Chapitre 2
Les grands ensembles de nombres
Ce chapitre étudie les grands ensembles de nombres sur lesquels sont basées les mathé-
matiques. Certains de ces ensembles seront familiers, d’autres nouveaux. À l’exception d’un
ensemble (les entiers modulo n), les autres sont imbriqués les uns dans les autres : le premier
apparaît comme un sous-ensemble du second, le second du troisième, etc.
Mais pourquoi étudier « encore » ces ensembles qui sont bien connus? Les revoir un après
l’autre permet de comprendre ce que le nouvel ensemble apporte par rapport au précédent.
L’introduction de chacun permet aussi de se familiariser avec de nouvelles constructions ma-
thématiques et comprendre les propriétés fondamentales qui caractérisent ces ensembles. Il a
fallu beaucoup de temps pour reconnaître ces propriétés fondamentales et c’est le XXe siècle
qui a regroupé ces propriétés en « structures mathématiques » qui aujourd’hui portent les
noms de groupes,anneaux,corps, etc. Le chapitre notera au passage ces structures qui seront
étudiées plus en profondeur dans un chapitre ultérieur.
2.1 Les entiers naturels
Il y a généralement deux façons d’introduire l’ensemble Ndes entiers naturels. La première,
axiomatique, postule l’existence de cet ensemble avec un certain nombre de propriétés. Cette
approche, que ce chapitre présente, est due au mathématicien italien Peano 1et au mathémati-
cient allemand Dedekind 2. Une seconde approche part de l’ensemble des nombres réels R, au
préalable construit par une axiomatique appropriée, puis définit Ncomme étant le plus petit
sous-ensemble inductif de R, c’est-à-dire le plus petit (au sens de l’inclusion) vérifiant le fait
que ses sous-ensembles non vides contiennent toujours un plus petit élément. (Cette propriété
n’est pas vérifiée par d’autres ensembles de nombres, par exemple l’ensemble des nombres ra-
tionnels. Cet ensemble possède un sous-ensemble , celui des rationnels positifs, qui ne contient
pas de plus petit élément.)
1. Giuseppe Peano (1858-1932). Mathématicien italien. Ses axiomes ont été publiés en 1889.
2. Richard Dedekind (1831-1916). Un des concepteurs (notamment avec Cantor) de la théorie moderne des en-
sembles.
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28 CHAPITRE 2. LES GRANDS ENSEMBLES DE NOMBRES
Nous aurons besoin des concepts suivants :
Rappel
fonction, fonction injective.
L’ensemble des entiers naturels (ou entiers non négatifs) N={0, 1, 2, 3, . . .}peut être construit
à partir d’une courte liste d’axiomes. Ces axiomes, appelés axiomes de Peano, ont eu un impact
majeur sur le développement axiomatique des mathématiques actuelles. Les voici.
Définition 4 (Les axiomes de Peano).Le système des entiers naturels est un ensemble Nmuni d’une
fonction s:NNayant les propriétés suivantes :
(P1) Il existe un élément 02Ntel que 06=s(n)pour tout n2N.
(P2) La fonction sest injective.
(P3) (Axiome de récurrence). Tout sous-ensemble Ede Ncontenant 0et tel que s(n)2Esi n2E
coïncide avec N.
La fonction sest appelée la fonction « successeur ». Avec les noms et caractères usuels pour
les éléments de cet ensemble N(0=zéro, 1=un, 2=deux, ...), la fonction successeur donne
s(0)=1,s(1)=2,s(2)=3, et ainsi de suite. Ainsi s(n)est l’entier suivant n. Les deux
premiers axiomes peuvent être mis en mots comme suit. L’axiome (P1) énonce que l’entier 0
est le seul élément de Nà ne pas avoir de prédecesseur (ou encore ne suit aucun autre élément
de N). L’axiome (P2) dit que, si met nont le même successeur (s(m)=s(n)), alors ils sont
égaux (m=n). Mais, attention, les noms usuels (zéro, un, deux, ...) ne sont pas nécessaires;
le nom d’un seul élément est fixé, l’élément 0. (Dans d’autres versions, ce nom demeure libre.)
L’exercice 1 montrera que la paire (N,s)peut correspondre à d’autres ensembles. La fonction
successeur peut être visualisée par l’utilisation de flèches, une flèche abindiquant que
s(a)=b. Ainsi
012345678...
Le dernier axiome (P3) mène au principe d’induction.
