DOSSIER PÉDAGOGIQUE Dossier et pistes d’exploitation préparés pour le Centre régional de Tours par Catherine Bellet, professeur en option théâtre et coordinatrice DAAC Avant-propos : Pour ce dossier, j’ai choisi de partir de la pièce de Tchekhov. Vous trouverez un résumé de la pièce, scène par scène et deux textes passionnants de Françoise Morvan, l’un sur la question du titre et l’autre extrait de la préface à Platonov (« Une œuvre inaugurale »). Ces documents permettront d’entrer dans l’œuvre source et mesurer l’écart entre Platonov et Platonov mais… On s’intéressera alors à la démarche artistique d’Alexis Armengol et aux notes d’intention rédigées à propos de ce spectacle avant de proposer une comparaison avec d’autres adaptations de Platonov et quelques extraits du texte. Catherine Bellet Remerciements au Centre dramatique régional de Tours 2 SOMMAIRE 1. Platonov de Tchekhov a. La pièce………………………………………p4 b. La question du titre……………………………………p12 c. Texte de Françoise Morvan : « une œuvre inaugurale »……… p13 2. La démarche artistique d’Alexis Armengol ….……. p21 3. Note d’intention du metteur en scène ………………p23 4. Les ressources d’internet ………………………p25 5. Adaptations ……………………………………… p26 6. Anton Tchekhov 7. Extraits du texte ……………………………………………………p30 8. Atour du spectacle ………………………………………p31 9. L’accompagnement personnalisé ……………………………………… p29 ……………………… p32 10. Pratique ……………………………………… p33 3 PLATONOV DE TCHEKHOV a. LA PIÈCE Le thème de Platonov est assez simple : reçu chez Anna Petrovna, la jeune veuve du général Voïnitsev, dans un domaine de la Russie du Sud qui risque d’être vendu […], Platonov se livre à toutes sortes de provocations ; ruiné, devenu instituteur et marié plutôt par ennui, il incarne la révolte contre l’enlisement dans la Province, le conformisme, l’échec, l’âge, la pesanteur des pères. Cette révolte attire à lui aussi bien l’étudiante Grekova qu’Anna Petrovna ou sa belle-fille, Sofia. Les incertitudes de Platonov, qui cède à toutes sans choisir personne, aboutissent à une dégradation des relations et une déchéance que double la ruine du domaine. Le coup de pistolet que Sofia tire sur Platonov à la fin du dernier acte est une manière d’en finir avec un drame dont la qualité majeure est peut-être, bien paradoxalement, d’être interminable, et par là accordé à l’interminable lourdeur de vivre dont il donne une vision cosmique, matérialisant ainsi sur la scène le désespoir de Platonov. Nouveau Dictionnaire des Œuvres, éditions Robert Laffont, collection « Bouquins », 1999, pp. 5625-5626 4 RÉSUMÉ ACTE I Un jardin chez Anna Pétrovna (domaine de Voïnitzevka). Une fête. Le crépuscule. Scène 1. Voïnitzev cherche sa femme Sofia. Il rencontre Glagoliev qui lui rebat les oreilles en vantant les jeunes hommes du temps passé, eux qui n’avaient pas honte de pleurer d’émotion. Voïnitzev sort. Scène 2. Entre Triletzki. Il essaie de convaincre Glagoliev de lui prêter de l’argent. Glagoliev finit par accepter ; il commence par lui tendre 50 roubles, mais en montre bien plus, que Triletzki arrive à lui extirper. Il reproche plaisamment à Glagoliev la vie qu’il mène. Il le soupçonne d’être ici pour Pétrovna. Glagoliev est énervé par ces insinuations. Il part dans une quinte de toux : Triletzki lui conseille le repos. Glagoliev obtempère et sort, non sans traiter Triletzki de « canaille ». Scène 3. Entre Voïnitzev, qui n’a pas trouvé Sofia. Triletzki ne sait pas non plus où elle se trouve. Il donne 3 roubles à Voïnitzev, qui les prend avant de les jeter et de s’enfuir. Triletzki est écœuré par l’attitude de Voïnitzev. Scène 4. Entre Sacha. Elle reproche à son frère (Triletzki) d’être déjà soûl et de ne pas donner le bon exemple en tant que médecin du pays. Elle lui fait promettre d’arrêter de boire. Au moment où elle part, Triletzki veut lui donner 3 roubles. Ils sortent. Scène 5. Entrent Sofia et Voïnitzev. Elle semble lasse mais ne veut pas en dire la raison à son mari. Elle lui demande de partir à l’étranger. Voïnitzev l’engage à laisser la tristesse, qu’il ne comprend pas (« Je me demande où vous, les femmes, vous tirez tant de tristesse. […] Sois gaie ! On n’a qu’une vie!»), à discuter avec sa belle-mère (Anna Pétrovna), Triletzki, Platonov. Scène 6. De sa fenêtre, Anna Pétrovna appelle Sergueï. Il promet à Sofia qu’ils partiront le lendemain et va dans la maison. Scène 7. Seule, Sofia évoque Platonov : obsédée par lui, elle ne sait plus que faire. « Tout peut arriver» si lui fait un seul geste. Scène 8. Entre Platonov. Il reproche à Sofia de l’éviter. Elle répond qu’il lui est devenu insupportable à lui rappeler sans cesse leur ancien amour, quand Platonov était étudiant. Platonov dit à Sofia qu’elle a peur de l’amour qu’il montre pour elle ; il n’attendait pas cela d’une femme qu’il pensait ouverte et intelligente. Il part brusquement, laissant Sofia dans le désarroi : elle veut se justifier auprès de lui. Scène 9. Venguérovitch demande à Ossip d’« abîmer » un peu Platonov, qu’il trouve « satisfait de lui-même » et « arrogant ». Paraît justement Platonov ; Ossip sort. Scène 10. Conversation à bâtons rompus mais tendue. Venguérovitch s’extasie sur la beauté de la nuit, à laquelle il ne manque que « l’adorable présence d’une femme que l’on désire ». Il est gris, de même que Platonov. Venguérovitch évoque l’incapacité des juifs à être de vrais poètes. Platonov n’y croit pas. Il s’irrite contre le marchand (« un seul poète vaut plus qu’un millier de misérables commerçants »). Venguérovitch exprime son désir pour Anna Pétrovna. Platonov se montre fasciné par la chaîne de montre en or de Venguérovitch : celui-ci, méprisant, la jette à terre. Deux heures sonnent : Venguérovitch part en refusant de serrer la main de Platonov. Il revient, cherchant sa chaîne de montre. Platonov lui demande de la lui donner pour quelqu’un « qui travaille mais ne récolte jamais » : Venguérovitch refuse. Il retrouve la chaîne. Platonov le chasse en criant : « Allez-vous-en !» Scène 11. Entre Grékova. Elle s’apprête à dire à Platonov ses vérités : « Vous êtes soit un être extraordinaire soit un vaurien sans scrupule ». Platonov se met à rire ; elle aussi. Il la prend à la poitrine et l’embrasse en la traitant de « peste originale et bien mignonne », elle qui est « majeure et 5 émancipée ». Grékova lui demande, en larmes, s’il l’aime ; il se moque d’elle en l’imitant. Elle fait mine de s’en aller, furieuse, en le traitant de vaurien et en menaçant de se venger. Scène 12. Entre Triletzki. Grékova l’enjoint de cesser de fréquenter Platonov : Triletzki, en riant, refuse, puisque c’est son beau-frère et un ami. Elle exprime sa déception face à l’attitude de Triletzki et se dit humiliée. Elle part en larmes. Scène 13. Triletzki reproche à Platonov d’avoir encore tourmenté Grékova, bien qu’il le comprenne. Platonov explique qu’il vit dans un « enfer de vulgarité et de déception ». Il hait ceux qui lui rappellent un passé de jeunesse et de pureté. Triletzki, en tant que son médecin, l’invite à venir boire avec lui. Scène 14. Entrent Anna Pétrovna et Glagoliev I, qui discutent de l’opinion de celui-ci sur les femmes. Selon lui, elles sont le meilleur de l’homme. Triletzki le qualifie de romantique. Glagoliev I ne refuse pas cette appellation, bien que le romantisme ait été banni. Pour lui, peut-être a-t-on banni autre chose en même temps que le romantisme. Mais Anna Pétrovna estime qu’on est devenu moins bête. Elle sort. Scène 15. Triletzki se demande ce qu’a Anna Pétrovna ce soir : elle semble amoureuse. Platonov est d’avis qu’elle aimerait plutôt se tirer une balle dans la tête. Triletzki part pour boire. Entre Glagoliev II qui se fait bousculer par Triletzki. Scène 16. Glagoliev II s’énerve quant à la vulgarité de Triletzki. Il ne danse pas car les femmes présentes sont trop laides. Il dit ne pas pouvoir supporter la Russie mais prise Paris. Platonov demande à Glagoliev s’il est vrai que son père veuille payer les hypothèques d’Anna Pétrovna : Glagoliev n’en sait rien. Il fait remarquer que son père tourne autour d’Anna Pétrovna. Il traite Platonov de « veinard », insinuant qu’il a une relation avec elle. Platonov lui répond calmement, le qualifiant d’imbécile. Il lui propose de lui poser ses questions lui-même. Glagoliev II sort en assurant Platonov qu’il possédera Anna Pétrovna. Scène 17. Entre Anna Pétrovna. Elle s’assied près de Platonov, dit être venue pour l’écouter parler, dire du nouveau : « Il me semble que ce soir je vous aime plus que les autres jours. Vous êtes un amour, cette nuit… » Après s’être assurée de son amitié envers elle, Anna Pétrovna rappelle à Platonov que parfois, il n’y a qu’un petit pas de l’amitié à l’amour. Mais lui refuse de faire ce pas. Elle souhaite une conversation en raison de l’attitude étrange de Platonov ce soir-là. Il lui explique qu’il ne souhaite pas aller plus loin car il la respecte : « Nous vivrions stupidement un mois ou deux, puis nous nous séparerions honteusement » Pétrovna lui oppose qu’elle parle d’amour – Platonov répond qu’il l’aime « désespérément, absolument ». De plus, il est marié. Pétrovna met un terme à leur conversation. Platonov dit en partant : « Si je le pouvais, il y a longtemps que je serais votre amant ». Scène 18. Anna Pétrovna n’en peut plus d’attendre Platonov. Elle décide de l’« avoir par la force ». Scène 19. Entre Glagoliev I, dans une « rage lugubre ». Il demande à Anna Pétrovna quelle réponse elle veut donner à ses lettres : elle refuse de l’épouser et lui conseille de se consacrer aux bonnes actions. Scène 20. Entrent Grékova, Triletzki, Glagoliev II et des invités. Grékova pleure, se plaint de n’avoir jamais été autant humiliée et reproche à Triletzki de n’être pas intervenu. Il sort, écœuré par l’attitude de Grékova. Scène 21. Grékova, hors d’elle, menace d’aller voir le directeur des Ecoles nationales pour faire exclure Platonov de l’enseignement. Elle raconte à Anna Pétrovna qu’il l’«a embrassée devant tout le monde, [l’] a traitée de folle, puis [l’] a jetée sur la table ». Elle sort. Scène 22. Anna Pétrovna résume la situation en disant : « Ce n’est pas très sérieux. Il la rudoie ce soir, demain il lui demandera pardon. C’est toujours la même chose. » Glagoliev II demande à son père de rejoindre les invités qui se demandent ce qui lui est arrivé. 