Le médicament en Islam : représentation du médicament dans la

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Le médicament en Islam : représentation du médicament dans la société
tunisienne
Sofiane BOUHDIBA1
Introduction
Cet article examine la représentation du médicament dans la société tunisienne. Existe-
t-il une hiérarchie entre ces remèdes en Tunisie ? L’Islam, religion dominante en Tunisie,
explique-t-elle le rapport particulier du tunisien au médicament ? Les préceptes islamiques
sont-il un élément clé pour la compréhension de la problématique pharmaceutique en Tunisie
? Les réponses politiques prennent-elles suffisamment en considération l’élément religieux
dans les stratégies pharmaceutiques ? Associent-elles la communauté religieuse, pour prévenir
l’usage de médicaments traditionnels dangereux, par exemple ? Sous l’effet de la
mondialisation et des changements des comportements, ira-t-on vers un nouveau rapport au
médicament en Tunisie ? Telles sont les questions auxquelles je tenterai de trouver des
éléments de réponse au cours de ma communication.
Ma réflexion se fera en trois parties. Après un bref rappel des différentes formes de
remèdes existant dans la société tunisienne, je montrerai à partir des résultats d’une enquête
qu’il existe une hiérarchie dans le choix de ces remèdes, hiérarchie qui se traduit
concrètement par un itinéraire thérapeutique particulier. La dernière partie de l’article
s’attachera à analyser le rapport du malade au médicament dans la société tunisienne.
1. La panoplie des remèdes dans la société musulmane
Selon un hadith2, des bédouins atteints de la gale ont interrogé le prophète Mahomet
sur la légitimité de suivre un traitement. Ce dernier aurait répondu : « si Dieu a fait naître le
mal, Il en a aussi suscité le remède », et selon une autre version : « Soignez-vous donc en cas
de maladie. Soignez-vous car il n’existe point de mal sans remède »3.
Et de fait, il existe quatre types de remèdes dans la société musulmane, selon la nature
du prescripteur. Le médicament peut être magique, prescrit par un ensorceleur (hejjêb), un
sorcier (sahar), ou tout autre personnage réputé détenir le don de guérir (Baraka). Il peut
également être délivré dans le cadre d’un rituel religieux, par une confrérie (Issawiya,
Chadoulya, Soulamya, Stambeli). Il peut être traditionnel (remèdes végétaux, animaux et
minéraux), comme il peut être scientifique, prescrit par un médecin.
1.1 Le Coran, premier remède en islam
En Islam, la maladie n’est pas considérée comme une punition ou une malédiction
mais plutôt comme une épreuve, une occasion d’expier ses fautes4. De ce fait, l’ensemble des
actions prises pour guérir est considéré comme une preuve de foi. Le soin est ainsi une affaire
humaine, tandis que la guérison reste un apanage divin. Le médicament fait donc partie
intégrante du cycle béni de préservation de la santé, ce qui en fait un objet sacré.
1 Professeur de démographie, Université de Tunis.
2 Récits de vie du prophète Mahomet
3 Abû-Dâwud et Ibn Mâja d’après ’Usâma b. Churayk, Sunan
4 Vassart C., Les soins de santé face aux défis de la diversité : le cas des patients musulmans, Bruxelles,
Fondation Roi Baudouin, 2005, p. 16
2
Le Coran est clair sur un point : même si la mort de tout être humain est décidée par
Allah (Dieu), et que rien ne peut changer le Qadar (destinée), l’Homme se doit de tout mettre
en œuvre pour guérir. En particulier, le croyant peut avoir recours comme premier ressort à la
lecture de versets du Coran et à des invocations divines pour soulager ses maux, qu’ils soient
physiques ou psychologiques. Les versets coraniques en ce sens sont nombreux :
« Nous avons fait descendre le Coran, qui est un remède efficace et une miséricorde
pour les croyants », in sourate al israa (le voyage nocturne), 82 ;
« Pour ceux qui croient, Il [le Coran] est une guidée et une guérison », in sourate
fousilat (les versets distincts), 44 ;
« N’est-ce pas Dieu qui répond à l’angoissé quand il L’invoque et Qui dissipe le mal,
et Qui vous fait succéder les uns aux autres sur la terre ? », in sourate les fourmis, 62 ;
« N’est-ce pas par l’évocation du Coran que les coeurs se tranquillisent ? », in
sourate le tonnerre, 28.
