N° 1233 - Septembre-octobre 2001 - 28 NOUVELLES MOBILITÉS LES FRANÇAIS À L’ÉTRANGER. D’UN “MODÈLE COLONIAL” À LA CIRCULATION DES ÉLITES La France a peu contribué aux flux d’émigrants partis d’Europe au cours des deux derniers siècles. Même ses colonies ont, à l’époque, remporté peu de succès – il semble que les Français aient toujours privilégié les pays développés ou lointains. Aujourd’hui, près de deux millions d’entre eux vivent à l’étranger et ils sont de plus en plus nombreux à partir, pour des durées de plus en plus courtes. Ce sont essentiellement des expatriés qualifiés participant à la circulation internationale des élites professionnelles, attirés par les grandes métropoles et les régions économiquement prometteuses plutôt que par les pays traditionnellement liés à la France. À la différence d’un certain nombre de ses voisins européens (Portugal, Grande-Bretagne, Italie, Espagne), la France n’est pas perçue comme un pays d’émigration. On estime que sur les 51,7 millions de départs d’Europe ayant eu lieu entre 1850 et 1930, la Grande-Bretagne en représentait 22 % (11,4 millions), l’Italie 19,1 % (9,9 millions) et l’Irlande 14,1 % (7,3 millions), alors que seuls 2,4 millions de Français ont quitté l’Hexagone entre 1830 et 1917. Un siècle plus tard, les départs de France sont toujours relativement modestes. Par contre, ils n’ont plus pour principales motivations des raisons politiques ou religieuses, mais plutôt un désir personnel de vivre à l’étranger ou des impératifs professionnels. Ainsi, on constate une augmentation régulière de la présence française à l’étranger depuis 1970(1). L’époque de l’émigration définitive est révolue, elle a fait place à celle de “l’expatriation”. En effet, on parle aujourd’hui beaucoup plus fréquemment d’expatriation que d’émigration, car la durée du séjour à l’étranger est plus courte que par le passé. L’importance numérique du premier type d’émigration, également appelée “émigration traditionnelle”, est difficile à préciser. On estimait qu’elle représentait entre 20 % et 30 % des “stocks” des départs en 1976(2). Les départs définitifs semblent maintenant plus rares, sans doute autour de 5 % à 10 %, et ils s’effectuent souvent à l’occasion d’un mariage mixte. Les autres, soit 90 % à 95 % des départs, ont pour objet une mission plus ou moins brève, comprise dans la plupart des cas entre deux et cinq ans maximum. La mobilité internationale des Français prend la forme d’une multitude de statuts administratifs : le détachement, l’expatriation, le contrat local, les allers et retours dans le cadre de par Béatrice Verquin, docteur en géographie, membre de Migrinter* 1)- Au cours de la période 1970-2000, la population française établie à l’étranger est passée de 1,1 à 1,8 million de personnes. Cf. Béatrice Verquin, “Français établis hors de France. Définitions, délimitations, sources et concepts”, in Dynamiques migratoires et rencontres ethniques, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 73-86. 2)- Voir Paul Balta, “Les Français ‘de’ et ‘à’ l’étranger”, Le Monde, n° 18-19, 20 et 21 juin 1976. * Migrinter, CNRS-UMR 6588, MSHS, 99, avenue du Recteur-Pineau, 86000 Poitiers, www.mshs.univ-poitiers.fr/ migrinter/membres/verquin.htm UNE PRÉSENCE FRANÇAISE TARDIVE ET ASSEZ FAIBLE On a vu que la France n’a pas connu, contrairement à ses voisins, le puissant mouvement d’émigration qui a touché l’Europe pendant la deuxième moitié du XIXe siècle et au début du XXe, au moment de la grande poussée démographique du continent. L’émigration coloniale ne connut pas plus de succès que l’émigration lointaine, au point que l’on peut presque affirmer que la France a colonisé de nombreux territoires non pas grâce à l’émigration massive de ses ressortissants, mais plutôt en naturalisant des Espagnols et des Italiens. Certes, quelques Français sont partis vers les colonies, mais parmi eux, les militaires et les fonctionnaires en mission temporaire étaient de loin majoritaires ; les colons, c’est-à-dire les émigrants décidés à rester, ont été en définitive très peu nombreux. Il a fallu des circonstances particulières, comme les crises économiques et politiques de 1848 et 1851, l’annexion de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne ou la crise du phylloxéra pour qu’au cours du XIXe siècle, l’émigration vers les colonies prenne un certain volume. Encore s’agira-t-il presque exclusivement de départs pour l’Algérie ! N° 1233 - Septembre-octobre 2001 - 29 NOUVELLES MOBILITÉS 3)- La “possession d’état de français” est établie par la production de documents officiels tels que la carte d’identité, la carte d’électeur, les pièces militaires, l’immatriculation consulaire, le passeport, donc