Cet ouvrage vise d’abord à faire voir la diversité des enjeux que l’examen du rapport aux Anciens permet d’éclairer d’une manière toute particulière. Mais nous voulons aussi faire ressortir la pluralité des perspectives aussi bien théoriques que normatives qui orientent les usages actuels des Anciens. Sur chaque auteur ou chaque thème traité, on trouvera ici l’éclairage de spécialistes reconnus témoignant d’un aspect central de leur propre démarche. L’ensemble se veut donc plus qu’une contribution à l’histoire des idées. À travers le dialogue avec les Anciens, c’est à une réflexion renouvelée sur la modernité que nous convions le lecteur. ✺✺✺✺ Sous la direction de Martin Breaugh et Yves Couture avec des textes de Charles Blattberg, Martin Breaugh, Marc Chevrier, Jean-Pierre Couture, Yves Couture, Francis Dupuis-Déri, Bernard Gagnon, Dalie Giroux, Donald Iperciel, Gilles Labelle, Annie Larivée, Georges Leroux, Marie-Blanche Tahon, Daniel Tanguay, Stéphane Vibert. Image de couverture : Luc Côté, Faculté de droit et de science politique, UQAM Sciences politiques Sous la direction de Martin Breaugh et Yves Couture D e Machiavel à Nietzsche, la référence à l’Antiquité n’a cessé d’accompagner la pensée politique occidentale. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? À ne considérer que certains courants dominants, on pourrait conclure à un désintérêt croissant pour le monde classique. Un regard élargi dément pourtant cette impression initiale. Comment ne pas voir en effet que parmi les principaux penseurs ­politiques contemporains, un nombre remarquable continue d’entretenir un dialogue décisif avec les mondes grec ou romain ? On pense d’emblée à Strauss, Foucault, Castoriadis, Taylor, Sloterdijk, Nussbaum ou Rancière. Cette interrogation des Anciens est liée aux enjeux centraux de la philosophie, des sciences sociales ou même de l’action politique actuelles : l’analyse critique de la modernité, les rapports complexes entre la théorie et la pratique, l’articulation de l’idéal d’autonomie avec l’inscription politique et communautaire de l’individu, ou encore l’interaction des principes démocratiques avec les modèles d’excellence légués par l’héritage philosophique et moral de l’Occident. Les anciens dans la pensée politique contemporaine ISBN 978-2-7637-8786-2 www.pulaval.com Les Anciens dans la pensée politique contemporaine Sous la direction de Martin Breaugh et Yves Couture Les Anciens dans la pensée politique contemporaine Sous la direction de Martin Breaugh et Yves Couture Les Anciens dans la pensée politique contemporaine Les Anciens dans la pensée politique contemporaine Collection Mercure du Nord La collection « Mercure du Nord » se veut le point de rencontre des chemins multiples arpentés par la philosophie de concert avec les sciences humaines et sociales, l’économie politique ou les théories de la communication. La collection est ouverte et se propose de diffuser largement des écrits qui apporteront une nouvelle texture aux défis majeurs d ’aujourd ’ hui, passés au crible d’une nouvelle réflexivité : rouvrir en profondeur le débat sur le mégacapitalisme, sur la marchandisation et la médiatisation mondiales et tenter d’esquisser les contours d’une mondialisation alternative. La collection ne saurait atteindre son but qu’en accueillant des textes qui se penchent sur l’histoire sans laquelle les concepts véhiculés par notre temps seraient inintelligibles, montrant dans les pensées nouvelles les infléchissements d’un long héritage. Titres parus Rousseau Anticipateur-retardataire Les grandes figures du monde moderne L’autre de la technique Comment l’esprit vint à l’homme ou l’aventure de la liberté L’éclatement de la Yougoslavie de Tito. Désintégration d’une fédération et guerres interethniques Kosovo : les Mémoires qui tuent La guerre vue sur Internet Charles Taylor, penseur de la pluralité Mondialisation : perspectives philosophiques La Renaissance, hier et aujourd’hui La philosophie morale et politique de Charles Taylor Analyse et dynamique. Études sur l’œuvre de d’Alembert Le discours antireligieux au XVIIIe siècle Du curé Meslier au Marquis de Sade Enjeux philosophiques de la guerre, de la paix et du terrorisme Souverainetés en crise Une éthique sans point de vue moral. La pensée éthique de Bernard Williams L’antimilitarisme : idéologie et utopie La démocratie, c’est le mal Michel Foucault et le contrôle social Tableaux de Kyoto. Images du Japon 1994-2004 La révolution cartésienne Aux fondements théoriques de la représentation politique John Rawls. Droits de l’homme et justice politique Les signes de la justice et de la loi dans les arts Matérialismes des Modernes. Nature et mœurs. Philosophies de la connaissance. Un encyclopédiste réformateur. Jacques Peuchet (1758-1830). Le sens de la liberté. Voir : http ://www.pulaval.com/collection/mercure-nord-42.html Sous la direction de Martin Breaugh et Yves Couture Les Anciens dans la pensée politique contemporaine avec des textes de Charles Blattberg, Martin Breaugh, Marc Chevrier, Jean-Pierre Couture, Yves Couture, Francis Dupuis-Déri, Bernard Gagnon, Dalie Giroux, Donald Ipperciel, Gilles Labelle, Annie Larivée, Georges Leroux, Marie-Blanche Tahon, Daniel Tanguay, Stéphane Vibert. Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Maquette de couverture : Laurie Patry Mise en pages : Josiane Boulad-Ayoub © Les Presses de l’Université Laval 2010 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 2e trimestre 2010 ISBN PUL 978-2-7637-8786-2 eISBN 9782763707860 Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack, bureau 3103 2305, rue de l’Université Québec (Québec) G1V 0A6 Canada www.pulaval.com Introduction L es conditions de la vie intellectuelle contemporaine tendent à faire de la pensée politique un domaine réservé pour universitaires, avec ses positionnements complexes et ses luttes internes, mais aussi une volonté commune de valorisation de la discipline. Parmi les spécialistes, il est ainsi courant d’entendre que la pensée politique a connu un véritable renouveau depuis les années soixante-dix. La thèse mériterait bien des nuances. Mais cela n’a pas empêché que ne soient proposées diverses explications des sources, de la nature et du sens de ce renouveau. Certainement utiles et même nécessaires, ces généalogies disciplinaires visent néanmoins, trop souvent, à circonscrire un ensemble de pratiques et d’enjeux jugés seuls légitimes. L’élaboration d’un tel savoir réflexif peut donc devenir un moyen de plus dans la volonté plus ou moins consciente de constituer de nouveaux discours hégémoniques. Une des dernières tentatives de cet ordre en pensée politique confirme ce constat général. Nous pensons ici à la thèse voulant que le renouveau présumé s’identifie aux propositions systématiques de théories de la justice, au sens que Rawls a donné au terme1. Que cela soit le résultat de volontés stratégiques ou de facteurs plus généraux, il est indéniable que l’œuvre de Rawls a eu pendant 1. Pour un exemple particulièrement significatif et influent de ce genre de simplifications, voir le livre de Will Kymlicka, Contemporary political philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1990. 