dossier pédagogique

publicité
DOSSIER PÉDAGOGIQUE
Dossier et pistes d’exploitation préparés pour le Centre régional de Tours par Catherine Bellet,
professeur en option théâtre et coordinatrice DAAC
Avant-propos :
Pour ce dossier, j’ai choisi de partir de la pièce de Tchekhov. Vous trouverez un
résumé de la pièce, scène par scène et deux textes passionnants de Françoise
Morvan, l’un sur la question du titre et l’autre extrait de la préface à Platonov (« Une
œuvre inaugurale »). Ces documents permettront d’entrer dans l’œuvre source et
mesurer l’écart entre Platonov et Platonov mais…
On s’intéressera alors à la démarche artistique d’Alexis Armengol et aux notes
d’intention rédigées à propos de ce spectacle avant de proposer une comparaison
avec d’autres adaptations de Platonov et quelques extraits du texte.
Catherine Bellet
Remerciements au Centre dramatique régional de Tours
2
SOMMAIRE
1.
Platonov de Tchekhov
a. La pièce………………………………………p4
b. La question du titre……………………………………p12
c. Texte de Françoise Morvan : « une œuvre inaugurale »……… p13
2.
La démarche artistique d’Alexis Armengol ….……. p21
3.
Note d’intention du metteur en scène ………………p23
4.
Les ressources d’internet ………………………p25
5.
Adaptations ……………………………………… p26
6.
Anton Tchekhov
7.
Extraits du texte ……………………………………………………p30
8.
Atour du spectacle ………………………………………p31
9.
L’accompagnement personnalisé
……………………………………… p29
……………………… p32
10. Pratique ……………………………………… p33
3
PLATONOV DE TCHEKHOV
a. LA PIÈCE
Le thème de Platonov est assez simple : reçu chez Anna Petrovna, la jeune veuve
du général Voïnitsev, dans un domaine de la Russie du Sud qui risque d’être vendu
[…], Platonov se livre à toutes sortes de provocations ; ruiné, devenu instituteur et
marié plutôt par ennui, il incarne la révolte contre l’enlisement dans la Province, le
conformisme, l’échec, l’âge, la pesanteur des pères. Cette révolte attire à lui aussi
bien l’étudiante Grekova qu’Anna Petrovna ou sa belle-fille, Sofia.
Les incertitudes de Platonov, qui cède à toutes sans choisir personne, aboutissent à
une dégradation des relations et une déchéance que double la ruine du domaine. Le
coup de pistolet que Sofia tire sur Platonov à la fin du dernier acte est une manière
d’en finir avec un drame dont la qualité majeure est peut-être, bien paradoxalement,
d’être interminable, et par là accordé à l’interminable lourdeur de vivre dont il donne
une vision cosmique, matérialisant ainsi sur la scène le désespoir de Platonov.
Nouveau Dictionnaire des Œuvres,
éditions Robert Laffont, collection « Bouquins », 1999, pp. 5625-5626
4
RÉSUMÉ
ACTE I
Un jardin chez Anna Pétrovna (domaine de Voïnitzevka). Une fête. Le crépuscule.
Scène 1. Voïnitzev cherche sa femme Sofia. Il rencontre Glagoliev qui lui rebat les oreilles en vantant
les jeunes hommes du temps passé, eux qui n’avaient pas honte de pleurer d’émotion. Voïnitzev sort.
Scène 2. Entre Triletzki. Il essaie de convaincre Glagoliev de lui prêter de l’argent. Glagoliev finit par
accepter ; il commence par lui tendre 50 roubles, mais en montre bien plus, que Triletzki arrive à lui
extirper. Il reproche plaisamment à Glagoliev la vie qu’il mène. Il le soupçonne d’être ici pour
Pétrovna. Glagoliev est énervé par ces insinuations. Il part dans une quinte de toux : Triletzki lui
conseille le repos. Glagoliev obtempère et sort, non sans traiter Triletzki de « canaille ».
Scène 3. Entre Voïnitzev, qui n’a pas trouvé Sofia. Triletzki ne sait pas non plus où elle se trouve. Il
donne 3 roubles à Voïnitzev, qui les prend avant de les jeter et de s’enfuir. Triletzki est écœuré par
l’attitude de Voïnitzev.
Scène 4. Entre Sacha. Elle reproche à son frère (Triletzki) d’être déjà soûl et de ne pas donner le bon
exemple en tant que médecin du pays. Elle lui fait promettre d’arrêter de boire. Au moment où elle
part, Triletzki veut lui donner 3 roubles. Ils sortent.
Scène 5. Entrent Sofia et Voïnitzev. Elle semble lasse mais ne veut pas en dire la raison à son mari.
Elle lui demande de partir à l’étranger. Voïnitzev l’engage à laisser la tristesse, qu’il ne comprend pas
(« Je me demande où vous, les femmes, vous tirez tant de tristesse. […] Sois gaie ! On n’a qu’une
vie!»), à discuter avec sa belle-mère (Anna Pétrovna), Triletzki, Platonov.
Scène 6. De sa fenêtre, Anna Pétrovna appelle Sergueï. Il promet à Sofia qu’ils partiront le
lendemain et va dans la maison.
Scène 7. Seule, Sofia évoque Platonov : obsédée par lui, elle ne sait plus que faire. « Tout peut
arriver» si lui fait un seul geste.
Scène 8. Entre Platonov. Il reproche à Sofia de l’éviter. Elle répond qu’il lui est devenu insupportable
à lui rappeler sans cesse leur ancien amour, quand Platonov était étudiant. Platonov dit à Sofia qu’elle
a peur de l’amour qu’il montre pour elle ; il n’attendait pas cela d’une femme qu’il pensait ouverte et
intelligente. Il part brusquement, laissant Sofia dans le désarroi : elle veut se justifier auprès de lui.
Scène 9. Venguérovitch demande à Ossip d’« abîmer » un peu Platonov, qu’il trouve
« satisfait de lui-même » et « arrogant ». Paraît justement Platonov ; Ossip sort.
Scène 10. Conversation à bâtons rompus mais tendue. Venguérovitch s’extasie sur la beauté de la
nuit, à laquelle il ne manque que « l’adorable présence d’une femme que l’on désire ». Il est gris, de
même que Platonov. Venguérovitch évoque l’incapacité des juifs à être de vrais poètes. Platonov n’y
croit pas. Il s’irrite contre le marchand (« un seul poète vaut plus qu’un millier de misérables
commerçants »). Venguérovitch exprime son désir pour Anna Pétrovna. Platonov se montre fasciné
par la chaîne de montre en or de Venguérovitch : celui-ci, méprisant, la jette à terre. Deux heures
sonnent : Venguérovitch part en refusant de serrer la main de Platonov. Il revient, cherchant sa chaîne
de montre. Platonov lui demande de la lui donner pour quelqu’un « qui travaille mais ne récolte
jamais » : Venguérovitch refuse. Il retrouve la chaîne. Platonov le chasse en criant : « Allez-vous-en !»
Scène 11. Entre Grékova. Elle s’apprête à dire à Platonov ses vérités : « Vous êtes soit un être
extraordinaire soit un vaurien sans scrupule ». Platonov se met à rire ; elle aussi. Il la prend à la
poitrine et l’embrasse en la traitant de « peste originale et bien mignonne », elle qui est « majeure et
5
émancipée ». Grékova lui demande, en larmes, s’il l’aime ; il se moque d’elle en l’imitant. Elle fait
mine de s’en aller, furieuse, en le traitant de vaurien et en menaçant de se venger.
Scène 12. Entre Triletzki. Grékova l’enjoint de cesser de fréquenter Platonov : Triletzki, en riant,
refuse, puisque c’est son beau-frère et un ami. Elle exprime sa déception face à l’attitude de Triletzki
et se dit humiliée. Elle part en larmes.
Scène 13. Triletzki reproche à Platonov d’avoir encore tourmenté Grékova, bien qu’il le comprenne.
Platonov explique qu’il vit dans un « enfer de vulgarité et de déception ». Il hait ceux qui lui rappellent
un passé de jeunesse et de pureté. Triletzki, en tant que son médecin, l’invite à venir boire avec lui.
Scène 14. Entrent Anna Pétrovna et Glagoliev I, qui discutent de l’opinion de celui-ci sur les femmes.
Selon lui, elles sont le meilleur de l’homme. Triletzki le qualifie de romantique. Glagoliev I ne refuse
pas cette appellation, bien que le romantisme ait été banni. Pour lui, peut-être a-t-on banni autre
chose en même temps que le romantisme. Mais Anna Pétrovna estime qu’on est devenu moins bête.
Elle sort.
Scène 15. Triletzki se demande ce qu’a Anna Pétrovna ce soir : elle semble amoureuse. Platonov est
d’avis qu’elle aimerait plutôt se tirer une balle dans la tête. Triletzki part pour boire. Entre Glagoliev II
qui se fait bousculer par Triletzki.
Scène 16. Glagoliev II s’énerve quant à la vulgarité de Triletzki. Il ne danse pas car les femmes
présentes sont trop laides. Il dit ne pas pouvoir supporter la Russie mais prise Paris. Platonov
demande à Glagoliev s’il est vrai que son père veuille payer les hypothèques d’Anna Pétrovna :
Glagoliev n’en sait rien. Il fait remarquer que son père tourne autour d’Anna Pétrovna. Il traite
Platonov de « veinard », insinuant qu’il a une relation avec elle. Platonov lui répond calmement, le
qualifiant d’imbécile. Il lui propose de lui poser ses questions lui-même. Glagoliev II sort en assurant
Platonov qu’il possédera Anna Pétrovna.
Scène 17. Entre Anna Pétrovna. Elle s’assied près de Platonov, dit être venue pour l’écouter parler,
dire du nouveau : « Il me semble que ce soir je vous aime plus que les autres jours. Vous êtes un
amour, cette nuit… » Après s’être assurée de son amitié envers elle, Anna Pétrovna rappelle à
Platonov que parfois, il n’y a qu’un petit pas de l’amitié à l’amour. Mais lui refuse de faire ce pas. Elle
souhaite une conversation en raison de l’attitude étrange de Platonov ce soir-là. Il lui explique qu’il ne
souhaite pas aller plus loin car il la respecte : « Nous vivrions stupidement un mois ou deux, puis nous
nous séparerions honteusement » Pétrovna lui oppose qu’elle parle d’amour – Platonov répond qu’il
l’aime « désespérément, absolument ». De plus, il est marié. Pétrovna met un terme à leur
conversation. Platonov dit en partant : « Si je le pouvais, il y a longtemps que je serais votre amant ».
Scène 18. Anna Pétrovna n’en peut plus d’attendre Platonov. Elle décide de l’« avoir par la force ».
Scène 19. Entre Glagoliev I, dans une « rage lugubre ». Il demande à Anna Pétrovna quelle réponse
elle veut donner à ses lettres : elle refuse de l’épouser et lui conseille de se consacrer aux bonnes
actions.
Scène 20. Entrent Grékova, Triletzki, Glagoliev II et des invités. Grékova pleure, se plaint de n’avoir
jamais été autant humiliée et reproche à Triletzki de n’être pas intervenu. Il sort, écœuré par l’attitude
de Grékova.
