LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute

publicité
LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2003.
I PORTRAIT ET PAYSAGE
d’après les entretiens avec Eric Lacascade
Tchekhov me semble tourner autour de ce sentiment du vide. L’ennui est la manifestation de ces affres qui seuls
relient les êtres ; pour le reste, ils sont seuls. […] Quand les angoisses sont le ferment de l’art, ce qu’on dit est
vrai1.
p.24
Comme Grotowski, je pense que ce n’est pas la parole qui détermine l’être, mais l’attitude qui détermine l’action.
La source de mon théâtre, c’est l’étude des comportements humains.
p.25
II LE DRAMATIQUE ET L’INSIGNIFIANT
Depuis que les acteurs ont joué mon Ivanov, je les considère comme des membres de ma famille. Ils me sont aussi proches
que ces malades que je suis arrivé à guérir ou que ces enfants dont j’ai jadis été l’instituteur. T. à souvorine, 4.02.1889. p.39
Mon théâtre, c’est l’histoire d’une communauté. D’un chœur. D’un groupuscule sur front de refus. E. Lacascade, 28.01.2002
p.39
Ce furent [pourtant] les interprètes du Théâtre d’Art de Moscou qui contribuèrent à transformer les premiers
déboires en réussites durables. Tels des « membres de sa famille », les acteurs donnèrent chair aux personnages
imaginaires qui finirent bientôt par leur ressembler, Tchekhov revendiquant, depuis Les Trois Sœurs, une écriture
directement inspirée par la fréquentation du monde du théâtre. p.39
Ivanov, c’est le spectacle des retrouvailles, La Mouette la confirmation de la relation, Cercle de Famille pour
Trois Sœurs l’expérience du risque nécessaire à la survivance artistique. p.40
Esthétique du palimpseste : les acteurs apprennent tous les rôles et se substituent parfois les uns aux autres,
traversent des formes différentes et reprennent des spectacles sans pour autant s’effacer, tout cela pour exalter le
seul mystère de l’interprétation. Ou bien de la présence ; présence des corps mais aussi des lieux, chacune des
pièces répondant au contexte particulier de sa création. p.41
L’important dans les répétitions n’est pas l’accumulation d’un savoir ni d’une matière, c’est l’épreuve elle-même. La
réitération quotidienne, digne d’un rituel. Cette répétition me semble parfois absurde, mais elle est l’essentiel de la recherche.
Le spectacle, c’est qu’une trace, un reste, une pauvre chose. Nous dirons donc aux spectateurs : « voici nos restes : méditez et
observez. » p.41 [Lacascade, Ivanov, Cahier de mise en scène]
Les héros des grandes pièces de Tchekhov à partir de La Mouette, sont les variantes de personnages toujours les mêmes : il y
a l’homme qui a raté sa vie et qui se rebiffe trop tard ; il y a l’homme « arrivé », parfois un « faux dieu », un égoïste
inconscient, aimé du destin et des femmes ; et sa réplique féminine, l’actrice, la femme du monde, vieillissante, encore
brillante ; il y a la jeune fille qui non seulement a l’attrait de la jeune pureté qu’avaient les « demoiselles » de la littérature
russe antérieure, mais, naïve et tenace, semble chercher, avoir trouvé, le soleil d’un avenir imaginaire ; il y a le médecin de
campagne, constante de ces pièces, même si l’espèce représentée n’est guère la même, l’instituteur, sa situation médiocre, et
sa profonde gentillesse. Et il y a l’amour, la passion qui, dans ce vase clos, prend une intensité mortelle. Il y a la certitude
partout exprimée que, sur la vie de mollusques à laquelle sont réduits ces hommes, ces femmes, avec leur grandeur anonyme,
sera édifiée une vie tout autre, qui aura un but et qui prendra sens. p.41
Elsa Triolet, Théâtre de Tchekhov, Club des amis du livre progressiste, 1963.
L’expérimentation plutôt que la référence
Chacun porte en soi une image de Tchekhov, une façon de le jouer. Ça n’intéresse personne.
Chacun porte en soi une envie de dire, de montrer l’ennui, la difficulté à communiquer, la fatigue, la maladie, la mort,
l’amour impossible. Ça intéresse tout le monde. p.42 [Lacascade, Ivanov, Cahier de mise en scène]
Si la critique existait en Russie, je saurais que je constitue un fond, bon ou mauvais, peu importe, et que je suis tout aussi
nécessaire à ceux qui se consacrent à l’étude de la vie que l’étoile est nécessaire à l’astronome. T. à Souvorine, 23.12.1888.
p.42
[…] on note la préférence manifeste pour ceux qui se préoccupent des actions physiques et du langage gestuel,
tels Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko, Krejka, mais aussi Vitez ou Régy. La reconnaissance des influences
excède cependant le monde du théâtre en s’attachant aux découvertes de la danse (Pina Bausch), de la peinture
(Schiele, Klimmt, Delvaux, Van Gogh, les recherches conceptuelles contemporaines), du cinéma (Truffaut,
1
LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2003, p.24
1
LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2003.
