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DE LA MISÈRE HUMAINE
EN MILIEU PUBLICITAIRE
Comment le monde se meurt de notre mode de vie
Groupe Marcuse
Mouvement Autonome de Réexion Critique
à l’Usage des Survivants de l’Économie
« D’une façon sommaire et puérile, il avait commencé de saisir le sens de toute
cette histoire de l’argent. À un âge plus tendre que la plupart des gens, il se
rendit compte que tout commerce moderne est une escroquerie. I l est assez
curieux que ce soit en premier lieu les aches dans les stations de métro qui lui
aient ouvert les yeux. I l ne se doutait guère, comme disent les biographes, que
lui-même travaillerait un jour dans une agence de publicité. »
George Orwell, Et vive l’aspidistra, 10/18, Paris, 1982 (1936), p. 65.
« Ne pas s’y tromper. Nous ne contestons pas la publicité, mais la totalité de la
déshumanisation industrielle organisée par la démocratie étatique. »
Vu sur une ache à Bruxelles.
INTRODUCTION
« Notre image est mauvaise, déclarait un publicitaire dans les années 1960 ;
[1] heureusement, on ne nous connaît pas assez pour qu’elle soit exécrable. »
Depuis, rien na changé. La plupart de nos contemporains ne savent presque
rien de cette activité à laquelle nous sommes pourtant tous confrontés chaque
jour qui passe, notamment dans un espace public quelle a transformé en un
vaste catalogue publicitaire.
Cette méconnaissance s’explique aisément. Les médias d’information se
gardent bien de nous faire entrer dans les coulisses de ce secteur qui les
nance avec largesse. Il a fallu, à l’automne 2003, une série d’actions de
recouvrements, détournements et arrachages d’aches publicitaires, notam-
ment dans le métro parisien, pour que les journalistes révèlent ce « scoop » à
l’opinion publique : l’omniprésence de la publicité, et l’hostilité qu’elle suscite
dans une bonne partie de la population.
« Celui dont on mange le pain, on en chante la chanson. » On ne sétonnera
donc pas que ce qui a été dit dans les médias du système publicitaire et de ses
opposants n’ait été que le décalque du silence qui avait précédé. On y cherche-
ra en vain des analyses sur la fonction sociale de la publicité, les intérêts quelle
sert, l’ination galopante de ses budgets, etc. Bref, on n’y apprendra pas ce qui
a motivé les actions. En revanche, on y trouvera de longs bavardages sur les «
antipubs », terme fourre-tout destiné à suggérer le caractère non constructif
et contradictoire du mouvement – et comment pourrait-il en aller autrement,
une fois quon a regroupé pêle-mêle anarchistes, féministes, écologistes,
anticapitalistes, etc., en [2] se passant soigneusement d’analyser les raisons de
leur convergence ?
La récupération moralisante des actions
An de ne pas remettre en question la légitimité de la publicité en général,
il est toujours de bon ton de noyer le poisson en se répandant en moraline
convenue sur un thème politiquement correct : l’exploitation abusive du corps
féminin. On peut aussi évoquer en passant l’inuence néfaste sur les enfants,
laissant entendre par là que la publicité ne serait un problème qu’à l’égard de
ces « petits êtres faibles » dont on prend alors la défense. C’est ce qu’ont fait nos
« intellectuels » médiatiques en entrant dans le « débat ».
On entendit ainsi un philosophe souligner que si la publicité nest pas « immo-
rale », elle [3] est tout de même « amorale » et risque parfois de tomber dans
l’« obscénité ». Ce discours moralisant est tellement bienvenu quon le retrouve
sur le site du BVP (Bureau de vérication de la publicité, organisation privée de
professionnels sengageant pour une « publicité responsable » et préconisant,
à cette n, l’« autodiscipline »). Il présente le double intérêt de pouvoir être
utilisé à la fois pour rassurer les bien-pensants en leur montrant quon est
soucieux des « limites éthiques » à ne pas dépasser, et pour suggérer aux sym-
pathisants potentiels que les actions font cependant courir une inquiétante
menace, celle d’un « retour à l’ordre moral »…
Un subtil lousophe entre alors en scène pour cautionner cette absurdité. Il ex-
plique que le véritable mobile des actions, c’est la « haine de la gaieté ». Partis
en « guerre contre les images et les corps », les « antipubs » seraient animés par
les mêmes pulsions « morbides » [4] que les « partisans du voile islamique ». Le
message est clair : la vie sans la publicité serait si triste quelle mériterait à peine
d’être vécue. Et les mécontents nont qu’à s’exiler chez les talibans. La publicité
ou le voile, il faut choisir.
Les coordonnées du « débat » sont dès lors xées : contre la publicité, les «
tristes moralistes », et pour la publicité, les « hédonistes libéraux ». L’aaire est
entendue, le débat s e ra moral ou il ne sera pas. Donc, il ne sera pas, puisque
les mobiles politiques qui ont présidé aux actions sont passés sous silence. Tout
sera fait pour que le débat ne porte jamais sur le système publicitaire comme
tel, mais seulement sur ses « excès ».
De ce point de vue, les échanges des publicitaires dans leur hebdomadaire
Stratégies sont [5] instructifs. Début décembre, un certain Frank Tapiro crie
aux « loups » et dénonce l’« utopie » qui ose mettre en question la société de
consommation. Dans la foulée, on cherche à se rassurer. Il faut à peine se sentir
visé, car ce que les actions « attaquent en réalité, ce nest pas la publicité » (!),
mais un modèle de société fondé sur la croissance marchande. Cette vérité
est déjà bien trop gênante, car elle met en cause radicalement le système pu-
blicitaire, et pas seulement ses abu s . D’autres pubards vont donc chercher à
limiter la portée des actions en entonnant un mea culpa léniant. « Sidéré par
l’arrogance » de Tapiro, on se félicite même de cette contestation salutaire : «
Puissent les mouvements antipub… nous aider à nous remettre en cause » !
C’est un principe classique de la profession : ne pas prendre les consommateurs
pour des abrutis, mais surtout ne jamais oublier qu’ils le sont.