Scène 21. Grékova, hors d’elle, menace d’aller voir le directeur des Ecoles nationales pour faire
exclure Platonov de l’enseignement. Elle raconte à Anna Pétrovna qu’il l’«a embrassée devant tout le
monde, [l’] a traitée de folle, puis [l’] a jetée sur la table ». Elle sort.
Scène 22. Anna Pétrovna résume la situation en disant : « Ce n’est pas très sérieux. Il la rudoie ce
soir, demain il lui demandera pardon. C’est toujours la même chose. » Glagoliev II demande à son
père de rejoindre les invités qui se demandent ce qui lui est arrivé.
6
Scène 23. Glagoliev II, seul avec Anna Pétrovna, lui dit qu’il s’est moqué de son père ; il le traite de
« vieux gâteux ». Il voulait rester seul avec elle. Il lui offre de l’argent contre ses faveurs. Elle refuse
en l’enjoignant de ne plus se représenter devant elle et sort. Resté seul, Glagoliev exprime son
incompréhension puis court à sa recherche.
Scène 24. Entrent Platonov et Sofia. Platonov demande à Sofia pourquoi elle a changé, a abandonné
la « pureté de son âme », sa « sincérité », sa « soif de justice », pourquoi elle est devenue « une
mijaurée, une fainéante, une phraseuse », et pourquoi elle a épousé celui qui est devenu son mari,
qu’il qualifie de « parvenu englué dans les dettes et la fainéantise ». Il évoque leur amour passé. Sofia,
extérieurement outrée, part désespérée, non sans avoir promis à Platonov qui le lui demande qu’ils se
reverront.
Scène 25. Entrent plusieurs invités conduits par Voïnitzev. Ils veulent faire partir un feu d’artifice ;
Voïnitzev est satisfait de ce que Platonov a convaincu sa femme Sofia de rester.
Scène 26. Anna Pétrovna, sortant de la maison avec Triletzki, remarque l’état de Sofia et lui en
demande la raison. Feu d’artifice. Triletzki dévisage Sofia qui s’en montre impatientée. Il lui cite : «
Pour je ne sais quelle raison, j’ai envie sur ton front de tracer une croix. Non pour t’humilier. Mais
pour y graver un mot : chasteté ! » Sofia se moque de lui. Platonov, au loin, invite qui veut à le
rejoindre sur un bateau : Sofia accourt.
Scène 27. Entrent les Glagoliev père et fils. Le père, « profondément ému mais vif », ne croit pas ce
que lui dit son fils : « elle » l’a serré dans ses bras, l’a embrassé, et céderait à ses avances pour mille
roubles. Pour deux mille roubles, son père pourrait l’avoir. Glagoliev I tire son portefeuille pour
donner l’argent à son fils, puis le jette à terre. « Son fils le ramasse et compte soigneusement les
billets. » Glagoliev I est outré par l’attitude de cette femme, lui
« qui la vénérait ».
ACTE II
La même nuit (très belle nuit). Un bois. Amorce d’un panorama. A gauche, l’école. Au lointain du
panorama, des poteaux télégraphiques.
Scène 1. Sacha est assise à la fenêtre. Ossip est à l’extérieur, avec son fusil. Il raconte sa rencontre
d’une femme (Pétrovna) en train de se baigner dans le ruisseau: sans se scandaliser, et en le
provoquant, elle l’a invité à l’embrasser. Il lui avoue qu’il la trouve magnifique. Sacha trouve cette
femme étrange. Ossip est touché par la gentillesse de Sacha qui lui offre à manger. Il raconte son
amour fou pour cette femme, pour qui il ferait n’importe quoi. Sacha compare sa situation à la sienne
propre, quand elle aimait Platonov sans se croire payée de retour, avant qu’il ne la demande en
mariage. Sacha demande à Ossip pourquoi il se montre cruel avec les autres, ne va jamais à l’église,
etc. : il répond qu’elle ne pourrait pas comprendre et demande si Platonov ne fait jamais de mal :
selon Sacha, jamais, « c’est un grand cœur ». Ossip dit que toutes les femmes sont après lui, mais
que lui assaille la veuve. Sacha le renvoie. Avant de partir, il dit à Sacha qu’il n’a jamais rencontré une
femme comme elle, « sans méchanceté ».
Scène 2. Sacha s’étonne que Platonov rentre si tard.
Scène 3. Entre Platonov, soûl. Il raconte la fête à la « petite fille laide » (ainsi qu’il qualifie sa
femme): Glagoliev I a eu une attaque. Brusquement, Platonov se reproche d’avoir mal agi durant la
fête ; il ne peut plus se respecter. Il demande à Sacha comment elle peut l’aimer : « Comment
voudrais-tu que je ne t’aime pas ! Tu es mon mari ! » Il ne comprend pas qu’elle ne l’aime que parce
qu’il est son mari. « Que se passerait-il avec toi si tu me comprenais ? Je n’ai rien qu’on puisse
aimer ! Reste sans comprendre, mon amour, reste sans savoir, si tu veux m’aimer ! Ma petite
7
femelle ! C’est ton ignorance qui me permet d’être heureux!». Face à cette logorrhée, Sacha n’oppose
qu’incompréhension (« Tu dis des bêtises »), puis s’impatiente : « Pourquoi m’as-tu épousée si je suis
sotte ? » Platonov répond en riant que cette colère est quelque chose de nouveau. Sacha sort en le
traitant d’« ivrogne » et de « mufle ».
Scène 4. Platonov, seul, se demande s’il est ivre et s’il a parlé à Sofia sous l’emprise de l’alcool. Il se
reproche d’avoir « fait le paon » devant elle et qu’elle l’ait cru.
Scène 5. Entre Anna Pétrovna à cheval. Platonov, sur la défensive, lui demande de partir car il est
incapable de lui résister. Pétrovna lui rétorque qu’il sait très bien qu’elle l’adore et lui aussi. Elle
l’embrasse, il lui rend son baiser, mais dit : « Je ferai de toi ce que j’ai fait de toutes les femmes qui se
sont jetées à mon cou… Je ferai ton malheur ! » Pétrovna n’en peut plus de ces « je t’aime, mais je te
respecte ». Elle veut vivre, hors de toute « philosophie ». Elle presse Platonov avec violence (« Tu peux
me tuer, tu peux te tuer toi-même, je te prendrai ! […] Tu es à moi ! Débite-moi toute ta philosophie,
maintenant ! »). Il finit par se rendre en lui prédisant qu’elle le regrettera.
Scène 6. Entre Sacha. Elle demande à Platonov de venir : Nicolaï, son frère, est malade, il a trop bu.
Anna Pétrovna dit à Platonov qu’elle l’attend.
Scène 7. Anna Pétrovna se montre surprise par l’apparition de Sacha, qu’elle avait oubliée. Elle se
montre méprisante envers cette femme trompée. Apparaît Ossip, qui a tout épié. Il reproche à Anna
Pétrovna d’être tombée bas, alors qu’il la prenait pour une sainte. Il pleure. Elle lui enjoint de ne pas
toucher à Platonov et lui promet qu’elle prendra ses lièvres. Ossip dit à Pétrovna qu’elle n’a plus à lui
donner d’ordre, ce qui la met en colère. Elle lui demande de tirer en l’air quand Platonov sortira de
chez lui. Ossip et Pétrovna sortent.
Scène 8. Platonov a tiré Triletzki du lit : l’épicier est malade. Triletzki reproche à Platonov de l’avoir
réveillé. Ils s’injurient. Triletzki ajoute qu’il devrait le tuer pour ce qu’il a fait à « une certaine petite
fille ». Il sort.
Scène 9. Platonov, seul. Il hésite à aller chez Pétrovna. Une lettre tombe de la poche de son veston.
Elle est de Sofia, qui lui écrit qu’elle est résolue à tout sacrifier pour lui et qu’elle lui appartient. Il se
maudit d’avoir « détruit une femme », puis s’extasie de ce que Sofia l’aime, mais décide malgré tout
d’aller chez Anna Pétrovna.
Scène 10. Ossip appelle Sacha et l’avertit que Platonov est parti chez la générale. Il lui dit qu’il a vu
Platonov et elle s’embrasser. Il obéit à l’ordre d’Anna Pétrovna et tire un coup de fusil, mais promet à
Sacha qu’il la vengera.
ACTE III
Trois semaines plus tard. Une pièce dans l’école. Complet désordre.
Scène 1. Sofia et Platonov. Platonov dort. Sofia le réveille en criant, au bord des larmes. Elle lui
reproche de n’être jamais à l’heure à leurs rendez-vous et de ne plus être « noble, intelligent », de ne
plus être lui-même dès qu’ils sont ensemble, de ne pas lui dire un seul mot d’amour. Il se montre
cynique, est d’ailleurs soûl. Il lui dit qu’il a détruit sa vie (à elle), et que ce n’est encore rien en
comparaison de ce qui l’attend quand son mari saura. Mais Sofia lui a déjà tout avoué : Voïnitzev a
réagi en pleurant et en se jetant à ses genoux. Platonov lui reproche de s’être séparée de son mari
pour toujours : Sofia lui fait remarquer qu’il parle ainsi comme un lâche. Il lui demande ce qu’elle
deviendra quand ils se seront quittés, mais lui laisse toute l’initiative pour la suite. Elle lui dit qu’ils
partiront demain. « Je ferai de toi un homme… […] Je ferai de toi un travailleur ! Nous serons des
êtres humains, Micha ! » Platonov doute mais jure à Sofia qu’ils partiront. Elle sort, joyeuse.
8
Scène 2. Platonov seul. Il va écrire une lettre à Sofia et à la générale. « C’est une vieille chanson.
Déjà entendue une centaine de fois. » Il trouve un papier dans sa poche : une citation à comparaître au
tribunal pour affront public à Grékova. Il lui écrit un mot où il s’explique (« Je n’étais pas dans mon
état normal ») et lui demande de se montrer juste envers lui en ne lui pardonnant pas. Il se demande
quel sera le sort de Sacha, qui l’a quitté en emportant leur enfant.
Scène 3. Entre Anna Pétrovna. Platonov évite de la regarder parce qu’il a honte : il a séduit
quelqu’un, mais ne veut pas dire qui. La générale lui demande s’il a reçu ses lettres lui demandant de
venir : il les a reçues, mais ne pouvait pas venir. Elle lui demande ce qu’il a fait durant ces trois
semaines où il a disparu, remarque son état négligé, son haleine avinée. Il lui indique le buffet où se
trouve le vin. Elle lui dit qu’elle lui renverra sa femme le soir même, qu’elle peut le partager avec une
autre femme. Elle se prépare à jeter le vin, mais boit avec Platonov un dernier verre… puis un dernier
encore. Platonov dit qu’il est « en train de [se] perdre tout entier ! Les remords, l’ennui, le cafard…
Une torture, en un mot ! » Pétrovna l’enjoint de quitter son rôle de « héros de roman » (un roman qui
aurait pour titre « ennui », « conflits de passions » ou « amours verbeux ») et de « vivre ». Mais il ne
peut pas : il va partir. « Je m’enfuis loin de moi-même, et, sans savoir où je vais, je cours vers une vie
nouvelle ! […] Je me sens si amer, si moche, si misérable que je serais heureux de me pendre ! » Ces
paroles donnent les larmes aux yeux à la générale. Adieux difficiles. Ils boivent encore. Anna
Pétrovna, soûle, se lamente. Elle part en promettant à Platonov qu’il ne partira pas ou ne partira pas
sans elle.