Godard, Casavettes, Garell), de la philosophie (Deleuze), de la musique (classique, rock, jazz), de la littérature
(Sophocle, Racine, Marivaux, Claudel, Durif) […] p.43
Pour Ivanov, peu de références théâtrales mais l’étude de peintures baroques avec les acteurs pour collecter des
images de la déformation des corps, des équilibres instables, de la vrille engendrée par la tension physique. Et le
nom de Rivel, vieux clown qui, au faîte de son art, se présente au public dans une parfaite immobilité et déclenche
le rire sans rien faire de plus que d’être là. Puis la connaissance délibérément lointaine de la mise en scène qu’en
fit Claude Régy en 1984 à la Comédie-Française, pour son lien explicite avec le montage cinématographique et la
littérature contemporaine [p.43] :
Avec cette modernité radicale de Tchekhov, qu’il n’y a pas de héros, pas de démonstration littéraire, Tchekhov, pour moi,
reste le premier à avoir écrit le silence. Et c’est cela qui doit nous importer aujourd’hui. […] C’est une pièce sur le vide. C’est
en cela qu’elle a à voir avec la littérature contemporaine. Les abîmes sont dans les personnages. Ce pourrait être : aucun lieu,
nulle part. Le personnage d’Ivanov ne sait pas où adresser la demande d’énergie qu’il sent sourdre en lui et refuse le monde
contingent de la réalité [p.43] extérieure. Ivanov est peut-être Tchekhov, un Tchekhov qui n’aurait pas trouvé la voie de
l’écriture.
Claude Régy, Entretien avec Armelle Héliot, Le Quotidien de Paris, 8 mai 1984. [p.44]
Refuser le théâtre pour l’atteindre. Dire les silences plutôt que les paroles. Ne pas interpréter un rôle en croyant à
son personnage, mais s’impliquer dans le processus entier du spectacle […] p.45
Ce principe épique, romanesque, qui fait alterner le dramatique et le non dramatique, l’important et l’insignifiant, l’essentiel
et le secondaire, seul Tchekhov a su le réaliser pleinement au théâtre. Ce qui l’intéressait en premier lieu, c’était de savoir
quel est le rapport entre l’importance d’un événement et la place qui lui revient parmi les autres événements de la vie
quotidienne. Et ce qu’il a découvert, c’est que l’importance d’un événement et sa situation dans le contexte sont inversement
proportionnels, plus exactement, que certains événements essentiels, voire cruciaux, prennent une toute petite place dans
l’existence. Le drame classique les isole et leur donne autant de place qu’ils les méritent de par leur importance ; en revanche,
le drame moderne qui se veut l’image de la vie telle qu’elle est en réalité, doit les voir entourés par tout ce qui naturellement
les environne dans l’existence ; et lorsque nous voyons ces importants événements dramatiques dans leur environnement
existentiel, nous comprenons que dans la vie l’inessentiel prend généralement bien plus de place que l’essentiel qui surgit et
disparaît aussitôt. p.45
Hristic, Jovan, Le Théâtre de Tchekhov, Lausanne, l’Age d’Homme, 1982.
STRUCTURE 1 : IVANOV, UN CLOWN COMME PERSONNE
Quels que soient mes efforts pour être sérieux, je n’y parviens pas, chez moi le sérieux se confond constamment avec la
banalité. T. à Polonski, le 22.02.1888
Sur les instances du directeur de théâtre, Tchekhov remplaça le terme originel de « comédie » par celui de
« drame », alors qu’il aurait souhaité attribuer à son théâtre le seul qualificatif de « scènes », la notion de genre lui
semblant obsolète. Comment en effet continuer d’imaginer des catégories spécifiques pour ces pièces sans
intrigue, sans sujet, sans héros, pour ces pièces inspirées par l’étude même de la vie ?
Il n’y a pas besoin de sujet. La vie ne connaît pas de sujets, dans la vie tout est mélangé, le profond et l’insignifiant, le
sublime et le ridicule. [Paroles rapportées par I. Potapenko, in Tchekhov, Nina Gourfinkel, Paris, Seghers, 1966.] p.51
Ce qu’on demande c’est que le héros et l’héroïne fassent des effets. Mais dans la vie les homlmes ne se tuent pas, ne se
pendent pas, ne se font pas des déclarations d’amour à tout bout de champ. Ils mangent, ils boivent, ils se traînent et disent
des bêtisent. Et voilà, c’est cela qu’il faut montrer sur scène. Il faudrait écrire une pièce où les gens arriveraient, partiraient,
mangeraient, parleraient de la pluie et du beau temps, joueraient aux cartes, et tout cela non pas parce que l’auteur en a besoin
mais parce que tout cela se passe comme ça dans la réalité. p.51
Tchekhov cité par Hristic, Jovan, in Le Théâtre de Tchekhov, Lausanne, l’Age d’Homme, 1982.
Ce ne sont plus les catégories du tragique et du comique qui préoccupent Tchekhov mais la constante fiction de
ces pôles apparemment contradictoires. S’il est encore une intrigue, elle tient au dévoilement des protagonistes du
drame qui, déchirant le tissu des apparences, montrent bientôt leur face sombre quand on les (p.51) croyait
comiques, leur capacité à la dérision quand on les imaginait tragiques. « Ni anges ni canailles 2 », les personnages
sont progressivement conduits au spectacle de leur sincérité, seule action véritable de cette dramaturgie de la
révélation [qui inspira à Éric Lacascade de présenter Ivanov sous les traits d’un clown triste.] p.52
« sous l’apparent tissu de la banalité quotidienne s’agitent de grandes figures mythiques »
entretien avec E.Lacascade, avril 2002, citant Antoine Vitez, Silex n°16.
2
GOURFINKEL, Nina, Anton Tchekhov, Paris, Seghers, 1966.
