L`Economiste, le Juriste et le Contrat

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Université de Paris I
Panthéon Sorbonne
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75 647 Paris Cedex 13
Analyse Théorique des Organisations et des Marchés
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L'Economiste, le Juriste et le Contrat
Éric BROUSSEAU
Professeur à l'Université de Paris X
Chercheur au FORUM (U. Paris X) et au centre ATOM (Université de Paris 1)
[email protected]
Juin 2000
À paraître dans "Le Contrat au début du XXIe° Siècle ; Mélanges en l'honneur de M. Jacques Ghestin",
sld. M. Fabre-Magnan et C. Jamin,, 2000
1. Le contrat comme substitut au marché
Il y a 25 ans, il eut été impossible d'envisager un tel article, du moins eut-il été bien court tant
il semblait exister une séparation des tâches entre l'économiste et le juriste. Au premier l'étude
du marché, au second l'exégèse du contrat. Bien que largement issue de la révolution des
lumières, qui avait fait du contrat son instrument de prédilection pour établir un lien entre
liberté individuelle et intérêt général, l'économie s'était surtout attachée au cours des deux
siècles précédents à explorer un autre instrument de ce lien : le marché. Au tournant des
années 1970, les choses évoluèrent. Pour affiner leur analyse du fonctionnement des
économies dites "de marché", les économistes cherchèrent à mieux rendre compte de ce dont
sont concrètement formés les marchés : les contrats.
Le marché des économistes — le marché "walrassien" ; cf. Walras [1874] — est en effet une
pure fiction. Un "secrétaire de marché" y centralise l'ensemble des offres et des demandes afin
de déterminer les prix permettant de les équilibrer. Une fois ces prix fixés, ils sont
communiqués à tous les agents économiques qui échangent alors de manière décentralisée et
fixent ainsi les quantités échangées. Grâce au "prix d'équilibres", des millions de décisions
individuelles sont compatibles. Elles convergent vers une affectation des ressources la plus
efficace possible compte tenu de la situation initiale. Sa pureté confère à ce modèle analytique
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une grande puissance : il représente une économie idéale qui sert de référence comme
"optimum". Tout a un prix, néanmoins. Celui de la pureté du modèle est sa non-conformité
aux réalités économiques. Les économie de marchés "réelles" ne sont pas constituées de
marchés walrassiens. Il n'y a pas de centralisation des rencontres entre l'offre et la demande et
les prix sont fixés de manière bilatérale. Voilà pourquoi les contrats apparurent comme le
moyen de rendre compte de la coordination dans une économie décentralisée au sein de
laquelle les agents se coordonnent deux à deux sans secrétaire de marché en fonction des
seules contraintes dont ils ont conscience.
Le succès de cette approche de la coordination économique fut fulgurant. À tel point
qu'aujourd'hui l'économie des contrats est devenu une des bases de tout cursus en économie et
que les théories des contrats sont mobilisées dans tous les domaines de l'économie appliquée.
Il ne faut pas y voir un simple effet de mode ; même s'il faut bien admettre, que les
économistes semblent plus que tous autres sensibles à des mouvements d'engouement
collectif. Les avancées analytiques portées par l'économie des contrats ont en effet été
essentielles et justifient la généralisation de cette approche. L'économie des contrats a permis
de mieux comprendre les structures industrielles, le fonctionnement interne des firmes, celui
d'un certain nombre de marchés, les relations entre l'Etat et ses partenaires économiques, et
même la formation des équilibres macro-économiques (Cf. Brousseau & Glachant [2000b]).
Ainsi, économistes et juristes s'intéressent à une question commune : celle des contrats.
Pourtant, un rapide examen de la littérature souligne la permanence de l'étanchéité des deux
disciplines. Les théories économiques des contrats ne se sont que très peu inspirées des
analyses juridiques, semblant faire fi de siècles de réflexions. Tout juriste découvrant la
littérature économique sur les contrats a donc tendance à considérer comme naïve l'approche
qui y est développée. Cela ne l'incite pas, en retour, à s'inspirer de l'économie des contrats.
Ainsi à quelques exceptions près, telle que le dédicataire de ces lignes, les juristes
contemporains prennent peu en considération les apports de l'économie des contrats, tandis
que les économistes affichent une méconnaissance persistante du droit des contrats.
Certes, les deux disciplines ont chacune leur logique. L'économie a pour objet d'expliquer la
formation des grandeurs économiques afin de comprendre les mécanismes de la répartition et
de la croissance. Le droit a pour fondement l'analyse des règles et des normes afin d'analyser
l'ordre social. Ces différentiels d'objets et de perspectives expliquent la différenciation des
disciplines. Elles ne justifient pas, pour autant, une complète étanchéité, notamment si cette
dernière nuit à la progression de chacune des disciplines. Aussi l'objet de cet article sera de
réfléchir aux apports potentiels de l'économie des contrats aux droit des contrats.
Pour un économiste, l'exercice est difficile. Certes, il apparaît a priori plus facile que
l'expérience inverse : tenter d'expliquer les apports potentiels du droit à l'économie. Il faudrait
en effet se plonger dans les dédales de la littérature juridique — et donc devenir juriste —
pour s'attaquer à une telle entreprise. Il n'en reste pas moins que se risquer à parler des
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"apports" nécessitent une connaissance minimale du droit que l'auteur de ces lignes est loin de
prétendre avoir. Tentons le pari, néanmoins.
Pour comprendre comment l'économie des contrats a pu produire quelques résultats dignes de
l'attention des juristes, il paraît utile de revenir sur les démarches propres aux économistes et
juristes. Lorsqu'ils commencèrent à s'intéresser aux contrats au milieu des années 1970 les
économistes n'eurent pas comme réflexe premier de se tourner vers le droit. Certes, cela peu
surprendre un juriste, mais cela s'explique aisément par la raison pour laquelle les
économistes furent conduits à se pencher sur la question contractuelle : comprendre plus
finement la coordination en économie de marché. Il en ressort une approche économique des
contrats (§ 2) bien différente de l'approche juridique. Cela explique pourquoi l'analyse
économique des contrats n'apporte pas spontanément des réponses aux préoccupations
centrales des juristes (§ 3). Toutefois, elle recèle une vision des contrats en termes
d'engagement et d'incomplétude qui peut être utile aux réflexions juridiques (§ 4). Nous
conclurons en évoquant rapidement la manière dont, en retour, les approches économiques
devraient tirer parti des doctrines et controverses juridiques en matière contractuelle (§ 5).
2. L'analyse des interactions microéconomiques
Si l'analyse économique des contrats semble faire peu de cas de la doctrine juridique, c'est
sans doute parce qu'on la doit avant tout à des Anglo-saxons et plus précisément des
Américains. On le sait, aux Etats-Unis le contrat occupe une place toute différente dans le
Droit. En étant schématique au risque d'être réducteur, le contrat étant l'expression de la
volonté des cocontractants considérés comme des êtres libres, égaux et responsables, le
législateur comme le juge ont peu de raisons d'intervenir dans sa formation ou son contenu.
Hormis les situations extrêmes de dol, les conditions de sa formation importent peu, et son
contenu fait l'objet d'un pouvoir d'interprétation limité de la part du juge. Le contrat est
somme toute l'expression de la philosophie libérale anglo-saxonne. Il institue un ordre entre
les parties qui, à partir du moment où il est librement voulu et ne produit pas d'effets
destructeurs sur l'ordre public, n'a aucune raison d'être remis en cause par un tiers quelconque.
