Salomé - bibliothèque

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HEMU, octobre 2016
Mathilde Reichler, cours de synthèse
Richard Strauss, Salomé :
Eclairages sur le contexte
(Résumé du cours no 2)
Gustave Moreau, L’Apparition
SALOME
 Drame en 1 acte et 4 scènes, d’une durée d’1h45 environ
 Livret du compositeur, d’après la pièce homonyme d’Oscar Wilde (1891), dans la
traduction allemande d’Hedwig Lachmann (1903)
 Création de la version allemande (originale) à Dresde en décembre 1905
 Création de la version française dans une adaptation de Strauss lui-même à
Bruxelles en mars 1907
DISTRIBUTION VOCALE:
Narraboth, capitaine de la garde: ténor
Un Page d’Hérodias: alto
Deux Soldats: basses
Un Cappadocien: basse
Iokanaan: baryton
Salomé: soprano
Hérode: ténor
Hérodias: mezzo-soprano
Cinq Juifs: 4 ténors et une basse
Deux Nazarréens: ténor et basse
Commentaire sur la distribution vocale:
 La distribution vocale raconte déjà beaucoup de choses sur les personnages et la
relation qu’ils entretiennent les uns avec les autres.
 Toutes sortes de codes et de conventions entrent en considération: le compositeur peut
choisir de s’inscrire dans la tradition, ou au contraire, aller un peu contre celle-ci pour
créer un effet d’ordre dramaturgique. C’est ce qu’on appelle, au théâtre, la question de
«l’emploi» (ou du «contre-emploi»).
 A l’opéra, cet aspect est d’autant plus important que la voix est au cœur du propos:
tessiture, ambitus, timbre et caractérisation vocale déterminent un «emploi» bien
particulier.
 En l’occurrence, Strauss joue sur les codes attendus en ce qui concerne Narraboth, ténor
lyrique (ou plus précisément: «jugentlicher Heldentenor», selon le Handbuch der Oper*)
> pureté des sentiments, jeunesse du personnage; Le Page, alto ou mezzo > rôle travesti,
code affectionné à l’opéra pour caractériser les très jeunes hommes; Hérodiade,
mezzosoprano dramatique* > timbre plus grave que Salomé, désignant un personnage
d’âge mûr. Enfin Salomé elle-même: soprano dramatique*, rôle écrasant tant du point
de vue de la performance vocale que de la présence physique (on pense notamment à la
«danse des 7 voiles»). Salomé se situe dans la tradition d’Isolde, tout en devant suggérer
en même temps l’innocence et la grâce d’une toute jeune femme.
* Voir référence en page suivante.
 Le compositeur confie en outre Iokanaan à un baryton de type héroïque
(Heldenbariton*): voix puissante et grave tout à la fois, mobile, pouvant aisément se
mouvoir également dans des tessitures plus aigues. Ne serait-ce pas pour souligner
l’ambiguïté de Iokanaan, à la fois terrible et séduisant ?« Est-ce un vieillard ? »
demande Salomé dans la scène 2 : « Non, princesse, c’est un tout jeune homme »,
répond le premier soldat.
 C’est en ce qui concerne Hérode que Strauss détourne les codes de façon inattendue. Il
distribue en effet ce rôle à un ténor de caractère (Charaktertenor*), alors qu’on
s’attendrait plutôt à une voix grave pour caractériser un souverain, qui plus est d’âge
mûr. C’est peut-être une manière, de la part de Strauss, de souligner l’immaturité du
tétraque. (A vrai dire, Strauss en fait presque un personnage comique, voire ridicule.)
Hérode ne sait visiblement pas choisir, ni à quel saint se vouer: il fait emprisonner
Iokanaan mais ne veut pas le tuer. Il s’associe aux Romains sans partager leur
convictions religieuses. Il épouse sa belle-sœur mais convoite sa belle-fille… Au fond, il
ne sait pas où il en est; submergé par ses pulsions, il fait preuve d’un comportement
inadapté et tout à fait infantile.