Certains tiennent alors des propos révélateurs de leur profond mépris du pu-
blic. On répond à Tapiro que les « actions antipub » ne sont pas aussi radicales
qu’il le pense. Elles seraient seulement l’« expression d’un ras-le-bol de la
pollution visuelle et sonore », et il ne faudrait y voir aucune utopie, « pas plus
en tout cas que dans l’idée qu’on va pouvoir continuer à traiter les consomma-
teurs comme des veaux indéniment ». Voilà l’utopie publicitaire, exprimée par
ceux qui font semblant de se remettre en question : se faire les bergers d’un
troupeau de consommateurs, et mener ces « veaux » vers les gras pâturages
des grandes transnationales.
Mais cette fois, les « veaux » nentendent pas se laisser consquer la parole
par les imposteurs qui réduisent le problème à la question moralisante des «
excès », an d’occulter jusqu’au motif, pourtant assez consensuel, invoqué par
le collectif Stopub dans son « Appel au recouvrement despaces publicitaires »
: dénoncer publiquement le mouvement néolibéral de « dépeçage systéma-
tique de nos biens communs », et le « carburant de cette marchandisation : la
publicité ». C’est la raison pour laquelle toutes les aches ont été barbouillées
de peinture noire. Cela n’a pas empêché nos « intellectuels » de se focaliser
uniquement sur les images indécentes, ce qui, sans être une fausse question,
permet quand même d’évacuer le fond du problème.
De la question des excès de la publicité à celle de ses fondements
Si la réduction moralisante du débat à la question des « dérapages » de certains
créatifs qui « abusent » du recours à l’image de la femme-objet semble à ce
point aller de soi, c’est qu’elle fait écho à l’opinion commune. Le plus souvent,
on se refuse à rééchir sur la publicité en général. On préfère se contenter
de juger des campagnes en particulier, et on tombe inévitablement dans
une casuistique qui oppose la « bonne pub acceptable » à la « mauvaise pub
abusive ». On trouvera toujours une pub « pas si moche », « pas si mensongère
», « pas si sexiste ».
Tout ce discours consensuel repose sur une pétition de principe. En se focali-
sant sur les « excès immoraux », on admet implicitement que la publicité en
tant que telle est au-delà de tout soupçon. Il nest donc pas nécessaire d’en
faire une analyse de fond, puisqu’on n’en a pas besoin pour trouver ces abus
choquants. Ce qu’il faut, c’est réfléchir aux limites éthiques qu’elle devrait
respecter – réexion qui ne peut que valider le préjugé initial que la publicité
nest « normalement pas abusive ». Or, il sut de connaître un peu l’histoire de
la publicité pour constater quelle a toujours reposé sur l’abus et lexcès, que
ce soit par son contenu (scandale, racolage) ou par son volume (matraquage,
invasion, etc.).
Les publicitaires, eux, le savent bien. Pour capter l’attention et graver le mes-
sage dans la cervelle des « prospects », il faut choquer et marteler. Si tous leurs
lobbies, depuis l’international Advertising Association (IAA) jusqu’au BVP en
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passant par la European Alliance for Standards Advertising (le nom français est
signicatif : Alliance européenne pour l’éthique en publicité), plaident pour l’«
autorégulation éthique », c’est qu’ils savent que toute limite juridique stricte
leur serait fatale. Comme le dit le président de l’IAA France, la [6] publicité est
un « système de rendement décroissant ». Plus il y a de pubs, moins chaque
message a d’impact. Pour rester ecace, la publicité doit donc transgresser
les normes et dépasser perpétuellement les limites quelle avait atteintes.
Seuls l’ignorent ceux qui ont l’impression de renaître chaque matin dans un
monde nouveau. En 1952, l’« histoire [7] choquante de la publicité » avait déjà
été écrite. Et dès 1883, Zola dénonçait le matraquage des grands magasins, l’«
envahissement dénitif des journaux, des murs, des oreilles du [8] public » par
le « vacarme des grandes mises en vente ».
Il faut donc être aveugle et amnésique pour croire que les « dérapages » actuels
sont une nouveauté, et qu’il ne s’agit que de « dérapages ». On ne peut pas
séparer la publicité de ses excès, tout simplement parce que ce nest que par
ses excès que la publicité peut avoir de l’eet. Et tous les « dysfonctionnements
abusifs » que nos moralistes dénoncent font en réalité partie du fonctionne-
ment normal de la publicité.
Si nous critiquons la réduction immédiate du débat à la question des excès
immoraux, ce nest pas parce que nous considérons cette question comme
accessoire, mais parce que cette manière de poser le problème ouvre la porte à
toutes les récupérations. En court-circuitant la question des fondements et des
principes de la publicité, elle autorise la critique inoensive d’abus en vérité or-
dinaires, et la dénonciation de mobiles puritains qui nont joué aucun rôle dans
les actions contre la publicité. Les publicitaires, les médias qui en dépendent
et les pense-petit qui s’y donnent en spectacle ont ainsi réussi à désamorcer la
contestation. Ce dont Libération se félicite ouvertement : « La contestation ne
peut pas faire de mal. Surtout [9] si elle aide à renouveler le genre. »
Si les publicitaires sont si friands de discours éthiques, cest parce que ceux-ci
ne servent [10] souvent, comme l’avait vu le philosophe Cornélius Castoriadis,
que de « cache-misère ».
Pour masquer les racines du problème, rien de mieux, en eet, que le réduire
à des « dérives éthiques ». Les moralistes peuvent sermonner les pubards, ces
derniers faire leur autocritique et promettre un « autocontrôle » plus strict par
une institution, le BVP, qui se [11] atte justement de « ne pas vérier grand-
chose » ! Le rideau tombe alors sur une scène jouée d’avance et, pendant que
les acteurs se congratulent en coulisses, le public rassuré n’a plus qu’à rentrer
se coucher.
La prétendue neutralité de la publicité
Le simple fait que ce soient d’anciens publicitaires qui aient fondé les asso-
ciations Adbusters et Casseurs de pub, et qui écrivent les ouvrages les plus
virulents contre la [12] publicité devrait nous mettre la puce à l’oreille. Ce qui
est étonnant, c’est qu’il n’y ait pas plus de publicitaires qui soient sortis du
système pour le dénoncer. Quand on subit les techniques commerciales sans
en connaître les tenants et les aboutissants, on peut se dire que ce nest pas si
grave. Mais quand on est passé par des écoles de marketing, comme certains
d’entre nous, tout en préservant malgré tout une sensibilité humaine, on ne
peut qu’être écœuré par la récupération médiatique des actions contre la
publicité. Il nous a donc semblé nécessaire de rappeler quelques vérités élé-
mentaires à ceux qui croient encore que la publicité a pour fonction d’informer
en amusant.