2
LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2003.
Chez Tchekhov il y a toujours une femme a acheter, seule occurrence qui permette la réunion des domaines de
l’argent et de l’amour. p.58
Ivanov est un personnage en creux, ce sont les autres qui viennent à lui pour proposer de l’aide, de l’amour, mais
il ne veut plus rien. Ivanov voudrait seulement que tout soit simple. p.59
Ivanov a été dans la violence, il est maintenant dans le rien. p.62
(…) c’est aussi la découverte des fondements esthétiques sur lesquels E. Lacascade et ses acteurs travaillent
encore aujourd’hui : la rencontre d’une troupe et de Tchekhov dans un espace vide qui laisse toute place aux
acteurs, les déplacements selon des formes géométriques qui naissent naturellement quand on cerne avec justesse
les enjeux des personnages, la présence d’un chœur qui renvoie l’acteur au spectateur pour les confessions
intimes, le lien du théâtre et de la vie. p.63
STRUCTURE 2 : LA MOUETTE, COMME TOUT LE MONDE
La littérature artistique ne peut être ainsi qualifiée que dans la mesure où elle peint la vie telle qu’elle est réellement.
Son seul but, c’est la vérité absolue et sincère. Anton Tchekhov, Correspondance, à M.V. Kisseleva, 14.01.1887 [p.69]
(…) La Mouette, une « sorte d’autobiographie littéraire ». [GOURFINKEL, Nina, Anton Tchekhov, Paris, Seghers,
1966.] Par le sujet abordé des liens intimes de l’art et de la vie […] p.69
Condensation d’instants dont la source est humblement empruntée à la vie, La Mouette est un manifeste artistique
pour la vérité car, comme Tchekhov aimait à le rappeler, « l’homme ne deviendra meilleur que lorsqu’on l’aura
montré à lui-même tel qu’il est. » p.70 [Tchekhov, Carnets]
Symbole de la destruction de la beauté et de la beauté de l’échec, la mouette vit d’abord dans le regard des autres
avant d’assumer sa propre existence. p.71
Comme le dit Pasolini, l’espace théâtral est dans nos têtes. Le théâtre, un rituel. Il faut seulement trouver des signes, juste des
signes. Dans l’air, il doit [p.71] y avoir une qualité, une pureté, une transparence, un détachement, bref une évidence, une
austérité. Tout cela c’est le lac, comme un miroir renvoyé. p.72 [E. Lacascade, La Mouette, Cahier de mise en scène]
Porter le deuil de sa vie quand on a fait le deuil de l’amour, telle sera en effet la vocation des personnages
principaux de ce drame […] p.72
Le premier mouvement de la mise en scène s’achève ainsi sur l’ébranlement de la perception du public qui image
l’état intérieur de Treplev. Premier échec de ce personnage : celui qui désirait faire coïncider l’espace du théâtre et
celui de la nature, l’amour de sa mère et celui de l’art, l’amour de sa vie, sa mère et le théâtre perd tout à coup. A
tout confondre, Treplev a joué sa vie. p.74
Rencontre de Trigorine & de Nina transforme le point de vue du spectateur qui regarde désormais avec les yeux de l’écrivain.
Après ces trois temps du premier acte - « préparation du spectacle qui établit un lien entre le théâtre et l’amour,
échec du spectacle et questions sur la pérennité de l’amour, échec de l’amour à cause du spectacle » [E. Lacascade,
La Mouette, Cahier de mise en scène] p.75 - tous vont souffrir, tous deviendront la Mouette.
« Si l’art et le théâtre étaient des questions liées à l’amour et à la vie, le thème de la mort ouvre sur le seul ailleurs
de la pièce. » [E. Lacascade, La Mouette, Cahier de mise en scène] p.75
Dénonciation du factice : Chamraïev coupe le disjoncteur du théâtre et fait le noir et le silence sur le plateau. P.75
Chamraïev, c’est la révolte du minable. Son intervention, un moment où la vie vient dire que le théâtre ne peut pas tout. Un
régisseur suffit à faire basculer le monde de la vieille tragédienne. [Lacascade, La Mouette, Cahier de mise en scène]
STRUCTURE 3 : CERCLE DE FAMILLE (POUR TROIS SŒURS)
J’aurais aimé qu’on me joue tout à fait simplement, primitivement… Comme dans l’ancien temps… Une pièce, à l’avantscène des chaises… Et de bons acteurs pour jouer… Voilà tout… Tchekhov cité par Karpov [p.87]
Avec Les Trois Sœurs, Tchekhov entre dans une autre période de l’écriture : son théâtre sera désormais habité par
la présence des acteurs du Théâtre Artistique de Moscou auxquels il destine l’œuvre à venir. p.87
Depuis longtemps, je cherche à formuler les différences essentielles entre le spectacle et les répétitions. Les répétitions
occultent la narration que le spectacle exige et restent du côté du fragment. Les répétitions nécessitent une sérénité verbale et
physique pour des spectacles résolument violents, voire irrespectueux. Les répétitions exigent des acteurs une humilité qui les
maintient longtemps face à eux-mêmes, à leurs forces, à leurs incomplétudes ; face aux intensités et aux limites du vivant.
Les répétitions c’est le noir, l’enfermement permanent, la confusion entre le plateau et la vie. Les répétitions, c’est aussi la
voie de la folie. Tous ces jours où l’on reste enfermé, on a peur de ne plus vivre. Le Cercle de famille pour trois sœurs, c’est
l’image de notre heureuse captivité.
