LES ANCiENS DANS LA PENSéE POLitiqUE CONtEMPORAiNE

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Cet ouvrage vise d’abord à faire voir la diversité des enjeux que l’examen du
rapport aux Anciens permet d’éclairer d’une manière toute particulière. Mais
nous voulons aussi faire ressortir la pluralité des perspectives aussi bien théoriques que normatives qui orientent les usages actuels des Anciens. Sur chaque
auteur ou chaque thème traité, on trouvera ici l’éclairage de spécialistes reconnus témoignant d’un aspect central de leur propre démarche. L’ensemble se
veut donc plus qu’une contribution à l’histoire des idées. À travers le dialogue
avec les Anciens, c’est à une réflexion renouvelée sur la modernité que nous
convions le lecteur.
✺✺✺✺
Sous la direction de Martin Breaugh et Yves Couture avec des textes de
Charles Blattberg, Martin Breaugh, Marc Chevrier, Jean-Pierre
Couture, Yves Couture, Francis Dupuis-Déri, Bernard Gagnon, Dalie
Giroux, Donald Iperciel, Gilles Labelle, Annie Larivée, Georges Leroux,
Marie-Blanche Tahon, Daniel Tanguay, Stéphane Vibert.
Image de couverture : Luc Côté,
Faculté de droit et de science politique, UQAM
Sciences politiques
Sous la direction de
Martin Breaugh et Yves Couture
D
e Machiavel à Nietzsche, la référence à l’Antiquité
n’a cessé d’accompagner la pensée politique occidentale. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? À ne considérer que certains courants dominants, on pourrait conclure
à un désintérêt croissant pour le monde classique. Un regard
élargi dément pourtant cette impression initiale. Comment
ne pas voir en effet que parmi les principaux penseurs ­politiques contemporains, un nombre remarquable continue d’entretenir un dialogue décisif avec
les mondes grec ou romain ? On pense d’emblée à Strauss, Foucault, Castoriadis, Taylor, Sloterdijk, Nussbaum ou Rancière. Cette interrogation des
Anciens est liée aux enjeux centraux de la philosophie, des sciences sociales
ou même de l’action politique actuelles : l’analyse critique de la modernité,
les rapports complexes entre la théorie et la pratique, l’articulation de l’idéal
d’autonomie avec l’inscription politique et communautaire de l’individu, ou
encore l’interaction des principes démocratiques avec les modèles d’excellence
légués par l’héritage philosophique et moral de l’Occident.
Les anciens dans la
pensée politique contemporaine
ISBN 978-2-7637-8786-2
www.pulaval.com
Les Anciens dans la
pensée politique
contemporaine
Sous la direction de
Martin Breaugh et Yves Couture
Les Anciens dans la
pensée politique contemporaine
Sous la direction de
Martin Breaugh et Yves Couture
Les Anciens dans la
pensée politique
contemporaine
Les Anciens dans la
pensée politique contemporaine
Collection Mercure du Nord
La collection « Mercure du Nord » se veut le point de rencontre des chemins multiples
arpentés par la philosophie de concert avec les sciences humaines et sociales, l’économie
politique ou les théories de la communication.
La collection est ouverte et se propose de diffuser largement des écrits qui apporteront
une nouvelle texture aux défis majeurs d ’aujourd ’ hui, passés au crible d’une
nouvelle réflexivité : rouvrir en profondeur le débat sur le mégacapitalisme, sur la
marchandisation et la médiatisation mondiales et tenter d’esquisser les contours d’une
mondialisation alternative.
La collection ne saurait atteindre son but qu’en accueillant des textes qui se penchent
sur l’histoire sans laquelle les concepts véhiculés par notre temps seraient inintelligibles,
montrant dans les pensées nouvelles les infléchissements d’un long héritage.
Titres parus
Rousseau Anticipateur-retardataire
Les grandes figures du monde moderne
L’autre de la technique
Comment l’esprit vint à l’homme ou l’aventure de la liberté
L’éclatement de la Yougoslavie de Tito. Désintégration d’une fédération et guerres
interethniques
Kosovo : les Mémoires qui tuent
La guerre vue sur Internet
Charles Taylor, penseur de la pluralité
Mondialisation : perspectives philosophiques
La Renaissance, hier et aujourd’hui
La philosophie morale et politique de Charles Taylor
Analyse et dynamique. Études sur l’œuvre de d’Alembert
Le discours antireligieux au XVIIIe siècle Du curé Meslier au Marquis de Sade
Enjeux philosophiques de la guerre, de la paix et du terrorisme
Souverainetés en crise
Une éthique sans point de vue moral. La pensée éthique de Bernard Williams
L’antimilitarisme : idéologie et utopie
La démocratie, c’est le mal
Michel Foucault et le contrôle social
Tableaux de Kyoto. Images du Japon 1994-2004
La révolution cartésienne
Aux fondements théoriques de la représentation politique
John Rawls. Droits de l’homme et justice politique
Les signes de la justice et de la loi dans les arts
Matérialismes des Modernes. Nature et mœurs.
Philosophies de la connaissance.
Un encyclopédiste réformateur. Jacques Peuchet (1758-1830).
Le sens de la liberté.
Voir : http ://www.pulaval.com/collection/mercure-nord-42.html
Sous la direction de
Martin Breaugh et Yves Couture
Les Anciens dans la
pensée politique contemporaine
avec des textes de
Charles Blattberg, Martin Breaugh, Marc Chevrier,
Jean-Pierre Couture, Yves Couture, Francis Dupuis-Déri,
Bernard Gagnon, Dalie Giroux, Donald Ipperciel,
Gilles Labelle, Annie Larivée, Georges Leroux,
Marie-Blanche Tahon, Daniel Tanguay, Stéphane Vibert.
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des
Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises
culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme
de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise
de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ)
pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture : Laurie Patry
Mise en pages : Josiane Boulad-Ayoub
© Les Presses de l’Université Laval 2010
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 2e trimestre 2010
ISBN PUL 978-2-7637-8786-2
eISBN 9782763707860
Les Presses de l’Université Laval
Pavillon Maurice-Pollack, bureau 3103
2305, rue de l’Université
Québec (Québec) G1V 0A6
Canada
www.pulaval.com
Introduction

L
es conditions de la vie intellectuelle contemporaine tendent
à faire de la pensée politique un domaine réservé pour
universitaires, avec ses positionnements complexes et ses
luttes internes, mais aussi une volonté commune de valorisation de
la discipline. Parmi les spécialistes, il est ainsi courant d’entendre
que la pensée politique a connu un véritable renouveau depuis les
années soixante-dix. La thèse mériterait bien des nuances. Mais
cela n’a pas empêché que ne soient proposées diverses explications
des sources, de la nature et du sens de ce renouveau. Certainement
utiles et même nécessaires, ces généalogies disciplinaires visent
néanmoins, trop souvent, à circonscrire un ensemble de pratiques et
d’enjeux jugés seuls légitimes. L’élaboration d’un tel savoir réflexif
peut donc devenir un moyen de plus dans la volonté plus ou moins
consciente de constituer de nouveaux discours hégémoniques.
Une des dernières tentatives de cet ordre en pensée politique
confirme ce constat général. Nous pensons ici à la thèse voulant que
le renouveau présumé s’identifie aux propositions systématiques
de théories de la justice, au sens que Rawls a donné au terme1. Que
cela soit le résultat de volontés stratégiques ou de facteurs plus
généraux, il est indéniable que l’œuvre de Rawls a eu pendant
1. Pour un exemple particulièrement significatif et influent de ce genre de
simplifications, voir le livre de Will Kymlicka, Contemporary political philosophy,
Oxford, Clarendon Press, 1990.