Théorème 1. Soit un ensemble d’énoncés logiques {p(n),n 2N}étiquetés par les éléments de l’en-
semble (N,s). Alors, si
(i) p(0)est vraie et
(ii) p(n)est vraie p(n+1)est vraie,
alors p(n)est vraie pour tout n2N, c’est-à-dire l’ensemble de vérité de pest tout N.
Preuve. Soit El’ensemble des entiers npour lesquels les énoncés p(n)sont vrais :
E={n|p(n)est vrai}.
2.1. LES ENTIERS NATURELS 29
L’hypothèse (i) affirme que Econtient l’élément 0; l’hypothèse (ii), elle, dit que si nest dans E
(c’est-à-dire si p(n)est vrai), alors n+1y est aussi (c’est-à-dire que p(n+1)est vrai). Donc
l’ensemble Esatisfait l’énoncé de l’axiome (P3) et est donc l’ensemble Nen entier : E=N. Ainsi
l’énoncé logique p(n)est vrai pour tous les n2N.
Voici maintenant la construction des propriétés de l’ensemble des nombres naturels (N,s)
tel que défini à partir des axiomes de Peano. Cette méthode (appelée la méthode axiomatique)
trouve ses origines chez Euclide. La preuve de ces propriétés est parfois longue; nous en don-
nerons un exemple. Par la suite, l’ensemble des naturels sera noté simplement N, même si la
fonction successeur sjouera un rôle fondamental dans les définitions de +et .
L’addition — Soit aun élément de Ndifférent de 0(donc autre que l’élément minimal).
L’axiome (P3) montre que aest le successeur d’un élément b(a=s(b)). L’élément best appelé
l’antécédent ou le prédécesseur de aet est noté a-1. Remarquer que cette écriture n’a pas
de sens si a=0, puisque ce dernier n’a pas d’antécédent (n’est le successeur d’aucun naturel
d’après (P1)).
Étant donné deux entiers naturels aet n, l’addition est définie par récurrence comme suit :
si n=0:a+n=a;
si n6=0:a+n=s(a+(n-1)).
Ainsi, si le successeur de aest noté a+1, la somme a+nconsiste à prendre nfois le successeur
de a;
a+n=s(a+(n-1)) = s(s(a+((n-1)-1)))
=... =s(s(...(s(a+(0)) ...)))
=s(s(...(s(
  
nfois
a)...))) = ((...((a+1)+1)...)+1))
  
nfois
.
Proposition 2. L’opération d’addition +sur Na les propriétés suivantes :
(i) 0est un neutre : 0+a=a+0=a;
(ii) communativité : a+b=b+a;
(iii) associativité : (a+b)+c=a+(b+c);
qui valent pour tous les éléments a, b, c 2N.
Les preuves de ces propriétés sont fort laborieuses! Nous n’en donnons que quelques-unes.
Preuve. Soit p(n),n2N, les énoncés logiques n+0=0+n=n. Montrer que 0est un élément
neutre pour l’opération +consiste à montrer la véracité des énoncés p(n), pour tout n2N.
L’énoncé p(0)(qui dit 0+0=0+0=0) est vrai puisqu’un nombre est toujours égal à lui-même
et par la définition de a+nlorsque n=0. Supposons maintenant que l’énoncé pour nsoit
vrai : p(n)est vrai, c’est-à-dire 0+n=n+0=n. Étudions les deux membres de l’égalité
de l’énoncé p(n+1). D’abord l’égalité de droite suit de la première ligne de la définition de
30 CHAPITRE 2. LES GRANDS ENSEMBLES DE NOMBRES
l’addition : (n+1)+0=n+1. L’égalité de gauche se développe comme suit :
0+(n+1)=s(0+n)?
=s(n+0)=s(n)=n+1
« ?» indique l’utilisation de l’hypothèse d’induction (p(n)est vrai). Donc (n+1)+0=
0+(n+1)=n+1est vraie si n+0=0+n=nl’est, ou encore, p(n+1)est vrai si p(n)l’est.
Par le principe d’induction, tous les énoncés p(n)sont vrais et l’élément 0est donc le neutre
pour l’addition.
La preuve précédente a aussi montré que l’addition de n’importe quel nombre avec 0est
commutative : 0+n=n+0pour tout n2N. Mais il reste pas mal de travail pour montrer
la commutativité et l’associativité de l’addition pour tous les entiers. Nous les tiendrons pour
acquises.
La multiplication — Tout comme l’addition, la multiplication est définie par récurrence. Soit
a2Nun élément fixé quelconque. On définit l’opération a·ncomme suit :
si n=0:a·n=0;
si n6=0:a·n=(a·(n-1)) + a.