La lecture du Coran est ainsi recommandée pour apaiser, sinon le corps, du moins
l’esprit. De nombreux hadiths5 - dont certains sont apocryphes - appuient cette thérapie. Le
compagnon Muslim a rapporté que le prophète Mahomet aurait affirmé : « Il est permis de
recourir à des formules incantatoires exemptes d‘hérésie »6, ou encore : « Mets tes mains sur
la partie de ton corps tu sens le mal et dis trois fois : Bismillah7, puis sept fois : je cherche
refuge dans la grandeur de Dieu contre le mal que j’éprouve et que je redoute ». C’est
probablement par crainte de déviances et d’utilisation abusive des lectures coraniques que le
prophète semble s’être par la suite rétracté. Un autre hadith, rapporté par le compagnon Al
Bazzar, aurait précisé : « Celui qui consulte un devin ou un magicien, et qui croit à ce que
celui-ci lui dit, aura mécru en ce qui a été révélé à Muhammad ». Le Coran est ainsi
considéré comme le premier médicament chez le croyant. On utilisait également l’eau servant
à nettoyer les tablettes portant des versets coraniques, pour fabriquer des onguents par
exemple. Il faut toutefois retenir que l’Islam n’accorde guère de crédit à la Baraka, les vertus
curatives du Coran ayant une valeur davantage symbolique. Tout au plus, la lecture de
quelques versets coraniques est-elle conseillée pour apaiser le malade.
1.2 La hiérarchie des médicaments en Islam
Il est recommandé aux croyants de suivre les conseils des médecins, et en particulier
d’observer strictement les médicaments prescrits et leur posologie. La médecine arabo-
musulmane a repris la théorie des quatre humeurs de Galien, selon laquelle le corps contient
quatre humeurs principales : le sang, la pituite, la bile jaune et la bile noire, qui correspondent
aux quatre éléments (terre, eau, air et feu). Les humeurs circulent dans le corps humain en
quantités différentes, et peuvent refroidir, réchauffer, humidifier ou sécher les organes. En
général, un ou deux éléments dominent et le corps peut être froid et humide ou sec et chaud.
Le médicament est supposé modifier ce déséquilibre, étant lui-même chaud, froid, sec ou
humide. C’est le concept d’Iitidal (équilibre), cher à Ibn Sina (Avicenne), pour qui « La
maladie est avant tout perçue comme une rupture par rapport à une norme psychique,
physiologique, somatique ou physique, laquelle norme n’a rien d’absolu puisque d’une région
5 Citations du prophète Mahomet, qui servent de lignes de conduite au musulman
6 Muslim, Sahih, première édition, Le Caire, 1328 h.
7 Au nom de Dieu
3
du monde à l’autre, d’une ethnie à l’autre elle peut varier considérablement »8. Le
médicament a donc pour fonction de contribuer au retour à un équilibre antérieur naturel,
momentanément perturbé par la maladie. Malgré ce rôle fondamental dans l’équilibre général
du corps humain, l’Islam recommande de ne pas abuser du médicament. Il est même
recommandé de laisser le médicament en dernier recours. Comme l’écrit al-Râzî
(Rhazès) « Tant que tu peux soigner à l’aide d’aliments, ne soigne pas avec des
médicaments ».
Dans son œuvre La médecine prophétique, Ibn Qayyim Al Jawziyya propose une série
de qualités qui font le médecin habile. Parmi celles-ci, on note la capacité de traiter la maladie
au travers des thérapies les plus simples. Ainsi, le hakim (médecin) doit commencer par
proposer une diète ou des aliments spécifiques (miel, huile,…), avant de prescrire un
médicament. Même si un médicament est prescrit, il se doit d’être simple, le dernier recours
étant le médicament composé. Un médecin qui prescrit un remède inefficace peut être accusé
d’avidité.
De nombreux versets du Coran et des hadith insistent sur les vertus curatives aux
produits naturels. Le miel, par exemple, occupe une place privilégiée dans le tibb al nabawi
(médecine du prophète), comme en témoigne le hadith : « Pour vous musulmans il y a deux
remèdes : le Coran et le miel »9. Moise Ibn Maimoun (Maïmonide, 1135-1204), qui fut le
médecin personnel de Saladin, se distinguera de ses confrères juifs en conseillant la
modération dans les prescriptions, mêlant le médicament au soutien psychologique. Selon lui,
« les médicaments ne servent qu'à soutenir la nature dans sa tâche, mais ne peuvent se
substituer à elle.
Il se dégage ainsi une hiérarchie du médicament en Islam : après un médicament
spirituel, le médecin peut prescrire des aliments, des herbes ou autres produits naturels doux,
et en dernier recours le croyant peut avoir recours aux médicaments composés.