7 les anciens dans la pensée politique contemporaine trente ans un puissant effet structurant sur la théorie politique anglo-américaine. Même ses adversaires ont longtemps dû formuler leurs critiques en se situant dans les débats ouverts par le maître de Harvard. La France a largement échappé à cette vague mais cela n’a pas été le cas du Québec, où certains ont semblé se voir d’abord comme les porte-paroles puis comme les gardiens d’une nouvelle orthodoxie. Mais soyons justes : les discussions entourant les théories de la justice ont rejoint des enjeux fortement ancrés dans la réalité politique québécoise et canadienne. Pensons notamment aux polémiques entre libéraux et communautariens, qui semblaient parfois transposer sur une scène élargie le type de débats philosophiques et identitaires qui domine la scène intellectuelle québécoise depuis les années cinquante. Il s’agit d’ailleurs là de débats importants qui demeurent en lien direct avec plusieurs aspects centraux de notre condition politique, aussi bien en Amérique du Nord qu’en Europe. La pensée politique contemporaine ne s’est toutefois jamais résumée, bien sûr, aux théories de la justice et aux réponses qu’elles ont suscitées. D’autres questions, d’autres enjeux, d’autres approches, bref, une autre pensée politique existe depuis cinquante ans. Notre enquête sur les usages actuels des Anciens répond précisément à une volonté d’illustrer ce pluralisme effectif. Il faut entendre ici par pluralisme effectif non pas les diverses doctrines qui revendiquent explicitement le terme pluraliste. Nous parlons plutôt du pluralisme réel que crée la co-existence de traditions et de courants distincts, et souvent opposés, où s’incarne néanmoins une part de l’esprit contemporain. Voilà donc notre pari initial : choisir le rapport aux Anciens pour observer la pensée politique actuelle d’un angle différent, qui ouvre de nouvelles perspectives sur sa richesse, sa diversité et sa spécificité. Pourquoi lier toutefois cette volonté d’élargir notre perception de la pensée politique contemporaine au thème on ne peut plus classique du rapport aux Anciens ? Ne sait-on pas déjà tout ce qu’il 8 introduction y a à dire là-dessus ? N’est-ce pas un autre sentier battu, qui risque de nous ramener au dialogue de sourds entre les partisans attardés d’un monde révolu et de preux champions d’une modernité posthiérarchique, post-métaphysique ou post-cosmologique ? Trois motifs principaux nous ont conduits à renouer malgré tout avec un questionnement qui est au cœur de la pensée occidentale depuis des millénaires. Le premier relève de l’ordre des faits et il s’agit même d’un fait étrangement massif : la pensée politique contemporaine reste traversée par un recours surabondant et substantiel aux Anciens. Il suffit pour le constater de rappeler une liste d’auteurs majeurs depuis Arendt, Strauss ou Vöegelin jusqu’à Taylor, Nussbaum, Rancière ou Agamben, en passant par Foucault, Derrida, MacIntyre ou même Rorty. À tout prendre, on peut d’ailleurs se demander si la deuxième moitié du vingtième siècle philosophique n’a pas été plus tournée vers l’Antiquité, de manière générale, que ne l’avait été tout le dix-neuvième siècle. Mais si tel était le cas que faudrait-il en conclure ? On peut penser que le recul plus marqué du christianisme, depuis un siècle, a contribué à rouvrir des possibles qu’avait explorés la pensée antique et qui furent ensuite longtemps recouverts. D’autres verront plutôt dans cette interrogation soutenue des Anciens une sorte de posture compensatoire, nourrie par une nostalgie récurrente envers des réalités de plus en plus lointaines. Pour le dire plus méchamment – et pourquoi ne pas être méchant envers soi-même ? – on pourrait bien n’y voir en effet que l’affaire d’une caste chargée d’enseigner l’histoire de la pensée politique, et qui dès lors ne peut s’empêcher de produire un type d’érudition qui sublime son rôle ou sa marginalité. Quoi qu’il en soit de la justesse de ces pistes d’interprétation, retenons pour l’instant la présence décisive de la référence aux Anciens dans la pensée politique contemporaine. Et parce qu’on peut tout de même s’étonner que cette présence ne soit pas toujours 9 les anciens dans la pensée politique contemporaine perçue et interrogée, l’ouvrage se veut donc aussi un rappel et un exercice de réflexivité. Mais si le recours contemporain aux Anciens est si fréquent et si important – qu’il soit suffisamment perçu ou non – ne faudraitil pas y voir aussi, paradoxalement, une autre forme de discours hégémonique ? Peut-être que oui, d’une certaine manière. Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? De Boileau à Baudelaire et Apollinaire, la complainte a reparu de siècle en siècle, en réaction à demi résignée aux influences littéraires insistantes et apparemment inéluctables. La pensée politique serait encore plus justifiée de l’exprimer : qui nous délivrera en effet de Platon et d’Aristote, des stoïciens et des épicuriens, des Sophistes et autres Présocratiques, de Sparte, d’Athènes, de Rome, de Thucydide, Polybe, Tite-Live, Épaminondas, Caton, Alexandre et César, bref, de l’innombrable et bavarde troupe de l’antique théâtre de la pensée et de la pratique politiques ? Question qui reflète la fatigue agacée d’une partie des membres de la caste, avides d’horizons nouveaux ou de communion plus immédiate avec l’esprit contemporain 2. Mais le recours aux Anciens, faut-il néanmoins le rappeler, demeure un outil critique qui répond à des intentions variées et parfois contraires : associer Strauss, Foucault et Nussbaum pour y voir un discours hégémonique n’aurait guère de sens. Voilà donc notre second motif : s’appuyer sur la diversité intrinsèque de l’usage des Anciens – même si nous sommes bien conscients de n’avoir pu en donner ici qu’un écho partiel – pour mettre en perspective la complexité du contexte intellectuel contemporain. Éclairer notre situation en interrogeant à la fois l’importance et la diversité du recours aux Anciens. À ces deux raisons s’en ajoute une troisième, plus délicate et plus substantielle. Le contraste avec l’Antiquité a joué un rôle décisif dans l’élaboration progressive 2. L’apologie constante de l’Amérique comme nouveau monde, par exemple chez Rorty, tient pour une bonne part à cette volonté de se délester d’un passé jugé encombrant. 10 introduction de ce qu’on peut appeler la conscience de soi du monde moderne. Peu importe l’angle par lequel on l’aborde, la pensée moderne a désormais pour horizon l’idée qu’elle-même exprime ou qu’elle subit l’influence d’une réalité et d’un ethos particuliers, qu’on appellera ici tout simplement, d’un terme très général, le contexte moderne. La pensée moderne s’estime donc largement tenue de défendre et de promouvoir des principes, des valeurs et un esprit liés à un contexte spécifique, ou encore de redéfinir, de critiquer ou de tenter d’échapper à ce contexte. Penser la modernité et prendre position à son égard semble ainsi faire irrémédiablement partie, désormais, des prolégomènes à toute pensée sérieuse. Or, penser la modernité veut dire aussi – veut dire surtout ? – penser en quoi les Modernes se sont estimés et s’estiment toujours plus ou moins différents des Anciens. L’interrogation du rapport actuel à l’un des moments fondateurs de l’Occident demeure ainsi une des voies privilégiées pour saisir où en est la réflexion contemporaine sur la nature de la modernité. Quels sont les orientations substantielles ou les traits récurrents de la modernité que ferait tout particulièrement ressortir la confrontation aux Anciens ? On est d’emblée ramené sur ce plan à la plus grande prudence, puisque, comme nous venons de le voir et comme nous le rappelleront les textes réunis ici, l’approche et la compréhension contemporaines du monde classique sont elles-mêmes très diverses. Selon l’angle d’observation, l’exercice comparatif ou généalogique renverra donc une image différente du monde actuel. Certains faits massifs méritent tout de même qu’on les considère de plus près. Pensons notamment au débat toujours repris sur le statut, le sens et la portée des philosophies