Petite archéologie de la notion de valeur

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Petite archéologie
de la notion de valeur
Celui qui désire connaître la théorie marxiste de la marchandise, de la forme valeur et de
la substance valeur, du travail général-abstrait, du fétichisme de la marchandise et de la
“réification” (mise en avant par la suite, entre autres, par Lukacs), se heurte rapidement à de
grandes difficultés s’il ou si elle ne se contente que d’une version superficielle. On peut se
satisfaire par exemple de l’“explication” selon laquelle, avec la production marchande et la
monétarisation, les rapports sociaux vis-à-vis des hommes se seraient autonomisés, sans pour
cela aller plus loin et se demander pourquoi cette autonomisation est intervenue : par exemple,
à la suite d’un parasitisme naturel qui peut se développer à partir d’une symbiose ? Jacques
Camatte, dont l’ouvrage : Capital et Gemeinwesen offre quelques analyses brillantes et
contourne la théorie des classes ainsi que Marx lui-même, explicite la magie de
la marchandise : il s’agirait du phénomène du centre “disparu” (escamoté”(*)). Il serait
“attaché” à la marchandise, et naturellement à l’argent qui est sa forme la plus pure, une
certaine faculté potentielle, une certaine puissance potentielle (la “valeur”) sur les autres
marchandises qui s’opposent à elle sur le marché, du fait de leur caractère concret, et, dans
cette affaire, le travail qui produit la valeur serait “oublié”. D’où la naturalisation d’un rapport
social. Les “rapports sociaux” mentionnés correspondraient selon cette interprétation au
“travail”, plus précisément : à un rapport de travail, et encore plus précisément : au rapport
classiste d’exploitation entre la classe ouvrière produisant la valeur et la classe capitaliste, qui
rémunère certes la reproduction individuelle et relative à l’espèce, mais qui s’approprie les
valeurs produites. Cette interprétation est classiquement classiste. Elle omet qu’il s’agit, à
propos de ce “travail” (la substance de la valeur), d’un travail qui se déroule dans le rapport
social de la non-socialité, c'est-à-dire du capital, et non pas du travail qui s’effectue parmi
toutes les relations sociales, par exemple celles du féodalisme. Telle est l’une des nombreuses
interprétations vulgaires du premier chapitre du Capital, livre I.
H. G. Backhaus, un “appasionado” du Marx philosophe, fait ouvrir les yeux (dans
Dialektik der Wertform. Untersuchungen zur Marxschen Ökonomiekritik [Dialectique de la
forme valeur. Recherches sur la critique de l’économie chez Marx]) sur les difficultés de
compréhension de ce premier chapitre célèbre qui représente l’entrée ardue dans l’analyse et
la reproduction conceptuelle de ce complexe qu’est l’“économie”.
Au début, c’est l’étonnement : les universaux, les catégories et les concepts, ne se
révèlent pas être simplement des ingrédients du sujet pensant, et donc des aides purement
pratiques de rangement destinées à venir à bout d’une réalité complexe, comme le sont les
systèmes de classification qui sont différents selon l’ethnie, ou l’époque historique, et qui
peuvent pour ainsi dire varier dans un cadre pragmatique-fonctionnel : la “société” en tant que
totalité globale s’avère être réellement une définition intégrative des individus. Le fait de
parler de “société” n’est pas totalitaire, mais il dévoile un rapport totalitaire (la médiation
(*)
En français dans le texte. (NdT).
universelle par l’argent et le capital, lequel constitue l’essence de la société). Il en est de
même pour la valeur : la valeur n’est pas ce qui reste de la marchandise après qu’on a fait
abstraction de toutes les propriétés naturelles qui la transforment en objet de désir sensuel,
intellectuel, esthétique ou moral, mais elle est une véritable abstraction qui apparaît dans
l’échange d’équivalent : que les hommes le sachent ou non, lorsqu’ils s’engagent dans une
relation d’échange et qu’ils réduisent des choses répondant à des usages ou à des satisfactions
de natures les plus variées (dans le vocabulaire marxiste : “valeur d’usage”) en valeurs
d’échange, ils accomplissent socialement-réellement une opération conceptuelle. La
conceptualisation ne se situe pas simplement et uniquement dans la tête de l’homme qui
réfléchit à l’échange, mais dans la réalité elle-même. Si le positivisme ne reconnaît que des
actes d’échange et non pas l’essence qui s’y niche, il démontre alors justement en cela qu’il
méconnaît, en ce qui concerne tout un tas d’actes, la dynamique qui les engendre. Il s’agit
essentiellement de la naturalisation du social : d’une existence humaine fondée sur l’argent et
sur le capital ; ce dernier est légitimé, et même sacralisé par la nature, comme étant la cause
profonde de l’être-ensemble humain ; la supériorité du social fait apparaître la société comme
la première nature.
On peut assurément parler ici de fétichisme, mais seulement d’un fétichisme
entièrement immanent. Le fétiche de la valeur abstraite-concrète, suprasensible-sensible, du
produit de la création de valeur dans le procès capitaliste, est entièrement temporel-idéel. Il
manque tout lien avec une unité, un infini, un absolument non-réel, universels. Le capital et la
valeur sont des créatures de l’esprit humain et de la praxis humaine, et non pas des
émanations d’une divinité. Il existe également dans l’objet sacré (“fétiche”, relique,
accessoires rituels, etc.), une tension (quelque chose d’analogue avec la valeur d’usage versus
la valeur d’échange) entre le caractère concret et le contenu spirituel. Mais les différences
phénoménales sont remarquables : si la valeur de la marchandise dérive d’une
“transcendance” immanente (complexe de l’économie, c’est ainsi que nous l’avons appelée
ici), la sacralité dérive en revanche d’une cosmologie mythique fondée sur des pratiques
rituelles ou sur une liturgie religieuse (voir à ce propos la critique du livre de R. A. Rappaport
dans le présent cahier). La marchandise est le corps (fortuit) de la valeur ou le facteur du
procès de valorisation. Dans l’objet sacré, la relation entre l’aspect physique de l’objet et sa
signification sacrée n’est pas fortuite ; c’est pourquoi il n’est pas non plus aliénable. Ou bien
devrait-on pouvoir parler réellement, à propos du fétichisme de la marchandise, de la forme
économique-rationnelle du mystère de l’absolu qui se concrétise dans le particulier ?