On est donc bien loin de la doctrine juridique romano-germaniste, et plus particulièrement
française, pour laquelle le contrat se doit de respecter un certain formalisme garant de son
utilité et de son équité (Cf. Ghestin [2000]).
Mais au-delà de l'influence anglo-saxonne, il faut surtout voir dans l'absence de prise en
considération par les économistes de la doctrine juridique, une conséquence de la nature des
questionnements de l'économie des contrats. À l'origine, les économistes n'ont pas eu pour
vocation de développer une analyse économique de l'objet juridique qu'est le contrat. Ils se
sont servis de l'acception usuelle et commode de la notion de contrat pour désigner les termes
de l'engagement entre deux agents économiques. Deux projets ont adopté cette démarche. Le
premier visait à analyser la formation des prix, le second voulait analyser les propriétés de la
coordination "hors prix".
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Le premier projet — qui a débouché notamment sur la théorie des incitations ; cf. Hart &
Holmstrom [1987] — cherchait à rendre compte de la spécificité du mécanisme de formation
des prix dans une économie réellement décentralisée (c'est-à-dire dans une économie sans
"secrétaire de marché"). Il s'agit de comprendre comment se forme le prix d'une marchandise
dans le cadre d'une rencontre bilatérale. Analytiquement, le rôle du secrétaire de marché
walrassien est de fournir une information complète à tous les participants. Un prix d'équilibre
reflète, en effet, les rapports entre offre et demande sur le marché considéré, ainsi que sur tous
les autres marchés. Il reflète le désir pour et la rareté relative de la marchandise concernée,
compte tenu de toutes les interdépendances (substitution, complémentarités, etc.). Dans une
économie réellement décentralisée, cette information objective et complète n'est pas
disponible. Chaque participant au marché connaît une partie de cette information — ses désirs
et sa propension à payer pour les satisfaire, ses coûts de production, etc. —, mais personne ne
dispose de la totalité de l'information nécessaire à la fixation des prix et des quantités
d'équilibres. Pour rendre compte d'un tel monde, une économie "de l'information" ou "des
incitations" a été développée. Son objet a été de caractériser les conditions dans lesquelles les
agents s'échangent des biens et services. Ces conditions d'échange sont qualifiées de
"contrats". L'intuition est la suivante. Dans un échange bilatéral, l'une des parties connaît une
information — par exemple la qualité de la marchandise qu'elle détient — que l'autre ne
connaît pas ce qui rend a priori l'échange impossible car la partie sous-informée ne peut
accepter un prix en méconnaissant l'une des caractéristiques essentielles de l'objet de la
transaction. Le contrat — des conditions spécifiques d'échange — va alors constituer un
moyen — qui doit être crédible, car la partie informée peut avoir intérêt à tricher — pour que
la partie informée révèle son information à l'autre. La théorie montre alors que, moyennant le
paiement d'une "rente informationnelle" par la partie sous-informée — représentant le prix de
l'information non-biaisée – la partie informée peut avoir intérêt à révéler son information.
Cette "rente informationnelle" se manifeste concrètement sous plusieurs formes : proposition
d'un prix inférieur au "prix d'équilibre" walrassien" pour un niveau de service donné (ou, ce
qui revient au même, fourniture additionnelle d'un service — par exemple un service aprèsvente — pour un prix d'équilibre donné,) 1, adoption d'un schéma de rémunération basé sur des
primes indexées sur le résultat observé, etc. Dans tous les cas, la mise en place de contrats
"révélateurs" ou "incitatifs" abouti à la formation d'un prix d'échange différent de celui du
marché walrassien puisqu'au prix proprement dit de la marchandise s'ajoute celui de
l'information nécessaire à l'échange. Il suit que l'approche "contractuelle" fournit une théorie
des prix renouvelée. Son objet est donc moins de constituer une théorie économique des
contrats, que de refonder la théorie économique des prix (ou de la valeur). (Cf. Akerlof
[1970], Stiglitz [1977], Shapiro & Stiglitz [1984])
1
Notons que ce n'est ni nécessairement le "fournisseur", ni la partie sous-informée qui doit consentir à verser
une rente informationnelle à l'autre partie. La théorie envisage de nombreuses situations en fonction de la nature
de l'asymétrie d'information et de l'identité de la partie qui a intérêt à lever cette asymétrie
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Le second projet — qui a donné naissance à l'économie des coûts de transaction ; cf. Coase
[1937], Williamson [1985] — visait quant-à-lui à mieux comprendre les conséquences
concurrentielles d'un certain nombre de pratiques contractuelles, voire des opérations de
fusions et acquisitions. Il est né des préoccupations des économistes appliqués, notamment
anglo-saxons, pour qui la législation "anti-trust" fournit un réservoir inépuisable de
questionnements. À partir du moment où il est admis que la trop forte concentration de l'offre
abouti à la formation d'un pouvoir de marché, généralement utilisé dans un sens contraire à
l'intérêt des consommateurs, ce qui finit par nuire à l'intérêt général, il convient de la
contrôler. Interdire définitivement toute concentration n'est cependant, car le regroupement
sous un management conjoint de différentes capacités de production peut être facteur
d'efficacité. Des gains en la matière se manifestent à la fois du côté de la production
(économies d'échelles et d'envergures liées au partage de coûts fixes entre un grand nombre
ou différents extrants, économies de spécialisation et d'apprentissage) et du côté de la
coordination (la coordination hiérarchique — caractéristique de ce qui se passe au sein de la
firme — est parfois plus efficace que la coordination par le marché qui implique des coûts de
négociation, de contractualisation, etc.). Il est donc nécessaire d'arbitrer entre les avantages et
les inconvénients de la concentration. Une fois un niveau "optimal" de concentration défini, il
apparaît nécessaire de s'assurer que les acteurs économiques ne recourent pas à des formes
contractuelles reproduisant dans la coordination interfirmes ce qu'on obtient par la
coordination intra-firmes. D'où l'intérêt des économistes pour toutes les formes de contrat non
conforme à l'esprit des contrats de marché ; c'est-à-dire des contrats fugitifs stipulant pour
l'essentiel un accord sur les quantités, qualités, et prix d'échange. Les accords de franchise, de
distribution, de sous-traitance, de coopération en matière de R&D, (etc.), ont donc fait l'objet
d'une abondante littérature pour évaluer leurs impacts sur le bien-être économique (Cf. les
synthèses de la littérature dans Brousseau & Glachant [2000 a]). L'objectif est d'examiner si
les pertes en efficacité concurrentielle sont compensées par des gains en efficacité productive
et de coordination. On met alors l'accent sur les économies en termes de coûts de coordination
ainsi que sur la modification des incitations à investir dans le développement de certaines
ressources induites par l'adoption de ces formes contractuelles particulières. Cette seconde
approche économique des contrats fournit une théorie renouvelée des effets des contrats
instituant des rigidités (engagement de moyen et long terme) et des obligations (qui ne se
limitent pas à fixer un prix et une quantité d'échange). L'analyse des effets du contrat prend à
la fois en compte ses impacts (négatifs) sur l'intensité de la concurrence et ses effets (positifs)
sur les coûts de coordination et les incitations à investir.
Ainsi, à l'origine, les deux grandes approches économiques des contrats — celle des
"incitations" et celle des "coûts de transaction" — sont elles moins une économie du contrat
que des analyses économiques des effets des contrats. Il suit qu'elles ne s'intéressent que peu
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aux questions centrales qui préoccupent les juristes et qui tournent autour des conditions de
validité et d'exécution des obligations contractuelles2.