* Cf. Rudolf KLEIBER, Wulf KONOLD et Robert MATKA, Handbuch der Oper, München, Bärenreiter,
Deutscher Taschenbuch Verlag, 2002.
NB: Cet ouvrage, qui est une référence en la matière, propose non moins de 7 «étiquettes» pour
lister les différents emplois dans les rôles de soprano à l’opéra: Soubrette, Lyrischer
Koloratursopran, Dramatischer Koloratursopran, Lyrischer Sopran, Jugendlich-dramatischer Sopran,
Dramatischer Sopran, Charaktersopran.
DECOUPAGE
 L’opéra est constitué d’un seul acte, sans coupures ni entracte. La forme est
parfaitement continue.
 Strauss réintroduit pourtant la notion de «scènes», absente de la pièce de Wilde.
 Assez classiquement, il commence une nouvelle scène pour marquer l’entrée d’un
nouveau personnage:
Scène 1 : Narraboth, le Page et les soldats (durée 5 min environ)
Scène 2 : les mêmes + Salomé (durée 10 min environ)
Scène 3 : les mêmes + Iokanaan (durée 27 min environ)
Scène 4 : idem (moins Narraboth) + Hérode et Hérodias (durée 1h environ)
NB:
 La durée des scènes est exponentielle: la scène 4 occupe plus de la moitié de
l’œuvre! C’est la plus vaste et la plus complexe de toutes.
 Ce « découpage » en 4 scènes est plutôt abstrait, dans la mesure où l’on
n’entend aucune rupture, musicalement parlant. A vrai dire, l’opéra ne contient
presqu’aucun silence…
 Unité de lieu: On n’observe aucun changement de décors (ce qui contribue au sentiment
de continuité): tout se déroule en un même lieu, sur la terrasse du Palais d’Hérode. Par
contre, Wilde et Strauss jouent sur la présence du «hors scène» pour renforcer la
tension et ouvrir des espaces invisibles: ainsi, on entend les bruits du festin qui
parviennent, au début de l’opéra, sur la terrasse depuis l’intérieur du Palais. Et on
entend également la voix de Iokanaan, résonant des profondeurs de la terre. On ne
verra apparaître le prophète en chair et en os qu’à la 3ème scène, ce qui crée un grand
suspense (surtout à l’opéra, où la voix est en général accompagnée d’un corps!).
 Unité de temps: au niveau temporel, il faut noter que l’action nous est montrée en
« temps réel »: elle se déroule sur une seule soirée.
 Brièveté, concentration, continuité : trois mots clefs pour qualifier l’esthétique de
cet opéra sombre et intrigant. La montée en tension, au niveau dramatique et
musical, est très impressionnante du fait de la continuité absolue et de l’absence de
découpage, de «trou» au niveau de l’action représentée.
NB: Plusieurs commentateurs soulignent l’importance du chiffre 3 dans l’organisation des
dialogues de Salomé: par trois fois, Salomé demande qu’on ouvre la porte de la citerne; par
trois fois, elle cherche à séduire Iokanaan; par trois fois, Hérode lui demande de venir s’asseoir
auprès de lui; par trois fois, il lui demande de danser pour lui. Enfin par trois fois, il essaie de la
dissuader de demander en récompense la tête de Iokanaan. Cette insistance sur le chiffre 3
permet de structurer le récit (et la musique); mais c’est peut-être aussi une manière de faire se
rencontrer une structure de type «conte de fées» avec le mythe de Salomé, suggérant une
potentielle lecture de cette histoire comme une sorte de «récit d’initiation».
Oscar Wilde (1854-1900)
Né à Dublin, Oscar Wilde a été actif
à Londres (après un passage par
Oxford pour ses études) puis à Paris.
Grand francophile, il rédige Salomé
directement en français, souhaitant
exploiter la « musicalité » d’une
langue qui lui plaisait énormément
et qu’il maîtrisait parfaitement.