par l’existence de relations administratives avec les autorités françaises. l’Union européenne (appelés encore “euro-commuting”). De là se dégagent trois grandes catégories : les “émigrés”, les “résidents permanents” et les “détachés”. Les “émigrés” seraient, selon les sources consulaires, nombreux en Europe, en Amérique du Nord et en Australie. Nés français ou descendants de Français, ils vivent définitivement à l’étranger et ont cessé d’avoir des liens avec l’administration française. Actuellement double nationaux, ils perdront – eux-mêmes ou leurs enfants – leur nationalité française par désuétude, passé un délai de cinquante ans, pour cause de non-possession d’état de français(3). Les résidents permanents constitueraient quant à eux 90 % des Français enregistrés dans les consulats de France. Leur durée de séjour est supérieure à trois ans. Par l’immatriculation consulaire, ils témoignent de leur volonté de rester français et de transmettre cette nationalité à leurs enfants, même si plus de 45 % d’entre eux ont aussi la nationalité de leur pays d’accueil. On peut les associer aux “locaux”, car leur statut social et leur niveau de revenus sont équivalents à ceux de leurs homologues dans le pays de résidence. Enfin, les “détachés” – diplomates, fonctionnaires, cadres et techniciens de grandes entreprises – ne constitueraient que 10 % de la population immatriculée, et pour cause, avec leur protection statutaire, leur contrat de travail et leurs primes, ils forment la partie la plus enviée et en vue, mais très minoritaire des ressortissants français à l’étranger. N° 1233 - Septembre-octobre 2001 - 30 NOUVELLES MOBILITÉS L’émigration au XIXe siècle affectait surtout les régions rurales et pauvres, situées au sud d’une ligne Bordeaux-Annecy (le Pays basque, l’Alsace-Lorraine et les Alpes), à l’exception de Paris et des départements de l’Est (voir carte p. 31). Dans les départements qui ont fourni le plus grand nombre d’émigrants – les Basses-Pyrénées (33 641), la Gironde (13 313), les Hautes-Pyrénées (10 892) et la Seine (10 555) –, peu d’emplois s’offraient aux fils d’agriculteurs, alors même que les activités artisanales du monde rural périclitaient. L’émigration bretonne démarra plus tardivement, à la fin du XIXe siècle, ce qui explique que cette région ne figure pas encore, en 1943, date de référence pour l’élaboration de la carte, parmi celles où l’on recense un nombre important de départs. Cette émigration “du malheur”(4) fut essentiellement composée d’individus seuls, partant s’établir définitivement à l’étranger. Dès lors, nous observons qu’à cette époque déjà, les Français effectuent un choix préférentiel pour certains pays, notamment pour les États-Unis et leurs voisins européens, alors qu’on les attendait dans les colonies d’Afrique et d’Asie. L’attraction pour les pays développés, si l’on en croit les statistiques des destinations des émigrants, semble par conséquent être l’une des caractéristiques permanentes de l’émigration française, ainsi que la relative qualification de ceux qui partent(5). L’analyse de cette répartition géographique qui favorise les pays “étrangers” plutôt que les colonies françaises invite à penser qu’elle résulte d’une recherche de nouveauté, d’une possibilité plus grande d’innovation. Partir aux colonies, c’était retrouver les mêmes structures françaises et se heurter à la rigidité de l’administration ; dans ce cas, comment se réaliser en dehors des cadres habituels ? En comparaison, les autorités britanniques ont assez vite compris ce besoin de réalisation personnelle des colons, puisqu’ils ont créé un certain nombre de zones de libre-échange ; ce type d’espaces économiques offrait des possibilités de commerce plus flexibles, et cela explique sans doute en partie que les Britanniques aient été davantage présents dans leurs colonies que les Français. LA FAIBLE ATTRACTION MIGRATOIRE DES COLONIES Si l’on analyse les destinations de l’émigration française en 1912 (voir carte p. 35), on observe que l’émigration “outre-mer”, c’est-àdire vers l’étranger lointain, est restée voisine de 40 % du total de l’émigration française jusqu’à la période comprise entre 1911 et 1920. Les départs à l’étranger (hors Europe) représentent les effectifs les plus importants d’émigrants. Toutefois, ils diminuent au point d’atteindre à peine 20 % de l’émigration totale entre 1931 et 1940. Les 4)- René Rémond, Les États-Unis dans l’opinion française (1815-1852), Armand Colin, Paris, 1962, 967 p. 5)- Centre de recherches d’histoire nord-américaine, L’émigration française. Étude de cas, Algérie, Canada, États-Unis, Publications de la Sorbonne, Paris, 1985, 269 p. NOUVELLES MOBILITÉS N° 1233 - Septembre-octobre 