Avec cette sorte de laboratoire, je voulais montrer qu’il n’y a rien à montrer de plus du monde que notre monde, de nous que
nous et seulement nous. Que l’humanité, c’est nous. Ce n’est plus simplement faire du théâtre sur le théâtre, mais du théâtre
sur le théâtre sur le théâtre sur le théâtre. Infiniment, l’abîme. [entretien avec E. Lacascade, Mathieu, janvier 2002.] p.89
Cercle de famille pour Trois Sœurs est une pièce intime fondée sur le principe de la réminiscence. p.89
3
LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2003.
Un théâtre laboratoire
Quand je joue je cherche l’ingénuité de mon personnage, son instinct. Pour cela je dois accepter le vide, la béance,
la part d’inconnu des acteurs qui, comme moi, reçoivent la déflagration de l’autre. L’expérience de la scène est
liée au hasard puisque je ne sais pas ce que je vais produire à ce contact. Quand les pulsions circulent comme le
sang, le théâtre devient organique et nous surprend dans nos préjugés. C’est alors que le jeu s’impose, la venue
dans un corps dont on n’avait pas encore eu l’intuition. Sur un plateau, les corps vérifient les idées. Chaque acteur
a son point de vue dans un système global qui nous dépossède et refuse de se figer en un sens. C’est ainsi qu’on
injecte ensemble du sang neuf dans un texte de Tchekhov, une autre respiration. Ce que je dis là est vrai pour les
répétitions et pour le spectacle. Le lien ultime entre ces deux expériences - intimes ou publiques - c’est le corps.
J’ai le même corps lorsque je répète ou que je joue.
Nous travaillons sur le corps, c’est-à-dire sur le rien. Les corps font le décor, inventent les objets qui formulent
l’histoire. Cette contrainte du rien nous fait découvrir des cristaux. Le rien de la scène saute aux yeux des
spectateurs et ouvre leur imaginaire. Ensemble, nous détruisons les artifices qui pourraient nous enfermer ; nous
faisons exploser les samovars, nous brisons les tasses de thé. Ensemble nous sommes ramenés au rien, au néant
commun de l’existence. Ensemble nous savons que nous sommes ensemble pour ce rien que nous partageons.
Ensemble nous devenons humains. p.98-99
Entretien avec Jean Boissery, juin 2002
Vivisection du vivant, sur le plateau. Je donne un point de vue en continuant d’inventer. Ce sont des choses
petites qui, s’accumulant, font la poussière du personnage. Que va-t-il se produire dans la seconde qui va suivre ?
Il faut avoir été possédé - temps qui nous ramène au passé - pour que le jeu puisse éternellement se transformer futur - dans le présent de l’acte théâtral. Eric Lacascade nous met en relation et nous dépossède. Cette rigueur de
l’ensemble laisse une part au hasard du présent. Dans la pulsion, nous sommes vivants. Désespérés, tragiques,
hilarants. Proches du public. Enfermés avec lui dans un cercle magique. Comme le dit Stanislavski, on ne peut
représenter Tchekhov, on ne peut que le vivre. p.99 [Entretien avec Jean Boissery, juin 2002]
III NOTES SUR L’INTIME ET L’UNIVERSEL
Acteurs : ne croyez rien de ce qui est dit dans le texte d’Ivanov, mais observez toute chose et pénétrez toute chose par vousmême. Cherchez, espérez (comme Ivanov). Faites-vous une idée physique des mots. Ne manifestez pas l’idée en la soulignant
mais effacez, épurez, épurez encore, soyez humbles. Soyez certains d’avoir épuisé tout ce qui se communique par
l’immobilité et le silence avant d’agir ou de parler. Éprouvez (dans éprouver il y a épreuve). N’essayez pas de comprendre ni
ce que vous dites ni ce que vous faites. La connaissance n’est pas un problème de théorie, elle vient du faire. Le vrai maître
dit : faîtes cela et ne luttez pas pour comprendre. C’est en faisant que vous comprendrez. Ne résistez pas. p.104
Cahier de mise en scène, Ivanov.
J’ÉCRIS TCHEKHOV
[…] à la base de cette adaptation artisanale, la volonté de ne pas s’attacher au caractère sacré d’un texte. Refuser
d’y croire ; s’y opposer pour en comprendre la densité : p.106
[…]
S’il reste une allusion à l’origine, c’est dans le hall du théâtre où l’on sert la vodka au public avant qu’il entre dans
la salle pour se débarrasser définitivement de l’anecdote. Pas plus de disdascalies dans les adaptations qui
rechignent à situer l’œuvre, l’ancrage géographique tendant à particulariser des situations aux dimensions
universelles. Le lac de La Mouette n’appartient qu’aux discours des personnages, à leurs visions intimes, à leurs
comportements. p.106
« le plaisir théâtral gisant dans la différence entre ce que l’on dit, ce que l’on montre, et l’inattendu. » 3
L’ellipse concerne parfois les rôles principaux, Natacha disparaissant purement et simplement du Cercle de
famille pour Trois sœurs ; il s’agit ici d’éliminer une figure dont la dimension matérielle perturberait le rêve des
trois sœurs, mais aussi de récuser une forme de jeu réaliste pour l’ensemble de la structure. p.107
LES PILOTIS DE LA MISE EN SCÈNE
[le piratage]. Il faut en effet pour chaque scène trouver un principe qui permettra de la salir : une musique qui
perturbera le texte, un jeu à contre du propos, un espace suffisamment décalé pour donner du relief à la voix, aux
corps, aux choses en présence. p.115
DRAMATURGIES PHYSIQUES
Citation d’Antoine Vitez, Le Théâtre des idées, anthologie proposée par Danièle Sallenave et Georges Banu, Gallimard,
1991, p.184.
