AGAMBEN ET AUSCHWITZ 23
ferte, celle des rescapés, en une expérience intellectuelle, « un jeu de la pensée et du
concept ne laissant nulle place à l’incontrôlé ». C’est, en effet, dans Les naufragés et
les rescapés 7que Levi écrit : « nous, les survivants, ne sommes pas les vrais témoins »
car, ajoute-t-il, nous sommes ceux qui « n’ont pas touché le fond. Ceux qui l’ont fait,
qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets, mais
ce sont eux, les « musulmans », les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposi-
tion aurait eu une signification générale. Eux sont la règle, nous, l’exception. » (Souli-
gné par nous). Or, Agamben pense que voir la Gorgone signifie « l’impossibilité de
voir propre à qui habite le camp, à qui, dans le camp, « a touché le fond », est deve-
nu un non-homme », c’est-à-dire le musulman. Et, selon lui, c’est cela qui nous inter-
pelle : « voilà le témoignage, et il n’est rien d’autre. » Mesnard et Kahan rétorquent
que « l’évocation de la Gorgone, pour ce dernier [Levi], se justifie par l’affect qu’elle
signale, autant chez celui qui parle que chez celui qu’il décrit. Chez Agamben, le
recours à cette figure démontre surtout l’exploitation radicale d’un terme qui n’a
plus valeur de témoignage mais de mine philologique, produisant les trésors dont
nous devenons ici lecteurs et “bénéficiaires” ». Ils ajoutent qu’« apprendre à la regar-
der », comme le propose Agamben, n’a pas de sens car le « traumatisme se subit, il
ne peut s’apprendre ». 8
Ainsi pour eux, l’écriture d’Agamben relève « de la rhétorique du sublime, qui
vise précisément à effacer les limites identitaires, à engendrer la rupture avec ce qui
est familier, à plonger le lecteur dans une confusion fébrile, à le stupéfier et à l’em-
porter d’un geste vaste dans l’incommensurable. » Ils lui reprochent ainsi de se référer
à la linguistique structuraliste, de revenir « à un modèle théorique qui de toute
manière invalide et la communication et le témoignage. » Ils peuvent écrire alors :
« Pour résumer : Exemplarité, préfiguration, interprétation figurale sont tous des
modes de lecture hypotactiques qui, construits sur la dépendance réciproque de leurs
éléments, surdéterminent la réalité qu’ils subordonnent à une autre dimension, théo-
rique, qui la transcende. »
De ces deux critiques, ils concluent qu’Agamben réduit « le témoignage à une
pure abstraction » parce que fondamentalement, on l’a déjà noté, il conçoit « la politique
in abstracto, en faisant l’impasse sur le social et sa pluralité », en enfermant le monde
« dans la catastrophe, et la politique dans un « tout ou rien » dévastateur. » Ainsi ses
« erreurs et errances […] viennent sans doute, d’une pensée qui privilégie l’exception à la
normalité, faisant l’impasse sur tout ce qui concerne la question de la conformité aux
normes, et qui cherche à découvrir dans l’histoire une fonction paradigmatique unique
ou centrale. » Ils font là référence, semble-t-il, à un précédent ouvrage d’Agamben dans
lequel il affirmait que « Le camp, qui s’est désormais solidement implanté en elle [la
Cité], est le nouveau nomos biopolitique de la planète. »9. En effet, précisons rapidement
qu’il y oppose au modèle traditionnel de la cité, le modèle du camp, « nomos de la
modernité », paradigme de la « politisation de la vie nue » – zôè, c’est-à-dire le simple fait
de vivre commun à tous les êtres vivants – qui est devenu, selon lui, l’ordinaire du pou-
voir. Mais, laissons là la « biopolitique » et revenons à notre propos.
7. Primo Levi, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, p. 82/83, traduit de l’italien par
André Maugé, Arcades Gallimard, 1989/99.
8. Didi-Huberman, op. cit, précise, contre Wajcman, que si Persée arrive à tuer la Gorgone sans la regarder, « il
l’affronte malgré tout » et « ce malgré tout […] se nomme image : le bouclier, le reflet ne sont pas seulement sa
protection, mais son arme, sa ruse, son moyen technique pour décapiter le monstre. »
9. G. Agamben, Homo Sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue, III, 7, Coll. L’ordre philosophique, Edt. du Seuil, 1997.