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les anciens dans la pensée politique contemporaine
trente ans un puissant effet structurant sur la théorie politique
anglo-américaine. Même ses adversaires ont longtemps dû
formuler leurs critiques en se situant dans les débats ouverts par le
maître de Harvard. La France a largement échappé à cette vague
mais cela n’a pas été le cas du Québec, où certains ont semblé se
voir d’abord comme les porte-paroles puis comme les gardiens
d’une nouvelle orthodoxie. Mais soyons justes : les discussions
entourant les théories de la justice ont rejoint des enjeux fortement
ancrés dans la réalité politique québécoise et canadienne. Pensons
notamment aux polémiques entre libéraux et communautariens,
qui semblaient parfois transposer sur une scène élargie le type
de débats philosophiques et identitaires qui domine la scène
intellectuelle québécoise depuis les années cinquante. Il s’agit
d’ailleurs là de débats importants qui demeurent en lien direct
avec plusieurs aspects centraux de notre condition politique, aussi
bien en Amérique du Nord qu’en Europe.
La pensée politique contemporaine ne s’est toutefois jamais
résumée, bien sûr, aux théories de la justice et aux réponses
qu’elles ont suscitées. D’autres questions, d’autres enjeux, d’autres
approches, bref, une autre pensée politique existe depuis cinquante
ans. Notre enquête sur les usages actuels des Anciens répond
précisément à une volonté d’illustrer ce pluralisme effectif. Il faut
entendre ici par pluralisme effectif non pas les diverses doctrines
qui revendiquent explicitement le terme pluraliste. Nous parlons
plutôt du pluralisme réel que crée la co-existence de traditions et
de courants distincts, et souvent opposés, où s’incarne néanmoins
une part de l’esprit contemporain. Voilà donc notre pari initial :
choisir le rapport aux Anciens pour observer la pensée politique
actuelle d’un angle différent, qui ouvre de nouvelles perspectives
sur sa richesse, sa diversité et sa spécificité.
Pourquoi lier toutefois cette volonté d’élargir notre perception
de la pensée politique contemporaine au thème on ne peut plus
classique du rapport aux Anciens ? Ne sait-on pas déjà tout ce qu’il
8
introduction
y a à dire là-dessus ? N’est-ce pas un autre sentier battu, qui risque
de nous ramener au dialogue de sourds entre les partisans attardés
d’un monde révolu et de preux champions d’une modernité posthiérarchique, post-métaphysique ou post-cosmologique ?
Trois motifs principaux nous ont conduits à renouer malgré tout
avec un questionnement qui est au cœur de la pensée occidentale
depuis des millénaires. Le premier relève de l’ordre des faits et
il s’agit même d’un fait étrangement massif : la pensée politique
contemporaine reste traversée par un recours surabondant et
substantiel aux Anciens. Il suffit pour le constater de rappeler
une liste d’auteurs majeurs depuis Arendt, Strauss ou Vöegelin
jusqu’à Taylor, Nussbaum, Rancière ou Agamben, en passant par
Foucault, Derrida, MacIntyre ou même Rorty. À tout prendre, on
peut d’ailleurs se demander si la deuxième moitié du vingtième
siècle philosophique n’a pas été plus tournée vers l’Antiquité, de
manière générale, que ne l’avait été tout le dix-neuvième siècle.
Mais si tel était le cas que faudrait-il en conclure ? On peut penser
que le recul plus marqué du christianisme, depuis un siècle,
a contribué à rouvrir des possibles qu’avait explorés la pensée
antique et qui furent ensuite longtemps recouverts. D’autres
verront plutôt dans cette interrogation soutenue des Anciens
une sorte de posture compensatoire, nourrie par une nostalgie
récurrente envers des réalités de plus en plus lointaines. Pour le
dire plus méchamment – et pourquoi ne pas être méchant envers
soi-même ? – on pourrait bien n’y voir en effet que l’affaire d’une
caste chargée d’enseigner l’histoire de la pensée politique, et qui
dès lors ne peut s’empêcher de produire un type d’érudition qui
sublime son rôle ou sa marginalité.
Quoi qu’il en soit de la justesse de ces pistes d’interprétation,
retenons pour l’instant la présence décisive de la référence aux
Anciens dans la pensée politique contemporaine. Et parce qu’on
peut tout de même s’étonner que cette présence ne soit pas toujours
9
les anciens dans la pensée politique contemporaine
perçue et interrogée, l’ouvrage se veut donc aussi un rappel et un
exercice de réflexivité.
Mais si le recours contemporain aux Anciens est si fréquent et
si important – qu’il soit suffisamment perçu ou non – ne faudraitil pas y voir aussi, paradoxalement, une autre forme de discours
hégémonique ? Peut-être que oui, d’une certaine manière. Qui
nous délivrera des Grecs et des Romains ? De Boileau à Baudelaire et
Apollinaire, la complainte a reparu de siècle en siècle, en réaction à
demi résignée aux influences littéraires insistantes et apparemment
inéluctables. La pensée politique serait encore plus justifiée de
l’exprimer : qui nous délivrera en effet de Platon et d’Aristote, des
stoïciens et des épicuriens, des Sophistes et autres Présocratiques,
de Sparte, d’Athènes, de Rome, de Thucydide, Polybe, Tite-Live,
Épaminondas, Caton, Alexandre et César, bref, de l’innombrable
et bavarde troupe de l’antique théâtre de la pensée et de la pratique
politiques ? Question qui reflète la fatigue agacée d’une partie des
membres de la caste, avides d’horizons nouveaux ou de communion
plus immédiate avec l’esprit contemporain 2.
Mais le recours aux Anciens, faut-il néanmoins le rappeler,
demeure un outil critique qui répond à des intentions variées et
parfois contraires : associer Strauss, Foucault et Nussbaum pour
y voir un discours hégémonique n’aurait guère de sens. Voilà donc
notre second motif : s’appuyer sur la diversité intrinsèque de l’usage
des Anciens – même si nous sommes bien conscients de n’avoir
pu en donner ici qu’un écho partiel – pour mettre en perspective
la complexité du contexte intellectuel contemporain.
Éclairer notre situation en interrogeant à la fois l’importance et
la diversité du recours aux Anciens. À ces deux raisons s’en ajoute
une troisième, plus délicate et plus substantielle. Le contraste avec
l’Antiquité a joué un rôle décisif dans l’élaboration progressive
2. L’apologie constante de l’Amérique comme nouveau monde, par exemple
chez Rorty, tient pour une bonne part à cette volonté de se délester d’un passé
jugé encombrant.
10
introduction
de ce qu’on peut appeler la conscience de soi du monde moderne.
Peu importe l’angle par lequel on l’aborde, la pensée moderne a
désormais pour horizon l’idée qu’elle-même exprime ou qu’elle
subit l’influence d’une réalité et d’un ethos particuliers, qu’on
appellera ici tout simplement, d’un terme très général, le contexte
moderne. La pensée moderne s’estime donc largement tenue de
défendre et de promouvoir des principes, des valeurs et un esprit
liés à un contexte spécifique, ou encore de redéfinir, de critiquer ou
de tenter d’échapper à ce contexte. Penser la modernité et prendre
position à son égard semble ainsi faire irrémédiablement partie,
désormais, des prolégomènes à toute pensée sérieuse. Or, penser
la modernité veut dire aussi – veut dire surtout ? – penser en quoi
les Modernes se sont estimés et s’estiment toujours plus ou moins
différents des Anciens. L’interrogation du rapport actuel à l’un des
moments fondateurs de l’Occident demeure ainsi une des voies
privilégiées pour saisir où en est la réflexion contemporaine sur
la nature de la modernité.
