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Croissance, on commence à s’en rendre compte, c’est avant tout la croissance
des nuisances et des inégalités.
La publicité est indissociablement un symptôme de la dévastation du monde
et un de ses moteurs. Elle y contribue doublement : en poussant à la surcons-
ommation de marchandises industrielles, elle favorise le développement d’une
Économie dévastatrice, et en en voilant les conséquences, elle freine une prise
de conscience chaque jour plus urgente si l’on veut éviter le pire. Elle doit donc
faire l’objet d’une critique radicale, c’est-à-dire d’une analyse qui remonte à
ses racines. Seuls ceux qui identient sagesse et mollesse, esprit critique et
consensus médiatique peuvent se contenter de la dénonciation de ses excès
les plus agrants. C’est seulement si l’on remonte à ses racines que l’on pourra
comprendre la raison de ses abus si ordinaires, notamment de l’extrême vio-
lence qu’elle fait subir aux femmes. Mais personne n’en sort indemne, comme
le montrera ce manifeste contre la publicité et « la vie qui va avec ».
1. ENTRE FAUX-SEMBLANT ET MÉTAPHORES RÉVÉLATRICES
Les pubards sont tiraillés entre deux exigences contradictoires. D’un côté, il
leur faut persuader les annonceurs qu’ils sont ecaces, et qu’ils peuvent donc
inuencer les décisions d’achat des consommateurs ; sinon, la publicité serait
aussi coûteuse qu’inutile, et les entreprises y renonceraient. Mais d’un autre
côté, il leur faut aussi persuader les consommateurs du contraire, car si elle est
ecace, elle est une prise de contrôle sur les envies et les comportements, et le
public pourrait nir par s’insurger contre cette volonté de le manipuler. Comme
le dit le sociologue français de la profession, le publicitaire a deux visages,
« l’un tourné vers l’opinion publique et rayonnant de bonne volonté, l’autre
rusé et [16] agressif à l’image de ses clients ». Mais ce double langage est une
aubaine pour nous, car pour démystier les sornettes que les pubards serinent
au public, il sut de faire entendre ce qu’ils se disent entre eux.
Dès 1958, Aldous Huxley mettait en garde contre la « persuasion par asso-
ciation », un procédé publicitaire qui consiste à associer ce dont on veut
faire l’éloge à quelque chose qui n’a rien à voir, mais qui est majoritairement
valorisé dans la société à laquelle on s’adresse : « Ainsi, dans une campagne
de vente, la beauté féminine peut être alternativement liée à [17] n’importe
quoi, depuis un bulldozer jusqu’à un diurétique. » C’est à ce procédé classique
que les publicitaires recourent pour se « faire de la pub ». Avec leur légendaire
sourire-qui- perce-dans-la-voix, ils expliquent en public que leur travail
est de l’« art », de l’« information », de la « communication » et même une
« nouvelle culture » ! Contre ces amalgames justicateurs, l’analyse de leurs
discours en interne nous conduit à de tout autres rapprochements : avec les
sophistes, la chasse et la guerre.
La publicité, un nouvel art, une nouvelle culture ?
Si les pubards voudraient bien nous faire croire qu’ils font de l’art, les artistes,
eux, ne prétendent pas faire de pub. Et si certains sont contraints de collaborer
avec le système publicitaire (parce que, contrairement à l’art, la publicité rap-
porte gros…), ils s’en vantent rarement. C’est que l’art et la publicité ont des
nalités diérentes et même contradictoires. Il sut d’écouter brailler les pubs
à la radio pour le comprendre.
Si l’art vise la beauté, cette dernière n’est pour les publicitaires qu’un moyen
en vue d’une n strictement commerciale. Certes, perdues dans la profusion
des réclames hideuses, on trouvera bien quelques belles aches et quelques
spots réussis. Mais leur beauté n’est pas une n en soi, c’est juste un outil, parmi
d’autres, pour capter l’attention. Dans un magazine d’art, les publicitaires
feront un eort artistique pour plaire aux cibles dénies comme « lecteurs
cultivés » mais, dans un catalogue discount, ils se contenteront, par des images
vulgaires et criardes, d’attirer le regard de cibles dénies comme « masses
abruties ».
Si le but de l’art est de faire rééchir, celui des publicitaires est de court-circuiter
la réexion pour susciter des réexes, « déliser » les clients. Par opposition à
l’art qui élève les êtres humains, la publicité les rabaisse au rang de cons (appel
au sexe), de sots (appel à la bêtise) et de mateurs (recours à la fascination exer-
cée par l’image). Au lieu de les cultiver, elle coupe les populations de leurs tra-
ditions culturelles pour les intégrer de force au système industriel. La publicité
n’est pas une « nouvelle culture ». C’est l’anticulture par excellence puisqu’elle
liquide les cultures populaires aussi bien que la haute culture intellectuelle.
C’est un lavage de cerveaux qui nivelle la diversité culturelle mondiale.
