ÊTRE & SAVOIR
La Lettre du Psychiatre - vol. I - n°2 - mai-juin 2005 67
malade, ce qui pourrait être louable en soit, mais ne devrait pas
occulter pour autant la nécessité pour le malade d’exprimer son
angoisse, ses doutes, ses interrogations. Les mots du thérapeute
qui coupent court à la plainte du malade ne constituent qu’une
fausse réassurance, dans la mesure où ils empêchent le malade de
se libérer de ses peurs et permettent surtout au médecin de se
soustraire à l’angoisse du malade, qui lui est alors insupportable.
Le médecin doit pouvoir entendre l’angoisse et la peur, sans la
juger, sans interrompre le flot des mots libérateurs ; il doit pou-
voir accuser réception des douleurs du patient et y répondre dans
un dialogue authentique et sincère.
LA BONNE DISTANCE PAR RAPPORT À SOI-MÊME
Le temps et l’expérience permettent souvent au médecin de
mieux percevoir ses limites propres, celles au-delà desquelles il
se sent menacé soit par l’angoisse du patient, qui le “contamine”,
soit dans son propre psychisme. Il y a des limites à ne pas dépas-
ser, car elles renvoient trop massivement à son histoire person-
nelle. C’est au nom de ce principe qu’il paraît déraisonnable de
prendre en charge médicalement sa famille ou ses amis.
Choisir de devenir médecin, n’est-ce pas une façon de mettre en
scène ses propres peurs, ses propres angoisses, ses propres inter-
rogations fondamentales sur la mort, la vie, la sexualité ? N’est-
ce pas une façon de jouer sa propre corrida ?
On s’engage dans la médecine pour comprendre le corps humain,
guérir, repousser les limites de la mort. Rapidement, on se
confronte à ses limites techniques et humaines. Il faut peu à peu
transformer son désir de guérir l’autre à tout prix (de conjurer la
mort ?) en exigence de soins pour le malade, en mettant en œuvre
tous les moyens dont on dispose, mais sans illusion sur sa toute-
puissance. La guérison est un objectif possible, mais pas absolu.
Cette difficulté du médecin à reconnaître ses propres limites face à
la maladie est en partie responsable de sa souffrance et de son
angoisse lorsqu’il doit annoncer un diagnostic de maladie grave, et
plus généralement toute mauvaise nouvelle médicale. Le médecin
peut alors être confronté à l’agressivité des patients ou de leur famille
et, dans ce cas encore, il n’est pas préparé à cette épreuve, souvent
ressentie comme une terrible injustice, un désaveu massif, une mise
en cause globale de ses capacités médicales et humaines. Il reçoit
avec violence les propos accusateurs du patient : “Tout cela aurait pu
être évité si vous aviez fait correctement votre travail…”.
Il faut beaucoup de temps au médecin pour comprendre que la colère
exprimée par le malade en souffrance a le plus souvent un autre objet
que lui-même, mais qu’à cet instant, c’est lui, le médecin, qui doit être
pris pour cible, non pas dans sa personne réelle, mais dans ce que sa
figure d’autorité représente symboliquement pour le malade.
Comment, pour le médecin, trouver la bonne distance pour ne pas se
sentir menacé par les griefs du patient, les accusations, comment rela-
tiviser, recadrer, sans pour autant tout accepter sans limites, au risque
de se faire déborder et d’en subir des conséquences morales et psy-
chiques parfois graves ?
Comment, pour le médecin, poser le cadre qui définit à la fois ce
qui pour lui est acceptable et ce qui sert l’intérêt du malade ? Com-
ment éviter le burn out,la démotivation, la désespérance parfois ?
Le chirurgien et l’obstétricien occupent une place particulière dans
la relation médicale, souvent très investie par les patients et parfois
par leurs proches. Leur fonction les dote d’un pouvoir considérable :
ils enlèvent le “mal”, mais aussi “coupent”, “séparent”, “castrent”,
“donnent la vie” et “touchent” à la sexualité de l’être. Ils pénètrent
le territoire de l’intime du sujet d’une façon incomparable, dans ses
aspects physiques, psychiques et sexuels. C’est dire l’intensité des
affects en jeu dans la relation qui lie le patient, la patiente, au
médecin chirurgien ou obstétricien, avec son cortège de projec-
tions, de transferts et de sentiments ambivalents ! Il est important
que le médecin réalise qu’il ne peut être présent à toutes les places
et qu’il doit parfois “passer la main”, quand une difficulté psycho-
logique survient, par exemple. Il ne peut être à la fois celui qui
coupe, qui agit sur le corps, dans l’intimité du corps, et celui qui
répare les blessures infligées au psychisme du malade par cet acte
castrateur.
Cela ne signifie pas pour autant que la communication entre un
chirurgien et son patient est impossible, bien au contraire, mais
elle présente des limites, une approche, des expressions particu-
lières, liées à la nature même de l’acte.
LA BONNE DISTANCE PAR RAPPORT AUX ACTES
ET AUX PERFORMANCES
Il existe enfin un type de rapport rarement évoqué et pourtant d’une
grande importance, celui qu’entretient le médecin, et plus précisé-
ment le chirurgien, avec le geste médical. L’expérience fait appa-
raître une fois encore la nécessité d’une réflexion autour de la pré-
vention, afin d’éviter autant que possible d’agir dans l’urgence. Le
geste devient plus modéré au fil du temps, et l’on ne recherche plus
l’exploit de l’acte comme dans les premiers temps de la pratique
médicale, où la réalisation d’interventions délicates procurait un
plaisir extrême. Avec l’expérience, la “sagesse” du thérapeute
l’amène à penser autrement le geste, à l’évaluer, à anticiper, à faire
appel aussi aux confrères au moindre doute, à se mutualiser dans
le partage des savoirs.
Pour les plus jeunes médecins, il est difficile de réaliser que l’on ne
peut être infaillible, qu’il n’existe pas de certitude et que tout n’est
pas prévisible. Plus tard, le praticien expérimenté perçoit autrement
tous les dangers possibles, les limites du geste et ses risques, et ses
propres limites. Il relativise, et la prudence prend le pas.
La question de la place de chacun et de la bonne distance à trouver
entre le médecin, le patient et la maladie est essentielle en méde-
cine. Aucun praticien ne peut faire l’économie de cette réflexion,
tout en sachant qu’aucune place, qu’aucune distance n’est
immuable ; toutes deux varient en fonction du temps, des circons-
tances, des personnalités en présence, des pathologies, des événe-
ments de vie que chacun traverse.
Mais, en posant cette question fondamentale du besoin du patient,
des ressources et des limites du médecin et du cadre de la relation
thérapeutique, le médecin se donne les moyens de mieux se déployer
dans toute son efficience médicale, en s’autorisant dans le même
temps à reconnaître ses limites, sans culpabilité ni sentiment de déva-
lorisation, et à se faire aider dans sa pratique par ses pairs quand cela
est nécessaire, dans l’intérêt du malade et le sien propre.
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