On présente souvent la publicité comme un moyen neutre, un simple ins-
trument pouvant faire la promotion de n’importe quelles marchandises
(industrielles ou non), au service de n’importe quelles institutions (entreprises
privées, administrations publiques, partis politiques) et pouvant recourir à
nimporte quelles valeurs. En réalité, les choses se présentent sous un jour très
diérent.
Qui, dans les faits, recourt à la publicité ? Les censeurs qui surveillent les déra-
pages nont évidemment pas besoin de se poser cette question générale, il leur
sut de savoir qui a fait telle pub particulièrement scandaleuse. Et pourtant,
tout est là : ce sont les grandes rmes industrielles qui font de la publicité.
Dans la France de l’an 2000, « 27 entreprises représentent 20 % du marché
de la publicité. Et moins de 1 000 entreprises en représentent [13] 80 % ». Si
l’on met ces chires en rapport avec les 2,4 millions d’entreprises enregistrées
en France, on voit que 0,001 % des entreprises représentent 20 % du marché
publicitaire, et que 0,04 % en représentent 80 %.
La publicité est massivement au service d’une poignée de rmes hégémo-
niques qui s’en servent pour étouer toute concurrence. C’est la grande
distribution contre le petit commerce, les cartels transnationaux contre les
producteurs locaux. Si la publicité est formellement ouverte à tous, elle est en
réalité l’arme des marques les plus puissantes. C’est de cet usage massif de la
publicité quil sera question dans ce livre, et ce nest donc pas seulement les
publicitaires que nous visons. Ils ne sont que les porte-drapeaux du capital
et les agents, particulièrement nocifs, d’une dynamique économique que
personne ne maîtrise.
Quant à la prétendue neutralité à l’égard des produits et des valeurs, elle
s’évanouit aussi dès qu’on examine la réalité. Cest massivement de la promo-
tion de marchandises industrielles quil s’agit, et rarement d’autres choses. Et
c’est massivement en faisant appel aux valeurs individualistes et matérialistes
qu’elle fait l’éloge de ces produits. Elle ne fait que marginalement appel à
d’autres valeurs, le plus souvent pour les dévoyer. La publicité ne peut que
vendre ce dont elle fait la promotion, que ce soit un produit ou une « grande
cause ». Son but n’est pas d’engager à l’action, mais d’inciter à mettre la main
au porte-monnaie, en jouant en général sur le sentiment de culpabilité et
l’envie de se donner bonne conscience à moindres frais. Les exceptions ne font
que donner le change.
Le système publicitaire dans la société industrielle
La publicité est une arme du marketing, l’art de vendre nimporte quoi à
nimporte qui par n’importe quel moyen. Précisément, c’est le marketing
dans sa dimension communicationnelle. Passant notamment par le biais des
médias, elle constitue l’archétype de la « com’ ». La critique de la publicité doit
donc se prolonger dans la critique du marketing et de la com – ces trois éaux
composent ensemble le système publicitaire. Mais ce système a été engendré
par le capitalisme industriel, et il nance les médias de masse dont il oriente
le contenu. Le problème ne se réduit donc pas à l’abrutissement publicitaire,
il inclut aussi la désinformation médiatique et la dévastation industrielle. Il ne
faut pas se leurrer : la publicité nest que la partie émergée de cet iceberg quest
le système publicitaire et, plus largement, de l’océan glacé dans lequel il évolue
: la société marchande et sa croissance dévastatrice. Et si nous critiquons ce sys-
tème et cette société, cest parce que le monde se meurt de notre mode de vie.
La publicité a essentiellement pour eet de propager le consumérisme. Axé sur
l’hyperconsommation, ce mode de vie repose sur le productivisme, et implique
donc l’exploitation croissante des hommes et des ressources naturelles. Tout
ce que nous consommons, c’est autant de ressources en moins et autant de
déchets, de nuisances et de travail appauvrissant en plus. Le consumérisme
aboutit ainsi à la dévastation du monde, sa transformation en désert matériel
et spirituel – en un milieu où il sera de plus en plus dicile de vivre humai-
nement, et même de survivre. Dans ce désert prospère la misère humaine,
à la fois physique et psychique, sociale et morale. Les imaginaires tendent à
s’atrophier, les relations à se déshumaniser, les solidarités à se décomposer, les
compétences personnelles à décliner, l’autonomie à disparaître, les esprits et
les corps à se standardiser.
La misère humaine en milieu publicitaire, c’est à la fois cette vie appauvrie
qu’exalte une publicité omniprésente ; et la misère des milieux publicitaires
eux-mêmes, qui illustrent de manière caricaturale l’appauvrissement moral
dont souffre la société marchande. Nous citerons donc abondamment les
discours des pubards. Le cynisme fait à ce point partie de [14] leur « folklore
professionnel », comme sen vantent certains, que personne n’a contesté la
description romancée de Frédéric Beigbeder. Selon François Biehler, publici-
taire toujours en service, elle est même « rigoureusement exacte ». Dès lors,
comment peut-il justier malgré tout sa profession ? « La publicité sert aussi
à relancer la consommation. » Que cela implique une bonne part de mani-
pulation, les pubards ne le nient pas. Car quest-ce que manipuler quelqu’un,
sinon lui faire faire quelque chose qu’il n’aurait pas fait spontanément, comme
renouveler inutilement des marchandises aussi futiles que nuisibles ?