2001 - 31 DÉPARTEMENTS D’ORIGINE DES FRANÇAIS ÉMIGRÉS À LA FIN DU XIXe SIÈCLE 0 100 Km 33 500 10 600 à 13 300 3 200 à 6 400 1 100 à 2 900 1 000 Source : Henri Bunle, Études démographiques, n° 4, 1943. B. Verquin, Migrinter, Poitiers, 2000. Nombre d’émigrants par départements N° 1233 - Septembre-octobre 2001 - 32 NOUVELLES MOBILITÉS mesures restrictives à l’entrée des pays d’immigration, la crise de 1929, particulièrement sévère aux États-Unis, permettent de comprendre les changements observés. Il semble que les États-Unis et l’Argentine, suivis de l’Uruguay, accueillent constamment le plus grand nombre de Français émigrés hors du continent européen. L’émigration coloniale est relativement faible comparée aux destinations étrangères. Elle semble avoir diminué de 1851 à 1890, en raison de la guerre de 1870, de l’insurrection de 1871, de la famine, du typhus et du choléra qui ont sévi en Algérie. Entre 1891 et 1900, les crises de l’agriculture en France et le début de l’occupation de la Tunisie expliquent la hausse des départs aux colonies. Elle baisse très fortement La répartition spatiale des Français, entre 1901 et 1910 pour atteindre son concentrée dans l’hémisphère Nord, niveau le plus bas, puis augmente légèillustre à elle seule rement à partir de 1911, mais la guerre leur représentation mentale du monde. de 1914-1918 contrarie la colonisation, en particulier au Maroc. Toutefois, à partir de 1921, elle augmente considérablement, et entre 1931-1940, elle représente près de la moitié des départs (43,5 %). Ce sont les colonies d’Afrique du Nord, en particulier l’Algérie, qui reçoivent le plus grand nombre de colons. Cette implantation prédominante s’explique facilement ; la politique de l’État français favorise en priorité le peuplement de cette colonie, même si, au final, elle s’avéra être 6)- Voir Yvette Katan, un échec(6). “Le ‘voyage organisé’ L’émigration française en Europe connaît une évolution très irré- d’émigrants parisiens l’Algérie”, in Centre gulière mais se maintient relativement bien dans l’ensemble, avec un vers de recherche d’histoire nordmaximum durant la période 1901-1910. Entre 1931 et 1935, elle se américaine, L’émigration française, op. cité, pp. 17-47 ; classe au second rang derrière l’émigration coloniale, en raison sur- Alain Lardillier, Le peuplement français tout de la baisse générale de l’émigration outre-mer. Ses principales en Algérie de 1830 à 1900 : destinations sont la Suisse, la Belgique, le Royaume-Uni et l’Espagne. les raisons de son échec, L’Atlanthrope, Versailles, L’Allemagne est également concernée par ce phénomène, même si le 1982, 108 p. ; Camille Maire, “L’eldorado en Algérie ?”, recensement des Français y est difficilement réalisable du fait des in En route pour l’Amérique. des émigrants changements constants de souveraineté sur l’Alsace-Lorraine. Pour L’odyssée en France au XIXe siècle, l’ensemble de la période 1851-1940, il apparaît nettement que les Presses universitaires de Nancy, Paris, 1993, départs pour l’étranger lointain (hors Europe), dont la destination la pp. 124-138. plus prisée est les États-Unis, ont été les plus nombreux, soit 88 400 individus (48 % de l’émigration totale). L’émigration coloniale vient en deuxième position avec 55 500 personnes (30 %). L’Europe, quant à elle, attire faiblement les Français, soit 39 700 émigrés (22 %). On observe ainsi une évolution de la répartition des Français entre le XIXe et le XXe siècles. L’émigration proche à destination de l’Europe tend à être remplacée par des départs lointains ou coloniaux. SUR LE MONDE 7)- Voir Problèmes posés par la réintégration des Français d’outre-mer dans la communauté nationale, “Avis et rapports du Conseil économique et social”, n° 22, Journaux officiels, Paris, 1961, pp. 1001-1032. La coopération internationale (ici, une infirmière en Côte d’Ivoire) et les entreprises maintiennent encore la présence française dans certains États d’Afrique, même si elle diminue régulièrement. Alors qu’il avait fallu un siècle pour édifier à grand-peine l’empire colonial français, vingt ans suffiront pour qu’il disparaisse. L’une des conséquences les plus marquantes de la décolonisation fut le retour de la grande majorité des Français établis aux colonies. Presque imprévu, il surprit par son ampleur et révéla de manière brutale aux Français l’existence de compatriotes résidant à l’extérieur de l’Hexagone. En 1960, on évaluait le nombre des “rapatriés” à 1 415 000 personnes, dont 1 330 000 revenant d’Afrique, soit 94 % des effectifs(7). La décolonisation constitue donc par excellence l’événement marquant de l’histoire de l’émigration française. Après le grand reflux qui, sur le plan quantitatif, a surtout