L`apprentissage organisationnel et individuel dans le processus de

L'apprentissage organisationnel et individuel
dans le processus de décision
Marc Bollecker
Laurence Durat
Cahier de Recherche
n°02/05
Université de Haute Alsace Contacts :
IUT de Mulhouse [email protected]
http://www.cargo.uha.fr
L’apprentissage organisationnel et individuel
dans le processus de décision
Les nombreuses contributions théoriques traitant de l’apprentissage organisationnel
n’ont pas encore réglé réellement la question du passage du savoir individuel vers le
savoir collectif, notamment dans la prise de décision. Cet article tente alors d’y apporter
un éclairage au travers d’une analyse conceptuelle, d’une part, et d’une étude empirique
qualitative réalisée auprès de 21 dirigeants, d’autre part. Les résultats de cette étude
montre, notamment, l’importance de remettre en cause le caractère fragmenté et linéaire
de la problématique du transfert de l’apprentissage individuel vers l’apprentissage
organisationnel et contribuent à plaider plutôt en faveur d’une approche intégrée et
constructiviste.
Introduction
L'apprentissage organisationnel constitue depuis plusieurs années un domaine
largement exploré en Sciences de gestion. Si cette thématique n'est pas nouvelle des
auteurs comme T.P. Wright l'ayant abordé dès 1936 au travers de la courbe d'expérience
elle a pris plus récemment une dimension particulière pour les organisations situées
dans des environnements instables. Dans ces contextes, la nécessité de réagir et/ou
d'anticiper rapidement les modifications de l'environnement passe nécessairement par le
développement de capacités d'apprentissage (Senge, 1991) c'est-à-dire par "un processus
collectif d'acquisition et d'élaboration de connaissances et de pratiques participant au
remodelage permanent de l'organisation" (De la ville, 1998).
Les processus de décision sont au cœur de l’apparition et de la mobilisation de
connaissances au sein de la structure (Reix, 1995) et in fine de la réactivité
organisationnelle. En effet, la capacité d’une entreprise à devenir apprenante est
subordonnée à l’existence de décideurs créant les conditions de transfert du savoir
individuel vers le savoir collectif (Belet, 2003, Kim, 1993). Or, de telles conditions de
passage restent encore bien énigmatiques sur le plan théorique (Guilhon, 1998) malgré de
nombreux travaux portant sur cette problématique dans différents processus de gestion.
Cette contribution cherche alors, dans une première et seconde parties, à clarifier cette
question du transfert de l’apprentissage individuel vers l’apprentissage organisationnel
dans la prise de décision, par l’analyse des théories de la rationalité (pure et limitée) et
des théories « interactionnistes ». Cette analyse nous conduit, d’une part, à identifier les
forces et les faiblesses de ces différentes approches et, d’autre part, à formuler une
hypothèse de travail qui est testée dans une étude empirique dont la méthodologie et les
résultats sont présentés dans une troisième partie.
1. L'apprentissage dans les théories de la rationalité
Le premier courant ou paradigme qui traite de l’apprentissage dans la décision
trouve sa source dans la rationalité pure et la rationalité limitée. Dans ces travaux, la
décision est considérée comme un processus linéaire par lequel on arrive à un choix entre
plusieurs options, plusieurs voies d’action, dans un contexte donné, selon un modèle
cartésien. Ce processus linéaire se décompose en actes séquentiels qui vont prendre forme
lors de la prise de conscience de l’existence d’un « problème », puis de la nécessité d’un
choix pour se poursuivre par le recueil et le traitement de l’information. Ces différentes
phases permettent d’élaborer un diagnostic, de déterminer des objectifs généraux et de
sélectionner une option parmi plusieurs scenarii en fonction des contraintes et des
ressources répertoriées1.
1.1. L'approche classique de la rationalité pure : un apprentissage « libre »
Les tenants de la rationalité pure considèrent que tout acteur est un décideur. Il en
résulte un statut particulier pour ce dernier puisqu’il présente trois qualités : il est
complètement informé, il est infiniment sensible, il est rationnel (Sfez, 1984). Ce postulat
de départ conduit à envisager la décision comme un acte rationnel et linéaire, marqué par
un but. Plus précisément, les décisions résultent d'une rationalité dont les choix visent la
maximisation des objectifs retenus (Louart, 1999). Dans un tel contexte, l'apprentissage
est considéré comme un processus individuel le décideur est hyper-perspicace et
capable d'apprendre parfaitement et instantanément par introspection (Munier, 1995).