Revenons encore une fois à la marchandise, et à la marchandise par excellence(*), c'està-dire à l’argent. Si nous ne pouvons pas contester son être réel et objectif à la valeur, l’on ne
peut pas non plus parler seulement, à propos de la fétichisation du capital et de la
marchandise, de fausse conscience. Les marchandises sont déjà transformées de manière
structurelle-idéelle en argent/capital, et pas seulement dans l’opinion des individus. Nous
trouverions donc ici aussi une conscience collectrice in concreto. En outre, on pourrait
apporter la preuve qu’il y a quelque chose d’aussi contradictoire qu’une “pensée irréfléchie”
dans le processus d’échange.
Le secret de l’argent réside dans le fétichisme de la marchandise, lequel se rapporte
globalement au monde des marchandises (la marchandise “monde”). Le fétichisme n’est, ainsi
qu’Adorno l’affirme dans une conférence de 1962, en rien psychologique, et il n’est pas par
conséquent une pathologie individuelle-psychique comme le fétichisme psychanalytique. Il
s’agit donc ici de l’aspect subjectif de l’abstraction réelle qui fait apparaître la marchandise
comme une chose en soi. Il faut en revanche souligner que le développement du complexe de
l’“économie” implique un certain stade de développement mental : la rationalité. Cela
(*)
En français dans le texte. (NdT).
s’exprime dans le fait que, tout au long du Moyen-âge européen, il ne peut être encore
question de parler en majeure partie d’un marché transparent avec une commensurabilité
universelle des biens. On connaît bien les proportions tarifaires dans l’échange des “produits
excédentaires” traditionnels les uns contre les autres, par exemple du bœuf contre des
vêtements de laine en Islande, ou bien aussi le barème des pénitences pour compenser les
infractions à la loi dans le Pentateuque. Un exemple amusant : encore au début du XIX° siècle
dans l’archipel Bismarck, les poissons étaient échangés contre des colliers de coquillages de
même longueur. En Inde, les honoraires du médecin devaient être fixés de manière
extrêmement différenciée, en fonction de la position du patient : le gouverneur de province
payait un char à bœufs, le paysan un jeune bœuf. Nous sommes ici manifestement très loin du
point de vue économique. Que devaient donc régler les proportions d’échange si la vraie
valeur des marchandises ne se réalisait pas encore à l’aide du prix, en tant que produit de la
concurrence ? On a le sentiment d’être renvoyé aux actes d’évaluation dans les expériences de
Piaget : des enfants au stade pré-opérationnel mesurent le volume de liquides dans différents
récipients de verre exclusivement en fonction de la hauteur, et ils négligent donc la base de
ces récipients comme cofacteur du volume. Cette façon de procéder est très imprécise, mais
pas complètement erronée. C’est ainsi que les rapports d’échange traditionnels ont pu se
mettre en place à l’époque (voir Gerloff et Gottl). Simmel insiste sur le fait que des hommes
qui n’étaient pas habitués au marché universel ne se sentaient pas du tout à l’aise lors de
l’échange de produits inhabituels et – c’était pour lui une confirmation de la théorie subjective
de la valeur – qu’ils se laissaient guider par leur désir immédiat, et donc qu’ils
n’accomplissaient pas des actes d’évaluation rationnels.
L’abstraction réelle dans la circulation des marchandises et de l’argent est aussi une
abstraction subjective, c’est ce que nous avons fait ressortir plus haut. Elle repose sur un stade
déterminé de l’évolution de la conscience des agents dans le rapport d’échange. Les marxistes
avaient toujours tendance à nier une telle prédisposition à agir de manière adéquate chez les
hommes qui se situent dans le capital (ou dans les stades qui le précèdent dans le complexe de
l’“économie”), car ils flairaient un chauvinisme de civilisation dans le discours de l’évolution
mentale et culturelle. La disposition psychologique propre à un esprit simple que possèdent
les gauches (des travailleuses sociales déguisées !) arrivait et arriverait de mieux en mieux à
point nommé pour voir une nécessité de type objectif dans la conscience erronée des masses.
Les masses seraient donc des objets, des victimes : de leurs chefs, des idéologies
réactionnaires, de la tentation de la consommation, de l’immédiatisme, du trade-unionisme, ou
même du fétichisme de la marchandise. Je crois qu’il faut considérer cette théorie de la
victime pour le dernier et le plus grand affront fait aux masses, car les hommes ne sont certes
pas forcément individuels, mais assurément responsables de leurs collectivités et de leurs
sociétés. Responsables du fait qu’ils sont en grand nombre (l’on devrait en venir à parler ici
du caractère incontrôlé parallèle du procès de la valeur et de l’explosion démographique), de
leur servitude démocratique, de leur mise sous tutelle civilisatrice, de leur dessaisissement au
profit du marché, de leur excitation due aux plus bas instincts : envie, rancœur, cupidité,
agressivité, etc., qui se manifestent aussi bien individuellement que socialement.
Le développement du complexe “économie” est donc certainement lié au développement de la rationalité et il concerne, en dehors du marché, le métabolisme homme-nature,
qui est maintenant considéré de façon concrète-objective, et celui-ci à l’intérieur de la nature
elle-même. On y trouve maintenant des relations d’équilibre de systèmes qui dépendent
énergétiquement, matériellement et aussi informationellement, du monde extérieur. De tels
rapports d’échange bien réglés existent déjà à un niveau pré-biologique, comme par exemple
entre les anions et les cations en chimie. Et l’on n’a pas le droit d’ignorer à sa guise cet ordre
des choses, même si une marge de manœuvre pour le changement est essentielle pour la vie.