touché l’Algérie (1 075 000 retours), le Maroc (310 000), la Tunisie (185 000), le Sénégal et Madagascar, principaux pays abritant des colons français (c’est-à-dire de personnes installées définitivement), on assiste de façon générale à un double mouvement. D’une part, dans les pays anciennement sous administration française, où l’africanisation de l’économie a été rapide et où les nationalisations sont importantes (Algérie, Bénin, Guinée, Maroc, Madagascar, Sénégal, Tunisie), le nombre des Français ne cesse de diminuer. D’autre part, dans ceux où le développement économique et l’exploitation des richesses naturelles se traduisent, dans un régime libéral, N° 1233 - Septembre-octobre 2001 - 33 L’OUVERTURE PROGRESSIVE NOUVELLES MOBILITÉS L’amélioration progressive des moyens de transport favorise l’émergence de migrations plus lointaines des individus. Le transport aérien, dernier arrivé des modes de transport classiques, a largement contribué au raccourcissement des distances. N° 1233 - Septembre-octobre 2001 - 34 NOUVELLES MOBILITÉS par la création d’entreprises, minières ou industrielles (Côte-d’Ivoire, Gabon, Niger), le besoin de capitaux, de managers et de techniciens entraîne une augmentation du nombre des expatriés, même quand l’État local accroît son intervention dans l’économie. Dans ce cas, l’ancienneté des relations entre la France et ce qui fut ses colonies a favorisé la persistance des liens, d’où la préférence accordée aux assistants techniques et aux expatriés français dans ces pays. En se séparant de ses colonies, la France opte pour une attitude moins protectionniste et s’ouvre peu à peu sur le monde entier, et en premier lieu sur ses plus proches voisins. En effet, l’ouverture est le maître mot, choix politique autant qu’économique, pari sur l’avenir, mais aussi dérivatif par rapport au drame de la décolonisation ; elle forme le levier fondamental de la nouvelle croissance(8). Ainsi, quinze ans après la décolonisation, la France connaît une véritable révolution commerciale, qui la place aujourd’hui au rang de quatrième exportateur mondial(9). Elle s’intègre donc de plus en plus dans l’économie libérale mondiale, et pour ce faire, l’émigration a connu de profondes transformations, aussi bien dans sa répartition spatiale que dans sa composition sociale(10). La circulation internationale des compétences est devenue indispensable pour assurer le contrôle, la production et la gestion des multinationales, pour effectuer la transmission des savoirs et des savoir-faire(11). À la logique de complémentarité qui fondait jusqu’aux années cinquante la circulation des biens, des capitaux et des hommes, s’est substituée une concurrence généralisée pour la maîtrise des marchés et des ressources. LA RUPTURE DE L’ESPACE MIGRATOIRE TRADITIONNEL La mondialisation impose des organisations beaucoup plus flexibles et mobiles : ce sont les firmes réseaux(12). Cela implique de nouveaux processus migratoires et nous constatons aujourd’hui de nouvelles implantations françaises dans des régions qui n’appartiennent pas aux espaces traditionnellement fréquentés par les Français. L’Asie du Pacifique, l’Amérique du Sud et l’Europe de l’Est émergent dans leur espace migratoire. Ces espaces très peuplés, aux économies dynamiques à forte croissance, attirent les investissements. Ce ne sont donc pas les pays où les Français sont les plus nombreux qui connaissent les plus fortes augmentations des effectifs, mais plutôt ceux qui offrent les plus grandes opportunités économiques. Les changements observés dans la géographie de cette migration traduisent une rupture de l’espace migratoire traditionnel des Français à l’étran- 8)- Jean-François Eck, La France dans la nouvelle économie mondiale, Armand Colin, Paris, 1996, 190 p. 9)- Georges Ricout (rapporteur), L’expatriation : les Français établis hors de France, acteurs du rayonnement international de notre pays,“Avis et rapports du Conseil économique et social”, n° 7, Journaux officiels, Paris, 1999, 178 p. 10)- B. Verquin, “La mondialisation de l’économie et la mise en place d’un nouvel espace migratoire français”, in Rémy Knafou, La planète “nomade”. Les mobilités géographiques d’aujourd’hui, Belin, Paris, 1998, pp. 175-192. 