Cependant les deux théories ont progressivement évolué vers des problématiques plus larges
sous l'effet de trois mouvements :
•
D'abord, la théorie a cherché à mieux endogénéiser la résolution de l'ensemble des
problèmes de coordination. Il est apparu, en effet, qu'il était difficile de ne pas prendre en
considération les différentes fonctions du contrat au-delà de la détermination du prix ou de
la réduction des coûts de transaction. Plus exactement, la compréhension même de ces
phénomènes est apparu indissociable de celle des autres fonctions du contrat car il y peut
y avoir effet de substitution ou de complémentarités entre les différentes dimensions des
engagements contractuels. Ainsi, l'aménagement d'un mécanisme de coercition peut-il être
une alternative à la mise au point d'un schéma de paiement incitatif. Dans le même esprit,
la compréhension des contrats peut difficilement être indépendante de celle des
environnements dans lesquels ils sont rendus exécutoires. Il a donc fallu mieux penser la
relation existante entre cadre institutionnel et caractéristiques contractuelles.
Progressivement le cadre institutionnel a fait l'objet lui-même d'une tentative
d'endogénéïsation. L'idée est double. D'une part, si les contrats – et donc les possibilités de
coordination — sont contraints par le cadre institutionnel, alors les agents doivent tenter
de modeler ce cadre. D'autre part, s'il existe des phénomènes de substitution entre contrat
et cadre institutionnel — par exemple parce qu'une norme juridique peut simplifier, voire
imposer ou se substituer à, la rédaction de certaines clauses contractuelles — alors contrat
et cadre institutionnel sont co-déterminés (en partie au moins) par les agents qui réalisent
des arbitrages entre coordination contractuelle (interindividuelle) et coordination
institutionnelle (collective) (Cf. Infra § 4)
•
Ensuite, et précisément en rapport avec la question des institutions est apparue une
nouvelle branche de la théorie économique des contrats — la Théorie des Contrats
Incomplets; Cf. Aghion & alii [1994], Grossman & Hart [1986], Hart & Moore [1988] —
qui est en quelque sorte une théorie hybride par rapport aux deux sus citées. Cette théorie
met l'accent sur l'importance des capacités d'observations du juge et sur la nature et
2
Bien entendu des nuances doivent être introduites entre les deux approches car, d'essence plus empirique et
pragmatique, l'approche transactionnelle a nécessairement été amenée à s'interroger sur l'interprétation et les
modalités effectives d'exécution de clauses contractuelles réelles. Les pratiques et interrogations juridiques ont
donc dès l'origine fait l'objet d'une attention particulière. Cela est sans doute lié à la personnalité d'une partie des
contributeurs essentiels à cette approche, notamment Ronald Coase. Ce dernier est, en effet, généralement
considéré comme l'un des pères de l'analyse économique du droit (Law and Economics) puisque son article de
1960 a été à l'origine d'une multitude d'études sur les conséquences s économique des règles et pratiques
juridiques. L'analyse de Williamson [1985] est ainsi influencée par la sociologie du droit de MacNeil [1974].
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l'efficacité des contrats qui peuvent être signés. Elle a contribué à attirer l'attention des
économistes sur l'influence du cadre juridique sur l'économie des contrats.
•
Enfin, le développement de l'analyse économique du droit a lui aussi conduit les
économistes à mieux intégrer les contraintes juridiques dans leurs raisonnements. Dans
certains cas, ils ont même été amenés à s'inspirer des raisonnements des juristes car, que
ce soit pour analyser les pratiques juridiques effectives ou pour émettre des
recommandations en la matière, il est nécessaire de s'intéresser à la manière dont les
contrats sont effectivement conçus et mis en œuvre (e.g. Schwartz [2000].
Au total, les évolutions de l'analyse économique des contrats ont conduit à une analyse, qui
reste fondamentalement soucieuse de l'impact des contrats sur les grandeurs ou l'efficacité
économique, mais tente désormais de véritablement penser l'économie du contrat. On reste
cependant loin de la logique des juristes.
3. La formation et l'exécution des obligations
Il ne saurait être question de proposer ici une tentative de synthèse, par un économiste, de
l'approche juridique des contrats. L'exercice serait d'autant plus périlleux qu'il supposerait une
quelconque capacité, à faire le tour des doctrines. Il s'agit plutôt de tenter d'expliquer ce qui,
du point de vue d'un économiste, caractérise la différence de perspective entre l'approche
juridique et l'approche économique du contrat, ainsi que les raisons pour lesquelles l'économie
des contrats n'est pas nécessairement apte à soutenir les réflexions juridiques là où on
l'attend3.
"Le contrat un accord de volontés, qui sont exprimées en vue de produire des effets de droit et
auxquels le droit objectif fait produire de tels effets" (Ghestin [1990]). Si on admet qu'une
telle définition puisse constituer la référence en matière juridique, on comprend mieux les
différences de perspectives entre juristes et économistes. Elles portent sur les deux aspects de
la proposition.
Revenons d'abord sur la première. Pour le juriste, l'accord de volonté est l'élément constitutif
essentiel du contrat. Le droit des contrats va donc être en partie focalisé sur la capacité d'un
contrat à représenter effectivement la volonté des parties. Il en découle deux préoccupations
principales nécessaires à la validation juridique du contrat:
•
3
la conformité de la procédure de conception du contrat : elle est destinée à garantir le
consentement effectif des deux parties aux termes de l'accord auxquels elles souscrivent
Précisons d'emblée, s'il en était besoin, que nous ne retiendrons ici que le contrat synallagmatique
—8—
•
le respect d'une norme de justice dans l'échange et d'équilibre dans le contrat : elle garanti
que le contrat soit effectivement la manifestation de l'accord de volonté des parties en
s'assurant que les inégalités entre les parties ne conduisent pas certaines d'entre elles à
accepter des conditions d'échanges contraires à leur intérêt (Ghestin [2000], Jamin
[2000]).
Du point de vue de la logique économique, chacune de ces deux questions est extérieure à
l'analyse des contrats. Il suit qu'il n'y a pas dans l'analyse économique de réponse explicite
aux questions que se posent les juristes sur ces points. Si les juristes n'attendent probablement
rien des économistes sur la question des modalités de formation des contrats, il n'en va
probablement pas de même sur la question de la justice dans les relations contractuelles.
La question des modalités de formation du contrat préoccupe peu l'économiste du fait du
modèle d'agent à partir duquel il raisonne. L'homo oeconomicus est un individualiste
rationnel, même si sa rationalité n'est pas toujours parfaite (Cf. infra § 4). Il est donc sensé
accepter un engagement contractuel en connaissance de cause quelle que soit la procédure
suivie, que le contrat soit d'adhésion ou non, etc. Hormis dans les cas extrêmes de violence
physique ou morale, il n'y a donc pas de raison, pour un économiste de s'interroger sur la licité
d'un contrat à partir du moment où il y a preuve ou témoignage de son existence. Si les parties
l'ont accepté, elles l'ont fait rationnellement. Il n'y a donc pas lieu de revenir sur des
engagements contractuels au motif qu'a posteriori on pourrait constater qu'ils ne
correspondaient pas initialement à la volonté des parties. Le faire pourrait, tout au contraire
avoir des conséquences désastreuses. D'une part, elle encouragerait l'irresponsabilité dans
l'adhésion à des contrats. D'autre part, elle ferait perdre toute crédibilité à des engagements
qui sont avant tout des moyens de sécuriser la coordination ; cela empêcherait la réalisation de
nombreuses transactions.
