance largement répandue, à long terme la volatilité d’une devise n’aurait pas d’impact notoire sur les exportations, la consommation et les investissements. GÉRARD BÉRUBÉ CES OBSERVATIONS, RELEVÉES PAR SYLVAIN LEDUC, économiste à la Réserve fédérale américaine, pointent également en direction de la disparition des systèmes de taux de change flexible intermédiaires pour ramener finalement le choix à une opposition entre la dollarisation (ou l’union monétaire) et la flexibilité pure. Sylvain Leduc a posé la question : qui la volatilité des taux de change peut-elle préoccuper? Dans un essai publié dans l’édition du premier trimestre de 2001 de Business Review, l’économiste senior au département de recherche de la Réserve fédérale américaine à Philadelphie fait l’observation que, sur une base empirique, cette volatilité n’a pas d’incidence sur ce que l’on appelle les «fondamentaux» de AVRIL 2003 17 Sylvain Leduc économiste à la FED à Philadelphie Mythes et réalités des taux de change Philadelphie, site de l’une des 12 banques l’économie concernée. De quoi étayer cette démonstration faite par les gestionnaires établissant qu’une politique de couverture visant à prémunir les portefeuilles contre les fluctuations des devises est caduque ou inefficace sur le long terme. Mais l’économiste québécois ne veut pas s’aventurer sur ce terrain. L’adoption élargie d’un système de taux de change flexible au début des années 1970 a été accompagnée d’une volatilité accrue, parfois très forte. L’un et l’autre vont de pair. Mais quelle est la cause? «Je ne pourrais dire qu’est-ce qui alimente ou justifie cette volatilité. Mais elle est observable, renchérit Sylvain Leduc lors d’une entrevue. En revanche, cette croyance à l’effet que la volatilité vient influencer à la baisse les échanges commerciaux et réduire la productivité et la qualité de vie ne se vérifie pas. Étonnamment, cette volatilité n’a que peu ou pas d’effet sur une longue période, que l’on regarde du point de vue de la production, des exportations nettes, des dépenses de consommation ou de l’investissement.» Diplômé de l’Université McGill, Sylvain Leduc a obtenu son doctorat de l’University of Rochester en mai 1999. Sa thèse a porté sur les taux de change et sur les mécanismes de stabilisation des cycles, économiques et monétaires. Il explique qu’en cette matière l’une des principales variables à considérer est le taux de change réel, soit le taux de change nominal, qui désigne le prix d’une devise par rapport à une autre, multiplié par le rapport des prix entre les deux pays concernés. Cette absence de résonance ou de transmission répond à l’échec de loi du prix unique. Cette dysfonction, qui compte pour l’essentiel de la volatilité du taux de change réel, n’est pas étrangère à l’absence d’arbitrage sur les prix entre les pays. Voilà pour la théorie, résumée simplement. En pratique, cette volatilité liée à un régime de taux de change flexible ne compte pas ou peu dans l’allocation efficace des ressources. Et cette volatilité peut venir diluer cette affirmation du Nobel de l’économie Milton Friedman voulant que la stabilité des conditions économiques sous-jacentes vienne atténuer les fluctuations des devises, une telle sensibilité n’est pas sans coût pour une économie. La volatilité étant associée au risque, lui-même synonyme d’incertitude, on peut penser qu’elle va se traduire par une prime de risque. Si cette volatilité n’influence pas le niveau des investissements, elle peut influer sur le coût lié au financement de ces investissements. «C’est probable. On peut effectivement observer qu’en taux de change fixe le coût du financement est plus bas», reconnaît l’économiste originaire de Longueuil, qui œuvre aux États-Unis depuis 1993. «En revanche, le principal déterminant de ce coût, de cette prime de risque, sera la confiance. Ce sera la crédibilité accordée aux autorités du pays associée à leur capacité de défendre le taux de change.» OBJECTIF CONSEILLER 18 de la Réserve fédérale américaine En glissant ces mots «confiance» et «crédibilité», l’économiste de la Réserve fédérale américaine depuis septembre 1998 ajoute une dimension à l’explication derrière cette