6 Scène 23. Glagoliev II, seul avec Anna Pétrovna, lui dit qu’il s’est moqué de son père ; il le traite de « vieux gâteux ». Il voulait rester seul avec elle. Il lui offre de l’argent contre ses faveurs. Elle refuse en l’enjoignant de ne plus se représenter devant elle et sort. Resté seul, Glagoliev exprime son incompréhension puis court à sa recherche. Scène 24. Entrent Platonov et Sofia. Platonov demande à Sofia pourquoi elle a changé, a abandonné la « pureté de son âme », sa « sincérité », sa « soif de justice », pourquoi elle est devenue « une mijaurée, une fainéante, une phraseuse », et pourquoi elle a épousé celui qui est devenu son mari, qu’il qualifie de « parvenu englué dans les dettes et la fainéantise ». Il évoque leur amour passé. Sofia, extérieurement outrée, part désespérée, non sans avoir promis à Platonov qui le lui demande qu’ils se reverront. Scène 25. Entrent plusieurs invités conduits par Voïnitzev. Ils veulent faire partir un feu d’artifice ; Voïnitzev est satisfait de ce que Platonov a convaincu sa femme Sofia de rester. Scène 26. Anna Pétrovna, sortant de la maison avec Triletzki, remarque l’état de Sofia et lui en demande la raison. Feu d’artifice. Triletzki dévisage Sofia qui s’en montre impatientée. Il lui cite : « Pour je ne sais quelle raison, j’ai envie sur ton front de tracer une croix. Non pour t’humilier. Mais pour y graver un mot : chasteté ! » Sofia se moque de lui. Platonov, au loin, invite qui veut à le rejoindre sur un bateau : Sofia accourt. Scène 27. Entrent les Glagoliev père et fils. Le père, « profondément ému mais vif », ne croit pas ce que lui dit son fils : « elle » l’a serré dans ses bras, l’a embrassé, et céderait à ses avances pour mille roubles. Pour deux mille roubles, son père pourrait l’avoir. Glagoliev I tire son portefeuille pour donner l’argent à son fils, puis le jette à terre. « Son fils le ramasse et compte soigneusement les billets. » Glagoliev I est outré par l’attitude de cette femme, lui « qui la vénérait ». ACTE II La même nuit (très belle nuit). Un bois. Amorce d’un panorama. A gauche, l’école. Au lointain du panorama, des poteaux télégraphiques. Scène 1. Sacha est assise à la fenêtre. Ossip est à l’extérieur, avec son fusil. Il raconte sa rencontre d’une femme (Pétrovna) en train de se baigner dans le ruisseau: sans se scandaliser, et en le provoquant, elle l’a invité à l’embrasser. Il lui avoue qu’il la trouve magnifique. Sacha trouve cette femme étrange. Ossip est touché par la gentillesse de Sacha qui lui offre à manger. Il raconte son amour fou pour cette femme, pour qui il ferait n’importe quoi. Sacha compare sa situation à la sienne propre, quand elle aimait Platonov sans se croire payée de retour, avant qu’il ne la demande en mariage. Sacha demande à Ossip pourquoi il se montre cruel avec les autres, ne va jamais à l’église, etc. : il répond qu’elle ne pourrait pas comprendre et demande si Platonov ne fait jamais de mal : selon Sacha, jamais, « c’est un grand cœur ». Ossip dit que toutes les femmes sont après lui, mais que lui assaille la veuve. Sacha le renvoie. Avant de partir, il dit à Sacha qu’il n’a jamais rencontré une femme comme elle, « sans méchanceté ». Scène 2. Sacha s’étonne que Platonov rentre si tard. Scène 3. Entre Platonov, soûl. Il raconte la fête à la « petite fille laide » (ainsi qu’il qualifie sa femme): Glagoliev I a eu une attaque. Brusquement, Platonov se reproche d’avoir mal agi durant la fête ; il ne peut plus se respecter. Il demande à Sacha comment elle peut l’aimer : « Comment voudrais-tu que je ne t’aime pas ! Tu es mon mari ! » Il ne comprend pas qu’elle ne l’aime que parce qu’il est son mari. « Que se passerait-il avec toi si tu me comprenais ? Je n’ai rien qu’on puisse aimer ! Reste sans comprendre, mon amour, reste sans savoir, si tu veux m’aimer ! Ma petite 7 femelle ! C’est ton ignorance qui me permet d’être heureux!». Face à cette logorrhée, Sacha n’oppose qu’incompréhension (« Tu dis des bêtises »), puis s’impatiente : « Pourquoi m’as-tu épousée si je suis sotte ? » Platonov répond en riant que cette colère est quelque chose de nouveau. Sacha sort en le traitant d’« ivrogne » et de « mufle ». Scène 4. Platonov, seul, se demande s’il est ivre et s’il a parlé à Sofia sous l’emprise de l’alcool. Il se reproche d’avoir « fait le paon » devant elle et qu’elle l’ait cru. Scène 5. Entre Anna Pétrovna à cheval. Platonov, sur la défensive, lui demande de partir car il est incapable de lui résister. Pétrovna lui rétorque qu’il sait très bien qu’elle l’adore et lui aussi. Elle l’embrasse, il lui rend son baiser, mais dit : « Je ferai de toi ce que j’ai fait de toutes les femmes qui se sont jetées à mon cou… Je ferai ton malheur ! » Pétrovna n’en peut plus de ces « je t’aime, mais je te respecte ». Elle veut vivre, hors de toute « philosophie ». Elle presse Platonov avec violence (« Tu peux me tuer, tu peux te tuer toi-même, je te prendrai ! […] Tu es à moi ! Débite-moi toute ta philosophie, maintenant ! »). Il finit par se rendre en lui prédisant qu’elle le regrettera. Scène 6. Entre Sacha. Elle demande à Platonov de venir : Nicolaï, son frère, est malade, il a trop bu. Anna Pétrovna dit à Platonov qu’elle l’attend. Scène 7. Anna Pétrovna se montre surprise par l’apparition de Sacha, qu’elle avait oubliée. Elle se montre méprisante envers cette femme trompée. Apparaît Ossip, qui a tout épié. Il reproche à Anna Pétrovna d’être tombée bas, alors qu’il la prenait pour une sainte. Il pleure. Elle lui enjoint de ne pas toucher à Platonov et lui promet qu’elle prendra ses lièvres. Ossip dit à Pétrovna qu’elle n’a plus à lui donner d’ordre, ce qui la met en colère. Elle lui demande de tirer en l’air quand Platonov sortira de chez lui. Ossip et Pétrovna sortent. Scène 8. Platonov a tiré Triletzki du lit : l’épicier est malade. Triletzki reproche à Platonov de l’avoir réveillé. Ils s’injurient. Triletzki ajoute qu’il devrait le tuer pour ce qu’il a fait à « une certaine petite fille ». Il sort. Scène 9. Platonov, seul. Il hésite à aller chez Pétrovna. Une lettre tombe de la poche de son veston. Elle est de Sofia, qui lui écrit qu’elle est résolue à tout sacrifier pour lui et qu’elle lui appartient. Il se maudit d’avoir « détruit une femme », puis s’extasie de ce que Sofia l’aime, mais décide malgré tout d’aller chez Anna Pétrovna. Scène 10. Ossip appelle Sacha et l’avertit que Platonov est parti chez la générale. Il lui dit qu’il a vu Platonov et elle s’embrasser. Il obéit à l’ordre d’Anna Pétrovna et tire un coup de fusil, mais promet à Sacha qu’il la vengera. ACTE III Trois semaines plus tard. Une pièce dans l’école. Complet désordre. Scène 1. Sofia et Platonov. Platonov dort. Sofia le réveille en criant, au bord des larmes. Elle lui reproche de n’être jamais à l’heure à leurs rendez-vous et de ne plus être « noble, intelligent », de ne plus être lui-même dès qu’ils sont ensemble, de ne pas lui dire un seul mot d’amour. Il se montre cynique, est d’ailleurs soûl. Il lui dit qu’il a détruit sa vie (à elle), et que ce n’est encore rien en comparaison de ce qui l’attend quand son mari saura. Mais Sofia lui a déjà tout avoué : Voïnitzev a réagi en pleurant et en se jetant à ses genoux. Platonov lui reproche de s’être séparée de son mari pour toujours : Sofia lui fait remarquer qu’il parle ainsi comme un lâche. Il lui demande ce qu’elle deviendra quand ils se seront quittés, mais lui laisse toute l’initiative pour la suite. Elle lui dit qu’ils partiront demain. « Je ferai de toi un homme… […] Je ferai de toi un travailleur ! Nous serons des êtres humains, Micha ! » Platonov doute mais jure à Sofia qu’ils partiront. Elle sort, joyeuse. 8 Scène 2. Platonov seul. Il va écrire une lettre à Sofia et à la générale. « C’est une vieille chanson. Déjà entendue une centaine de fois. » Il trouve un papier dans sa poche : une citation à comparaître au tribunal pour affront public à Grékova. Il lui écrit un mot où il s’explique (« Je n’étais pas dans mon état normal ») et lui demande de se montrer juste envers lui en ne lui pardonnant pas. Il se demande quel sera le sort de Sacha, qui l’a quitté en emportant leur enfant. Scène 3. Entre Anna Pétrovna. Platonov évite de la regarder parce qu’il a honte : il a séduit quelqu’un, mais ne veut pas dire qui. La générale lui demande s’il a reçu ses lettres lui demandant de venir : il les a reçues, mais ne pouvait pas venir. Elle lui demande ce qu’il a fait durant ces trois semaines où il a disparu, remarque son état négligé, son haleine avinée. Il lui indique le buffet où se trouve le vin. Elle lui dit qu’elle lui renverra sa femme le soir même, qu’elle peut le partager avec une autre femme. Elle se prépare à jeter le vin, mais boit avec Platonov un dernier verre… puis un dernier encore. Platonov dit qu’il est « en train de [se] perdre tout entier ! Les remords, l’ennui, le cafard… Une torture, en un mot ! » Pétrovna l’enjoint de quitter son rôle de « héros de roman » (un roman qui aurait pour titre « ennui », « conflits de passions » ou « amours verbeux ») et de « vivre ». Mais il ne peut pas : il va partir. « Je m’enfuis loin de moi-même, et, sans savoir où je vais, je cours vers une vie nouvelle ! […] Je me sens si amer, si moche, si misérable que je serais heureux de me pendre ! » Ces paroles donnent les larmes aux yeux à la générale. Adieux difficiles. Ils boivent encore. Anna Pétrovna, soûle, se lamente. Elle part en promettant à Platonov qu’il ne partira pas ou ne partira pas sans elle. Scène 4. Platonov seul. Il vérifie qu’Anna Pétrovna, ce « démon », est bien partie. Il se dit qu’il aurait pu demander à Sofia de retarder le départ de deux semaines et partir avec la générale. Scène 5. Entre Ossip. Il annonce à Platonov qu’il va le tuer sur ordre de Venguérovitch, qui lui a donné 25 roubles pour cela ; mais il déchire le billet. Puis il sort davantage de billets, donnés par Voïnitzev dans le même but. Il les déchire