Concernant la question de la justice contractuelle, il convient tout d'abord de souligner deux
points :
•
Premièrement, puisque le contrat est accord librement passé entre deux individus
rationnels et individualistes, il ne viole pas a priori les intérêts des parties. Il est donc
conforme à une forme minimale de justice dans la mesure où, sauf s'il résulte de
manœuvre frauduleuse, il ne peut détériorer le bien-être initial d'aucun des contractants.
•
Deuxièmement, il n'existe pas réellement de concept de justice en économie. En la
matière, l'économiste est à la remorque du philosophe. Ce dont dispose l'économiste c'est
un critère d'efficacité (le critère de Pareto, Cf. Pareto [1906]. Il est néanmoins important
de préciser d'emblée que ce critère n'est qu'un critère partiel — il ne permet pas d'établir
une comparaison entre toutes les situations possibles — et qu'en plus il n'est pas
unanimement reconnu. Un économiste ne peut donc fournir que des normes de jugement
imparfaites et discutables. Il a tendance à penser que si un prix ou des conditions
—9—
d'échange ont été acceptées de part et d'autre, elles sont a priori conformes aux intérêts
des deux parties et ont donc peu de raisons d'être considérées comme injustes.
Cela nous conduit à faire trois observations sur les questions de l'équilibre contractuel et du
juste prix :
•
Primo, la théorie contemporaine des contrats aboutit au paradoxe qu'en bouleversant la
théorie traditionnelle des prix, elle prive l'économiste d'une référence en matière de prix
efficace ou "juste". En effet, son principal résultat consiste à mettre en évidence que le
prix dépend éminemment des spécificités de la situation bilatérale entre les parties
(asymétries d'information, interdépendances, etc.). Définir un juste prix est donc
impossible, car on peut toujours arguer des spécificités d'une situation pour expliquer un
niveau de prix.
•
Secundo, pour les économistes, les sources d'un éventuel déséquilibre contractuel sont
extérieures au contrat lui-même. Elles découlent d'une asymétrie de substituabilité entre
les deux partenaires permettant à celui qui est le moins substituable d'imposer ses
conditions à l'autre. Ceci se rapporte à l'analyse traditionnelle du pouvoir de marché. Les
moyens de lutter contre ce pouvoir de marché sont pour l'essentiel extra-contractuels et
portent précisément sur la structure de l'offre et de la demande plus que sur le contrat luimême.
•
Tertio, les économistes sont surtout parvenus à mettre en évidence les conséquences de
certaines pratiques contractuelles sur les tiers. Comme nous l'avons rappelé plus haut, les
contrats interentreprises peuvent être mis en œuvre pour produire des effets identiques à
ceux de l'intégration verticale. La question est donc moins celle du déséquilibre intracontractuel que du déséquilibre produit par certains types de contrats sur les relations
avale ou amont.
Au total, la littérature économique sur les contrats ne considère pas l'équilibre contractuel
comme une question centrale et pertinente. D'une part, le contrat est par essence la résultante
d'un accord respectant les intérêts bien compris des deux parties. D'autre part, un éventuel
déséquilibre est lié à des causes extra-contractuelles auxquelles il convient de remédier
principalement par d'autres moyens que l'action sur les contrats.
Abordons maintenant le second volet de l'approche "juridique" du contrat. Elle porte sur la
production des effets de droit. L'approche juridique va donc se focaliser sur les moyens par
lesquels ces effets sont produits. Dès lors trois questions principales émergent pour le
juriste (Cf. Malinvaud [1992]):
•
celle de la force des obligations entre les parties : si des litiges surviennent dans
l'exécution du contrat comment interpréter et rendre exécutoires les engagements initiaux.
— 10 —
•
celle de l'incomplétude des obligations entre les parties : l'engagement contractuel peut
induire des effets non pris en compte explicitement dans le contrat (par exemple, des
risques d'accidents). La gestion de ces effets conduit à pénétrer dans le maquis des règles
de responsabilité.
•
celle de la transmissibilité des obligations : Quels sont les effets des obligations sur les
tiers ? Sont-elles transmissibles à des tiers externes à la paire de contractants ?
Du point de vue de l'analyse économique, les deux dernières questions sont très largement
extérieures à la question contractuelle. Il ne s'agit pas, bien entendu, de nier leur importance
pratique, mais de souligner que l'analyse économique des contrats ne les éclaire pas d'un jour
nouveau par rapport à l'approche juridique ou à d'autres pans de l'analyse économique.
Même en droit, la question de la responsabilité apparaît en réalité étrangère au droit des
contrats. Ce n'est que par accident qu'elle a fait irruption dans le droit des contrats, à
l'occasion du développement du machinisme (Malinvaud [1992]. Il s'est agi de palier un
certain nombre d'externalités négatives liés aux conséquences de l'utilisation de machines sur
des individus autres que leurs propriétaires (clients, employés, voisins, etc). Afin de remédier
aux conséquences de l'absence d'une réglementation précise des responsabilités incombant
aux propriétaires de ces machines, le législateur a recouru à l'aménagement du droit des
contrats. Il en va de même en économie. La question de la responsabilité est analytiquement
différente de celle des contrats. Elle a fait l'objet, d'ailleurs, de développement important dans
le cadre de l'économie du droit et de l'économie de l'assurance. Ceci renvoie bien sur à
l'importance prises par les affaires de responsabilité civile aux Etats-Unis au cours du dernier
quart de siècle.
La question de la transmissibilité des obligations est du point de vue de l'économiste une pure
question juridique. En effet, elle ne pose en soi à l'économiste aucun problème. Si un contrat
délimite clairement des ensembles de droits et devoirs, il s'agit de quelque chose de très
comparable analytiquement à un droit de propriété, et il n'y a pas de raison pour s'opposer à
son libre transfert. Bien au contraire, une telle transférabilité garantit une meilleure allocation
des obligations, et une plus grande crédibilité de ces dernières. En effet, puisqu'une partie qui
ne désire plus faire face à ses obligations peut les céder ainsi que les contreparties qui s'y
attache, elle a peu de raison de remettre en cause le principe même de ces engagements.
La question de l'exécution des engagements est en revanche aussi cruciale pour l'économiste
que pour le juriste. En effet, pour un économiste, la notion d'engagement caractérise le
contrat,. La question de leur crédibilité est donc essentielle. Elle dépend des modalités de
mise en œuvre du contrat, car elle importe lorsqu'il y a divergence sur à l'interprétation des
termes du contrat, ou lorsqu'il y a volonté délibérée de ne pas honorer ses promesses. C'est
sans doute dans ce domaine que les réflexions des économistes peuvent être les plus
stimulantes pour les juristes.
— 11 —
4. Engagement et Incomplétude Contractuelle
Si l'on revient à l'univers dans lequel les économistes pensent le contrat, une caractéristique
essentielle émerge : la notion d'engagement. L'échange économique est caractérisé par des
incertitudes qui ne peuvent être surmontées que par des engagements contractuels.
