HEMU, octobre 2016 Mathilde Reichler, cours de synthèse Richard Strauss, Salomé : Eclairages sur le contexte (Résumé du cours no 2) Gustave Moreau, L’Apparition SALOME Drame en 1 acte et 4 scènes, d’une durée d’1h45 environ Livret du compositeur, d’après la pièce homonyme d’Oscar Wilde (1891), dans la traduction allemande d’Hedwig Lachmann (1903) Création de la version allemande (originale) à Dresde en décembre 1905 Création de la version française dans une adaptation de Strauss lui-même à Bruxelles en mars 1907 DISTRIBUTION VOCALE: Narraboth, capitaine de la garde: ténor Un Page d’Hérodias: alto Deux Soldats: basses Un Cappadocien: basse Iokanaan: baryton Salomé: soprano Hérode: ténor Hérodias: mezzo-soprano Cinq Juifs: 4 ténors et une basse Deux Nazarréens: ténor et basse Commentaire sur la distribution vocale: La distribution vocale raconte déjà beaucoup de choses sur les personnages et la relation qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Toutes sortes de codes et de conventions entrent en considération: le compositeur peut choisir de s’inscrire dans la tradition, ou au contraire, aller un peu contre celle-ci pour créer un effet d’ordre dramaturgique. C’est ce qu’on appelle, au théâtre, la question de «l’emploi» (ou du «contre-emploi»). A l’opéra, cet aspect est d’autant plus important que la voix est au cœur du propos: tessiture, ambitus, timbre et caractérisation vocale déterminent un «emploi» bien particulier. En l’occurrence, Strauss joue sur les codes attendus en ce qui concerne Narraboth, ténor lyrique (ou plus précisément: «jugentlicher Heldentenor», selon le Handbuch der Oper*) > pureté des sentiments, jeunesse du personnage; Le Page, alto ou mezzo > rôle travesti, code affectionné à l’opéra pour caractériser les très jeunes hommes; Hérodiade, mezzosoprano dramatique* > timbre plus grave que Salomé, désignant un personnage d’âge mûr. Enfin Salomé elle-même: soprano dramatique*, rôle écrasant tant du point de vue de la performance vocale que de la présence physique (on pense notamment à la «danse des 7 voiles»). Salomé se situe dans la tradition d’Isolde, tout en devant suggérer en même temps l’innocence et la grâce d’une toute jeune femme. * Voir référence en page suivante. Le compositeur confie en outre Iokanaan à un baryton de type héroïque (Heldenbariton*): voix puissante et grave tout à la fois, mobile, pouvant aisément se mouvoir également dans des tessitures plus aigues. Ne serait-ce pas pour souligner l’ambiguïté de Iokanaan, à la fois terrible et séduisant ?« Est-ce un vieillard ? » demande Salomé dans la scène 2 : « Non, princesse, c’est un tout jeune homme », répond le premier soldat. C’est en ce qui concerne Hérode que Strauss détourne les codes de façon inattendue. Il distribue en effet ce rôle à un ténor de caractère (Charaktertenor*), alors qu’on s’attendrait plutôt à une voix grave pour caractériser un souverain, qui plus est d’âge mûr. C’est peut-être une manière, de la part de Strauss, de souligner l’immaturité du tétraque. (A vrai dire, Strauss en fait presque un personnage comique, voire ridicule.) Hérode ne sait visiblement pas choisir, ni à quel saint se vouer: il fait emprisonner Iokanaan mais ne veut pas le tuer. Il s’associe aux Romains sans partager leur convictions religieuses. Il épouse sa belle-sœur mais convoite sa belle-fille… Au fond, il ne sait pas où il en est; submergé par ses pulsions, il fait preuve d’un comportement inadapté et tout à fait infantile. * Cf. Rudolf KLEIBER, Wulf KONOLD et Robert MATKA, Handbuch der Oper, München, Bärenreiter, Deutscher Taschenbuch Verlag, 2002. NB: Cet ouvrage, qui est une référence en la matière, propose non moins de 7 «étiquettes» pour lister les différents emplois dans les rôles de soprano à l’opéra: Soubrette, Lyrischer Koloratursopran, Dramatischer Koloratursopran, Lyrischer Sopran, Jugendlich-dramatischer Sopran, Dramatischer Sopran, Charaktersopran. DECOUPAGE L’opéra est constitué d’un seul acte, sans coupures ni entracte. La forme est parfaitement continue. Strauss réintroduit