On notera que la multiplication des entiers naturels n’est pas à proprement parler une opéra-
tion nouvelle. Elle est définie à partir de l’addition. Les propriétés qui suivent sont connues.
À partir des propriétés de l’addition énoncées dans le théorème précédent, les preuves des
énoncés ci-dessous sont plus faciles. Nous en donnons un exemple.
Théorème 3. Le triplet (N,+,·)défini ci-dessous possède les propriétés :
(i) s(0)=1est un neutre pour ·:1·a=a·1=a;
(ii) communativité : a·b=b·a;
(iii) associativité : (a·b)·c=a·(b·c);
(iv) distributivité de ·sur +:(a+b)·c=(a·c)+(b·c)
pour tous les éléments a, b, c 2N.
Preuve. Soient p(n),n2N, les énoncés logiques (a+b)·n=(a·n)+(b·n). L’énoncé p(0)est
vrai puisque, par la première partie de la définition de ·, le membre de gauche de cet énoncé
est 0et le membre de droite est 0+0qui est aussi 0par la définition de l’addition. Supposons
la véracité de p(n-1). Alors
(a+b)·n1
=((a+b)·(n-1)) + (a+b)
2
=(a·(n-1)+b·(n-1)) + (a+b)
3
=[(a·(n-1)) + a]+[(b·(n-1)) + b]
4
=a·n+b·n
où chacune des étapes se justifie comme suit : l’étape 1est la définition de la multiplication
par n, l’étape 2utilise l’hypothèse d’induction (l’énoncé p(n)est vrai), l’étape 3suit par la
2.1. LES ENTIERS NATURELS 31
commutativité et l’associativité de l’addition (théorème 2) et, enfin, l’étape 4utilise à nouveau
la définition de la multiplication.
L’exponentiation — L’exponentiation est un cas particulier de la multiplication. Mais on peut
la définir directement par récurrence. Soit aun entier naturel différent de 0. Alors le symbole
anest défini par
si n=0:a0=1;
si n6=0:an=(an-1)·a.
Relation d’ordre sur NDans la construction axiomatique de N, la relation d’ordre habituelle
est formalisée comme suit. Soit a, b 2N. On écrit ab(ou ba) s’il existe c2Ntel que
a+c=b. Si abet a6=b, on écrit a<b(ou b>a).
Théorème 4. L’ensemble Nmuni de la relation est un ensemble totalement ordonné, c’est-à-dire :
(i) antisymétrie : si abet ba, alors a=b;
(ii) transitivité : si abet bc, alors ac;
(iii) réflexivité : xxet
(iv) totalité : xyou yx.
Preuve. À nouveau, seules certaines de ces propriétés sont prouvées. La réflexivité suit du fait
que 0est un élément de Net que x+0=x, c’est-à-dire que xx. Pour la transitivité, les
relations abet bcassurent l’existence d’éléments det e2Ntels que a+d=bet
b+e=c. Alors a+(d+e)=(a+d)+e=b+e=cet donc ac.
Le principe du bon ordre — L’induction mathématique est généralement jugée difficile au pre-
mier abord, car elle semble être ni intuitive ni naturelle. Pourtant, elle est équivalente à un
principe (dit du bon ordre) qui, non seulement est intuitif, mais semble tellement naturel que
d’aucuns se demandent pourquoi il faut le démontrer. On pourrait donc prendre ce dernier
comme axiome et en déduire le principe d’induction comme théorème.
Théorème 5 (Principe du bon ordre de N).Tout sous-ensemble non vide de Ncontient un plus petit
élément.
Preuve. (Par induction.) Soit Sun sous-ensemble non vide de Net supposons qu’il ne contienne
pas de plus petit élément. Soit El’ensemble des entiers naturels qui n’appartiennent pas à S,
c’est-à-dire le complément de Sdans N. Soit l’énoncé logique p(n)disant «les entiers 0, 1, . . . , n
sont dans E».
Clairement l’énoncé p(0)est vrai car, 0étant le plus petit élément de N, s’il était dans S, il
serait son plus petit élément.
Supposons maintenant que p(n)soit vrai : l’ensemble {0, 1, . . . , n}est un sous-ensemble de
E. Alors n+1doit également être dans E, sinon il serait le plus petit élément de Squi n’a
pas de plus petit élément. Donc {0, 1, . . . , n, n +1}est un sous-ensemble de Eet p(n+1)est
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