Peut-être aussi destinait-il sa pièce
au public parisien, qu’il estimait plus
ouvert que celui de l’Angleterre
puritaine de son époque.
NB: une citation jouant sur l’allusion à
Salomé, inscrite en haut à gauche de
cette caricature, a été coupée dans
l’image ci-contre. Aubrey Beardsley
ajoute en effet: «Il ne faut pas le
regarder» – clin d’œil, certainement, à
la nature dangereuse et vicieuse de
l’un des plus célèbres dandys de son
époque.
Et en effet : écrite en 1891, publiée en 1893, Salomé sera finalement créée à Paris en
1896, au Théâtre de l’Oeuvre (haut lieu du théâtre symboliste), après avoir été interdite à
Londres alors que les répétitions avaient commencé depuis 2 semaines avec Sarah
Bernhardt dans le rôle titre..
Dessin de Toulouse-Lautrec
pour le programme de salle de
Salomé d’Oscar Wilde au
Théâtre de l’Œuvre à Paris, en
1896.
Si la présence de personnages bibliques sur scène était déjà en soi un critère suffisant
pour que l’oeuvre soit interdite, gageons que le comportement de l’héroïne (mais aussi
celui de son oncle et beau-père...) n’était certainement pas pour satisfaire aux
exigences de la morale de l’époque.
Le Cambridge Opera Handbook sur Salomé cite d’ailleurs un extrait du document de la
censure viennoise lors de la discussion sur la création de l’opéra dans la capitale
autrichienne en 1905. Dans ce document, il est question (comme à Londres quelques
années plus tôt) de l’interdiction de représenter des personnages bibliques sur scène.
Mais le censeur souligne également le caractère peu moral du sujet lui-même :
« But also, quite apart from these textual reservations I cannot overcome the
objectionable nature of the whole story and can only repeat that the representation of
events which belong to the realm of sexual pathology is not suitable for our Court
stage. »
In Richard Strauss, Salomé, Cambridge Opera Handbook, Cambridge,
Cambridge University Press, 1989, p. 7.
Et à propos de moralité, rappelons qu’en 1896, lorsque sa pièce est créée à Paris, Oscar
Wilde est en prison…
C’est qu’avec Wilde, nous avons affaire à un
véritable personnage autant qu’à un des
écrivains, critiques et érudits les plus
renommés de son époque.
Personnification parfaite du dandy, Wilde joue
sans cesse avec son image, se met en scène
consciemment et de façon savamment
travaillée. Il est célèbre pour ses costumes et
ses extravagances. Son esprit, brillant et
caustique tout à la fois, en faisait un causeur
de tout premier plan, dont la conversation
était extraordinairement recherchée –
notamment dans les salons parisiens de la fin
du siècle.
Caricature d’Oscar Wilde en tournée à San Francisco
Il faut dire que la vie d’Oscar Wilde, en effet,
est un véritable roman.
En 1895, le marquis de Queensberry, père de
l’un de ses amants (Lord Alfred Douglas de
Queensberry), farouchement opposé à la
relation de son fils avec le dandy poète et
dramaturge, entame contre lui un procès.
Scandale de mœurs, pourrait-on dire…. Qui
pouvait alors mener loin : en Angleterre, une
loi de 1885 interdisait l’homosexualité…
Oscar Wilde est célèbre pour ses mots
d’esprit : ainsi, débarquant en janvier
1882 aux Etats-Unis pour une tournée,
répond-il au douanier, en descendant du
bateau, qu’il n’a rien d’autre à déclarer
que son génie !
Témoin du côté « people » de Wilde :
plusieurs films et romans sont inspirés par
sa vie, en plus des nombreuses adaptations
filmographiques et des livrets d’opéra tirés
de son oeuvre (dont, à l’opéra, en plus de
Salomé, Une tragédie florentine et Le Nain
de Zemlinsky).
