Giorgio Agamben et la mélancolie : philosophie de la clinique

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L’Information psychiatrique 2007 ; 83 : 205-9
DÉPRESSION
Giorgio Agamben et la mélancolie :
philosophie de la clinique
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Edouardo Mahieu*
RÉSUMÉ
Le philosophe italien Giorgio Agamben s’intéresse dans son ouvrage Stanze à l’histoire et la clinique de la mélancolie. Il
explore la notion d’acedia élaborée au sein de la patristique médiévale, puis la notion médicale d’eros mélancolique de la
Renaissance, avant de s’arrêter aux notions freudiennes exposées dans Deuil et mélancolie. Il remarque qu’il est possible
de déceler une intention mélancolique que toutes ces réhabilitations de la mélancolie mettent en avant : le renversement
d’un manque en un excès. La stratégie du mélancolique crée un espace qui échappe à la dialectique de la valeur d’usage ou
d’échange de l’objet, et ce lieu lui paraît homogène à celui de la création artistique. À travers son analyse philosophique,
l’association antique de l’homme mélancolique, le génie et l’art se trouve convoquée pour interroger le lien entre l’homme
et les choses dans l’horizon du capitalisme contemporain.
Mots clés : Agamben, mélancolie, acedia, philosophie, clinique, société, objet perdu
ABSTRACT
Giorgio Agamben and melancholia: a clinical philosophy. In his work Stanze, the Italian philosopher Giorgio Agamben
looks into the background and clinical history of melancholia. He explores the notion of acedia elaborated in medieval
patristics and the medical notion of melancholic eros of the Renaissance, before ending on Freudian notions exposed in
Grief and Melancholy. He remarks that it is possible to detect the expression of a melancholic intention in all these
representations of melancholia: the reversal of a deficiency into an excess. The strategy of melancholics is to create a space
that escapes the dialectic of an object’s use or exchange value, and this place seems to him to be homogeneous with that of
artistic creation. Through his philosophical analysis, the ancient association of the melancholic man, genius and art is
evoked in order to analyse the link between man and things in the framework of contemporary capitalism.
doi: 10.1684/ipe.2007.0105
Key words: Agamben, melancholia, acedia, philosophy, clinical, society, lost object
RESUMEN
Agamben y la melancolía : filosofía de la clínica. El filósofo italiano Giorgio Agamben en su libro Stanze trata de la
historia y de la clínica de la melancolía. Explora la noción de acedia elaborada en la patrística medieval y la noción médica
del eros melancólico del Renacimiento, antes de abordar las nociones freudianas expuestas en Duelo y melancolía. Se da
cuenta de que es posible identificar una intención melancólica que todas estas rehabilitaciones de la melancolía situan en el
primer plano : la transformación de un carencia en un exceso. La estrategia del melancólico crea un espacio que escapa a
la dialéctica del valor de uso o de cambio del objeto y este lugar parece homogénéo al de la creación artística. A través de
su análisis filosófico, la asociación antigua del hombre melancólico, el genio y el arte se encuentran convocados para
interrogar el lazo entre el hombre y las cosas en el horizonte del capitalismo contemporáneo.
Palabras clave : Agamben, melancolía, acedia, filosofía, clínica, sociedad, objeto
* CHG Robert-Ballanger, 93602 Aulnay-sous-Bois
<[email protected]>
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 83, N° 3 - MARS 2007
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E. Mahieu
Giorgio Agamben, né à Rome en 1942, est une des
figures les plus originales du champ de la philosophie1. Des
citations de L. Binswanger, E. Minkowski, S. Freud ou
J. Lacan, etc., montrent qu’il porte un intérêt aux notions
élaborées par les psychiatres et les psychanalystes. Dans
son ouvrage Stanze publié en 1981 [1], il s’intéresse particulièrement à la mélancolie, pour approfondir une analyse
plus générale des rapports entre l’homme et les choses. Le
projet qui l’anime dans cet ouvrage est de montrer qu’audelà de sa clinique, de sa phénoménologie, le mélancolique
montre la marque d’un rapport possible entre hommes et
objets, un rapport qui serait différent de la dialectique de la
valeur d’échange et de la valeur d’usage dont traite le
chapitre du Capital sur le « caractère fétiche de la marchandise ». Cependant, dans des ouvrages postérieurs, il semble
pourtant que cette figure singulière dont il fait l’éloge dans
Stanze se transforme dans son œuvre et sert plutôt à définir
la situation de l’homme postmoderne dans l’univers du
capitalisme contemporain.