Plus précisément deux types d'incertitudes doivent être surmontées pour parvenir à un
échange :
•
Il s'agit d'abord d'une incertitude sur les caractéristiques de l'objet de l'échange : en
l'absence de transparence totale de l'information – c'est-à-dire si aucun mécanisme gratuit
ne met à la disposition de tous une information objective et complète sur les
caractéristiques des biens et services que chaque partie cède à l'autre — alors il existe un
risque d'erreur ou de tromperie sur ce qui est donné ou reçu.
•
Il s'agit ensuite d'une incertitude sur le déroulement de l'échange : comme la plupart des
échanges ne se dénouent pas instantanément, un décalage peut survenir entre les
incitations des parties au moment où elles s'accordent sur les termes de l'échange et le
moment où elles réalisent l'échange.
Dans un monde peuplé d'agents individualistes et rationnels, ces deux types d'incertitudes
risquent de bloquer toute velléité d'échange, et donc de production. L'incertitude sur les
caractéristiques des échanges ouvre la voie à des phénomènes de tricherie. Entendons nous
bien, les économistes ne pensent pas que la tricherie soit systématique, qu'aucun individu ne
puisse être altruiste ou fondamentalement honnête, mais ils mettent l'accent sur le fait qu'à
partir du moment ou certains individus ne le sont pas et qu'ils ne peuvent pas être dûment
identifiés faute d'une information parfaitement transparente, alors chaque agent peut éprouver
à juste raison un sentiment de défiance vis-à-vis de ce que peut lui fournir tout autre agent. Il
va donc hésiter à réaliser une transaction avec lui, car il risque de ne pas récupérer une
contrepartie dont la valeur soit conforme à ce qu'il attend. Cette défiance est bien sûr
renforcée lorsque l'on prend en considération l'inscription temporelle de l'échange. Puisque les
conditions économiques vont changer entre le moment de l'accord et le moment de sa
réalisation concrète, une des parties peut ne plus avoir intérêt à respecter ses engagements
initiaux. Dans les deux cas, cette défiance se traduit par un défaut d'incitation. Les parties qui
pourraient avoir intérêt à réaliser un échange peuvent ne pas l'entreprendre ou le réaliser à un
niveau inférieur à ce qui serait optimal pour chacune d'entre elles. Cela signifie, par exemple,
qu'un prestataire de service ne va pas faire l'effort "optimal" parce qu'il est incertain de la
contrepartie qu'il va obtenir. Cela résulte d'un comportement économique rationnel.
L'incertitude entraîne une diversification des risques et donc un moindre investissement dans
chaque transaction.
Il est bon de noter au passage que dans les approches économiques des contrats, la notion
d'échange ou de transaction reçoit une acception très large. Il s'agit en réalité d'une relation
— 12 —
entre agents économiques. Cela concerne donc la transaction commerciale sur un bien ou un
service, comme la réalisation conjointe d'un projet industriel ou commercial. Dans tous ces
cas, les parties envisagent des apports de ressources en échange de contreparties, avec l'espoir
que la valeur de ces dernières excédera celle des premières soit parce qu'une réallocation des
ressources permettra à chacun de bénéficier d'une affectation de ressources plus désirable
(échange), soit parce que la combinaison des apports conduira à créer des ressources
supplémentaires (co-production).
Quoi qu'il en soit, l'incertitude risque d'engendrer soit des blocages, soit un niveau sous
optimal de transaction (au sens où les agents n'échangent pas au niveau où ils obtiendraient la
plus grande satisfaction possible). Dans ce contexte, le contrat apparaît comme le moyen de la
réalisation des échanges et l'atteinte d'un niveau optimal de transaction. Toute solution
purement institutionnelle paraît, en effet, insuffisante, car il faudrait que les institutions soient
parfaites, c'est-à-dire capables d'une part de garantir une parfaite transparence de l'information
entre les parties (première forme d'incertitude), d'autre part d'assurer une répression
systématique des comportements opportunistes (seconde forme d'incertitude). Autrement dit,
il faudrait que le système institutionnel dispose d'un système de mesure capable d'évaluer les
différentes caractéristiques de tout ce qui peut faire l'objet d'un échange (actif physique,
immatériel, service) ; qu'il certifie a priori toute proposition de transaction ; qu'il s'assure expost que les intrants et extrants dans la transaction sont bien conformes à ce qui avait été
envisagé, ou en tous les cas conformes aux exigences des parties ; qu'il réprime enfin de
manière crédible tout écart par rapport aux engagements s initiaux, ou à défaut qu'il assure
une indemnisation de la partie lésée. Les économistes ne considèrent pas cette hypothèse
satisfaisante pour trois raisons. Premièrement, l'hypothèse d'un cadre institutionnel parfait
apparaît peu réaliste. Elle suppose que toute marge de manœuvre individuelle soit impossible,
ce qui apparaît évidemment contradictoire avec les observations empiriques les plus
élémentaires. Les Etats les plus totalitaires ne parviennent jamais à contrôler totalement les
comportements de leurs citoyens. Quant aux institutions des sociétés démocratiques,
soucieuses de protéger les libertés individuelles, elles recèlent de principes (droits de la
défense, présomption d'innocence, etc.) qui conduisent nécessairement à une répression très
imparfaite des comportements déviants. Deuxièmement, sur le plan logique, un cadre
institutionnel parfait apparaît largement inatteignable. À moins de considérer que les
individus sont dotés d'une rationalité parfaite — c'est-à-dire de capacité de calcul infini — et
bénéficient d'une information parfaite — c'est-à-dire complète et gratuite —, on ne voit pas
comment ils pourraient bâtir un cadre institutionnel doté des capacités mentionnées plus haut.
De plus, si l'on suppose que les individus sont parfaitement rationnels et bénéficient d'une
information parfaite, alors un tel cadre institutionnel n'est plus utile, car il existe de facto par
la réunion des individus constituant la société puisque chacun peut observer les
comportements des autres, évaluer précisément leurs impacts et même les anticiper. Toute
déviance est donc impossible parce qu'immédiatement identifiée et réprimée. L'existence d'un
cadre institutionnel parfait pour encadrer les échanges est donc logiquement incohérente.
Troisièmement, et parce que les économistes sont précisément des économistes, ils constatent
— 13 —
qu'un cadre institutionnel parfait, s'il était réalisable, ne serait probablement pas
économiquement justifié. Si on prend en considération le coût du cadre institutionnel. C'est-àdire les coûts des efforts des agents qu'on dédie aux opérations de certification, coercition,
(etc.), alors il arrive un moment où le coût de certaines déviances est inférieur à celui de leur
évitement. Il devient dès lors a-économique de les réprimer toutes.
L'hypothèse d'un cadre institutionnel parfait étant écartée, seul l'engagement contractuel
apparaît capable de lever les incertitudes propres à l'échange. Le contrat est en effet un
engagement par lequel les parties vont tenter de lever ces deux catégories d'incertitudes en se
promettant réciproquement des apports qui garantissent potentiellement (i.e. aux aléas non
maîtrisables par les parties près) la valeur des contreparties reçue par chacun. Ainsi chacun
pourra en toute sécurité "investir" au niveau optimal dans la transaction. Il importe alors de
s'interroger sur la manière de garantir la crédibilité de l'engagement. Les économistes vont
mettre l'accent sur deux points : la vérifiabilité et la flexibilité.