Comme Machiavel le disait, la n justie les moyens. Biehler doit donc estimer
cette manipulation tolérable, car elle se fait au nom d’une n éminemment
consensuelle : « Relancer la consommation, faire travailler l’économie, ce
qui, a priori, nest pas [15] condamnable. » On touche là, bien sûr, à l’axiome
qui sous-tend l’écrasante majorité des discours sur la publicité : il est bon, et
de toute façon nécessaire, de stimuler la Croissance, cette Vache Sacrée qu’im-
plorent en chœur tous les politiciens, ce Messie dont ils s’eorcent d’accélérer
le Retour. Si l’on accepte ce dogme fondateur de l’Économisme, ce préjugé
que presque personne ne conteste en dépit de ses eets désastreux sur notre
cadre de vie, alors, eectivement, la publicité est indispensable, et il devient
bien dicile de la mettre en cause. Mais si la volonté de produire plus se justie
lorsque la survie matérielle en dépend, dans nos sociétés où règnent le gaspil-
lage et la surproduction, il s’agit d’un présupposé déraisonnable, irresponsable
et dangereux. Devenue une n en soi au lieu de répondre à nos besoins, la
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Croissance, on commence à sen rendre compte, c’est avant tout la croissance
des nuisances et des inégalités.
La publicité est indissociablement un symptôme de la dévastation du monde
et un de ses moteurs. Elle y contribue doublement : en poussant à la surcons-
ommation de marchandises industrielles, elle favorise le développement d’une
Économie dévastatrice, et en en voilant les conséquences, elle freine une prise
de conscience chaque jour plus urgente si l’on veut éviter le pire. Elle doit donc
faire l’objet d’une critique radicale, c’est-à-dire d’une analyse qui remonte à
ses racines. Seuls ceux qui identient sagesse et mollesse, esprit critique et
consensus médiatique peuvent se contenter de la dénonciation de ses excès
les plus agrants. C’est seulement si l’on remonte à ses racines que l’on pourra
comprendre la raison de ses abus si ordinaires, notamment de l’extrême vio-
lence qu’elle fait subir aux femmes. Mais personne n’en sort indemne, comme
le montrera ce manifeste contre la publicité et « la vie qui va avec ».
1. ENTRE FAUX-SEMBLANT ET MÉTAPHORES RÉVÉLATRICES
Les pubards sont tiraillés entre deux exigences contradictoires. D’un côté, il
leur faut persuader les annonceurs qu’ils sont ecaces, et qu’ils peuvent donc
inuencer les décisions d’achat des consommateurs ; sinon, la publicité serait
aussi coûteuse quinutile, et les entreprises y renonceraient. Mais d’un autre
côté, il leur faut aussi persuader les consommateurs du contraire, car si elle est
ecace, elle est une prise de contrôle sur les envies et les comportements, et le
public pourrait nir par s’insurger contre cette volonté de le manipuler. Comme
le dit le sociologue français de la profession, le publicitaire a deux visages,
« l’un tourné vers l’opinion publique et rayonnant de bonne volonté, l’autre
rusé et [16] agressif à l’image de ses clients ». Mais ce double langage est une
aubaine pour nous, car pour démystier les sornettes que les pubards serinent
au public, il sut de faire entendre ce qu’ils se disent entre eux.
Dès 1958, Aldous Huxley mettait en garde contre la « persuasion par asso-
ciation », un procédé publicitaire qui consiste à associer ce dont on veut
faire l’éloge à quelque chose qui n’a rien à voir, mais qui est majoritairement
valorisé dans la société à laquelle on s’adresse : « Ainsi, dans une campagne
de vente, la beauté féminine peut être alternativement liée à [17] nimporte
quoi, depuis un bulldozer jusqu’à un diurétique. » C’est à ce procédé classique
que les publicitaires recourent pour se « faire de la pub ». Avec leur légendaire
sourire-qui- perce-dans-la-voix, ils expliquent en public que leur travail
est de l’« art », de l’« information », de la « communication » et même une
« nouvelle culture » ! Contre ces amalgames justicateurs, l’analyse de leurs
discours en interne nous conduit à de tout autres rapprochements : avec les
sophistes, la chasse et la guerre.
La publicité, un nouvel art, une nouvelle culture ?
Si les pubards voudraient bien nous faire croire qu’ils font de l’art, les artistes,
eux, ne prétendent pas faire de pub. Et si certains sont contraints de collaborer
avec le système publicitaire (parce que, contrairement à l’art, la publicité rap-
porte gros…), ils s’en vantent rarement. C’est que l’art et la publicité ont des
nalités diérentes et même contradictoires. Il sut d’écouter brailler les pubs
à la radio pour le comprendre.
Si l’art vise la beauté, cette dernière nest pour les publicitaires qu’un moyen
en vue d’une n strictement commerciale. Certes, perdues dans la profusion
des réclames hideuses, on trouvera bien quelques belles aches et quelques
spots réussis. Mais leur beauté nest pas une n en soi, cest juste un outil, parmi
d’autres, pour capter l’attention. Dans un magazine d’art, les publicitaires
feront un eort artistique pour plaire aux cibles dénies comme « lecteurs
cultivés » mais, dans un catalogue discount, ils se contenteront, par des images
vulgaires et criardes, d’attirer le regard de cibles dénies comme « masses
abruties ».
Si le but de l’art est de faire rééchir, celui des publicitaires est de court-circuiter
la réexion pour susciter des réexes, « déliser » les clients. Par opposition à
l’art qui élève les êtres humains, la publicité les rabaisse au rang de cons (appel
au sexe), de sots (appel à la bêtise) et de mateurs (recours à la fascination exer-
cée par l’image). Au lieu de les cultiver, elle coupe les populations de leurs tra-
ditions culturelles pour les intégrer de force au système industriel. La publicité
nest pas une « nouvelle culture ». C’est l’anticulture par excellence puisquelle
liquide les cultures populaires aussi bien que la haute culture intellectuelle.
C’est un lavage de cerveaux qui nivelle la diversité culturelle mondiale.
Si, à l’époque moderne, on estime que l’Art doit être autonome (l’art pour
l’art), la publicité est servile. Alors que la création artistique est censée être
l’expression libre d’une personnalité, les « créatifs » – qui se prennent pour des
artistes tout en avouant, par ce néologisme, qu’ils nen sont qu’une caricature
– doivent fabriquer l’image publicitaire en suivant rigoureusement les indica-
tions des « commerciaux ». Ils ne représentent d’ailleurs que 25 % des eectifs
des agences de pub, soit environ 2 500 personnes en France. Si l’on rapporte ce
chire aux 317 000 personnes travaillant dans le secteur entier de la [18]
communication, on obtient moins d’1 % de créatifs…
On nous répliquera que si la publicité est au service de l’industrie, la création
artistique au Moyen Âge était au service du pouvoir féodal et de la religion.