pourtant la notion de «scènes», absente de la pièce de Wilde. Assez classiquement, il commence une nouvelle scène pour marquer l’entrée d’un nouveau personnage: Scène 1 : Narraboth, le Page et les soldats (durée 5 min environ) Scène 2 : les mêmes + Salomé (durée 10 min environ) Scène 3 : les mêmes + Iokanaan (durée 27 min environ) Scène 4 : idem (moins Narraboth) + Hérode et Hérodias (durée 1h environ) NB: La durée des scènes est exponentielle: la scène 4 occupe plus de la moitié de l’œuvre! C’est la plus vaste et la plus complexe de toutes. Ce « découpage » en 4 scènes est plutôt abstrait, dans la mesure où l’on n’entend aucune rupture, musicalement parlant. A vrai dire, l’opéra ne contient presqu’aucun silence… Unité de lieu: On n’observe aucun changement de décors (ce qui contribue au sentiment de continuité): tout se déroule en un même lieu, sur la terrasse du Palais d’Hérode. Par contre, Wilde et Strauss jouent sur la présence du «hors scène» pour renforcer la tension et ouvrir des espaces invisibles: ainsi, on entend les bruits du festin qui parviennent, au début de l’opéra, sur la terrasse depuis l’intérieur du Palais. Et on entend également la voix de Iokanaan, résonant des profondeurs de la terre. On ne verra apparaître le prophète en chair et en os qu’à la 3ème scène, ce qui crée un grand suspense (surtout à l’opéra, où la voix est en général accompagnée d’un corps!). Unité de temps: au niveau temporel, il faut noter que l’action nous est montrée en « temps réel »: elle se déroule sur une seule soirée. Brièveté, concentration, continuité : trois mots clefs pour qualifier l’esthétique de cet opéra sombre et intrigant. La montée en tension, au niveau dramatique et musical, est très impressionnante du fait de la continuité absolue et de l’absence de découpage, de «trou» au niveau de l’action représentée. NB: Plusieurs commentateurs soulignent l’importance du chiffre 3 dans l’organisation des dialogues de Salomé: par trois fois, Salomé demande qu’on ouvre la porte de la citerne; par trois fois, elle cherche à séduire Iokanaan; par trois fois, Hérode lui demande de venir s’asseoir auprès de lui; par trois fois, il lui demande de danser pour lui. Enfin par trois fois, il essaie de la dissuader de demander en récompense la tête de Iokanaan. Cette insistance sur le chiffre 3 permet de structurer le récit (et la musique); mais c’est peut-être aussi une manière de faire se rencontrer une structure de type «conte de fées» avec le mythe de Salomé, suggérant une potentielle lecture de cette histoire comme une sorte de «récit d’initiation». Oscar Wilde (1854-1900) Né à Dublin, Oscar Wilde a été actif à Londres (après un passage par Oxford pour ses études) puis à Paris. Grand francophile, il rédige Salomé directement en français, souhaitant exploiter la « musicalité » d’une langue qui lui plaisait énormément et qu’il maîtrisait parfaitement. Peut-être aussi destinait-il sa pièce au public parisien, qu’il estimait plus ouvert que celui de l’Angleterre puritaine de son époque. NB: une citation jouant sur l’allusion à Salomé, inscrite en haut à gauche de cette caricature, a été coupée dans l’image ci-contre. Aubrey Beardsley ajoute en effet: «Il ne faut pas le regarder» – clin d’œil, certainement, à la nature dangereuse et vicieuse de l’un des plus célèbres dandys de son époque. Et en effet : écrite en 1891, publiée en 1893, Salomé sera finalement créée à Paris en 1896, au Théâtre de l’Oeuvre (haut lieu du théâtre symboliste), après avoir été interdite à Londres alors que les répétitions avaient commencé depuis 2 semaines avec Sarah Bernhardt dans le rôle titre.. Dessin de Toulouse-Lautrec pour le programme de salle de Salomé d’Oscar Wilde au Théâtre de l’Œuvre à Paris, en 1896. Si la présence de personnages bibliques sur scène était déjà en soi un critère suffisant pour que l’oeuvre soit interdite, gageons que le comportement de l’héroïne (mais aussi celui de son oncle et beau-père...) n’était certainement pas pour satisfaire aux exigences de la morale de l’époque. Le Cambridge Opera Handbook