de l’ histoire. La confrontation aux Anciens peut certes encore servir à affermir les grands récits où se déploie l’idée qu’une rupture historique radicale survenue au cœur de la civilisation occidentale nous éloigne toujours un peu plus de l’Antiquité. Même avec l’intention la plus 11 les anciens dans la pensée politique contemporaine ferme de penser à côté ou contre ces téléologies historiques, sans doute est-il d’ailleurs impossible de s’en affranchir entièrement et définitivement. D’autant plus, en un sens, qu’une telle intention semble procéder d’un radicalisme qui a quelque chose de proprement moderne. Reste que de façon générale, l’usage des Anciens, dans la pensée politique contemporaine, semble le plus souvent avoir pour but et pour effet d’interroger et de problématiser les idées de progrès et d’histoire linéaire. On ne peut que souligner à cet égard l’empreinte particulièrement forte des impulsions critiques de Nietzsche ou de Heidegger, dont les effets continuent de se démultiplier jusqu’à aujourd’hui. D’autres sources ont pu inspirer des mises en question moins frontales du rationalisme et du subjectivisme modernes, ainsi que des conceptions historiques qui leur sont liées. Quoi qu’il en soit d’ailleurs du degré de radicalité critique recherché, retenons du moins cette idée : au vingtième siècle et jusqu’à maintenant, le recours aux Anciens aura été l’outil de prédilection pour rouvrir la réflexion aussi bien sur la réalité, la nature, la portée et la valeur de la différence moderne que sur les conceptions de l’histoire qui l’expriment. Il est risqué mais peut-être utile d’illustrer cette conclusion par un exemple un peu plus précis. Une des dimensions centrales de plusieurs grands récits modernes consistent à lire l’histoire comme le devenir de la liberté, ou pour le dire dans des termes inspirés de Kant, comme le devenir de l’autonomie. Le contraste avec l’Antiquité a longtemps servi et sert encore à étayer une telle compréhension de l’histoire. Mais le recours aux Anciens peut aussi servir à problématiser un tel schématisme. Certains pourront ainsi mettre en doute qu’il y ait eu une véritable transformation sur ce plan, jugeant plutôt que les sociétés humaines perdent souvent d’un côté ce qu’elles gagnent de l’autre. Cela vaudrait également en matière de liberté, et ce d’autant plus que celle-ci peut prendre des formes différentes. On peut également juger que la vraie différence moderne serait à chercher ailleurs, par exemple dans 12 introduction l’avancée scientifique et technique devenue elle-même un destin auquel nous ne serions plus libres d’échapper. Sans remettre en question l’idée d’une forte indétermination au principe de la modernité, on peut enfin en questionner les effets, soupçonnant par exemple derrière le nom sonore et glorieux de liberté cette étoile noire plus ambiguë que Nietzsche et d’autres ont appelé le nihilisme. Bien sûr, la portée de ces contrepoints aux diverses thèses qui identifient la modernité à la liberté peut être plus ou moins radicale. L’intérêt de telles perspectives critiques consiste d’ailleurs plus à préciser notre compréhension des articulations complexes et des paradoxes qui tissent le réel qu’à opposer une vue unilatérale à une autre. Poursuivre l’analyse plus avant nous amènerait à proposer ici une cartographie détaillée des principaux courants de pensée actuels. Relevons d’ailleurs que la problématisation du sens moderne de la liberté par la comparaison aux Anciens pourrait se doubler d’exercices similaires pour d’autres dimensions de notre horizon politique, par exemple le principe d’égalité.L’objectif premier de cette introduction reste cependant plus limité, puisqu’il s’agit d’abord de rappeler les grandes intentions du livre : attester de l’importance de l’usage des Anciens dans la pensée politique contemporaine, mais aussi de la variété de cet usage et de ce qu’il révèle de la complexité de notre rapport à la modernité – et donc de la modernité elle-même. Il est temps de présenter de manière plus directe les quinze contributions qui constituent cet ouvrage. À une exception près, une première version de chaque texte a d’abord été présentée publiquement lors d’un colloque tenu à l’Université du Québec à Montréal en septembre 2007. Nous désirions à l’origine que l’illustration de la diversité des usages actuels des Anciens dans la pensée politique soit la plus large possible, tout en permettant 13 les anciens dans la pensée politique contemporaine aux praticiens de la discipline d’illustrer par ce biais l’orientation de leur propre réflexion. Cette volonté d’ouverture et de diversité nous semble d’ailleurs un des aspects les plus frappants des textes réunis ici : diversité théorique et normative, diversité des auteurs interrogés et des thèmes développés, diversité des conceptions de la pensée politique et des conceptions de la modernité, et enfin diversité des dimensions du monde ancien mises en lumière. C’est ce dernier aspect, au final, qui nous a paru offrir le meilleur critère pour la mise en ordre requise par une publication. Il est clair toutefois qu’existent entre les textes d’autres correspondances, moins visibles, faites d’affinité ou d’opposition. Dans un tel ensemble, il demeure toujours libre à chacun, bien sûr, de tracer son propre parcours. L’ouvrage est donc divisé en quatre parties distinctes. La première, intitulée Éléments d’anthropologie comparée, se veut la plus générale. De façon très classique, nous souhaitons ainsi fournir au lecteur quelques vues d’ensemble pour illustrer l’intérêt d’une confrontation globale avec le monde antique. Le texte inaugural de Dalie Giroux atteste d’emblée de la vitalité d’une tradition critique fortement marquée par Nietzsche, Heidegger et enfin Foucault. Agamben et les Anciens. À la recherche de la machine anthropologique occidentale interroge l’un des principaux apports contemporains d’une démarche généalogique qui vise à saisir à sa racine grecque ce qu’a de particulier et de problématique – aussi bien au sens d’un défi qu’au sens des problèmes engendrés ou voilés – la production occidentale de l’Homme. Dans la continuité de sa propre réflexion, Marie-Blanche Tahon a choisi d’accompagner le regard singulier que porte sur les rapports de la Cité et du féminin une des grandes historiennes de l’Antiquité grecque. Nicole Loraux et la place des femmes dans la pensée du politique est un texte aux voix multiples – les voix à retrouver des femmes grecques, celle de Loraux, bien sûr, mais aussi, discrète, celle de Tahon elle-même ou encore celle de Pierre 14 introduction Clastres. Et au-delà, le chœur de toutes ces voix anonymes qui participent aujourd’hui aux réinventions croisées de la citoyenneté et des rapports entre femmes et hommes. Stéphane Vibert poursuit ici un long dialogue avec Castoriadis, dont la pensée ouverte à toutes les dimensions – politique, économique, psychique – de l’équation moderne est pourtant revenue à un questionnement des racines grecques de la démocratie et de la philosophie. Le nomos comme auto-institution collective. Le « germe grec » de l’autonomie démocratique chez Castoriadis montre l’ampleur d’une ambition théorique qui veut rendre compte de la spécificité de l’ouverture politique et philosophique grecque par la spécificité antérieure d’un imaginaire. Après cette entrée en matière qui ouvre la réflexion par des questionnements transversaux, la deuxième partie de l’ouvrage se concentre de manière plus ciblée sur les références actuelles aux pratiques politiques de l’Antiquité. Que d’encre ont fait couler les modèles lointains des civismes grec ou romain ! Redoutant certains des effets de cette nostalgie, Hobbes a fameusement écrit qu’il aurait sans doute mieux valu que les nations européennes cessent de lire les auteurs qui se faisaient l’écho de la vie politique antique. Quatre textes très différents viennent rappeler ici que non seulement on les lit encore, mais surtout que ce recours spécifique aux Anciens conserve sa valeur critique dans l’Occident libéral tardif. Jacques Rancière est sans doute l’un des penseurs politiques actuels qui fait le plus directement appel à la compréhension grecque et romaine de la politique pour dévoiler à quel point la modernité occidentale aurait perdu le sens véritable de ce que fut la démocratie. Dans un texte intitulé Du rapport équivoque aux Anciens dans la pensée de Jacques Rancière, Martin Breaugh approfondit sa réflexion sur les conditions et les exigences de l’émancipation politique par une lecture nuancée de l’usage que fait des Anciens l’auteur de la Mésentente et du Maître ignorant. 