Scène 4. Platonov seul. Il vérifie qu’Anna Pétrovna, ce « démon », est bien partie. Il se dit qu’il aurait
pu demander à Sofia de retarder le départ de deux semaines et partir avec la générale.
Scène 5. Entre Ossip. Il annonce à Platonov qu’il va le tuer sur ordre de Venguérovitch, qui lui a
donné 25 roubles pour cela ; mais il déchire le billet. Puis il sort davantage de billets, donnés par
Voïnitzev dans le même but. Il les déchire également, car il ne veut pas que Platonov croie qu’il le tue
pour de l’argent. Platonov se met en colère. Ossip lui dit que lui-même, Ossip, est mauvais et lui
demande de le gifler : Platonov s’exécute. « Vous aussi, vous êtes mauvais », dit Ossip. Il lui reproche
de tromper trois femmes. Ils se battent. Ossip le maîtrise, dégaine et blesse Platonov au bras.
Scène 6. Accourt Sacha. Ossip assure Sacha que Platonov s’en sortira ; il ne veut pas le tuer devant
elle, mais il assure qu’il ne lui échappera pas. Il saute par la fenêtre.
Scène 7. Platonov s’attendrit de ce que sa femme est revenue. Nicolaï, le fils de Sacha et de
Platonov, est tombé malade. Triletzki, venu il y a quatre jours, est resté une minute et a dit à Sacha
qu’elle était folle. Il promet qu’il fera de Nicolaï un homme. « Mais, le pauvre, lui aussi, c’est un
Platonov ! Il suffirait qu’il change de nom… En tant qu’homme, je suis faible et mesquin ; en tant que
père, je serai grand ! […] Mais pourquoi es-tu partie ? Ne pleure pas. Je t’aime très fort ! Tu me
pardonnes, n’est-ce pas ? » Sacha lui demande si « l’intrigue » est finie. Platonov l’assure qu’il ne
s’agit que d’une succession de malentendus, que Sofia ne lui convient pas. Sacha s’étonne de ce qu’il
soit avec Sofia et non avec la générale. Elle est dégoûtée : avec la générale, passe encore, mais avec
Sofia, une femme mariée ! « Tu es un être immonde. » Il la supplie de rester auprès de lui, au moins
comme « infirmière ». « Qui t’aimera comme je t’aime ? » Sacha, éperdue, part en sanglotant :
Platonov a détruit le bonheur de leur famille.
Scène 8. Entre Glagoliev I. Il est venu pour poser une seule question à Platonov – il partira ensuite.
La réponse de Platonov est capitale pour lui. Avant de s’exprimer, il remarque l’état étrange de
Platonov. Puis il commence : la générale, qu’il « considérait comme la perfection humaine incarnée »,
est-elle une honnête femme ? En posant cette question, Glagoliev fait comprendre à Platonov qu’il
sous-entend quelque chose (c’est-à-dire : avez-vous été amants ?). Platonov s’évanouit en
s’exclamant : « Tout est ignoble, dégoûtant, tout est souillé sur terre ! »
Scène 9. Arrive Glagoliev II. Son père lui apprend qu’« elle aussi »… Il pleure. Lui et son fils vont
partir pour Paris. « Assez ! Fini de se jouer la comédie à soi-même, de s’abrutir avec ses idéaux ! Il n’y
a plus ni foi ni amour ! Il n’y a plus personne ! » Cependant qu’ils sortent, un orage éclate.
9
ACTE IV
Une sombre matinée. Pluie, vent.
Scène 1. Sofia marche de long en large. Entre Voïnitzev. Sofia lui annonce qu’elle va le quitter. Il lui
souhaite ironiquement tous ses vœux de bonheur (faisant écho à une parole de Sacha à Platonov en III,
7). « La passion et le désespoir d’un autre, voilà de quoi fonder un solide bonheur. Mais le malheur
des uns fait toujours le bonheur des autres ! […] On aime mieux écouter les nouveaux mensonges que
les vieilles vérités…» Il demande à Sofia de lui pardonner les paroles brutales qu’il a eues contre elle
les derniers jours. Elle lui pardonne. Il la supplie de rester avec lui, l’avertit que Platonov la détruira,
qu’il ne l’aime pas. Elle répond : « Vous êtes tous ignobles » puis : « Je te hais. » Il lui dit qu’il a donné
de l’argent à Platonov pour qu’il la laisse, mais ajoute immédiatement que c’est un mensonge. Sofia
lui avoue qu’elle est sa maîtresse. Entre Anna Pétrovna ; sort Sofia.
Scène 2. Anna Pétrovna annonce à Voïnitzev qu’Ossip a été tué par les paysans. De plus, le domaine
est perdu : Glagoliev avait promis de le racheter, mais il n’est pas même allé à la vente. La générale
tente d’être philosophe. Elle tente de consoler Sergueï. Elle remarque son air dépité : il lui avoue que
sa femme l’a trompé avec Platonov. A ce nom, la générale sursaute : elle ne le croit pas d’abord, puis
comprend tout.
Scène 3. Entre Venguérovitch. Tout en qualifiant la vente de « honteuse » et d’« épouvantable », il
souhaite « clarifier certains points ». La famille pourra rester dans la propriété jusqu’après Noël,
peut-être même au-delà. Elle devra peut-être s’installer dans les dépendances. Venguérovitch
demande à la générale si elle ne voudrait pas vendre en son nom (à lui) les mines qu’elle possède.
Anna Pétrovna refuse, mais Venguérovitch lui oppose, sur un ton paterne, des menaces. La générale
lui demande de les laisser. Il part en répétant qu’ils pourront rester dans le domaine jusqu’à Noël.
Scène 4. Elle dit à Voïnitzev qu’ils partiront le lendemain. Puis elle se demande ce que Platonov a pu
trouver « à cette chiffe molle de Sofia », et traite Voïnitzev de « mauviette » qui « reste à pleurnicher
et […] ne voit pas qu’on lui pique sa femme ».
Scène 5. Entre Grékova. Riant, Grékova fait lire à Anna Pétrovna le billet que lui a adressé Platonov
(III, 2). Elle a fait muter Platonov. Elle se met à pleurer et demande à Pétrovna d’envoyer le chercher.
La générale lui promet qu’elle le fera mais la fait sortir : elle doit parler à Voïnitzev. Grékova sort en
exprimant sa souffrance.
Scène 6. Anna Pétrovna dit à Sergueï qu’elle va parler à Platonov.
Scène 7. Voïnitzev exprime sa souffrance infinie. Il parle de se supprimer.
Scène 8. Entre Platonov, le bras en écharpe. Il demande à Voïnitzev de ne pas se suicider ; c’est luimême qui se tuera.
Scène 9. Entre Anna Pétrovna. Elle s’emporte contre Platonov, le traitant d’« ignoble individu», et
ajoutant en criant : « Et vous ne l’aimez pas ! C’était pour tuer le temps ! » Platonov répond que leurs
malheurs n’atteignent pas le degré de ses souffrances. Il ne sait où aller, car personne ne le
comprend, les gens sont « idiots, cruels, sans cœur ». Il sort en les traitant de « sauvages » et de
« brutes ».
Scène 10. Anna Pétrovna regrette la manière dont ils ont reçu Platonov : « Il est venu avec de bonnes
intentions ! Il fallait le comprendre, et, toi, tu as été cruel. » Elle demande à son beau-fils de le
rattraper. Voïnitzev ne la comprend pas.
10
Scène 11. Platonov revient. Platonov rappelle à Voïnitzev qu’il a aussi souffert par sa faute : Voïnitzev
avoue qu’il a envoyé Ossip le tuer. Platonov est « en train de mourir ». Voïnitzev lui pardonne. Platonov
demande pardon. Il est « brisé », aimerait rester ici, d’autant plus qu’il pleut. La générale lui ordonne
de rentrer chez lui ; elle fera chercher Triletzki.
Scène 12. Entre Sofia. Elle s’exclame à la vue de Platonov et lui demande pourquoi il est venu. Il lui
annonce que tout est fini : « Je n’ai plus de forces ! Vous, vous êtes nombreux, moi je suis tout seul…
[…] Je n’ai besoin de rien, ni d’amour ni de haine, j’ai seulement besoin qu’on me laisse tranquille ! […]
Je n’ai même plus envie de m’expliquer… » Il ne veut pas d’une vie nouvelle, car il ne « sait même pas
quoi faire de l’ancienne ». Sofia, désemparée, en pleurs, le qualifie d’être ignoble : « Qu’est-ce que ça
peut me faire, à moi, avec ma vie que vous m’avez volée, que vous n’ayez plus de force ? » Elle est
désespérée. Voïnitzev et la générale intiment à Platonov l’ordre de partir, mais il se bouche les
oreilles : il a froid.
Scène 13. Entre Triletzki. Il s’exclame qu’il s’agit là du cinquième acte d’une tragédie. Il pleure :
Sacha s’est empoisonnée avec du phosphore d’allumettes. Il ironise sur cet être admiré qui a détruit
la vie de sa femme « pour rien ». Heureusement, Sacha n’est pas morte, grâce à lui qui est passé à
l’aube. Elle est très malade et ne survivra peut-être pas. Platonov exprime le vœu de la remettre sur
pied. Entre Sofia [qui, selon le texte, n’est pas sortie auparavant].
Scène 14. Sofia demande à Platonov de la sauver ; toute sa vie est perdue. Elle tombe à genoux ;
Anna Pétrovna trouve qu’elle exagère et la relève, lui ordonne d’aller se coucher. Sofia semble ne rien
entendre. Triletzki pense lui administrer un calmant ; la générale en prendrait bien un elle aussi.
Voïnitzev pleure toujours : on l’exhorte à se comporter en homme. Il n’est pas le premier qu’on
trompe ! Tous sortent sauf Platonov.
Scène 15. Platonov, seul, médite sur le gâchis qu’il a causé et la honte qu’il ressent. Il devrait se
tuer, mais n’en a pas la force : il veut vivre, tout en en ayant peur.
Scène 16. Entre Grékova. Platonov s’exclame ironiquement en la voyant qu’elle est « son pire
ennemi». Elle lui répond qu’après sa lettre, ce n’est plus le cas. Il lui demande de l’eau : il a la fièvre.
Il lui demande s’il peut aller chez elle, car il ne sait pas où dormir. Elle accepte. Il lui baise la main, la
fait asseoir sur ses genoux. Elle se relève : « Ce n’est pas bien ». Dans un semi délire, Platonov lui
embrasse la joue, dit qu’il aime tout le monde. Il évoque « Sofia, Zizi, Mimi, Macha » qu’il « aime
toutes ». Elle comprend ce qui s’est passé avec Sofia. Il continue son délire : « Moi aussi, tout le
monde m’aime… Tout le monde ! Je les insulte, parfois, mais rien n’y fait. Elles m’aiment toujours… ».