La rationalité universelle se retrouve dans la pensée interconnectée, dans l’écologie, elle
reconnaît les impondérabilités de l’intervention humaine dans les procès de la nature.
Mais on n’en est pas resté à l’échange rationnel, qui remplaça des proportions
d’échange “d’airain”, fixées par la coutume et la loi mythique pour des “biens excédentaires”
particuliers, par une monnaie de compte universelle, un moyen d’échange et de paiement pour
un marché cosmopolite, entièrement transparent ! La rationalité d’une médiation universelle
porte en soi la dynamique impossible à freiner de la perversion du rapport moyen-but en soi,
de sorte que finalement les biens deviennent des marchandises, dont l’essence consiste à être
la forme naturelle de la valeur : le comble de l’irrationalité ! Aujourd'hui encore, il y a des
économistes politiques qui s’illusionnent sur le fait que l’on pourrait créer un ordre
économique naturel, dans lequel des producteurs individuels pourraient échanger, via l’argent,
de manière paisible, universelle et équitable, leurs marchandises sans intentions spéculatives,
selon des règles fixées par papa marché (on parle même d’un marché naturel !) ou bien par
des accords généraux, et dans lequel l’argent resterait donc une pure mesure et un simple
moyen d’échange, et ne dégénèrerait pas en objectif. La rationalité du complexe “économie”
implique cependant une commensurabilité universelle et infinie. Rien n’échappe à la reine
valeur, ou bien à son maréchal unité de valeur. L’unicité (le caractère discret) devient le plusou-moins de cette unité. Entre l’être et le non-être, il y a une infimité de degrés de nuances de
la valeur (continuité).
On assiste à la dissolution de toutes les relations traditionnelles, et le capital, qui attèle
la marchandise force de travail au procès de la valeur qui tire profit d’elle-même, n’est que
l’exécuteur d’un verdict qui prend naissance avec l’argent, lequel, même s’il n’est que peu
purifié de tous les restes pré-économiques, porte en lui le type pur. Mais cette forme pure
correspond à la prise de pouvoir du complexe “économie”, dans lequel l’argent n’est plus une
médiation marginale, mais où il est devenu le but (ultérieurement, l’argent devient à nouveau,
dans ses différentes formes et fonctions, un facteur simplement marginal du procès du
capital). Au début, l’échange, qui se transforme en commerce et dans lequel on fait davantage
d’argent avec l’argent de départ au moyen de l’achat destiné à la revente, repose plus ou
moins sur la tromperie rusée en direction de communautés mythiques, qui ne sont pas
cosmopolites, quand ce n’est pas carrément sur le vol caractérisé. Le commerçant sait là où
les actes d’échange sont disproportionnés et il exploite cette disproportionalité. L’on ne doit
pas s’occuper par ailleurs ici du procès complémentaire, mais ce qui doit être souligné, c’est
le parallélisme entre l’économie de la valeur (et plus tard du capital) qui s’étend (il faut sans
cesse garder devant les yeux qu’il y eut aussi, au plus tard avec le développement de
l’agriculture, un “mode de production familial” (M. Sahlins) d’avant la valeur, à partir duquel
il y eut chez Aristote l’ébauche d’une oikonomia comme science, qui prit une attitude
négative par rapport à la chrémastique des commerçants !) et la mentalité rationaliste. Et en
effet : une production sous l’égide de la valeur, ou mieux : de la plus-value, avait
naturellement un effet rétroactif sur le monde du travail, et même sur tout le mode de vie. Le
commerce, c'est-à-dire une pensée économique fondée sur la valeur, se détache du cosmos
statique traditionnel, relativise les positions, favorise l’évaluation spéculative, non concrète,
accomplit avec facilité la “réincarnation” qui consiste à se sentir à l’aise dans la position d’un
autre, se rend compte de l’effet et du contre-effet (causalité et “pensée interconnectée”),
acquiert une idée de l’immortalité concrète (en l’occurrence sur l’exemple de la valeur qui se
conserve éternellement), et acquiert même déjà une idée de la totalité (du marché mondial
comme interaction des valeurs partielles, des capitaux partiels). Derrière l’image du
commerçant rusé et cupide se cache sans aucun doute quelque vérité, mais aussi le
ressentiment de ceux qui sont restés des balourds intellectuels, des villageois borné. Les
marchands parlent différentes langues, ils développent même leur propre lingua franca
(contre les langues classiques des fonctionnaires littéraires qui sont les piliers de l’État),
ils connaissent les opérations arithmétiques de base, ils maîtrisent la règle de trois, les intérêts
composés. Les mathématiques, et plus tard les sciences de la nature, qui sont une sorte de
commerce spéculatif avec la nature, ne sont-ils pas à porter au crédit du commerce ?
L’histoire du commerce est largement l’histoire du processus de civilisation.