Nous allons tenter d’explorer ces questionnements entre
clinique, société et philosophie, qui invitent le psychiatre à
ne pas isoler la problématique psychopathologique que pose
la mélancolie d’une problématique plus générale et d’actualité : l’homme plongé dans le monde de la marchandise.
L’horizon contemporain
et son objet fétiche
Commençons par ce point, essayant de présenter l’état
actuel de sa réflexion sur ce sujet. L’horizon contemporain
contre lequel G. Agamben aborde la figure du mélancolique est celui de l’engloutissement progressif de l’objet par
la marchandise2. Dans ses ouvrages les plus récents, il
reprend l’idée que Guy Débord élabore dans son livre La
société du spectacle [4] : l’homme désormais séparé de son
objet (de sa production) est en même temps absorbé par sa
contemplation passive. Son attitude au monde se replie sur
la contemplation spectaculaire, ce qui est synonyme de la
non-réalisation de son existence. Le spectacle est ce qui
sépare l’homme de l’appropriation (notion distincte de
celle de propriété, qui relève du droit) de l’objet, ce qui le
sépare de son usage3. Pour G. Débord et G. Agamben, cette
« spectaculaire contemplation » se confond avec la société
1
Son œuvre trouve sa place entre K. Marx, W. Benjamin et M. Heidegger,
mais aussi M. Foucault et H. Arendt. G. Agamben développe la notion de
biopolitique de M. Foucault, les analyses de H. Arendt sur les réfugiés et
donne une nouvelle tournure à la notion romaine d’homo sacer et à celle
qui lui est corrélative de la généralisation du camp (entendu comme
l’espace qui s’ouvre lorsque l’état d’exception − suspension de la
loi − devient la règle).
2
G. Agamben évoque une transformation qui part des objets sacrés, passe
par les objets artisanaux et se termine par l’objet marchandise.
3
Ce processus se présente pour G. Agamben comme une immense accumulation de spectacles, où tout ce qui était immédiatement vécu s’est
éloigné dans une représentation.
206
de consommation : « Le spectacle et la consommation
sont bien les deux faces d’une même impossibilité
d’usage » [3].
Cette citation extraite d’un de ses derniers ouvrages a de
quoi susciter notre attention, car l’excessif penchant de
l’homme postmoderne pour la contemplation résonne mot
par mot avec les descriptions le plus anciennes de l’attitude
mélancolique telles que G. Agamben les présente dans
Stanze. Et les transformations corrélatives de leurs mondes se décrivent en termes identiques : « là où le monde
réel s’est transformé en une image et où les images
deviennent réelles, la puissance pratique de l’homme se
détache d’elle-même et se présente comme un monde en
soi » [2].
Cette thématique de la transformation fantasmagorique
et de l’aliénation dans la société du spectacle rencontre
celle de l’analyse marxienne du caractère fétiche de la
marchandise : avec la totale transformation des objets en
marchandises fétiches dans le monde globalisé, ils acquièrent un caractère fantasmagorique qui les rend impropres à
l’appropriation. « Lorsqu’un objet pénètre dans la sphère
du fétiche », dit G. Agamben, « c’est [...] le signe d’une
transgression de la règle qui assigne à chaque chose un
usage particulier » [1]. La marchandise transforme ainsi
l’objet de manière telle que sa valeur d’échange écrase sa
valeur d’usage, et le processus aboutit en définitive à la
disparition de la valeur d’usage, dont sans doute la
meilleure image est celle de la consommation en masse
d’objets inutiles4.
Il apparaît alors que ce rapport particulier entre un objet
élusif et une attitude contemplative immobile que nous
trouvons à l’œuvre chez l’homme contemporain, s’apparente à celui de la mélancolie. Si tel est le cas, la réhabilitation5 de la mélancolie faite par G. Agamben dans Stanze,
avec ce lien subtil entre philosophie et clinique, se doit de
répondre à la question de son renversement : en quoi cette
théorie de la société du spectacle à la lumière de la mélancolie ne serait pas une théorie mélancolique de la société ?