Grékova lui demande où il a mal, il répond : « J’ai mal à Platonov. » Il lui demande si elle l’aime. Elle
acquiesce en posant sa tête sur la poitrine de Platonov. Il dit que « quand [il] sera guéri, [il la]
débaucher[a] ». Elle acquiesce : « Tu es le seul à être… humain. » Elle pleure.
Scène 17. Entre Sofia. Elle tire au revolver sur Platonov mais le manque ; Grékova s’interpose ; Sofia
passe derrière elle et tire à nouveau sur Platonov qui s’effondre. Sa dernière réplique : « Attendez…
Attendez… Pourquoi ? » Anna Pétrovna, Triletzki et Voïnitzev accourent.
11
b. LA QUESTION DU TITRE
« Depuis quinze ans que nous traduisons et retraduisons Platonov, nous avons
constamment à évoquer la question du titre. Quelques explications à ce sujet ne
seront peut-être pas inutiles. Comme le constate M.P. Gromov, la page de titre étant
perdue, la première grande pièce de Tchekhov a souvent été jouée sous le titre de
« Pièce sans titre ».
Cependant, Alexandre Tchekhov la nomme dans une lettre «bezotsovchtchina ». Le
néologisme est intraduisible en français et les approximations possibles n’expliquent
rien du tout : « le fait d’être sans père », « l’absence de père » ou « l’absence des
pères », cela ne rend pas compte du suffixe « -chtchina » qui indique que le
phénomène évoqué est lié à une époque. L’équivalent le plus précis serait « l’ère des
sans pères ». Il n’est pas question de fléau ; au contraire, même si l’ère est
désastreuse, le terme reste neutre. On parle ainsi de la « iejovchtchina », la période
pendant laquelle le NKVD, sous la direction de Lejov, a procédé aux arrestations
massives.
En français, nous ne pouvons pas trouver d’équivalent car nous avons des termes
trop différents : la Terreur, la Révolution, l’Empire, le Directoire, l’Occupation… un
mot en « -tion» ne donnerait rien : « la dépérisation », «la dépérition » ? Le recours
au suffixe « -isme » non plus : « le dépérisme », « le sanpérisme » ?
Pour le transposer, il faudrait faire un détour : « les déshérités », « les orphelins de
père », « la mort du père »… Cette dernière approximation, toute insatisfaisante
qu’elle soit, est peut-être la meilleure, précisément parce qu’elle fait cliché, car
« bezotsovchtchina » doit s’entendre avec une nuance d’ironie, Tchekhov ayant
horreur des grands discours sur les problèmes de société. (…) On est en droit de
penser que donner à la pièce le nom de Platonov est un abus : il est un non
personnage, et c’est ce qui est prodigieux dans cette pièce de l’extrême jeunesse,
puisque tout le théâtre de Tchekhov tendra ensuite à cette indifférenciation qui
atteint son point le plus vertigineux dans La Cerisaie. Mais Ivanov est aussi, à sa
façon, un non personnage et cela n’a pas empêché Tchekhov de donner son nom à la
pièce. Il nous a semblé plus approprié qu’un titre correspondant à cette hypothèse :
« bezotsovchtchina ».
Françoise Morvan
Extrait de LEXI/textes 9,
« chapitreTchekhov »,
Théâtre National de la Colline
L’Arche Éditeur, Paris, septembre 2005
12
c. TEXTE DE FRANCOISE MORVAN : « UNE ŒUVRE
INAUGURALE »
Platonov passe pour une pièce manquée : pas seulement une pièce injouable en
raison de sa longueur (la représentation de la version la plus brève devrait durer
plus de six heures) mais plutôt une pièce qui serait jouable à la condition de miser
sur elle et de faire le pari de l’amener à son terme, presque contre elle-même, en
assumant le risque du contresens.
Le premier en France à s’être engagé dans cette expérience étrange a été Jean Vilar,
en 1956, travaillant à partir d’une version du texte que l’on pourrait dire reconstituée
plutôt qu’abrégée. L’adaptation de Pol Quentin, Ce fou de Platonov, a fait date parce
qu’elle introduisait, en même temps qu’une œuvre jusqu’alors oubliée, une nouvelle
manière de lire Tchekhov. C’est encore, après un quart de siècle, une photographie
de la représentation qui illustre l’article « Théâtre » de Jean Duvignaud dans
l’Encyclopædia Universalis et la légende (Le désir de ce fou de Platonov d’Anton
Tchekhov, celui d’une société dont il a écrit le chant du cygne) indique bien la raison
pour laquelle la pièce est devenue une sorte de référence obligée : pour la première
fois, la portée contestataire du théâtre de Tchekhov était donnée pour primordiale ;
pris dans une période de ruptures et de tensions, il apparaissait comme l’expression
de ces forces – expression d’autant plus bouleversante qu’elle surgissait presque à
son insu, par un effort instinctif de lucidité dont l’histoire devait révéler après coup,
toute la portée.
Cette première pièce de Tchekhov était à tous égards une œuvre inaugurale, une
œuvre de précurseur : précisément parce qu’elle était première, elle opérait comme
révélatrice – de l’œuvre à venir, comme du théâtre à venir, et du changement social
qu’elle montrait tacitement nécessaire. La folie de Platonov valait pour
condamnation d’un monde : elle était, à elle seule, une expression d’un état
prérévolutionnaire. Violente, et maladroite, la pièce se trouvait avoir une fonction
extraordinairement efficace d’opérateur de lecture. Elle ne la renouvelait pas en
profondeur mais elle la modifiait dans sa totalité en l’infléchissant. Cela explique la
perspective dans laquelle s’est inscrite la première traduction exhaustive (ou, du
moins, se donnant pour telle) de la pièce par Elsa Triolet. […] Moderne, on peut dire
de ce drame énorme qu’il l’était d’entrée de jeu : une voie ferrée traverse la scène,
des cheminots travaillent aux remblais, Glagoliev 2 rentre de Paris avec sa brosse à
dents, Sacha lit Les Idéaux de notre temps, un roman de Sacher-Masoch tout juste
traduit en russe, on évoque la mort de Nekrassov qui vient d’avoir lieu, les
personnages sortent de l’actualité la plus proche (outre les cabaretiers et les
propriétaires de mines de charbon à demi ruinés, on a retrouvé un général Platonov
et un aspirant Grekov qui vivaient à Taganrog), la langue marquée de dialectismes
méridionaux est celle de la Russie du Sud, les allusions à la guerre de Crimée et au
tsar Alexandre II, toujours régnant, sont d’une audace que l’on a peut-être peine à
mesurer : « Tu sers depuis longtemps, Triletski ? » « Trente et un ans, Votre Majesté
Impériale ! » – « Repos. Rentre tranquille ! Salue tout le monde là-bas ! », dit Ivan
13
Ivanovitch Triletski, se vantant d’avoir eu des milliers de roubles entre les mains, et,
miracle, de ne pas avoir pris un petit kopeck à l’Empire russe. L’évocation des
détournements de fonds massifs qui avaient eu lieu pendant la campagne de Crimée,
comme la dénonciation de l’antisémitisme et la grande tirade de Platonov contre les
pères n’auraient certainement pas passé le cap de la censure. « Je lui ai rappelé
ceux qu’il avait fait fouetter à mort, qu’il avait humiliés, celles qu’il avait violées. Je
lui ai rappelé la campagne de Sébastopol au cours de laquelle les autres patriotes
russes et lui, ils ont pillé leur patrie sans vergogne... Et, lui, il me regardait avec un
étonnement ! Il est resté étonné, il s’est mis à rire... Parce que, lui, vous comprenez,
il mourait avec la conscience d’avoir été un brave type ! Être une canaille finie et, en
même temps, ne pas vouloir en prendre conscience, c’est l’effrayante particularité
de la fripouille russe. » L’utilisation du mot patriote dans un tel contexte pouvait
alors valoir le bagne. On comprend que Tchekhov, envisageant de donner sa pièce à
jouer à l’actrice Ermolova, ait procédé à des coupes drastiques, édulcorant par là un
texte auquel cet arrière-fond fait pourtant défaut, dès lors que, semblable en cela
encore à la Recherche du temps perdu, il vaut d’abord comme massif, comme bloc
où chaque détail a son importance, où tout se correspond et permet de comprendre
l’ensemble. […]
Ce qui est intéressant dans cette pièce, c’est sa malléabilité – chaque metteur en
scène peut y trouver son bien, y tracer son parcours. Or, la compréhension de
certains passages énigmatiques vient des parties coupées, certaines d’entre elles
indispensables, comme les commentaires de Platonov sur son père, ou encore les
scènes intermédiaires, comme cette scène muette qui montre Platonov capturant
Sofia, sous les yeux de Voïnitsev : « Ils bâfrent comme des goinfres... Triletski gobe
les sardines comme un requin...Voïnitsev ne mange pas mais il dévore sa femme des
yeux. L’heureux homme ! Il l’aime comme Adam aimait son Ève ! Il mangerait du
cirage pour lui plaire... Il vit des heures heureuses ! Qui auront vite passé et ne
reviendront jamais. Tiens, et Sofia... Elle scrute... Elle me cherche, avec ses yeux de
velours. » Inutile aussi, et pourtant indispensable dans une pièce tout entière bâtie
sur le dédoublement, la scène en inclusion où Verotchka et Lizotchka Chtcherbouk,
les deux vieilles filles, se moquent de leur père. […]
De même que La Recherche du temps perdu est née du Contre Sainte-Beuve, elle est
elle-même une sorte de traduction brodée sur la trame de textes que Tchekhov a
pris soin d’inclure et qui restent lisibles en filigrane : le roman de Sacher-Masoch,
Les Idéaux de notre temps, que lit Sacha, comme en écho au Héros de notre temps
de Lermontov et à Pères et fils de Tourgueniev, commentant lui-même l’essai de L.
Buchner, Stoff und Kraft, le livre de chevet des jeunes nihilistes.
En mettant au jour ce réseau souterrain, et en le mettant en relation avec les
passages jusqu’alors retranchés, nous avons eu l’impression de voir surgir une pièce
nouvelle, beaucoup plus riche et beaucoup plus profonde, confirmant certaines
interprétations, en infirmant d’autres et nous proposant d’autres énigmes à résoudre
comme pour nous inviter à poursuivre l’expérience – et, ce qu’il reste de cette
expérience, en fin de compte, c’est qu’après tant d’investigations, de tâtonnements,
de répétitions, nous en sommes encore à découvrir cette pièce manquée comme une
pièce neuve et la trouver à chaque relecture plus passionnante. […] Il faudrait
14
pouvoir citer intégralement l’étude de M.P. Gromov : ses conclusions s’appuient sur
une analyse du manuscrit qui permet de voir la pièce se faire, d’abord « au propre »,
dans ces années de Taganrog où le lycéen Tchekhov affronte la misère et la solitude,
puis « au brouillon», tandis qu’il s’efforce de rendre acceptable une pièce trop
longue, trop prolixe, trop violente […]. Entre le moment où le lycéen de dix-huit ans
achève son drame et le moment où il renonce à le rendre jouable, il y a des années
de travail et d’études, le passage de l’adolescence à l’âge adulte, et le passage d’un
état d’apprenti à un statut d’écrivain de métier. Le refus de l’actrice M.N. Ermolova à
qui Tchekhov avait adressé son drame, les critiques de son frère aîné, Alexandre,
sont connus […] (lettre d’Alexandre Tchekhov du 14 octobre 1878, cf. Notes sur le
manuscrit de M. P. Gromov, citées plus haut).
