Position thèse - Université Paris

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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE III
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : Littératures françaises et comparée
Présentée et soutenue par :
Martine OLLION
le : 6 décembre 2014
Face à la critique : Salomé, Oscar Wilde, Lugné-Poe et Richard Strauss.
Paris, 1891-1910
Sous la direction de :
M. Bertrand MARCHAL – Professeur, Université Paris-Sorbonne
Membres du jury :
M. Pascal AQUIEN – Professeur, Université Paris-Sorbonne
Mme Mireille DOTTIN-ORSINI – Professeur, Université Toulouse-Le-Mirail
M. Guy DUCREY – Professeur, Université Marc Bloch-Strasbourg II
M. Bertrand MARCHAL – Professeur, Université Paris-Sorbonne
Au début des années 1890, Oscar Wilde entreprend de se faire un nom à Paris. En trois ans
il y acquiert une certaine notoriété en tant que personnalité recherchée par les esthètes et les
Salons, et aussi en tant qu’écrivain, à travers la publication anglaise du Portrait de Dorian Gray,
en particulier. Il y écrit Salomé, pièce d’inspiration symboliste.
Le mythe connaît, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, une incroyable fortune. Salomé
d’Oscar Wilde pourrait donc n’être qu’un épiphénomène de cette activité créatrice intense.
Fin 1891 commence la première réception – par anticipation – de Salomé. Quelques
quotidiens se font brièvement l’écho d’une lecture de Salomé que Wilde a donnée devant un
public d’invités au Théâtre-d’Art de Paul Fort. Mais ce théâtre ne créera pas la pièce et Wilde
envisage alors de créer sa pièce à Londres. Les répétitions commencent à la mi-juin 1892. La
pièce, son auteur et le fait que Sarah Bernhardt, l’icône-actrice, s’apprête à en incarner le rôle-titre,
intéressent à tel point que plusieurs personnalités françaises se rendent à Londres pour assister aux
répétitions. Une semaine plus tard, Salomé est censurée, interdite de représentation par le Grand
Chambellan de la Maison royale. Ces événements créent les conditions d’une première réception
critique parisienne d’un spectacle qui n’aura pourtant pas lieu.
Le texte de la pièce est publié un an plus tard par un petit éditeur, La Librairie de l’Art
indépendant. Si on le compare aux articles nombreux et bruyants de 1892, l’accueil critique de la
publication de Salomé en 1893 est, en revanche, très discret.
S’il n’est pas certain que Salomé soit alors parvenue à acquérir une existence propre, hors
de l’ombre portée par son créateur, ne constitue-t-elle pas, symboliquement, l’œuvre point
d’orgue, l’acmé d’Oscar Wilde, et le point de rupture d’un équilibre précaire, l’amorce – malgré
de nouveaux succès de théâtre à venir – de la chute de l’écrivain et de l’homme ?
Oscar Wilde semble refermer sa parenthèse symboliste en 1894, après la traduction
anglaise de Salomé illustrée par Aubrey Beardsley, et conforte sa position d’auteur de comédies à
succès en Angleterre, avant qu’en 1895, des procès puis une terrible condamnation ne ruinent sa
vie et son œuvre.
Tout porte alors à croire que Salomé, sa pièce « française » incréée, va disparaître, oubliée,
comme son auteur dans les profondeurs des prisons où il purge sa lourde peine.
Il n’en sera rien. Si le poète franco-américain Stuart Merrill échoue à créer, de la part de la
communauté littéraire et artistique française, un vaste courant de solidarité envers le poète, les
initiateurs du mouvement conviennent que, puisque les hommes ne parlent pas pour lui, l’une de
ses œuvres doit parler pour Oscar Wilde. Et, justement, « il existait de lui une pièce de prose
française que Sarah Bernhardt répéta et que la censure interdit à Londres. Nous parlâmes du projet
avec M. Lugné-Poe, il l’adopta. »1 Pourtant, ce jeune metteur en scène français, créateur du
Théâtre de L’Œuvre, ne paraît pas avoir été des proches de Wilde lors de ses séjours parisiens
triomphaux. C’est donc avant tout le drame personnel que vit Wilde – très relaté par la presse
parisienne – qui crée, dans une certaine mesure, un halo d’attente autour de Salomé, et qui lui
bénéficiera, en une deuxième réception critique.