15 les anciens dans la pensée politique contemporaine La référence aux pratiques politiques classiques, on le sait, est aujourd’hui revendiquée de manière centrale par le néo-républicanisme, qui s’est imposé comme un des courants majeurs de la pensée politique contemporaine. Dans Uchronies et translations républicaines, Marc Chevrier propose une exploration originale d’un des thèmes centraux du néo-républicanisme, celui d’une possible sortie politique des divers déterminismes qu’ont notamment cherché à penser ces modèles de pensée moderne que furent les grandes philosophies de l’histoire. Les Anciens ne sont plus ce qu’ils étaient. Réflexion sur l’idée de « démocratie » moderne. Le titre choisi par Francis Dupuis-Déri semble se passer de commentaire. Son essai critique vient à son tour problématiser la réappropriation moderne du concept grec de démocratie. Il rappelle aussi que la référence à la démocratie directe de l’Antiquité n’est pas l’apanage d’un seul courant et encore moins un simple objet d’étude historique. Telle que reprise et retravaillée par les traditions anarchistes et libertaires, cette référence demeure un défi et un projet. La pensée politique des dernières décennies a souvent cherché à se revigorer par le contact de la très grande richesse de la pensée politique, historique et utopique du dix-neuvième siècle. Gilles Labelle nous donne accès ici au rôle qu’a pu jouer une dimension de ce retour exploratoire dans la pensée de Miguel Abensour. Du même souffle, L’ héroïsme révolutionnaire entre l’enthousiasme et l’effroi. Miguel Abensour, lecteur de Michelet poursuit une réflexion personnelle sur la possibilité, les conditions et le sens de l’héroïsme dans le contexte moderne. Nous arrivons à la troisième partie de l’ouvrage, qui porte cette fois sur les usages actuels de la Philosophie politique classique. Grande dame vénérable, mais qui a souvent mauvaise presse. On s’en méfie, ou du moins on la juge encombrante. N’est-elle pas largement responsable d’une longue dévaluation théorique de la vie pratique ? N’a-t-elle pas longtemps attiré à elle trop d’attention 16 introduction – que reste-t-il d’ailleurs à dire sur ses deux figures tutélaires que sont Platon et Aristote ? Et pourtant ils sont lus, est-on de nouveau tenté d’écrire. C’est toutefois ici, sans doute, qu’on observe la plus forte diversité d’intention dans l’usage des Anciens. La généalogie et la déconstruction sont passées par là. Faut-il néanmoins rappeler, avec Nietzsche, que les miroirs si complexes que nous offrent Platon et Aristote réservent encore bien des surprises ? Les cinq textes réunis dans cette partie illustrent cette variété de perspectives. Notons toutefois qu’ils reflètent aussi la préférence marquée – qui n’exclut pas des exceptions considérables – de la pensée contemporaine pour la prudence aristotélicienne sur l’eros rationaliste de Platon3. D’abord constituée à travers la critique des principaux courants de la pensée politique anglo-américaine, l’herméneutique politique de Charles Blattberg précise ici sa spécificité par un contraste éclairant avec un des maîtres de l’herméneutique au vingtième siècle. Critique de l’interprétation gadamérienne de Platon exprime bien la méfiance d’une part de l’esprit actuel à l’égard du pathos théorique de celui qui osa rêver de philosophes rois. Mais on y trouve surtout la marque d’une réflexion de longue haleine sur le sens et les exigences du véritable dialogue. Leo Strauss paraît indissociable de l’usage des Anciens au vingtième siècle. Ne jugeait-il pas que seule une renaissance de la philosophie politique classique préserverait l’esprit moderne de la tentation nihiliste ou de l’étroitesse positiviste ? Dans Actualisation du socratisme ou retour aux Anciens ? Interrogation sur Leo Strauss, Yves Couture repère pourtant deux pôles dans la pensée de Strauss, le second, celui qui accentue l’idée d’un nécessaire retour, lui paraissant affaiblir l’éloge par ailleurs si éloquent de la philosophie comme questionnement toujours relancé. 3. Parmi d’autres exceptions que nous pourrions citer, retenons celle d’Alain Badiou. Reste à voir où le conduira son étonnante réappropriation hypergauchiste de Platon – mais peut-être pas si étonnante, après tout. 17 les anciens dans la pensée politique contemporaine Spécialiste de la pensée de Charles Taylor, Bernard Gagnon affronte ici la difficile question du statut et de la portée de la référence aristotélicienne dans l’anthropologie philosophique de l’auteur des Sources du moi et de Grandeur et misère de la modernité. Référence souvent critiquée, chez Taylor comme chez d’autres auteurs rangés sous l’étiquette commode de communautariens. La présence d’Aristote dans la pensée politique de Charles Taylor s’emploie à démêler le vrai du faux sur un thème complexe qui continue de faire l’objet de polémiques. Martha Nussbaum demeure trop mal connue en contexte francophone. Georges Leroux contribue donc par son texte à la réception de sa réflexion au Québec et en Europe. La fragilité du bien. Martha Nussbaum et l’éthique aristotélicienne de la contingence illustre l’écho que certains aspects de l’œuvre d’Aristote ont su trouver dans un esprit contemporain tissé d’inquiétudes et de méfiance à l’égard des certitudes théoriques. À travers ce dialogue attentif, Leroux témoigne lui-même de l’ouverture à l’altérité qui marque depuis toujours sa pensée et ses engagements. La très large diffusion des livres de Pierre Manent sur le libéralisme a sans doute contribué à fausser le regard sur sa pensée, trop vite ramenée à un travail d’interprétation des auteurs canoniques. Dans Pierre Manent : Aristote plutôt que Platon, Daniel Tanguay fait ressortir, en un sobre écho à ses propres préoccupations, l’ampleur et la spécificité du projet philosophique de l’auteur de la Cité de l’homme, dont la fibre inquiète retrouve néanmoins, à l’école d’Aristote, la possibilité d’une valorisation lucide et mesurée du monde humain. La quatrième et dernière partie de l’ouvrage illustre cette fois l’intérêt manifesté par la pensée politique et morale contemporaine à tous les aspects de la pensée grecque ou romaine, au-delà de l’attention accaparée par les philosophes incontournables. Sans doute est-ce ici, il faut l’avouer, que les limites d’un ouvrage unique se font le plus cruellement sentir, puisque la matière semble 18 introduction presque inépuisable. On peut de nouveau remarquer à quel point les impulsions de Nietzsche et de Heidegger ont renouvelé cette volonté, si on nous passe l’expression, d’aller voir ailleurs. Mais on ne saurait bien sûr pas limiter à cette seule source la curiosité élargie pour la pensée antique. Et d’ailleurs