Dans l’ouvrage de Gerloff : Entstehung des Geldes und die Anfänge des Geldwesens
[L’origine de l’argent et les débuts de la finance], l’on trouve un riche matériel
ethnographique et historico-culturel sur l’échange, la valeur, l’argent, et leurs possibles
ébauches. Cela mérite que l’on y regarde de plus près. Voici les affirmations essentielles de
cet ouvrage : l’origine de l’argent (la question de la nature de l’argent est dans la mesure du
possibles éludée) se situe dans le non-économique, dans des pratiques sociales comme : le
cadeau, le don, l’amende, le sacrifice d’un côté, le service, le droit d’hospitalité et le partage
des biens de l’autre côté. Étymologiquement, cette hypothèse fait l’objet d’une certaine
validation : le mot germanique Gelt(*) signifiait une taxe sacrée-cultuelle, et aussi ce qui
rachète une faute (par exemple vis-à-vis de quelqu’un à qui l’on a crevé un œil volontairement
ou involontairement). L’impôt destiné au temple (pour la subsistance des prêtres et des
prêtresses) n’en est pas très éloigné. Les chefs de tribu et les petits rois représentent une
“classe” qui est, elle aussi, exempte du travail physique. Ils manifestent leur puissance et leur
dignité sociale par la possession de richesses, et Gerloff nomme cela Hortgeld [argentrefuge]. Un bon exemple de cela, ce sont les “meules” géantes (elles n’avaient en effet aucune
fonction pratique) des Polynésiens sur l’île de Yap. Leur production est commandée par des
personnes honorables, et elle exige un travail pendant plusieurs mois de beaucoup d’hommes.
Le transport sur l’île est extrêmement délicat (le basalte qui est nécessaire à leur fabrication
n’est pas disponible sur l’île de Yap). Ces pierres sont présentées lors de festivités et elles
sont très étroitement liées à leurs propriétaires, c'est-à-dire de manière pratiquement
inaliénable. L’indemnité de guerre, la prévention de la guerre (et donc des actions de
l’“État”), et parfois l’achat d’une épouse (qui est rien de moins qu’une affaire politiquement
importante), constituent des exceptions. N’y a-t-il pas là déjà une “abstraction réelle” à
constater ? La valeur de ces “meules” n’est en aucun cas fondée seulement sur une réputation
purement subjective (et donc sur une prétention, sur une “fausse conscience”), mais sur un
rapport social qui, lui, est objectif : les meules sont très étroitement liées à leur propriétaire.
Mais celui-ci détient une position sociale centrale : il constitue la compensation entre les
nombreuses économies familiales des groupes en redistribuant les tributs exigés. M. Sahlins et
Meillassoux en arrivent, dans leurs recherches, au résultat selon lequel les petits groupes
peuvent être frappés de contingences et de malheurs dans leur isolement, lequel est nécessité
par la forme qui leur sert à acquérir les moyens de leur subsistance, par exemple la
cueillette/chasse ou le défrichement par le feu. Il y a fréquemment par exemple un
déséquilibre numérique entre les jeunes et les vieux, ou entre les sexes, ou bien encore c’est
une situation critique qui se produit localement. L’instance proto-étatique d’un pouvoir
princier (ou sacerdotal) remédie dans ces cas-là d’une certaine façon à ces problèmes. Les
toutes premières formations étatiques sont en rapport étroit avec la constitution d’un cercle
qui dépasse les limites des “tribus” et des villages. La charte, l’organisation et le pouvoir,
doivent, grâce au regroupement, protéger les communautés relativement petites des
contingences, des aléas de nature extrahumaine et humaine, comme par exemple la vendetta et
des luttes tribales. La sédentarisation fut déjà un pas dans cette direction. Et en particulier,
certaines pratiques agricoles requéraient absolument un peu de régulation afin d’entraver la
dégradation de la base écologique. Que l’on pense à ce propos à l’irrigation et au drainage qui
représentent de sévères atteintes à l’hydro-géographie et à la podologie, ou bien la culture sur
brûlis, l’aménagement de terrains en terrasses, la déforestation ! Une fois encore, on se heurte
(*)
Le mot allemand pour l’argent est Geld. (NdT).
au fait que c’est l’État, au moyen de la loi, du souverain personnel, du culte, de l’organisation,
etc., qui assume les tâches de la protection à long terme des formes sociales qui reposent sur
différentes bases économiques, puisque l’esprit de solidarité nécessaire ne s’est encore jamais
manifestement développé jusqu‘à présent à partir seulement de la sphère biologique,
culturelle et productive. Il n’en est pas autrement aussi aujourd'hui. Sans les quelques lois peu
sérieuses de planification environnementales et spatiales et les dispositifs étatiques minimaux
de protection de la nature ridiculement peu nombreux et imposés contre l’énorme résistance
de la part du peuple, le paysage tout entier (ou ce qu’il en reste) ne serait qu’un dépotoir.
L’élargissement des trottoirs provoquent des initiatives citoyennes, c'est-à-dire des
automobilistes. 95% de la population de l'Europe centrale ne peut être empêchée de vider de
l’acide chlorhydrique dans les toilettes que par la vive menace d’une sanction. Les oiseaux se
taisent dans les quartiers à cause du grand nombre de chiens et de chats. On peut donner des
exemples tirés de la politique sociale et qui sont plus proches de nous : seule la police protège
les immigrés des pogroms. Sans les caisses de solidarité de l’État, imposées contre la classe
ouvrière, les chômeurs crèveraient dans les passages souterrains. Et nous ne parlons pas de la
criminalité. On aimerait chanter les louanges de la police et de la justice en raison de leur
nécessité absolue si, à ce propos, notre voix ne s’étranglait pas à cause de la haine
irrépressible que nous portons à cette humanité qui a produit l’État, la police et les institutions
sociales et autres, parmi lesquelles la criminalité. Les anarchistes ont de tout temps manifesté
une vénération du peuple excessivement naïve (qui se rapproche beaucoup de celle des
nationalistes) et a contrario diabolisé l’État. Aujourd'hui, l’État se transforme du simple
capitaliste idéel du service public(*) en simple capitaliste très physique de celui-ci. C’est
pourquoi la convergence entre le libéralisme et l’anarchisme est à l’ordre du jour. Attendons !
Nous ne serions pas surpris de voir un jour les anarchistes, les humanistes, les libéraux et ce
qui reste des marxistes, s’unir dans un front populaire contre nous les ennemis transcendants
de la civilisation.
