regard sur la mélancolie et ses conceptualisations religieu-
ses, philosophiques et médicales, il met à jour un même
processus à l’œuvre : une série de contradictions dialecti-
ques entre un manque et un excès, entre une polarité posi-
tive et une polarité négative, entre un retrait et un repli,et
qui constituent la forme même de cette attitude clinique.
Dans cette dialectique, il dégage une modalité phénoméno-
logique dans laquelle un mouvement de retrait paraît cons-
tituer à chaque fois le moment originel dans le rapport à un
objet très particulier. Mais, si le terme de retrait est évoca-
teur d’une certaine négativité, il s’avère être le lieu d’une
polarité positive, le lieu où l’on peut saisir une intentionna-
lité, la volonté spécifique d’un projet : le projet mélancoli-
que, entendu comme une volonté de renverser une impuis-
sance en puissance.
L’acedia
Le point de départ de G. Agamben sont les ouvrages des
Pères de l’Eglise dans lesquels ils étudient le démon de midi
et l’acedia
, deux noms d’un mal qui affecte les cloîtres tout
au long du Moyen Age. Il remarque la description que Jean
Cassanius
6
fait d’un moine qui reste inquiet dans sa cellule,
distrait, laissant son imagination vaguer dans des monastè-
res lointains, dégoûté de la vie monacale, assoupi sur les
livres dont il est son devoir de lire. Dans cette attitude,
G. Agamben saisit à l’œuvre une structure dynamique qu’il
retrouve dans d’autres descriptions patristiques : le retrait
(recessus) vertigineux et craintif devant « les biens spiri-
tuels » qui constituent l’objet de l’amour des moines (et
dont il signale qu’une coloration érotique n’est pas absente
dans les descriptions). Cet objet n’est autre que l’amour de
Dieu, qui se matérialise par la lecture des textes et le rythme
de vie de la communauté monacale. Ce recessus devant
l’obligation de se tenir face à Dieu constitue le premier
mouvement que les Pères décèlent à l’œuvre dans l’acedia,
alors considérée comme un péché mortel.
Cependant, G. Agamben note que, dans leur science
psychologique médiévale, les Pères renversent la valeur de
ce repli et découvrent en lui une stratégie spécifique : il est
moins une « éclipse du désir », que « la mise hors
d’atteinte de son objet », qui traduit ainsi l’expression
d’une volonté du désir en excès par rapport à la vie mona-
cale banale. Longtemps considérée comme un péché mor-
tel
7
, dans les écrits des Pères se produit la transformation de
la tristitia mortifera (une des filiae acedia
8
)entristitia
salutifera,un«aiguillon d’or pour l’âme » qui doit alors
être considérée comme une vertu : « le deuil qui donne la
joie ». La privation se retourne ainsi en possession d’une
joie intérieure qui « dessine en creux la plénitude de
l’objet dont elle se détourne ». Ainsi, l’ombre d’un objet
(impossible) se constitue en source de jouissance ver-
tueuse. Ce qui apparaît au premier regard comme un man-
que se dévoile être un excès, un penchant exacerbé pour la
contemplation
9
du moine atteint d’acedia. Dans ce pen-
chant, G. Agamben perçoit la persistance et l’exaltation du
désir, mais un désir qui crée en même temps l’objet sur
lequel il se pose. La place que cette création met à jour est
celle de la complexe toile de la fantasmologie médiévale
qui théorise sur le spiritus phantasticus, le « corps subtil »
de l’imagination. Cet aspect créatif qui se fait jour dans les
débats patristiques sur l’acedia fait apparaître l’idée d’une
«hypertrophie de l’imagination ». Elle facilite la transi-
tion avec la médecine, car l’hypertrophie est un des traits
que l’acedia a en commun avec les descriptions que la
médecine humorale fait du syndrome mélancolique et de
l’amour-maladie à la Renaissance.
L’humeur noire et la maladie de l’amour
Vers la fin du Moyen Age, à un moment qui reste à
préciser selon G. Agamben, se produit alors la greffe de la
doctrine morale du démon de midi ou acedia des cloîtres
avec l’antique syndrome médical du tempérament atrabi-
laire (traduction latine du grec melan kolé). Le démon de
midi (qui représente la tentation du religieux) et l’humeur
noire (qui décrit une maladie spécifique du type humain
contemplatif) deviennent assimilables. Cette compénétra-
tion avec la théorie humorale laisse intacte la double
valeur
10
que la patristique retrouve dans l’acedia. Le même
excès à l’œuvre est pour Constantin l’Africain l’une des
principales causes de la mélancolie des religieux : le
«désir éperdu de contempler le bien suprême ». L’ambi-
valence est si forte que le scolastique Guillaume d’Auver-
gne transforme la mélancolie en objet de tentation lorsqu’il
affirme que « nombre d’hommes de grande foi désiraient
ardemment la maladie mélancolique ».
À la Renaissance, autour du médecin et philosophe
humaniste Marsile Ficin (1433-1499), se renouvelle la
réhabilitation de la mélancolie [7]. La double polarité de la
6
Saint Jean Cassien (360-465), fondateur de l’abbaye Saint-Victor à
Marseille.
7
Cette figure complexe du mal qui atteint les cellules du monastère
subsiste, selon G.Agamben, dans la version sécularisée par la psychologie
et l’éthique capitaliste du travail : la paresse.
8
D’après G. Agamben, Grégoire dénombre six filles de l’acedia : malitia,
rancor,pussillanimitas,desperatio,torpor,evagatio mentis.
9
Dans cette « scandaleuse contemplation d’un but qu’il ne peut pas
atteindre » [1], l’acediosus montre sa parenté avec l’homme de la société
du spectacle de G. Débord.
10
Si Hippocrate ne parle jamais de mélancolie dans son ouvrage la
Maladie sacrée, c’est tout simplement que la théorie des quatre humeurs
lui est postérieure. Avec seulement deux humeurs (bile et phlegme),
Hippocrate décrit dans le paragraphe XV du célèbre ouvrage deux formes
de la manie (qui à cette époque a le sens de folie en général) : folie agitée
et folie tranquille, deux formes construites sur la dialectique du manque et
de l’excès [6]. Après l’incorporation de la bile noire à la théorie des
humeurs, mélancolie devient le nom générique de la folie à la Renais-
sance, héritant probablement de cette même dialectique.
Giorgio Agamben et la mélancolie
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 83, N° 3 - MARS 2007 207
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.