Après cette première réflexion générale sur la représentation du médicament en Islam,
examinons de plus près le cas particulier de la Tunisie.
2. Itinéraire thérapeutique en Tunisie
Pour mieux comprendre le rapport du citoyen tunisien au médicament, nous avons
repris quelques résultats d’une enquête menée de juin 2001 à septembre 2002 sur un
échantillon de 320 ménages vivant dans des quartiers populaires à Tunis.
2.1 Itinéraire thérapeutique en milieu populaire urbain
Ce travail de terrain nous avait permis de tracer l’itinéraire thérapeutique suivant (voir
annexe): le premier recours lorsqu’on est malade en milieu populaire urbain est la santé
publique, c’est à dire l’hôpital, et le dernier recours est le sorcier. Ainsi, après le médecin de
la santé publique, c’est auprès du secteur privé que l’on s’adresse, auprès du généraliste
d’abord, puis du spécialiste. Par la suite, c’est vers le secteur paramédical que l’on s’oriente,
c’est à dire le pharmacien, puis l’infirmier. L’étape suivante est révélatrice d’un changement
de stratégie, une sorte de retournement sur soi, puisque le malade se tourne vers ses proches et
ses voisins, puis vers lui-même (automédication). Le malade semble ensuite à nouveau
s’ouvrir sur l’extérieur, en ayant recours au Tib arbi10, c’est à dire la médecine traditionnelle
8 Elisabeth L., Santé, médecine et société dans le monde arabe, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 42
9 Mohamed Ali Amir Moezzi, Dictionnaire du Coran, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 5
10 Médecine arabe
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puis les rituels religieux11, pour deviner et soigner la maladie. C’est à ce moment que
commence la quête de la Baraka. Le dernier recours thérapeutique, enfin, est le Sihr
(sorcellerie). Il s’agit encore d’une thérapie marquée par la recherche de la Baraka. Le
malade consulte alors un ensorceleur (hejjêb), un sorcier (sahar), ou tout autre personnage
réputé avoir la Baraka, ce don sacré de deviner et guérir. Ce type de recours permettrait de
guérir des maux, tels que El Ain (mauvais œil), le mal de la chouette, le placenta à
l’envers12,… Les Sahhar ont la réputation de devins, ils sont capables de prédire la maladie
avant qu’elle ne survienne, et peuvent ainsi empêcher sa survenance. Ils sont consultés
régulièrement à titre préventif. Leurs noms et adresses se transmettent discrètement de bouche
à oreille, et leur don de Baraka se transmet de père en fils. Notons toutefois que ces
personnages agissent dans un cadre tout à fait officieux, leurs pratiques étant condamnées par
les communautés tant scientifiques que religieuses. Le Coran est formel : les magiciens seront
sévèrement jugés, même si leurs pratiques visent à soulager.
2.2 La place du médicament dans l’itinéraire thérapeutique
On le voit, le pharmacien jouit d’une place particulière dans le parcours thérapeutique
du citoyen tunisien du panel. Cela est du au fait que ce personnage, populaire dans les
quartiers, est une sorte de « substitut de médecin de proximité ». Il est le seul acteur sanitaire
apte à proposer en même temps le diagnostic et le médicament (dâa wa dawâa). Sur le plan
économique, il est également intéressant puisqu’il permet de sauter une étape dans le
processus de guérison, et d’arriver d’une manière plus directe à l’étape finale, celle de la
délivrance du médicament. Il faut reconnaître toutefois que le pharmacien reste un agent
sanitaire de second ordre, dont les compétences de diagnostic restent limitées. On lui demande
généralement de diagnostiquer des atteintes cutanées, des problèmes oculaires, auriculaires, et
d’une manière générale de diagnostiquer les affections les plus visibles.
3/ Rapport du malade au médicament dans la société tunisienne moderne
Voyons à présent comment le médicament est représenté dans la société tunisienne
moderne.
3.1 Les interdits alimentaires
Bien que porteur de guérison, le médicament se heurte régulièrement à es interdits
alimentaires. En effet, comme tout autre produit introduit dans le corps du croyant, le
médicament ne doit pas contenir de substances haram (illicites), tels que la gélatine ou
l’insuline de porc, ou encore des dérivés d’alcool. L’Islam étant une religion tolérante, il est
toutefois admis que ces produits soient absorbés, s’il est démontré qu’il n’existe pas d’autre
alternative.