sur Salomé cite d’ailleurs un extrait du document de la censure viennoise lors de la discussion sur la création de l’opéra dans la capitale autrichienne en 1905. Dans ce document, il est question (comme à Londres quelques années plus tôt) de l’interdiction de représenter des personnages bibliques sur scène. Mais le censeur souligne également le caractère peu moral du sujet lui-même : « But also, quite apart from these textual reservations I cannot overcome the objectionable nature of the whole story and can only repeat that the representation of events which belong to the realm of sexual pathology is not suitable for our Court stage. » In Richard Strauss, Salomé, Cambridge Opera Handbook, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 7. Et à propos de moralité, rappelons qu’en 1896, lorsque sa pièce est créée à Paris, Oscar Wilde est en prison… C’est qu’avec Wilde, nous avons affaire à un véritable personnage autant qu’à un des écrivains, critiques et érudits les plus renommés de son époque. Personnification parfaite du dandy, Wilde joue sans cesse avec son image, se met en scène consciemment et de façon savamment travaillée. Il est célèbre pour ses costumes et ses extravagances. Son esprit, brillant et caustique tout à la fois, en faisait un causeur de tout premier plan, dont la conversation était extraordinairement recherchée – notamment dans les salons parisiens de la fin du siècle. Caricature d’Oscar Wilde en tournée à San Francisco Il faut dire que la vie d’Oscar Wilde, en effet, est un véritable roman. En 1895, le marquis de Queensberry, père de l’un de ses amants (Lord Alfred Douglas de Queensberry), farouchement opposé à la relation de son fils avec le dandy poète et dramaturge, entame contre lui un procès. Scandale de mœurs, pourrait-on dire…. Qui pouvait alors mener loin : en Angleterre, une loi de 1885 interdisait l’homosexualité… Oscar Wilde est célèbre pour ses mots d’esprit : ainsi, débarquant en janvier 1882 aux Etats-Unis pour une tournée, répond-il au douanier, en descendant du bateau, qu’il n’a rien d’autre à déclarer que son génie ! Témoin du côté « people » de Wilde : plusieurs films et romans sont inspirés par sa vie, en plus des nombreuses adaptations filmographiques et des livrets d’opéra tirés de son oeuvre (dont, à l’opéra, en plus de Salomé, Une tragédie florentine et Le Nain de Zemlinsky). Marié et père de deux enfants, Wilde comptera plusieurs procès de la sorte à son actif, qui achèveront de le ruiner définitivement (en plus de la vie de plaisirs qu’il aimait mener, notamment à Paris, et de son goût pour le luxe et le raffinement). Dans le cadre du procès de Queensberry, Wilde multiplie les traits d’esprit et exploite son inégalable sens de la répartie, transformant bien souvent le tribunal en véritable salle de théâtre (voyez le terme de «closing scene» choisi ci-contre par le journaliste). Refusant l’injonction de ses amis de quitter l’Angleterre pour le Continent, Wilde est arrêté en 1895 et condamné pour « grave immoralité » à deux ans de travaux forcés (qui se transformeront à 14 mois de travaux puis à une réclusion dans la prison de Reading). Depuis sa prison, Wilde écrit un texte intitulé De Profundis, une longue lettre destinée à son amant, contenant beaucoup d’élément clefs pour comprendre son éthique de l’art et sa relation au châtiment. On y découvre un personnage profondément ambivalent face à la morale et au plaisir - ce qui apparaissait d’ailleurs déjà comme l’un des motifs centraux de son œuvre : on pense par exemple à l’un de ses romans les plus célèbres, Le Portrait de Dorian Gray (1890), qui nous ramène tout près de Salomé. « J’ai la conviction que le plus haut moment de la vie d’un homme est lorsqu’il s’agenouille dans la poussière, se frappe la poitrine, et confesse tous ses péchés. » De Profundis, in Oscar Wilde, Oeuvres, tome I, Stock, p. 342. A titre de conclusion, retour sur ce portrait d’Oscar Wilde: Au-delà de l’anecdote (croustillante et romanesque, il faut bien avouer), ce portrait rapide d’Oscar Wilde fait apparaître