Dialectique du manque et de l’excès
Revenons donc à Stanze, livre dans lequel Agamben
propose une série d’études qui commencent par l’acedia
médiévale, passe par le tempérament atrabilaire décrit par
les médecins de la Renaissance et le conduit à la dynamique inconsciente mise au jour par S. Freud. À travers ce
4
Dans ce processus d’aliénation, l’homme lui-même devient un objet.
D’où cette boutade que rapporte H. Balzac que « rien ne ressemble à
l’homme moins que l’homme », pour se moquer de l’idéologie humaniste,
aujourd’hui mieux représentée par sa variante « humanitaire » [1].
5
G. Agamben remarque à certains périodes de l’histoire diverses entreprises de revalorisation de la mélancolie : celle d’Aristote, celle des Pères de
l’Eglise, celle de Baudelaire, auxquelles il faut bien entendu ajouter celle
qu’il présente dans Stanze.
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Giorgio Agamben et la mélancolie
regard sur la mélancolie et ses conceptualisations religieuses, philosophiques et médicales, il met à jour un même
processus à l’œuvre : une série de contradictions dialectiques entre un manque et un excès, entre une polarité positive et une polarité négative, entre un retrait et un repli, et
qui constituent la forme même de cette attitude clinique.
Dans cette dialectique, il dégage une modalité phénoménologique dans laquelle un mouvement de retrait paraît constituer à chaque fois le moment originel dans le rapport à un
objet très particulier. Mais, si le terme de retrait est évocateur d’une certaine négativité, il s’avère être le lieu d’une
polarité positive, le lieu où l’on peut saisir une intentionnalité, la volonté spécifique d’un projet : le projet mélancolique, entendu comme une volonté de renverser une impuissance en puissance.
L’acedia
Le point de départ de G. Agamben sont les ouvrages des
Pères de l’Eglise dans lesquels ils étudient le démon de midi
et l’acedia, deux noms d’un mal qui affecte les cloîtres tout
au long du Moyen Age. Il remarque la description que Jean
Cassanius6 fait d’un moine qui reste inquiet dans sa cellule,
distrait, laissant son imagination vaguer dans des monastères lointains, dégoûté de la vie monacale, assoupi sur les
livres dont il est son devoir de lire. Dans cette attitude,
G. Agamben saisit à l’œuvre une structure dynamique qu’il
retrouve dans d’autres descriptions patristiques : le retrait
(recessus) vertigineux et craintif devant « les biens spirituels » qui constituent l’objet de l’amour des moines (et
dont il signale qu’une coloration érotique n’est pas absente
dans les descriptions). Cet objet n’est autre que l’amour de
Dieu, qui se matérialise par la lecture des textes et le rythme
de vie de la communauté monacale. Ce recessus devant
l’obligation de se tenir face à Dieu constitue le premier
mouvement que les Pères décèlent à l’œuvre dans l’acedia,
alors considérée comme un péché mortel.
Cependant, G. Agamben note que, dans leur science
psychologique médiévale, les Pères renversent la valeur de
ce repli et découvrent en lui une stratégie spécifique : il est
moins une « éclipse du désir », que « la mise hors
d’atteinte de son objet », qui traduit ainsi l’expression
d’une volonté du désir en excès par rapport à la vie monacale banale. Longtemps considérée comme un péché mortel7, dans les écrits des Pères se produit la transformation de
la tristitia mortifera (une des filiae acedia8) en tristitia
salutifera, un « aiguillon d’or pour l’âme » qui doit alors
6
Saint Jean Cassien (360-465), fondateur de l’abbaye Saint-Victor à
Marseille.
7
Cette figure complexe du mal qui atteint les cellules du monastère
subsiste, selon G. Agamben, dans la version sécularisée par la psychologie
et l’éthique capitaliste du travail : la paresse.
8
D’après G. Agamben, Grégoire dénombre six filles de l’acedia : malitia,
rancor, pussillanimitas, desperatio, torpor, evagatio mentis.