Mais c’est précisément pour cette raison que l’on hésite à parler d’Art (au
sens strict qui ne se réduit pas à la question du Beau) avant que la création
esthétique ne se constitue, à l’époque moderne, en sphère indépendante. Et
ce parallèle avec le Moyen Âge, en dépit de son caractère réducteur, indique
une manière pertinente de concevoir la publicité : une imagerie au service de
la religion consumériste et de ces nouvelles puissances féodales que sont les
marques.
Alors que son préfacier présente la publicité comme un « nouvel art », Bernard
Cathelat, publicitaire cynique qui a le mérite d’être franc, dément ensuite
ses propos : « Ici l’Art n’est [19] qu’un leurre, un alibi à lexpansion du produit
imaginaire. » Il s’agit bien de se disculper de faire un si moche business. Selon
les historiens de l’art, si la pub le détourne si souvent, ce nest pas seulement
pour compenser un décit de créativité, mais surtout pour se réhabilite• La
publicité n'est pas de l'Art au sens des Beaux-Arts, mais elle est bien un métier,
une technique et, en ce sens, c'est un« art» : celui de désinformer.
Information ou formatage ?
Informer au sens large, c’est transmettre un message. Mais quand ce message
est trompeur, il désinforme. Informer au sens strict, c’est donc transmettre des
connaissances factuelles sur l’actualité, comme sont censés le faire les journa-
listes. En prétendant en public que la fonction première de la publicité serait «
informative », les publicitaires se présentent au fond comme des journalistes.
Contre les exigences de limitation du déferlement publicitaire, ils en appellent
même à la liberté d’expression. Mais les journalistes, eux, se défendent de
faire de la publicité. Lidéal fondateur du journalisme est de faire savoir ce qui
se passe dans le monde. En révélant ce que les pouvoirs ont intérêt à cacher,
il s’agit en outre d’exercer une fonction critique. La publicité a largement
contribué au dévoiement actuel de ce double idéal. Elle en est elle-même
l’inversion intégrale. Écoutons Éric Vernette, dont le discours prudent conne à
la langue de bois, dénir son métier : « La publicité peut être dénie comme un
processus de communication orienté émanant d’une organisation, destiné à
informer une cible de l’existence d’une ore ou d’un fait, et structuré de façon à
valoriser l’émetteur du message, dans le but de convaincre la cible [21] d’aimer
et d’acheter un produit ou un service. »
Sa nalité ultime nest donc pas informative. Et, pour faire acheter, elle se doit
de faire aimer la marchandise et de valoriser l’émetteur du message, jamais
d’en proposer un examen critique – ce que font à l’inverse les associations
de consommateurs en lutte pour une véritable information. Par dénition, la
publicité est laudative. Au service des pouvoirs économiques et politiques qui
disposent du capital requis pour sorir ses coûteuses prestations, son rôle est
de redorer leur blason en propageant les bobards qu’ils voudraient que les
populations gobent.
Alors que le journalisme a en principe une fonction informative et critique,
la publicité n’a qu’une fonction commerciale et apologétique. Si l’ancêtre du
journaliste est le penseur éclairé, celui du pubard est le bateleur de foire qui
cherchait à refourguer sa camelote en baratinant les chalands. Certains pu-
blicitaires, sémouvant du « génie du camelot », [22] revendiquent même leur
liation avec ces « charlatans ».
La prétention informative est crédible seulement parce que, à l’origine, la
réclame avait bien cette dimension. Émile de Girardin, fondateur du premier
journal ouvert à la publicité, précisait en 1845 ce que doit contenir l’annonce
: « Dans telle rue, à tel numéro, on vend telle [23] chose, à tel prix. » Cest la
réclame, première époque de la publicité. Il s’agissait d’une extension du sys-
tème des annonces. Des notices, insérées à titre payant dans une publication,
présentaient dans le détail les caractéristiques des diérents produits en vente.
La différence est nette. Même si elle n’était pas désintéressée, la réclame
proposait des informations regroupées en début ou en n de brochure, et elle
ne cherchait pas à déguiser les objets manufacturés en produits artisanaux.
Aujourd’hui, la publicité s’impose partout, et comme la nature du produit (ses
qualités réelles, ses implications possibles…) et son histoire (où et quand il a
été fabriqué, par qui…) sont le plus souvent susceptibles de dégoûter le client
potentiel, son rôle est de les occulter. L’information porte tout au plus, comme
4
le dit Vernette, sur l’existence d’une ore : on annonce qu’une marchandise est
là, sans dire vraiment ni ce quelle est ni d’où elle vient. Et encore. Qui croit que
Coca-Cola fait de la pub pour faire connaître son existence ?
À part les petites annonces entre particuliers, plus rien ne correspond au-
jourd’hui au modèle de Girardin. En interne, les publicitaires le reconnaissent :
« Linformation est choisie, souvent tronquée, toujours partiale… Son but n’est
pas d’informer mais de faire désirer en donnant de l’intérêt à des produits et
à des marques qui parfois n’en ont [24] guère. » Dans l’économie moderne où
la surproduction atteint des sommets, ce ne sont pas les clients qui cherchent
les biens dont ils ont besoin, mais les marchandises qui les traquent. Il faut
les formater, les transformer en « consommateurs ». Certains managers [25]
imaginent même de créer biologiquement une « nouvelle race de supercons-
ommateurs ».
Communication ou harcèlement ?
Les publicitaires savent que le nom donné aux choses est constitutif de la
manière dont elles sont perçues. Ainsi, tel déodorant sera appelé « Natrel »
pour évoquer le « naturel », alors qu’on cherche à vendre le contraire. Ils ont
su appliquer ce principe à leur profession. Devenue un système pavlovien de
conditionnement, la réclame était mal vue ; ce vieux terme fut alors abandon-
né pour celui de publicité, positivement connoté puisqu’il évoque le « bien
public », et permet ainsi d’inverser la réalité. Car la seule chose publique dans
la publicité, c’est le public importuné ; annonceurs, publicitaires, acheurs, etc.
sont des entreprises privées.