Une enquête menée en Grande-Bretagne auprès d’un panel composé de 50 patients et
18 médecins musulmans a donné les résultats suivants : 26% des patients ont déclaré qu’ils
prendraient un médicament dont ils ne sont pas certains qu’il soit halal (permis), 42% ont
déclaré qu’ils ne prendraient pas un produit dont ils ne pas sûrs et 58% ont affirmé qu’ils
suspendraient un traitement s’ils découvraient que celui-ci est haram. Par ailleurs, 8% des
patients et 22% des généralistes ont admis qu’ils prendraient un médicament haram pour
traiter une affection mineure. En revanche, 36% des patients et 44% des praticiens ont affirmé
qu’ils prendraient un médicament haram dans le cas d’une maladie grave. Enfin, 64% des
11 Les rituels religieux sont pratiqués par les différentes confréries installées dans les vieilles médinas des villes :
Issawiya, Chadoulya, Soulamya, Stambeli. Ces rites, malgré leur religiosité apparente, s’opposent à la lettre
coranique
12 Qu’on appelle aussi mal des femmes.
5
patients et 56% des généralistes interrogés ont affirmé qu’un musulman ne doit pas prendre
un médicament haram pour traiter une affection majeure13. Cette enquête montre que les
interdits alimentaires restent forts au sein d’une communauté musulmane pourtant habituée à
la vie moderne. Une telle attitude, qui mérite le respect, pourrait toutefois nuire aux chances
de guérison du patient. C’est pourquoi il faut veiller à mettre en place une institution (un
conseil de sages par exemple) qui puisse fournir aux malades une interprétation correcte de la
loi islamique en ce qui concerne l’usage des médicaments. Il est regrettable de voir
aujourd’hui que des émissions radiophonique, télévisées, ou des sites internet soient entre les
mains de oulama (docteurs de la loi islamique) pour le moins douteux, et dont les conseils ne
font finalement que renforcer les difficultés d’accès aux médicaments. La Grande Bretagne,
forte d’une communauté de 1.5 millions de musulmans, a d’ailleurs lancé une opération de
contre-information, à travers l’édition d’un « Guide du patient musulman », contenant la liste
des médicaments contenant des ingrédients porcins et proposant des alternatives.
3.2 Le médicament face au Ramadhan
Il est aujourd’hui admis que l’absorption par voie orale d’un médicament durant la
journée rompt le jeûne du Ramadhan. Face au refus en bloc du traitement, les médecins
tunisiens doivent adapter les horaires des prises de médicaments. Ainsi, les patients prennent
leur médicament le matin avant l’aube, puis au moment de l’Iftar (rupture du jeûne, au
coucher du soleil) et une dernière fois au moment du coucher. S’il ya un consensus autour de
l’interdit d’absorber un médicament par voie orale pendant la période jeûne, en revanche les
avis des oulama divergent concernant les autres types d’absorption, telles que les injections
(sérum glucosé ou vaccin) et les anesthésies gazeuses14. C’est la raison pour laquelle de
nombreux traitements sont retardés par rapport au mois de Ramadhan, et en particulier les
traitements dentaires, par peur d’une absorption orale de résidu d’anesthésiant ou d’eau de
gargarisme. C’est aussi le cas des opérations chirurgicales, si elles ne revêtent pas un
caractère d’urgence.
3.3 La peur des effets secondaires
Le citoyen tunisien est désormais au courant des problèmes liés aux médicaments,
comme ce fut le cas récemment avec le Médiator. De nombreux tunisiens lisent le Vidal, qui
mentionne les effets secondaires.
Conclusion
Nous avons eu l’occasion de constater ici que les conduites des malades à l’égard des
médicaments sont fortement imprégnées des valeurs qui circulent à l’intérieur des groupes
culturels auxquels ils se rattachent, et que le savoir même qu’ils ont sur les médicaments est
construit par des logiques culturelles et symboliques qui lui donnent forme15.
La question que l’on pourrait se poser, à ce stade de la réflexion, est de savoir si la
représentation du médicament en Tunisie n’est pas sur le point de connaître un grand
bouleversement. Face à la modernisation du système sanitaire, les pratiques thérapeutiques
divinatoires, sont en train de disparaître, remettant en question la vision traditionnelle
musulmane du médicament. Il serait intéressant de connaître, par exemple, la position de la
13 Vassart C., Les soins de santé face aux défis de la diversité : le cas des patients musulmans, Bruxelles,
Fondation Roi Baudouin, 2005 p.21
14 Ibid., p.56
15 Fainzang S., Transmission et circulation des savoirs sur les médicaments dans la relation médecin-malade,
Montréal, Les Presses de l’Université du Québec, 2006, p. 7
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