également, car il ne veut pas que Platonov croie qu’il le tue pour de l’argent. Platonov se met en colère. Ossip lui dit que lui-même, Ossip, est mauvais et lui demande de le gifler : Platonov s’exécute. « Vous aussi, vous êtes mauvais », dit Ossip. Il lui reproche de tromper trois femmes. Ils se battent. Ossip le maîtrise, dégaine et blesse Platonov au bras. Scène 6. Accourt Sacha. Ossip assure Sacha que Platonov s’en sortira ; il ne veut pas le tuer devant elle, mais il assure qu’il ne lui échappera pas. Il saute par la fenêtre. Scène 7. Platonov s’attendrit de ce que sa femme est revenue. Nicolaï, le fils de Sacha et de Platonov, est tombé malade. Triletzki, venu il y a quatre jours, est resté une minute et a dit à Sacha qu’elle était folle. Il promet qu’il fera de Nicolaï un homme. « Mais, le pauvre, lui aussi, c’est un Platonov ! Il suffirait qu’il change de nom… En tant qu’homme, je suis faible et mesquin ; en tant que père, je serai grand ! […] Mais pourquoi es-tu partie ? Ne pleure pas. Je t’aime très fort ! Tu me pardonnes, n’est-ce pas ? » Sacha lui demande si « l’intrigue » est finie. Platonov l’assure qu’il ne s’agit que d’une succession de malentendus, que Sofia ne lui convient pas. Sacha s’étonne de ce qu’il soit avec Sofia et non avec la générale. Elle est dégoûtée : avec la générale, passe encore, mais avec Sofia, une femme mariée ! « Tu es un être immonde. » Il la supplie de rester auprès de lui, au moins comme « infirmière ». « Qui t’aimera comme je t’aime ? » Sacha, éperdue, part en sanglotant : Platonov a détruit le bonheur de leur famille. Scène 8. Entre Glagoliev I. Il est venu pour poser une seule question à Platonov – il partira ensuite. La réponse de Platonov est capitale pour lui. Avant de s’exprimer, il remarque l’état étrange de Platonov. Puis il commence : la générale, qu’il « considérait comme la perfection humaine incarnée », est-elle une honnête femme ? En posant cette question, Glagoliev fait comprendre à Platonov qu’il sous-entend quelque chose (c’est-à-dire : avez-vous été amants ?). Platonov s’évanouit en s’exclamant : « Tout est ignoble, dégoûtant, tout est souillé sur terre ! » Scène 9. Arrive Glagoliev II. Son père lui apprend qu’« elle aussi »… Il pleure. Lui et son fils vont partir pour Paris. « Assez ! Fini de se jouer la comédie à soi-même, de s’abrutir avec ses idéaux ! Il n’y a plus ni foi ni amour ! Il n’y a plus personne ! » Cependant qu’ils sortent, un orage éclate. 9 ACTE IV Une sombre matinée. Pluie, vent. Scène 1. Sofia marche de long en large. Entre Voïnitzev. Sofia lui annonce qu’elle va le quitter. Il lui souhaite ironiquement tous ses vœux de bonheur (faisant écho à une parole de Sacha à Platonov en III, 7). « La passion et le désespoir d’un autre, voilà de quoi fonder un solide bonheur. Mais le malheur des uns fait toujours le bonheur des autres ! […] On aime mieux écouter les nouveaux mensonges que les vieilles vérités…» Il demande à Sofia de lui pardonner les paroles brutales qu’il a eues contre elle les derniers jours. Elle lui pardonne. Il la supplie de rester avec lui, l’avertit que Platonov la détruira, qu’il ne l’aime pas. Elle répond : « Vous êtes tous ignobles » puis : « Je te hais. » Il lui dit qu’il a donné de l’argent à Platonov pour qu’il la laisse, mais ajoute immédiatement que c’est un mensonge. Sofia lui avoue qu’elle est sa maîtresse. Entre Anna Pétrovna ; sort Sofia. Scène 2. Anna Pétrovna annonce à Voïnitzev qu’Ossip a été tué par les paysans. De plus, le domaine est perdu : Glagoliev avait promis de le racheter, mais il n’est pas même allé à la vente. La générale tente d’être philosophe. Elle tente de consoler Sergueï. Elle remarque son air dépité : il lui avoue que sa femme l’a trompé avec Platonov. A ce nom, la générale sursaute : elle ne le croit pas d’abord, puis comprend tout. Scène 3. Entre Venguérovitch. Tout en qualifiant la vente de « honteuse » et d’« épouvantable », il souhaite « clarifier certains points ». La famille pourra rester dans la propriété jusqu’après Noël, peut-être même au-delà. Elle devra peut-être s’installer dans les dépendances. Venguérovitch demande à la générale si elle ne voudrait pas vendre en son nom (à lui) les mines qu’elle possède. Anna Pétrovna refuse, mais Venguérovitch lui oppose, sur un ton paterne, des menaces. La générale lui demande de les laisser. Il part en répétant qu’ils pourront rester dans le domaine jusqu’à Noël. Scène 4. Elle dit à Voïnitzev qu’ils partiront le lendemain. Puis elle se demande ce que Platonov a pu trouver « à cette chiffe molle de Sofia », et traite Voïnitzev de « mauviette » qui « reste à pleurnicher et […] ne voit pas qu’on lui pique sa femme ». Scène 5. Entre Grékova. Riant, Grékova fait lire à Anna Pétrovna le billet que lui a adressé Platonov (III, 2). Elle a fait muter Platonov. Elle se met à pleurer et demande à Pétrovna d’envoyer le chercher. La générale lui promet qu’elle le fera mais la fait sortir : elle doit parler à Voïnitzev. Grékova sort en exprimant sa souffrance. Scène 6. Anna Pétrovna dit à Sergueï qu’elle va parler à Platonov. Scène 7. Voïnitzev exprime sa souffrance infinie. Il parle de se supprimer. Scène 8. Entre Platonov, le bras en écharpe. Il demande à Voïnitzev de ne pas se suicider ; c’est luimême qui se tuera. Scène 9. Entre Anna Pétrovna. Elle s’emporte contre Platonov, le traitant d’« ignoble individu», et ajoutant en criant : « Et vous ne l’aimez pas ! C’était pour tuer le temps ! » Platonov répond que leurs malheurs n’atteignent pas le degré de ses souffrances. Il ne sait où aller, car personne ne le comprend, les gens sont « idiots, cruels, sans cœur ». Il sort en les traitant de « sauvages » et de « brutes ». Scène 10. Anna Pétrovna regrette la manière dont ils ont reçu Platonov : « Il est venu avec de bonnes intentions ! Il fallait le comprendre, et, toi, tu as été cruel. » Elle demande à son beau-fils de le rattraper. Voïnitzev ne la comprend pas. 10 Scène 11. Platonov revient. Platonov rappelle à Voïnitzev qu’il a aussi souffert par sa faute : Voïnitzev avoue qu’il a envoyé Ossip le tuer. Platonov est « en train de mourir ». Voïnitzev lui pardonne. Platonov demande pardon. Il est « brisé », aimerait rester ici, d’autant plus qu’il pleut. La générale lui ordonne de rentrer chez lui ; elle fera chercher Triletzki. Scène 12. Entre Sofia. Elle s’exclame à la vue de Platonov et lui demande pourquoi il est venu. Il lui annonce que tout est fini : « Je n’ai plus de forces ! Vous, vous êtes nombreux, moi je suis tout seul… […] Je n’ai besoin de rien, ni d’amour ni de haine, j’ai seulement besoin qu’on me laisse tranquille ! […] Je n’ai même plus envie de m’expliquer… » Il ne veut pas d’une vie nouvelle, car il ne « sait même pas quoi faire de l’ancienne ». Sofia, désemparée, en pleurs, le qualifie d’être ignoble : « Qu’est-ce que ça peut me faire, à moi, avec ma vie que vous m’avez volée, que vous n’ayez plus de force ? » Elle est désespérée. Voïnitzev et la générale intiment à Platonov l’ordre de partir, mais il se bouche les oreilles : il a froid. Scène 13. Entre Triletzki. Il s’exclame qu’il s’agit là du cinquième acte d’une tragédie. Il pleure : Sacha s’est empoisonnée avec du phosphore d’allumettes. Il ironise sur cet être admiré qui a détruit la vie de sa femme « pour rien ». Heureusement, Sacha n’est pas morte, grâce à lui qui est passé à l’aube. Elle est très malade et ne survivra peut-être pas. Platonov exprime le vœu de la remettre sur pied. Entre Sofia [qui, selon le texte, n’est pas sortie auparavant]. Scène 14. Sofia demande à Platonov de la sauver ; toute sa vie est perdue. Elle tombe à genoux ; Anna Pétrovna trouve qu’elle exagère et la relève, lui ordonne d’aller se coucher. Sofia semble ne rien entendre. Triletzki pense lui administrer un calmant ; la générale en prendrait bien un elle aussi. Voïnitzev pleure toujours : on l’exhorte à se comporter en homme. Il n’est pas le premier qu’on trompe ! Tous sortent sauf Platonov. Scène 15. Platonov, seul, médite sur le gâchis qu’il a causé et la honte qu’il ressent. Il devrait se tuer, mais n’en a pas la force : il veut vivre, tout en en ayant peur. Scène 16. Entre Grékova. Platonov s’exclame ironiquement en la voyant qu’elle est « son pire ennemi». Elle lui répond qu’après sa lettre, ce n’est plus le cas. Il lui demande de l’eau : il a la fièvre. Il lui demande s’il peut aller chez elle, car il ne sait pas où dormir. Elle accepte. Il lui baise la main, la fait asseoir sur ses genoux. Elle se relève : « Ce n’est pas bien ». Dans un semi délire, Platonov lui embrasse la joue, dit qu’il aime tout le monde. Il évoque « Sofia, Zizi, Mimi, Macha » qu’il « aime toutes ». Elle comprend ce qui s’est passé avec Sofia. Il continue son délire : « Moi aussi, tout le monde m’aime… Tout le monde ! Je les insulte, parfois, mais rien n’y fait. Elles m’aiment toujours… ». Grékova lui demande où il a mal, il répond : « J’ai mal à Platonov. » Il lui demande si elle l’aime. Elle acquiesce en posant sa tête sur la poitrine de Platonov. Il dit que « quand [il] sera guéri, [il la] débaucher[a] ». Elle acquiesce : « Tu es le seul à être… humain. » Elle pleure. Scène 17. Entre Sofia. Elle tire au revolver sur Platonov mais le manque ; Grékova s’interpose ; Sofia passe derrière elle et tire à nouveau sur Platonov qui s’effondre. Sa dernière réplique : « Attendez… Attendez… Pourquoi ? » Anna Pétrovna, Triletzki et Voïnitzev accourent. 