Mais les publicitaires ont dû recourir une nouvelle fois au principe du «
novlangue » anticipé par Orwell dans son roman 1984. À cause des critiques
dont la publicité a fait l’objet, ce terme s’est à son tour chargé de connotations
négatives. En 1973, leur lobby s’est alors rebaptisé Association des agences de
conseil en communication. En attendant de voir, dans quelques années, les «
pages de Pub » remplacées par des « pages de Vérité » !
On voit l’intérêt d’employer le terme communication, qui évoque le dialogue
et le partage. Mais dans la publicité et la com’, il ne s’agit ni d’échanger, ni de
confronter des idées. On veut imposer des « images ». Cette pseudo-communi-
cation à sens unique nest que le monologue élogieux que les bureaucraties in-
dustrielles et politiques tiennent bruyamment sur elles- mêmes dans l’espace
public. Produit d’une armée de publicitaires patronnée par des élites cyniques,
elle s’abat sur un public qui cherche plutôt à s’en prémunir.
Car les réclames actuelles, personne ne les réclame. Comme le remarque Ver-
nette, « la publicité est une forme de communication particulière, car elle nest
pas perçue de manière identique par les diérentes personnes impliquées
: vitale pour l’entreprise, plutôt évitée par [26] les consommateurs ». C’est
peu dire : chaque progression de la publicité fut refusée massivement par les
Français. 17 % seulement étaient favorables à l’introduction de la « publicité
conictuelle » à la télévision en 1967 (avant cette date, seules les lières géné-
rales – par exemple, les « produits laitiers » – et non les marques concurrentes
avaient le droit de s’y promouvoir). 70 % étaient opposés à y voir de la publicité
politique en 1985. De l’aveu de la bible du métier, le Publicitor, 52 % étaient
franchement hostiles à la publicité en 1976, et seuls 8 % vraiment favorables.
Et le pape de la profession, Jacques Séguéla, écrit en 1990 que [27] 75 % de ses
concitoyens sont publiphobes.
Mais c’est justement parce que les gens cherchent à léviter que la publicité doit
les harceler. Car tel est bien le terme approprié pour cette pression indésirable
de tous les [28] instants. Certains vont même jusqu’à dire que « la pub, c’est
le viol ». Les bien-pensants [29] trouveront cela exagéré. Les pubards, eux,
cherchent bien la « pénétration mémorielle »…
« Curieuse communication, en vérité, qui se satisfait d’un dialogue de sourds »
et se situe [30] « au-dessous du niveau de la conscience et du langage », admet
Cathelat. N’admettant de réponse qu’en termes d’achat, la suggestion publici-
taire est en eet de l’ordre de l’hypnose. Il s’agit d’endormir la conscience pour
transmettre des injonctions (achète ci ! consomme ça !). Le système publicitaire
s’est annexé la notion de communication en la détournant de son
sens originel. Car si la publicité, c'est de la communication, c'est au même titre
que la propagande - et les propagandistes prétendaient eux aussi faire de l'art,
de l'information et tutti quanti.
Des méthodes sophistiquées de persuasion sociale
Quand on leur reproche en public ce qu’ils revendiquent en privé : inuencer et
désinformer, les publicitaires répliquent immanquablement que les consom-
mateurs ne s’y trompent pas et restent donc tout aussi libres qu’auparavant
– comme le veut d’ailleurs le dogme central de l’idéologie libérale : le marché
fonctionne comme une « démocratie » où « le client est roi », en ce sens qu’il
choisit librement ses achats. Les marketers et les publicitaires ne sont alors
que ses dèles serviteurs et ses loyaux conseillers. L’« esprit marketing », nous
expliquent-ils sans rire, est l’attitude mentale qui accorde la « primauté à [31]
la satisfaction des consommateurs ».
Sophisme ! Ces philanthropes qui s’agitent autour du client sont au service
des rmes, et leur rôle est de chercher par tous les moyens à contrôler les
décisions de ce « souverain ». En interne, ils dénissent le marketing comme
« l’ensemble des moyens dont dispose une organisation pour inuencer, dans
un sens favorable à la réalisation de ses propres objectifs, [32] les attitudes et
les comportements des publics auxquels elle s’intéresse». Les publicitaires sont
l’équivalent des sophistes de l’Antiquité, ces manipulateurs professionnels
qui vendaient leurs techniques de persuasion aux élites désirant consquer
la démocratie. Persuader, cest modier les idées de quelqu’un, et pour être
persuasif sur un sujet débattu, il sut, comme Platon l’écrit dans le Gorgias,
de atter l’auditoire, de le brosser dans le sens du poil. Ce qui présuppose de
savoir au préalable ce que les gens veulent entendre – aujourd’hui, on dirait :
faire une étude de marché, un sondage dopinion – et de manipuler les mots
pour gagner leur conance. La sophistique est l’art oratoire de séduire les as-
semblées et d’emporter leur adhésion. Et pour cela, tous les moyens sont bons,
comme la démagogie et l’appel aux émotions, nobles ou viles.
La persuasion repose sur une conception purement instrumentale du langage.
On ne recourt pas aux mots pour leur signication, mais pour leur pouvoir
d’évocation. Les publicitaires nont que faire de la vérité. Ils cherchent l’ecaci-
té et la crédibilité, l’adhésion des auditeurs à leur discours et non l’adéquation
de leur discours à la réalité. Dans ce but, ils ont su s’appuyer sur toute la batterie
des sciences humaines : sociologie, psychologie, psychanalyse, sémiologie,
linguistique et, dernièrement, les sciences cognitives.
Flatter, séduire, inuencer – ce sont aussi les maîtres mots de tous les
manuels publicitaires. Ce métier, c’est la « persuasion sociale », l’exploitation
de la crédulité humaine. On détermine les « attentes des masses », puis on
élabore des messages enjôleurs leur associant la camelote à écouler. « C’est
un commandement de la publicité : atte le [33] consommateur ! » Et c’est à
ce principe que recourent aussi les idéologues libéraux du « marché démocra-
tique ». Qu’y a-t-il de plus atteur pour le client que d’être couronné roi ?