Marié et père de deux enfants, Wilde
comptera plusieurs procès de la sorte à son
actif, qui achèveront de le ruiner
définitivement (en plus de la vie de plaisirs
qu’il aimait mener, notamment à Paris, et de
son goût pour le luxe et le raffinement).
Dans le cadre du procès de Queensberry,
Wilde multiplie les traits d’esprit et exploite
son inégalable sens de la répartie,
transformant bien souvent le tribunal en
véritable salle de théâtre (voyez le terme de
«closing scene» choisi ci-contre par le
journaliste).
Refusant l’injonction de ses amis de quitter
l’Angleterre pour le Continent, Wilde est arrêté
en 1895 et condamné pour « grave
immoralité » à deux ans de travaux forcés (qui
se transformeront à 14 mois de travaux puis à
une réclusion dans la prison de Reading).
Depuis sa prison, Wilde écrit un texte intitulé
De Profundis, une longue lettre destinée à son
amant, contenant beaucoup d’élément clefs
pour comprendre son éthique de l’art et sa
relation au châtiment.
On y découvre un personnage profondément
ambivalent face à la morale et au plaisir - ce
qui apparaissait d’ailleurs déjà comme l’un des
motifs centraux de son œuvre : on pense par
exemple à l’un de ses romans les plus célèbres,
Le Portrait de Dorian Gray (1890), qui nous
ramène tout près de Salomé.
« J’ai la conviction que le plus haut moment de la vie d’un homme est lorsqu’il s’agenouille
dans la poussière, se frappe la poitrine, et confesse tous ses péchés. »
De Profundis, in Oscar Wilde, Oeuvres, tome I, Stock, p. 342.
A titre de conclusion, retour sur ce portrait d’Oscar Wilde:
 Au-delà de l’anecdote (croustillante et romanesque, il faut bien avouer), ce portrait
rapide d’Oscar Wilde fait apparaître combien les thèmes de la luxure, du plaisir, des
pulsions, du péché, du châtiment, de la punition sont récurrents chez lui, dans sa vie
comme dans son œuvre. Jean-Marie Brèque (dans l’Avant-Scène Opéra) souligne
d’ailleurs à ce propos que les œuvres de Wilde contiennent bien souvent un couple de
pécheur et de saint. Mais gardons-nous d’en tirer des conclusions trop hâtives sur la
philosophie morale de Wilde: «tout excès, aussi bien que toute renonciation, amène
sa propre punition», écrivait ce dernier dans une lettre à la presse à propos du Portrait
de Dorian Gray (cité par le Cambridge Opera Handbook sur Salomé, p. 33).
 On voit aussi qu’au moment de la naissance de la psychanalyse, Wilde témoigne d’un
goût certain pour l’introspection, l’auto-analyse, pour la descente au fond de soimême.
 En ce sens, on pourrait presque lire Salomé comme une sorte de confession d’ordre
autobiographique : les trois personnages principaux de ce texte (Salomé, Hérode et
Iokanaan) ont quelque chose de Wilde lui-même, tiraillé entre plaisir et ascétisme,
entre son instinct et ses pulsions d’un côté, et son sur-moi de l’autre, son sens de la
morale, de la transcendance.
L’intérêt pour la figure de Salomé
 Wilde n’est pas le premier à s’intéresser à ce mythe plutôt intrigant et dérangeant.
Au contraire, Salomé est le fruit d’un regain d’intérêt important au 19ème siècle.
 Bien souvent représentée par le passé dans la peinture (Lucas Cranach, Memling,
Luini, Titien, Le Guerchin, Tiepolo…), Salomé est tout d’abord une héroïne biblique
associée à la figure du prophète Jean-Baptiste.
 C’est dans le récit des Evangélistes Matthieu (14, 3-11) et Marc (6, 17-29) que nous
trouvons pour la première fois mention de la jeune femme, de sa danse pour le
tétrarque Hérode, et de la décollation de Jean-Baptiste.