11 b. LA QUESTION DU TITRE « Depuis quinze ans que nous traduisons et retraduisons Platonov, nous avons constamment à évoquer la question du titre. Quelques explications à ce sujet ne seront peut-être pas inutiles. Comme le constate M.P. Gromov, la page de titre étant perdue, la première grande pièce de Tchekhov a souvent été jouée sous le titre de « Pièce sans titre ». Cependant, Alexandre Tchekhov la nomme dans une lettre «bezotsovchtchina ». Le néologisme est intraduisible en français et les approximations possibles n’expliquent rien du tout : « le fait d’être sans père », « l’absence de père » ou « l’absence des pères », cela ne rend pas compte du suffixe « -chtchina » qui indique que le phénomène évoqué est lié à une époque. L’équivalent le plus précis serait « l’ère des sans pères ». Il n’est pas question de fléau ; au contraire, même si l’ère est désastreuse, le terme reste neutre. On parle ainsi de la « iejovchtchina », la période pendant laquelle le NKVD, sous la direction de Lejov, a procédé aux arrestations massives. En français, nous ne pouvons pas trouver d’équivalent car nous avons des termes trop différents : la Terreur, la Révolution, l’Empire, le Directoire, l’Occupation… un mot en « -tion» ne donnerait rien : « la dépérisation », «la dépérition » ? Le recours au suffixe « -isme » non plus : « le dépérisme », « le sanpérisme » ? Pour le transposer, il faudrait faire un détour : « les déshérités », « les orphelins de père », « la mort du père »… Cette dernière approximation, toute insatisfaisante qu’elle soit, est peut-être la meilleure, précisément parce qu’elle fait cliché, car « bezotsovchtchina » doit s’entendre avec une nuance d’ironie, Tchekhov ayant horreur des grands discours sur les problèmes de société. (…) On est en droit de penser que donner à la pièce le nom de Platonov est un abus : il est un non personnage, et c’est ce qui est prodigieux dans cette pièce de l’extrême jeunesse, puisque tout le théâtre de Tchekhov tendra ensuite à cette indifférenciation qui atteint son point le plus vertigineux dans La Cerisaie. Mais Ivanov est aussi, à sa façon, un non personnage et cela n’a pas empêché Tchekhov de donner son nom à la pièce. Il nous a semblé plus approprié qu’un titre correspondant à cette hypothèse : « bezotsovchtchina ». Françoise Morvan Extrait de LEXI/textes 9, « chapitreTchekhov », Théâtre National de la Colline L’Arche Éditeur, Paris, septembre 2005 12 c. TEXTE DE FRANCOISE MORVAN : « UNE ŒUVRE INAUGURALE » Platonov passe pour une pièce manquée : pas seulement une pièce injouable en raison de sa longueur (la représentation de la version la plus brève devrait durer plus de six heures) mais plutôt une pièce qui serait jouable à la condition de miser sur elle et de faire le pari de l’amener à son terme, presque contre elle-même, en assumant le risque du contresens. Le premier en France à s’être engagé dans cette expérience étrange a été Jean Vilar, en 1956, travaillant à partir d’une version du texte que l’on pourrait dire reconstituée plutôt qu’abrégée. L’adaptation de Pol Quentin, Ce fou de Platonov, a fait date parce qu’elle introduisait, en même temps qu’une œuvre jusqu’alors oubliée, une nouvelle manière de lire Tchekhov. C’est encore, après un quart de siècle, une photographie de la représentation qui illustre l’article « Théâtre » de Jean Duvignaud dans l’Encyclopædia Universalis et la légende (Le désir de ce fou de Platonov d’Anton Tchekhov, celui d’une société dont il a écrit le chant du cygne) indique bien la raison pour laquelle la pièce est devenue une sorte de référence obligée : pour la première fois, la portée contestataire du théâtre de Tchekhov était donnée pour primordiale ; pris dans une période de ruptures et de tensions, il apparaissait comme l’expression de ces forces – expression d’autant plus bouleversante qu’elle surgissait presque à son insu, par un effort instinctif de lucidité dont l’histoire devait révéler après coup, toute la portée. Cette première pièce de Tchekhov était à tous égards une œuvre inaugurale, une œuvre de précurseur : précisément parce qu’elle était première, elle opérait comme révélatrice – de l’œuvre à venir, comme du théâtre à venir, et du changement social qu’elle montrait tacitement nécessaire. La folie de Platonov valait pour condamnation d’un monde : elle était, à elle seule, une expression d’un état prérévolutionnaire. Violente, et maladroite, la pièce se trouvait avoir une fonction extraordinairement efficace d’opérateur de lecture. Elle ne la renouvelait pas en profondeur mais elle la modifiait dans sa totalité en l’infléchissant. Cela explique la perspective dans laquelle s’est inscrite la première traduction exhaustive (ou, du moins, se donnant pour telle) de la pièce par Elsa Triolet. […] Moderne, on peut dire de ce drame énorme qu’il l’était d’entrée de jeu : une voie ferrée traverse la scène, des cheminots travaillent aux remblais, Glagoliev 2 rentre de Paris avec sa brosse à dents, Sacha lit Les Idéaux de notre temps, un roman de Sacher-Masoch tout juste traduit en russe, on évoque la mort de Nekrassov qui vient d’avoir lieu, les personnages sortent de l’actualité la plus proche (outre les cabaretiers et les propriétaires de mines de charbon à demi ruinés, on a retrouvé un général Platonov et un aspirant Grekov qui vivaient à Taganrog), la langue marquée de dialectismes méridionaux est celle de la Russie du Sud, les allusions à la guerre de Crimée et au tsar Alexandre II, toujours régnant, sont d’une audace que l’on a peut-être peine à mesurer : « Tu sers depuis longtemps, Triletski ? » « Trente et un ans, Votre Majesté Impériale ! » – « Repos. Rentre tranquille ! Salue tout le monde là-bas ! », dit Ivan 13 Ivanovitch Triletski, se vantant d’avoir eu des milliers de roubles entre les mains, et, miracle, de ne pas avoir pris un petit kopeck à l’Empire russe. L’évocation des détournements de fonds massifs qui avaient eu lieu pendant la campagne de Crimée, comme la dénonciation de l’antisémitisme et la grande tirade de Platonov contre les pères n’auraient certainement pas passé le cap de la censure. « Je lui ai rappelé ceux qu’il avait fait fouetter à mort, qu’il avait humiliés, celles qu’il avait violées. Je lui ai rappelé la campagne de Sébastopol au cours de laquelle les autres patriotes russes et lui, ils ont pillé leur patrie sans vergogne... Et, lui, il me regardait avec un étonnement ! Il est resté étonné, il s’est mis à rire... Parce que, lui, vous comprenez, il mourait avec la conscience d’avoir été un brave type ! Être une canaille finie et, en même temps, ne pas vouloir en prendre conscience, c’est l’effrayante particularité de la fripouille russe. » L’utilisation du mot patriote dans un tel contexte pouvait alors valoir le bagne. On comprend que Tchekhov, envisageant de donner sa pièce à jouer à l’actrice Ermolova, ait procédé à des coupes drastiques, édulcorant par là un texte auquel cet arrière-fond fait pourtant défaut, dès lors que, semblable en cela encore à la Recherche du temps perdu, il vaut d’abord comme massif, comme bloc où chaque détail a son importance, où tout se correspond et permet de comprendre l’ensemble. […] Ce qui est intéressant dans cette pièce, c’est sa malléabilité – chaque metteur en scène peut y trouver son bien, y tracer son parcours. Or, la compréhension de certains passages énigmatiques vient des parties coupées, certaines d’entre elles indispensables, comme les commentaires de Platonov sur son père, ou encore les scènes intermédiaires, comme cette scène muette qui montre Platonov capturant Sofia, sous les yeux de Voïnitsev : « Ils bâfrent comme des goinfres... Triletski gobe les sardines comme un requin...Voïnitsev ne mange pas mais il dévore sa femme des yeux. L’heureux homme ! Il l’aime comme Adam aimait son Ève ! Il mangerait du cirage pour lui plaire... Il vit des heures heureuses ! Qui auront vite passé et ne reviendront jamais. Tiens, et Sofia... Elle scrute... Elle me cherche, avec ses yeux de velours. » Inutile aussi, et pourtant indispensable dans une pièce tout entière bâtie sur le dédoublement, la scène en inclusion où Verotchka et Lizotchka Chtcherbouk, les deux vieilles filles, se moquent de leur père. […] De même que La Recherche du temps perdu est née du Contre Sainte-Beuve, elle est elle-même une sorte de traduction brodée sur la trame de textes que Tchekhov a pris soin d’inclure et qui restent lisibles en filigrane : le roman de Sacher-Masoch, Les Idéaux de notre temps, que lit Sacha, comme en écho au Héros de notre temps de Lermontov et à Pères et fils de Tourgueniev, commentant lui-même l’essai de L. Buchner, Stoff und Kraft, le livre de chevet des jeunes nihilistes. En mettant au jour ce réseau souterrain, et en le mettant en relation avec les passages jusqu’alors retranchés, nous avons eu l’impression de voir surgir une pièce nouvelle, beaucoup plus riche et beaucoup plus profonde, confirmant certaines interprétations, en infirmant d’autres et nous proposant d’autres énigmes à résoudre comme pour nous inviter à poursuivre l’expérience – et, ce qu’il reste de cette expérience, en fin de compte, c’est qu’après tant d’investigations, de tâtonnements, de répétitions, nous en sommes encore à découvrir cette pièce manquée comme une pièce neuve et la trouver à chaque relecture plus passionnante. […] Il faudrait 14 pouvoir citer intégralement l’étude de M.P. Gromov : ses conclusions s’appuient sur une analyse du manuscrit qui permet de voir la pièce se faire, d’abord « au propre », dans ces années de Taganrog où le lycéen Tchekhov affronte la misère et la solitude, puis « au brouillon», tandis qu’il s’efforce de rendre acceptable une pièce trop longue, trop prolixe, trop violente […]. Entre le moment où le lycéen de dix-huit ans achève son drame et le moment où il renonce à le rendre jouable, il y a des années de travail et d’études, le passage de l’adolescence à l’âge adulte, et le passage d’un état d’apprenti à un statut d’écrivain de métier. Le refus de l’actrice M.N. Ermolova à qui Tchekhov avait adressé son drame, les critiques de son frère aîné, Alexandre, sont connus […] (lettre d’Alexandre Tchekhov du 14 octobre 1878, cf. Notes sur le manuscrit de M. P. Gromov, citées plus haut). Alexandre Tchekhov ne se trompait pas vraiment : son frère ne devait jamais écrire d’autre pièce. Non jouée, mais gardée par Marie à l’abri d’un coffre avec un réticule cousu de perles bleues qui avait dû appartenir à leur mère (ce qui est d’autant plus remarquable que Tchekhov ne s’est guère soucié de conserver ses autres manuscrits), elle est restée à l’état de brouillon – un brouillon absolu, qui devait peut-être rester tel. Il n’est pas difficile de voir, à simplement parcourir le texte de Platonov, que l’œuvre tout entière en est sortie : bien sûr, les