3
4
LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2003.
Dans ce spectacle [La Mouette], les acteurs prenaient en charge le point de vue du metteur en scène pour garder une distance
salutaire avec leurs rôles. Le miracle, c’est d’avoir accès aux deux plans d’un personnage : à sa particularité ; à sa généralité.
(entretien avec Arnaud Churin, juin 2002.] p.123
LE GESTE DES COMMENCEMENTS
(…) l’essentiel du théâtre est produit par des corps que d’autres regardent. Si le théâtre suppose la relation des
acteurs et des spectateurs, il ne peut être question de décor mais de lieu. p.124
Dans tous les cas, le réaménagement de l’espace concorde avec l’esprit du lieu et reste pour l’essentiel invisible,
la part du théâtre étant indissociable de la réalité architecturale. p.124
L’espace étant donné une fois pour toutes, les changements d’univers tiennent essentiellement aux variations des
codes de jeu. Il appartient à l’acteur de manifester physiquement les déplacements de l’action ou du cadre en
exhibant la logique du lieu. p.125
(…) il s’agit, pour les acteurs, d’habiter un lieu pour en faire un théâtre. Théâtre dans le théâtre avec le dispositif
en gigogne d’Ivanov, mais aussi de La Mouette séparant en deux aire de jeu, du Cercle de Famille pour Trois
Sœurs mêlant acteurs et spectateurs, ou de Platonov se défaisant progressivement du formalisme pour rejoindre la
réalité présente du spectateur. p.125
L’espace est défini par le mouvement des acteurs. […] les protagonistes de Platonov, galerie de portraits rappelant
le temps des scènes simultanées. A chaque fois, il s’agit d’une évidence : ce sont des acteurs qu’on nous présente,
vêtus de costumes qui sont le pendant [p.125] de la scénographie en restant inchangés tant que dure la
représentation. Le vêtement est un état de peau qui définit le personnage ; le lieu, la détermination physique des
contraintes de jeu. On ne transforme ni le lieu ni les apparences, tout se salit et va à la dégradation. Puis viennent
les premières rengaines, phrases jetées dans une forme polyphonique favorisant l’indistinction primordiale d’où
sortiront des voix singulières. Le public assiste alors au spectacle du théâtre, à la progressive incarnation des
personnages, à l’entrée dans le jeu habituellement dévolue aux salles de répétition. Ce passage à vue dans le rôle
est véritable. Les codes de jeu seront révélés à mesure du drame. p.126
Il suffit d’un pas pour devenir invisible aux autres : code de jeu pour créer l’intimité et rendre visible la
constellation des personnages. p.126
Le chœur, c’est ce par quoi on peut montrer a contrario que l’individu existe. Sans chœur, pas de solitude. [Au théâtre c’est
ça que j’attends, que quelqu’un survienne. [entretien Lacascade, avril 2002] p.126
Geste des commencements : la ligne des acteurs face au miroir du public inaugure un spectacle dont l’enjeu, pardelà l’anecdote, sera la discussion sur la mise en jeu que suppose le théâtre. p.126
Il suffit (…) d’introduire un personnage que l’auteur n’avait pas prévu dans une scène pour que « la mise en scène
engendre non pas de la sécurité, mais de l’ambiguïté » : p.126
Stein procède selon un principe similaire lorsque, dans la scène des adieux du quatrième acte, il fait entrer Lopakhine pendant
que Lioubov et Gaev s’embrassent… Il est le troisième homme. Nous ne sommes plus les seuls témoins car, entre la scène et
la salle, quelqu’un d’autre s’insinue et corrige ainsi notre propre regard. Ces mutations modifient le climat et relativisent les
relations autant que la portée des paroles. 4
RITUELS SCÉNIQUES
L’incarnation progressive de l’acteur en personnage tient également à la ritualisation de l’espace scénique qui
permet « le partage des codes au sein d’une communauté » : [p.133]
Quand on assiste à un rite pour la première fois, on sait que c’est la répétition d’une action mille fois réalisée dans le passé.
Le théâtre est lié au rituel quand le spectacle conserve quelque chose du moment des répétitions. [entretien E.L. juillet 2001]
(…) il semble que l’objet soit un prolongement du corps humain :
Dans mes spectacles, les chaises sont des personnages ; elles aussi ont des corps, des pieds, des fesses, des dos, des têtes.
Elles aussi se promènent, dansent, se jettent au sol dans un mouvement de colère ; elles aussi vivent. [entretien E.L. mars
2002] p.134
Métaphores du corps, les chaises permettent l’assimilation à un groupe ou la mise en exergue d’une individualité.
p.134
[…] un système d’accumulation. […] Accumulation des objets, répétition des désirs : dans les mises en scène
d’Éric Lacascade, tout ramène à l’expérience et à la conscience du cycle. p.135
THÉÂTRE DOCUMENTAIRE
4
BANU, Georges, Notre théâtre, La Cerisaie, Arles, éditions Actes Sud, série « Le temps du théâtre », 1999, p.107.
5
LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2003.