Alexandre Tchekhov ne se trompait pas vraiment : son frère ne devait jamais écrire
d’autre pièce. Non jouée, mais gardée par Marie à l’abri d’un coffre avec un réticule
cousu de perles bleues qui avait dû appartenir à leur mère (ce qui est d’autant plus
remarquable que Tchekhov ne s’est guère soucié de conserver ses autres
manuscrits), elle est restée à l’état de brouillon – un brouillon absolu, qui devait
peut-être rester tel. Il n’est pas difficile de voir, à simplement parcourir le texte de
Platonov, que l’œuvre tout entière en est sortie : bien sûr, les thèmes, les héros,
l’atmosphère du théâtre de Tchekhov, comme le dit Elsa Triolet, parfois même des
citations entières qui sont passées à peine modifiées de Platonov à d’autres pièces
(ainsi, la déclaration de la générale : « Si on boit on crève, mais si on ne boit pas, on
crève aussi — alors, buvons » qui est attribuée à Fédia dans Sur la grand-route ou le
nom de Voïnitsev changé en Voïnitski dans Oncle Vania) mais surtout des modes de
composition qui se sont ensuite répartis entre les nouvelles et le théâtre. En fin de
compte, le texte est intéressant parce que Tchekhov n’a pas su consentir à
l’appauvrissement d’un trop-plein, d’un débordement.
Cela donne une pièce interminable qui n’offre peut-être au lecteur que l’incertitude
et la déception, mais l’incertitude et la déception font sa valeur, se fondent pour la
première fois en valeurs : tourné vers le spectateur, le héros en trompe-l’œil qu’est
Platonov joue le rôle de n’importe qui, un rôle sans personne qui n’appelle ni le
blâme ni l’approbation.
Platonov est apparemment le centre de la pièce. Qu’il disparaisse, elle n’a plus lieu :
elle s’arrête quand il meurt. C’est pourtant par suite d’un abus, qui n’est pas sans
intérêt en soi, que son nom lui a été attribué pour titre. Autant qu’on puisse le savoir,
puisque la page de titre du manuscrit s’est perdue, Tchekhov ne l’avait pas fait. Son
frère Alexandre ne parle pas de Platonov mais de Bezotsovchtchina, néologisme
intraduisible sinon par approximations : « Sans père », « Le fait d’être sans père »,
« L’absence de pères » (mais en tant que phénomène historique ou social à déplorer:
peut-être la traduction la moins approximative serait-elle « L’ère des enfants sans
pères »). On dira peut-être que la trouvaille n’est pas des plus heureuses et que ce
titre de mélodrame indique sans discrétion le sens de la pièce, qu’il appauvrit en
l’explicitant mais l’expression garde son caractère ambigu, inachevé, qui n’est peutêtre réduit que par l’interprétation.
15
Contrairement à Ivanov, qui évoque un cas, un type humain, un personnage qui vise,
lui aussi, à se détruire, et qui se détruit à la fin, Platonov ne joue pas exclusivement
le rôle de centre de la pièce : il n’est pas un « caractère »mais une absence de
caractère, comme il le dit lui-même : « On ne peut rien contre son caractère –
encore moins contre son manque de caractère ». Tous les regards convergent vers
lui et ne rencontrent qu’une image décevante. C’est lui qui juge et critique, qui
semble détenir la vérité : il détient la clé de la pièce mais c’est une clé qui n’ouvre
rien (la clé du buffet dans la maison en désordre à l’acte III est un symbole mis en
évidence de manière assez insistante). Absence de père, absence de titre et, pour
finir, absence de personnage central : il faut poser d’entrée de jeu cette gêne. Et ce
rôle d’acteur impossible, qui consiste à décevoir en séduisant. Ce caractère flottant,
inachevé, du personnage est ce qui dérange le plus, provoque l’inquiétude et
l’attirance – on en dirait autant de la pièce tout entière qui passe d’un genre à l’autre
comme Platonov oscille entre les rôles possibles.
Qu’il cesse de se dédoubler, la pièce devient une tragédie : Tchekhov ne se prive pas
de l’indiquer ; les allusions à Hamlet (allusions que l’on retrouvera dans toutes ses
grandes pièces) sont trop nombreuses pour n’avoir pas été voulues : « Vous croyez
toujours qu’il ressemble à Hamlet ! Eh bien, admirez-le », dit Grekova par manière
de sarcasme et la représentation projetée par Sergueï insiste sur l’aspect parodique
: il y a bien tragédie, mais une tragédie qui flotte dans un temps trop large. Platonov
est un Hamlet qui boirait pour ne pas rêver – « un don Juan et un lâche », selon Anna
Petrovna. En arrière-fond, le drame romantique lui prête une apparence séduisante :
« J’étudie sur votre exemple les Tchatski de notre époque », dit Venguerovitch fils, ce
qui provoque l’ironie de Platonov. Le héros de la pièce de Griboïedov Du malheur
d’avoir de l’esprit et le second Byron que Sofia voulait voir en lui du temps où ils
étaient étudiants appartiennent aussi au domaine de la parodie.
Platonov joue les héros, les rebelles, les cœurs purs mais il a vieilli, le rôle a fait
long feu : «Je ne les supporte pas, ces héros de roman ! Quel rôle jouez-vous,
Platonov ? Vous êtes le héros de quel roman ? » demande Anna Petrovna. Le drame
tourne au mélodrame parce que Tchekhov force le trait, abuse comme Platonov. Les
scènes de violence sont étrangement dupliquées –la tentative de suicide de Platonov
précède son assassinat ; l’assassinat de Platonov par Sofia est annoncé par la
tentative d’Ossip, qui annonce à son tour sa mise à mort par les paysans ; il y a de
même deux tentatives de suicide de Sacha. On trouve bien là toute la matière d’un
mélodrame à la française et le pathétique amène parfois à des effets qui seraient
franchement ridicules si l’ambivalence du personnage de Platonov ne l’amenait à
basculer du côté de la comédie. Il suffit d’un décalage infime pour que le comique
passe inaperçu, un comique de la platitude qui résulte généralement du contraste
entre l’outrance et l’observation objective de la situation ; on le retrouve encore dans
La Cerisaie que Tchekhov présentait comme un vaudeville ou dans les nouvelles qui
se construisent sur des répliques conçues comme des raccourcis par lesquels un
personnage se résume : les dernières paroles de Triletski à Platonov (« avec qui je
vais boire à ton enterrement ? ») sont un modèle du genre, d’un goût assez douteux
et d’une trivialité qui définissent tout le personnage de Triletski et font basculer in
extremis le mélodrame vers la parodie.
16
L’association est possible parce que Platonov oscille d’un extrême à l’autre. Dès lors
qu’il assume ses dédoublements et les inscrit dans la durée, il prend l’épaisseur
d’un personnage de roman. C’est ce qui est dit de lui avant qu’il n’entre en scène
pour la première fois : « Je crois que Platonov est la meilleure expression de
l’incertitude de notre époque... Il est le héros du meilleur des romans
contemporains, mais un roman, hélas, que personne n’aurait encore écrit... Parlant
d’incertitude, je veux dire l’état de notre société... Les romans sont mauvais au
possible, ils sont mesquins, artificiels... C’est bien normal : nous n’avons plus la
moindre certitude, nous ne comprenons plus...Tout s’embrouille à l’infini, tout se
mélange... Et c’est, à mon avis, cette incertitude-là qu’exprime ce bel esprit qu’est
notre Platonov ».
Il est bien possible qu’il y ait là une allusion aux romans dont Tchekhov a fait
l’arrière-texte de la pièce : « Nous vivons dans un temps de transition, de
fermentation ; tout est chaos autour de nous, comme aux premiers jours de la
création », dit Riva, un vieux comte idéaliste dont Glagoliev est une sorte de double
parodique, dans Les Idéaux de notre temps de Sacher-Masoch – mais Platonov vient
peut-être d’un autre roman de Sacher-Masoch non mentionné dans la pièce,
L’Amour de Platon, qui met en scène une autre générale et un autre Platon
miniature. L’inachèvement, l’incertitude de la pièce sont inscrits dans le personnage
de Platonov et le personnage de Platonov est inscrit dans son époque – pris dans un
chaos qu’il ne peut pas prétendre ordonner, il court après sa mort comme la pièce
vers sa fin. Il ne choisit pas : Tchekhov non plus – il joue le même jeu que Platonov en
écrivant. Il peut bien écrire une pièce sans titre, sans intrigue et sans genre défini,
avec des personnages qui se défont au fur et à mesure, l’essentiel est ailleurs –
peut-être dans cette conscience intelligente d’avoir des personnages qui ne se
tiennent que parce qu’il consent à leur incohérence. […]
La pièce commence le jour de la Saint-Vassili d’été, fête du père de Platonov. Elle
commence comme une manière de fêter sa mort, qui rappelle celle du général
Voïnitsev : la première version de la pièce indique très précisément le fait que le père
de Platonov était général ; le récit de leur querelle le jour du procès de l’arpenteur
les pose en équivalents, l’un et l’autre incapables et tyranniques, l’un et l’autre
ruinés (le domaine des Voïnitsev va être vendu comme celui de Platonov l’a été ; le
fils du général Voïnitsev pourrait devenir régent de collège comme Platonov est
devenu maître d’école, ce qui représente une déchéance équivalente, qu’aucun sens
du devoir ne rachète). « Un homme grand, couvert de gloire ! On ne voyait que ses
défauts... On voyait comment il écrasait et maltraitait les gens mais personne ne
voulait voir comment on l’écrasait, lui ! » dira Sergueï Voïnitsev à la fin – mais
l’attendrissement ne fait que le ramener à son rôle de dupe. Platonov commence, au
contraire, par une déclaration de haine qu’il est essentiel de conserver pour
comprendre la pièce, même si Tchekhov l’a retranchée, dans son désir de faire plus
court : « Sa maladie, sa mort, les créanciers, la vente du domaine... et ajoutez notre
haine à tout ça... C’est affreux !... Sa mort a été répugnante, inhumaine... Cet homme
mourait comme seul peut mourir un homme débauché jusqu’ à la moelle, richard de
son vivant, mendiant à sa mort, une cervelle éventée, un caractère épouvantable...
J’ai eu le malheur d’assister à son décès... Il s’emportait, il lançait des injures, il
pleurait, il riait aux éclats... Sa figure se déformait, ses poings se fermaient et
17
cherchaient la face d’un laquais... De ses yeux coulait le champagne qu’il avait bu
autrefois avec ses pique-assiette, à la sueur de ceux qui n’avaient que des haillons
sur le dos et des épluchures à manger... À cela, de mortuis aut bene aut nihil »,
répond Glagoliev père ; « de omnibus aut nihil aut veritas », rétorque Platonov : tout
se joue là, bien sûr, dans cet entrecroisement qui met le rien à la place du bien et la
vérité à la place du rien. Dans un premier temps, la vérité de Platonov trouve à
s’appuyer sur un acte d’accusation démultiplié : obsédants, omniprésents et
ridicules, les pères ne jouent aucun rôle dans la pièce, sinon d’imposer leur absence.