thèmes, les héros, l’atmosphère du théâtre de Tchekhov, comme le dit Elsa Triolet, parfois même des citations entières qui sont passées à peine modifiées de Platonov à d’autres pièces (ainsi, la déclaration de la générale : « Si on boit on crève, mais si on ne boit pas, on crève aussi — alors, buvons » qui est attribuée à Fédia dans Sur la grand-route ou le nom de Voïnitsev changé en Voïnitski dans Oncle Vania) mais surtout des modes de composition qui se sont ensuite répartis entre les nouvelles et le théâtre. En fin de compte, le texte est intéressant parce que Tchekhov n’a pas su consentir à l’appauvrissement d’un trop-plein, d’un débordement. Cela donne une pièce interminable qui n’offre peut-être au lecteur que l’incertitude et la déception, mais l’incertitude et la déception font sa valeur, se fondent pour la première fois en valeurs : tourné vers le spectateur, le héros en trompe-l’œil qu’est Platonov joue le rôle de n’importe qui, un rôle sans personne qui n’appelle ni le blâme ni l’approbation. Platonov est apparemment le centre de la pièce. Qu’il disparaisse, elle n’a plus lieu : elle s’arrête quand il meurt. C’est pourtant par suite d’un abus, qui n’est pas sans intérêt en soi, que son nom lui a été attribué pour titre. Autant qu’on puisse le savoir, puisque la page de titre du manuscrit s’est perdue, Tchekhov ne l’avait pas fait. Son frère Alexandre ne parle pas de Platonov mais de Bezotsovchtchina, néologisme intraduisible sinon par approximations : « Sans père », « Le fait d’être sans père », « L’absence de pères » (mais en tant que phénomène historique ou social à déplorer: peut-être la traduction la moins approximative serait-elle « L’ère des enfants sans pères »). On dira peut-être que la trouvaille n’est pas des plus heureuses et que ce titre de mélodrame indique sans discrétion le sens de la pièce, qu’il appauvrit en l’explicitant mais l’expression garde son caractère ambigu, inachevé, qui n’est peutêtre réduit que par l’interprétation. 15 Contrairement à Ivanov, qui évoque un cas, un type humain, un personnage qui vise, lui aussi, à se détruire, et qui se détruit à la fin, Platonov ne joue pas exclusivement le rôle de centre de la pièce : il n’est pas un « caractère »mais une absence de caractère, comme il le dit lui-même : « On ne peut rien contre son caractère – encore moins contre son manque de caractère ». Tous les regards convergent vers lui et ne rencontrent qu’une image décevante. C’est lui qui juge et critique, qui semble détenir la vérité : il détient la clé de la pièce mais c’est une clé qui n’ouvre rien (la clé du buffet dans la maison en désordre à l’acte III est un symbole mis en évidence de manière assez insistante). Absence de père, absence de titre et, pour finir, absence de personnage central : il faut poser d’entrée de jeu cette gêne. Et ce rôle d’acteur impossible, qui consiste à décevoir en séduisant. Ce caractère flottant, inachevé, du personnage est ce qui dérange le plus, provoque l’inquiétude et l’attirance – on en dirait autant de la pièce tout entière qui passe d’un genre à l’autre comme Platonov oscille entre les rôles possibles. Qu’il cesse de se dédoubler, la pièce devient une tragédie : Tchekhov ne se prive pas de l’indiquer ; les allusions à Hamlet (allusions que l’on retrouvera dans toutes ses grandes pièces) sont trop nombreuses pour n’avoir pas été voulues : « Vous croyez toujours qu’il ressemble à Hamlet ! Eh bien, admirez-le », dit Grekova par manière de sarcasme et la représentation projetée par Sergueï insiste sur l’aspect parodique : il y a bien tragédie, mais une tragédie qui flotte dans un temps trop large. Platonov est un Hamlet qui boirait pour ne pas rêver – « un don Juan et un lâche », selon Anna Petrovna. En arrière-fond, le drame romantique lui prête une apparence séduisante : « J’étudie sur votre exemple les Tchatski de notre époque », dit Venguerovitch fils, ce qui provoque l’ironie de Platonov. Le héros de la pièce de Griboïedov Du malheur d’avoir de l’esprit et le second Byron que Sofia voulait voir en lui du temps où ils étaient étudiants appartiennent aussi au domaine de la parodie. Platonov joue les héros, les rebelles, les cœurs purs mais il a vieilli, le rôle a fait long feu : «Je ne les supporte pas, ces héros de roman ! Quel rôle jouez-vous, Platonov ? Vous êtes le héros de quel roman ? » demande Anna Petrovna. Le drame tourne au mélodrame parce que Tchekhov force le trait, abuse comme Platonov. Les scènes de violence sont étrangement dupliquées –la tentative de suicide de Platonov précède son assassinat ; l’assassinat de Platonov par Sofia est annoncé par la tentative d’Ossip, qui annonce à son tour sa mise à mort par les paysans ; il y a de même deux tentatives de suicide de Sacha. On trouve bien là toute la matière d’un mélodrame à la française et le pathétique amène parfois à des effets qui seraient franchement ridicules si l’ambivalence du personnage de Platonov ne l’amenait à basculer du côté de la comédie. Il suffit d’un décalage infime pour que le comique passe inaperçu, un comique de la platitude qui résulte généralement du contraste entre l’outrance et l’observation objective de la situation ; on le retrouve encore dans La Cerisaie que Tchekhov présentait comme un vaudeville ou dans les nouvelles qui se construisent sur des répliques conçues comme des raccourcis par lesquels un personnage se résume : les dernières paroles de Triletski à Platonov (« avec qui je vais boire à ton enterrement ? ») sont un modèle du genre, d’un goût assez douteux et d’une trivialité qui définissent tout le personnage de Triletski et font basculer in extremis le mélodrame vers la parodie. 16 L’association est possible parce que Platonov oscille d’un extrême à l’autre. Dès lors qu’il assume ses dédoublements et les inscrit dans la durée, il prend l’épaisseur d’un personnage de roman. C’est ce qui est dit de lui avant qu’il n’entre en scène pour la première fois : « Je crois que Platonov est la meilleure expression de l’incertitude de notre époque... Il est le héros du meilleur des romans contemporains, mais un roman, hélas, que personne n’aurait encore écrit... Parlant d’incertitude, je veux dire l’état de notre société... Les romans sont mauvais au possible, ils sont mesquins, artificiels... C’est bien normal : nous n’avons plus la moindre certitude, nous ne comprenons plus...Tout s’embrouille à l’infini, tout se mélange... Et c’est, à mon avis, cette incertitude-là qu’exprime ce bel esprit qu’est notre Platonov ». Il est bien possible qu’il y ait là une allusion aux romans dont Tchekhov a fait l’arrière-texte de la pièce : « Nous vivons dans un temps de transition, de fermentation ; tout est chaos autour de nous, comme aux premiers jours de la création », dit Riva, un vieux comte idéaliste dont Glagoliev est une sorte de double parodique, dans Les Idéaux de notre temps de Sacher-Masoch – mais Platonov vient peut-être d’un autre roman de Sacher-Masoch non mentionné dans la pièce, L’Amour de Platon, qui met en scène une autre générale et un autre Platon miniature. L’inachèvement, l’incertitude de la pièce sont inscrits dans le personnage de Platonov et le personnage de Platonov est inscrit dans son époque – pris dans un chaos qu’il ne peut pas prétendre ordonner, il court après sa mort comme la pièce vers sa fin. Il ne choisit pas : Tchekhov non plus – il joue le même jeu que Platonov en écrivant. Il peut bien écrire une pièce sans titre, sans intrigue et sans genre défini, avec des personnages qui se défont au fur et à mesure, l’essentiel est ailleurs – peut-être dans cette conscience intelligente d’avoir des personnages qui ne se tiennent que parce qu’il consent à leur incohérence. […] La pièce commence le jour de la Saint-Vassili d’été, fête du père de Platonov. Elle commence comme une manière de fêter sa mort, qui rappelle celle du général Voïnitsev : la première version de la pièce indique très précisément le fait que le père de Platonov était général ; le récit de leur querelle le jour du procès de l’arpenteur les pose en équivalents, l’un et l’autre incapables et tyranniques, l’un et l’autre ruinés (le domaine des Voïnitsev va être vendu comme celui de Platonov l’a été ; le fils du général Voïnitsev pourrait devenir régent de collège comme Platonov est devenu maître d’école, ce qui représente une déchéance équivalente, qu’aucun sens du devoir ne rachète). « Un homme grand, couvert de gloire ! On ne voyait que ses défauts... On voyait comment il écrasait et maltraitait les gens mais personne ne voulait voir comment on l’écrasait, lui ! » dira Sergueï Voïnitsev à la fin – mais l’attendrissement ne fait que le ramener à son rôle de dupe. Platonov commence, au contraire, par une déclaration de haine qu’il est essentiel de conserver pour comprendre la pièce, même si Tchekhov l’a retranchée, dans son désir de faire plus court : « Sa maladie, sa mort, les créanciers, la vente du domaine... et ajoutez notre haine à tout ça... C’est affreux !... Sa mort a été répugnante, inhumaine... Cet homme mourait comme seul peut mourir un homme débauché jusqu’ à la moelle, richard de son vivant, mendiant à sa mort, une cervelle éventée, un caractère épouvantable... J’ai eu le malheur d’assister à son décès... Il s’emportait, il lançait des injures, il pleurait, il riait aux éclats... Sa figure se déformait, ses poings se fermaient et 17 cherchaient la face d’un laquais... De ses yeux coulait le champagne qu’il avait bu autrefois avec ses pique-assiette, à la sueur de ceux qui n’avaient que des haillons sur le dos et des épluchures à manger... À cela, de mortuis aut bene aut nihil », répond Glagoliev père ; « de omnibus aut nihil aut veritas », rétorque Platonov : tout se joue là, bien sûr, dans cet entrecroisement qui met le rien à la place du bien et la vérité à la place du rien. Dans un premier temps, la vérité de Platonov trouve à s’appuyer sur un acte d’accusation démultiplié : obsédants, omniprésents et ridicules, les pères ne jouent aucun rôle dans la pièce, sinon d’imposer leur absence. Ils l’emportent matériellement pour finir, puisque la défaillance