Les différentes approches économiques des contrats mettent toutes l'accent sur la notion de
vérifiabilité. Un engagement contractuel ne peut être totalement auto-exécutoires et se
caractérise toujours par une référence à un tiers externe qui va garantir en dernier ressort son
exécution. Le problème est dès lors le suivant : comment assurer la crédibilité de
l'engagement garanti par ce tiers. Implicitement, ce dernier est le cadre institutionnel — on le
personnifie même en parlant généralement du "juge" —, mais ce pourrait être un agent
quelconque disposant de moyens de coercition et constituant l'ultime recours des parties (ce
pourrait donc être une instance arbitrale). Par hypothèse, ce cadre institutionnel ne peut
qu'être imparfait (sans quoi, encore une fois, la contractualisation est inutile). Cette
imperfection se traduit dans l'idée d'invérifiabilité : il existe des variables pertinentes pour
l'échange qui ne sont pas observables par le tiers externe. Il ne peut donc déterminer ex-post si
les engagements pris pas les agents concernant ces variables ont été respectés. Elles sont donc
non-contractualisables car tout engagement à leur propos serait non crédible
puisqu'invérifiable. L'économie des contrats met par ce biais l'accent sur l'impact des
institutions sur le "design" contractuel. Deux catégories de leçons peuvent être retenues de
l'approche en termes d'invérifiabillité. Elles portent sur les contrats eux-mêmes, d'une part, sur
les institutions, d'autre part.
La première série de leçons est liée à l'idée que les contrats sont dépendants du cadre
institutionnel dans lequel ils sont mis en œuvre. Plus précisément, les catégories de contrats
"implémentables" dépendent des capacités d'observation des "systèmes judiciaires" dans
lesquels ils sont mis en œuvre. Cela est particulièrement clair dans le cadre de la théorie des
contrats incomplets (cf. Brousseau & Fares [2000], Fares [2000]). On y montre qu'il est
possible de résoudre les problèmes de crédibilité d'engagement dans un contexte où certaines
variables clés ne sont pas contractualisatbles à partir de la mise au point de "cadres de
renégociation" qui reposent sur l'instauration d'"options de défaut" qui sont des niveaux
— 14 —
d'échanges minimaux définis a priori. L'instauration d'un cadre de renégociation est un moyen
d'inciter au moins l'une des parties à réaliser le niveau "efficace" d'effort ou d'investissement
(non contractualisable) parce qu'il a la garantie qu'a posteriori le niveau de l'échange pourra
être ajusté en fonction de l'investissement effectivement réalisé et de l'état de l'environnement.
Une certaine flexibilité (cf. infra) protégeant les apports non contractualisables de cette partie,
elle est incitée à faire l'apport "efficace". Les marges de flexibilité pourraient néanmoins être
utilisées par cette partie pour nuire aux intérêts de l'autre. D'où l'instauration d'une option de
défaut destinée à protéger les intérêts de la seconde partie en lui garantissant des conditions
minimales d'échange. Si cette option est bien calculée, la seconde partie sera aussi incitée à
faire un apport "efficace". La théorie montre cependant que ces options de défaut "optimales"
sont très sophistiquées et requièrent des capacités de supervision très fines pour être mise en
œuvre. Le "juge" doit être en mesure de s'assurer que l'option est effectivement exécutée et
qu'elle ne fait en aucun cas l'objet d'une renégociation. Il peut s'avérer, en effet, que les deux
parties aient intérêt a posteriori à ne pas respecter l'option de défaut. Cette dernière est
calculée a priori en fonction de la moyenne (l'espérance mathématique) des situations futures
dans lesquelles cette option sera exercée. Or a posteriori les contractants sont dans une
situation précise où les conditions minimales d'échanges imposées par l'option de défaut
peuvent ne pas être les plus souhaitables pour aucun des deux. Si le juge ne peut empécher
une renégociation de cette option (parce qu'il est incapable d'observer les conditions réelles
d'échange), alors les parties anticiperont qu'elle ne constitue pas un engagement crédible. A
priori la partie qui est en principe protégée par cette option n'investira pas de manière
optimale. Il suit que la capacité des parties à mettre en œuvre un contrat "optimal" — c'est-àdire les incitant à réaliser les niveaux "efficaces" d'apports sur les variables non
contractualisables — dépend étroitement des capacités des institutions judiciaires à rendre
exécutoire les options de défauts requises. Dit autrement, les agents doivent adapter l'option
de défaut qu'ils conçoivent aux capacités des institutions de supervision qu'ils mobilisent pour
garantir leur accord.
La seconde série de leçons porte précisément sur le "design" institutionnel. On peut tenter
d'agir sur les caractéristiques du cadre institutionnel pour qu'il constitue une ressource
permettant aux agents de contractualiser efficacement en étant en mesure d'implémenter les
options de défaut "optimales". Deux dimensions peuvent être mis en exergue : les règles de
comportement du juge et le degré de spécialisation de ce dernier.
•
Puisque le contrat institue des conditions d'échange — une option de défaut — qui peut se
révéler inefficace pour les deux parties ex-post, le juge peut hésiter entre autoriser ou non
la renégociation. La première solution – qu'on qualifiera de parétienne — rend possible un
ajustement a posteriori optimal. Il tient compte du fait que l'intérêt commun des parties
évolue au cours du temps et que leur accord de volonté présent doit primer sur leur accord
de volonté passé. Cela étant, elle ruine la crédibilité de l'engagement et donc l'édifice
contractuel. L'attitude — qu'on qualifiera de "judiciaire" — consistant à sacraliser les
engagements du passé préservera cette crédibilité au détriment de l'efficacité des
— 15 —
ajustements ex-post. L'analyse économique met donc l'accent sur le dilemme du juge.
Dans le cas où il a affaire à des contrats destinés à garantir des apports non
contractualisables, il devrait dans la mesure du possible contraindre à l'exécution forcée
(ou, à défaut, au paiement de dommages élevés) pour maintenir la crédibilité des options
de défaut. Dans le cas contraire, une attitude plus parétienne peut être admise.
•
La capacité des agents à mettre au point des clauses de défaut "sophistiquées" leur
permettant d'atteindre des conditions transactionnelles optimales dépend étroitement de la
capacité d'observation du juge (i.e. est inversement proportionnelle au degré
d'invérifiabilité). Plus le juge est "spécialisé", plus il constitue un cadre "institutionnel"
favorable à la réalisation de transactions efficaces. En pratique, la spécialisation du juge
peut être obtenue par deux moyens, le cas échéant complémentaires. D'abord, il peut s'agir
de spécialiser les institutions judiciaires. Plus une chambre est spécialisée sur un domaine
du droit, dans une industrie considérée, sur un type de litige, plus on peut s'attendre à ce
que des effets d'apprentissage, l'accès à des réseaux d'information, et le développement
d'une mémoire, augmentent la capacité de vérification des juges. Ensuite, il peut s'agir du
recours à des institutions privées. Par ce terme générique, on désigne les ressources qui
sont généralement créées par les membres d'une communauté — par exemple un secteur
d'activité ou une filière industrielle — pour supporter la coordination entre eux. Il s'agit de
la vaste gamme des organismes de normalisation et certification, des syndicats et ordres
professionnels, de réseaux relationnels et clubs, (etc.) qui concourent à la conception et à
la mise en œuvre de normes qui si elles ne sont pas "juridiques" y ressemblent fortement
dans la mesure où elles sont destinées à faciliter la coordination et à garantir un ordre
public "privé" (Cf. Brousseau [2000]). Ces institutions privées peuvent elles aussi
contribuer à augmenter considérablement la vérifiabilité des contrats. Soit, elles
constituent directement des organes quasi-judiciaires destinées à garantir l'exécution des
contrats en dernier ressort. D'une certaine manière, les tribunaux arbitraux peuvent être
interprétés ainsi. Soit, elles contribuent à fournir au juge privé ou judiciaire, une
information plus fine et plus fiable. C'est le rôle que peuvent jouer des dispositifs
informels — comme les réseaux informationnels dans une communauté professionnelle
— ou plus formels — comme un organe de contrôle professionnel — en fournissant au
juge des informations et des capacités d'expertise pour l'interpréter (Cf. Bessy &
Brousseau [1998], Ménard [2000], part V)..