L'observation de la réalité permet à l'individu à la fois de se forger une perception de
celle-ci et d'acquérir des connaissances. Ces deux dimensions contribuent à la
construction des croyances à l'origine de la décision et à un apprentissage éductif
(Munier, 1995), qui sous-entend un environnement décisionnel simple et de petite
dimension. Dans la mesure où les décideurs procèdent par des changements graduels sans
bouleverser outre mesure leur domaine d'action (Louart, 1999), cet apprentissage se
réalise au mieux en boucle simple (Argyris, 1995). En effet, l'être humain observe les
conséquences de ses actes et ajuste ceux-ci pour parvenir à ses fins en explorant, essayant
et s'adaptant (Trahand, 1999).
La connaissance dans et du processus de prise decision peut être transférée vers
l’organisation. En effet, le décideur peut recourir à des systèmes d'aide à la décision qui
consistent à proposer une formalisation mathématique des problèmes de décision pour
optimiser la fonction d'utilité. Cette formalisation se traduit par une explicitation du
savoir du décideur sous forme d'un algorithme calculable par une machine, et donc un
transfert du savoir tacite vers le savoir explicite c’est-à-dire une cristallisation dans une
mémoire active (Kim, 1993). Toutefois, ce passage de la connaissance individuelle vers
une connaissance collective n’est que partielle dans cette approche puisque même si
« certaines tâches de calcul, de recherche sont explicitables et confiées à la machine, la
conduite générale du processus de résolution est considérée comme un savoir tacite et
donc laissée à la pratique du décideur » (Reix, 1995, 26). Ce constat conduit à considérer
que l’apprentissage organisationnel et son articulation avec l’apprentissage individuel
n’occupe pas, nous semble t-il, une place importante dans cette approche.
1.2. L'apprentissage de la décision « encadrée » : les résultantes de la
rationalité limitée
Une seconde approche liée à la théorie de la rationalité se focalise davantage sur
ces deux niveaux d’apprentissage, dans la mesure le rôle des structures
organisationnelles dans la prise de décision individuelle est analysé. L’approche classique
est largement critiquée dans les célèbres travaux de Herbert Simon qui mettent en
évidence les difficultés d'accès et d'interprétation de l'information pour le décideur, et
remettent en cause à la fois la maximisation de l'utilité et l'hypothèse de rationalité
1 C’est à peu de choses près le processus proposé par Omar Aktouf (1994).
illimitée. Simon a voulu comprendre le comportement de l’homme en situation de traiter
un problème et de prendre des décisions. Il a toujours intégré le décideur dans un
ensemble plus vaste, qu’il nomme son environnement. Simon part de l’idée que tout
comportement visant la rationalité se développe à l’intérieur de contraintes. Il estime que
les décisions prises au sein d’une organisation ne peuvent jamais être complètement
rationnelles parce que les membres de l’organisation n’ont que des capacités limitées en
matière de traitement de l’information :
d’une part, les individus sont contraints d’agir en se fondant sur une information
incomplète vis-à-vis de ce qu’ils peuvent faire et des conséquences de leurs actions ;
d’autre part, ils ne sont capables d’explorer qu’un nombre limité d’alternatives ;
enfin, ils sont incapables d’attribuer des valeurs exactes aux résultats des décisions.
En effet, l'environnement est trop complexe pour être totalement appréhendé et
l'homme le simplifie pour que son esprit soit capable de manier les facteurs retenus
(Simon, 1979) : les décideurs retiennent alors une solution satisfaisante à la place d’un
choix optimal. Ces travaux ont conduit à une approche à la fois individuelle et
organisationnelle de l’apprentissage dans la décision.
1.2.1. L’apprentissage décisionnel individuel
Certaines contributions, orientées vers une approche individuelle, prolongent les
travaux de H. Simon puisqu’elles portent sur les limites cognitives des individus faisant
obstacle à l’apprentissage. En effet, ces limites cognitives nuisent à l'apprentissage par
l'expérience (Senge, 1991, Argyris, 1995). Chaque individu possède un horizon
d'apprentissage qui correspond à un champ de vision dans l'espace et le temps qui lui
permet d'évaluer les effets de ses actes. Mais quand ces effets sont extérieurs au champ de
vision, il devient impossible d'apprendre par l'expérience. Les conséquences des actes les
plus importants sont donc rarement connues, car se manifestant dans une autre partie du
système. Par ailleurs, la simplification de l’environnement par l’homme, en raison de ses
capacités cognitives limitées, peut conduire à un apprentissage restreint (Argyris, 1995).
Enfin, des décalages peuvent être constatés dans le comportement humain entre ce dont
l’individu rend compte ou décrit au sujet de ses expériences et pratiques (théories
professées), et ce qu’il réalise effectivement (théories d’usage) (Argyris, 1995).
L’individu n'a, par ailleurs, pas conscience de la contradiction qui existe quand ces deux
théories sont différentes.