de Glagoliev, conjuguée avec la rapacité de Venguerovitch, est à l’origine de 1a perte du domaine. Il se produit alors une sorte de coalition des pères où Bougrov et Chtcherbouk substituent à la force des armes la force de l’argent. Glagoliev l’idéaliste, le romantique attardé, part à Paris se débaucher avec son fils ; le seul survivant des militaires, le colonel Triletski alcoolise ses souvenirs guerriers. Tchekhov a dû supprimer son récit du siège de Sébastopol par crainte de la censure mais il reste les allusions de Marco à la guerre de Crimée, un souvenir qui rend grotesque le lyrisme romantique. Toute la génération des pères se résume dans ces armes qui couvrent les murs du bureau du général Voïnitsev et dans les bustes de Krylov, Pouchkine et Gogol. Face à la gloire des armes et à la gloire des lettres, à la vanité des canailles dont il faut dénoncer le mensonge, comme face à la rapacité de Venguerovitch, « ce gros cochon de parvenu doré sur tranche », il y a la morale de Platonov : étudier, travailler, chercher la vérité. Il ne cesse de la ressasser, et chacun lui en est reconnaissant. La foi qu’il met dans ses paroles lui vaut l’estime de tous (c’est elle qui attire l’étudiante Maria Efimovna Grekova et Sofia Iegorovna ; c’est elle qui autorise le rôle de conseilleur qu’il joue auprès d’Issak Venguerovitch, de Nicolaï Triletski et de Sergueï Voïnitsev). En fait, bien qu’il ne la revendique que pour mieux la trahir, elle doit sa force de conviction au fait que cette morale héroïque et rudimentaire est celle dont on trouve la trace dans les lettres les plus tardives de Tchekhov : le lycéen qui prête à Platonov le rôle de la tourner en dérision s’apprête à faire vivre sa famille (et notamment son père, ruiné à force d’incurie) tout en faisant ses études de médecine. […] Toute la pièce se construit autour de cette place vide et qu’il faut à tout prix laisser vacante. En fin de compte, le Platon miniature est un père plus défaillant que tous les autres ; saisi d’un brusque désir d’élever son fils, il se heurte d’abord au nom du père, qu’il faudrait effacer : « Je te jure sur tous les saints que j’en ferai quelqu’un... Mais, le pauvre, lui aussi, c’est un Platonov ! Il suffirait qu’il change de nom... » Triletski ne dit pas autre chose, se réjouissant d’être Nikolaï Ivanytch et non pas Ivan Nikolaïevitch, c’est-à-dire fils de son père et non pas fils de lui-même. Tout aboutit à une constatation lapidaire : « Je comprends le roi Œdipe qui s’est crevé les yeux. » Ce sont les dernières paroles de Platonov avant que Sofia n’entre pour le tuer, elles sont à porter au compte du délire mais c’est un délire qui permet de délivrer la vérité. Le moment où Platonov la délivre est celui qui fait coïncider la vérité et le rien : il rejoint sa propre mort. Ce 18 n’est pas une mort tranquille, ce n’est pas la mort d’une crapule qui s’aveugle sur son propre compte : Platonov l’a au moins emporté sur son père – non par la vertu mais par la dérision. […] Lorsque la pièce commence, Platonov est absent : c’est la fin d’une matinée de printemps, la Saint-Vassili de mai, probablement la première journée de chaleur depuis l’automne. L’attente des invités, l’euphorie légère de la faim laissent une impression de temps qui s’ouvre, comme le salon ouvert sur le jardin et le jardin sur le domaine. On se déplace dans un milieu où tout circule librement ; où les relations peuvent se nouer ; où les baies vitrées, la musique, la lumière s’accordent avec la promesse de renouveau. La première allusion à Platonov évoque ses volets fermés. On l’attend : il dort. Lorsqu’il arrive, tardivement, ses premières paroles sont pour célébrer le retour à la lumière : « Tout l’hiver, nous avons dormi dans notre tanière, comme des ours, ce n’est qu’aujourd’hui que nous revoyons la lumière du jour ! ». Derrière lui, l’hiver, l’espace clos du mariage (ce qu’il appelle ailleurs le cocon), la lourdeur, l’enlisement, l’ennui – qui ramène aux premiers mots de la pièce – et le fait que ce soit la générale qui les prononce n’importe pas vraiment ; tout le monde baigne dans l’ennui, tout le monde en parle. « Ça sent le renfermé en Russie ! Un air lourd, une odeur de moisi, dit Glagoliev fils. Et son père : Je m’ennuie ! Ces gens disent ce que je les entendais dire l’année dernière ; ils pensent ce que je pensais quand j’étais enfant... Rien de neuf, rien que du vieux ». À quoi la générale répond tranquillement : « Les gens se font aux cafards, vous pouvez bien vous faire à nos amis ! ». L’ennui est un milieu indifférencié qui change ceux qui y sont pris en cloportes. Il forme une trame grise, épaisse, graisseuse, qui s’étend à toute la vie – aussi bien la Russie que les figurants du drame, saisis par l’enlisement intérieur comme par l’enlisement dans le temps. Pris dans l’ennui commun, Platonov se différencie par un seul trait, donné brut, sans explications : il provoque des esclandres, il se conduit en énergumène – et tous attendent de lui quelque chose. On l’attend : tout le début de la pièce est orienté par cette attente. Il répond à cette attente : il suscite l’admiration, l’adoration. Jusqu’à la fin, il trouve encore à séduire et il séduit aussi bien le spectateur, puisque, au moment où il meurt, il n’y a plus rien. Il assume jusqu’au bout, sans défaillance, son rôle de provocateur : à tout instant, il provoque du mouvement, il agite, il secoue, il parle pour mettre au jour la vérité cachée ; qu’elle soit une pure illusion n’entre pas en ligne de compte. Il y a droit jusqu’au point où chacun attend de lui la révélation de cette vérité promise. Pourquoi de lui ? Au nom de cette jeunesse qui faisait voir en lui un héros, un second Byron ? Peut-être, dans la mesure où ce héros est tel par une seule qualité, que Platonov énonce au milieu de son délire : qu’il a pu incarner la vitalité pure, l’adoration, et que les autres attendent de lui cet élan de vie. « J’aime tout le monde ! Tout le monde ! Et vous aussi, je vous aime !... Les gens, c’était ce que j’avais de plus cher... ». 19 S’il ne s’explique plus que sur le mode de la parodie, c’est qu’il a perdu cet élan vital : Hamlet, don Juan, Tchatski – autant d’allusions à un état antérieur. Marié, vieilli, fatigué, il aime trop, mais ce n’est plus assez. Il garde en lui la promesse de ce qu’il était, une promesse trahie. Ivanov isolera cette expression de la mélancolie. Ici, ce qu’il y a de prodigieux, c’est que rien n’est isolé. Platonov ne fait que polariser un mode d’être qui est en tous, qui est aussi bien une qualité de la société que des objets, des formes, des pensées. Libre comme l’air, il anime, il répond – jusqu’au point où il ne répond plus, où il se voit pris dans son vieillissement : et c’est ce passage d’un état de vitalité à l’inertie qui constitue la trame de la pièce. […] Françoise Morvan Extraits de « D’un échec à l’autre », préface de Françoise Morvan à l’édition de Platonov, texte français Françoise Morvan et André Markowicz, Éditions Les Solitaires intempestifs, Besançon, 2004 20 LA DÉMARCHE ARTISTISQUE D’ALEXIS ARMENGOL Pour la première fois dans l’histoire de sa compagnie, Alexis Armengol s’est confronté à l’adaptation d’un texte théâtral. Avec « 7 fois dans ta bouche (2004)», « I’m sorry »(2004), « Iku (2005), « Il y a quelqu’un ? » (2006) et « Je suis… », le metteur en scène a proposé précédemment une trilogie qui s’est successivement intéressée aux « maux dits » (7 fois dans ta bouche »), le territoire du corps amoureux (« Iku ») et le bonheur (« I’m sorry »). Travaillant initialement à partir d’un thème et de fragments de textes, il propose avec « Iku » une création « totale » : scénario, textes dits et chantés, vidéo, mise en scène. Il explore une forme concert de théâtre, « métaphore pour expliquer que notre théâtre n’a ni personnages, ni histoire et qu’on s’adresse directement au public » (Alexis Armengol). Il s’agit d’un théâtre qui vise à perturber, provoquer des émotions, des sensations à travers l’élaboration d’un langage commun mêlant musique, chant, texte et image. Il récidive avec ce travail, en intégrant au spectacle le chant et la musique. Quelle place pour le corps, la musique, le texte ? Quelle écriture théâtrale est ici inventée pour rendre compte du réel mais aussi avec cette nouvelle expérience que constitue « Platonov mais… » de la lecture d’une pièce donnée ? « En 1999, Théâtre à cru a été fondé autour d’un projet artistique, culturel et politique au cœur duquel se trouvent les spectateurs, les «non spectateurs» et une pratique de la scène contemporaine. L’introduction des nouvelles formes d’art scénique ne peut prendre tout son sens sans la mise en place de passerelles d’accès à celles-ci. De façon très concise, nous pouvons résumer notre aventure par une recherche artistique autour d’un théâtre dont le texte ne serait plus l’élément fondateur, mais où l’usage de disciplines mixtes implique de nouvelles procédures. Nous tentons de concevoir et de tisser de nouvelles relations entre le jeu de l’acteur, le son, l’image, le corps, l’espace, le temps et le texte. Nous souhaitons depuis plusieurs années investir un espace qui permette d’approfondir cette démarche. Sur une proposition de la Ville de Tours, nous nous sommes installés depuis le 1er janvier 2006 au Volapük, lieu dédié aux écritures contemporaines ouvert aux professionnels du théâtre, de la danse, de la performance, des arts plastiques et visuels. » « Depuis plusieurs années je m’interroge, nous nous interrogeons, sur une écriture théâtrale qui puisse rendre compte du réel, de notre regard sur le monde. Nous l’avons écrit dans nos notes d’intentions, nous radotons, et tentons, avec passion et une envie sans cesse renouvelée, de trouver cette espérée rencontre, entre la forme et le fond, nous interrogeant sur la place du texte, du corps, de la musique… Comment écrire scéniquement le sensible, et créer du lien pour avancer ensemble, et trouver la joie de la rencontre avec le public ? J’ai entendu quelqu’un dire (à la radio, je crois) que la création pouvait s’appréhender en considérant que l’on gravissait des