Je n’ai pas honte de montrer des acteurs qui se montrent. L’intimité. Il n’y a que ça dans mes spectacles et en même temps
elle n’est jamais permise, l’intimité. L’intimité a été tuée par la médiatisation à laquelle ne résiste aucun secret humain5.
Nous sommes dans ce monde où tout est vu par tout le monde ; le théâtre se doit d’en faire état. Plaisir et souffrance de l’acte
créateur. [Entretien avec E. Lacascade, juillet 2001] p.138
(…) l’intime est devenu question de convention : le code de jeu permet de se rendre visible au reste de la
communauté quand on s’écarte des mouvements collectifs ; quand on se présente de dos ; quand on se cache dans
un coin de la scène vide ; il suffit d’en décider.
Les premiers spectateurs sont des acteurs. De la sorte, le public est actif. p.138
Je cherche toujours à structurer les scènes par un système d’oppositions : pour représenter l’amour, je demande par exemple
aux acteurs de travailler sur la distance qui les sépare. C’est parce qu’on donnera le sentiment d’un vide insupportable que le
sentiment deviendra visible. C’est ainsi que la structure est ouverte au public et qu’il trouve physiquement sa place dans
l’espace scénique. [Entretien avec E. Lacascade, juin 2002] p.138
Le public n’est pas pris à parti, mais incorporé dans le jeu. Dispositif frontal, avec Ivanov, La Mouette ou
Platonov : la scène devient un espace de projection où synthétiser les points de vue, la tension maintenue entre les
personnages donnant une fonction critique à la salle. Relation de stricte proximité, avec Le Cercle de Famille pour
Trois Sœurs : le cercle crée un contact avec la matière brute du théâtre, les corps en présence permettant
d’observer le mécanisme physique des émotions […] p.139
Théâtre laboratoire : le spectacle est toujours approximatif s’il tient à des combinatoires vivantes. Le public est
alors convié à une expérience au résultat aléatoire, la forme étant soumise au flux hasardeux de l’existence. Ce qui
reste inchangé n’est autre que la sincérité de l’acteur désirant atteindre à son rôle face au spectateur. p.139
IV PLATONOV LE BROUILLON (DE LA VIE)
GENÈSE 3 : CONSTITUER LA BEAUTÉ DU DRAME
D’après un entretien avec Pascal Collin, collaborateur à la dramaturgie.
Platonov est une pièce de jeunesse qu’on dit inachevée. Injustement sans doute. En définitive, on devrait se
demander ce qu’est un brouillon. Il reste certaines scories de l’écriture, ratages ou longueurs suffisantes pour
expliquer ce long purgatoire. Mais à côté de cela une vitalité, une cohérence pour conduire les personnages à leur
ultime rendez-vous. Folie de Sophia, expulsion d’Anna Petrovna, mort de Platonov sur scène, point ultime où
l’œuvre trouve son achèvement.
Platonov est le palimpseste sur lequel Tchekhov, jeune dramaturge, cherche sa forme et la trouve. Fait
d’hésitations et de fulgurances, le texte se construit à mesure qu’il avance : d’une facture d’abord indéterminée –
s’agit-il d’un roman ou d’une pièce de théâtre ? - ce fleuve charrie des personnages peu connectés les uns aux
autres et comme atomisés, chacun gardant son territoire grâce à sa litanie singulière. Dans les deux premiers actes
s’établissent pourtant les pilotis de l’œuvre : de ce temps apparemment désordonné de la fête, sortent les motifs
principaux autour desquels les protagonistes vont tourner, bientôt emportés par leurs propres chants, ces refrains
nés de la répétition qui, presque inconsciemment, vont trouver leur organisation. Si le vin apporte les paroles de
vérité, la fête est ce miroir utopique où se disent, par le détour, les phrases importantes d’une vie. Le plus
important, c’est la marge. Les conversations anodines, les bordures de la scène, l’insouciance avec laquelle on
profère les mots qui emporteront. Le mouvement d’accélération propre à la fête et les tensions apparemment
jugulées par l’explosion du feu d’artifice. Mais tous ne sont rassemblés que par l’artifice d’un feu, et les mots déjà
prononcés empêchent plus que tout le rassemblement annoncé.
Platonov est d’abord un personnage de roman qui ne peut convenir à l’expression théâtrale, ni se limiter à la scène
d’un théâtre. p.159
Les liens se forment aux abords de la fête : on se cherche sans se voir, on veut se raconter après tous ces mois
d’hiver et de solitude. Des mouvements de groupe construisent et déconstruisent les individualités. On chante en
chœur à la fin du premier acte, on assiste à un feu d’artifice résolument spectaculaire pour conclure le second mais
tout retourne aux monologues, aux scènes duelles, aux batailles des individualités pour exister.
Après l’explosion de la fin du deuxième acte, vient le temps de l’errance avec cette ligne de chemin de fer près de
l’école de Platonov qui s’ouvre vers l’ailleurs quand le motif de la fête s’est épuisé. Les deux premiers actes, dans
leur profusion verbale et leur fabrication hasardeuse, ont surtout montré la difficulté à dire, à exprimer. A écrire ce
drame, pour le jeune Tchekhov qui ne sait où vont conduire tous ces mots qui ont écorné l’ordre habituel des
5
LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2003, p.138.
6
LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2003.
choses en opposant les fils et les pères, les maris et les femmes. Tandis que Platonov cherche en un monde clos sa
place, Tchekhov s’évertue à canaliser la forme de son écriture.