Six années plus tard, après qu’Oscar Wilde, libéré en 1897, est revenu s’installer en France
et mourir en 1900 à Paris – tous faits qui ont été relayés par la presse française – un compositeur
allemand, déjà célèbre au-delà des frontières de son pays, Richard Strauss, cherche le sujet d’un
opéra. Il voit jouer Salomé au théâtre à Berlin et s’en empare pour en faire le livret de sa prochaine
œuvre lyrique. Il compose son opéra à partir d’un livret allemand, mais entend lui donner une
couleur « française » et entreprend, en parallèle, un second « original », en français. À la même
époque, un compositeur français, Antoine Mariotte, écrit une Salomé, également à partir du texte
d’Oscar Wilde. Il y aura duel des deux Salomé, dans le contexte d’un nouvel affrontement à venir
entre deux nations, la France et l’Allemagne.
En jaillissant sur les scènes lyriques, Salomé a provoqué un bouleversement des esprits et
un débordement d’affects durables et remarquables. Créée en 1905 à Dresde, l’œuvre de Richard
Strauss arrive à Paris en 1907, précédée puis accompagnée par une réception surabondante, qui ne
faiblira pratiquement pas jusqu’à l’entrée de l’œuvre au Répertoire de l’Opéra de Paris en 1910,
où les critiques trouveront comme un second souffle.
Si l’entrée de Salomé au répertoire de l’Académie nationale de musique en 1910 n’est que
l’aboutissement d’un long processus, il en va tout autrement pour la Salomé d’Antoine Mariotte
qui connaît, cette année-là, sa première création parisienne, après de longues et pénibles
tribulations. On assiste donc, cette fois, à une double réception, même si certains
critiques objectent que les deux œuvres ne sont pas comparables et qu’il serait tout à fait
« inutile » de s’y risquer »2.
Salomé, d’Oscar Wilde à Richard Strauss, se trouve être aujourd’hui la dépositaire, et
comme l’héritière du mythe. Elle est la seule à pouvoir revendiquer un destin, littéraire, théâtral et
musical aussi universel.
1
Henry Bauër, « Oscar Wilde à l’Œuvre », L’Écho de Paris, 10 février 1896., p. 1.
2
Michel-Dimitri Calvocoressi, Gil Blas, 23 avril 1910.
Qu’est-ce qui a fait que cette Salomé soit principalement celle dont on se souvient
aujourd’hui ? Comment est-elle devenue, d’Oscar Wilde à Richard Strauss, via Lugné-Poe, une
œuvre populaire ? A-t-elle bénéficié successivement de hasards incroyablement heureux, qui lui
ont permis de parvenir au destin glorieux que nous lui connaissons ? Vaut-elle pour elle-même,
œuvre littéraire, dramatique et musicale remarquable ? Vaut-elle par son créateur initial ? Vautelle par les pygmalions qui l’ont ensuite portée tour à tour ? Vaut-elle par les contextes culturels,
sociétaux et politiques qui ont entouré ses premières apparitions ? Et quelle part y ont la presse,
les revues et les critiques qui l’ont accompagnée pendant les quelque vingt premières années de sa
vie ?
Il nous paraît que Salomé intéresse et interroge à la fois, et sans exclusive, l’histoire
littéraire, dramatique et musicale, l’histoire culturelle et celle des « médias », l’histoire religieuse
ou politique, et encore la psychanalyse aussi bien que le devenir des femmes. Par les formes
diverses qu’elle a prises, par l’espace qu’elle occupe au sein du champ littéraire et artistique
parisien, elle illustre et accompagne les mutations culturelles, sociétales et politiques à l’œuvre
dans la société française du temps.
Car elle constitue un exemple fort de cosmopolitisme artistique, dont Paris se trouve
constituer un point d’ancrage majeur. Cette œuvre- phénix paraît dire quelque chose qui
transcende les genres et le temps et qui en fait un objet durable de glose. Aussi avons-nous choisi,
pour en rendre compte, le prisme de ses réceptions critiques successives.
Ce travail se veut une étude de cas : l’histoire de la première réception critique parisienne
de Salomé, de 1891 à 1910. Il s’agit d’une réception verticale, sur la durée, et dans l’épaisseur, qui
convoque trois genres critiques – littéraire, dramatique et musical – en en reflétant les évolutions
et les confusions.
Une réception qui touche à trois histoires culturelles et nationales, celles de la France, de
l’Allemagne et de l’Angleterre. La réception d’une œuvre au miroir de ses trois « pères », qui sont
trois personnalités à la notoriété presque saturante : Oscar Wilde, Lugné-Poe et Richard Strauss.