Quels sont les orientations substantielles ou les traits récurrents
de la modernité que ferait tout particulièrement ressortir la
confrontation aux Anciens ? On est d’emblée ramené sur ce plan
à la plus grande prudence, puisque, comme nous venons de le
voir et comme nous le rappelleront les textes réunis ici, l’approche
et la compréhension contemporaines du monde classique sont
elles-mêmes très diverses. Selon l’angle d’observation, l’exercice
comparatif ou généalogique renverra donc une image différente
du monde actuel.
Certains faits massifs méritent tout de même qu’on les considère
de plus près. Pensons notamment au débat toujours repris sur
le statut, le sens et la portée des philosophies de l’ histoire. La
confrontation aux Anciens peut certes encore servir à affermir les
grands récits où se déploie l’idée qu’une rupture historique radicale
survenue au cœur de la civilisation occidentale nous éloigne
toujours un peu plus de l’Antiquité. Même avec l’intention la plus
11
les anciens dans la pensée politique contemporaine
ferme de penser à côté ou contre ces téléologies historiques, sans
doute est-il d’ailleurs impossible de s’en affranchir entièrement et
définitivement. D’autant plus, en un sens, qu’une telle intention
semble procéder d’un radicalisme qui a quelque chose de
proprement moderne. Reste que de façon générale, l’usage des
Anciens, dans la pensée politique contemporaine, semble le plus
souvent avoir pour but et pour effet d’interroger et de problématiser
les idées de progrès et d’histoire linéaire. On ne peut que souligner
à cet égard l’empreinte particulièrement forte des impulsions
critiques de Nietzsche ou de Heidegger, dont les effets continuent
de se démultiplier jusqu’à aujourd’hui. D’autres sources ont pu
inspirer des mises en question moins frontales du rationalisme et du
subjectivisme modernes, ainsi que des conceptions historiques qui
leur sont liées. Quoi qu’il en soit d’ailleurs du degré de radicalité
critique recherché, retenons du moins cette idée : au vingtième
siècle et jusqu’à maintenant, le recours aux Anciens aura été l’outil
de prédilection pour rouvrir la réflexion aussi bien sur la réalité,
la nature, la portée et la valeur de la différence moderne que sur
les conceptions de l’histoire qui l’expriment.
Il est risqué mais peut-être utile d’illustrer cette conclusion
par un exemple un peu plus précis. Une des dimensions centrales
de plusieurs grands récits modernes consistent à lire l’histoire
comme le devenir de la liberté, ou pour le dire dans des termes
inspirés de Kant, comme le devenir de l’autonomie. Le contraste
avec l’Antiquité a longtemps servi et sert encore à étayer une telle
compréhension de l’histoire. Mais le recours aux Anciens peut
aussi servir à problématiser un tel schématisme. Certains pourront
ainsi mettre en doute qu’il y ait eu une véritable transformation sur
ce plan, jugeant plutôt que les sociétés humaines perdent souvent
d’un côté ce qu’elles gagnent de l’autre. Cela vaudrait également
en matière de liberté, et ce d’autant plus que celle-ci peut prendre
des formes différentes. On peut également juger que la vraie
différence moderne serait à chercher ailleurs, par exemple dans
12
introduction
l’avancée scientifique et technique devenue elle-même un destin
auquel nous ne serions plus libres d’échapper. Sans remettre
en question l’idée d’une forte indétermination au principe de la
modernité, on peut enfin en questionner les effets, soupçonnant
par exemple derrière le nom sonore et glorieux de liberté cette
étoile noire plus ambiguë que Nietzsche et d’autres ont appelé
le nihilisme. Bien sûr, la portée de ces contrepoints aux diverses
thèses qui identifient la modernité à la liberté peut être plus ou
moins radicale. L’intérêt de telles perspectives critiques consiste
d’ailleurs plus à préciser notre compréhension des articulations
complexes et des paradoxes qui tissent le réel qu’à opposer une
vue unilatérale à une autre.
Poursuivre l’analyse plus avant nous amènerait à proposer ici
une cartographie détaillée des principaux courants de pensée
actuels. Relevons d’ailleurs que la problématisation du sens
moderne de la liberté par la comparaison aux Anciens pourrait se
doubler d’exercices similaires pour d’autres dimensions de notre
horizon politique, par exemple le principe d’égalité.L’objectif
premier de cette introduction reste cependant plus limité, puisqu’il
s’agit d’abord de rappeler les grandes intentions du livre : attester
de l’importance de l’usage des Anciens dans la pensée politique
contemporaine, mais aussi de la variété de cet usage et de ce qu’il
révèle de la complexité de notre rapport à la modernité – et donc
de la modernité elle-même.

Il est temps de présenter de manière plus directe les quinze
contributions qui constituent cet ouvrage. À une exception près,
une première version de chaque texte a d’abord été présentée
publiquement lors d’un colloque tenu à l’Université du Québec
à Montréal en septembre 2007. Nous désirions à l’origine que
l’illustration de la diversité des usages actuels des Anciens dans
la pensée politique soit la plus large possible, tout en permettant
13
les anciens dans la pensée politique contemporaine
aux praticiens de la discipline d’illustrer par ce biais l’orientation
de leur propre réflexion. Cette volonté d’ouverture et de diversité
nous semble d’ailleurs un des aspects les plus frappants des textes
réunis ici : diversité théorique et normative, diversité des auteurs
interrogés et des thèmes développés, diversité des conceptions de
la pensée politique et des conceptions de la modernité, et enfin
diversité des dimensions du monde ancien mises en lumière.
C’est ce dernier aspect, au final, qui nous a paru offrir le meilleur
critère pour la mise en ordre requise par une publication. Il est
clair toutefois qu’existent entre les textes d’autres correspondances,
moins visibles, faites d’affinité ou d’opposition. Dans un tel
ensemble, il demeure toujours libre à chacun, bien sûr, de tracer
son propre parcours.
L’ouvrage est donc divisé en quatre parties distinctes. La
première, intitulée Éléments d’anthropologie comparée, se veut la plus
générale. De façon très classique, nous souhaitons ainsi fournir
au lecteur quelques vues d’ensemble pour illustrer l’intérêt d’une
confrontation globale avec le monde antique.
Le texte inaugural de Dalie Giroux atteste d’emblée de la
vitalité d’une tradition critique fortement marquée par Nietzsche,
Heidegger et enfin Foucault. Agamben et les Anciens. À la recherche de
la machine anthropologique occidentale interroge l’un des principaux
apports contemporains d’une démarche généalogique qui vise à
saisir à sa racine grecque ce qu’a de particulier et de problématique
– aussi bien au sens d’un défi qu’au sens des problèmes engendrés
ou voilés – la production occidentale de l’Homme.
Dans la continuité de sa propre réflexion, Marie-Blanche
Tahon a choisi d’accompagner le regard singulier que porte sur
les rapports de la Cité et du féminin une des grandes historiennes
de l’Antiquité grecque. Nicole Loraux et la place des femmes dans
la pensée du politique est un texte aux voix multiples – les voix à
retrouver des femmes grecques, celle de Loraux, bien sûr, mais
aussi, discrète, celle de Tahon elle-même ou encore celle de Pierre
14
introduction
Clastres. Et au-delà, le chœur de toutes ces voix anonymes qui
participent aujourd’hui aux réinventions croisées de la citoyenneté
et des rapports entre femmes et hommes.
Stéphane Vibert poursuit ici un long dialogue avec Castoriadis,
dont la pensée ouverte à toutes les dimensions – politique,
économique, psychique – de l’équation moderne est pourtant
revenue à un questionnement des racines grecques de la démocratie
et de la philosophie. Le nomos comme auto-institution collective. Le
« germe grec » de l’autonomie démocratique chez Castoriadis montre
l’ampleur d’une ambition théorique qui veut rendre compte de la
spécificité de l’ouverture politique et philosophique grecque par
la spécificité antérieure d’un imaginaire.