combien les thèmes de la luxure, du plaisir, des pulsions, du péché, du châtiment, de la punition sont récurrents chez lui, dans sa vie comme dans son œuvre. Jean-Marie Brèque (dans l’Avant-Scène Opéra) souligne d’ailleurs à ce propos que les œuvres de Wilde contiennent bien souvent un couple de pécheur et de saint. Mais gardons-nous d’en tirer des conclusions trop hâtives sur la philosophie morale de Wilde: «tout excès, aussi bien que toute renonciation, amène sa propre punition», écrivait ce dernier dans une lettre à la presse à propos du Portrait de Dorian Gray (cité par le Cambridge Opera Handbook sur Salomé, p. 33). On voit aussi qu’au moment de la naissance de la psychanalyse, Wilde témoigne d’un goût certain pour l’introspection, l’auto-analyse, pour la descente au fond de soimême. En ce sens, on pourrait presque lire Salomé comme une sorte de confession d’ordre autobiographique : les trois personnages principaux de ce texte (Salomé, Hérode et Iokanaan) ont quelque chose de Wilde lui-même, tiraillé entre plaisir et ascétisme, entre son instinct et ses pulsions d’un côté, et son sur-moi de l’autre, son sens de la morale, de la transcendance. L’intérêt pour la figure de Salomé Wilde n’est pas le premier à s’intéresser à ce mythe plutôt intrigant et dérangeant. Au contraire, Salomé est le fruit d’un regain d’intérêt important au 19ème siècle. Bien souvent représentée par le passé dans la peinture (Lucas Cranach, Memling, Luini, Titien, Le Guerchin, Tiepolo…), Salomé est tout d’abord une héroïne biblique associée à la figure du prophète Jean-Baptiste. C’est dans le récit des Evangélistes Matthieu (14, 3-11) et Marc (6, 17-29) que nous trouvons pour la première fois mention de la jeune femme, de sa danse pour le tétrarque Hérode, et de la décollation de Jean-Baptiste. Plutôt avares en informations, les Evangiles racontent simplement comment Hérode Antipas (fils d’Hérode le Grand, auteur du massacre des innocents) a fait emprisonner le prophète Jean-Baptiste qui accusait d’adultère son épouse Hérodiade, mère de Salomé (Hérodiade avait épousé en secondes noces le frère de son ex-mari). Après avoir dansé pour Hérode et sur le conseil de sa mère, Salomé réclame la tête de JeanBaptiste. Tout récit lacunaire est susceptible d’éveiller l’imagination… Le personnage de Salomé est réinvesti au 19ème siècle par plusieurs grands écrivains, qui s’approprient le mythe pour le réécrire en comblant les interstices des deux textes bibliques. On observe ainsi, entre 1850 et 1900, une réapparition massive de cette figure dans la littérature. D’une version à l’autre, les différences dans la réécriture de l’histoire sont extrêmement intéressantes: une étude comparative permet notamment de révéler l’originalité du traitement de Wilde et de Strauss (cf. présentation de Cécile Houillon la séance prochaine). Si le mythe de Salomé trouve un terreau fertile pour s’épanouir autour de 1900, c’est qu’il s’inscrit assez idéalement dans l’air du temps – et ce pour plusieurs raisons. La figure de la femme fatale D’une part, parce que . la thématique de la femme fatale est récurrente dans toutes les disciplines artistiques de l’époque. Les artistes, avec un certain goût pour le morbide, s’intéressent passionnément à l’image de la femme émancipée, de la femme séductrice et castratrice tout à la fois, qui attire et détruit dans le même temps. Être une femme fatale n’est pas sans danger… Si celle-ci exerce un pouvoir de fascination absolu sur les hommes, sa destinée est toutefois menacée. « Comme la princesse Salomé est belle ce soir ». « Que l’on tue cette femme » : la Salomé d’Oscar Wilde s’ouvre et se conclut sur l’évocation du pouvoir de séduction envoûtant de la femme, et sur l’étouffement de ce pouvoir comme seule échappatoire pour le maintien de l’ordre et de la bienséance. Avouons d’emblée que les artistes et scientifiques de l’époque (psychologues, médecins) entretiennent une relation assez particulière à l’image de la femme, entre méfiance et vénération, entre mépris et adoration presque mystique. Gustav