Ainsi, l'efficacité des contrats apparaît comme largement tributaire d'un alignement de ces
derniers sur le cadre institutionnel, mais ce dernier n'apparaît pas comme une contrainte
totalement externe aux agents. Bien au contraire, la capacité de vérification du "juge" peut
être affecté par la modification de l'organisation des instances judiciaires ainsi que par
l'aménagement d'institutions privées et l'établissement d'une coopération entre ces dernières et
le cadre judiciaire.
— 16 —
Le second point sur lequel l'économie des contrats insiste concerne la nécessaire flexibilité de
ces derniers. Si l'on admet que le contrat est avant tout un engagement destiné à garantir le
niveau "efficace" d'investissement des parties dans la transaction, alors il convient de s'assurer
que les parties n'auront pas ex-post intérêt à rompre l'engagement. La coercition — la
supervision par le tiers externe — n'est pas toujours le meilleur moyen d'assurer l'exécution
effective des engagements. D'un point de vue économique, elle a trois défauts : elle est
coûteuse, souvent longue (délais des instructions et des procédures), et parfois inefficaces (la
présomption d'innocence contribue à empêcher la condamnation d'une partie des délinquants,
et la rationalité limitée du juge, de même que son niveau imparfait d'information, peuvent le
conduire à condamner à tort un innocent). Dans ces conditions, il est préférable de ne pas
recourir aux instances externes pour forcer l'exécution des engagements (même si elles sont
nécessaires pour les garantir en dernier ressort). Il convient au contraire d'inciter les agents
économiques à respecter leurs engagements. La théorie des coûts de transaction insiste
notamment sur le rôle de la flexibilité en la matière.
Si on admet, d'une part, que les agents ont une rationalité limitée — imaginer l'ensemble des
solutions à un problème complexe est long et coûteux ; Cf. Simon [1947] —, d'autre part, que
l'avenir est réellement incertain — certains des problèmes auxquels les agents seront
confrontés dans le future ne peuvent pas être imaginés par les agents économiques ; Cf.
Knight [1921] —, alors les contractants ne peuvent mettre au point des contrats assurant que
les conditions d'échanges prévues a priori seront les meilleures possibles dans les états de
l'environnement auxquels ils seront réellement confrontés. Dans ce contexte, mettre au point
un contrat spécifiant tout à l'avance afin de garantir chacune des parties contre les défaillances
de l'autre risque d'avoir un résultat contraire à l'effet recherché. Si le contrat est rigide et
s'avère inapproprié ex-post, les chances sont grandes qu'une des parties au moins préfère ne
pas remplir ses obligations contractuelles (quitte à payer des dommages… mais en espérant
aussi, le cas échéant, que les défaillances des institutions judiciaires conduiront à ne payer que
tardivement des dommages faibles). Un contrat complet — prévoyant les obligations des
parties dans tous les futurs pertinents possibles — et rigide — n'anticipant pas de possibles
d'aménagements de ces engagements initiaux — ne constitue donc qu'une garantie de
mauvaise qualité. Le seul mode d'ajustement possible en cas d'inefficacité ex-post étant la
rupture unilatérale (en pratique, impossible à empêcher), les parties anticipent les failles d'un
tel engagement, et n'ont pas les "bonnes" incitations à investir. C'est pourquoi, un arrangement
contractuel doit être flexible. Il doit autoriser les parties à réviser ex-post leurs engagements
initiaux en fonction des situations futures auxquelles elles seront confrontées (Cf. Goldberg &
Erikson [1987], Crocker & Masten [1991]). Cependant, si les engagements initiaux doivent
être révisés, il ne sert à rien de vouloir rédiger des contrats complets. Au contraire, il faut
d'emblée admettre que le contrat sera incomplet — qu'il ne prévoit pas tout — et le concevoir
comme un mécanisme destiné à encadrer de futurs processus d'ajustement entre les parties. Le
contrat incomplet constitue, dans le cas de relations de long terme dans un univers incertain,
une meilleure garantie qu'un contrat complet parce qu'il est flexible. Il doit moins chercher à
imposer des obligations précises aux parties qu'à aménager un mécanisme efficace de prise de
— 17 —
décision qui sera chargé de définir ex-post les comportements requis. La clé de la flexibilité
est donc l'aménagement de droits de décision concernant la définition des futurs termes de
l'échange. En pratique ces droits peuvent être partagés entre les parties — et l'on aménage un
mécanisme de négociation — ou confiés à l'une d'entre elles — et l'on aménage un
mécanisme d'autorité4. (Cfousseau [1993])
Ainsi, l'économie des contrats met l'accent sur l'utilité de l'incomplétude des contrats et sur
celle de son pendant : l'aménagement de mécanismes autoritaires ou de négociation. Dans un
cas comme dans l'autre, ils permettent de "flexibiliser" les engagements, ce qui les rend plus
crédibles. De tels engagements crédibles et flexibles sont indispensables lorsque les
opérateurs sont appelés à prendre des risques élevés dans un contexte incertain. L'autorité
judiciaire ne doit pas considérer les contrats incomplets comme des engagements nuls et non
avenus. Elle doit admettre la renégociation, tout en étant attentive à éviter la renégociation des
clauses de défaut qui bornent, précisément, le mécanisme de renégociation. Cela renforce
donc la complexité de la tâche des instances garantissant en dernier ressort l'exécution des
contrats, et plaide pour leur grande spécialisation.
Un point important doit être ajouté. Pour l'économiste, le choix entre mécanisme d'autorité
unilatérale et négociation n'est pas nécessairement la résultante de l'expression d'un pouvoir
de marché quelconque, d'un phénomène de domination économique. Il s'agit du résultat d'un
arbitrage entre coûts de prise de décision et coûts induits pas la mauvaise qualité potentielle
de ces décisions, qualifiés de coûts de "maladaptation". Organiser un mécanisme de
négociation implique une certaine duplication des efforts. Les deux parties doivent s'informer
sur l'état de leur environnement, calculer des solutions. Il y a inévitablement des redondances
sans quoi elles pourraient craindre de négocier avec l'autre dans un état d'infériorité
informationnelle. Par ailleurs, la décision conjointe est toujours plus lente que la décision
individuelle car il faut faire converger des anticipations, des préférences, des connaissances au
départ hétérogènes. La décision qui résulte d'un tel processus a, en revanche, de fortes
chances d'être mieux adaptée qu'une décision individuelle à la situation rencontrée. Elle tient
compte d'un plus grand nombre d'information, intègre correctement les préférences des deux
parties, s'appuie sur deux rationalités qui se complètent, etc. Ainsi, le choix entre autorité
centralisée et négociation va découler d'un arbitrage entre coûts de maladaptation et coûts de
prise de décision. Si on est dans une situation où les risques de maladaptation sont faibles
parce que celui qui va disposer des droits de décision ne pâtira pas d'un désavantage
informationnel ou cognitif fort, et dans la mesure où il peut garantir à l'autre partie une option
de défaut excluant qu'il profite de manière opportuniste de son droit de décision, alors on
préférera implémenter un système d'autorité centralisée pour économiser sur les futurs coûts
4
En toute rigueur, en réalité, dans les deux cas, il s'agit d'un mécanisme d'autorité. Les deux parties acceptent
contractuellement a priori de se subordonner à un mécanisme de décision qui peut être co-géré par les deux
parties (négociation) ou par une seule d'entre elles (autorité "centralisée")).