Après cette entrée en matière qui ouvre la réflexion par des
questionnements transversaux, la deuxième partie de l’ouvrage
se concentre de manière plus ciblée sur les références actuelles
aux pratiques politiques de l’Antiquité. Que d’encre ont fait couler
les modèles lointains des civismes grec ou romain ! Redoutant
certains des effets de cette nostalgie, Hobbes a fameusement écrit
qu’il aurait sans doute mieux valu que les nations européennes
cessent de lire les auteurs qui se faisaient l’écho de la vie politique
antique. Quatre textes très différents viennent rappeler ici que non
seulement on les lit encore, mais surtout que ce recours spécifique
aux Anciens conserve sa valeur critique dans l’Occident libéral
tardif.
Jacques Rancière est sans doute l’un des penseurs politiques
actuels qui fait le plus directement appel à la compréhension
grecque et romaine de la politique pour dévoiler à quel point la
modernité occidentale aurait perdu le sens véritable de ce que fut la
démocratie. Dans un texte intitulé Du rapport équivoque aux Anciens
dans la pensée de Jacques Rancière, Martin Breaugh approfondit
sa réflexion sur les conditions et les exigences de l’émancipation
politique par une lecture nuancée de l’usage que fait des Anciens
l’auteur de la Mésentente et du Maître ignorant.
15
les anciens dans la pensée politique contemporaine
La référence aux pratiques politiques classiques, on le
sait, est aujourd’hui revendiquée de manière centrale par le
néo-républicanisme, qui s’est imposé comme un des courants
majeurs de la pensée politique contemporaine. Dans Uchronies et
translations républicaines, Marc Chevrier propose une exploration
originale d’un des thèmes centraux du néo-républicanisme, celui
d’une possible sortie politique des divers déterminismes qu’ont
notamment cherché à penser ces modèles de pensée moderne que
furent les grandes philosophies de l’histoire.
Les Anciens ne sont plus ce qu’ils étaient. Réflexion sur l’idée de
« démocratie » moderne. Le titre choisi par Francis Dupuis-Déri
semble se passer de commentaire. Son essai critique vient à son
tour problématiser la réappropriation moderne du concept grec de
démocratie. Il rappelle aussi que la référence à la démocratie directe
de l’Antiquité n’est pas l’apanage d’un seul courant et encore moins
un simple objet d’étude historique. Telle que reprise et retravaillée
par les traditions anarchistes et libertaires, cette référence demeure
un défi et un projet.
La pensée politique des dernières décennies a souvent cherché
à se revigorer par le contact de la très grande richesse de la pensée
politique, historique et utopique du dix-neuvième siècle. Gilles
Labelle nous donne accès ici au rôle qu’a pu jouer une dimension
de ce retour exploratoire dans la pensée de Miguel Abensour. Du
même souffle, L’ héroïsme révolutionnaire entre l’enthousiasme et
l’effroi. Miguel Abensour, lecteur de Michelet poursuit une réflexion
personnelle sur la possibilité, les conditions et le sens de l’héroïsme
dans le contexte moderne.
Nous arrivons à la troisième partie de l’ouvrage, qui porte
cette fois sur les usages actuels de la Philosophie politique classique.
Grande dame vénérable, mais qui a souvent mauvaise presse. On
s’en méfie, ou du moins on la juge encombrante. N’est-elle pas
largement responsable d’une longue dévaluation théorique de la
vie pratique ? N’a-t-elle pas longtemps attiré à elle trop d’attention
16
introduction
– que reste-t-il d’ailleurs à dire sur ses deux figures tutélaires que
sont Platon et Aristote ? Et pourtant ils sont lus, est-on de nouveau
tenté d’écrire. C’est toutefois ici, sans doute, qu’on observe la plus
forte diversité d’intention dans l’usage des Anciens. La généalogie
et la déconstruction sont passées par là. Faut-il néanmoins
rappeler, avec Nietzsche, que les miroirs si complexes que nous
offrent Platon et Aristote réservent encore bien des surprises ?
Les cinq textes réunis dans cette partie illustrent cette variété de
perspectives. Notons toutefois qu’ils reflètent aussi la préférence
marquée – qui n’exclut pas des exceptions considérables – de la
pensée contemporaine pour la prudence aristotélicienne sur l’eros
rationaliste de Platon3.
D’abord constituée à travers la critique des principaux courants
de la pensée politique anglo-américaine, l’herméneutique politique
de Charles Blattberg précise ici sa spécificité par un contraste
éclairant avec un des maîtres de l’herméneutique au vingtième
siècle. Critique de l’interprétation gadamérienne de Platon exprime
bien la méfiance d’une part de l’esprit actuel à l’égard du pathos
théorique de celui qui osa rêver de philosophes rois. Mais on y
trouve surtout la marque d’une réflexion de longue haleine sur le
sens et les exigences du véritable dialogue.
Leo Strauss paraît indissociable de l’usage des Anciens au
vingtième siècle. Ne jugeait-il pas que seule une renaissance de la
philosophie politique classique préserverait l’esprit moderne de la
tentation nihiliste ou de l’étroitesse positiviste ? Dans Actualisation
du socratisme ou retour aux Anciens ? Interrogation sur Leo Strauss,
Yves Couture repère pourtant deux pôles dans la pensée de Strauss,
le second, celui qui accentue l’idée d’un nécessaire retour, lui
paraissant affaiblir l’éloge par ailleurs si éloquent de la philosophie
comme questionnement toujours relancé.
3. Parmi d’autres exceptions que nous pourrions citer, retenons celle d’Alain
Badiou. Reste à voir où le conduira son étonnante réappropriation hypergauchiste de Platon – mais peut-être pas si étonnante, après tout.
17
les anciens dans la pensée politique contemporaine
Spécialiste de la pensée de Charles Taylor, Bernard Gagnon
affronte ici la difficile question du statut et de la portée de la
référence aristotélicienne dans l’anthropologie philosophique de
l’auteur des Sources du moi et de Grandeur et misère de la modernité.
Référence souvent critiquée, chez Taylor comme chez d’autres
auteurs rangés sous l’étiquette commode de communautariens. La
présence d’Aristote dans la pensée politique de Charles Taylor s’emploie
à démêler le vrai du faux sur un thème complexe qui continue de
faire l’objet de polémiques.
Martha Nussbaum demeure trop mal connue en contexte
francophone. Georges Leroux contribue donc par son texte à la
réception de sa réflexion au Québec et en Europe. La fragilité du
bien. Martha Nussbaum et l’éthique aristotélicienne de la contingence
illustre l’écho que certains aspects de l’œuvre d’Aristote ont su
trouver dans un esprit contemporain tissé d’inquiétudes et de
méfiance à l’égard des certitudes théoriques. À travers ce dialogue
attentif, Leroux témoigne lui-même de l’ouverture à l’altérité qui
marque depuis toujours sa pensée et ses engagements.
La très large diffusion des livres de Pierre Manent sur le
libéralisme a sans doute contribué à fausser le regard sur sa
pensée, trop vite ramenée à un travail d’interprétation des auteurs
canoniques. Dans Pierre Manent : Aristote plutôt que Platon,
Daniel Tanguay fait ressortir, en un sobre écho à ses propres
préoccupations, l’ampleur et la spécificité du projet philosophique
de l’auteur de la Cité de l’homme, dont la fibre inquiète retrouve
néanmoins, à l’école d’Aristote, la possibilité d’une valorisation
lucide et mesurée du monde humain.