De la chasse aux clients au warketing
Si l’on a pu dire que le client est roi, c’est que, dans un contexte de guerre
économique acharnée, la ressource la plus précieuse d’une entreprise est sa
clientèle. Tout sera donc fait pour attraper le bestiau. Le client nest pas roi,
c’est une proie pour l’entreprise qui en a besoin pour vivre, comme les loups
ont besoin des brebis. Les consommateurs étant une denrée trop rare pour
satisfaire les appétits de tous les prédateurs, la survie de ces derniers dépendra
de leur capacité à en attirer un nombre susant dans les mailles de leurs lets.
Elle dépendra aussi de leur capacité à les déliser – à les domestiquer pour en
faire des vaches à lait bien dociles. Écoutons Vernette : « La publicité cherche à
attirer la cible en présentant l’ore de la façon la plus attractive possible pour
la faire aimer, quitte à exagérer parfois délibérément pour retenir [34]
l’attention. »
Trois choses sont remarquables dans cette déclaration : Primo, l’évocation
pittoresque de la chasse, de ses cibles et des appâts alléchants utilisés pour
les piéger. La publicité, c’est précisément l’équivalent de la chasse à l’appeau,
cet instrument avec lequel on attire les oiseaux. Autrefois, se faire duper, c’était
se laisser « prendre à l’appeau ». Aujourd’hui, c’est « tomber dans le panneau
» – publicitaire bien sûr ! Au XVIIIe siècle, le terme réclame désignait d’ailleurs,
au masculin, le fameux pipeau. La publicité nest qu’un système de leurres pour
faire tomber dans le piège consumériste. Secundo, les femmes sauront appré-
cier ces propos à leur juste valeur. Elles savent ce qu’ils signient en général
dans la bouche d’un publicitaire. Leur exploitation pour érotiser nimporte
quelle marchandise constitue l’une des plus vieilles ruses du métier. La publi-
cité est le viagra pour consuméristes sans désir. Rappelons que l’appeau est
une sorte de ûte qui souvent reproduit le cri de la femelle pour attirer le mâle.
Tertio, si l’exagération est « parfois » délibérée, c’est donc, de l’aveu même de
l’auteur, qu’elle est bel et bien permanente.
Les publicitaires se délectent encore plus de la métaphore militaire. Il ne s’agit
pas d’informer, mais de chercher l’« impact » sur des « cibles ». On ne s’adresse
pas à des individus, mais à des « créneaux » par un « arsenal » de moyens «
sophistiqués ». Les messages sont des « missiles », des « exocets ». On mène
des « campagnes », on recherche des « percées », on « fait tomber les défenses
». Enn, on « occupe le terrain ». Le public nest pas partenaire d’un dialogue,
c’est le « théâtre des opérations » et l’enjeu du « grand combat » dans lequel la
5
publicité se présente comme l’« arme absolue ». Lanalogie militaire est
devenue le fondement théorique du marketing warfare, le [35] marketing
guerrier ou mercatique d’assaut.
En novembre 1980 eut lieu à Paris un forum sur le « marketing de combat ».
Entre autres controverses : qui donc est lennemi ? Ceux qui partent du principe
que « le champ de [36] bataille, c’est l’esprit du consommateur » expliquent
que les cibles sont les images des forces adverses, et que les clients sont des
recrues de l’entreprise dans son dessein de suprématie. Mais pour d'autres,
les ennemis véritables sont les consommateurs... Ainsi, Georges Chetochine,
expert en marketing très consulté, lors du Cannes Air Forum en 2002 : « Le
client, c'est l'ennemi ! Pour le déliser, il faut le désarmer, le faire prisonnier,
garder l'initiative. » Ou encore : c'est « un malade, un infantile... Il faut le rendre
dépendant du syndrome d'Alcatraz » !
Comme toute guerre, la guerre des marques obéit à la logique de l'escalade. Il
n'est donc pas étonnant de voir la publicité se développer comme un cancer
qui, de métastase en métastase, colonise le corps social jusque dans ses
moindres recoins.
2. LE CANCER PUBLICITAIRE
Dans les ouvrages professionnels, la dénition de la publicité fait l’objet de
controverses interminables. On en trouve des centaines – toutes s’accordant
quand même sur un noyau évident : le but est bien d’inuencer pour faire
vendre. Les variations portent sur l’extension des canaux et supports utilisés
à cette n :
— Au sens restreint, la publicité consiste dans l’utilisation rémunérée des cinq
médias de [37] masse. Écoutons les publicitaires parler de leurs avantages
respectifs. L’achage est un « média coup de poing », « qui s’impose au plus
grand nombre et qui est capable de forcer l’attention ». La radio est un « média
d’accompagnement » qui « s’insinue dans la vie de tous les jours… sans que
l’individu en ait véritablement conscience ». Le cinéma a pour atout de
« bénécier d’une audience de qualité car très captive ». La pres s e permet
de « cibler précisément », mais la télévision, considérée comme le média « le
plus convaincant » par les consommateurs et regardée en moyenne plus de
trois heures par jour, est plébiscitée par les élites industrielles comme média
d’abrutissement parfaitement approprié à leurs ns.
Comme le dit si bien le PDG de la plus puissante chaîne de télévision française :
« À la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son
produit. Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau
du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre
disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre
deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, cest du temps de [38]
cerveau humain disponible. »
— Au sens large, qui correspond à l’usage eectif du terme, il faut ajouter
le « hors- média » : publipostage (il concentre les deux tiers des budgets
de marketing direct, le reste passant en catalogues, téléachat, démarchage
téléphonique, VRP…), publicité événementielle (salons, foires, et maintenant
partout…), Internet (sites, bannières, spams qui représentent entre 70 % et 80
% des courriels en circulation dans le monde), publicité sur les lieux de vente
(présentoirs, achat des rayons où les produits seront les plus visibles, etc.), pu-
blicité par l’objet, packaging, sponsoring, relations publiques, relations-presse,
etc. Comme s’en félicite le Publicitor, « la panoplie est large et l’imagination des
publicitaires jamais défaillante : on les a vus utiliser les enveloppes de chèques
postaux, les programmes, les [39] menus, les sacs, les tee-shirts, les sachets
d’allumettes, et jusqu’à des montgolères ».