être considérée comme une vertu : « le deuil qui donne la
joie ». La privation se retourne ainsi en possession d’une
joie intérieure qui « dessine en creux la plénitude de
l’objet dont elle se détourne ». Ainsi, l’ombre d’un objet
(impossible) se constitue en source de jouissance vertueuse. Ce qui apparaît au premier regard comme un manque se dévoile être un excès, un penchant exacerbé pour la
contemplation9 du moine atteint d’acedia. Dans ce penchant, G. Agamben perçoit la persistance et l’exaltation du
désir, mais un désir qui crée en même temps l’objet sur
lequel il se pose. La place que cette création met à jour est
celle de la complexe toile de la fantasmologie médiévale
qui théorise sur le spiritus phantasticus, le « corps subtil »
de l’imagination. Cet aspect créatif qui se fait jour dans les
débats patristiques sur l’acedia fait apparaître l’idée d’une
« hypertrophie de l’imagination ». Elle facilite la transition avec la médecine, car l’hypertrophie est un des traits
que l’acedia a en commun avec les descriptions que la
médecine humorale fait du syndrome mélancolique et de
l’amour-maladie à la Renaissance.
L’humeur noire et la maladie de l’amour
Vers la fin du Moyen Age, à un moment qui reste à
préciser selon G. Agamben, se produit alors la greffe de la
doctrine morale du démon de midi ou acedia des cloîtres
avec l’antique syndrome médical du tempérament atrabilaire (traduction latine du grec melan kolé). Le démon de
midi (qui représente la tentation du religieux) et l’humeur
noire (qui décrit une maladie spécifique du type humain
contemplatif) deviennent assimilables. Cette compénétration avec la théorie humorale laisse intacte la double
valeur10 que la patristique retrouve dans l’acedia. Le même
excès à l’œuvre est pour Constantin l’Africain l’une des
principales causes de la mélancolie des religieux : le
« désir éperdu de contempler le bien suprême ». L’ambivalence est si forte que le scolastique Guillaume d’Auvergne transforme la mélancolie en objet de tentation lorsqu’il
affirme que « nombre d’hommes de grande foi désiraient
ardemment la maladie mélancolique ».
À la Renaissance, autour du médecin et philosophe
humaniste Marsile Ficin (1433-1499), se renouvelle la
réhabilitation de la mélancolie [7]. La double polarité de la
9
Dans cette « scandaleuse contemplation d’un but qu’il ne peut pas
atteindre » [1], l’acediosus montre sa parenté avec l’homme de la société
du spectacle de G. Débord.
10
Si Hippocrate ne parle jamais de mélancolie dans son ouvrage la
Maladie sacrée, c’est tout simplement que la théorie des quatre humeurs
lui est postérieure. Avec seulement deux humeurs (bile et phlegme),
Hippocrate décrit dans le paragraphe XV du célèbre ouvrage deux formes
de la manie (qui à cette époque a le sens de folie en général) : folie agitée
et folie tranquille, deux formes construites sur la dialectique du manque et
de l’excès [6]. Après l’incorporation de la bile noire à la théorie des
humeurs, mélancolie devient le nom générique de la folie à la Renaissance, héritant probablement de cette même dialectique.
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E. Mahieu
bile noire (qui pour Aristote est inséparable de la création
artistique, la philosophie et la poésie) rejoint à nouveau les
théories médicales. Dans la théorie des humeurs de l’école
de Salerne, mélancolie devient un terme où se croisent des
significations multiples11 : la folie en général, une maladie,
un type de caractère (un tempérament), mais aussi un
mécanisme physiopathologique et une étiologie. Il est possible de voir à quel point le retrait se charge d’une valeur
positive dans les descriptions médicales lorsqu’il est envisagé comme une « propension naturelle au recueillement » et à la « connaissance contemplative ».
La même tradition, transmise à Salerne par les textes des
médecins arabes, attribue à l’humeur noire une inclination
excessive vers l’éros : le dérèglement érotique figure parmi
ses attributs traditionnels. Dans les tableaux cliniques
décrits sous le nom d’amour héréos ou amour heroycus, se
donne à voir la proximité des pathologies érotique et
mélancolique, fixée dans la notion médicale d’eros mélancolique. G. Agamben commente comment, avec M. Ficin,
l’acte de tomber amoureux devient le mécanisme de
rupture et de subversion de l’équilibre humoral, et, réciproquement, le penchant du mélancolique pour la contemplation le pousse vers la passion amoureuse. L’intention érotique excessive que G. Agamben remarque dans les
tableaux décrits par ces médecins est la « volonté de transformer en objet de désir sexuel ce qui n’aurait dû être
qu’objet de contemplation », dans une inversion symétrique de l’acedia.