Klimt, Judith et Holopherne (1901) Lulu – l’héroïne de Berg inspirée de La Boîte de Pandore de Wedekind (1913) – connaîtra elle aussi un sort tragique, pour citer une autre de ces femmes fatales typiques du tournant du siècle. Freud (1856-1939) et les découvertes de la psychanalyse La naissance de la psychanalyse et la découverte du rôle central de l’inconscient dans le développement psychologique de l’être humain est évidemment centrale pour comprendre l’intérêt des artistes pour la figure de Salomé. Freud enquête en particulier sur certaines formes de névroses féminines. Il publie le résultat de ses recherches dans un livre intitulé Etudes sur l’hystérie (1895). Notons au passages qu’hystérie vient du grec hustera, qui signifie « utérus »… Cette forme de névrose est ainsi indissociablement liée à la femme. Freud l’explique par la présence d’un traumatisme ancien, refoulé, qui resurgit chez la jeune femme, généralement au moment de l’éveil des pulsions sexuelles, sous la forme d’une somatisation qui peut être très impressionnante. On ne peut s’empêcher ici de rappeler la phrase d’Hérode, dans le texte de Wilde, à propos de la lune: « on dirait une femme hystérique qui va chercher des amants partout »… Or, nous avons déjà eu l’occasion de souligner que la lune (qu’on associe depuis la nuit des temps à la femme, à cause des cycles de la lune et du caractère soi-disant « lunatique », changeant, de la femme) est un double de Salomé. Nous avons également eu l’occasion de mentionner combien la lignée d’Hérode contenait d’incestes cachés… Tous ces éléments semblent appeler une lecture psychanalytique du texte bien dans l’esprit du temps (et encore très actuelle, de ce point de vue). Plaquette tirée du livre de Freud et de Breuer Etudes sur l’hystérie (1895). Par l’hypnose et/ou par le travail d’associations d’idées, Freud tente de révéler à la conscience de ses patientes les traumatismes refoulés qui ont provoqué la névrose. Maquette de costume pour Salomé, Bibliothèque Nationale, Opéra de Paris La mise en regard des illustrations de crises d’hystérie (utilisées par Freud dans son ouvrage et bien connues des médecins de l’Hôpital de la Salpêtrière, à Paris), avec l’iconographie de l’époque liée à la figure de Salomé la danseuse, révèle des parallèles assez troublants. Ci-contre, une photo de l’actrice Maud Allen dans le rôle de Salomé, et la Salomé d’Hugo Kraus (1910). Alla Nazimova dans le rôle de Salomé, dans le film muet de Charles Bryant sur la pièce d’Oscar Wilde (1923). Le goût pour l’Orient: Autre élément tout aussi typique de l’époque, qui se mêle aux autres inextricablement pour expliquer le pouvoir d’attraction de Salomé sur les artistes : la princesse est orientale. Or, le 19ème siècle se passionne pour l’Orient et l’exotisme de façon générale, et le regain d’intérêt pour Salomé s’inscrit tout à fait dans la mode « pseudo-antique et pseudo-orientale » de Paris au tournant du siècle. En témoigne cette délicieuse citation de Paul Valéry, qui introduit une touche de distanciation bienvenue face à la vogue de l’orientalisme: « Pour que ce nom *l’Orient+ produise à l’esprit de quelqu’un son plein et entier effet, il faut n’avoir jamais été dans la contrée mal déterminée qu’il désigne. Il ne faut la connaître par l’image, le récit, la lecture [...] que de la façon la moins érudite, la plus inexacte, et même la plus confuse. C’est ainsi que l’on se compose une bonne matière de songe. Il y faut un mélange d’espaces et de temps, de pseudo-vrai et de faux certain, d’infimes détails et de vues grossièrement vastes. C’est là l’Orient de l’esprit. » Paul Valéry, « Orientem Versus », in Regards sur le monde actuel, in Oeuvres, Paris, tome II, p. 104. Cité par Camille Girard, in «La sphinge vénéneuse, Salomé autour de 1900», programme du Grand Théâtre de Genève, janvier 2009. Gustave Moreau, Salomé (1876) Le tableau de Gustave Moreau (cf. page précédente), très célèbre, cristallise idéalement l’engouement de l’époque pour l’exotisme et le rêve, pour cet Orient fantasmé qui est «matière de