R
ÉCEPTION ET
S
ENS
G
ÉNÉRAL DU
S
PINOZISME
4
ATHÉISME, IMMORALISME.
9
Il peut sembler incroyable d’avoir pu accuser d’athéisme une
philosophie qui s’ouvre sur un De Deo, qui démontre l’existence de Dieu, et qui
déclare par exemple (une citation entre mille), en Éthique II 10 scolie 2, que « tous
doivent accorder assurément que rien ne peut être ni être conçu sans Dieu <nihil
sine Deo esse, neque concipi posse> ; car tous reconnaissent que Dieu est la cause
unique de toutes choses, tant de leur essence que de leur existence ; c'est-à-dire que
Dieu n’est pas seulement cause des choses quant au devenir, comme on dit, mais
quant à l’être »
10
; une philosophie qui se place en outre volontiers sous l’autorité
des textes sacrés (ainsi Jean en exergue au Traité Théologico-Politique : « Nous
connaissons à ceci que nous demeurons en Dieu et que Dieu demeure en nous : qu’il
nous a donné de son esprit »
11
) ; une philosophie, enfin, qui accorde un rôle
absolument déterminant à la figure du Christ
12
. Et cependant, l’imputation
d’athéisme a été la première dont a bénéficié Spinoza, avec une constance et une
force tout à fait remarquables. D’abord parce que le Dieu de Spinoza est « Deus sive
Natura », c'est-à-dire, non seulement le Dieu des philosophes, insensible, nécessaire,
immanent à tout ce qui est, parfait, infini, éternel, anhistorique, et, en ce sens,
impersonnel, ne se souciant pas des prières des hommes ou de leurs espérances,
incapable bien sûr de prendre telle ou telle forme sensible, que ce soit celle d’un
homme (son « fils » !), ou d’une hostie
13
; Dieu, donc, « sans miracles et sans
prophètes »
14
, sans croix, sans prières, sans espérance, et sans résurrection -religion
si singulière en son temps qu’il fallut que le philosophe Anglais John Toland,
disciple en esprit de Spinoza, forge le nom de « panthéisme »
15
(inconnu du vivant
9
Voir Roland Caillois, « Spinoza et l’athéisme », in Spinoza nel 350° anniversario della
nascita. Atti del Congresso (Urbino 4-8 ottobre 1982). Naples : Bibliopolis, 1985, pp. 3-33.
10
E II 10 sc 2 : [...] nam apud omnes in confesso est, quod Deus omnium rerum, tam earum
essentiae, quam earum existentiae, unica est causa, hoc est, Deus non tantum est causa rerum
secundum fieri, ut aiunt, sed etiam secundum esse.
11
Jean, ép I, ch IV, v. 13 ; formule reprise dans la Lettre 76 à Albert Burgh.
12
Voir Alexandre Matheron, Le Christ et le Salut des Ignorants chez Spinoza. Paris : Aubier-
Montaigne, 1971.
13
Certains passages sont particulièrement explicites à cet égard : on lit ainsi, dans la Lettre
76 à Albert Burgh : « encore ces absurdités seraient-elles supportables si vous adoriez un Dieu
infini et éternel et non celui que Châtillon, dans la ville de Tienen en flamand, a donné
impunément à manger à ses chevaux. Et vous me plaignez, malheureux que vous êtes. Et vous
traitez de chimère une philosophie que vous ne connaissez même pas ! O jeune insensé, qui a pu
vous égarer à ce point que vous croyiez avaler et avoir dans les entrailles l’être souverain et
éternel ! ».
14
Paul Vernière, Spinoza et la Pensée Française avant la Révolution, p. 34
15
Le terme « panenthéisme » aurait été, selon Gueroult, plus exact (Spinoza 1, p. 223 : « Par
l’immanence des choses à Dieu est jeté le premier fondement du panthéisme, ou, plus exactement,
d’une certaine forme de panenthéisme. Ce n’est pas le panthéisme proprement dit, car tout n’est
pas Dieu. Ainsi, les modes sont en Dieu, sans cependant être Dieu à la rigueur, car, postérieurs à la
substance, produits par elle, et, à ce titre, sans commune mesure avec elle, ils en diffèrent toto
genere »). La remarque de Gueroult est sans doute très juste -encore qu’il aurait peut-être fallu
préciser que Dieu, chez Spinoza, est tout autant « dans » les modes que les modes sont « en » Dieu
(puisque, comme le précise E V 24, « plus nous connaissons les choses singulières, plus nous