il est bon de rappeler, pour ne s’en tenir qu’à ces deux exemples, que l’intérêt pour le stoïcisme et l’épicurisme – pensons par exemple au dix-septième siècle français – fut longtemps égal et peut-être supérieur à la référence à Platon et peut-être même à Aristote. Fin lecteur de l’œuvre de Peter Sloterdijk, Jean-Pierre Couture sait combien l’auteur des Règles pour le parc humain reste associé à la levée du tabou qui a longtemps pesé, en Allemagne, sur le recours aux pensées de Nietzsche et de Heidegger. Mais Sloterdijk n’est pas qu’un leveur de tabous. Entre le paria et le parvenu. L’usage des Anciens chez Peter Sloterdijk témoigne de l’originalité de cet héritier du romantisme ironique de Heine, qui veut aussi voir dans le cynisme ancien la source possible du renouveau d’une perspective plébéienne sur la politique et la pensée. Penser l’autre de la Raison : voilà un des plus anciens programmes, pourrait-on dire, de la réflexion allemande. Programme fortement marqué par Hegel, et dont l’École de Francfort fut au vingtième siècle l’une des principales continuatrices. Donald Ipperciel nous rappelle à quel point cette volonté s’est accompagnée, chez les grands Francfortois, d’une relecture originale du monde grec. Penser l’irrationnel. Le recours à Homère dans la Dialectique de la raison de Horkheimer et Adorno illustre ainsi la pluralité des usages possibles de la pensée présocratique. Peu d’œuvres récentes ont été aussi questionnée que celle de Foucault. On n’a ainsi cessé de se demander où l’aurait conduit l’approfondissement de son analyse des diverses figures de la subjectivation. Dans Foucault et son usage du souci de soi antique, Annie Larivée braque l’attention sur un point d’intersection décisif de sa pensée, en dégageant notamment les enjeux qu’ouvre son 19 les anciens dans la pensée politique contemporaine approche du stoïcisme. Elle nous fait ainsi partager l’intuition que la quête réflexive du dernier Foucault fut peut-être l’une des expressions les plus aiguës de notre modernité tardive. Quelques mots encore pour remercier tous ceux sans qui cet ouvrage n’aurait pu voir le jour. S’impose d’abord l’expression de notre gratitude à l’égard des auteurs, qui ont bien voulu se prêter au jeu de lier leur propre réflexion à un thème commun. Ils et elles acceptaient ainsi de mêler leurs voix singulières à des perspectives souvent très différentes – en plus d’accepter les délais toujours imprévisibles qui sont souvent le lot des publications collectives. Il nous faut également remercier les organismes et institutions sans l’aide desquels l’ensemble du projet n’aurait pas pu avoir lieu. D’abord la Chaire Unesco de philosophie de l’UQAM et sa titulaire, Mme Josiane Boulad-Ayoub, pour son soutien indéfectible et son aide précieuse dans la mise au point du manuscrit. Également la Chaire de recherche du Canada en Mondialisation, Citoyenneté et Démocratie de l’UQAM et son directeur de l’époque, M. Jules Duchastel, pour leur soutien financier. Enfin le département de science politique de l’UQAM, également pour une aide financière déterminante. Plusieurs autres personnes ont aidé à la réalisation d’un aspect spécifique du projet. Un merci tout spécial à M. Luc Côté pour son rôle dans la conception de l’illustration de la page couverture. Soulignons également le support efficace des trois assistants qui ont travaillé à la préparation du colloque ou de l’ouvrage : M. Charles Morisset, M. Francis Lapointe et M. Jean-Simon Fabien. 20 première partie Éléments d’anthropologie comparée Chapitre 1 Agamben et les Anciens. À la recherche de la machine anthropologique occidentale Dalie Giroux Université d’Ottawa La tradition des opprimés nous enseigne que l’« état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. […] S’effarer que les événements que nous vivons soient « encore » possibles au XXe siècle, c’est marquer un étonnement qui n’a rien de philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce n’est à comprendre que la conception de M l’histoire d’où il découle n’est pas tenable1. ichel Foucault a été le premier à percevoir la haute intensité politique du concept de vie, ce qu’il a illustré dans son histoire impressionniste du tournant biopolitique des sociétés européennes du XVe et du XVIe siècle2. Reprenant là ou Foucault s’arrête, et empruntant dans le même mouvement à Hannah Arendt l’analyse du primat de la vie naturelle sur la vie politique, Giorgio Agamben offre une 1. W. Benjamin, Œuvres, p. 433. 2. Voir G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 11 et suivantes, sur sa reprise de la biopolitique foucaldienne. Le point d’achoppement de la théorie de Foucault se trouverait selon Agamben dans l’absence d’une théorie du pouvoir dans laquelle l’objectif (procédures totalisantes) et le subjectif (techniques d’individuation) s’articulent. Chez Michel Foucault, pour son travail historique sur la genèse de la biopolitique en Europe, voir en particulier : Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-78. Sur des emprunts d’Agamben à Arendt, voir en particulier Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 137 et suivantes, et G. Agamben, Moyens sans fins. Notes sur le politique, p. 13 et suivantes. 23 les anciens dans la pensée politique contemporaine généalogie du concept de vie et de ses usages politiques. De ce travail, il dégagera un concept de « vie nue », la vie biologique ou vie de l’espèce, qu’il analysera comme le produit d’une structure métaphysique et politique spécifique. L’entreprise théorique d’Agamben se fonde sur un pari : la théorie politique peut par le concept de vie saisir quelque chose des expériences totalitaires du XXe siècle. Par extension, dans la pensée d’Agamben, tout le problème politique de l’exclusion se trouve logé au plan logique et historique dans la question de la définition de la vie, et en particulier dans la production politique de la vie nue. L’auteur dégage ainsi dans cette démarche philosophique et historique l’existence d’une « structure de l’exception » : « La vie nue a, dans la politique occidentale, ce privilège singulier d’être ce dont l’exclusion fonde la cité des hommes »3. Agamben trouve les premières manifestations de cette structure dans la pensée des Anciens, en particulier dans l’œuvre d’Aristote et dans le droit romain archaïque. C’est cette thèse sur la structure métaphysicopolitique de l’Occident qui lie vie, exclusion et souveraineté, que Giorgio Agamben développe dans la série Homo sacer4. La découverte de cette structure d’exception part de la question politique de la vie, qui arrive à Agamben par le biais de l’interrogation des expériences biopolitiques du Troisième Reich. 3. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 17. 4. La série Homo sacer, dont le projet s’annonce explicitement déjà dans Moyens sans fins, comprend au moment d’écrire ces lignes trois ouvrages. Le premier, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, met en place les éléments d’une enquête historique, structurale et politico-métaphysique sur l’apparition de la biopolitique dans la modernité. Le second, L’État d’exception, sous-titré Homo sacer 2.1, propose une critique de la métaphysique politique de la souveraineté. Le troisième ouvrage et tournant éthique du projet, Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin, reprend le problème de la subjectivité éthique à partir du thème du « reste ». À cette série et à son annonce dans Moyens sans fins, il faut ajouter L’ouvert. De l’homme et de l’animal qui explore les conditions de possibilité, dans la pensée occidentale, de la prise en charge politique de la vie. Je travaillerai dans ce texte à partir de ces ouvrages, en plus de me référer occasionnellement à Profanations et à Qu’est-ce qu’un dispositif ? 