volatilité venant emprunter à la psychologie de marché et comportant un aspect spéculatif. Sur cette base, l’instabilité d’un taux de change devient le symptôme de l’instabilité de la structure économique sousjacente. Sur ce point, les crises monétaires – au Mexique (en 1994-1995), en Asie (en 1997-1998) ou celle, récente, en Argentine – ont été particulièrement révélatrices. Ces chocs de court terme, aux effets considérablement dommageables, sont provoqués par des assauts spéculatifs. Sur cet échiquier, certains pays seront plus sensibles que d’autres à de telles attaques. Les pays abritant un système bancaire fragile ou ceux maintenant un taux de change trop élevé par rapport à l’état de santé réel de leur économie seront des cibles de choix pour ces assauts, qui surviennent lorsqu’un déséquilibre apparaît. «Les crises bancaires vont créer des crises financières ou monétaires. On attaque, alors, cette garantie implicite qu’un gouvernement offre ou apporte à son système bancaire», ajoute Sylvain Leduc. L’impact sera d’autant plus brutal que l’économie réelle ne pourra absorber aussi rapidement le choc financier. Le pays attaqué sortira de sa crise endolori en imposant une supervision accrue de son système bancaire et en légiférant davantage le flot de capitaux ayant entré trop rapidement. AVRIL 2003 19 Mythes et réalités des taux de change Et en bout de piste, le pays fera reposer sa sortie de crise sur l’application d’un taux de change flexible pur. «Nombre de pays retiennent un tel régime puisqu’ils estiment qu’un taux de change flexible les isole des chocs extérieurs. À cet effet, il peut être intéressant de noter que le recours généralisé au taux de change flexible, au début des années 1970, a coïncidé avec le premier choc pétrolier. Il peut également être intéressant de noter que les pays ayant subi des assauts spéculatifs appliquaient un taux de change flexible intermédiaire», note-t-il On dénombre sept différents régimes de taux de change. On peut penser à l’adoption d’une devise autre (le Panama utilisant le dollar américain, par exemple) ou à l’union monétaire (à l’européenne). On peut aussi établir un taux de change fixe entre deux pays (comme l’Argentine ayant établi une relation un pour un entre le peso et le dollar américain avant que la crise n’éclate). Il est en outre possible d’avoir des arrangements s’en remettant à des «pegs» fixant la devise locale à un certain niveau d’une autre devise (ou d’un panier de devises) de référence, avec bandes de fluctuations fixes (ce fut le cas de la plupart des pays d’Asie avant qu’ils ne soient la cible d’assauts spéculatifs). On retrouve les régimes faisant appel à un «peg» qui sera modifié périodiquement (comme le Costa Rica) et le taux de change flexible géré ne faisant pas appel à une parité spécifique mais impliquant une action concer- tée des banques centrales des pays ainsi liés. Et, enfin, le taux de change flexible pur. En 1999, le Fonds monétaire international avait établi que 67 pays s’en remettaient au «peg», 37 utilisaient une devise autre ou appartenaient à une union monétaire, 8 s’en remettaient à un taux de change fixe et 73 se fiaient à un taux de change flexible, concerté ou pur. Le paysage est donc bigarré, et ce, même parmi les pays de l’OCDE. Ainsi, des 29 pays composant l’Organisation, 6 avaient recours au «peg», 11 composaient une union monétaire et 12 faisaient appel à un taux de change flexible, pur ou concerté. Mais une tendance, bien réelle et profondément ancrée dans ces crises monétaires, se dégage. Il y a polarisation du débat autour de deux options : la dollarisation (ou l’adoption d’une monnaie commune) et le taux de change flexible pur. L’entre-deux semble de moins en moins soutenable. «C’est à ce type de débat que nous allons assister de plus en plus.» Sylvain Leduc va plus loin : «Les forces derrière le phénomène de mondialisation viennent nourrir une tendance à vouloir moins de monnaies dans le monde. À rechercher ultimement l’établissement d’une monnaie unique ou, moins à l’extrême, à entrevoir l’émergence de deux ou trois monnaies de référence, ou pivots.» Et qui dit moins de monnaies dit plus de... stabilité.