Les figures d’Oscar Wilde et de Richard Strauss et, plus modestement, de Lugné-Poe, ont
donné lieu à de nombreuses études françaises et étrangères : biographies, essais, et aussi travaux
de réception sur ces créateurs et leurs œuvres, parus en ouvrages ou en revues.
Il nous paraît cependant que l’étude de la réception parisienne de Salomé depuis
l’émergence de l’œuvre de Wilde jusqu’à la consécration de l’opéra de Richard Strauss restait à
faire, car elle vaut d’être prise en compte à soi seule, en tant qu’objet d’étude, en ce qu’elle
concourt à ériger et à sédimenter progressivement Salomé en œuvre d’art total, à travers trois
créateurs et trois œuvres finalement fusionnées.
La documentation sur un tel sujet, à un moment aussi important de l’histoire de la presse et
des revues, abonde. L’enjeu, tout d’abord, a été de définir le volume et la diversité des textes à
rassembler sur une période d’une vingtaine d’années et de les localiser : le corpus s’est révélé
potentiellement énorme. L’idée était bien de rendre compte de la variété générique et de contenu
de ces écrits, de leurs richesses comme de leurs pauvretés, de leurs variations de ton et de plumes,
et non de leur masse écrasante. Nous avons donc opéré des choix, et la consultabilité fluctuante
des documents en a opéré d’autres qui n’étaient pas désirés. Nous avons in fine tenté d’établir un
équilibre acceptable entre les impératifs de sélection, de représentativité et de disponibilité, parfois
difficilement conciliables.
Au volume de textes issus de la presse et des revues, est venu s’ajouter un ensemble
d’écrits de critique indirecte ou de contexte. « Journaux » personnels, « Mémoires »,
« Souvenirs », « Correspondances » parfois croisées, textes isolés, ils constituent une autre forme
de sources qui nourrissent et complètent souvent les sources de critique directe en leur apportant
des éclairages différents.
Le corpus étudié ne prétend pas à l’exhaustivité, mais à être un socle suffisamment solide
pour tenter d’élaborer une mosaïque de la réception critique de Salomé entre 1891 et 1910.
Des critiques ont montré qu’il existe une forme de fraternité entre Wilde et Strauss, que
l’on pourrait étendre, partiellement, à Lugné-Poe. En effet, tous trois se revendiquent comme des
hommes « qui ont quelque chose à dire », des hommes de « mots » : Wilde dans sa quête d’un
équilibre entre sa parole-œuvre et son œuvre écrite ; Lugné-Poe dans son rapport aux textes et
dans sa manière de les servir ; Strauss, en tant que musicien « littéraire », dont la musique jaillit
d’un texte, et qui paraît souffrir pour composer quand le support du texte manque.
Au cours de la période 1891-1910,
les textes critiques ont aussi marqué plusieurs
inflexions en ce qui concerne Salomé et ses rapports à ses différents publics. L’œuvre d’Oscar
Wilde est d’abord accueillie, dans l’ombre de son créateur, comme appréciée des seuls esthètes et
dandys à qui elle serait par essence destinée. En 1896, au public d’esthètes qui est pour partie celui
du Théâtre de L’Œuvre, se joignent des militants de la cause wildienne, écrivains et artistes, des
« hommes de bonne volonté », au point que la presse se demandera, étonnée, si le public de
Salomé était bien le « public habituel » de L’Œuvre. L’opéra de Richard Strauss, enfin, va faire
éclater ces premiers cadres étroits, et gagner à Salomé un public beaucoup plus large, le « grand »
public.
L’appétence littéraire et artistique pour le mythe de Salomé au XIXe siècle a servi sa
postérité populaire, dans un jeu d’échanges entre basse et haute culture, un passage entre culture
élitaire et culture grand public. Salomé d’Oscar Wilde, revisitée plusieurs fois dans des genres
divers et complémentaires, en est la mise en exergue.
Les lecteurs, puis les publics, ont-ils fait le succès de Salomé, donnant ainsi raison à
Francisque Sarcey qui disait dès 1894 que le public faisait ou défaisait la gloire d’une pièce contre
les critiques, idée aisément transposable à un opéra ?