11)- Gildas Simon, Géodynamiques des migrations internationales dans le monde, Puf, Paris, 1995, 429 p. 12)- Yves Gervaise, Bernard Quirin, Élisabeth Crenier, Le nouvel espace économique français, Puf, Paris, 1996, 858 p. DESTINATIONS DE L’ÉMIGRATION FRANÇAISE EN 1912 (EFFECTIFS DE RÉSIDENTS) Sources : Office colonial, recensement 1911. H. Bunle, 1943, pp. 33-34. Insee, recensement 1912. B. Verquin, Migrinter, Poitiers, 2000. N° 1233 - Septembre-octobre 2001 - 36 13)- Direction des Français de l’étranger, Statistiques des ressortissants français au 1er janvier. État numérique, ministère des Affaires étrangères, Paris, 1998, 5 p. NOUVELLES MOBILITÉS ger et l’émergence d’une nouvelle organisation de cet espace, fondée sur l’attraction des pays les plus riches, les plus développés, les plus dynamiques ou dotés en richesses pétrolières ou minières. Bien sûr, la proximité géographique et les liens tissés par l’histoire entre la France et de nombreux pays restent des facteurs déterminants pour d’éventuelles implantations, mais peut-être, aujourd’hui, dans une moindre mesure qu’auparavant. Ainsi apparaît l’étroite corrélation qui existe entre les espaces économiques les plus dynamiques du globe et la gestion des migrants qualifiés. Selon la direction des Français de l’étranger du ministère des Affaires étrangères(13), qui constitue la seule source officielle, près des trois quarts des Français demeurant à l’étranger se répartissent entre l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord ! En 1995 (voir carte p. 39) tout comme en 2000, l’Europe de l’Ouest en accueille 814 868, soit un Français à l’étranger sur deux ! Les principaux pays d’accueil sont le Royaume-Uni, avec 9,6 % du total des Français à l’étranger À l’échelle de la planète, les États-Unis constituent le premier pays d’accueil des Français à l’étranger, comme ce pâtissier établi à New York. 15)- Jean-Luc Cerdin, La mobilité internationale. Réussir l’expatriation, éditions d’Organisation, Paris, 1999, 299 p. 16)- Anne-Catherine Wagner, Les nouvelles élites de la mondialisation. Une immigration dorée en France, Puf, Paris, 1998, 236 p. 17)- Ibid., p. 151. LA REPRODUCTION D’UN MODÈLE FAMILIAL D’EXPATRIATION La mobilité internationale des élites professionnelles est un indicateur du caractère transnational de leurs compétences. Elles peuvent faire reconnaître partout un savoir, une expérience professionnelle, un statut social acquis dans d’autres pays(14). Selon les travaux publiés par Jean-Luc Cerdin(15) et Anne-Catherine Wagner(16), les stratégies de carrière supposent des choix judicieux dans les affectations géographiques, qui ne procurent pas toutes les mêmes profits. Cela conduit à la cotation des espaces par les cadres internationaux : on ne rencontre pas les mêmes cadres dans les pays pauvres et dans les pays riches. Les cadres techniques sont davantage présents en Afrique, tandis que les cadres dirigeants sont plus nombreux dans les pays développés. Certaines destinations géographiques élargissent l’éventail des choix d’affectations ultérieures, tandis que d’autres le restreignent. “Le déplacement des élites est donc un instrument de la circulation internationale des modèles sur le plan symbolique. Or, ce sont les séjours dans les pays jugés développés, ‘en avance’, ‘précurseurs’ qui N° 1233 - Septembre-octobre 2001 - 37 NOUVELLES MOBILITÉS 14)- Allan Findlay, “Les migrations internationales de personnel de haut niveau. Analyse théorique et incidences sur le développement”, in L’incidence des migrations internationales sur les pays en développement, OCDE, Paris, 1986, pp. 181-205 ; “Les nouvelles technologies, les mouvements de maind’œuvre très qualifiée et la notion de brain drain”, in Migrations internationales : le tournant, OCDE, Paris, 1993, pp. 165-177. (soit 156 303 ressortissants), l’Allemagne, avec 9 % de l’effectif total (148 435 personnes), la Belgique, avec 7,9 % (128 856 individus), et enfin la Suisse, avec 7 % (115 710 ressortissants). Outre la proximité géographique, les liens politiques et économiques entre la France et ces États favorisent l’installation des Français. La population française établie en Europe est extrêmement concentrée, puisque le Royaume-Uni, la Belgique et l’Allemagne en abritent 53,2 %. L’Amérique du Nord (États-Unis et Canada) accueille 349 317 Français, soit un peu plus du quart de la population française à l’étranger (26,2 %). À l’échelle de la planète, les États-Unis constituent, si on prend en compte l’ensemble estimé de la population française, le premier pays d’accueil des Français établis à l’étranger. Ils y seraient 224 519, soit 13,7 % de l’effectif total. Le Canada représente 124 798 individus, soit 7,6 % du total mondial. À l’inverse, l’absence des Français est manifeste en Europe de l’Est et du Nord, dans les États de l’ex-URSS et en Asie, notamment le long de la façade pacifique, zones qui constituent pourtant des régions à forte croissance économique potentielle. En Afrique, la présence française est faible, avec quelques exceptions par ailleurs très significatives (Maroc, Tunisie, Côte-d’Ivoire, Madagascar, Sénégal, Gabon et Djibouti). La coopération