songe» –, en même temps qu’il révèle la fascination pour la figure de la femme fatale. Moreau déploie sa Salomé sur plusieurs années, comme un véritable « thème et variations » (on compte en tout cas six Salomé, plus toutes les esquisses et dessins préparatoires). Ce tableau a été présenté pour la première fois en 1876 à Paris, avec un autre tout aussi célèbre sur le même sujet : L’Apparition (cf. page suivante). Dans cet autre tableau, la tête de Jean-Baptiste apparaît comme une vision, et semble thématiser l’affrontement des principes masculins et féminins qui est au coeur des préoccupations des artistes en cette fin de siècle, comme au centre des réflexions chez les fondateurs de la psychanalyse. Ces deux tableaux magnifiques, énigmatiques et plein d’ambiance, sont en outre des exemples de cet Orient syncrétique, inspiré par des photographies et des récits de voyage, des croquis de costumes et des dessins de bijoux, sublimés par l’imaginaire extrêmement riche et inventif de l’artiste. Moreau mélange les influences, et l’on trouve dans son tableau des références à des objets autant japonais que tibétains (le bonnet d’Hérode), indiens, arabes, ou archaïsants… (Entre parenthèses, le luxe de la décoration, dans ce tableau, n’est pas sans rappeler les trésors inestimables qu’Hérode cherche à proposer à Salomé en échange de la tête de Iokanaan.) « Moreau refuse la reconstitution historique au profit de la puissance de l’évocation à laquelle il parvient par l’accumulation d’éléments décoratifs hétéroclites, dans une esthétique du mélange. » Camille Girard, programme du Grand Théâtre de Genève (2009). Gustave Moreau, L’Apparition (1876) « Ce riche décor ornemental, caractéristique de l’art du peintre, emprunté aux siècles les plus reculés, aux civilisations les plus lointaines, rend cette scène difficile à situer dans l’espace et le temps et ajoute à son caractère énigmatique », écrit un autre historien de l’art sur le site internet du Musée Gustave Moreau de Paris (http://museemoreau.fr/objet/lapparition). Le tableau de Moreau était bien connu et fort admiré par Oscar Wilde et par Flaubert avant lui, qui s’en inspira pour Hérodiade, l’un de ses Trois Contes (1877). (Autre source littéraire traitant du mythe de Salomé, et autre modèle important de Wilde). Il fait en outre l’objet d’une extraordinaire description dans l’un des romans les plus connus de l’époque : A rebours de Joris-Karl Huysmans (1884). Karl-Joril Huysmans, A rebours (1884) Flaubert, «Hérodiade» tirée des Trois Contes (1877) Dans ce texte, Huysmans met en scène un dandy esthète et excentrique, nommé des Esseintes, qui s’isole de la civilisation pour s’adonner à l’étude et à la contemplation, dans l’oisiveté la plus totale. Dans son cabinet luxueux, rempli d’objets précieux, rares et raffinés, d’ouvrages et d’oeuvres d’art, il se livre à loisir à ses réflexions sur l’art et la littérature. Or, parmi les œuvres fétiches de Des Esseintes se trouve… Salomé et L’Apparition: les deux tableaux de Gustave Moreau, que Des Esseintes a tout simplement achetés! Karl-Joril Huysmans, A rebours (1884), chapitre 5: « Il avait voulu, pour la délectation de son esprit et la joie de ses yeux, quelques œuvres suggestives le jetant dans un monde inconnu, lui dévoilant les traces de nouvelles conjectures, lui ébranlant le système nerveux par d'érudites hystéries, par des cauchemars compliqués, par des visions nonchalantes et atroces. Entre tous, un artiste existait dont le talent le ravissait en de longs transports, Gustave Moreau.» « D’érudites hystéries et des cauchemars compliqués »… Des Esseintes sera le modèle de la génération décadente, elle aussi à la recherche de plaisirs coûteux, de sensations érotiques nouvelles, de vices rares - oisive, inactive, cultivant le spleen et l’ennui. Notre héros (ou plutôt, notre anti-héros) ressemble d’ailleurs fort à un certain… Oscar Wilde, bien sûr, qui désigna explicitement A rebours comme une source d’inspiration majeure de son roman Le Portrait de Dorian Gray. Le symbolisme Un mouvement