LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2003.
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Godard, Casavettes, Garell), de la philosophie (Deleuze), de la musique (classique, rock, jazz), de la littérature
(Sophocle, Racine, Marivaux, Claudel, Durif) […] p.43
Pour Ivanov, peu de références théâtrales mais l’étude de peintures baroques avec les acteurs pour collecter des
images de la déformation des corps, des équilibres instables, de la vrille engendrée par la tension physique. Et le
nom de Rivel, vieux clown qui, au faîte de son art, se présente au public dans une parfaite immobilité et déclenche
le rire sans rien faire de plus que d’être là. Puis la connaissance délibérément lointaine de la mise en scène qu’en
fit Claude Régy en 1984 à la Comédie-Française, pour son lien explicite avec le montage cinématographique et la
littérature contemporaine [p.43] :
Avec cette modernité radicale de Tchekhov, qu’il n’y a pas de héros, pas de démonstration littéraire, Tchekhov, pour moi,
reste le premier à avoir écrit le silence. Et c’est cela qui doit nous importer aujourd’hui. […] C’est une pièce sur le vide. C’est
en cela qu’elle a à voir avec la littérature contemporaine. Les abîmes sont dans les personnages. Ce pourrait être : aucun lieu,
nulle part. Le personnage d’Ivanov ne sait pas où adresser la demande d’énergie qu’il sent sourdre en lui et refuse le monde
contingent de la réalité [p.43] extérieure. Ivanov est peut-être Tchekhov, un Tchekhov qui n’aurait pas trouvé la voie de
l’écriture. Claude Régy, Entretien avec Armelle Héliot, Le Quotidien de Paris, 8 mai 1984. [p.44]
Refuser le théâtre pour l’atteindre. Dire les silences plutôt que les paroles. Ne pas interpréter un rôle en croyant à
son personnage, mais s’impliquer dans le processus entier du spectacle […] p.45
Ce principe épique, romanesque, qui fait alterner le dramatique et le non dramatique, l’important et l’insignifiant, l’essentiel
et le secondaire, seul Tchekhov a su le réaliser pleinement au théâtre. Ce qui l’intéressait en premier lieu, c’était de savoir
quel est le rapport entre l’importance d’un événement et la place qui lui revient parmi les autres événements de la vie
quotidienne. Et ce qu’il a découvert, c’est que l’importance d’un événement et sa situation dans le contexte sont inversement
proportionnels, plus exactement, que certains événements essentiels, voire cruciaux, prennent une toute petite place dans
l’existence. Le drame classique les isole et leur donne autant de place qu’ils les méritent de par leur importance ; en revanche,
le drame moderne qui se veut l’image de la vie telle qu’elle est en réalité, doit les voir entourés par tout ce qui naturellement
les environne dans l’existence ; et lorsque nous voyons ces importants événements dramatiques dans leur environnement
existentiel, nous comprenons que dans la vie l’inessentiel prend généralement bien plus de place que l’essentiel qui surgit et
disparaît aussitôt. p.45 Hristic, Jovan, Le Théâtre de Tchekhov, Lausanne, l’Age d’Homme, 1982.
STRUCTURE 1 : IVANOV, UN CLOWN COMME PERSONNE
Quels que soient mes efforts pour être sérieux, je n’y parviens pas, chez moi le sérieux se confond constamment avec la
banalité. T. à Polonski, le 22.02.1888
Sur les instances du directeur de théâtre, Tchekhov remplaça le terme originel de « comédie » par celui de
« drame », alors qu’il aurait souhaité attribuer à son théâtre le seul qualificatif de « scènes », la notion de genre lui
semblant obsolète. Comment en effet continuer d’imaginer des catégories spécifiques pour ces pièces sans
intrigue, sans sujet, sans héros, pour ces pièces inspirées par l’étude même de la vie ?
Il n’y a pas besoin de sujet. La vie ne connaît pas de sujets, dans la vie tout est mélangé, le profond et l’insignifiant, le
sublime et le ridicule. [Paroles rapportées par I. Potapenko, in Tchekhov, Nina Gourfinkel, Paris, Seghers, 1966.] p.51
Ce qu’on demande c’est que le héros et l’héroïne fassent des effets. Mais dans la vie les homlmes ne se tuent pas, ne se
pendent pas, ne se font pas des déclarations d’amour à tout bout de champ. Ils mangent, ils boivent, ils se traînent et disent
des bêtisent. Et voilà, c’est cela qu’il faut montrer sur scène. Il faudrait écrire une pièce où les gens arriveraient, partiraient,
mangeraient, parleraient de la pluie et du beau temps, joueraient aux cartes, et tout cela non pas parce que l’auteur en a besoin
mais parce que tout cela se passe comme ça dans la réalité. p.51
Tchekhov cité par Hristic, Jovan, in Le Théâtre de Tchekhov, Lausanne, l’Age d’Homme, 1982.
Ce ne sont plus les catégories du tragique et du comique qui préoccupent Tchekhov mais la constante fiction de
ces pôles apparemment contradictoires. S’il est encore une intrigue, elle tient au dévoilement des protagonistes du
drame qui, déchirant le tissu des apparences, montrent bientôt leur face sombre quand on les (p.51) croyait
comiques, leur capacité à la dérision quand on les imaginait tragiques. « Ni anges ni canailles
», les personnages
sont progressivement conduits au spectacle de leur sincérité, seule action véritable de cette dramaturgie de la
révélation [qui inspira à Éric Lacascade de présenter Ivanov sous les traits d’un clown triste.] p.52
« sous l’apparent tissu de la banalité quotidienne s’agitent de grandes figures mythiques »
entretien avec E.Lacascade, avril 2002, citant Antoine Vitez, Silex n°16.
GOURFINKEL, Nina, Anton Tchekhov, Paris, Seghers, 1966.