Si l’on ne peut guère parler d’argent avec les “meules” de l’île de Yap, elles ont
pourtant déjà la propriété d’un moyen de paiement. Le paiement lors de l’achat (en grande
pompe) d’une épouse peut s’étaler sur des années, et même des décennies et, à cette occasionlà, le savoir collectif en tient une comptabilité exacte.
Un tel “argent-refuge” se retrouve dans l’ethnologie de tous les peuples de la terre (en
dehors bien entendu des rares peuples qui pratiquent la pure cueillette/chasse) et il se compose
de textiles, de tapis, de tambours, de bagues, de médailles, de bassins, de haches, de peaux,
etc. L’argent-refuge entre dans une certaine circulation (et donc hors de la tranquillité de
la thésaurisation), dans laquelle de tels joyaux doivent être ajoutés pour certaines prestations
de manière régulière et fixée quant à leur nature. Il y a d’ailleurs le potlatch ; la destruction
ostentatoire de joyaux qui représentent la richesse, la puissance et la dignité, uniquement une
forme particulière du déploiement de joyaux. Ce qui est important, c’est le souvenir collectif.
L’argent-parure (ta keimelia en grec : ce qui doit être entreposé) est étroitement
apparenté à l’argent-refuge, c’est presque une forme esthétique de la richesse ostentatoire. Les
hommes de pouvoir et leur famille se distinguent par des bijoux, des fourrures et des matières
textiles nobles. D’autre part, l’étalage du faste procure un prestige social (et ce faste fut
encore pendant très longtemps sévèrement interdit aux états inférieurs qui accédaient à
la richesse – par exemple à la bourgeoisie). Si une position socialement puissante se
manifestait à l’origine par des choses thésaurisées/montrées de grande valeur, il existe la
possibilité de désirer ces joyaux “magiques” là où la formation de classes n’est pas encore
devenue rigide, ou bien là où l’élite sociale est déjà devenue perméable. Là où l’ambition
sociale est éveillée (par exemple dans les États-villes antiques), l’excellence veut s’exprimer
(*)
En français dans le texte. (NdT).
dans l’“être”, mais aussi dans l’“avoir”, précisément dans les joyaux énumérés. Celui qui a
une certaine opinion de lui, c'est-à-dire de sa tribu, est fier des objets de valeur sans utilité ou
qui sont devenus sans utilité, mais qui jouissent de la plus haute considération. On comptait
aussi parmi eux, après le contact avec les Européens, les canons de bronze ou, un exemple
moderne grotesque venant d’Afrique noire, les réchauds solaires prônés par une organisation
humanitaire. Un autre exemple connu, ce sont les réveils portés sur la tête par d’honorables
princes noirs. La dignité crée le fardeau…
Avec l’argent-refuge, l’on est très loin de la “menue monnaie” courante du commerce.
Étant donné sa nature concrète, il ne peut être en aucun cas question de se servir de l’argentrefuge pour le commerce. Avec l’argent-parure, il en va autrement : les perles, les coquillages,
les escargots, les pierres précieuses, les peaux, les étoffes nobles, le cuir, les anneaux, les
broches, conviennent en partie mieux comme moyens d’échange, d’autant qu’ils perdent
ensuite leur fonction d’ornement au fur et à mesure que l’aspect formel perd de l’importance
en faveur de l’aspect substantiel quantifiable. (La fonction primitive de moyen social de
considération continue encore à produire des effets par le fait que les anciens joyaux chargés
de prestige, en tant qu’imitations en argile ou autres imitations bon marché, assument une
fonction ordinaire de moyen d’échange dans un commerce élargi). Avec la priorité donnée à
la substance s’ouvre la possibilité de calibrer le moyen d’échange, par exemple selon le poids
ou la grandeur. Des anneaux en spirales datant de l’âge du bronze présentent déjà des entailles
destinées à la cassure. Nous voyons qu’ici le moyen d’échange concret est proposé à
l’échange rationalisé de valeurs du côté de l’économie de la dignité. Mais souvent, l’argent
provient de l’ensemble de la sphère (de production) profane. C’est ainsi que, entre les
colonies et les métropoles, la marchandise la plus fréquente se transforme sans problèmes en
argent ou du moins en monnaie de compte.
C’est de la sphère de l’échange chargé de prestige parmi les dominants, échange au
cours duquel les dons, les attributions, les tributs, les amendes, les fiefs, les alliances, les
postes, les consécrations, les titres, les dispenses et les faveurs, sont payés avec des joyaux
thésaurisés ou bien – pour les parvenus ! – affichés, que provient en vérité une très grande
partie de l’aspect extérieur de l’économie fondée sur la valeur et de son argent pleinement
développé, mais pas son idée ! Tout semble indiquer que ne pouvaient en arriver à cette idée
que des ethnies qui avaient un mode de vie nomade ou marin et qui – peut-être à la suite d’une
subsistance relativement mal équilibrée – étaient dépendantes régulièrement de peuples
sédentaires. L’on pense ici aux bergers, aux récolteurs de miel, aux pêcheurs ou aux petites
ethnies qui font de l’exploitation minière. Ils complètent d’abord les denrées alimentaires de
base qui leur font défaut par le vol ou par l’agression, et ensuite par l’échange (avec des
proportions fixées au départ) et par le commerce. Ce dernier mine les ethnies rituelles et
magiques, pénètre les économies domestiques et les soumet à la raison économique de la
valeur. Mais une circulation de la valeur archaïque, reposant sur le prestige, se perpétue
encore pendant longtemps, puisque l’on trouve dans la Chine de la dynastie XY trois
monnaies parallèles, c'est-à-dire trois sphères de valeur superposées : celle des paysans, celle
des commerçants et des tentatives temporaires d’artisanat professionnel, et celle des
mandarins. La date de la percée complète de l’économie rationnelle de la valeur sur la planète
bleue, parmi les êtres doués de raison, c’est 1989.