La quatrième et dernière partie de l’ouvrage illustre cette fois
l’intérêt manifesté par la pensée politique et morale contemporaine
à tous les aspects de la pensée grecque ou romaine, au-delà de
l’attention accaparée par les philosophes incontournables. Sans
doute est-ce ici, il faut l’avouer, que les limites d’un ouvrage
unique se font le plus cruellement sentir, puisque la matière semble
18
introduction
presque inépuisable. On peut de nouveau remarquer à quel point
les impulsions de Nietzsche et de Heidegger ont renouvelé cette
volonté, si on nous passe l’expression, d’aller voir ailleurs. Mais
on ne saurait bien sûr pas limiter à cette seule source la curiosité
élargie pour la pensée antique. Et d’ailleurs il est bon de rappeler,
pour ne s’en tenir qu’à ces deux exemples, que l’intérêt pour le
stoïcisme et l’épicurisme – pensons par exemple au dix-septième
siècle français – fut longtemps égal et peut-être supérieur à la
référence à Platon et peut-être même à Aristote.
Fin lecteur de l’œuvre de Peter Sloterdijk, Jean-Pierre Couture
sait combien l’auteur des Règles pour le parc humain reste associé à la
levée du tabou qui a longtemps pesé, en Allemagne, sur le recours
aux pensées de Nietzsche et de Heidegger. Mais Sloterdijk n’est
pas qu’un leveur de tabous. Entre le paria et le parvenu. L’usage des
Anciens chez Peter Sloterdijk témoigne de l’originalité de cet héritier
du romantisme ironique de Heine, qui veut aussi voir dans le
cynisme ancien la source possible du renouveau d’une perspective
plébéienne sur la politique et la pensée.
Penser l’autre de la Raison : voilà un des plus anciens programmes,
pourrait-on dire, de la réflexion allemande. Programme fortement
marqué par Hegel, et dont l’École de Francfort fut au vingtième
siècle l’une des principales continuatrices. Donald Ipperciel nous
rappelle à quel point cette volonté s’est accompagnée, chez les
grands Francfortois, d’une relecture originale du monde grec.
Penser l’irrationnel. Le recours à Homère dans la Dialectique de la
raison de Horkheimer et Adorno illustre ainsi la pluralité des usages
possibles de la pensée présocratique.
Peu d’œuvres récentes ont été aussi questionnée que celle de
Foucault. On n’a ainsi cessé de se demander où l’aurait conduit
l’approfondissement de son analyse des diverses figures de la
subjectivation. Dans Foucault et son usage du souci de soi antique,
Annie Larivée braque l’attention sur un point d’intersection décisif
de sa pensée, en dégageant notamment les enjeux qu’ouvre son
19
les anciens dans la pensée politique contemporaine
approche du stoïcisme. Elle nous fait ainsi partager l’intuition
que la quête réflexive du dernier Foucault fut peut-être l’une des
expressions les plus aiguës de notre modernité tardive.

Quelques mots encore pour remercier tous ceux sans qui cet
ouvrage n’aurait pu voir le jour. S’impose d’abord l’expression de
notre gratitude à l’égard des auteurs, qui ont bien voulu se prêter
au jeu de lier leur propre réflexion à un thème commun. Ils et elles
acceptaient ainsi de mêler leurs voix singulières à des perspectives
souvent très différentes – en plus d’accepter les délais toujours
imprévisibles qui sont souvent le lot des publications collectives.
Il nous faut également remercier les organismes et institutions
sans l’aide desquels l’ensemble du projet n’aurait pas pu avoir lieu.
D’abord la Chaire Unesco de philosophie de l’UQAM et sa titulaire,
Mme Josiane Boulad-Ayoub, pour son soutien indéfectible et son
aide précieuse dans la mise au point du manuscrit. Également la
Chaire de recherche du Canada en Mondialisation, Citoyenneté et
Démocratie de l’UQAM et son directeur de l’époque, M. Jules
Duchastel, pour leur soutien financier. Enfin le département de
science politique de l’UQAM, également pour une aide financière
déterminante.
Plusieurs autres personnes ont aidé à la réalisation d’un aspect
spécifique du projet. Un merci tout spécial à M. Luc Côté pour
son rôle dans la conception de l’illustration de la page couverture.
Soulignons également le support efficace des trois assistants qui ont
travaillé à la préparation du colloque ou de l’ouvrage : M. Charles
Morisset, M. Francis Lapointe et M. Jean-Simon Fabien.
20
première partie
Éléments d’anthropologie comparée

Chapitre 1
Agamben et les Anciens.
À la recherche de la machine
anthropologique occidentale

Dalie Giroux
Université d’Ottawa
La tradition des opprimés nous enseigne que l’« état
d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. […]
S’effarer que les événements que nous vivons soient « encore »
possibles au XXe siècle, c’est marquer un étonnement qui n’a
rien de philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune
connaissance, si ce n’est à comprendre que la conception de
M
l’histoire d’où il découle n’est pas tenable1.
ichel Foucault a été le premier à percevoir la haute
intensité politique du concept de vie, ce qu’il a
illustré dans son histoire impressionniste du tournant
biopolitique des sociétés européennes du XVe et du XVIe
siècle2. Reprenant là ou Foucault s’arrête, et empruntant dans
le même mouvement à Hannah Arendt l’analyse du primat de
la vie naturelle sur la vie politique, Giorgio Agamben offre une
1. W. Benjamin, Œuvres, p. 433.
2. Voir G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 11 et
suivantes, sur sa reprise de la biopolitique foucaldienne. Le point d’achoppement
de la théorie de Foucault se trouverait selon Agamben dans l’absence d’une
théorie du pouvoir dans laquelle l’objectif (procédures totalisantes) et le subjectif
(techniques d’individuation) s’articulent. Chez Michel Foucault, pour son travail
historique sur la genèse de la biopolitique en Europe, voir en particulier : Sécurité,
territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-78. Sur des emprunts
d’Agamben à Arendt, voir en particulier Homo sacer. Le pouvoir souverain et
la vie nue, p. 137 et suivantes, et G. Agamben, Moyens sans fins. Notes sur le
politique, p. 13 et suivantes.
23
les anciens dans la pensée politique contemporaine
généalogie du concept de vie et de ses usages politiques. De ce
travail, il dégagera un concept de « vie nue », la vie biologique ou
vie de l’espèce, qu’il analysera comme le produit d’une structure
métaphysique et politique spécifique.
L’entreprise théorique d’Agamben se fonde sur un pari : la
théorie politique peut par le concept de vie saisir quelque chose des
expériences totalitaires du XXe siècle. Par extension, dans la pensée
d’Agamben, tout le problème politique de l’exclusion se trouve
logé au plan logique et historique dans la question de la définition
de la vie, et en particulier dans la production politique de la vie
nue. L’auteur dégage ainsi dans cette démarche philosophique et
historique l’existence d’une « structure de l’exception » : « La vie
nue a, dans la politique occidentale, ce privilège singulier d’être
ce dont l’exclusion fonde la cité des hommes »3. Agamben trouve
les premières manifestations de cette structure dans la pensée des
Anciens, en particulier dans l’œuvre d’Aristote et dans le droit
romain archaïque. C’est cette thèse sur la structure métaphysicopolitique de l’Occident qui lie vie, exclusion et souveraineté, que
Giorgio Agamben développe dans la série Homo sacer4.
La découverte de cette structure d’exception part de la
question politique de la vie, qui arrive à Agamben par le biais de
l’interrogation des expériences biopolitiques du Troisième Reich.
3. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 17.
4. La série Homo sacer, dont le projet s’annonce explicitement déjà dans Moyens
sans fins, comprend au moment d’écrire ces lignes trois ouvrages. Le premier,
Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, met en place les éléments d’une
enquête historique, structurale et politico-métaphysique sur l’apparition de la
biopolitique dans la modernité. Le second, L’État d’exception, sous-titré Homo
sacer 2.1, propose une critique de la métaphysique politique de la souveraineté.
Le troisième ouvrage et tournant éthique du projet, Ce qui reste d’Auschwitz.