esthétique, touchant toutes les disciplines artistiques de l’époque, lié à une recherche d’un ordre autre que la réalité, explique enfin l’intérêt pour une figure telle que Salomé, de Moreau à Oscar Wilde en passant par Huysmans (et bien d’autres auteurs encore): le symbolisme. Le mouvement symboliste, à la fin du 19ème siècle, s’est opposé au réalisme et au naturalisme - deux autres mouvements très importants de cette époque. Les symbolistes et les décadents sont des « esthètes désenchantés » pour reprendre une expression de Jean-Michel Brèque (in Avant-Scène Opéra, p. 78), opposant à la vulgarité bourgeoise le raffinement et la préciosité. Fuyant le positivisme et l’idée du progrès auquel ils ne veulent plus croire, les symbolistes opposent à une description logique et objective de la réalité une évocation profondément subjective, visant à accéder à l’impression de la réalité plutôt qu’à la réalité elle-même. Cette évocation, toujours très suggestive, utilise volontiers des images et des associations d’idées. En exploitant les correspondances et le décloisonnement des sens, les poètes symbolistes, dans le sillage de Baudelaire, font se répondre les sons et les couleurs, les parfums et les sensations tactiles, pour tenter de percer le lien mystérieux entre le monde sensible et le monde des idées. On ne peut s’empêcher de penser à cette citation du dernier monologue de Salomé: «Ta voix était un encensoir qui répandait d’étranges parfums, et quand je te regardais j’entendais une musique étrange!» Enviant à la musique sa capacité à parler à l’esprit sans passer par l’intellect, les poètes symbolistes accordent en outre beaucoup d’importance à la musicalité du texte: l’harmonie des sons et des rythmes permettra elle aussi d’accéder à une compréhension plus intime des mystères de la réalité. Mallarmé, le chef de file du mouvement symboliste en littérature, parlait même de la nécessité, pour le poète, de « reprendre son bien à la musique »… Notons au passage qu’il fut lui aussi auteur d’un poèmes explorant la figure de Salomé : «Hérodiade». Un autre poème, initialement inclus dans «Hérodiade», traite de ce mythe: « Le Cantique de Saint-Jean ». Mentionnons enfin que Mallarmé avait salué la pièce de Wilde comme offrant une « évocation définitive » de la princesse juive (lettre non publiée de Mallarmé à Oscar Wilde, 1893, cité par le Cambridge Opera Handbook en p. 21). Richard Strauss et Salomé Vivant à Vienne, lieu de naissance de la psychanalyse, capitale culturelle bouillonnante au tournant du siècle tandis que grandissent les conflit de la vieille Europe à la veille de la 1ère Guerre Mondiale, Richard Strauss a dû voir se refléter dans ce texte les échos de plusieurs des préoccupations majeures de son temps. La musicalité du texte de Wilde, en outre, bâti sur de nombreuses répétitions, sur des motifs faisant presque figure de leitmotivs au sens musical du terme, est un autre élément qui explique certainement l’intérêt de Strauss pour cette pièce. « Les phrases répétées de Salomé, qui la rendent homogènes comme l’est un morceau de musique par le fait de motifs répétés, sont et furent pour moi l’équivalent artistique des refrains de nos ballades ». (Lettres d’Oscar Wilde, cité par JMB, Avant-Scène Opéra, p. 84) La présence de la danse au coeur du propos (la musique, à travers la danse, est l’instrument de la séduction), l’importance de la voix dans l’argument (c’est par sa voix que le pouvoir de conviction de Iokanaan opère – cette voix qui vient des profondeurs, qui terrorise et fascine tout à la fois) : tous ces éléments ont dû sembler à Strauss de l’ordre de la prémonition ! Il fallait écrire sur ce texte un opéra, l’affaire était claire. « Et maintenant que la danse et surtout la scène finale sont baignées de musique, il ne faut pas être sorcier pour expliquer que la pièce "réclame la musique à cor et à cri". Certes oui, mais encore fallait-il le voir ! ». Richard Strauss, in Anecdotes et Souvenirs, p. 42. (J’utilise ici la traduction de l’Avant-Scène Opéra, p. 60, qui me semble meilleure.)