24 agamben et les anciens C’est ici qu’Agamben manifeste sans équivoque sa parenté avec Heidegger, dans la mesure où c’est la technique (la biopolitique, le camp de concentration en particulier) qui est le lieu du dévoilement (dont l’essence est le dévoilement)5. Comment la vie en est-elle venue à faire l’objet du politique ? La phénoménologie du camp de concentration offerte dans Ce qui reste d’Auschwitz est le chemin qui permet à Agamben d’aborder cette lourde question. Agamben indique également par cette problématique une parenté forte avec Walter Benjamin, qui dès les années 1930 pointe vers l’état d’exception comme objet d’une nécessaire radicalisation philosophique dans le but de comprendre la barbarie du XXe siècle. « Quel est le rapport entre la politique et la vie, si celle-ci se présente comme ce qui doit être inclus par une exclusion ? »6. Comment, plus en amont, a-t-on pu, par le biais de décisions politiques, enlever toute valeur à la vie humaine7 ? Devant cette question, Agamben part de l’hypothèse selon laquelle on a pu enlever sa valeur à la vie parce que, au premier chef, on lui en a accordé une8. À propos des politiques d’euthanasie, il écrit : « Si l’euthanasie se prête à cet échange, c’est parce qu’avec elle un homme est amené à séparer chez un autre homme, la zoè du bios, en prélevant en lui quelque chose comme une vie nue, une vie qui peut lui être ôtée impunément »9. Ici, c’est une analyse sémiotique de la mise en reste que constitue cette séparation qu’entreprend Agamben pour faire face au problème. 5. Voir le célèbre texte de M. Heidegger, « La question de la technique » dans Essais et conférences. 6. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 15. 7. Ibid., p. 147 et suivantes. 8. Cette analyse n’est pas sans rappeler la critique que Nietzsche adresse à Socrate. 9. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 153. 25 les anciens dans la pensée politique contemporaine L’aboutissement de la réflexion d’Homo sacer me semble se réaliser dans la rencontre entre la phénoménologie du camp de concentration et la sémiotique de la séparation. À l’évocation de la thèse développée dans Homo sacer, on perçoit déjà la sensibilité structurale d’Agamben dans la manière de construire ses objets de pensée. Ce qu’il recherche, ce qui l’obsède, ce qu’il décortique et radicalise jusqu’à la dissolution, ce sont les ruptures, les séparations, les dissections, les continuités, les écritures et les traces, les interdits, les exclusions, les répétitions, la mimésis. Ces référents témoignent d’un intérêt avant tout topologique pour la culture. Ils supposent une qualité du réel qui soit à saisir comme un « ordre », un espace ordonné, une mise en scène, qui serait la manifestation du social et du politique. Plus spécifiquement, cette mise en ordre se jouerait, pour Agamben, dans la tension entre le langage et son autre (la mort, le témoignage intégral, le sacré). La « structure de l’exception » qu’Agamben met au jour dans Homo sacer est en ce sens une structure symbolique qui appartient à la culture occidentale, voire une structure qui en est le propre. Le premier ouvrage de la série Homo sacer, paru en 1997 avec le sous-titre Le pouvoir souverain et la vie nue, a fait coulé beaucoup d’encre. Pourtant, ce n’est pas dans celui-ci que l’on retrouve la méditation philosophique fondamentale (j’oserais dire sa philosophie première) d’Agamben sur la question qui en est le cœur, c’est-à-dire la question de la fabrication culturelle de quelque chose qui serait une vie nue, et sur laquelle s’articule la biopolitique contemporaine. C’est plutôt dans un ouvrage plus récent, L’ouvert. De l’homme et de l’animal, publié en 2002 et qui ne fait pas partie de la série Homo sacer, qu’Agamben se penche sur le concept de vie. Dans ce texte kaléidoscopique, Agamben arrive à illustrer, par le biais d’une généalogie du concept de vie dans la culture occidentale, la manière dont cette culture, en tant que « machine anthropologique » a fait fonctionner, a reconduit, et a 26 agamben et les anciens fait usage de la vie séparée, de la « vie nue ». En effet, dans ce texte, Agamben présente un arc sémiotique qui se tend entre Aristote et la cérémonie du thé au Japon, entre le concept de vie végétative et la biopolitique contemporaine. C’est dans la constitution de cet arc que je veux dégager l’usage qu’Agamben fait des Anciens dans Homo sacer. Plus précisément, la proposition défendue dans ce texte, construite à partir des thèses de la série Homo sacer et de L’ouvert, est faite de trois énoncés principaux. 1) Agamben aborde l’histoire de la philosophie au plan anthropologique et structural. 2) À ce plan d’appréhension, il n’y a pas de distinction méthodologique à faire entre les Anciens et les Modernes, ni entre ceux-ci et les contemporains. L’histoire de la philosophie depuis les Grecs, l’histoire de la religion depuis les Hébreux, et l’histoire du droit depuis la République romaine, appartiennent sur un même pied à une culture particulière, la « culture occidentale ». Les structures symboliques de cette culture, qui trouvent leurs manifestations archaïques chez les Anciens, organisent les formes sociales contemporaines. 3) Cette manière d’aborder les Anciens répond à un projet de pensée directement politique, celui d’enrayer la « machine anthropologique occidentale ». Je vais reprendre ces énoncés composant ma proposition en les illustrant par une lecture rapprochée du texte d’Agamben. Je le ferai en deux temps. D’abord en qualifiant l’usage qu’Agamben fait des Anciens, c’est-à-dire un usage messianique, selon l’expression de Walter Benjamin reprise par Agamben ; ensuite, par une tentative d’élaboration de l’idée de machine anthropologique occidentale, qui permet de donner un sens à l’indistinction entre Anciens et Modernes dans la philosophie politique d’Agamben. 27 les anciens dans la pensée politique contemporaine 1. Le problème biopolitique La problématique développée par Agamben exige de produire une généalogie du concept de vie en partant à la recherche des conditions de possibilités sémiotiques d’un retranchement, de la production d’un reste, d’une impureté, la « vie nue ». Pour Agamben, il existe une structure de l’exception productrice de ce reste et fondée sur ce reste qui ne serait pas simplement le propre de la souveraineté moderne, mais appartiendrait à la structure symbolique de la culture occidentale. À la fin de L’ouvert, et au terme d’un parcours argumentaire pour le moins éclaté duquel je tenterai de rendre raison plus loin, l’auteur annonce en effet que « la résolution du mysterium conjunctionis par lequel s’est produit l’humain passe par un approfondissement sans précédent du mystère pratico-politique de la séparation »10. Cet énoncé pointe vers le caractère générique de la structure d’exception dans la culture occidentale. Je veux en reprendre ici les éléments en guise de première approche du problème structural d’Agamben. Qu’est ce que ce mysterium conjunctionis ? Il s’agit de cette doublure par laquelle s’est réalisé l’être humain dans son autodéfinition occidentale : zoè et bios, corps et âme, animal et humain, vie indigne et vie digne, non-humain et humain. Qu’est-ce que ce mystère pratico-politique de la séparation ? La séparation fondamentale est ce qui sépare en premier lieu l’humain de son autre pour ensuite les réunir. Il s’agit, dans la production de l’être humain, d’une déqualification, d’un retranchement : cette partie de l’humain qui est inhumaine. Pourquoi faut-il résoudre ce mystère ? Il est selon Agamben le lieu de génération de la binarité fondamentale de la « structure d’exclusion » de la « politique occidentale ». Il s’agit donc pour Agamben de retracer dans le texte occidental la logique sémiotique de la distinction entre humain et non-humain. 