Ils l’emportent matériellement pour finir, puisque la défaillance de Glagoliev,
conjuguée avec la rapacité de Venguerovitch, est à l’origine de 1a perte du domaine.
Il se produit alors une sorte de coalition des pères où Bougrov et Chtcherbouk
substituent à la force des armes la force de l’argent. Glagoliev l’idéaliste, le
romantique attardé, part à Paris se débaucher avec son fils ; le seul survivant des
militaires, le colonel Triletski alcoolise ses souvenirs guerriers. Tchekhov a dû
supprimer son récit du siège de Sébastopol par crainte de la censure mais il reste
les allusions de Marco à la guerre de Crimée, un souvenir qui rend grotesque le
lyrisme romantique. Toute la génération des pères se résume dans ces armes qui
couvrent les murs du bureau du général Voïnitsev et dans les bustes de Krylov,
Pouchkine et Gogol. Face à la gloire des armes et à la gloire des lettres, à la vanité
des canailles dont il faut dénoncer le mensonge, comme face à la rapacité de
Venguerovitch, « ce gros cochon de parvenu doré sur tranche », il y a la morale de
Platonov : étudier, travailler, chercher la vérité. Il ne cesse de la ressasser, et
chacun lui en est reconnaissant.
La foi qu’il met dans ses paroles lui vaut l’estime de tous (c’est elle qui attire
l’étudiante Maria Efimovna Grekova et Sofia Iegorovna ; c’est elle qui autorise le rôle
de conseilleur qu’il joue auprès d’Issak Venguerovitch, de Nicolaï Triletski et de
Sergueï Voïnitsev). En fait, bien qu’il ne la revendique que pour mieux la trahir, elle
doit sa force de conviction au fait que cette morale héroïque et rudimentaire est celle
dont on trouve la trace dans les lettres les plus tardives de Tchekhov : le lycéen qui
prête à Platonov le rôle de la tourner en dérision s’apprête à faire vivre sa famille (et
notamment son père, ruiné à force d’incurie) tout en faisant ses études de médecine.
[…]
Toute la pièce se construit autour de cette place vide et qu’il faut à tout prix laisser
vacante. En fin de compte, le Platon miniature est un père plus défaillant que tous
les autres ; saisi d’un brusque désir d’élever son fils, il se heurte d’abord au nom du
père, qu’il faudrait effacer :
« Je te jure sur tous les saints que j’en ferai quelqu’un... Mais, le pauvre, lui aussi,
c’est un Platonov ! Il suffirait qu’il change de nom... » Triletski ne dit pas autre chose,
se réjouissant d’être Nikolaï Ivanytch et non pas Ivan Nikolaïevitch, c’est-à-dire fils
de son père et non pas fils de lui-même. Tout aboutit à une constatation lapidaire :
« Je comprends le roi Œdipe qui s’est crevé les yeux. » Ce sont les dernières paroles
de Platonov avant que Sofia n’entre pour le tuer, elles sont à porter au compte du
délire mais c’est un délire qui permet de délivrer la vérité. Le moment où Platonov la
délivre est celui qui fait coïncider la vérité et le rien : il rejoint sa propre mort. Ce
18
n’est pas une mort tranquille, ce n’est pas la mort d’une crapule qui s’aveugle sur
son propre compte : Platonov l’a au moins emporté sur son père – non par la vertu
mais par la dérision. […]
Lorsque la pièce commence, Platonov est absent : c’est la fin d’une matinée de
printemps, la Saint-Vassili de mai, probablement la première journée de chaleur
depuis l’automne. L’attente des invités, l’euphorie légère de la faim laissent une
impression de temps qui s’ouvre, comme le salon ouvert sur le jardin et le jardin sur
le domaine. On se déplace dans un milieu où tout circule librement ; où les relations
peuvent se nouer ; où les baies vitrées, la musique, la lumière s’accordent avec la
promesse de renouveau. La première allusion à Platonov évoque ses volets fermés.
On l’attend : il dort. Lorsqu’il arrive, tardivement, ses premières paroles sont pour
célébrer le retour à la lumière : « Tout l’hiver, nous avons dormi dans notre tanière,
comme des ours, ce n’est qu’aujourd’hui que nous revoyons la lumière du jour ! ».
Derrière lui, l’hiver, l’espace clos du mariage (ce qu’il appelle ailleurs le cocon), la
lourdeur, l’enlisement, l’ennui – qui ramène aux premiers mots de la pièce – et le fait
que ce soit la générale qui les prononce n’importe pas vraiment ; tout le monde
baigne dans l’ennui, tout le monde en parle. « Ça sent le renfermé en Russie ! Un air
lourd, une odeur de moisi, dit Glagoliev fils. Et son père : Je m’ennuie ! Ces gens
disent ce que je les entendais dire l’année dernière ; ils pensent ce que je pensais
quand j’étais enfant... Rien de neuf, rien que du vieux ». À quoi la générale répond
tranquillement : « Les gens se font aux cafards, vous pouvez bien vous faire à nos
amis ! ».
L’ennui est un milieu indifférencié qui change ceux qui y sont pris en cloportes. Il
forme une trame grise, épaisse, graisseuse, qui s’étend à toute la vie – aussi bien la
Russie que les figurants du drame, saisis par l’enlisement intérieur comme par
l’enlisement dans le temps. Pris dans l’ennui commun, Platonov se différencie par
un seul trait, donné brut, sans explications : il provoque des esclandres, il se conduit
en énergumène – et tous attendent de lui quelque chose. On l’attend : tout le début
de la pièce est orienté par cette attente. Il répond à cette attente : il suscite
l’admiration, l’adoration. Jusqu’à la fin, il trouve encore à séduire et il séduit aussi
bien le spectateur, puisque, au moment où il meurt, il n’y a plus rien.
Il assume jusqu’au bout, sans défaillance, son rôle de provocateur : à tout instant, il
provoque du mouvement, il agite, il secoue, il parle pour mettre au jour la vérité
cachée ; qu’elle soit une pure illusion n’entre pas en ligne de compte. Il y a droit
jusqu’au point où chacun attend de lui la révélation de cette vérité promise. Pourquoi
de lui ? Au nom de cette jeunesse qui faisait voir en lui un héros, un second Byron ?
Peut-être, dans la mesure où ce héros est tel par une seule qualité, que Platonov
énonce au milieu de son délire : qu’il a pu incarner la vitalité pure, l’adoration, et que
les autres attendent de lui cet élan de vie. « J’aime tout le monde ! Tout le monde ! Et
vous aussi, je vous aime !... Les gens, c’était ce que j’avais de plus cher... ».
19
S’il ne s’explique plus que sur le mode de la parodie, c’est qu’il a perdu cet élan
vital : Hamlet, don Juan, Tchatski – autant d’allusions à un état antérieur. Marié,
vieilli, fatigué, il aime trop, mais ce n’est plus assez. Il garde en lui la promesse de ce
qu’il était, une promesse trahie. Ivanov isolera cette expression de la mélancolie. Ici,
ce qu’il y a de prodigieux, c’est que rien n’est isolé. Platonov ne fait que polariser un
mode d’être qui est en tous, qui est aussi bien une qualité de la société que des
objets, des formes, des pensées. Libre comme l’air, il anime, il répond – jusqu’au
point où il ne répond plus, où il se voit pris dans son vieillissement : et c’est ce
passage d’un état de vitalité à l’inertie qui constitue la trame de la pièce. […]
Françoise Morvan
Extraits de « D’un échec à l’autre »,
préface de Françoise Morvan à l’édition de Platonov,
texte français Françoise Morvan et André Markowicz,
Éditions Les Solitaires intempestifs, Besançon, 2004
20
LA DÉMARCHE ARTISTISQUE D’ALEXIS ARMENGOL
Pour la première fois dans l’histoire de sa compagnie, Alexis Armengol s’est
confronté à l’adaptation d’un texte théâtral. Avec « 7 fois dans ta bouche (2004)»,
« I’m sorry »(2004), « Iku (2005), « Il y a quelqu’un ? » (2006) et « Je suis… », le
metteur en scène a proposé précédemment une trilogie qui s’est successivement
intéressée aux « maux dits » (7 fois dans ta bouche »), le territoire du corps
amoureux (« Iku ») et le bonheur (« I’m sorry »). Travaillant initialement à partir d’un
thème et de fragments de textes, il propose avec « Iku » une création « totale » :
scénario, textes dits et chantés, vidéo, mise en scène.
Il explore une forme concert de théâtre, « métaphore pour expliquer que notre
théâtre n’a ni personnages, ni histoire et qu’on s’adresse directement au public »
(Alexis Armengol). Il s’agit d’un théâtre qui vise à perturber, provoquer des émotions,
des sensations à travers l’élaboration d’un langage commun mêlant musique, chant,
texte et image.
Il récidive avec ce travail, en intégrant au spectacle le chant et la musique.
Quelle place pour le corps, la musique, le texte ? Quelle écriture théâtrale est ici
inventée pour rendre compte du réel mais aussi avec cette nouvelle expérience que
constitue « Platonov mais… » de la lecture d’une pièce donnée ?
« En 1999, Théâtre à cru a été fondé autour d’un projet artistique, culturel et
politique au cœur duquel se trouvent les spectateurs, les «non spectateurs» et une
pratique de la scène contemporaine. L’introduction des nouvelles formes d’art
scénique ne peut prendre tout son sens sans la mise en place de passerelles
d’accès à celles-ci.
De façon très concise, nous pouvons résumer notre aventure par une recherche
artistique autour d’un théâtre dont le texte ne serait plus l’élément fondateur, mais
où l’usage de disciplines mixtes implique de nouvelles procédures. Nous tentons de
concevoir et de tisser de nouvelles relations entre le jeu de l’acteur, le son, l’image,
le corps, l’espace, le temps et le texte.
Nous souhaitons depuis plusieurs années investir un espace qui permette
d’approfondir cette démarche. Sur une proposition de la Ville de Tours, nous nous
sommes installés depuis le 1er janvier 2006 au Volapük, lieu dédié aux écritures
contemporaines ouvert aux professionnels du théâtre, de la danse, de la
performance, des arts plastiques et visuels. »
« Depuis plusieurs années je m’interroge, nous nous interrogeons, sur une écriture
théâtrale qui puisse rendre compte du réel, de notre regard sur le monde. Nous
l’avons écrit dans nos notes d’intentions, nous radotons, et tentons, avec passion et
une envie sans cesse renouvelée, de trouver cette espérée rencontre, entre la forme
et le fond, nous interrogeant sur la place du texte, du corps, de la musique…
Comment écrire scéniquement le sensible, et créer du lien pour avancer ensemble,
et trouver la joie de la rencontre avec le public ? J’ai entendu quelqu’un dire (à la
radio, je crois) que la création pouvait s’appréhender en considérant que l’on
gravissait des marches, et que de temps en temps nous franchissions des paliers
(j’ai oublié la source, excusez-moi). De marche en marche, une écriture sans trop de
frontière s’est constituée de mélanges, de confrontation entre les disciplines. »
Alexis Armengol
21
Le texte comme point de départ cette fois donc d’un travail de recherche qui se
poursuit et invente de nouvelles relations entre le texte, le jeu, l’espace, l’objet,
l’image, le son et le temps. Le travail d’Alexis Armengol se caractérise aussi par
l’énergie du jeu des comédiens, le travail du corps.