internationale et les entreprises implantées de longue date dans ces États y maintiennent encore la présence française, même si elle diminue régulièrement. N° 1233 - Septembre-octobre 2001 - 38 NOUVELLES MOBILITÉS confèrent la plus haute valeur internationale et qui favorisent la mobilité ultérieure. Inversement, le passage dans un pays sous-développé, perçu comme ‘retardataire’, fait baisser la valeur professionnelle des cadres et restreint leur potentiel de mobilité. De même, il existe une hiérarchisation des langues, dépendante de la fonction économique, politique, diplomatique ou culturelle du territoire où elle est employée. L’usage des langues ne procure pas toujours le même profit et le prestige lié à leur utilisation rejaillit sur celui qui les connaît.”(17) Ces règles de diffusion de la représentation renforcent l’existence des systèmes dominants, notamment la hiérarchie Nord-Sud des États. La réparLa métropole parisienne tition spatiale des Français, essentielconstitue aujourd’hui lement concentrée dans l’hémisphère et de très loin la première région Nord, illustre à elle seule leur repréd’origine et de retour sentation mentale du monde, autant des Français établis à l’étranger. que la valeur professionnelle de ces migrants. Mais la mobilité internationale des élites n’est pas seulement sélective dans l’espace géographique, elle l’est aussi dans l’espace social(18) ; les techniciens et les ingénieurs migrent trois fois plus que les populations peu qualifiées. On est donc très loin de la migration ouvrière ou liée à la misère au début du siècle ; ce sont au contraire les catégories sociales les plus favorisées qui quittent la France. À cela, ajoutons que dans les familles françaises domiciliées à l’étranger, l’ancienneté des références internationales est un critère important de différenciation de la population des Français de France. Pour beaucoup, il existe un contact inné avec une culture étrangère, soit par la découverte précoce d’un autre pays que la France réalisée dans le cadre d’une migration internationale, soit parce qu’ils sont 18)- Raymond Pétri-Guasco, problèmes humains nés d’un couple mixte. Chaque génération éprouve le besoin de pour- Les des Français à l’étranger : suivre ce que lui a transmis la précédente, c’est-à-dire une certaine leur réinsertion à leur retour, “Avis et rapports du Conseil “identité internationale”, fruit de son parcours migratoire. Les migra- économique et social”, n° 21, Journaux officiels, Paris, 1989, tions internationales qui se succèdent, au sein d’une génération et 56 p. ; Jean-Yves Le Déaut, d’une génération à l’autre, sont vécues comme étant l’accomplisse- Rapport d’information sur les conditions d’expatriation ment d’une tradition familiale, la manifestation d’une certaine conti- des Français à l’étranger et les mesures facilitant nuité et non comme un déracinement. Il existe ainsi une sorte de patri- leur réinsertion à leur retour, 1834, Assemblée nationale, moine migratoire constitué par le capital linguistique, culturel et social n° Paris, 1990, 136 p. ; Pierre Baudet, Les problèmes accumulé par le vécu familial, un modèle familial d’expatriation. VERS DES ESPACES MULTIPOLAIRES De là découle que la conception du rapport au pays d’origine, les choix matrimoniaux et le souci d’une double reconnaissance des du retour des fonctionnaires internationaux. Rapport au Premier Ministre, le délégué aux fonctionnaires internationaux, La Documentation française, Paris, 1990, 420 p. RÉPARTITION GÉOGRAPHIQUE DES FRANÇAIS À L’ÉTRANGER EN 1995 Sources : ministère des Affaires étrangères, DFAE. Français à l’étranger au 01/01/96 (immatriculés, dispensés et non immatriculés). Ne sont pas représentés les effectifs inférieurs à 1 000 individus. B. Verquin, Migrinter, Poitiers, 2000. N° 1233 - Septembre-octobre 2001 - 40 NOUVELLES MOBILITÉS acquis en France et à l’étranger, constituent les éléments essentiels de la stratégie sociale des élites professionnelles. Les cadres expérimentent par conséquent, dans leur trajectoire migratoire, la hiérarchie qui existe entre les pays. En fait, le prestige du pays de résidence rejaillit sur l’expatrié qui y habite. Les trajectoires géographiques et les trajectoires professionnelles sont étroitement liées et dépendantes les unes des autres. La valorisation professionnelle des ressources nationales des élites est toujours associée à une région géographique et linguistique. En même temps, le redéploiement international des entreprises, lié au phénomène de globalisation de l’économie, multiplie les destinations tout en réduisant dans chaque pays le nombre des expatriés au profit d’un recrutement local ou d’un séjour de plus en plus court à