Préface : « Pourquoi les économistes ne sont-ils pas tous d’accord ? »
Depuis la naissance de leur science, les économistes n’ont jamais cessé de réclamer, d’attendre et
surtout de croire à une réalisation prochaine de l’unanimité la plus complète de leurs vues. Cependant,
ni les Physiocrates français, ni Adam Smith, ni David Ricardo, ni Jean-Baptiste Say, ni surtout, après
eux, les écoles de Lausanne, de Cambridge ou de Chicago, ne sont parvenus à unifier la discipline.
Aujourd’hui, la science économique apparaît même plus divisée que jamais. Le résultat en est que peu
de propositions sont défendues par l’ensemble des économistes, de sorte que le grand public croit qu’il
n’existe aucune loi, aucun principe certain en économie.
Ce fait est souvent présenté comme le résultat malheureux, mais inévitable, d’oppositions d’ordre
idéologique. Selon cette interprétation, toute proposition d’ordre économique serait ainsi ni bonne ni
mauvaise, mais dépendrait des convictions politiques de chacun. Un haut degré de liberté économique
favoriserait la méritocratie, mais une plus grande restriction de cette liberté serait un moyen de venir
en aide aux plus démunis. Une telle présentation ne résiste heureusement pas à l’épreuve des faits. Ni
l’Etat-providence, ni le protectionnisme, ni les autres avatars de l’interventionnisme, ne sont parvenus
à atteindre les objectifs « politiques » et « idéologiques » qui leur étaient liés.
L’explication de la divergence des vues entre les économistes a des causes plus profondes, et c’est le
mérite de ce livre de Ludwig von Mises, paru pour la première fois en 1933, et réédité aujourd’hui
grâce aux soins de Jérôme A. Pereau-Leroy, de le mettre correctement en valeur. Comme l’indique son
titre, c’est dans les fondements de la science économique qu’il est nécessaire de mener l’investigation
pour comprendre et éradiquer les causes de divergence entre économistes.
Dans la suite de cette introduction, nous essaierons de présenter de la manière la plus simple et la plus
intelligible possible, le principal élément présenté par Mises pour expliquer les désaccords dans ce
domaine du savoir : la méthodologie inappropriée en usage dans la science économique.
En quête d’une méthodologie appropriée
L’apport fondamental de Ludwig von Mises a été de suivre l’intuition des méthodologistes
« classiques » Jean-Baptiste Say, John Stuart Mill, John E. Cairnes et de considérer l’économie
comme une discipline relevant d’une science plus générale. Il fit davantage : tandis qu’eux la faisaient
dépendre d’une certaine philosophie de la société qu’ils étaient bien incapables de définir de manière
précise, Mises expliqua qu’elle était une sous-catégorie de la « science de l’agir humain » qu’il intitula
« praxéologie ».
La praxéologie est la science de l’agir humain. Il ne s’agit pas de dire pourquoi les individus agissent
en suivant tel ou tel objectif ou en s’efforçant de faire correspondre leur conduite à tel ou tel code
moral. Il s’agit de reconnaître et d’utiliser le fait qu’ils agissent bel et bien en suivant des objectifs et
en faisant correspondre leur conduite à un code moral en somme, qu’ils agissent
intentionnellement.
Ce que l’économiste cherche à comprendre et à expliquer, en effet, c’est l’action humaine
économique : le choix de consommer, d’investir, d’épargner, etc.
Pour mener à bien ses recherches, l’économiste doit comprendre et tirer les conséquences d’au moins
trois spécificités fondamentales de l’action humaine économique.
1) L’action est le fondement de l’homme
L’homme ne peut pas ne pas agir, sinon il ne serait pas homme, mais animal, et encore les animaux
agissent-ils aussi. L’action est la réponse de l’homme à son environnement. Ainsi que l’écrit Mises,
« l'homme agit parce qu'il est soumis au flux temporel. Il n'est pas indifférent au passage du temps. Il
agit parce qu'il n'est pas pleinement satisfait et parce qu'en agissant il est capable d'augmenter son
degré de satisfaction. »
1
De ce fait il découle que la science de l’agir humain économique s’applique à tous les hommes, et
qu’il n’y a pas de science économique différente selon les époques ou les pays. Les lois économiques
qui dérivent de cet « axiome » de l’action humaine ne connaissent pas d’exception.