 Plutôt avares en informations, les Evangiles racontent simplement comment Hérode
Antipas (fils d’Hérode le Grand, auteur du massacre des innocents) a fait emprisonner
le prophète Jean-Baptiste qui accusait d’adultère son épouse Hérodiade, mère de
Salomé (Hérodiade avait épousé en secondes noces le frère de son ex-mari). Après
avoir dansé pour Hérode et sur le conseil de sa mère, Salomé réclame la tête de JeanBaptiste.
 Tout récit lacunaire est susceptible d’éveiller l’imagination… Le personnage de
Salomé est réinvesti au 19ème siècle par plusieurs grands écrivains, qui
s’approprient le mythe pour le réécrire en comblant les interstices des deux textes
bibliques. On observe ainsi, entre 1850 et 1900, une réapparition massive de cette
figure dans la littérature.
 D’une version à l’autre, les différences dans la réécriture de l’histoire sont
extrêmement intéressantes: une étude comparative permet notamment de révéler
l’originalité du traitement de Wilde et de Strauss (cf. présentation de Cécile Houillon la
séance prochaine).
 Si le mythe de Salomé trouve un terreau fertile pour s’épanouir autour de 1900, c’est
qu’il s’inscrit assez idéalement dans l’air du temps – et ce pour plusieurs raisons.
La figure de la femme fatale
 D’une part, parce que
. la thématique de la femme fatale est récurrente dans
toutes les disciplines artistiques de l’époque.
 Les artistes, avec un certain goût pour le morbide, s’intéressent
passionnément à l’image de la femme émancipée, de la femme séductrice et
castratrice tout à la fois, qui attire et détruit dans le même temps.
Être une femme fatale n’est pas sans danger…
Si celle-ci exerce un pouvoir de fascination
absolu sur les hommes, sa destinée est
toutefois menacée. « Comme la princesse
Salomé est belle ce soir ». « Que l’on tue cette
femme » : la Salomé d’Oscar Wilde s’ouvre et
se conclut sur l’évocation du pouvoir de
séduction envoûtant de la femme, et sur
l’étouffement de ce pouvoir comme seule
échappatoire pour le maintien de l’ordre et de
la bienséance.
Avouons d’emblée que les artistes et scientifiques
de l’époque (psychologues, médecins)
entretiennent une relation assez particulière à
l’image de la femme, entre méfiance et vénération,
entre mépris et adoration presque mystique.
Gustav Klimt, Judith et Holopherne (1901)
Lulu – l’héroïne de Berg inspirée de La
Boîte de Pandore de Wedekind (1913)
– connaîtra elle aussi un sort tragique,
pour citer une autre de ces femmes
fatales typiques du tournant du siècle.
Freud (1856-1939) et les découvertes de la psychanalyse
La naissance de la psychanalyse et la
découverte du rôle central de
l’inconscient dans le développement
psychologique de l’être humain est
évidemment centrale pour
comprendre l’intérêt des artistes pour
la figure de Salomé.
Freud enquête en particulier sur certaines formes de névroses féminines. Il publie le
résultat de ses recherches dans un livre intitulé Etudes sur l’hystérie (1895). Notons au
passages qu’hystérie vient du grec hustera, qui signifie « utérus »… Cette forme de névrose
est ainsi indissociablement liée à la femme. Freud l’explique par la présence d’un
traumatisme ancien, refoulé, qui resurgit chez la jeune femme, généralement au moment
de l’éveil des pulsions sexuelles, sous la forme d’une somatisation qui peut être très
impressionnante.
On ne peut s’empêcher ici de rappeler la phrase d’Hérode, dans le texte de Wilde, à propos
de la lune: « on dirait une femme hystérique qui va chercher des amants partout »… Or,
nous avons déjà eu l’occasion de souligner que la lune (qu’on associe depuis la nuit des
temps à la femme, à cause des cycles de la lune et du caractère soi-disant « lunatique »,
changeant, de la femme) est un double de Salomé.