marches, et que de temps en temps nous franchissions des paliers (j’ai oublié la source, excusez-moi). De marche en marche, une écriture sans trop de frontière s’est constituée de mélanges, de confrontation entre les disciplines. » Alexis Armengol 21 Le texte comme point de départ cette fois donc d’un travail de recherche qui se poursuit et invente de nouvelles relations entre le texte, le jeu, l’espace, l’objet, l’image, le son et le temps. Le travail d’Alexis Armengol se caractérise aussi par l’énergie du jeu des comédiens, le travail du corps. On pourra esquisser des rapprochements avec les démarches de Rodrigo Garcia, Pippo Delbono ou Jan Lauwers. Crédit photo : Marie Pétry Crédit photo : Marie Pétry 22 NOTE D’INTENTION DU METTEUR EN SCÈNE Platonov mais… est une adaptation de la pièce de Tchekhov. Ce sera : Platonov mais sous l’impulsion et le regard de Théâtre à cru Platonov mais... également les interprètes : Alexandre, Camille, Céline, Christophe, Edith, Laurent et Stéphane Platonov mais avec un concert au cœur de la pièce Platonov mais pas tout Platonov Platonov mais en s’appuyant sur la profonde et essentielle traduction de Françoise Morvan et André Markowicz Platonov mais… « L’enjeu n’est pas de monter Platonov, mais plutôt de porter un regard sur sept personnages (Platonov, Sacha, Anna Pétrovna, Voïnitsev, Sofia, Grékova et Triletski), sept trajectoires… D’un théâtre-concert une nouvelle fois exploré (chant et musique / piano et guitare) surgiront des possibles de Platonov. Pour laisser la place à la projection des spectateurs, et que Platonov joue son rôle d’interrogation quant à nos incertitudes actuelles. » (avril 2010) Il s’agit donc bien d’affirmer un point de vue, de revendiquer des choix. Les coupes opérées dans le texte sont radicales (2 h sur 4 h pour le texte de Tchekhov), certains personnages ont été supprimés. Ce qui intéresse le metteur en scène est de « capter dans cette pièce inachevée, la volonté de changement, intime et politique, ce souffle pré-révolutionnaire. » Mais il s’agit de trouver une forme qui fera que « Platonov joue son rôle d’interrogation quant à nos incertitudes actuelles ». La traduction sur laquelle repose le spectacle est celle d’André Markovicz et Françoise Morvan. Le résumé de la pièce, scène par scène permettra de voir avec les élèves ce qui a été gardé / supprimé. On part de l’hypothèse initiale : Platonov est un immense brouillon, non seulement celui d’une pièce dite injouable mais celui d’une écriture théâtrale en quête d’elle-même. C’est une pièce monstrueusement longue, qui oblige à faire des choix, couper, tailler. Un des axes de travail pour cette pièce pourrait ainsi être de souligner la place essentielle de la dramaturgie : le travail de création de théâtre, d’une écriture de théâtre, d’un théâtre. 23 Les personnages retenus par Alexis Armengol : Quatre personnages féminins et trois personnages masculins : Anna Petrovna (seconde épouse et jeune veuve du général Voïnitsev) est une femme de tête, maîtrisant et exprimant ses désirs. Elle est le personnage féminin le plus présent, peut-être aussi parce que le plus semblable à Platonov ; Sofia Iégorovna, sa belle-fille par alliance, peut sembler une sorte de copie, bien que moins sulfureuse et moins brillante que la générale ; Grékova est une étudiante que se plaît à piquer Platonov ; Sacha, l’épouse de Platonov, est un personnage effacé, mère attentive de leur fils et toute dévouée à son époux. Platonov : « au croisement d’Hamlet et de Don Juan » (Georges Banu), personnage solaire et désespéré. Sergueï Voïnitzev, fils du général, mari de Sofia Triletski, médecin, frère de Sacha. Pourquoi le choix de ces sept personnages ? Quelle lecture de la pièce ce choix dessine-t-il ? Pourquoi le choix formel d’un théâtre-concert ? Qu’apporte la musique ? En quoi le rapport du spectateur au spectacle s’en trouve-t-il modifié ? Comment ce théâtre « hybride" mêle-t-il les langages : corporels, visuels, textuels, musicaux, vidéographiques ? 24 LES RESSOURCES D’INTERNET ≥ Un dossier Pièce (dé)montée : SCEREN sur la mise en scène de Nicolas Oton : la biographie de l’auteur, Tchekhov et l’histoire russe, la genèse de Platonov… ≥ Deux vidéos accessibles sur Dailymotion : 1 - Un sujet de 2 mn sur la création de la pièce pour TV Tours : « Alexis Armengol fait du Tchekhov » (http://www.dailymotion.com/video/xf41b2_alexis-armengol-fait-du-tchekhov-to_creation) 2 - Une interview d’Alexis Armengol au sujet de la pièce. Propos recueillis par Charlotte Flament en octobre 2010. (http://www.dailymotion.com/video/xfeh9t_interview-alexis-armengol-platonov-mais_creation) ≥ Trois points principaux dans ce deuxième document : 1- Le sens du titre : « Platonov mais… ». La réponse d’Alexis Armengol : « mais parce que de toutes façons ». Le « mais » souligne que ce sera la pièce de Tchekhov mais avec le regard de Théâtre à cru qui se confronte pour la première fois à une pièce. Choix de certaines trajectoires, de certains personnages, spectacle de 2 h sur les 6 h que représente la pièce de Tchekhov. 2- La musique. « Qu’est-ce qu’un concert théâtral ? Qu’apporte-t-elle en approfondissement ? » vient faire dans un termes d’ellipse, creux, spectacle raccourci, 3- Le choix de Platonov. Une pièce entre deux mondes : le monde de la guerre, des « barbares » et le monde moderne, de l’avenir, d’un espoir de changement sur le plan individuel, intime amoureux comme sur le plan social, politique. Une pièce de jeunesse, écrite par Tchekhov à 18 ans. Pièce « bordélique », chaotique, texte fleuve, terrain d’expérimentation privilégié pour ce premier échange de la compagnie « Théâtre à cru » avec une pièce. 25 ADAPTATIONS On peut également choisir de comparer le travail d’Alexis Armengol avec d’autres adaptations de la pièce de Tchekhov. Platonov ayant été au programme du baccalauréat Théâtre, il existe un fascicule publié par les éditions SCEREN en 2005. On y trouve des études des différentes mises en scène de la pièce. 1956 : TNP, Jean Vilar 1977 : adaptation cinématographique, Nikita Mikhalkhov 1982 : Théâtre de l’Athénée, Daniel Mesguich 1986 : adaptation cinématographique, Patrice Chéreau 1987 : Festival d’Avignon, Patrice Chéreau 1990 : TNP/Théâtre de la Ville, Georges Lavaudant 1996 : Théâtre Paris-Villette, Claire Lasne 1997 : Théâtre Maly de Saint-Pétersbourg/Festival de Weimar, Lev Dodine 2002 : Comédie de Caen, Eric Lacascade 2004 : Comédie Française, Jacques Lassalle On peut voir comment la plupart des metteurs en scène, confrontés à cette œuvre réputée injouable, ont été amenés à effectuer des choix radicaux. J’ai choisi ici les exemples de quatre adaptations : deux cinématographiques et deux théâtrales. 1956, Jean Vilar : « Ce fou de Platonov ». Travail à partir d’une adaptation très libre de Pol Quentin (L’Arche, 1956). Extrait des notes manuscrites de Jean Vilar, destinées aux interprètes et aux comédiens : - Tenter de jouer cette œuvre en comédie et non en drame - Pour ce faire : - Vivacité de ton - Ne pas ralentir - Ne pas s’appuyer sur un style de jeu - Glisser, s’éloigner du drame autant que faire se peut. Ce n’est pas du Gorki, de l’Ostrovski ou du Zola. - Les coupures. Elles sont indispensables. Pas du point de vue de la durée de la pièce en minutes (nous ne travaillons pas à l’heure) mais du point de vue de l’intérêt et de l’attention qu’un public peut porter à une œuvre dont la construction dans le manuscrit original est très lâche. 26 1977, Nikita Mikhalkov : « Partition inachevée pour piano mécanique ». Extraits de « Mon Tchekhov des années 1970 », Nikita Mikhalkov : « Puisque cette pièce n’a été jusque-là canonisée par aucune critique, nous avons pu nous permettre de l’aborder avec une certaine liberté, en incluant dans le canevas de notre scénario tout ce qui en était très proche : les notes de Tchékhov, des souvenirs sur lui, certaines autres de ses œuvres, des lettres, etc. Nous nous sommes donc appuyés beaucoup plus sur notre propre façon de ressentir Tchekhov que sur la pièce telle qu’elle nous était donnée à lire. Il était important pour nous de ne pas limiter notre scénario à la pièce mais d’y inclure notre compréhension de l’univers tchékhovien. (…) ≥ Coupes radicales dans la distribution : absence de Kiril Glagoviev, Abram et Nikolaï Venguerovitch, Bougrov, Ossip, Marco et surtout Grekova : l’histoire se concentre sur l’amour perdu de Sofia et Platonov et donne du relief à l’amour d’Anna Petrovna pour Platonov. De même disparaît le conflit d’amour et de jalousie entre Sofia et Grekova qui se concluait par la mort violente de Platonov. ≥ Tonalité générale moins sombre, plus tournée vers la comédie de mœurs sans pour autant perdre en gravité. « Aller contre des interprétations traitées comme de sombres drames dépourvus d’humour et d’ironie ». ≥ Durée d’1 h 40 opposées aux 4 h de la pièce jouée dans sa totalité. Présence de ce piano mécanique dans le titre et dans le film (installé sur la terrasse par Anna Petrovna) : piano qui tourne à vide et renvoie la société réunie à son propre vide, exploit technologique qui fait pressentir un avenir où les personnages n’auront pas de place. « Dès le début de mon travail sur PIPPM, j’avais une image plastique de mon film : un tunnel, je veux dire une journée d’été qui s’écoule au ralenti, avec les relations que des êtres sont contraints d’avoir entre eux sans pour autant être forcés à quoi que ce soit, avec tous ces individus qui se croisent, traînant derrière eux le cortège de leurs souvenirs et de leurs sentiments. Et ces mêmes êtres, qui peu à peu s’égarent dans les entrelacs de leur passé et de leur présent, évoluent dans une sphère dont les limites ne cessent de se rétracter, comme si l’air qui les entourait était peu à peu privé d’air ». 