« Il se peut parfaitement qu'il existe des hommes désirant tout autre chose que ceux que nous
connaissons. Mais dans la mesure où ils sont des êtres humains, où ils ne se contentent pas, comme
l'animal, de s'assurer leur pâture ou de végéter comme la plante, dans la mesure où leur action se
dirige vers des buts, ils seront nécessairement toujours soumis à la logique de l'action, qui fait
l'objet de notre science. En ce sens, cette science s'applique à tous les hommes sans distinction,
elle ne connaît pas de restrictions nationales, historiques selon l'époque ou sociales selon
la classe. En ce sens, elle est logiquement antérieure à toute recherche de caractère historique ou
descriptif. »
2
2) Tout action est individuelle
Un autre élément fondamental de l’action humaine est son caractère éminemment individualiste, car
seuls les individus agissent. Ainsi que l’écrira Rothbard, l’un des grands disciples de Mises, « la
première vérité à découvrir à propos de l’action humaine est qu’elle ne peut être initiée que par des
"acteurs" individuels. Seuls les individus ont des objectifs et agissent pour les atteindre. »
3
La reconnaissance de ce fait, en apparence simple, est que les phénomènes économiques ne sauraient
être compris ni expliqués au niveau des nations, des classes, ou de quelques groupes sociaux que ce
soit. Tout problème économique doit être évalué au niveau individuel, et ne peut être résolu qu’ainsi,
comme l’illustre bien la question de la valeur, incomprise pendant des siècles.
3) Toute action est rationnelle
Il ne s’agit pas de dire pourquoi les individus agissent en suivant tel ou tel objectif ou en s’efforçant de
faire correspondre leur conduite à tel ou tel code moral. Il s’agit de reconnaître et d’utiliser le fait
qu’ils agissent bel et bien en suivant des objectifs et en faisant correspondre leur conduite à un code
moral en somme, qu’ils agissent intentionnellement.
1
Infra, p. …
2
Infra, p. …
3
Murray ROTHBARD, Man, Economy, and State. A Treatise on Economic Principles, Ludwig von Mises Institute,
2009, p.2
Cela signifie que, dans l’optique de chaque individu, toute action est rationnelle. Reconnaître cela est
d’autant plus difficile que nous pouvons ne pas approuver ou pire, ne pas comprendre, les motifs qui
incitent certains à telle ou telle action. Et cependant, toute connaissance économique nous est
impossible si nous refusons de regarder les choix économiques comme des choix rationnels
d’individus employant des moyens précis en vue d’atteindre une fin souhaitée, quelle que soit la
désirabilité, de notre point de vue, de cette fin, et la pertinence, toujours de notre point de vue, des
moyens employés.
« Toutes les lois de l'action que nous établissons sont indépendantes des motifs qui déterminent
l'action et des buts auxquels elle vise dans la particularité des cas. Que cette action soit déclenchée
par des motifs altruistes ou égoïstes, par des sentiments élevés ou vils, qu'elle vise à des fins
matérielles ou spirituelles, qu'elle provienne d'une réflexion pénétrante, attachée à en prévoir les
plus lointaines conséquences, ou des affections, de l'impulsion d'un instant, la chose est sans
importance. Les lois catallactiques que formule l'économie politique sont valables, par exemple,
pour tout échange, que les parties aient agi de façon folle ou sage, qu'elles aient été guidées par des
motifs "économiques" ou "non économiques". »
4
Aujourd’hui, tout un courant de pensée s’attache à critiquer les principes de la science économique en
présentant des cas d’irrationalité. Mises y a comme répondu, dès ce livre de 1933 :
« L'action, par définition, est toujours rationnelle. Et qualifier les fins d' "irrationnelles" parce
qu'elles paraissent illusoires à notre sentiment des valeurs, c'est une attitude dont il nous faut
absolument essayer de nous défaire, car elle conduit à de graves malentendus. Au lieu de prétendre
que l'irrationnel joue un rôle dans l'action, on devrait s'habituer à dire tout simplement qu'il est des
gens qui visent à d'autres buts que nous ne faisons nous-même, ou qui emploient d'autres moyens
que nous ne ferions à leur place. »
5
4) Toute action est libre, donc imprévisible
Suite évidente des éléments qui font d’un homme un homme, plutôt qu’une chose inerte ou un animal
sans volonté, toute action humaine économiste est libre et donc imprévisible par l’économiste ou le
psychologue.