On pourra esquisser des rapprochements avec les démarches de Rodrigo Garcia,
Pippo Delbono ou Jan Lauwers.
Crédit photo : Marie Pétry
Crédit photo : Marie Pétry
22
NOTE D’INTENTION DU METTEUR EN SCÈNE
Platonov mais… est une adaptation de la pièce de Tchekhov. Ce sera :
Platonov mais sous l’impulsion et le regard de Théâtre à cru
Platonov mais... également les interprètes : Alexandre, Camille, Céline, Christophe,
Edith, Laurent et Stéphane
Platonov mais avec un concert au cœur de la pièce
Platonov mais pas tout Platonov
Platonov mais en s’appuyant sur la profonde et essentielle traduction de Françoise
Morvan et André Markowicz
Platonov mais…
« L’enjeu n’est pas de monter Platonov, mais plutôt
de porter un regard sur sept personnages (Platonov,
Sacha, Anna Pétrovna, Voïnitsev, Sofia, Grékova et
Triletski), sept trajectoires… D’un théâtre-concert
une nouvelle fois exploré (chant et musique / piano
et guitare) surgiront des possibles de Platonov. Pour
laisser la place à la projection des spectateurs, et
que Platonov joue son rôle d’interrogation quant à
nos incertitudes actuelles. »
(avril 2010)
Il s’agit donc bien d’affirmer un point de vue, de revendiquer des choix. Les coupes
opérées dans le texte sont radicales (2 h sur 4 h pour le texte de Tchekhov), certains
personnages ont été supprimés. Ce qui intéresse le metteur en scène est de « capter
dans cette pièce inachevée, la volonté de changement, intime et politique, ce souffle
pré-révolutionnaire. » Mais il s’agit de trouver une forme qui fera que « Platonov joue
son rôle d’interrogation quant à nos incertitudes actuelles ».
La traduction sur laquelle repose le spectacle est celle d’André Markovicz et
Françoise Morvan. Le résumé de la pièce, scène par scène permettra de voir avec
les élèves ce qui a été gardé / supprimé. On part de l’hypothèse initiale : Platonov
est un immense brouillon, non seulement celui d’une pièce dite injouable mais celui
d’une écriture théâtrale en quête d’elle-même. C’est une pièce monstrueusement
longue, qui oblige à faire des choix, couper, tailler. Un des axes de travail pour cette
pièce pourrait ainsi être de souligner la place essentielle de la dramaturgie : le
travail de création de théâtre, d’une écriture de théâtre, d’un théâtre.
23
Les personnages retenus par Alexis Armengol : Quatre personnages féminins et
trois personnages masculins :
Anna Petrovna (seconde épouse et jeune veuve du général Voïnitsev) est une
femme de tête, maîtrisant et exprimant ses désirs. Elle est le personnage
féminin le plus présent, peut-être aussi parce que le plus semblable à
Platonov ;
Sofia Iégorovna, sa belle-fille par alliance, peut sembler une sorte de copie,
bien que moins sulfureuse et moins brillante que la générale ;
Grékova est une étudiante que se plaît à piquer Platonov ;
Sacha, l’épouse de Platonov, est un personnage effacé, mère attentive de leur
fils et toute dévouée à son époux.
Platonov : « au croisement d’Hamlet et de Don Juan » (Georges Banu),
personnage solaire et désespéré.
Sergueï Voïnitzev, fils du général, mari de Sofia
Triletski, médecin, frère de Sacha.
Pourquoi le choix de ces sept personnages ? Quelle lecture de la pièce ce choix
dessine-t-il ?
Pourquoi le choix formel d’un théâtre-concert ? Qu’apporte la musique ? En quoi le
rapport du spectateur au spectacle s’en trouve-t-il modifié ?
Comment ce théâtre « hybride" mêle-t-il les langages : corporels, visuels, textuels,
musicaux, vidéographiques ?
24
LES RESSOURCES D’INTERNET
≥ Un dossier Pièce (dé)montée :
SCEREN sur la mise en scène de Nicolas Oton :
la biographie de l’auteur, Tchekhov et l’histoire russe, la genèse de Platonov…
≥ Deux vidéos accessibles sur Dailymotion :
1 - Un sujet de 2 mn sur la création de la pièce pour TV Tours :
« Alexis Armengol fait du Tchekhov »
(http://www.dailymotion.com/video/xf41b2_alexis-armengol-fait-du-tchekhov-to_creation)
2 - Une interview d’Alexis Armengol au sujet de la pièce.
Propos recueillis par Charlotte Flament en octobre 2010.
(http://www.dailymotion.com/video/xfeh9t_interview-alexis-armengol-platonov-mais_creation)
≥ Trois points principaux dans ce deuxième document :
1- Le sens du titre : « Platonov mais… ».
La réponse d’Alexis Armengol : « mais parce que de toutes façons ». Le
« mais » souligne que ce sera la pièce de Tchekhov mais avec le regard de
Théâtre à cru qui se confronte pour la première fois à une pièce. Choix de
certaines trajectoires, de certains personnages, spectacle de 2 h sur les 6
h que représente la pièce de Tchekhov.
2- La musique.
« Qu’est-ce
qu’un
concert
théâtral ? Qu’apporte-t-elle en
approfondissement ? »
vient
faire
dans
un
termes d’ellipse, creux,
spectacle
raccourci,
3- Le choix de Platonov. Une pièce entre deux mondes : le monde de la
guerre, des « barbares » et le monde moderne, de l’avenir, d’un espoir de
changement sur le plan individuel, intime amoureux comme sur le plan
social, politique. Une pièce de jeunesse, écrite par Tchekhov à 18 ans.
Pièce « bordélique », chaotique, texte fleuve, terrain d’expérimentation
privilégié pour ce premier échange de la compagnie « Théâtre à cru » avec
une pièce.
25
ADAPTATIONS
On peut également choisir de comparer le travail d’Alexis Armengol avec d’autres
adaptations de la pièce de Tchekhov. Platonov ayant été au programme du
baccalauréat Théâtre, il existe un fascicule publié par les éditions SCEREN en 2005.
On y trouve des études des différentes mises en scène de la pièce.
1956 : TNP, Jean Vilar
1977 : adaptation cinématographique, Nikita Mikhalkhov
1982 : Théâtre de l’Athénée, Daniel Mesguich
1986 : adaptation cinématographique, Patrice Chéreau
1987 : Festival d’Avignon, Patrice Chéreau
1990 : TNP/Théâtre de la Ville, Georges Lavaudant
1996 : Théâtre Paris-Villette, Claire Lasne
1997 : Théâtre Maly de Saint-Pétersbourg/Festival de Weimar, Lev Dodine
2002 : Comédie de Caen, Eric Lacascade
2004 : Comédie Française, Jacques Lassalle
On peut voir comment la plupart des metteurs en scène, confrontés à cette œuvre
réputée injouable, ont été amenés à effectuer des choix radicaux. J’ai choisi ici les
exemples de quatre adaptations : deux cinématographiques et deux théâtrales.
1956, Jean Vilar : « Ce fou de Platonov ».
Travail à partir d’une adaptation très libre de Pol Quentin (L’Arche, 1956). Extrait des
notes manuscrites de Jean Vilar, destinées aux interprètes et aux comédiens :
- Tenter de jouer cette œuvre en comédie et non en
drame
- Pour ce faire :
- Vivacité de ton
- Ne pas ralentir
- Ne pas s’appuyer sur un style de jeu
- Glisser, s’éloigner du drame autant que faire se
peut. Ce n’est pas du Gorki, de l’Ostrovski ou du Zola.
- Les coupures. Elles sont indispensables. Pas du point de vue de la durée de la pièce
en minutes (nous ne travaillons pas à l’heure) mais du point de vue de l’intérêt et de
l’attention qu’un public peut porter à une œuvre dont la construction dans le
manuscrit original est très lâche.
26
1977, Nikita Mikhalkov : « Partition inachevée pour piano mécanique ».
Extraits de « Mon Tchekhov des années 1970 », Nikita Mikhalkov :
« Puisque cette pièce n’a été jusque-là canonisée par aucune critique, nous avons pu
nous permettre de l’aborder avec une certaine liberté, en incluant dans le canevas
de notre scénario tout ce qui en était très proche : les notes de Tchékhov, des
souvenirs sur lui, certaines autres de ses œuvres, des lettres, etc. Nous nous
sommes donc appuyés beaucoup plus sur notre propre façon de ressentir Tchekhov
que sur la pièce telle qu’elle nous était donnée à lire. Il était important pour nous de
ne pas limiter notre scénario à la pièce mais d’y inclure notre compréhension de
l’univers tchékhovien. (…)
≥ Coupes radicales dans la distribution : absence de Kiril Glagoviev, Abram et
Nikolaï Venguerovitch, Bougrov, Ossip, Marco et surtout Grekova : l’histoire se
concentre sur l’amour perdu de Sofia et Platonov et donne du relief à l’amour d’Anna
Petrovna pour Platonov. De même disparaît le conflit d’amour et de jalousie entre
Sofia et Grekova qui se concluait par la mort violente de Platonov.
≥ Tonalité générale moins sombre, plus tournée vers la comédie de mœurs sans
pour autant perdre en gravité. « Aller contre des interprétations traitées comme de
sombres drames dépourvus d’humour et d’ironie ».
≥ Durée d’1 h 40 opposées aux 4 h de la pièce jouée dans sa totalité.
Présence de ce piano mécanique dans le titre et dans le film (installé sur la terrasse
par Anna Petrovna) : piano qui tourne à vide et renvoie la société réunie à son propre
vide, exploit technologique qui fait pressentir un avenir où les personnages n’auront
pas de place.
« Dès le début de mon travail sur PIPPM, j’avais une image plastique de mon film :
un tunnel, je veux dire une journée d’été qui s’écoule au ralenti, avec les relations
que des êtres sont contraints d’avoir entre eux sans pour autant être forcés à quoi
que ce soit, avec tous ces individus qui se croisent, traînant derrière eux le cortège
de leurs souvenirs et de leurs sentiments. Et ces mêmes êtres, qui peu à peu
s’égarent dans les entrelacs de leur passé et de leur présent, évoluent dans une
sphère dont les limites ne cessent de se rétracter, comme si l’air qui les entourait
était peu à peu privé d’air ».
27
1986, Adaptation cinématographique de Patrice Chéreau : « Hôtel de France ».
La pièce est jouée en grande majorité par des
élèves de l’école des Amandiers de Nanterre.
Chéreau situe l’action de nos jours, à l’Hôtel de
France au bord d’une autoroute de province.