27 1986, Adaptation cinématographique de Patrice Chéreau : « Hôtel de France ». La pièce est jouée en grande majorité par des élèves de l’école des Amandiers de Nanterre. Chéreau situe l’action de nos jours, à l’Hôtel de France au bord d’une autoroute de province. L’Hôtel de France réunit famille et amis autour d’Anna, la patronne au bord de la ruine. Mais le centre de la fête est Michel, celui qui « irait loin », le chef de bande quand ils avaient 20 ans. Celui qui sortait du lot. Michel suscite encore quelque admiration auprès de ses amis surtout ses amies, même si elles sont mariées, même s’il est lui-même venu avec son épouse. Au fur et à mesure que la fête dégénère, il exhale de plus en plus un relent de médiocrité, et finit par confondre cynisme et pathétique. Ni un héros ni un salaud, un pauvre type qui doit jongler entre passion et résignation quand pointe la fin des illusions. « L’histoire conductrice est celle de Michel (ex-Platonov) et de Sonia (ex-Sofia). Mais il y a aussi des histoires secondaires : l’histoire de Michel et Anna, et aussi une qui tient très fort le film, qui est celle des garçons, Michel, Serge et Nicolas, ce trio que Tchekhov appelle « la troïka », l’histoire d’amis d’enfance qui se connaissent très bien ». (Chéreau) 1997, Théâtre Maly de Saint-Pétersbourg/Festival de Weimar, Lev Dodine : « Pièce sans titre » Lev Dodine a créé sa propre version scénique et écarté le titre traditionnel de Platonov, prenant de grandes libertés avec le texte, effectuant de larges coupes, remaniant l’ordre des scènes. Il a éliminé le personnage de Triletski qu’il jugeait « fade » en incorporant une partie du rôle dans celui de Voïnitsev. « La pièce sans titre, c’est la vie. La vie, c’est aussi une pièce sans titre. Et tout particulièrement la vie d’aujourd’hui(…). Toute la pièce est à l’état de brouillon et c’est en quelque sorte le matériau que, nous aussi, nous utilisons. Nous, aujourd’hui, nous écoutons et nous jouons notre pièce sans titre comme une musique contemporaine sur la vie qui se déroule sous nos yeux et qui nous fait mal à tous. Une seule chose est sûre : on a soif de vivre ». Lev Dodine 28 ANTON TCHEKHOV [...] Mon curriculum vitae, si l’on peut dire, vous est connu dans ses traits principaux. La médecine est ma femme légitime, la littérature ma maîtresse. Toutes deux bien sûr, se font mutuellement tort, mais pas assez pour s’exclure mutuellement. Je suis sorti de l’Université (de Moscou) en 1884. J’ai reçu le prix Pouchkine en 1888. En 1890, je suis allé à Sakhaline et je veux à ce sujet publier tout un livre. Voici tous mes états de service. Encore un mot pourtant : en 1891, j’ai voyagé en Europe. Je suis célibataire, point riche et je vis uniquement de l’argent que je gagne. Plus je vieillis, moins je travaille, et de façon plus indolente. Je commence à sentir l’approche de la vieillesse. Ma santé n’est pas merveilleuse. [...] Anton Tchekhov C’est au lycée qu’Anton Pavlovitch Tchekhov‚ né en 1860 à Taganrog‚ un petit port du sud de la Russie‚ écrit une longue pièce que nous connaissons maintenant sous le titre de Platonov (le titre original‚ absent du manuscrit‚ semble avoir été un néologisme signifiant approximativement l’absence de pères). Il y évoque la vie dans un domaine comme celui où son grand-père avait dû servir et y décrit la petite bourgeoisie de Taganrog : boutiquiers‚ nobles déchus‚ militaires de retour de la guerre de Crimée au cours de laquelle massacres et pillages ont discrédité la génération des pères. Trop longue‚ trop brutale‚ liée à l’actualité la plus immédiate‚ la pièce ne sera jamais jouée de son vivant‚ bien qu’il l’ait remaniée à plusieurs reprises pour l’abréger. La version originale qu’André Markowicz et moimême avons traduite et que nous donnons ici (en signalant les coupes opérées par Tchekhov pour la réduire et la normaliser) n’avait à ce jour jamais été traduite en français. Elle permet de comprendre dans sa plénitude la force d’une œuvre qui contient comme à l’état brut tout le théâtre du plus grand auteur dramatique de son temps. Françoise Morvan 29 EXTRAITS DU TEXTE Platonov. Ils bâfrent comme des goinfres... Triletski gobe les sardines comme un requin... Voïnitsev ne mange pas, mais il dévore sa femme des yeux. L’heureux homme ! Il l’aime comme Adam aimait son Eve ! Il mangerait du cirage pour lui plaire... Il vit des heures heureuses ! Qui auront vite passé et ne reviendront jamais. Tiens, et Sofia... Elle scrute... Elle me cherche, avec ses yeux de velours. Qu’elle est mignonne ! Quelle beauté dans ses traits ! Ses cheveux n’ont pas changé ! La même couleur, la même coiffure... Je les ai embrassés si souvent, ces cheveux... [pause] Pour moi aussi, le temps serait donc venu d’avoir mes souvenirs pour seule joie ? Platonov, après une pause. – […] Je pars. Mais… C’est vrai que Sofia est amoureuse de moi ? C’est vrai ? (Il rit.) Pourquoi ? Le monde est si obscur et si étrange ! (Pause) Étrange… Est-il vraiment possible qu’une telle femme, belle, marmoréenne, avec cette chevelure magnifique, tombe amoureuse d’un énergumène sans le sou ? Elle m’aime pour de bon ? Pas possible ! (Il gratte une allumette et parcourt la lettre.) Oui… moi ? Sofia ? (Il éclate de rire.) Elle m’aime ? (Il porte ses mains à sa poitrine.) Le bonheur ! Mais, c’est le bonheur ! C’est mon bonheur ! Une vie nouvelle, des visages nouveaux, un environnement nouveau ! J’y vais ! En avant, marche, au kiosque près des quatre poteaux ! Attends-moi, Sofia ! Mienne tu as été, mienne tu devras être ! (Il part et s’arrête.) Je n’irai pas ! (Il revient sur ses pas.) Détruire la famille ? (Il crie.) Sacha, je rentre ! Ouvre la porte ! (Il se prend la tête à deux mains.) Je n’irai pas, je n’irai pas… je n’irai pas ! (Pause) J’irai ! (Il part) Marche… détruis, piétine, souille… (Il tombe sur Voïnitsev et Glagoliev 2.) Acte deuxième, Premier tableau, Scène 15, p. 270-271 Anna. […] Les femmes comme moi finissent toujours mal… J’aurais dû être professeur, ou directeur de je ne sais quoi… On m’aurait mise diplomate, j’aurais retourné le monde… Une femme évoluée… et qui n’a rien à faire… Qui ne sert à rien donc… Les chevaux, les vaches, les chiens, ça sert à quelque chose, et, toi, tu ne sers à rien… Tu es de trop… Hein ? Pourquoi tu ne dis rien ? 30 AUTOUR DU SPECTACLE ********************************************************************************************************** > lundi 26 mars à 20h30 L’Aquarium fait son cinéma au ciné Le Vincennes : projection du film inédit en France La Mouette de Youli Karassik , d'après la pièce d'Anton Tchekhov, musique originale d'Alfred Schnittke. avec Alla Demidova, Lioudmilla Savelieva (1972, URSS, 1h40 / copie neuve 35mm) Fin du XIXème siècle en Russie. Konstantin, un jeune écrivain s'oppose à l'académisme de Trigorine, l'amant de sa mère, la célèbre actrice Arkadina. Konstantin aime Nina, une jeune fille sensible qui rêve d'évasion, mais celle-ci se laisse séduire par Trigorine. suivie d’une rencontre avec les comédiennes Céline Langlois et Edith Mériau > vendredi 30 mars à l’issue du spectacle Rencontre avec l’équipe artistique 31 L’ACCOMPAGNEMENT AU SPECTACLE PERSONNALISÉ ********************************************************************************************************** Pour qu’une sortie au théâtre soit la plus réussie possible, l’Aquarium vous propose de rencontrer les équipes artistiques en amont ou en aval d’une représentation, d’organiser des parcours de découverte du théâtre sur toute la saison, de découvrir l’histoire du lieu et de ses particularités avec une visite des salles, d’accueillir dans votre classe la petite forme théâtrale itinérante DÉTOURS en prélude au spectacle (durée : 1h suivie d’une rencontre avec la comédienne > en savoir plus : http://www.theatredelaquarium.net/petites-formes-itinerantes)… Le service des relations avec les publics saura étudier avec vous les actions qui correspondent à vos attentes, vous faire des propositions qui pourront compléter et enrichir le temps de la représentation. Service des relations avec les publics (du mardi au vendredi de 10h à 13h et de 14h à 19h) Jessica Pinhomme 01 43 74 67 36 [email protected] Floriane Legrand 01 43 74 72 74 [email protected] Retrouvez toutes les informations sur le site de l’Aquarium www.theatredelaquarium.com découvrez les coulisses du théâtre sur son blog http://theatredelaquarium.tumblr.com et rejoignez le réseau d’amis du Théâtre de l’Aquarium sur Facebook, Twitter 32 PRATIQUE ********************************************************************************************************** PLATONOV MAIS… 23 mars > 15 avril 2012 durée du spectacle 2h du mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 16h d’après Platonov de Tchekhov (Ed. Solitaires intempestifs) traduction Françoise Morvan & André Markowicz adaptation et mise en scène Alexis Armengol, batterie et son Stéphane Bayoux, lumière François Blet, costumes Audrey Gendre et Linda Bocquel,, scénographie James Bouquard, régie générale Rémi Cassabé avec Stéphane Gasc, Céline Langlois / Valérie Moinet (en alternance), Alexandre Le Nours, Édith Mérieau, Christophe Rodomisto, Laurent Seron-Keller, Camille Trophème TARIFS SCOLAIRES 10€ > étudiants et scolaires 1 invitation > pour chaque accompagnateur encadrant 10 élèves 14€ > pour les accompagnateurs supplémentaires RÉSERVATIONS par téléphone au 01 43 74 99 61 (service gratuit) du mardi au samedi de 14h à 19h LE BAR Possibilité de commander une formule de restauration légère pour le groupe (commande 1 semaine avant la venue au théâtre au plus tard) > 8€ une boisson + une tartine salée + une tarte sucrée > 10€ une boisson + une tarte salée + une tarte sucrée > réservations et commandes par téléphone auprès de Thibaut Garcia, responsable de la billetterie : 01 43 74 99 61 du mardi au samedi de 14h à 18h (sauf le samedi 10 mars) 33 route du champ de manœuvre 75012 Paris ACCÈS en métro station château de Vincennes (ligne 1) + navette gratuite Cartoucherie (pendant une heure à l’aller et au retour) ou bus n°112 (zone 3) en voiture sortie Porte de Vincennes, direction Parc Floral puis Cartoucherie parking gratuit sur le site de La cartoucherie Le Théâtre de l’Aquarium, dirigé par François Rancillac, est subventionné par le Ministère de la Culture et de la Communication (Direction Générale de la Création Artistique), avec le soutien de la Ville de Paris et du Conseil Régional d’Île-de-France licences 1033612-1033613-1033614 34