Le fil rouge que poursuit G. Agamben dans sa comparaison entre l’acedia et la mélancolie à la Renaissance
montre à l’œuvre le même processus dans le rapport problématique avec un extraordinaire objet d’amour : la transformation dialectique d’un manque qui se révèle être un
excès. Ce que la rigueur du mélancolique nous montre à
travers sa figure exemplaire est le dévoilement d’une négativité qui s’avère être la positivité même. C’est sur ce fond
qu’il aborde les élaborations de S. Freud.
L’en deçà du deuil freudien :
l’intention mélancolique
La comparaison établie par S. Freud entre deuil et
mélancolie est devenue banale. Cependant, pour G. Agamben, le modèle du deuil réussit à masquer ce que S. Freud
affirme par ailleurs en accord total avec la tradition antique.
Il signale l’embarras de S. Freud devant la constatation
que, dans la mélancolie (à la différence du deuil), il n’est
même pas certain que l’on puisse parler d’une véritable
perte d’un objet d’amour. G. Agamben affirme qu’à
11
Ainsi que la manie est le nom général de la folie pour Hippocrate,
mélancolie est ce même nom général à la Renaissance [5,7]. Le « retour à
Hippocrate » de P. Pinel restitue cette dignité de la manie, qui finit par se
perdre au cours du XIXe siècle.
208
l’opposé du modèle du deuil, l’essai de S. Freud dégage
avec force que le retrait de la libido avec son simulacre de
réaction à un événement est en fait le moment originel du
processus mélancolique : « une intention endeuillée qui
précède et anticipe la perte de l’objet ». Comme pour
l’acedia, dans la mélancolie il s’agit moins d’une réaction
que d’une « aptitude fantasmatique à faire apparaître
comme perdu un objet qui échappe à l’appropriation ».
On aperçoit dans les remarques de G. Agamben une double
transformation : d’un côté l’apparent retrait réactionnel
s’avère être une intentionnalité, le renversement d’un manque en un excès. D’autre part, il se produit une transformation de l’objet même. Ce double mouvement est pour lui
l’ambition spécifique du projet mélancolique.
L’objet d’amour de l’acedia est un objet impossible qui
se situe au-delà de toute possession naturelle et cet objet ne
peut être approprié qu’au prix de son inversion dans une
image interne de contemplation à laquelle se livre avec
jouissance le moine atteint d’acedia. Ce paradoxe que
l’acediosus partage avec le mélancolique montre qu’un
objet qui n’a jamais été perdu, car jamais possédé, peut être
approprié dans le simulacre de sa perte. Nous trouvons
ainsi à l’œuvre la jouissance d’une négativité. Dans le cas
du moine, le rapport avec l’objet qui constitue la vie normale du cloître se voit subverti par l’acediosus qui établit
avec son objet une liaison plus forte par le biais du simulacre de sa perte. Dans leur particulière réhabilitation de
l’acedia, les Pères renversent le péché mortel en vertu, car
ce qui a l’apparence d’une lâcheté morale résulte en fait
d’une exacerbation trop vivante du désir. C’est la même
dialectique que G. Agamben cherche à faire ressortir dans
sa réhabilitation de la mélancolie.
Topologie de l’irréel
G. Agamben dit alors que la psychanalyse rejoint les
mêmes conclusions que celles des Pères de l’Eglise : dans
le procès mélancolique, le retrait de la libido n’a d’autre but
que de permettre l’appropriation d’un objet qui ne peut pas
être possédé dans sa positivité. Ce n’est pas tant une réaction de repli devant la perte de l’objet aimé qu’une attitude
désespérée pour faire apparaître comme perdu un objet12
qui échappe à la possession. L’acediosus et le mélancolique montrent que l’objet extraordinaire ainsi visé par cet
excès du désir est en même temps réel et irréel, incorporé et
perdu, affirmé et nié.
Le potentiel ainsi révélé par le mélancolique et l’acediosus réside, selon G. Agamben, dans cette subtile dialecti12
S. Zizek donne une tournure lacanienne aux propos d’Agamben : le
mélancolique est celui qui confond manque et perte. Pour lui, l’objetcause du désir est manquant de manière constitutive, mais le mélancolique
interprète ce manque comme une perte, comme si l’objet manquant aurait
été jadis possédé, puis perdu. Ce qu’il brouille ainsi est le fait que l’objet
manque depuis l’origine, et que ce qui apparaît à cette place n’est rien
d’autre que la positivation de ce vide/manque constitutif [8].