De ce dernier fait il résulte un fait important, très peu apprécié par les chercheurs et donc souvent
oublié : ce fait, c’est que l’histoire économique ne nous enseigne rien, ne peut rien nous enseigner.
Aussi précise et rigoureuse qu’on puisse supposer ces énoncés, l’histoire économique ne renseigne que
sur ce qui s’est passé, ce qu’on été les prix, ce qu’on fait les hommes à telle ou telle époque, en
réaction à tel ou tel évènement. Elle ne fournit aucun élément tangible pour apprécier l’avenir, le
niveau futur des prix, l’action future des hommes, à telle ou telle autre époque, et en réaction à tel ou
tel autre évènement.
C’est cet avertissement trop incompris, et trop peu écouté, qu’exprima clairement Mises en 1933 : on
ne peut tirer des lois générales des faits de l’histoire économique, parce que c’est l’action de l’homme,
impossible à prévoir, et impossible à renfermer dans une loi statique, qui en forme la base.
4
Infra, p. …
5
Infra, p. …
« Ce n'est pas en raison de la complexité des phénomènes historiques et du grand nombre de
conditions et de facteurs indépendants les uns des autres qui s'y entrecroisent, que nous ne pouvons
donner des lois de leur évolution dans son ensemble. C'est uniquement parce que s'y exercent
également des facteurs dont il nous est impossible de déterminer rigoureusement le rôle exact
qu'ils y jouent. »
6
« Les décisions de valeurs qui se manifestent dans le comportement de l'homme sont pour la
sociologie des données qu'il lui est impossible de déterminer à l'avance. C'est pourquoi l'histoire
est hors d'état de prévoir l'avenir et c'est pourquoi c'est une illusion de remplacer ou de compléter
l'économie politique qualitative par une économie politique quantitative [87]. L'économie
politique, comme science théorique, ne nous donne d'autres connaissances que qualitatives. »
7
Murray Rothbard, dans des termes si clairs qu’ils méritent ici d’être cités, affirma également
l’incapacité de la science économique à effectuer des prévisions :
« il est de l'essence des êtres humains d'agir, d'avoir des intentions et des buts et d'essayer
d’atteindre ces derniers. Les pierres, les atomes et les planètes n'ont pas de but ou de préférence :
dès lors, elles ne choisissent pas entre diverses possibilités d'action. Les atomes et les planètes se
meuvent ou sont mues ; elles ne peuvent pas choisir, décider de modes d'action ou changer d'idées.
Les hommes et les femmes peuvent le faire et le font. Par conséquent, les atomes et les pierres
peuvent être étudiés, leurs mouvements reportés sur une courbe et leurs trajectoires tracées et
prédites jusque dans les moindres détails, au moins en principe. On ne peut pas le faire avec les
individus : chaque jour, les gens apprennent, adoptent de nouvelles valeurs et de nouveaux buts et
changent d'avis ; le comportement des gens ne peut pas être mis dans une grille et prédit comme on
peut le faire pour des objets sans esprit, incapables d'apprendre et de choisir. »
8
Du moins, cette incapaci à prévoir n’est pas absolue, il faut le reconnaître. Les scientifiques qui
cherchent à déterminer le lieu précis s’écrasera une météorite font fasse à une tâche difficile, mais
s’il parvienne à évaluer l’influence de chaque phénomène particulier, ils peuvent réussir à obtenir le
résultat voulu. L’économiste peut en être jaloux, car de tels succès lui sont impossibles. Il pourra bien
évaluer l’impact approximatif de telles ou telles lois sur le développement économique, et dire que le
libre-échange, par exemple, produit un accroissement de richesses disponibles, quand le
protectionnisme produit un appauvrissement, mais il sera incapable de chiffrer précisément l’un ou
l’autre. Si l’économiste peut prévoir, ainsi, ce n’est que dans les limites du qualitatif, et jamais du
quantitatif.