L’archive et le témoin, reprend le problème de la subjectivité éthique à partir
du thème du « reste ». À cette série et à son annonce dans Moyens sans fins, il
faut ajouter L’ouvert. De l’homme et de l’animal qui explore les conditions de
possibilité, dans la pensée occidentale, de la prise en charge politique de la
vie. Je travaillerai dans ce texte à partir de ces ouvrages, en plus de me référer
occasionnellement à Profanations et à Qu’est-ce qu’un dispositif ?
24
agamben et les anciens
C’est ici qu’Agamben manifeste sans équivoque sa parenté avec
Heidegger, dans la mesure où c’est la technique (la biopolitique, le
camp de concentration en particulier) qui est le lieu du dévoilement
(dont l’essence est le dévoilement)5. Comment la vie en est-elle
venue à faire l’objet du politique ? La phénoménologie du camp de
concentration offerte dans Ce qui reste d’Auschwitz est le chemin
qui permet à Agamben d’aborder cette lourde question.
Agamben indique également par cette problématique une
parenté forte avec Walter Benjamin, qui dès les années 1930 pointe
vers l’état d’exception comme objet d’une nécessaire radicalisation
philosophique dans le but de comprendre la barbarie du XXe
siècle. « Quel est le rapport entre la politique et la vie, si celle-ci
se présente comme ce qui doit être inclus par une exclusion ? »6.
Comment, plus en amont, a-t-on pu, par le biais de décisions
politiques, enlever toute valeur à la vie humaine7 ? Devant cette
question, Agamben part de l’hypothèse selon laquelle on a pu
enlever sa valeur à la vie parce que, au premier chef, on lui en a
accordé une8. À propos des politiques d’euthanasie, il écrit : « Si
l’euthanasie se prête à cet échange, c’est parce qu’avec elle un
homme est amené à séparer chez un autre homme, la zoè du bios,
en prélevant en lui quelque chose comme une vie nue, une vie qui
peut lui être ôtée impunément »9. Ici, c’est une analyse sémiotique
de la mise en reste que constitue cette séparation qu’entreprend
Agamben pour faire face au problème.
5. Voir le célèbre texte de M. Heidegger, « La question de la technique » dans
Essais et conférences.
6. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 15.
7. Ibid., p. 147 et suivantes.
8. Cette analyse n’est pas sans rappeler la critique que Nietzsche adresse à
Socrate.
9. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 153.
25
les anciens dans la pensée politique contemporaine
L’aboutissement de la réflexion d’Homo sacer me semble se
réaliser dans la rencontre entre la phénoménologie du camp de
concentration et la sémiotique de la séparation. À l’évocation de
la thèse développée dans Homo sacer, on perçoit déjà la sensibilité
structurale d’Agamben dans la manière de construire ses objets
de pensée. Ce qu’il recherche, ce qui l’obsède, ce qu’il décortique
et radicalise jusqu’à la dissolution, ce sont les ruptures, les
séparations, les dissections, les continuités, les écritures et les
traces, les interdits, les exclusions, les répétitions, la mimésis. Ces
référents témoignent d’un intérêt avant tout topologique pour la
culture. Ils supposent une qualité du réel qui soit à saisir comme
un « ordre », un espace ordonné, une mise en scène, qui serait la
manifestation du social et du politique. Plus spécifiquement, cette
mise en ordre se jouerait, pour Agamben, dans la tension entre le
langage et son autre (la mort, le témoignage intégral, le sacré). La
« structure de l’exception » qu’Agamben met au jour dans Homo
sacer est en ce sens une structure symbolique qui appartient à la
culture occidentale, voire une structure qui en est le propre.

Le premier ouvrage de la série Homo sacer, paru en 1997
avec le sous-titre Le pouvoir souverain et la vie nue, a fait coulé
beaucoup d’encre. Pourtant, ce n’est pas dans celui-ci que l’on
retrouve la méditation philosophique fondamentale (j’oserais
dire sa philosophie première) d’Agamben sur la question qui en
est le cœur, c’est-à-dire la question de la fabrication culturelle de
quelque chose qui serait une vie nue, et sur laquelle s’articule la
biopolitique contemporaine. C’est plutôt dans un ouvrage plus
récent, L’ouvert. De l’homme et de l’animal, publié en 2002 et qui
ne fait pas partie de la série Homo sacer, qu’Agamben se penche sur
le concept de vie. Dans ce texte kaléidoscopique, Agamben arrive
à illustrer, par le biais d’une généalogie du concept de vie dans
la culture occidentale, la manière dont cette culture, en tant que
« machine anthropologique » a fait fonctionner, a reconduit, et a
26
agamben et les anciens
fait usage de la vie séparée, de la « vie nue ». En effet, dans ce texte,
Agamben présente un arc sémiotique qui se tend entre Aristote
et la cérémonie du thé au Japon, entre le concept de vie végétative
et la biopolitique contemporaine. C’est dans la constitution de
cet arc que je veux dégager l’usage qu’Agamben fait des Anciens
dans Homo sacer.
Plus précisément, la proposition défendue dans ce texte,
construite à partir des thèses de la série Homo sacer et de L’ouvert,
est faite de trois énoncés principaux. 1) Agamben aborde l’histoire
de la philosophie au plan anthropologique et structural. 2) À ce
plan d’appréhension, il n’y a pas de distinction méthodologique à
faire entre les Anciens et les Modernes, ni entre ceux-ci et les
contemporains. L’histoire de la philosophie depuis les Grecs,
l’histoire de la religion depuis les Hébreux, et l’histoire du droit
depuis la République romaine, appartiennent sur un même pied à
une culture particulière, la « culture occidentale ». Les structures
symboliques de cette culture, qui trouvent leurs manifestations
archaïques chez les Anciens, organisent les formes sociales
contemporaines. 3) Cette manière d’aborder les Anciens répond
à un projet de pensée directement politique, celui d’enrayer la
« machine anthropologique occidentale ».
Je vais reprendre ces énoncés composant ma proposition en les
illustrant par une lecture rapprochée du texte d’Agamben. Je le ferai
en deux temps. D’abord en qualifiant l’usage qu’Agamben fait des
Anciens, c’est-à-dire un usage messianique, selon l’expression de
Walter Benjamin reprise par Agamben ; ensuite, par une tentative
d’élaboration de l’idée de machine anthropologique occidentale,
qui permet de donner un sens à l’indistinction entre Anciens et
Modernes dans la philosophie politique d’Agamben.
27
les anciens dans la pensée politique contemporaine
1. Le problème biopolitique
La problématique développée par Agamben exige de produire
une généalogie du concept de vie en partant à la recherche des
conditions de possibilités sémiotiques d’un retranchement, de
la production d’un reste, d’une impureté, la « vie nue ». Pour
Agamben, il existe une structure de l’exception productrice de ce
reste et fondée sur ce reste qui ne serait pas simplement le propre
de la souveraineté moderne, mais appartiendrait à la structure
symbolique de la culture occidentale. À la fin de L’ouvert, et au
terme d’un parcours argumentaire pour le moins éclaté duquel je
tenterai de rendre raison plus loin, l’auteur annonce en effet que
« la résolution du mysterium conjunctionis par lequel s’est produit
l’humain passe par un approfondissement sans précédent du
mystère pratico-politique de la séparation »10. Cet énoncé pointe
vers le caractère générique de la structure d’exception dans la
culture occidentale. Je veux en reprendre ici les éléments en guise
de première approche du problème structural d’Agamben.