l’étranger. Par ailleurs, la nationalité est considérée comme une donnée secondaire derrière les compétences et la qualification. Nous devons donc relativiser la corréla- L’exposition française à Istanbul en 1996. Au-delà de l’identité internationale revendiquée, il y a un intérêt certain dans l’attachement à l’identité nationale, afin de pouvoir se démarquer des autres élites. UN ESPACE MIGRATOIRE STRUCTURÉ AUTOUR DES GRANDES MÉTROPOLES La capacité des Français à l’étranger à maîtriser leur position dans l’espace professionnel international tient surtout au fait qu’ils sont capables d’y placer leurs propres attributs nationaux. Les cadres les plus élevés dans la hiérarchie sont ceux qui travaillent en relation très étroite avec leur pays d’origine. Les élites migratoires ne sont donc pas des migrants qui ont su dépasser les limitations nationales, constituant ainsi une avant-garde de la mondialisation et de l’homogénéisation des cultures nationales, mais plutôt ceux qui sont les plus habiles dans le maniement des attributs majeurs de chacune de ces cultures afin de parvenir à la réalisation de la stratégie personnelle et professionnelle qu’ils ont mise en place. Pour ces populations très qualifiées, de plus en plus mobiles, la capacité grandissante à circuler produit de nouveaux espaces, dont le rôle est réduit en quelque sorte à celui de lieux de passage. L’étude des expatriés fran- N° 1233 - Septembre-octobre 2001 - 41 tion qui semble exister entre les investissements français à l’étranger et l’expatriation française(19). L’augmentation des effectifs français est davantage due au contexte actuel du marché de l’emploi en France, qui dynamise les recherches réalisées hors de l’Hexagone mais aussi à une plus grande ouverture et à une sensibilisation à l’international parmi la jeune génération. Enfin, nous pourrions être tentée de trouver dans l’évolution actuelle de l’économie l’explication de l’émergence de ces élites internationales. L’interpénétration des économies produirait des cadres transnationaux, attachés à la défense d’intérêts communs, ceux de l’organisme pour lequel ils travaillent, et qui se définiraient avant tout à travers leur participation aux affaires mondiales. De cette façon, la mondialisation des échanges produirait des individus libérés de toutes attaches nationales, des “a-nationaux”, au sens où ils seraient comme exclus de toutes déterminations nationales, totalement inscrits dans les processus mondiaux de l’économie. En fait, nous avons observé, au travers de l’exemple des Français résidant à l’étranger, qu’il n’en est rien. Si le propre de la culture internationale est le cumul des langues, des cultures et des modes de vie étrangers, la dispersion géographique de la famille et des relations, la possibilité d’organiser le déroulement de sa carrière dans plusieurs pays, les relations professionnelles illustrent à l’inverse qu’au-delà de cette identité internationale revendiquée, il existe un intérêt certain dans l’attachement à une identité ou à une culture nationale, afin de pouvoir se démarquer des autres élites internationales. NOUVELLES MOBILITÉS 19)- Jean-Pierre Bonnaud, “Résultats de l’enquête filiale 1996. La présence française à l’étranger des entreprises françaises”, in Les notes bleues de Bercy, 16-31 décembre 1997, pp. 1-6. N° 1233 - Septembre-octobre 2001 - 42 NOUVELLES MOBILITÉS çais conduit à penser différemment la migration. Il ne s’agit plus, dans le cas présent, d’un espace migratoire caractérisé par un unique lieu de départ et un unique lieu d’arrivée, mais de concevoir un espace éclaté, multipolaire, parfois de dimension mondiale, conçu en fonction des stratégies et des enjeux personnels, familiaux et professionnels du moment. Pour restreindre une certaine marginalité, les élites essayent de limiter le temps de la séparation, notamment vis-à-vis des membres de leur famille et de leurs réseaux professionnels. Mais le retour est toujours un moment d’épreuve pour le migrant, même s’il est temporaire ; il revient “décalé”. Ainsi, aucune migration n’est anodine ; elle transforme l’individu. L’importance des retours constatés vers la métropole parisienne illustre que les migrants qualifiés, habitués à vivre dans les métropoles mondiales(20), n’envisagent plus fréquemment la possibilité de regagner leur ville de province. Par conséquent, si au XIXe siècle les flux migratoires français provenaient surtout des campagnes et étaient alimentés par des migrants pauvres, l’espace migratoire français est aujourd’hui polarisé par les grandes métropoles, qui concentrent non seulement la population, mais aussi les pouvoirs de direction, les capitaux et les hautes compétences du pays. La