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Analyse Théorique des Organisations et des Marchés
L'Economiste, le Juriste et le Contrat
Éric BROUSSEAU
Professeur à l'Université de Paris X
Chercheur au FORUM (U. Paris X) et au centre ATOM (Université de Paris 1)
Juin 2000
À paraître dans "Le Contrat au début du XXIe° Siècle ; Mélanges en l'honneur de M. Jacques Ghestin",
sld. M. Fabre-Magnan et C. Jamin,, 2000
1. Le contrat comme substitut au marché
Il y a 25 ans, il eut été impossible d'envisager un tel article, du moins eut-il été bien court tant
il semblait exister une séparation des tâches entre l'économiste et le juriste. Au premier l'étude
du marché, au second l'exégèse du contrat. Bien que largement issue de la révolution des
lumières, qui avait fait du contrat son instrument de prédilection pour établir un lien entre
liberté individuelle et intérêt général, l'économie s'était surtout attachée au cours des deux
siècles précédents à explorer un autre instrument de ce lien : le marché. Au tournant des
années 1970, les choses évoluèrent. Pour affiner leur analyse du fonctionnement des
économies dites "de marché", les économistes cherchèrent à mieux rendre compte de ce dont
sont concrètement formés les marchés : les contrats.
Le marché des économistes — le marché "walrassien" ; cf. Walras [1874] — est en effet une
pure fiction. Un "secrétaire de marché" y centralise l'ensemble des offres et des demandes afin
de déterminer les prix permettant de les équilibrer. Une fois ces prix fixés, ils sont
communiqués à tous les agents économiques qui échangent alors de manière décentralisée et
fixent ainsi les quantités échangées. Grâce au "prix d'équilibres", des millions de décisions
individuelles sont compatibles. Elles convergent vers une affectation des ressources la plus
efficace possible compte tenu de la situation initiale. Sa pureté confère à ce modèle analytique
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une grande puissance : il représente une économie idéale qui sert de référence comme
"optimum". Tout a un prix, néanmoins. Celui de la pureté du modèle est sa non-conformité
aux réalités économiques. Les économie de marchés "réelles" ne sont pas constituées de
marchés walrassiens. Il n'y a pas de centralisation des rencontres entre l'offre et la demande et
les prix sont fixés de manière bilatérale. Voilà pourquoi les contrats apparurent comme le
moyen de rendre compte de la coordination dans une économie décentralisée au sein de
laquelle les agents se coordonnent deux à deux sans secrétaire de marché en fonction des
seules contraintes dont ils ont conscience.
Le succès de cette approche de la coordination économique fut fulgurant. À tel point
qu'aujourd'hui l'économie des contrats est devenu une des bases de tout cursus en économie et
que les théories des contrats sont mobilisées dans tous les domaines de l'économie appliquée.
Il ne faut pas y voir un simple effet de mode ; même s'il faut bien admettre, que les
économistes semblent plus que tous autres sensibles à des mouvements d'engouement
collectif. Les avancées analytiques portées par l'économie des contrats ont en effet été
essentielles et justifient la généralisation de cette approche. L'économie des contrats a permis
de mieux comprendre les structures industrielles, le fonctionnement interne des firmes, celui
d'un certain nombre de marchés, les relations entre l'Etat et ses partenaires économiques, et
même la formation des équilibres macro-économiques (Cf. Brousseau & Glachant [2000b]).
Ainsi, économistes et juristes s'intéressent à une question commune : celle des contrats.
Pourtant, un rapide examen de la littérature souligne la permanence de l'étanchéité des deux
disciplines. Les théories économiques des contrats ne se sont que très peu inspirées des
analyses juridiques, semblant faire fi de siècles de réflexions. Tout juriste découvrant la
littérature économique sur les contrats a donc tendance à considérer comme naïve l'approche
qui y est développée. Cela ne l'incite pas, en retour, à s'inspirer de l'économie des contrats.
Ainsi à quelques exceptions près, telle que le dédicataire de ces lignes, les juristes
contemporains prennent peu en considération les apports de l'économie des contrats, tandis
que les économistes affichent une méconnaissance persistante du droit des contrats.
Certes, les deux disciplines ont chacune leur logique. L'économie a pour objet d'expliquer la
formation des grandeurs économiques afin de comprendre les mécanismes de la répartition et
de la croissance. Le droit a pour fondement l'analyse des règles et des normes afin d'analyser
l'ordre social. Ces différentiels d'objets et de perspectives expliquent la différenciation des
disciplines. Elles ne justifient pas, pour autant, une complète étanchéité, notamment si cette
dernière nuit à la progression de chacune des disciplines. Aussi l'objet de cet article sera de
réfléchir aux apports potentiels de l'économie des contrats aux droit des contrats.