Sur le plateau, le théâtre se précise en se resserrant : désormais réunis par cette bande de terre de l’avant-scène,
lieu des rencontres nocturnes et hasardeuses, les personnages se donnent enfin au public qui cherchait d’abord des
silhouettes au lointain. Comme un préalable au théâtre, cette proximité dénoue l’écheveau des relations en
préférant aux scènes collectives et chorales les scènes duelles ou triangulaires, le resserrement de l’espace menant
à l’expression précise des conflits et des passions. On ne sait pourtant où mène ce chemin, bande de terre
sectionnée des deux côtés par une obscurité dangereuse.
La forme de la lumière se précise et se concentre en un carré central au moment du quatrième acte qui sera celui
de l’acteur. Tout le temps présent, Platonov reçoit les principaux protagonistes du drame dont les contours se sont
affirmés et se livre à l’exercice du monologue dans les entre-deux de la solitude. Retranché dans un univers
personnel qui le protège et le détruit, entouré de verres et de bouteilles qui l’incitent à dire et à dissimuler la
vérité, Platonov se lance dans la litanie des rôles que les autres voudraient lui faire jouer, ami ou ennemi, amant
ou mari, toutes propositions qui creusent la distance entre le personnage et ses emplois dans le drame qu’il n’est
plus en mesure d’arrêter. Le théâtre n’est plus une forme indéfinie comme aux premiers temps de l’écriture mais
le moteur même du personnage principal qui ne sait quel rôle jouer en l’absence d’une morale transmise par les
pères. Le théâtre commence par la mort des ancêtres, par l’abandon des fils sur ce grand plateau où se répète la
tragédie d’Hamlet. p.160
Le dernier acte sera celui de la vérité ; entraîné dans un principe d’accélération dont ils ne sont plus les maîtres,
les personnages se sacrifient sur l’autel du théâtre. Le désordre initial (Ier et IIème acte) a conduit à l’isolement de
certains schémas de paroles (IIIème acte) qui permettent aux acteurs d’exister (IVème acte) pour constituer la beauté
du drame (Vème acte).
Alors que Platonov est indéniablement moins abouti qu’Ivanov ou La Mouette, les corps - seuls barrages au
mensonge, selon Tchekhov - font naître une vérité d’ordre esthétique :
Mon saint des saints, c’est le corps humain, la santé, l’intelligence, le talent, l’inspiration, l’amour et la liberté la plus
absolue. La libération de toute force brutale et de tout mensonge, de quelques manières qu’ils s’expriment : voilà ce que
serait mon programme, si j’étais un grand artiste. [lettre à Plechtchéev, 4.10.1888, in Correspondance] p.161
GENÈSE 4 : LA VÉRITÉ N’A LIEU QUE DANS L’INSTANT
D’après un entretien avec Christophe Grégoire, interprète de Platonov.
Je n’aborde pas un personnage de face en imaginant pouvoir maîtriser ses émotions profondes, je cherche les lieux
de résistance avec lesquels j’entrerai en lutte, sur la scène. p.162
Platonov est un personnage fleuve qui fait des choses et en dit d’autres, qui dit des choses et en fait d’autres, un
être contradictoire et complexe, à la limite de l’incohérence. […] Si Platonov était tout entier dans la folie, on ne
trouverait plus d’espace de projection dans le personnage. Comme souvent chez Tchekhov, on ne peut jouer
Platonov qu’en conjuguant les pleins de la présence et les déliés de l’absence. p.162
[…]Platonov boit énormément, comme les convives de ce Banquet où chacun apporte sa définition de l’amour. Il
n’est jamais totalement ivre, comme Socrate. Tous les deux seront menés à la mort pour avoir dit la vérité.
Platonov ne sait pas se taire. Il exaspère à force de donner des leçons à Sofia, à Triletski, aux anciens, alors qu’il
échoue à bien se conduire. p.162
En défendant toutes les formes de l’amour, ce personnage refuse de se couler tout entier dans un rôle et renonce à
choisir un destin. p.163
Platonov aime toutes les femmes avec une intensité particulière : Sofia, l’amour de jeunesse, Anna Petrovna,
femme proche et sublime, Grekova la sauvage, Sacha sa femme, sa famille. Chaque fois qu’il les aime il dit vrai.
Quand on lui propose de partir il est séduit. La vérité n’a lieu que dans l’instant. Platonov est donc sincère, avec
ce grand vide intérieur des hommes lucides. Platonov n’aime pas les grands simulateurs, tous ceux qui s’arrangent
de leur faiblesse sans avoir le courage de voir. Le groupe des vieux notamment. p.163
Les autres : un problème pour Platonov. La plus grande souffrance, cette contradiction entre la vanité de ce monde
et la vacuité des gens d’importance. Platonov enfreint les règles sociales par sincérité, mais on le veut coupable.
p.163
[…] Platonov change tout le temps de sincérité. Platonov me rend à mon travail d’acteur. […] Platonov vit la vie
d’un acteur6. p.163
La Mouette évoquait le rapport à la mère, Platonov aux pères, les gardiens du mensonge collectif. p.163
[Mais] Platonov se révolte contre les pères alors qu’il est père. La sincérité est une arme dangereuse. p.164
6
LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2003, p.163.
7
LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2003.
GENÈSE 5 : AU THÉÂTRE, TOUT CE QUI NOUS DONNE DES RENSEIGNEMENTS SUR LA VIE EST UTILE
A partir d’entretiens avec Éric Lacascade menés de mars à juillet 2002 au moment de la création.