Des formes plus ou moins développées du complexe “économie”, souvent hybridées
encore avec de forts restes de la valeur-prestige, ont déjà précocement et largement pénétré les
corps sociaux de milliers de tribus, d’ethnies et de royaumes, qui existaient sur terre les uns à
côté des autres et les uns derrière les autres. Ce que Marx dénonçait comme étant le comble
de la folie du capital, c'est-à-dire le système du crédit avec le capital fictif, se rencontrait déjà
il y a des centaines d’années chez les Polynésiens ou en Chine. La gauche radicale d’Occident
indique avec une délectation masochiste (par sentiment de culpabilité ?) que la naissance de la
monnaie frappée a eu lieu dans l’espace ionien (Grèce-Italie du Sud) au VIII° ou au VII°
siècle. Mais cette même sorte d’argent s’est développée en Inde et en Chine indépendamment
de cela. En Chine, la forme-argent non métallique s’est développée depuis longtemps, bien
plus que partout ailleurs dans le monde.
Des Indiens nord-américains pouvaient acheter des esclaves avec des cauris (une sorte
d’escargot de mer qui est devenue la base matérielle de l’argent dans le monde entier) ; le big
man de l’île de Palau entretenait dans de bonnes dispositions les membres de son conseil dans
le clubhouse avec des filles de joie qu’il rémunérait. Dans quelle mesure l’argent intervient
sur cette île dans les rapports patriarcaux ? : la suite va par exemple nous le faire entrevoir : le
doyen de la famille est responsable financièrement des méfaits de ses fils et filles. Tout
homme est donc désireux d’acheter des filles à une riche famille et de les épouser, car pour
chaque délit dont sa femme se rendra coupable, c’est à son père que l’on demandera
financièrement des comptes, ce qui pourra être très lucratif. Prendre des intérêts sur la base de
la monnaie en cauris est du reste d’usage courant en Mélanésie. Là-bas également, seuls les
riches qui laissent beaucoup d’argent-coquillages lors de leur mort accèdent au repos. Les
“âmes pauvres” errent pour toujours par monts et par vaux. Et la modernité des phénomènes
d’aujourd'hui s’avère toujours ne pas en être une : c’est ainsi qu’il y avait déjà apparemment à
Java des tentatives pour empêcher la thésaurisation de l’équivalent général (qui n’est pas à
confondre avec le stockage de l’argent-prestige) pendant que la monnaie circulante était
constituée délibérément d’un mauvais alliage de plomb qui se cassait rapidement ! On a
connaissance également de mesures officielles prises très tôt pour lutter contre l’inflation, par
exemple en Chine où, pour apaiser les volcans, on jetait de l’argent dans leurs cratères. Les
conditions d’avant la percée du complexe “économie” nous apparaissent, à nous qui voulons
secouer le joug du capital, facilement dans une lumière idéalisée. Nous sous-estimons
l’hypothèque des obligations réciproques parmi lesquelles les communautés du don, du
potlatch (si encensées par les situationnistes !), de la dignité et de l’“honneur”, gémissaient.
Considérons encore une fois l’île de Yap dans le Pacifique : un observateur de 1895 écrit : le
système de mariage ne peut être ici maintenu que par un flux ininterrompu de biens et
d’argent, de sorte que le fils apparemment sans souci de la nature a en fait et en vérité
beaucoup plus de préoccupations qu’un ouvrier d’Europe lequel, lorsqu’il a atteint son
objectif vis-à-vis de l’État et de son patron, est son propre maître et n’a à s’occuper que de sa
famille.
Une remarque encore concernant l’intérêt. L’une des plus anciennes raisons à la prise
d’intérêts, et en cela aussi à l’endettement irrémédiable, c’est l’agriculture. Celle-ci est à la
merci d’une impondérabilité considérable (ce qui est la meilleure condition pour la
spéculation !). En Égypte et en Mésopotamie, les hauts fonctionnaires et les prêtres faisaient
généralement en sorte qu’il reste dans les silos locaux toujours suffisamment de semences
pour la remise aux paysans au printemps. Mais dans l’Athènes de Solon, les paysans pauvres
étaient forcés dans de tels cas de demander de l’aide aux grands propriétaires fonciers
patriciens. Ceux-ci leur faisaient l’avance de la semence, mais ils exigeaient en contrepartie
une portion de la récolte, l’intérêt en nature (c’est de là que se développe la rente foncière I).
Cet intérêt apparaît comme la chose la plus naturelle du monde puisque, dans l’agriculture, en
quelques mois, une tige de céréale issue d’un grain de semence pousse en donnant 10, 20, 30
grains par épi et que, dans l’élevage, on peut s’attendre à ce qu’un troupeau se soit accru de
quelques jeunes animaux au bout d’un an : l’œuvre de la nature ! Ultérieurement, c’est le père
capital qui remplace en grande partie la mère terre, et c’est avec la même effronterie naturelle
que les agents du capital revendiquent un intérêt du capital.
C’est vraisemblablement avec l’agriculture que la pensée s’est élevée à la dimension
économique (pas nécessairement orientée vers la valeur d’échange). Il s’agit à ce propos
fondamentalement du rapport d’échange entre la dépense (les efforts, les moyens) et
le revenu, rapport qui devient évident aussi bien dans la culture de végétaux que dans
l’élevage d’animaux. La fertilité/fécondité est donc aussi une catégorie précurseur de
la productivité. Entre les deux notions, il y a encore la pensée utilitaire de l’artisan et du
“technicien”. C’est à partir de cette relation d’échange qui s’est étendue dans le temps entre
la dépense et le revenu d’une seule et même personne que, selon une logique naturelle, une
relation d’échange entre deux personnes s’est développée : ma dépense doit être échangée
contre ta rémunération, et le revenu t’appartient. D’où : mon revenu de A s’échange contre
ton revenu de B. Nous avons vu que cet échange n’est pas resté très longtemps en marge de
l’économie domestique (non commandée par la valeur) et que, à tous égards, il a été
subordonné au droit coutumier des communautés mythiques. Mais la véritable rationalisation
de cet échange en tant que continuation de cette évolution était en vue, toutefois pas de
manière directe car alors les protagonistes de l’échange qui se faisaient face (par exemple
deux ethnies avec une relation d’échange traditionnelle) se seraient reconnus comme des
membres d’une économie. Non, il fallait pour cela un “détour” extrêmement douloureux,
passer par l’aliénation de l’activité productive vers une activité misant sur la valeur, par
l’économie de la valeur, par l’équivalent général abstrait, lequel se soumet la production – et
par conséquent les hommes qui produisent – des civilisations évoluées et transforme les
produits en moyens, bref : par le capital grâce auquel la valeur d’échange, la valeur, la
marchandise et l’argent, ne peuvent que s’épanouir complètement.