Compte tenu de ces variations, les estimations des budgets colossaux qui y
sont consacrés aujourd’hui en France vont de 17 milliards à 39 milliards deu-
ros. Si l’on part des (sous) - estimations ocielles, le secteur de la publicité en
France réaliserait un chire d’aaires de [40] 23 milliards deuros, c’est-à-dire
trente fois plus que le budget du ministère de l’Environnement. Et ce nest là
qu’une partie du système publicitaire.
Les estimations de la pression sur les individus divergent pour les mêmes rai-
sons. Selon certains publicitaires, 300 à 1000 messages nous submergeraient
chaque jour, mais selon les journalistes, la déferlante serait de 2 500 messages
et, aux dires des spécialistes de Culture [41] P u b , elle pourrait même atteindre
7 000 messages ! Ce chire apparemment invraisemblable est plausible si l’on
inclut tous les moyens par lesquels une marque communique pour vendre, et
notamment les logos que nous croisons sans cesse sur les produits dérivés,
les sacs plastique, les vêtements, etc. La diculté de ces estimations, cest que
nous ne percevons pas consciemment le dixième des messages auxquels nous
sommes exposés. « Notre cerveau, sollicité de toutes parts et à tout moment,
s’est doté de protections pour éviter d’être submergé. La conséquence est,
pour le publicitaire, une forte mortalité des [42] messages. » Cette mortalité le
chagrine : pourquoi les consommateurs ingrats n’absorbent-ils pas goulûment
ses messages ?
Heureusement pour nos bienfaiteurs, il n’est pas nécessaire de regarder les
pubs attentivement pour qu’elles aient leurs eets. Il sut de les voir régulière-
ment pour qu’elles se gravent inconsciemment. La publicité ne « marche » pas
instantanément. Elle fonctionne plutôt comme un bain de sollicitations dans
lequel nous sommes plongés à longueur de journée – un véritable m i l i e u
qui contribue largement à la dégradation de notre environnement.
La pollution des pollutions
La publicité est une pollution au sens strict, énergétique. Un grand hebdoma-
daire [43] comporte 50 % de pubs, ce qui donne, pour un poids moyen de 300
grammes et une diusion à 500 000 exemplaires, la bagatelle de 4 000 tonnes
par an de papier glacé imprimé à l’aide d’encres très polluantes.
Mais le publipostage (adressé ou non) constitue le comble du gâchis. C’est
la production de « purs déchets », d’objets faits pour aller majoritairement et
directement à la poubelle. Aux États-Unis, près de 90 milliards de prospectus
sont postés chaque année, soit le cinquième du [44] nombre total de lettres au
monde ! La France, cette fois, nest pas « en retard » : la rme Adrexo se vante
d’en distribuer à elle seule 5,5 milliards. Et La Poste n’a pas abandonné la pollu-
tion postale au secteur privé. Devenue leader national en 2004, elle utilise les
clés dont elle dispose pour transformer nos boîtes aux lettres en vide-ordures.
Par le géomarketing, elle quadrille les populations pour en connaître les habi-
tudes, puis loue aux annonceurs divers chiers Postcible accompagnés (si on y
met le prix) des numéros de téléphone. Particulier Volume propose 18 millions
d’adresses, et Particulier Précision 5,5 millions, sélectionnables selon 218
critères. Bien sûr, tout cela est présenté comme une « source d’enrichissement
[45] pour le consommateur ».
L’achage extérieur ajoute à la pollution énergétique (papier, colle, encre,
métal, consommation électrique des aches mobiles rétro-éclairées corres-
pondant par an à celle de deux familles de quatre personnes !) un cloaque
visuel imposé à tout le monde. Voici les propos d’un des pères fondateurs de la
publicité, qui aurait pu y penser plus tôt : « J’ai une passion pour les paysages,
et je nen ai jamais vu un seul amélioré par un panneau d’affichage. C’est
lorsqu’il érige une ache devant d’agréables perspectives que l’homme est à
son plus vil. Quand je prendrai ma retraite de Madison Avenue, je lancerai un
groupe d’autodéfense… pour abattre des aches après la tombée de la nuit.
Combien de jurés [46] nous condamneront lorsque nous serons pris en agrant
délit de généreux civisme ? »
La France a le triste record européen du nombre de panneaux : plus d’un
million, dont 30 à 40 % illégaux, selon l’association Paysages de France qui
dénonce une législation particulièrement propice à la « pubtréfaction »
paysagère. Ce maquis de règles complexes pouvant faire l’objet de multiples
dérogations transforme en parcours du combattant le simple fait de savoir
si un panneau est légal ou non. En cas d’infraction portée devant les services
administratifs, si l’acheur se met en conformité dans un délai de quelques
semaines, il n’a aucune amende à payer… Et cest ainsi que la lèpre publicitaire
a déguré notre pays. Bien sûr, JCDecaux, numéro un européen de l’achage,
présente son travail comme un « embellissement » et même comme une «
réduction de la pollution visuelle ». Et, pour protéger ses panneaux de la colère
des Suédois ne partageant pas sa conception du « bon goût », la boîte a récem-
ment engagé des vigiles…
Dans le domaine sensoriel, il faut ajouter la pollution sonore des pubs radio
et télé, diusées plus fort que le reste des programmes. Pour que ces voci-
férations s’impriment en profondeur, on recourt à des chansonnettes aussi
débiles qu’indélébiles. Les radios commerciales sont saturées d’annonces, de
quinze à vingt minutes par heure ; la télévision l’est moins, compte tenu d’une
législation limitative que les pubards contournent et cherchent à abolir. Et
ces pollutions audiovisuelles s’imposent à présent dans les lieux publics.
Il aurait été injuste que nos narines restent indemnes de toute sollicitation
mercantile. Heureusement, le marketing sensoriel ne manque pas d’« esprit
d’innovation ». En 2003, France-Rail-Publicité lance le premier « réseau
d’affichage olfactif », avec des « minidiffuseurs de senteurs » intégrés à
des panneaux atulents. Mais le stade de la pollution totale est atteint par la
publicité motorisée. On se souvient des anciennes camionnettes qui ajoutaient
à leur pollution énergétique, visuelle, sonore et olfactive celles du panneau vé-
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