métropole parisienne, par son poids démographique et économique, tient une place à part dans cet espace migratoire français. Elle constitue aujourd’hui et de très loin la première région d’origine et de retour des Français établis à l’étranger, avec un migrant sur trois qui en provient ou qui y retourne. Si nous replaçons cette observation dans le cadre de l’espace mondial, le réseau des grandes métropoles sert de relais à la mondialisation des flux de populations ou d’échanges. Ces relais qui concentrent la majorité de la population de leur espace national, c’est le cas de Paris, sont aussi les principaux lieux d’attraction ou d’externalisation des migrants. Le mode de vie des élites professionnelles, leur culture internationale leur imposent d’habiter une ville cosmopolite, qui ne peut être qu’une métropole. En France, cette condition fait de Paris le passage ou le lieu de résidence presque obligé, lors du retour, de ceux qui ont effectué leur carrière en passant d’un continent à un autre. Tout comme nous pouvons affirmer que la grande majorité de la population française à l’étranger réside dans des capitales administratives ou économiques, ou dans des métropoles. UNE MÊME MOTIVATION, LA RÉUSSITE Ainsi, l’étude de ces retours permet d’observer l’une des différences essentielles qui existe entre l’émigration traditionnelle et la circulation migratoire. Si pour les Portugais, pour les Marocains, pour les 20)- Jacques Bonnet, Les grandes métropoles mondiales, Nathan, coll. “Géographie d’aujourd’hui”, Paris, 1994, 192 p. ; Raymond Guglielmo, Les grandes métropoles du monde, Armand Colin, coll. “U”, Paris, 1996, 268 p. ; Saskia Sassen, La ville globale, New-York, Londres, Tokyo, Descartes et Cie, Paris, 1996, 530 p. N° 1233 - Septembre-octobre 2001 - 43 NOUVELLES MOBILITÉS 21)- Michèle Tribalat (dir.), Cent ans d’immigration, étrangers d’hier, Français d’aujourd’hui, apport démographique, dynamique familiale et économique de l’immigration étrangère, Ined, coll. “Travaux et documents”, cahier n° 131, Puf, Paris, 1991, 301 p. ; Gérard Noiriel, Le creuset français, Seuil, Paris, 1988, 440 p. Italiens, la durée de séjour dans les pays d’emploi s’allonge et les retours définitifs, en dehors des cas de retraite, restent rares(21), en revanche, pour les Français, la durée de séjour à l’étranger raccourcit et lorsqu’elle est longue, elle est souvent composée de séjours successifs entrecoupés de passages plus ou moins longs en France. Quant à la part des migrations de retraite, soulignons que la très grande majorité des Français fait encore le choix de revenir au pays, y compris lorsque les enfants vivent à l’étranger. La présence de 1,8 million de Français à l’étranger en 1999 indique qu’il est nécessaire de combattre les vieux mythes qui voudraient que les Français ne s’expatrient guère, et montre que l’émigration provenant de France a connu, il est vrai, un certain essor qui tranche avec son histoire. La fin d’un “modèle migratoire colonial” où l’émigration était définitive et produite par la pauvreté met en évidence les effets de la mondialisation sur la composition et l’orientation des flux migratoires. Les Français à l’étranger sont de plus en plus nombreux, même si quelques obstacles subsistent encore à la diffusion de l’expatriation dans toutes les catégories sociales de l’Hexagone. La France, longtemps repliée sur son empire colonial ou du moins peu ouverte sur l’étranger, aborde le contexte de la mondialisation avec un handicap certain vis-à-vis des États qui ont longtemps connu une forte émigration et où il existe par conséquent une tradition liée au séjour à l’étranger, au point que parfois celui-ci est même devenu banal. Partir est encore, pour beaucoup de Français, une aventure trop risquée. Toutefois, il semble que la jeune génération, qui a une tout autre représentation du monde que ses aînés car elle est familiarisée plus tôt à la pratique des langues étrangères, aux voyages ou aux séjours à l’étranger, soit en train d’acquérir une aussi grande facilité à se mouvoir dans l’espace mondial que ses voisins européens. Étudiants, doctorants, chercheurs, cadres d’entreprises, jeunes non qualifiés à la recherche d’un emploi et d’une meilleure connaissance des langues étrangères, créateurs d’entreprises ou investisseurs ne partent ni exactement pour les mêmes raisons, ni avec les mêmes objectifs. Mais de leurs diverses motivations, il en est une qui émerge, qui l’emporte sur toutes les autres et qui mérite pour cette raison de retenir l’attention : la recherche d’un environnement ouvert à l’initiative individuelle, favorable à la création d’entreprises et permet✪ tant aux audacieux de faire fortune quand ils réussissent.