La critique marxiste de l’économie politique, critique qualifiée avec quelque raison de
métaphysique du travail, se fonde sur le postulat de l’antagonisme entre la valeur d’échange et
la valeur d’usage. La valeur d’échange, forme phénoménale relationnelle de la valeur,
représente une dissociation d’avec la valeur d’usage. Née dans la sphère de la circulation, la
valeur, la richesse absolue, se greffa sur la sphère terrestre de la production pour la
satisfaction des besoins naturels ainsi que sociaux et culturels, et elle exerça une influence sur
elle de l’extérieur en se combinant avec les facteurs de la raison technique dans l’artisanat et,
dans une moindre mesure, dans l’agriculture et en se soumettant la production avec
l’industrialisme scientifique. Cela a réussi, comme nous le savons par l’histoire, et cela
réussit, comme nous le voyons encore aujourd'hui dans les zones de lutte où la civilisation
capitaliste progresse en rencontrant seulement la résistance acharnée des communautés,
positions, castes et corporations, traditionnelles. Les corporations constituent partout où
l’artisanat, c'est-à-dire une classe sociale largement exemptée du travail agricole, avait atteint
son apogée, la forme spécifique-naturelle de son organisation. Le traditionalisme des
corporations, qui se manifeste dans tous les domaines, constitue en tout premier lieu une
clôture hermétique contre l’utilitarisme qui est virulent dans l’esprit pragmatique de
l’artisanat, utilitarisme auquel se rattache la raison de la valeur qui crée de la valeur, avec son
productivisme apparent. La tension entre la valeur déchaînée qui déstructure le monde et
l’univers lié à la nature et à la culture des communautés traditionnelles et déjà urbaines (en
langage marxiste : l’aspect valeur d’échange et l’aspect valeur d’usage de la production) a eu
sa réalité historique et elle a engendré ce caractère double de l’existence qui se manifeste en
tout premier lieu dans la contradiction extrême entre son caractère privé et son caractère
social. Cette véritable schizophrénie se dénoue depuis 1989 en un one world, qui n’est rien
d’autre que le capital absolu ultimement déchaîné, possédant une domination totale. C’est le
non-monde par excellence(*). Mais il dévoile – chaque progrès dans l’évolution permet un
approfondissement des connaissances en ce qui concerne la dimension historique – le
caractère éphémère de la dichotomie entre valeur et être. C’est derrière elle qu’apparaît
l’origine de la civilisation et de la culture : la révolution néolithique. Mais nous pressentons
aussi, dans le trou gris des temps antérieurs, la question de la constitution du genre biologique
(*)
En français dans le texte. (NdT).
homo sapiens sapiens qui avance en portant depuis 30 000 ans le sceptre de l’évolution sur la
planète bleue, la TERRE, en tant que l’unique et dernier phylum homo.
Le développement marxiste de l’idée de valeur, qui se fonde sur la forme valeur et la
forme argent, se comprend de façon purement logique et non historique, puisque la société
bourgeoise est la dernière forme de société nécessaire qui a porté le complexe de
l’économique jusqu’à son plein épanouissement, jusqu’à sa forme suprême. Il y a là une
fatalité : l’histoire de l’humanité est l’histoire de la production de l’espèce par elle-même et
elle a un but interne : la fabrication d’un être générique universel, la complète réalisation des
forces essentielles de l’homme ; un processus qui doit suivre le cours nécessaire, mais
enrichissant, de l’aliénation (à travers le capital). Cette approche téléologique est en
contradiction remarquable avec l’approche causale, s’appuyant sur les sciences de la nature,
approche pour laquelle l’évolution repose totalement sur le hasard.
La théorie du travail de Marx, ou son analyse de la forme de la valeur, n’est pas par
conséquent historique-généalogique, mais il s’agit d’une déduction logique. Ceci contredit le
marxisme d’Engels qui s’appuie sur l’historicité absolue de la méthode. Engels a compris le
marxisme comme une systématisation scientifique-logique de l’histoire, et c’est pourquoi il a
insisté sur l’étaiement ou l’illustration de la théorie de la valeur par des faits ethnographiques.
Cependant Marx, dans ses exposés, est méthodique, mais en aucun cas systématique, et il
parle encore dans ses écrits de jeunesse de remplacer la question du quoi d’une chose par la
question du comment de son origine empirique-historique. En tout cas, Marx n’a pas pris ses
distances par rapport aux projections rétroactives évidentes des phases logiques de
déploiement de l’analyse de la forme de la valeur dans la réalité historique-préhistorique, et
non plus en particulier par rapport à la construction d’Engels de la “production simple de
marchandises”, une forme de société pré-monétaire avec un échange produits-équivalent, une
construction qui a dû se fonder sur des actes rationnels d’estimation relatifs au temps de
travail investi. La ”forme simple de la valeur” reflète de manière exacte, selon Engels,
l’échange sporadique de produits en tant que marchandises. La valeur (au sens de la critique
de l’économie politique) n’est cependant pas pensable sans l’argent. La rationalité des actes
d’estimation sur le marché développé des marchandises ne se rapporte pas du reste à la
substance des marchandises (le temps de travail social moyen incorporé en elles pour leur
production), mais à l’universalité des lois du marché.