Nous avons également eu l’occasion de mentionner combien la lignée d’Hérode contenait
d’incestes cachés… Tous ces éléments semblent appeler une lecture psychanalytique du
texte bien dans l’esprit du temps (et encore très actuelle, de ce point de vue).
Plaquette tirée du livre de Freud et de
Breuer Etudes sur l’hystérie (1895).
Par l’hypnose et/ou par le travail
d’associations d’idées, Freud tente de
révéler à la conscience de ses
patientes les traumatismes refoulés
qui ont provoqué la névrose.
Maquette de costume pour Salomé,
Bibliothèque Nationale, Opéra de Paris
La mise en regard des illustrations de crises
d’hystérie (utilisées par Freud dans son ouvrage et
bien connues des médecins de l’Hôpital de la
Salpêtrière, à Paris), avec l’iconographie de l’époque
liée à la figure de Salomé la danseuse, révèle des
parallèles assez troublants.
Ci-contre, une photo de l’actrice Maud Allen dans le
rôle de Salomé, et la Salomé d’Hugo Kraus (1910).
Alla Nazimova dans le rôle de Salomé, dans le
film muet de Charles Bryant sur la pièce
d’Oscar Wilde (1923).
Le goût pour l’Orient:
Autre élément tout aussi typique de l’époque, qui se mêle aux autres inextricablement
pour expliquer le pouvoir d’attraction de Salomé sur les artistes : la princesse est
orientale. Or, le 19ème siècle se passionne pour l’Orient et l’exotisme de façon générale,
et le regain d’intérêt pour Salomé s’inscrit tout à fait dans la mode « pseudo-antique et
pseudo-orientale » de Paris au tournant du siècle.
En témoigne cette délicieuse citation de Paul Valéry, qui introduit une touche de
distanciation bienvenue face à la vogue de l’orientalisme:
« Pour que ce nom *l’Orient+ produise à
l’esprit de quelqu’un son plein et entier
effet, il faut n’avoir jamais été dans la
contrée mal déterminée qu’il désigne. Il
ne faut la connaître par l’image, le récit,
la lecture [...] que de la façon la moins
érudite, la plus inexacte, et même la
plus confuse. C’est ainsi que l’on se
compose une bonne matière de songe.
Il y faut un mélange d’espaces et de
temps, de pseudo-vrai et de faux
certain, d’infimes détails et de vues
grossièrement vastes. C’est là l’Orient
de l’esprit. »
Paul Valéry, « Orientem Versus », in Regards sur le
monde actuel, in Oeuvres, Paris, tome II, p. 104.
Cité par Camille Girard, in «La sphinge vénéneuse,
Salomé autour de 1900», programme du Grand
Théâtre de Genève, janvier 2009.
Gustave Moreau, Salomé (1876)
Le tableau de Gustave Moreau (cf. page précédente), très célèbre, cristallise idéalement
l’engouement de l’époque pour l’exotisme et le rêve, pour cet Orient fantasmé qui est
«matière de songe» –, en même temps qu’il révèle la fascination pour la figure de la
femme fatale. Moreau déploie sa Salomé sur plusieurs années, comme un véritable
« thème et variations » (on compte en tout cas six Salomé, plus toutes les esquisses et
dessins préparatoires). Ce tableau a été présenté pour la première fois en 1876 à Paris,
avec un autre tout aussi célèbre sur le même sujet : L’Apparition (cf. page suivante).
Dans cet autre tableau, la tête de Jean-Baptiste apparaît comme une vision, et semble
thématiser l’affrontement des principes masculins et féminins qui est au coeur des
préoccupations des artistes en cette fin de siècle, comme au centre des réflexions chez
les fondateurs de la psychanalyse.