Qu’est ce que ce mysterium conjunctionis ? Il s’agit de cette
doublure par laquelle s’est réalisé l’être humain dans son
autodéfinition occidentale : zoè et bios, corps et âme, animal et
humain, vie indigne et vie digne, non-humain et humain. Qu’est-ce
que ce mystère pratico-politique de la séparation ? La séparation
fondamentale est ce qui sépare en premier lieu l’humain de son
autre pour ensuite les réunir. Il s’agit, dans la production de l’être
humain, d’une déqualification, d’un retranchement : cette partie
de l’humain qui est inhumaine. Pourquoi faut-il résoudre ce
mystère ? Il est selon Agamben le lieu de génération de la binarité
fondamentale de la « structure d’exclusion » de la « politique
occidentale ». Il s’agit donc pour Agamben de retracer dans le texte
occidental la logique sémiotique de la distinction entre humain
et non-humain.
10. G. Agamben, L’ouvert, p. 137-138.
28
agamben et les anciens
Agamben, qui reprend les remarques de Foucault et Arendt
sur cette question11, rappelle que les Grecs avaient deux mots
pour désigner la « vie »12. Zòè, « qui exprimait le simple fait de
vivre, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou
dieux) », et bios, « qui indiquait la forme ou la façon de vivre
propre à un individu ou à un groupe »13. Ainsi, lorsque Platon et
Aristote parlent des différents types de vie, ils ont en tête la vie
qualifiée, bios, et jamais la simple vie naturelle, zòè. L’idée d’une
biopolitique, zòè politikè, n’aurait eu aucun sens pour les grandspères de la philosophie occidentale. La vie naturelle est, chez les
Grecs, exclue de la polis. Dans Les politiques, on le sait, Aristote
distingue la sphère de la reproduction et de la préservation de la
vie, oikonomos, de la politique. Dans la sphère privée, il s’agit de
vivre. Dans la sphère politique, il s’agit de bien vivre, de mener
une vie politiquement qualifiée. Dans les termes d’Agamben, pour
Aristote, « la société humaine est distinguée de celle des autres
vivants en tant qu’elle est fondée, par un supplément de policité
lié au langage, sur une communauté de bien et de mal, de juste et
d’injuste, et non simplement d’agréable et de douloureux »14.
Cette opposition entre la vie naturelle et la vie qualifiée disparaît
dans les langues modernes. Un seul terme, « vie », recoupe les
deux définitions. Ce terme « désigne dans sa nudité le présupposé
commun qu’il est toujours possible d’isoler dans chacune des
innombrables formes de vie »15. Or, cette opacité du concept de vie
dans le langage moderne correspond historiquement – c’est la thèse
d’Agamben – à un mouvement de subsomption de la vie naturelle
dans la vie politique. Hannah Arendt va analyser de manière
11. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 11-12.
12. Ibid., p. 9.
13. Idem.
14. Ibid., p. 10-11.
15. G. Agamben, Moyens sans fins, p. 13.
29
les anciens dans la pensée politique contemporaine
magistrale ce mouvement comme l’avènement de la primauté de
la vie naturelle sur la vie politique (qui, bien qu’en germe dans
l’histoire de l’Occident depuis les Grecs, éclate véritablement
au XIXe siècle avec les mouvements sociaux et les mouvements
ouvriers16). Michel Foucault va appeler biopolitique cette pratique
du gouvernement qui se développe avec le caméralisme et le
mercantilisme dans les jeunes États européens, et qui se réalise
dans les institutions disciplinaires puis de contrôle17. Dans les deux
cas, avènement de la primauté de la vie naturelle et déploiement
d’une biopolitique, ce mouvement est tenu pour qualifier la
modernité par opposition au monde antique, et constitue la rupture
la plus significative dans l’histoire des idées politiques occidentale :
« l’introduction de la zòè dans la sphère de la polis, la politisation
de la vie nue comme telle, constitue l’événement décisif de la
modernité et marque une transformation radicale des catégories
politico-philosophiques de la pensée classique ». Il s’agirait même
d’un « événement fondateur de la modernité »18.
Or, alors que Michel Foucault marque le point de rupture au
XVIe siècle, et qu’Arendt fait du XIXe siècle le moment social par
excellence, moment dont les premières manifestations importantes
se trouvent déjà dans les révolutions modernes, Agamben veut
montrer que cette inclusion de la vie nue dans la sphère politique
est en fait depuis toujours inscrite, comme un chiffre, comme un
sceau, dans la pensée occidentale19. En d’autres termes, la structure
d’exclusion qui se manifeste dans la politique occidentale moderne
16. Voir H. Arendt, Condition de l ’ homme moderne, en particulier le
chapitre 6.
17. Voir M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France.
1977-78.
18. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 12.
19. Ibid., p. 21-27. Pour les derniers développements des recherches d’Agamben
sur l’introduction, par le biais de la théologie chrétienne, de l’oikonomia dans la
sphère politique, voir G. Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?.
30
agamben et les anciens
se trouve entièrement potentialisée dans la pensée ancienne.
Foucault et Arendt, si l’on veut, suggèrent que la rupture consiste
en une rupture de la séparation opérée par les Anciens entre vie
naturelle et vie qualifiée. Agamben, de son côté, montre que c’est
le fait de cette séparation qui a constitué la première structure et
condition de possibilité de la biopolitique. Ce geste inaugural des
Anciens, cette séparation, constituerait même l’archétype du geste
biopolitique du souverain.
[…] la production d’un corps biopolitique est l’acte original du pouvoir
souverain. En ce sens, la biopolitique est au moins aussi ancienne
que l’exception souveraine. En plaçant la vie biologique au centre
de ses calculs, l’État moderne ne fait alors que mettre en lumière le
lien secret qui unit le pouvoir à la vie nue, renouant ainsi (selon une
correspondance tenace entre le moderne et l’archaïque qui peut être
observée dans les domaines les plus divers) avec le plus immémorial
des arcana imperii20.
Agamben développe en effet l’idée que le pouvoir politique que
nous connaissons est toujours déjà fondé sur la séparation entre
vie nue naturelle et vie qualifiée :
Dans le droit romain, vie n’est pas un concept juridique, mais indique
le simple fait de vivre ou un mode particulier de vie. Il n’y a qu’un
seul cas où le terme « vie » acquiert une signification juridique qui le
transforme en véritable terminus technicus : c’est dans l’expression vitae
necisque potestas, qui désigne le pouvoir de vie et de mort du pater sur
son fils. […] dans cette formule, que n’a pas une valeur disjonctive, et
vie n’est qu’un corollaire de nex, du pouvoir de tuer ».
Agamben ajoute ici que « la vie apparaît ainsi originairement
dans le droit seulement comme contrepartie d’un pouvoir qui
menace la mort »21. C’est bien ce même geste que l’on trouve dans
la pensée de Hobbes. Cela signifie que le pouvoir politique n’est
pas fondé dans la volonté, mais « sur la vie nue, qui est conservée
20. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 14.
21. G. Agamben Moyens sans fins, p. 15.
31
les anciens dans la pensée politique contemporaine
et protégée seulement dans la mesure où elle se soumet au droit
de vie et de mort du souverain (ou de la loi) »22. La vie nue est
ainsi toujours incluse dans le politique sous la forme d’un sujet
qui est un corps qui peut être supprimé. C’est sur ce corps en
tant qu’exclu potentiel que se fonde le pouvoir souverain. C’est
également ce qu’on trouve dans la Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen : un homme, vie naturelle, un citoyen, vie qualifiée,
et leur articulation, la souveraineté23.