Pour un économiste, l'exercice est difficile. Certes, il apparaît a priori plus facile que
l'expérience inverse : tenter d'expliquer les apports potentiels du droit à l'économie. Il faudrait
en effet se plonger dans les dédales de la littérature juridique — et donc devenir juriste —
pour s'attaquer à une telle entreprise. Il n'en reste pas moins que se risquer à parler des
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"apports" nécessitent une connaissance minimale du droit que l'auteur de ces lignes est loin de
prétendre avoir. Tentons le pari, néanmoins.
Pour comprendre comment l'économie des contrats a pu produire quelques résultats dignes de
l'attention des juristes, il paraît utile de revenir sur les démarches propres aux économistes et
juristes. Lorsqu'ils commencèrent à s'intéresser aux contrats au milieu des années 1970 les
économistes n'eurent pas comme réflexe premier de se tourner vers le droit. Certes, cela peu
surprendre un juriste, mais cela s'explique aisément par la raison pour laquelle les
économistes furent conduits à se pencher sur la question contractuelle : comprendre plus
finement la coordination en économie de marché. Il en ressort une approche économique des
contrats (§ 2) bien différente de l'approche juridique. Cela explique pourquoi l'analyse
économique des contrats n'apporte pas spontanément des réponses aux préoccupations
centrales des juristes (§ 3). Toutefois, elle recèle une vision des contrats en termes
d'engagement et d'incomplétude qui peut être utile aux réflexions juridiques (§ 4). Nous
conclurons en évoquant rapidement la manière dont, en retour, les approches économiques
devraient tirer parti des doctrines et controverses juridiques en matière contractuelle (§ 5).
2. L'analyse des interactions microéconomiques
Si l'analyse économique des contrats semble faire peu de cas de la doctrine juridique, c'est
sans doute parce qu'on la doit avant tout à des Anglo-saxons et plus précisément des
Américains. On le sait, aux Etats-Unis le contrat occupe une place toute différente dans le
Droit. En étant schématique au risque d'être réducteur, le contrat étant l'expression de la
volonté des cocontractants considérés comme des êtres libres, égaux et responsables, le
législateur comme le juge ont peu de raisons d'intervenir dans sa formation ou son contenu.
Hormis les situations extrêmes de dol, les conditions de sa formation importent peu, et son
contenu fait l'objet d'un pouvoir d'interprétation limité de la part du juge. Le contrat est
somme toute l'expression de la philosophie libérale anglo-saxonne. Il institue un ordre entre
les parties qui, à partir du moment où il est librement voulu et ne produit pas d'effets
destructeurs sur l'ordre public, n'a aucune raison d'être remis en cause par un tiers quelconque.
On est donc bien loin de la doctrine juridique romano-germaniste, et plus particulièrement
française, pour laquelle le contrat se doit de respecter un certain formalisme garant de son
utilité et de son équité (Cf. Ghestin [2000]).
Mais au-delà de l'influence anglo-saxonne, il faut surtout voir dans l'absence de prise en
considération par les économistes de la doctrine juridique, une conséquence de la nature des
questionnements de l'économie des contrats. À l'origine, les économistes n'ont pas eu pour
vocation de développer une analyse économique de l'objet juridique qu'est le contrat. Ils se
sont servis de l'acception usuelle et commode de la notion de contrat pour désigner les termes
de l'engagement entre deux agents économiques. Deux projets ont adopté cette démarche. Le
premier visait à analyser la formation des prix, le second voulait analyser les propriétés de la
coordination "hors prix".
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Le premier projet — qui a débouché notamment sur la théorie des incitations ; cf. Hart &
Holmstrom [1987] — cherchait à rendre compte de la spécificité du mécanisme de formation
des prix dans une économie réellement décentralisée (c'est-à-dire dans une économie sans
"secrétaire de marché"). Il s'agit de comprendre comment se forme le prix d'une marchandise
dans le cadre d'une rencontre bilatérale. Analytiquement, le rôle du secrétaire de marché
walrassien est de fournir une information complète à tous les participants. Un prix d'équilibre
reflète, en effet, les rapports entre offre et demande sur le marché considéré, ainsi que sur tous
les autres marchés. Il reflète le désir pour et la rareté relative de la marchandise concernée,
compte tenu de toutes les interdépendances (substitution, complémentarités, etc.). Dans une
économie réellement décentralisée, cette information objective et complète n'est pas
disponible. Chaque participant au marché connaît une partie de cette information — ses désirs
et sa propension à payer pour les satisfaire, ses coûts de production, etc. —, mais personne ne
dispose de la totalité de l'information nécessaire à la fixation des prix et des quantités
d'équilibres. Pour rendre compte d'un tel monde, une économie "de l'information" ou "des
incitations" a été développée. Son objet a été de caractériser les conditions dans lesquelles les
agents s'échangent des biens et services. Ces conditions d'échange sont qualifiées de
"contrats". L'intuition est la suivante. Dans un échange bilatéral, l'une des parties connaît une
information — par exemple la qualité de la marchandise qu'elle détient — que l'autre ne
connaît pas ce qui rend a priori l'échange impossible car la partie sous-informée ne peut
accepter un prix en méconnaissant l'une des caractéristiques essentielles de l'objet de la
transaction. Le contrat — des conditions spécifiques d'échange — va alors constituer un
moyen — qui doit être crédible, car la partie informée peut avoir intérêt à tricher — pour que
la partie informée révèle son information à l'autre. La théorie montre alors que, moyennant le
paiement d'une "rente informationnelle" par la partie sous-informée — représentant le prix de
l'information non-biaisée – la partie informée peut avoir intérêt à révéler son information.