Ces trois obstacles - limites cognitives spatio-temporelles, simplification de
l’environnement, contradiction acte / discours constituent des « filtres » cognitifs à la
compréhension de la complexité de la réalité. Ils ne seraient probablement pas considérés
dans les interactions interindividuelles comme dysfonctionnels par les auteurs de
l’apprentissage organisationnel, si l’individu ne mettait pas en œuvre des stratégies
défensives pour éviter de connaître l'embarras ou la menace (Argyris, 1995). Les
individus veloppent en effet des plans pour rester dans l'ignorance de cette divergence
afin d'éviter les situations menaçantes, alors qu'il serait capital de savoir apprendre
efficacement à ces moments précis (notamment en permettant de détecter une erreur et de
la corriger). Ces stratégies défensives sont donc néfastes à l’apprentissage organisationnel
car les individus créent et agissent dans le but de maintenir la stabilité de l'univers dans
lequel ils vivent (Argyris, 1988).
Pour combler ces limites naturelles de l’individu et assurer à l’organisation une
certaine qualité des choix qu’effectuent ses membres dans leur action, une structure
organisationnelle est terminée (Simon, 1984). Ainsi, les règles, les normes et les
procédures dispensent l’individu de rechercher comment exécuter une tâche, quand
entreprendre telle action, quel degré de performance rechercher et permettent d’encadrer
et de contrôler le comportement décisionnel des membres de l’organisation. De ce fait,
selon cette approche, l’apprentissage dans la prise de décision est largement influencé par
la structure organisationnelle. Par exemple, les systèmes de contrôle de gestion2
permettent aux individus d'apprendre à manager et donc à décider. Ces systèmes de
planification et de suivi des réalisations encadrent la décision et l’apprentissage
individuel (Lebas et Fiol, 1992) :
L’individu est incité à prévoir, à se projeter dans le futur, ce qui conduit à des
apprentissages par expérimentation. Il est amené à suivre les résultats, à constater les
effets et à rechercher les causes dans une optique de capitalisation de l'expérience et de
résolution de problèmes pour prendre des décisions correctrices.
le manager réalise des apprentissages relationnels puisqu’il apprend, grâce à ces
systèmes, à cider dans un espace déterminé. Il est ainsi amené à gérer la relation avec
ses collaborateurs en développant un comportement directif ou à l'opposé participatif,
avec ses collègues en enrichissant le comportement qui consiste à différencier le plus
clairement possible ses propres champs d'action et espaces de décision de ceux des pairs,
et enfin avec son supérieur en développant un comportement qui consiste à accepter les
orientations stratégiques, structurelles et culturelles déterminées par l'autorité.
Malgré l’intérêt d’une telle approche, l’articulation de l’apprentissage individuel
avec l’apprentissage organisationnel reste floue. Ces deux niveaux semblent, au contraire,
soit déconnectés soit confondus. Tel est le cas des apprentissages relationnels qui se
caractérisent par une structuration des pratiques grâce à la création d’un réseau
d’individus. Certaines contributions sur l’apprentissage décisionnel vont plus loin dans
une telle démarche en confondant le niveau individuel et le niveau organisationnel.
1.2.2. L’apprentissage décisionnel organisationnel
En effet, dans une perspective quasi-anthropomorphique, certains travaux mettent
en valeur que la structure organisationnelle permet à l’entreprise d'acquérir des
informations, de les interpréter, de les mémoriser et de les distribuer, c’est-à-dire de
réaliser des apprentissages (Levitt et March, 1988, Huber, 1991) à l’instar du cerveau
humain. Les systèmes d’information, qui sont au ur des processus décisionnels,
contribuent à un tel accroissement de la connaissance collective puisqu’ils sont
considérés comme « un ensemble organisé de ressources (matérielles, logicielles, en
personnel, données, procédures) permettant d’acquérir, traiter, stocker, communiquer
des informations » (Reix, 1995, 75). Ces systèmes d’information permettent ainsi un
retour d'expérience organisationnel (Lorino, 1997) qui consiste à tirer des leçons des
événements. Le retour d'expérience permet en effet de savoir ce qui a été fait, en
exploitant le flux d'information engendré par la réalisation d'une activité, pour le réutiliser
si l'action est positive, ou la corriger dans le cas contraire, et de savoir ce qui n'a pas été
fait et pour quelles raisons (Girod, 1995, p. 164). Les décisions prises à partir de ce retour
d’expérience ne conduisent à l’accroissement du savoir collectif que lorsqu’elles sont
appliquées. En effet, les auteurs de l’apprentissage organisationnel considèrent
unanimement que, pour qu'il y ait véritablement apprentissage, la connaissance nouvelle
2 Pour une conceptualisation des systèmes de contrôle de gestion, nous renvoyons le lecteur vers
l’ouvrage de M. Bollecker (2003).
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