Il apparaît que ce sont plutôt les critiques qui ont fait largement les premiers succès de
Salomé. Mais cette affirmation appelle quelques nuances. Oscar Wilde a en effet assumé le rôle de
médiateur, de tremplin pour cette œuvre qu’il a étroitement enchâssée dans sa vie. Lugné-Poe a
été, pour sa part, à la fois une passerelle de hasard entre Wilde et Strauss, à la fois la nécessaire,
bien qu’involontaire jonction entre Wilde et Strauss, la clé d’accès à Salomé pour le compositeur
par le truchement de la représentation de la pièce au théâtre de Max Reinhardt en 1902. Mais il
demeure que ce sont surtout les critiques de revues ou de presse, littéraires et surtout dramatiques
et musicaux qui, même contraires à Salomé, lui ont offert une chambre d’échos et ont favorisé son
destin.
Les critiques reconnaissent unanimement que les deux opéras Salomé qui se disputent les
scènes parisiennes en 1910 sont redevables à l’œuvre initiale d’Oscar Wilde. Tout se passe comme
si, avec cette œuvre, il prenait à nouveau, et durablement, sa place d’écrivain dans un paysage
culturel français apaisé à son endroit. Loin des accusations de plagiat dont il a été victime, on lui
accorde in fine la paternité de la première Salomé. De même, écrit-on dans de nombreux articles
que le compositeur allemand a écrit la musique « qu’il fallait » à Salomé.
Richard Strauss va donc donner à l’œuvre de Wilde une forme d’immortalité. Ne pourrait-on
aller jusqu’à écrire qu’avec Salomé, Strauss offre à Wilde un destin, post-mortem, qui a quelque
ressemblance avec celui du héros de Mort et transfiguration ou de celui d’Une Vie de Héros?
En cette Salomé straussienne résonne aussi quelque chose d’une œuvre française, malgré les
accommodements linguistiques pluriels et complexes dont elle a été l’objet.
Salomé, œuvre « transgenre », doit à Wilde autant qu’à Strauss, et beaucoup à Lugné-Poe.
Elle exige la littérature, la musique et la danse, et Richard Strauss l’a compris. De plus, quoi qu’en
aient écrit Romain Rolland et Hugo von Hoffmannsthal, avec Salomé, Strauss a bien « sauté pardessus le XIXe siècle » et créé une œuvre finalement atemporelle, grâce à la fusion incandescente
et réussie de ses héritages et de ses influences successifs.
Avec Richard Strauss, on assiste non pas à une renaissance de Salomé, mais à
l’achèvement, la complétude d’un acte créateur, à la survenue d’une œuvre totale, composée, pardelà le temps et les genres artistiques, à quatre mains … auxquelles s’est joint un indispensable et
talentueux tourneur de pages.
Salomé, phénomène artistique majeur, est une caisse de résonance de son époque. Sa
réception critique apparaît comme une vision kaléidoscopique de la société française sous la
Troisième République, et permet aussi, à travers les combinaisons plurielles de ces fragments
colorés, une appréhension de l'Europe culturelle de l’avant-Première Guerre mondiale.
Le plan de ce travail s’est structuré, au fil du temps, en un prologue, trois parties et un
épilogue, autour d’une chronologie qui s’étend de 1891 à 1910. Comme Salomé, dont la trame est
construite en un crescendo ininterrompu, et dont le genre trouvera sa forme ultime avec l’œuvre
lyrique, sa réception s’organise en un continuum ascendant. Aussi, une fois posé le prologue – il
n’existe ni chez Wilde ni chez Strauss – qui nous a permis de poser le contexte, avons-nous suivi
cette ligne.
À la première trille de clarinette qui ouvre l’opéra, suivie de la première phrase de
Narraboth correspondent, en quelque sorte, les premiers véritables pas d’Oscar Wilde vers ses
années de gloire parisienne auxquelles Salomé appartient, et les premiers textes de réception qui y
font écho. Dans cette mise en perspective, l’année 1896 où prend place la réception de la pièce
créée par Lugné-Poe, tandis qu’Oscar Wilde est emprisonné, peut refléter la situation de Iokanaan
emprisonné dans la citerne. En 1907 se situe l’acmé de la réception critique avec la création de
l’opéra à Paris, dont on peut voir le parallèle avec ce qui a été appelé le « climax » de l’intrigue.
1910, enfin, peut figurer la « normalisation », « l’épilogue » des nombreuses tourmentes que
l’œuvre a traversées, avec l’entrée de Salomé au répertoire de l’Opéra de Paris, comme, après un
silence, la phrase finale d’Hérode et le choc des boucliers écrasant Salomé, évoquent le retour à
l’ordre d’une société dont les codes ont été, un temps, bouleversés.
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