Cette "rente informationnelle" se manifeste concrètement sous plusieurs formes : proposition
d'un prix inférieur au "prix d'équilibre" walrassien" pour un niveau de service donné (ou, ce
qui revient au même, fourniture additionnelle d'un service — par exemple un service après-
vente — pour un prix d'équilibre donné,)1, adoption d'un schéma de rémunération basé sur des
primes indexées sur le résultat observé, etc. Dans tous les cas, la mise en place de contrats
"révélateurs" ou "incitatifs" abouti à la formation d'un prix d'échange différent de celui du
marché walrassien puisqu'au prix proprement dit de la marchandise s'ajoute celui de
l'information nécessaire à l'échange. Il suit que l'approche "contractuelle" fournit une théorie
des prix renouvelée. Son objet est donc moins de constituer une théorie économique des
contrats, que de refonder la théorie économique des prix (ou de la valeur). (Cf. Akerlof
[1970], Stiglitz [1977], Shapiro & Stiglitz [1984])
1 Notons que ce n'est ni nécessairement le "fournisseur", ni la partie sous-informée qui doit consentir à verser
une rente informationnelle à l'autre partie. La théorie envisage de nombreuses situations en fonction de la nature
de l'asymétrie d'information et de l'identité de la partie qui a intérêt à lever cette asymétrie
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Le second projet — qui a donné naissance à l'économie des coûts de transaction ; cf. Coase
[1937], Williamson [1985] — visait quant-à-lui à mieux comprendre les conséquences
concurrentielles d'un certain nombre de pratiques contractuelles, voire des opérations de
fusions et acquisitions. Il est né des préoccupations des économistes appliqués, notamment
anglo-saxons, pour qui la législation "anti-trust" fournit un réservoir inépuisable de
questionnements. À partir du moment où il est admis que la trop forte concentration de l'offre
abouti à la formation d'un pouvoir de marché, généralement utilisé dans un sens contraire à
l'intérêt des consommateurs, ce qui finit par nuire à l'intérêt général, il convient de la
contrôler. Interdire définitivement toute concentration n'est cependant, car le regroupement
sous un management conjoint de différentes capacités de production peut être facteur
d'efficacité. Des gains en la matière se manifestent à la fois du côté de la production
(économies d'échelles et d'envergures liées au partage de coûts fixes entre un grand nombre
ou différents extrants, économies de spécialisation et d'apprentissage) et du côté de la
coordination (la coordination hiérarchique — caractéristique de ce qui se passe au sein de la
firme — est parfois plus efficace que la coordination par le marché qui implique des coûts de
négociation, de contractualisation, etc.). Il est donc nécessaire d'arbitrer entre les avantages et
les inconvénients de la concentration. Une fois un niveau "optimal" de concentration défini, il
apparaît nécessaire de s'assurer que les acteurs économiques ne recourent pas à des formes
contractuelles reproduisant dans la coordination interfirmes ce qu'on obtient par la
coordination intra-firmes. D'où l'intérêt des économistes pour toutes les formes de contrat non
conforme à l'esprit des contrats de marché ; c'est-à-dire des contrats fugitifs stipulant pour
l'essentiel un accord sur les quantités, qualités, et prix d'échange. Les accords de franchise, de
distribution, de sous-traitance, de coopération en matière de R&D, (etc.), ont donc fait l'objet
d'une abondante littérature pour évaluer leurs impacts sur le bien-être économique (Cf. les
synthèses de la littérature dans Brousseau & Glachant [2000 a]). L'objectif est d'examiner si
les pertes en efficacité concurrentielle sont compensées par des gains en efficacité productive
et de coordination. On met alors l'accent sur les économies en termes de coûts de coordination
ainsi que sur la modification des incitations à investir dans le développement de certaines
ressources induites par l'adoption de ces formes contractuelles particulières. Cette seconde
approche économique des contrats fournit une théorie renouvelée des effets des contrats
instituant des rigidités (engagement de moyen et long terme) et des obligations (qui ne se
limitent pas à fixer un prix et une quantité d'échange). L'analyse des effets du contrat prend à
la fois en compte ses impacts (négatifs) sur l'intensité de la concurrence et ses effets (positifs)
sur les coûts de coordination et les incitations à investir.
Ainsi, à l'origine, les deux grandes approches économiques des contrats — celle des
"incitations" et celle des "coûts de transaction" — sont elles moins une économie du contrat
que des analyses économiques des effets des contrats. Il suit qu'elles ne s'intéressent que peu
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