Si, à l’époque moderne, on estime que l’Art doit être autonome (l’art pour
l’art), la publicité est servile. Alors que la création artistique est censée être
l’expression libre d’une personnalité, les « créatifs » – qui se prennent pour des
artistes tout en avouant, par ce néologisme, qu’ils n’en sont qu’une caricature
– doivent fabriquer l’image publicitaire en suivant rigoureusement les indica-
tions des « commerciaux ». Ils ne représentent d’ailleurs que 25 % des eectifs
des agences de pub, soit environ 2 500 personnes en France. Si l’on rapporte ce
chire aux 317 000 personnes travaillant dans le secteur entier de la [18]
communication, on obtient moins d’1 % de créatifs…
On nous répliquera que si la publicité est au service de l’industrie, la création
artistique au Moyen Âge était au service du pouvoir féodal et de la religion.
Mais c’est précisément pour cette raison que l’on hésite à parler d’Art (au
sens strict qui ne se réduit pas à la question du Beau) avant que la création
esthétique ne se constitue, à l’époque moderne, en sphère indépendante. Et
ce parallèle avec le Moyen Âge, en dépit de son caractère réducteur, indique
une manière pertinente de concevoir la publicité : une imagerie au service de
la religion consumériste et de ces nouvelles puissances féodales que sont les
marques.
Alors que son préfacier présente la publicité comme un « nouvel art », Bernard
Cathelat, publicitaire cynique qui a le mérite d’être franc, dément ensuite
ses propos : « Ici l’Art n’est [19] qu’un leurre, un alibi à l’expansion du produit
imaginaire. » Il s’agit bien de se disculper de faire un si moche business. Selon
les historiens de l’art, si la pub le détourne si souvent, ce n’est pas seulement
pour compenser un décit de créativité, mais surtout pour se réhabilite• La
publicité n'est pas de l'Art au sens des Beaux-Arts, mais elle est bien un métier,
une technique et, en ce sens, c'est un« art» : celui de désinformer.
Information ou formatage ?
Informer au sens large, c’est transmettre un message. Mais quand ce message
est trompeur, il désinforme. Informer au sens strict, c’est donc transmettre des
connaissances factuelles sur l’actualité, comme sont censés le faire les journa-
listes. En prétendant en public que la fonction première de la publicité serait «
informative », les publicitaires se présentent au fond comme des journalistes.
Contre les exigences de limitation du déferlement publicitaire, ils en appellent
même à la liberté d’expression. Mais les journalistes, eux, se défendent de
faire de la publicité. L’idéal fondateur du journalisme est de faire savoir ce qui
se passe dans le monde. En révélant ce que les pouvoirs ont intérêt à cacher,
il s’agit en outre d’exercer une fonction critique. La publicité a largement
contribué au dévoiement actuel de ce double idéal. Elle en est elle-même
l’inversion intégrale. Écoutons Éric Vernette, dont le discours prudent conne à
la langue de bois, dénir son métier : « La publicité peut être dénie comme un
processus de communication orienté émanant d’une organisation, destiné à
informer une cible de l’existence d’une ore ou d’un fait, et structuré de façon à
valoriser l’émetteur du message, dans le but de convaincre la cible [21] d’aimer
et d’acheter un produit ou un service. »
Sa nalité ultime n’est donc pas informative. Et, pour faire acheter, elle se doit
de faire aimer la marchandise et de valoriser l’émetteur du message, jamais
d’en proposer un examen critique – ce que font à l’inverse les associations
de consommateurs en lutte pour une véritable information. Par dénition, la
publicité est laudative. Au service des pouvoirs économiques et politiques qui
disposent du capital requis pour s’orir ses coûteuses prestations, son rôle est
de redorer leur blason en propageant les bobards qu’ils voudraient que les
populations gobent.
Alors que le journalisme a en principe une fonction informative et critique,
la publicité n’a qu’une fonction commerciale et apologétique. Si l’ancêtre du
journaliste est le penseur éclairé, celui du pubard est le bateleur de foire qui
cherchait à refourguer sa camelote en baratinant les chalands. Certains pu-
blicitaires, s’émouvant du « génie du camelot », [22] revendiquent même leur
liation avec ces « charlatans ».
La prétention informative est crédible seulement parce que, à l’origine, la
réclame avait bien cette dimension. Émile de Girardin, fondateur du premier
journal ouvert à la publicité, précisait en 1845 ce que doit contenir l’annonce
: « Dans telle rue, à tel numéro, on vend telle [23] chose, à tel prix. » C’est la
réclame, première époque de la publicité. Il s’agissait d’une extension du sys-
tème des annonces. Des notices, insérées à titre payant dans une publication,
présentaient dans le détail les caractéristiques des diérents produits en vente.
La différence est nette. Même si elle n’était pas désintéressée, la réclame
proposait des informations regroupées en début ou en n de brochure, et elle
ne cherchait pas à déguiser les objets manufacturés en produits artisanaux.
Aujourd’hui, la publicité s’impose partout, et comme la nature du produit (ses
qualités réelles, ses implications possibles…) et son histoire (où et quand il a
été fabriqué, par qui…) sont le plus souvent susceptibles de dégoûter le client
potentiel, son rôle est de les occulter. L’information porte tout au plus, comme