Ces deux tableaux magnifiques, énigmatiques et plein d’ambiance, sont en outre des
exemples de cet Orient syncrétique, inspiré par des photographies et des récits de
voyage, des croquis de costumes et des dessins de bijoux, sublimés par l’imaginaire
extrêmement riche et inventif de l’artiste. Moreau mélange les influences, et l’on trouve
dans son tableau des références à des objets autant japonais que tibétains (le bonnet
d’Hérode), indiens, arabes, ou archaïsants… (Entre parenthèses, le luxe de la décoration,
dans ce tableau, n’est pas sans rappeler les trésors inestimables qu’Hérode cherche à
proposer à Salomé en échange de la tête de Iokanaan.)
« Moreau refuse la
reconstitution historique
au profit de la puissance
de l’évocation à laquelle
il parvient par
l’accumulation
d’éléments décoratifs
hétéroclites, dans une
esthétique du
mélange. » Camille
Girard, programme du
Grand Théâtre de
Genève (2009).
Gustave Moreau,
L’Apparition (1876)
« Ce riche décor ornemental, caractéristique de l’art du peintre, emprunté aux siècles les
plus reculés, aux civilisations les plus lointaines, rend cette scène difficile à situer dans
l’espace et le temps et ajoute à son caractère énigmatique », écrit un autre historien de
l’art sur le site internet du Musée Gustave Moreau de Paris (http://museemoreau.fr/objet/lapparition).
Le tableau de Moreau était bien connu et fort admiré par Oscar Wilde et par Flaubert avant
lui, qui s’en inspira pour Hérodiade, l’un de ses Trois Contes (1877). (Autre source littéraire
traitant du mythe de Salomé, et autre modèle important de Wilde). Il fait en outre l’objet
d’une extraordinaire description dans l’un des romans les plus connus de l’époque : A
rebours de Joris-Karl Huysmans (1884).
Karl-Joril Huysmans,
A rebours (1884)
Flaubert, «Hérodiade» tirée des Trois Contes (1877)
Dans ce texte, Huysmans met en scène un dandy esthète et excentrique, nommé des
Esseintes, qui s’isole de la civilisation pour s’adonner à l’étude et à la contemplation,
dans l’oisiveté la plus totale. Dans son cabinet luxueux, rempli d’objets précieux, rares
et raffinés, d’ouvrages et d’oeuvres d’art, il se livre à loisir à ses réflexions sur l’art et
la littérature. Or, parmi les œuvres fétiches de Des Esseintes se trouve… Salomé et
L’Apparition: les deux tableaux de Gustave Moreau, que Des Esseintes a tout
simplement achetés!
Karl-Joril Huysmans, A rebours (1884), chapitre 5:
« Il avait voulu, pour la délectation de son esprit et la joie de ses yeux,
quelques œuvres suggestives le jetant dans un monde inconnu, lui dévoilant
les traces de nouvelles conjectures, lui ébranlant le système nerveux par
d'érudites hystéries, par des cauchemars compliqués, par des visions
nonchalantes et atroces. Entre tous, un artiste existait dont le talent le ravissait
en de longs transports, Gustave Moreau.»
« D’érudites hystéries et des cauchemars compliqués »… Des Esseintes sera le modèle de
la génération décadente, elle aussi à la recherche de plaisirs coûteux, de sensations
érotiques nouvelles, de vices rares - oisive, inactive, cultivant le spleen et l’ennui. Notre
héros (ou plutôt, notre anti-héros) ressemble d’ailleurs fort à un certain… Oscar Wilde,
bien sûr, qui désigna explicitement A rebours comme une source d’inspiration majeure de
son roman Le Portrait de Dorian Gray.
Le symbolisme
Un mouvement esthétique, touchant toutes les disciplines artistiques de l’époque, lié à
une recherche d’un ordre autre que la réalité, explique enfin l’intérêt pour une figure telle
que Salomé, de Moreau à Oscar Wilde en passant par Huysmans (et bien d’autres auteurs
encore): le symbolisme.
 Le mouvement symboliste, à la fin du 19ème siècle, s’est opposé au réalisme et au
naturalisme - deux autres mouvements très importants de cette époque.