10. G. Agamben, L’ouvert, p. 137-138. 28 agamben et les anciens Agamben, qui reprend les remarques de Foucault et Arendt sur cette question11, rappelle que les Grecs avaient deux mots pour désigner la « vie »12. Zòè, « qui exprimait le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux) », et bios, « qui indiquait la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou à un groupe »13. Ainsi, lorsque Platon et Aristote parlent des différents types de vie, ils ont en tête la vie qualifiée, bios, et jamais la simple vie naturelle, zòè. L’idée d’une biopolitique, zòè politikè, n’aurait eu aucun sens pour les grandspères de la philosophie occidentale. La vie naturelle est, chez les Grecs, exclue de la polis. Dans Les politiques, on le sait, Aristote distingue la sphère de la reproduction et de la préservation de la vie, oikonomos, de la politique. Dans la sphère privée, il s’agit de vivre. Dans la sphère politique, il s’agit de bien vivre, de mener une vie politiquement qualifiée. Dans les termes d’Agamben, pour Aristote, « la société humaine est distinguée de celle des autres vivants en tant qu’elle est fondée, par un supplément de policité lié au langage, sur une communauté de bien et de mal, de juste et d’injuste, et non simplement d’agréable et de douloureux »14. Cette opposition entre la vie naturelle et la vie qualifiée disparaît dans les langues modernes. Un seul terme, « vie », recoupe les deux définitions. Ce terme « désigne dans sa nudité le présupposé commun qu’il est toujours possible d’isoler dans chacune des innombrables formes de vie »15. Or, cette opacité du concept de vie dans le langage moderne correspond historiquement – c’est la thèse d’Agamben – à un mouvement de subsomption de la vie naturelle dans la vie politique. Hannah Arendt va analyser de manière 11. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 11-12. 12. Ibid., p. 9. 13. Idem. 14. Ibid., p. 10-11. 15. G. Agamben, Moyens sans fins, p. 13. 29 les anciens dans la pensée politique contemporaine magistrale ce mouvement comme l’avènement de la primauté de la vie naturelle sur la vie politique (qui, bien qu’en germe dans l’histoire de l’Occident depuis les Grecs, éclate véritablement au XIXe siècle avec les mouvements sociaux et les mouvements ouvriers16). Michel Foucault va appeler biopolitique cette pratique du gouvernement qui se développe avec le caméralisme et le mercantilisme dans les jeunes États européens, et qui se réalise dans les institutions disciplinaires puis de contrôle17. Dans les deux cas, avènement de la primauté de la vie naturelle et déploiement d’une biopolitique, ce mouvement est tenu pour qualifier la modernité par opposition au monde antique, et constitue la rupture la plus significative dans l’histoire des idées politiques occidentale : « l’introduction de la zòè dans la sphère de la polis, la politisation de la vie nue comme telle, constitue l’événement décisif de la modernité et marque une transformation radicale des catégories politico-philosophiques de la pensée classique ». Il s’agirait même d’un « événement fondateur de la modernité »18. Or, alors que Michel Foucault marque le point de rupture au XVIe siècle, et qu’Arendt fait du XIXe siècle le moment social par excellence, moment dont les premières manifestations importantes se trouvent déjà dans les révolutions modernes, Agamben veut montrer que cette inclusion de la vie nue dans la sphère politique est en fait depuis toujours inscrite, comme un chiffre, comme un sceau, dans la pensée occidentale19. En d’autres termes, la structure d’exclusion qui se manifeste dans la politique occidentale moderne 16. Voir H. Arendt, Condition de l ’ homme moderne, en particulier le chapitre 6. 17. Voir M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-78. 18. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 12. 19. Ibid., p. 21-27. Pour les derniers développements des recherches d’Agamben sur l’introduction, par le biais de la théologie chrétienne, de l’oikonomia dans la sphère politique, voir G. Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?. 30 agamben et les anciens se trouve entièrement potentialisée dans la pensée ancienne. Foucault et Arendt, si l’on veut, suggèrent que la rupture consiste en une rupture de la séparation opérée par les Anciens entre vie naturelle et vie qualifiée. Agamben, de son côté, montre que c’est le fait de cette séparation qui a constitué la première structure et condition de possibilité de la biopolitique. Ce geste inaugural des Anciens, cette séparation, constituerait même l’archétype du geste biopolitique du souverain. […] la production d’un corps biopolitique est l’acte original du pouvoir souverain. En ce sens, la biopolitique est au moins aussi ancienne que l’exception souveraine. En plaçant la vie biologique au centre de ses calculs, l’État moderne ne fait alors que mettre en lumière le lien secret qui unit le pouvoir à la vie nue, renouant ainsi (selon une correspondance tenace entre le moderne et l’archaïque qui peut être observée dans les domaines les plus divers) avec le plus immémorial des arcana imperii20. Agamben développe en effet l’idée que le pouvoir politique que nous connaissons est toujours déjà fondé sur la séparation entre vie nue naturelle et vie qualifiée : Dans le droit romain, vie n’est pas un concept juridique, mais indique le simple fait de vivre ou un mode particulier de vie. Il n’y a qu’un seul cas où le terme « vie » acquiert une signification juridique qui le transforme en véritable terminus technicus : c’est dans l’expression vitae necisque potestas, qui désigne le pouvoir de vie et de mort du pater sur son fils. […] dans cette formule, que n’a pas une valeur disjonctive, et vie n’est qu’un corollaire de nex, du pouvoir de tuer ». Agamben ajoute ici que « la vie apparaît ainsi originairement dans le droit seulement comme contrepartie d’un pouvoir qui menace la mort »21. C’est bien ce même geste que l’on trouve dans la pensée de Hobbes. Cela signifie que le pouvoir politique n’est pas fondé dans la volonté, mais « sur la vie nue, qui est conservée 20. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 14. 21. G. Agamben Moyens sans fins, p. 15. 31 les anciens dans la pensée politique contemporaine et protégée seulement dans la mesure où elle se soumet au droit de vie et de mort du souverain (ou de la loi) »22. La vie nue est ainsi toujours incluse dans le politique sous la forme d’un sujet qui est un corps qui peut être supprimé. C’est sur ce corps en tant qu’exclu potentiel que se fonde le pouvoir souverain. C’est également ce qu’on trouve dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : un homme, vie naturelle, un citoyen, vie qualifiée, et leur articulation, la souveraineté23. La modernité ne se qualifierait donc pas, comme le suggèrent Arendt et Foucault, par l’inclusion de la vie dans la politique (geste très ancien), mais bien par l’ampleur et l’intensité que prend cette inclusion, jusqu’à son point de fusion ou « zone d’indifférence », c’est-à-dire là ou politique et vie nue sont indistinctes. À ce point de fusion, le sujet, de part en part, est un corps (sa revendication politique est enracinée dans son « droit à la vie »), et la structure de l’exception souveraine se généralise. Ainsi, Agamben peut dire qu’en « assumant cette tâche [biopolitique], la modernité ne fait donc que déclarer sa propre fidélité à la structure essentielle de la tradition métaphysique. Le couple catégorial fondamental de la politique occidentale n’est pas le couple ami-ennemi, mais le couple vie nue-existence politique, zòè-bios, inclusion-exclusion »24. La biopolitique serait le destin de la politique occidentale, et son 22. Ibid., p. 16. 