— 18 —
de prise de décision. Dans le cas contraire, si le pilotage de la coordination exige l'association
de capacités cognitives et d'informations très hétérogènes, ou s'il n'est pas possible de garantir
par une option de défaut crédible protégeant les parties contre l'exploitation abusive de droits
de décision asymétriquement distribués, alors, il devient nécessaire d'implémenter un
mécanisme de négociation.
Au total, l'analyse économique des contrats met l'accent sur le rôle d'engagement crédible du
contrat. Il se justifie principalement par la nécessité de surmonter les incertitudes (asymétries
d'information et incertitude "radicale" sur l'avenir) dans la coordination entre les agents
économiques pour inciter les agents à investir (intensité de l'effort et niveau des apports
d'actifs) à un niveau "optimal" dans la transaction. Dans ce cadre, le contrat doit à la fois être
rigide et flexible. La flexibilité concerne les obligations contractuelles. La logique de
l'engagement ne doit pas s'opposer à une adaptation efficace des obligations des parties aux
circonstances changeantes de leur environnement économique, technique, concurrentiel. Les
contrats doivent donc être incomplets et aménager des mécanismes de décision a posteriori
chargés de spécifier au fur et à mesure des interactions les droits et devoirs concrets des
parties5. En revanche les bornes de ce mécanisme de prise de décision — les clauses de défaut
— doivent être extrêmement rigides. Elles constituent les seules garanties de crédibilité de
l'engagement initial. Elles doivent ne jamais pouvoir être remises en cause. Comme il existe
toujours des risques que les parties elles-mêmes puissent avoir intérêt ex-post à renégocier,
elles doivent s'en remettre à un tiers externe pour garantir leurs engagements. Dès lors, la
crédibilité de l'édifice contractuel ne repose que sur sa capacité de superviser efficacement
l'application des contrats. Cela induit tant une organisation adéquate du système judiciaire,
qu'un recours aux institutions privées appropriées.
5. L'économiste et le juriste
La présence de ce texte, commis par un économiste, dans cet ouvrage à dominante juridique
témoigne de l'intérêt réciproque que les deux disciplines portent l'une à l'autre depuis quelques
années en France. À travers la démarche suivie ici nous voudrions insister sur l'esprit dans
lequel ce dialogue doit être construit.
5
Naturellement, il n'est pas toujours justifié au plan économique de mettre en place un mécanisme de prise de
décision a posteriori. Encore une fois l'implémentation d'un tel mécanisme découle d'un arbitrage entre coûts de
prise de décisions et coûts de maladaptation. D'un côté, un mécanisme de prises de décision — basé sur l'autorité
unilatérale ou la négociation — est coûteux. De l'autre, il limite les coûts de maladaptation quand l'avenir est
complexe ou imprévisible. En revanche, si l'horizon de la relation est court, si les conditions environnementales
sont relativement stabilisées, si les scénarios possibles sont peu nombreux, il devient préférable d'économiser sur
les coûts de prise de décision en mettant au point un contrat complet. L'analyse économique reconnaît donc
l'efficacité de ces contrats dans certaines circonstances.
— 19 —
Dans le domaine du contrat, comme dans tous les autres, il importe que le spécialiste du droit
ou celui de l'économie ne cherche pas à comprendre comment l'autre discipline peut être
"vassalisée" en ne devenant qu'un outil pour penser des normes qui émanent soit de la logique
juridique, soit de la logique économique. C'est évidemment le gros défaut des économistes de
prétendre être en mesure de définir la norme à l'aune de laquelle le droit devrait se ranger.
L'efficacité des économistes est en réalité — et le paradoxe c'est qu'ils le savent, mais
l'oublient trop souvent — un critère tout relatif définit dans un univers purement théorique
qui, s'il permet une grande rigueur, demeure d'une portée pratique bien pauvre. L'économiste
est ainsi peu fondé à considérer le droit comme un ensemble de normes pratiques qui
devraient être reconçues afin d'assurer la réalisation de cet idéal tout relatif. À l'inverse, la
norme juridique, reflet d'une histoire spécifique, ne constitue pas plus un référent immuable et
exempt de défauts. Certes, elle incarne souvent le fruit de l'expérience de nos sociétés et des
choix éthiques qui la structurent, mais dans un monde bouleversé par de très rapides
évolutions économiques, sociales, techniques, et surtout des mentalités, il convient de
repenser les normes et de les adapter. À l'instar d'autres disciplines, l'économie a vocation à
éclairer ces évolutions normatives et ne peut être considérées commue un simple outil destiné
à calculer les conséquences économiques de choix juridiques qui seraient d'essences purement
philosophique et politique.
Le refus de la "vassalisation" ne se justifie donc pas par une quelconque nécessité de ménager
les susceptibilités de chacun. Elle repose sur l'intérêt qu'il y a pour chacune des disciplines à
prendre en compte les conséquences de la perspective adoptée par l'autre pour avancer dans
l'exploration de ses propres limites.
Ainsi, si nous croyons que l'analyse juridique des contrats a tout à gagner de la prise en
compte de la notion d'engagement en incertitude mises en exergue par les économistes, nous
sommes également persuadés que les économistes auraient beaucoup à apprendre des débats
doctrinaux autour du contrat. Ainsi, l'économiste serait-il sans doute fondé à mieux prendre en
compte les deux aspects de l'approche juridique du contrat : l'accord de volonté et la
production d'effets de droit. Parce qu'il tire toutes les conséquences du fait, qu'en pratique, les
défauts de rationalité ou d'information des agents économique peuvent les mettre dans des
états de faiblesse nuisible à la fois à l'efficacité économique et à la justice sociale, le juriste se
préoccupe de la réalité de l'accord de volonté. Les interventions du législateur ou du juge
peuvent donc trouver des fondements que l'économiste tend le plus souvent à ignorer. Il
pourrait sans doute approfondir cette voie d'analyse du rôle du cadre institutionnel et de son
impact sur l'efficacité. De la même façon, l'économie des contrats néglige la production
d'effets de droit par le contrat. Dès lors, la réflexion économique sur la portée de
l'engagement, notamment dans sa capacité à produire des effets à l'égard des tiers
(opposabilité, transfert), ou des effets non explicites dans le contrat (responsabilité) et sur la
manière concrète de crédibiliser ces effets (i.e. principes d'interprétation et d'indemnisation
retenus par les juges), n'apparaît pas toujours suffisamment approfondie. De tels
— 20 —
approfondissements seraient sans aucun doute fructueux tant pour penser le "design" efficace
des contrats que celui des institutions efficaces dans une économie décentralisée.
Il me semble que le dialogue engagé entre droit et économie des contrats, notamment à travers
les contributions du dédicataire de ces lignes, ouvre de telles pistes de fécondations mutuelles.
Sans aucun doute, ce n'est pas la moindre de ses contributions à une plus grande intelligence
du contrat.
— 21 —
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