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Giorgio Agamben et la mélancolie
que entre réel et irréel : d’un côté, le monde extérieur est nié
en tant qu’objet d’amour et perd de sa réalité ; de l’autre
côté, le repli sur l’irréel objet fantasmatique interne confère
à celui-ci un début de réalité. Valoriser ce potentiel est
l’essentiel de l’entreprise de réhabilitation que G. Agamben fait de l’antique tradition qui relie le mélancolique à
l’homme de génie, car ce basculement entre un objet réel
extérieur et un objet irréel intérieur ouvre pour lui « un
espace qui n’est ni la scène hallucinée et onirique des
fantasmes, ni le monde indifférent des objets naturels,
mais c’est dans cette zone intermédiaire, dans ce lieu
épiphanique, quelque part sur la « terre sans maître »
entre le choix narcissique de soi et le choix d’un objet
extérieur, que pourront venir un jour se placer les créations culturelles » [1]. Cette « topologie de l’irréel »,
comme G. Agamben nomme la dialectique immobile du
mélancolique, dessine en même temps la « topologie de la
culture » à travers un processus au cours duquel « ce qui est
réel perd de sa réalité afin que ce qui est irréel se
réalise ». Car pour lui, culture et jeu ne se situent ni dans
l’homme, ni hors de lui, mais dans cette « troisième aire »,
différente de la réalité psychique intérieure et du monde
effectif où vit l’individu.
La politique à venir
La psychiatrie peut garder précieusement de cette dernière entreprise de réhabilitation de la mélancolie le fait
essentiel de sa compréhension comme intentionnalité,
comme une capacité de création et volonté de jouissance.
Le retour du philosophe à la multiséculaire tradition qui
relie la mélancolie à l’art et à la création, à l’homme dans
son monde comme le représente l’Ange de Dürer, est fort
appréciable à l’heure où ce mode d’existence antique se
replie de manière vertigineuse sur un simple dysfonctionnement de quelques molécules. Mais la réhabilitation
entreprise par G. Agamben demeure problématique dans le
contexte de son propre projet politique, comme nous
l’avons noté au début. Dans les ouvrages postérieurs à
Stanze, il examine de manière critique l’homme contemporain qui dans la société du spectacle voit que « là où le
monde réel s’est transformé en une image et où les images
deviennent réelles, la puissance pratique de l’homme se
détache d’elle-même et se présente comme un monde en
soi » [2]. La parenté de cette situation avec le projet du
mélancolique de Stanze ne peut que nous interroger. Sa
démarche de réhabilitation peut alors se renverser suivant la
même ambivalence attribuée aux figures historiques de la
mélancolie, mais en sens inverse : de la puissance créatrice
à l’impuissance de la réalisation. Le projet philosophique
de G. Agamben, celui de penser la tâche commune des
générations futures, trouve dans la mélancolie une limite.
Le fait qu’il désigne comme immobile sa dialectique et
comme désespérée sa tentative de s’approprier un objet qui
lui échappe par la force des choses suffit à écarter cette
stratégie comme tâche de la politique à venir. Car la politique du mélancolique avec ses objets, malgré toute sa créativité, n’ouvre pas l’horizon des hommes contemporains en
prise avec une marche conquérante de la marchandise, mais
désigne plutôt sa clôture. Au point où une théorie de la
société à la lumière de la mélancolie risque de se retourner
en théorie mélancolique de la société, nous ne retrouvons
plus dans les œuvres qui suivent Stanze d’autres traces du
génie mélancolique. La prospection d’autres directions se
confirme dans les ouvrages postérieurs, dans lesquels
G. Agamben explore des possibilités inconnues du mélancolique. Nous pouvons conclure ce parcours entre clinique
et philosophie commencé dans Stanze, par ce dernier renversement. La politique du mélancolique et sa tentative
désespérée de retrouver un rapport plus authentique entre
ces « x apparemment si simples : l’homme et la chose »
[1] se renferment dans la clôture du spectacle. Lorsque la
mélancolie s’avère inopérante, G. Agamben dépose dans
ses derniers ouvrages un espoir politique dans la capacité
des humains à profaner, une capacité sans limite à s’approprier l’inappropriable. Si l’on s’autorise une pince d’ironie,
ne pourrait-on voir dans la pensée du philosophe un renversement d’un manque en un excès, qui dévoile la tentation
d’une réhabilitation de l’aussi antique notion de manie ?
Références
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