23. Je renvoie ici à la section « Vitae Necisque Potestas » dans Homo sacer I pour une analyse plus complète, où Agamben précise que « ce que cette source nous présente, c’est donc une sorte de mythe généalogique du pouvoir souverain : l’imperium du magistrat n’est que la vitae nescisque potestas du père étendue à tous les citoyens. On ne saurait dire plus clairement que le fondement premier du pouvoir politique est une vie absolument exposée au meurtre qui se politise à travers cette possibilité même de la mise à mort » (G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 99). Voir également la première partie d’Homo sacer I sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Plus globalement, Homo sacer II traite de la question de la structure de la souveraineté, sur laquelle je n’aurai pas l’occasion de me pencher de manière approfondie dans ce texte. 24. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 16. 32 agamben et les anciens chiffre, arcana imperii, s’en trouverait dès le départ dans la partition grecque du concept de vie et dans le droit romain archaïque. 2. L’exception chez les Anciens Agamben trouve chez les Anciens (dans la triade Athènes/ Rome/Jérusalem) la manifestation archaïque de la distinction structurale entre humain et non-humain. Son usage des Anciens se constitue principalement, dans ce projet particulier, autour de la tâche de révéler cette autorité archaïque et son rôle dans la constitution structurale de la culture occidentale. Ainsi, lorsque le philosophe politique se tourne vers les sources anciennes, c’est pour y trouver des manifestations de la structure de l’exception qu’il s’est donné pour tâche d’arraisonner. Quatre formes antiques de manifestation de la structure d’exclusion occidentale sont dégagées dans la série Homo sacer et ses ouvrages satellites, qui correspondent à la fois aux différentes origines intellectuelles historiques de la culture occidentale et à différents domaines de manifestation. Ces manifestations, rappelons-le, sont toujours analysées en continuité avec les institutions contemporaines, dont l’horizon est de part en part biopolitique. Une première manifestation de la structure d’exception occidentale se trouve dans la conception grecque de la cité, qui s’articule dans les textes classiques à partir de la distinction entre zoè et bios. Une seconde manifestation se trouve dans les institutions juridiques romaines, dans lesquelles on retrouve, par le biais d’une archéologie, la formalisation du reste symbolique dans la figure de l’homo sacer 25. On repère une autre manifestation de la structure 25. L’ouvrage L’État d’exception présente une discussion particulièrement riche du sens de ce concept juridique archaïque et de la manière dont il fonde l’articulation souveraine entre la loi et son extérieur. Agamben s’adresse notamment, dans un premier temps, à la littérature anthropologique qui a tenté de rendre compte de la bivalence sacré/impur dans les cultures primitives. Sa thèse est à l’effet que le sens de sacré est celui d’une mise au ban et non pas, comme on a voulu le croire et qui mettait la culture primitive en contradiction, 33 les anciens dans la pensée politique contemporaine d’exception dans les efforts de définition de la doctrine chrétienne par les Pères de l’Église, qui tentent d’établir une frontière entre ce qui, dans la Chair, serait digne de résurrection et ce qui n’en serait pas digne26. Enfin, dans la philosophie première grecque, toujours en particulier dans l’œuvre d’Aristote, Agamben trouve la séparation conceptuelle de la vie d’avec elle-même, vie végétative ou threptikon, qui fondera le concept de vie de la science médicale moderne. Dans le but d’illustrer son usage structural des Anciens, je vais ici reprendre l’isolement de la vie nue qu’Agamben associe à l’héritage politique et philosophique de la Grèce antique, en particulier à la pensée d’Aristote. 2.1 Threptikon et citoyenneté Dans L’ouvert, Agamben propose une recherche généalogique sur le concept de « vie » dans « notre culture »27. Le moment crucial de l’ « articulation stratégique du concept de vie » dans l’histoire de la philosophie occidentale se trouverait selon Agamben dans la pensée d’Aristote, qui fait figure dans cette histoire d’autorité conceptuelle archaïque. Cette position est l’écho de la posture prise par Agamben dans Homo sacer I, qui s’amorce par l’analyse de la structure d’exception qui se manifeste dans la pensée politique du philosophe grec. Dans ce dernier ouvrage, l’auteur propose en effet d’interroger l’opposition entre vivre et bien vivre chez Aristote : […] ce qu’il reste à interroger dans la définition aristotélicienne, ce n’est pas seulement, comme on l’a fait jusqu’à présent, la signification, comme sainteté et donc pureté. Cette thèse a également pour conséquence de refuser la distinction habituelle faite en ce domaine entre cultures primitives et culture occidentale, en montant qu’il y a un parfait parallèle entre les usages du sacré/impur. 26. Un chapitre de L’ouvert, qui n’est pas sans un certain comique, est consacré au débat sur le statut du contenu des entrailles dans l’accession au paradis. Il fait également écho à l’injonction à faire un autre usage des fèces que l’on trouve dans G. Agamben, Profanations, p. 10-11. 27. G. Agamben, L’ouvert, p. 26. 34 agamben et les anciens les modes et les articulations possibles du ‘bien vivre’ comme telos du politique. Il importe plutôt de se demander pourquoi la politique occidentale se constitue d’abord par une exclusion (qui est aussi une implication) de la vie nue28. Il ne s’agit pas de penser le politique avec Aristote, mais de penser Aristote en relation avec le concept de vie comme moment politique. Agamben propose de le faire à partir d’une série de césures qui vont se poser dans l’œuvre d’Aristote : vie contemplative/vie végétative, sphère privée/Cité, vivre/bien vivre, phonè/logos, esclave/citoyen. Voyons comment, dans la lecture qu’Agamben fait d’Aristote, ces césures s’articulent et découlent les unes des autres, et comment, par cette lecture, Agamben poursuit son exploration de la pensée aristotélicienne comme performativité archaïque du geste souverain fondateur de la biopolitique, qu’il dégage, dans la pensée d’Aristote, l’arcana imperii de la politique occidentale. Agamben fait remarquer que dans De Anima, le philosophe grec isole l’emploi du terme « vivre » qui est le plus général et le plus séparable. C’est la forme de vie la plus simple, une sorte de plus petit dénominateur commun, celle que même les végétaux partagent : la puissance nutritive (threptikon). Agamben remarque qu’en isolant cette partie de l’âme, Aristote ne définit pas la vie, « il se limite à la décomposer en en isolant la fonction nutritive, pour ensuite la réarticuler en une série de puissance ou de facultés distinctes et corrélées »29. Cette manière de faire est le « fondement qui constitue le dispositif stratégique par excellence de la pensée d’Aristote »30. Cet isolement de la vie nutritive (ou vie végétative) des autres fonctions (sensation, pensée) est également selon Agamben un événement fondamental pour la science occidentale. Il serait le premier moment d’une longue entreprise de déplacement 28. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 15. 29. G. Agamben, L’ouvert, p. 27. 30. Idem. 35