 Les symbolistes et les décadents sont des « esthètes désenchantés » pour reprendre
une expression de Jean-Michel Brèque (in Avant-Scène Opéra, p. 78), opposant à la
vulgarité bourgeoise le raffinement et la préciosité.
 Fuyant le positivisme et l’idée du progrès auquel ils ne veulent plus croire, les
symbolistes opposent à une description logique et objective de la réalité une
évocation profondément subjective, visant à accéder à l’impression de la réalité
plutôt qu’à la réalité elle-même.
 Cette évocation, toujours très suggestive, utilise volontiers des images et des
associations d’idées. En exploitant les correspondances et le décloisonnement
des sens, les poètes symbolistes, dans le sillage de Baudelaire, font se répondre
les sons et les couleurs, les parfums et les sensations tactiles, pour tenter de
percer le lien mystérieux entre le monde sensible et le monde des idées.
 On ne peut s’empêcher de penser à cette citation du dernier monologue de
Salomé: «Ta voix était un encensoir qui répandait d’étranges parfums,
et quand je te regardais j’entendais une musique étrange!»
 Enviant à la musique sa capacité à parler à l’esprit sans passer par l’intellect, les poètes
symbolistes accordent en outre beaucoup d’importance à la musicalité du texte:
l’harmonie des sons et des rythmes permettra elle aussi d’accéder à une
compréhension plus intime des mystères de la réalité.
 Mallarmé, le chef de file du mouvement symboliste en littérature, parlait même de la
nécessité, pour le poète, de « reprendre son bien à la musique »… Notons au passage
qu’il fut lui aussi auteur d’un poèmes explorant la figure de Salomé : «Hérodiade». Un
autre poème, initialement inclus dans «Hérodiade», traite de ce mythe: « Le Cantique
de Saint-Jean ». Mentionnons enfin que Mallarmé avait salué la pièce de Wilde comme
offrant une « évocation définitive » de la princesse juive (lettre non publiée de
Mallarmé à Oscar Wilde, 1893, cité par le Cambridge Opera Handbook en p. 21).
Richard Strauss et Salomé
Vivant à Vienne, lieu de naissance de la psychanalyse, capitale culturelle bouillonnante au
tournant du siècle tandis que grandissent les conflit de la vieille Europe à la veille de la
1ère Guerre Mondiale, Richard Strauss a dû voir se refléter dans ce texte les échos de
plusieurs des préoccupations majeures de son temps.
La musicalité du texte de Wilde, en outre, bâti sur de nombreuses répétitions, sur des
motifs faisant presque figure de leitmotivs au sens musical du terme, est un autre
élément qui explique certainement l’intérêt de Strauss pour cette pièce.
« Les phrases répétées de Salomé, qui la rendent homogènes comme l’est un morceau de
musique par le fait de motifs répétés, sont et furent pour moi l’équivalent artistique des
refrains de nos ballades ». (Lettres d’Oscar Wilde, cité par JMB, Avant-Scène Opéra, p. 84)
La présence de la danse au coeur du propos (la musique, à travers la danse, est
l’instrument de la séduction), l’importance de la voix dans l’argument (c’est par sa voix
que le pouvoir de conviction de Iokanaan opère – cette voix qui vient des profondeurs,
qui terrorise et fascine tout à la fois) : tous ces éléments ont dû sembler à Strauss de
l’ordre de la prémonition ! Il fallait écrire sur ce texte un opéra, l’affaire était claire.
« Et maintenant que la danse et surtout la scène finale sont baignées de
musique, il ne faut pas être sorcier pour expliquer que la pièce "réclame la
musique à cor et à cri". Certes oui, mais encore fallait-il le voir ! ».
Richard Strauss, in Anecdotes et Souvenirs, p. 42. (J’utilise ici la traduction de
l’Avant-Scène Opéra, p. 60, qui me semble meilleure.)
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