« Si l'emploi des mathématiques dans les sciences de la nature prend une tout autre signification
qu'en sociologie et en économie politique, c'est que la physique, elle, réussit à déterminer des
relations empiriques constantes qu'elle pose dans ses équations. C'est pourquoi la technologie qui
dérive de la physique est en état de résoudre les problèmes qu'elle se pose de façon
quantitativement déterminée. L'ingénieur arrive à déterminer par ses calculs quelle doit être la
construction d'un pont qui doit être soumis à des charges déterminées. Il ne se présente pas en
économie politique de relations constantes de ce genre. La théorie quantitative fait voir par
exemple que, toutes choses égales par ailleurs, l'augmentation de la quantité de monnaie entraîne
la diminution du pouvoir d'achat de la monnaie. Mais si la quantité de monnaie se trouve doublée,
6
Infra, p. …
7
Infra, p. …
8
Murray Rothbard, préface à Ludwig von Mises, Théorie et histoire, Institut Coppet, 2011, p.6
le pouvoir d'achat de la monnaie ne se trouve pas réduit de moitié : entre le pouvoir d'achat et la
quantité de monnaie, il n'y a pas de relation constante. C'est une erreur que de croire que l'on
pourrait, à partir de recherches statistiques sur les rapports de l'offre et de la demande de
marchandises déterminées, arriver à des conclusions quantitatives concernant la forme que
revêtiront ces rapports dans l'avenir. Tout ce à quoi l'on peut aboutir par de telles recherches n'a
d'autre valeur qu'historique. »
« Sans doute l'économie politique peut-elle également émettre des prévisions, dans le sens l'on
dit des sciences de la nature qu'elles sont en état d'en émettre. Ce que signifie pour le pouvoir
d'achat l'augmentation de la masse monétaire, ou ce que seront les conséquences de l'institution de
contrôle des prix, l'économie politique le sait à l'avance. C'est pourquoi aucune des conséquences
résultant des inflations du temps de guerre ou de la révolution, ou des contrôles des prix en rapport
avec ces inflations, n'a surpris les économistes. Mais cette connaissance n'est pas une connaissance
quantitative. L'économie politique n'est pas en état de dire, par exemple, de quelle importance sera
la diminution de la demande par laquelle le consommateur réagira à une hausse quantitativement
déterminée des prix. »
Ce que nous devons à Ludwig von Mises
Sur la théorie de la valeur, il faut recourir à l’explication individuelle et subjective, sous peine de ne
rien comprendre (théorie de la valeur travail, qui aboutit aux errements du marxisme).
L’apport fondamental de Mises fut de montrer que nous pouvons, et que nous devons utiliser l’axiome
de l’action humaine comme le socle sur lequel toute réflexion économique doit reposer. De ce fait
peuvent être déduits les grandes lois économiques. Les seuls principes de l’action humaine suffisent
pour affirmer qu’un échange volontaire est cessairement bénéfique pour les deux parties, ou que
l’utilité marginale d’un bien ou service est décroissante. Pour chacun de ces exemples, il faut et il
suffit de partir du fait de l’action humaine et de considérer ses conséquences immédiates. C’est le
travail que réalisa Mises. Ce faisant, il assigna à l’économiste la tâche de déduire à partir de ces faits
incontestables les différentes applications quant aux phénomènes économiques.
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