La modernité ne se qualifierait donc pas, comme le suggèrent
Arendt et Foucault, par l’inclusion de la vie dans la politique (geste
très ancien), mais bien par l’ampleur et l’intensité que prend cette
inclusion, jusqu’à son point de fusion ou « zone d’indifférence »,
c’est-à-dire là ou politique et vie nue sont indistinctes. À ce point
de fusion, le sujet, de part en part, est un corps (sa revendication
politique est enracinée dans son « droit à la vie »), et la structure
de l’exception souveraine se généralise. Ainsi, Agamben peut dire
qu’en « assumant cette tâche [biopolitique], la modernité ne fait
donc que déclarer sa propre fidélité à la structure essentielle de
la tradition métaphysique. Le couple catégorial fondamental de
la politique occidentale n’est pas le couple ami-ennemi, mais le
couple vie nue-existence politique, zòè-bios, inclusion-exclusion »24.
La biopolitique serait le destin de la politique occidentale, et son
22. Ibid., p. 16.
23. Je renvoie ici à la section « Vitae Necisque Potestas » dans Homo sacer I pour
une analyse plus complète, où Agamben précise que « ce que cette source nous
présente, c’est donc une sorte de mythe généalogique du pouvoir souverain :
l’imperium du magistrat n’est que la vitae nescisque potestas du père étendue à
tous les citoyens. On ne saurait dire plus clairement que le fondement premier
du pouvoir politique est une vie absolument exposée au meurtre qui se politise à
travers cette possibilité même de la mise à mort » (G. Agamben, Homo sacer. Le
pouvoir souverain et la vie nue, p. 99). Voir également la première partie d’Homo
sacer I sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Plus globalement,
Homo sacer II traite de la question de la structure de la souveraineté, sur laquelle
je n’aurai pas l’occasion de me pencher de manière approfondie dans ce texte.
24. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 16.
32
agamben et les anciens
chiffre, arcana imperii, s’en trouverait dès le départ dans la partition
grecque du concept de vie et dans le droit romain archaïque.
2. L’exception chez les Anciens
Agamben trouve chez les Anciens (dans la triade Athènes/
Rome/Jérusalem) la manifestation archaïque de la distinction
structurale entre humain et non-humain. Son usage des Anciens
se constitue principalement, dans ce projet particulier, autour
de la tâche de révéler cette autorité archaïque et son rôle dans la
constitution structurale de la culture occidentale. Ainsi, lorsque
le philosophe politique se tourne vers les sources anciennes, c’est
pour y trouver des manifestations de la structure de l’exception
qu’il s’est donné pour tâche d’arraisonner.
Quatre formes antiques de manifestation de la structure
d’exclusion occidentale sont dégagées dans la série Homo sacer et
ses ouvrages satellites, qui correspondent à la fois aux différentes
origines intellectuelles historiques de la culture occidentale et
à différents domaines de manifestation. Ces manifestations,
rappelons-le, sont toujours analysées en continuité avec les
institutions contemporaines, dont l’horizon est de part en part
biopolitique.
Une première manifestation de la structure d’exception
occidentale se trouve dans la conception grecque de la cité, qui
s’articule dans les textes classiques à partir de la distinction entre
zoè et bios. Une seconde manifestation se trouve dans les institutions
juridiques romaines, dans lesquelles on retrouve, par le biais d’une
archéologie, la formalisation du reste symbolique dans la figure de
l’homo sacer 25. On repère une autre manifestation de la structure
25. L’ouvrage L’État d’exception présente une discussion particulièrement
riche du sens de ce concept juridique archaïque et de la manière dont il fonde
l’articulation souveraine entre la loi et son extérieur. Agamben s’adresse
notamment, dans un premier temps, à la littérature anthropologique qui a tenté
de rendre compte de la bivalence sacré/impur dans les cultures primitives. Sa
thèse est à l’effet que le sens de sacré est celui d’une mise au ban et non pas,
comme on a voulu le croire et qui mettait la culture primitive en contradiction,
33
les anciens dans la pensée politique contemporaine
d’exception dans les efforts de définition de la doctrine chrétienne
par les Pères de l’Église, qui tentent d’établir une frontière entre
ce qui, dans la Chair, serait digne de résurrection et ce qui n’en
serait pas digne26. Enfin, dans la philosophie première grecque,
toujours en particulier dans l’œuvre d’Aristote, Agamben trouve la
séparation conceptuelle de la vie d’avec elle-même, vie végétative
ou threptikon, qui fondera le concept de vie de la science médicale
moderne. Dans le but d’illustrer son usage structural des Anciens,
je vais ici reprendre l’isolement de la vie nue qu’Agamben associe
à l’héritage politique et philosophique de la Grèce antique, en
particulier à la pensée d’Aristote.
2.1 Threptikon et citoyenneté
Dans L’ouvert, Agamben propose une recherche généalogique
sur le concept de « vie » dans « notre culture »27. Le moment crucial
de l’ « articulation stratégique du concept de vie » dans l’histoire
de la philosophie occidentale se trouverait selon Agamben dans
la pensée d’Aristote, qui fait figure dans cette histoire d’autorité
conceptuelle archaïque. Cette position est l’écho de la posture prise
par Agamben dans Homo sacer I, qui s’amorce par l’analyse de la
structure d’exception qui se manifeste dans la pensée politique du
philosophe grec. Dans ce dernier ouvrage, l’auteur propose en effet
d’interroger l’opposition entre vivre et bien vivre chez Aristote :
[…] ce qu’il reste à interroger dans la définition aristotélicienne, ce
n’est pas seulement, comme on l’a fait jusqu’à présent, la signification,
comme sainteté et donc pureté. Cette thèse a également pour conséquence de
refuser la distinction habituelle faite en ce domaine entre cultures primitives
et culture occidentale, en montant qu’il y a un parfait parallèle entre les usages
du sacré/impur.
26. Un chapitre de L’ouvert, qui n’est pas sans un certain comique, est consacré
au débat sur le statut du contenu des entrailles dans l’accession au paradis. Il fait
également écho à l’injonction à faire un autre usage des fèces que l’on trouve
dans G. Agamben, Profanations, p. 10-11.
27. G. Agamben, L’ouvert, p. 26.
34
agamben et les anciens
les modes et les articulations possibles du ‘bien vivre’ comme telos
du politique. Il importe plutôt de se demander pourquoi la politique
occidentale se constitue d’abord par une exclusion (qui est aussi une
implication) de la vie nue28.
Il ne s’agit pas de penser le politique avec Aristote, mais
de penser Aristote en relation avec le concept de vie comme
moment politique. Agamben propose de le faire à partir d’une
série de césures qui vont se poser dans l’œuvre d’Aristote : vie
contemplative/vie végétative, sphère privée/Cité, vivre/bien vivre,
phonè/logos, esclave/citoyen. Voyons comment, dans la lecture
qu’Agamben fait d’Aristote, ces césures s’articulent et découlent les
unes des autres, et comment, par cette lecture, Agamben poursuit
son exploration de la pensée aristotélicienne comme performativité
archaïque du geste souverain fondateur de la biopolitique, qu’il
dégage, dans la pensée d’Aristote, l’arcana imperii de la politique
occidentale.
Agamben fait remarquer que dans De Anima, le philosophe
grec isole l’emploi du terme « vivre » qui est le plus général et le
plus séparable. C’est la forme de vie la plus simple, une sorte de
plus petit dénominateur commun, celle que même les végétaux
partagent : la puissance nutritive (threptikon). Agamben remarque
qu’en isolant cette partie de l’âme, Aristote ne définit pas la vie,
« il se limite à la décomposer en en isolant la fonction nutritive,
pour ensuite la réarticuler en une série de puissance ou de facultés
distinctes et corrélées »29. Cette manière de faire est le « fondement
qui constitue le dispositif stratégique par excellence de la pensée
d’Aristote »30. Cet isolement de la vie nutritive (ou vie végétative)
des autres fonctions (sensation, pensée) est également selon
Agamben un événement fondamental pour la science occidentale.
Il serait le premier moment d’une longue entreprise de déplacement
28. G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 15.
29. G. Agamben, L’ouvert, p. 27.
30. Idem.
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