L’Hôtel de France réunit famille et amis autour
d’Anna, la patronne au bord de la ruine. Mais le
centre de la fête est Michel, celui qui « irait loin »,
le chef de bande quand ils avaient 20 ans. Celui qui
sortait du lot. Michel suscite encore quelque
admiration auprès de ses amis surtout ses amies, même si elles sont mariées,
même s’il est lui-même venu avec son épouse. Au fur et à mesure que la fête
dégénère, il exhale de plus en plus un relent de médiocrité, et finit par confondre
cynisme et pathétique. Ni un héros ni un salaud, un pauvre type qui doit jongler entre
passion et résignation quand pointe la fin des illusions.
« L’histoire conductrice est celle de Michel (ex-Platonov) et de Sonia (ex-Sofia). Mais
il y a aussi des histoires secondaires : l’histoire de Michel et Anna, et aussi une qui
tient très fort le film, qui est celle des garçons, Michel, Serge et Nicolas, ce trio que
Tchekhov appelle « la troïka », l’histoire d’amis d’enfance qui se connaissent très
bien ». (Chéreau)
1997, Théâtre Maly de Saint-Pétersbourg/Festival de Weimar, Lev Dodine : « Pièce
sans titre »
Lev Dodine a créé sa propre version
scénique et écarté le titre traditionnel de
Platonov, prenant de grandes libertés avec le
texte, effectuant de larges coupes,
remaniant l’ordre des scènes. Il a éliminé le
personnage de Triletski qu’il jugeait « fade »
en incorporant une partie du rôle dans celui
de Voïnitsev.
« La pièce sans titre, c’est la vie. La vie, c’est
aussi une pièce sans titre. Et tout
particulièrement la vie d’aujourd’hui(…).
Toute la pièce est à l’état de brouillon et
c’est en quelque sorte le matériau que, nous aussi, nous utilisons. Nous, aujourd’hui,
nous écoutons et nous jouons notre pièce sans titre comme une musique
contemporaine sur la vie qui se déroule sous nos yeux et qui nous fait mal à tous.
Une seule chose est sûre : on a soif de vivre ». Lev Dodine
28
ANTON TCHEKHOV
[...] Mon curriculum vitae, si l’on peut dire, vous est connu
dans ses traits principaux. La médecine est ma femme
légitime, la littérature ma maîtresse. Toutes deux bien sûr, se
font mutuellement tort, mais pas assez pour s’exclure
mutuellement. Je suis sorti de l’Université (de Moscou) en
1884. J’ai reçu le prix Pouchkine en 1888. En 1890, je suis allé
à Sakhaline et je veux à ce sujet publier tout un livre. Voici
tous mes états de service. Encore un mot pourtant : en 1891,
j’ai voyagé en Europe. Je suis célibataire, point riche et je vis
uniquement de l’argent que je gagne. Plus je vieillis, moins je
travaille, et de façon plus indolente. Je commence à sentir
l’approche de la vieillesse. Ma santé n’est pas merveilleuse.
[...]
Anton Tchekhov
C’est au lycée qu’Anton Pavlovitch Tchekhov‚ né en 1860 à Taganrog‚ un petit port du
sud de la Russie‚ écrit une longue pièce que nous connaissons maintenant sous le
titre de Platonov (le titre original‚ absent du manuscrit‚ semble avoir été un
néologisme signifiant approximativement l’absence de pères).
Il y évoque la vie dans un domaine comme celui où son grand-père avait dû servir et y
décrit la petite bourgeoisie de Taganrog : boutiquiers‚ nobles déchus‚ militaires de
retour de la guerre de Crimée au cours de laquelle massacres et pillages ont
discrédité la génération des pères. Trop longue‚ trop brutale‚ liée à l’actualité la plus
immédiate‚ la pièce ne sera jamais jouée de son vivant‚ bien qu’il l’ait remaniée à
plusieurs reprises pour l’abréger. La version originale qu’André Markowicz et moimême avons traduite et que nous donnons ici (en signalant les coupes opérées par
Tchekhov pour la réduire et la normaliser) n’avait à ce jour jamais été traduite en
français. Elle permet de comprendre dans sa plénitude la force d’une œuvre qui
contient comme à l’état brut tout le théâtre du plus grand auteur dramatique de son
temps.
Françoise Morvan
29
EXTRAITS DU TEXTE
Platonov. Ils bâfrent comme des goinfres... Triletski gobe les sardines comme un
requin... Voïnitsev ne mange pas, mais il dévore sa femme des yeux. L’heureux
homme ! Il l’aime comme Adam aimait son Eve ! Il mangerait du cirage pour lui
plaire... Il vit des heures heureuses ! Qui auront vite passé et ne reviendront jamais.
Tiens, et Sofia... Elle scrute... Elle me cherche, avec ses yeux de velours. Qu’elle est
mignonne ! Quelle beauté dans ses traits ! Ses cheveux n’ont pas changé ! La même
couleur, la même coiffure... Je les ai embrassés si souvent, ces cheveux... [pause]
Pour moi aussi, le temps serait donc venu d’avoir mes souvenirs pour seule joie ?
Platonov, après une pause. – […] Je pars. Mais… C’est vrai que Sofia est
amoureuse de moi ? C’est vrai ? (Il rit.) Pourquoi ? Le monde est si obscur et si
étrange ! (Pause) Étrange… Est-il vraiment possible qu’une telle femme, belle,
marmoréenne, avec cette chevelure magnifique, tombe amoureuse d’un
énergumène sans le sou ? Elle m’aime pour de bon ? Pas possible ! (Il gratte une
allumette et parcourt la lettre.) Oui… moi ? Sofia ? (Il éclate de rire.) Elle m’aime ? (Il
porte ses mains à sa poitrine.) Le bonheur ! Mais, c’est le bonheur ! C’est mon
bonheur ! Une vie nouvelle, des visages nouveaux, un environnement nouveau ! J’y
vais ! En avant, marche, au kiosque près des quatre poteaux ! Attends-moi, Sofia !
Mienne tu as été, mienne tu devras être ! (Il part et s’arrête.) Je n’irai pas ! (Il revient
sur ses pas.) Détruire la famille ? (Il crie.) Sacha, je rentre ! Ouvre la porte ! (Il se
prend la tête à deux mains.) Je n’irai pas, je n’irai pas… je n’irai pas ! (Pause) J’irai !
(Il part) Marche… détruis, piétine, souille… (Il tombe sur Voïnitsev et Glagoliev 2.)
Acte deuxième,
Premier tableau,
Scène 15, p. 270-271
Anna. […] Les femmes comme moi finissent toujours mal… J’aurais dû être
professeur, ou directeur de je ne sais quoi… On m’aurait mise diplomate, j’aurais
retourné le monde… Une femme évoluée… et qui n’a rien à faire… Qui ne sert à rien
donc… Les chevaux, les vaches, les chiens, ça sert à quelque chose, et, toi, tu ne sers
à rien… Tu es de trop… Hein ? Pourquoi tu ne dis rien ?
30
AUTOUR DU SPECTACLE
**********************************************************************************************************
> lundi 26 mars à 20h30
L’Aquarium fait son cinéma au ciné Le Vincennes :
projection du film inédit en France
La Mouette de Youli Karassik ,
d'après la pièce d'Anton Tchekhov, musique originale d'Alfred Schnittke.
avec Alla Demidova, Lioudmilla Savelieva
(1972, URSS, 1h40 / copie neuve 35mm)
Fin du XIXème siècle en Russie. Konstantin, un jeune écrivain s'oppose à l'académisme de Trigorine,
l'amant de sa mère, la célèbre actrice Arkadina. Konstantin aime Nina, une jeune fille sensible qui
rêve d'évasion, mais celle-ci se laisse séduire par Trigorine.
suivie d’une rencontre avec les comédiennes Céline Langlois et Edith Mériau
> vendredi 30 mars à l’issue du spectacle
Rencontre avec l’équipe artistique
31
L’ACCOMPAGNEMENT AU SPECTACLE PERSONNALISÉ
**********************************************************************************************************
Pour qu’une sortie au théâtre soit la plus réussie possible, l’Aquarium vous propose
de rencontrer les équipes artistiques en amont ou en aval d’une représentation,
d’organiser des parcours de découverte du théâtre sur toute la saison, de découvrir
l’histoire du lieu et de ses particularités avec une visite des salles, d’accueillir dans
votre classe la petite forme théâtrale itinérante DÉTOURS en prélude au spectacle
(durée : 1h suivie d’une rencontre avec la comédienne > en savoir plus :
http://www.theatredelaquarium.net/petites-formes-itinerantes)…
Le service des relations avec les publics saura étudier avec vous les actions qui
correspondent à vos attentes, vous faire des propositions qui pourront compléter et
enrichir le temps de la représentation.
Service des relations avec les publics
(du mardi au vendredi de 10h à 13h et de 14h à 19h)
Jessica Pinhomme 01
43 74 67 36
[email protected]
Floriane Legrand 01
43 74 72 74
[email protected]
Retrouvez toutes les informations sur le site de l’Aquarium
www.theatredelaquarium.com
découvrez les coulisses du théâtre sur son blog
http://theatredelaquarium.tumblr.com
et rejoignez le réseau d’amis du Théâtre de l’Aquarium sur
Facebook, Twitter
32
PRATIQUE
**********************************************************************************************************
PLATONOV MAIS…
23 mars > 15 avril 2012
durée du spectacle 2h
du mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 16h
d’après Platonov de Tchekhov (Ed. Solitaires intempestifs)
traduction Françoise Morvan & André Markowicz
adaptation et mise en scène Alexis Armengol, batterie et son Stéphane Bayoux,
lumière François Blet, costumes Audrey Gendre et Linda Bocquel,, scénographie
James Bouquard, régie générale Rémi Cassabé
avec Stéphane Gasc, Céline Langlois / Valérie Moinet (en alternance), Alexandre Le
Nours, Édith Mérieau, Christophe Rodomisto, Laurent Seron-Keller, Camille
Trophème
TARIFS SCOLAIRES
10€ > étudiants et scolaires
1 invitation > pour chaque accompagnateur encadrant 10 élèves
14€ > pour les accompagnateurs supplémentaires
RÉSERVATIONS
par téléphone au 01 43 74 99 61 (service gratuit)
du mardi au samedi de 14h à 19h
LE BAR
Possibilité de commander une formule de restauration légère pour le groupe
(commande 1 semaine avant la venue au théâtre au plus tard)
> 8€ une boisson + une tartine salée + une tarte sucrée
> 10€ une boisson + une tarte salée + une tarte sucrée
> réservations et commandes par téléphone auprès de Thibaut Garcia,
responsable de la billetterie : 01 43 74 99 61
du mardi au samedi de 14h à 18h (sauf le samedi 10 mars)
33
route du champ de manœuvre
75012 Paris
ACCÈS
en métro
station château de Vincennes (ligne 1)
+
navette gratuite Cartoucherie
(pendant une heure à l’aller et au retour)
ou
bus n°112 (zone 3)
en voiture
sortie Porte de Vincennes, direction Parc Floral puis Cartoucherie
parking gratuit sur le site de La cartoucherie
Le Théâtre de l’Aquarium, dirigé par François Rancillac, est subventionné par le Ministère de la Culture et de la
Communication (Direction Générale de la Création Artistique), avec le soutien de la Ville de Paris et du Conseil
Régional d’Île-de-France licences 1033612-1033613-1033614
34
Téléchargement