Sacha et Platonov rejoignent les tableaux vivants dans les ouvertures de la façade. Cette rencontre du dehors et du
dedans agit comme un principe explosif : [p.165] on est maintenant entré dans le drame. Suit le récit détaille de la
mort du père dont je n’ai trouvé mention que dans une édition italienne.7 p.166
J’aime travailler les scènes qui n’existent pas, scènes intermédiaires toutes consacrées à la représentation du temps
dont on se dit souvent, chez Tchekhov, qu’il est le seul acteur du drame. p.167
[…] la question sera ensuite de créer de l’intime dans cet espace immense. p.167
[…] La présence du chœur dans ces moments écrits pour deux personnages fait aussi surgir la nécessité des
scènes d’intimité à venir dans l’acte III.8 p.167
Le feu d’artifice met un terme aux provocations spectaculaires de Platonov. A partir du troisième acte, on quitte le
monde de la fête et l’atmosphère solaire d’un été pour s’enfoncer dans un purgatoire automnal qui conduira à
l’enfer du cinquième acte. p.170
La première scène de l’acte III est intime et simple a contrario du dernier moment spectaculaire. Tendresse triste
qui émane du récit des amours douloureuses. Comme s’il voulait préparer Sacha au malheur, Ossip incarne la
figure tragique du messager. Platonov surgit enfon de la nuit où il était enfermé avec Sofia. Sur lui, Sacha pose les
mains de l’épouse naïve et attentive. Platonov ne le supporte pas. Première vision réelle du coupe Platonov /
Sacha dans l’intimité ; point irrémédiable de la relation.
Plus qu’avant, je sens chez Tchekhov la présence d’une sorte de bouffonnerie tragique qui donne à certains
personnages des allures de clowns beckettiens. p.170
Si les personnages principaux s’individualisent, les vieux apparaissent le plus souvent en groupe, comme soumis à
la force grégaire de la morale. p.171
Les acteurs ont inventé un terme pour cette fin d’acte. Ils appellent ça du « gormique », moitié gore moitié
comique. Et c’est vrai que la fin de l’acte III est très « gormique ». p.171
[…] L’acte se ferme en boucle sur Sacha et Ossip ; la jeune femme est dans les bras de l’assassin qui la protège
d’elle-même. Folie, puis entracte. p.171
CONCLUSION
TCHEKHOV / LACASCADE : CORRESPONDANCES
La portée poétique d’une pièce de Tchekhov ne se révèle pas de prime abord. L’ayant lue, on se dit : C’est bien, mais… rien
d’extraordinaire, de frappant. Tout est banal. C’est vrai… mais c’est du déjà vu… Il n’y a rien de neuf.
Il arrive même qu’une connaissance plus approfondie de l’œuvre déçoive le lecteur. L’affabulation, le sujet ? Ils tiennent en
deux mots. Les rôles ? Beaucoup de bons rôles, mais pas un de ces grands rôles qui sont le véritable emploi de certains
comédiens. On retient les mots, des scènes isolées… Seulement, voici qui est bizarre : la pièce vous hante et plus on y pense,
plus on veut y penser. On la relit, une fois, deux fois - et on commence à découvrir le minerai caché.
Tchekhov est inépuisable ; il a l’air de représenter le quotidien, mais en réalité, par delà les contingences et le particulier,
c’est l’Humain, avec une majuscule, qu’il met en œuvre. [Constantin Stanislavski, Ma vie dans l’art. Librairie théâtrale, trad.
Gourfinkel & Léon Chancerel, Préface de J.Copeau , 1950. p.143-144.] p.177
Nemirovitch-Dantchenko et Stanislavski s’accordèrent sur le fait qu’il n’y avait pas de petits rôles, seulement de
petits acteurs. Que l’unique espoir résidait dans l’acteur de demain, et qu’il fallait songer à former le noyau d’une
communauté nouvelle.
« Sur la scène, laisse-toi aller à tes pensées au milieu même des conversations », conseillait Tchekhov à Olga
Knipper.
[…] « Évite la description des états d’âme et fais en sorte que l’on comprenne les gens d’après leurs actes », disait
Tchekhov ; « l’action précède le plus souvent la parole », répond Lacascade. p.178
Quand j’écris, je m’en remets au lecteur, espérant qu’il ajoutera de lui-même tous les éléments d’appréciation qui manquent
au récit. [Correspondance, Lettre à Souvorine, 1 er avril 1890] p.178
Ce que le public reconnaît dans les blancs ou les silences, c’est son humanité. p.178
Etablir la rencontre, c’est faire du théâtre.
Parler à tout le monde, c’est parler de la vie de tout le monde.
Des spectateurs, des acteurs, du metteur en scène et de l’auteur.
7
8
Anton Tchekhov, Platonov, Guilio Einaudi editore, 1982.
LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2003.
8
LUCET, Sophie, Tchékhov-Lacascade : la communauté du doute, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2003.
Ecrire l’histoire de cette rencontre et la jouer, comme on chercherait la vérité : « Il ne s’agit pas de jouer, de
représenter Tchekhov, dit Stanislavski ; il faut être, c’est-à-dire vivre, exister, en suivant pour ainsi dire la voie
principale de l’âme sise en ses profondeurs. [C. Stanislavski, Ma vie dans l’art, p.145] p.179
1963
30 04 8h00 Dax
9
Téléchargement