« On ne peut guère dire quelque chose de définitif au sujet de la validité de l’analyse
marxiste de la forme de la valeur tant que le problème quantitatif de la théorie de la valeur
n’est pas suffisamment éclairci », concède Backhaus. Et c’est donc qu’il s’agit également de
la substance de la valeur, que Marx identifie dans la création de valeur par le travail social
abstrait-général, c'est-à-dire du temps de travail = masse de cette substance. D’autres doutes
portent sur la validité de l’analyse marxiste qui “développe” l’argent à partir de
la marchandise. Il y a en effet des théoriciens qui postulent que c’est l’argent qui est la
première catégorie économique… ou bien même le crédit (voir plus bas) !
La critique du fétichisme que Marx fait de la forme valeur de produits naturels résulte
évidemment de la critique de la théologie des Jeunes hégéliens, en particulier celle de
Feuerbach. Par analogie à ce Dieu qui est ramené à l’homme, Marx accomplit une reductio ad
hominem lorsque le fétiche “valeur” est imputé au rapport social-humain de la production
privée. Ici se pose la question : la “valeur”, le “capital”, qui sont des dessaisissements de la
vie de l’espèce humaine, se présentent-ils comme “Dieu” (ou comme les catégories
hégéliennes : “esprit”, “absolu”, “concept”) ? Avec l’adoption de cette mise en parallèle, toute
transcendance cosmique est éliminée. Homo en tant qu’espèce détrône Dieu et s’installe sur
son trône. L’espèce, qui est son propre produit, et donc causa sui, constituerait la nature
devenue humaine et par conséquent elle ne serait asservie à aucun élément non-humain (et en
effet, il n’y a pas de surnaturel). La réconciliation avec la nécessité, avec l’imprévisible, avec
l’infiniment transcendant, devrait se produire en raison du fait que l’histoire serait contrôlée
par l’homme. La guerre infinie serait déclarée au destin de l’être, qu’il soit anthropogène ou
naturel-cosmique.
Concernant ce qui est humain, ceci est une nécessité absolue. Les hommes ne doivent
plus demeurer le jouet des structures : les forces de l’être humain non reconnues et les
contradictions sociales (l’âge, le sexe, par exemple) ; ainsi que la propriété foncière, l’argent,
le capital.
Mais il en va tout autrement avec l’exigence de la complète libération de toute
contrainte naturelle. Le socialisme marxiste veut réaliser le programme de Saint-Simon :
l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, en serrant la bride à la nature. Le
capital essaie de réaliser ce projet. Une entreprise désespérée, car plus l’intervention dans les
processus de la nature seront intensifs, par exemple par les imitations partielles 1:1 de ces
processus, et plus les réactions seront difficiles à évaluer. Avec la médecine par exemple, la
branche technologique de la civilisation s’est aventurée dans un combat outrancier contre la
maladie et la mort dans un duel sans espoir qui a des conséquences catastrophiques pour
l’humanité en tant qu’espèce : elle devient dépendante des prothèses technologiques.
Le projet du socialisme, la socialisation complète, veut se débarrasser du Moloch de
la valeur qui crée elle-même de la valeur, en retirant sa base à la forme-valeur des produits du
travail. Cela doit avoir lieu, d’un côté, par l’association intégrale des individus dans le
métabolisme social et dans le développement des forces productives (general intellect).
Chacun et chacune doit être impliqué dans l’usine mondiale automatique afin que le caractère
social, le général-concret, de son activité paraisse immédiatement évident à chacun et à
chacune. Quel royaume de la liberté qui doit être pourtant aussi individuelle ! C’est ainsi que
la production privée serait éliminée.
D’un autre côté, il faudrait produire un excédent, et l’on éliminerait ainsi la pénurie qui
est, de l’avis général, la cause des actes d’échange (et donc de l’échange avec équivalent, de
la valeur d’échange, de la forme-valeur, de l’argent, du capital). Mais la pénurie est le produit
de l’économie et le motif produit par elle, que cette économie soit alors le royaume – auquel
aspire le socialisme – des besoins humains qui doivent être satisfaits rationnellement, ou
qu’elle soit le royaume – actuel – de la valeur dynamique.
La reductio ad hominem détruit le rapport cosmique-transcendantal de l’homme. Ce qui
était sacré pour les hommes rituels et les hommes – et ceci de manière déjà fortement réduite
– religieux, est passé, par le fait de la raison économique-technique, dans le domaine du
faisable-possible. Il n’y a plus de limites, de tabous, d’ordres établis ! Depuis le XVII° siècle,
les hommes européens se définissent non plus à travers leurs relations à un ordre cosmique
(chrétien), mais en tant que libres sujets avec leurs propres conceptions du monde, avec leurs
préférences et avec leurs intentions qui proviennent de leur for intérieur. C’est un monde
devenu objectif, un monde de faits contingents et neutres qui fait face à ces sujets. Nous
connaissons l’“histoire de l’esprit” ultérieure : développement du sensualisme, d’une éthique
de l’utilité, de la science mécaniciste et de la politique bourgeoise-démocratique ; et il s’ensuit
la réplique à cet objectivisme (qu’il soit atomistique ou holistique) avec l’accent mis sur
l’expression, le retour aux racines de la raison dans la spontanéité naturelle et dans la
singularité insondable du sujet. Mais le romantisme s’est laissé aller à l’idéologie privée de
l’individu moderne dont la société est productiviste-efficiente. Et avant tout, il n’a pas résolu
le problème de la réconciliation entre la revendication des sujets à être une partie du tout (du
peuple, de la nature, du cosmos) et la revendication de la liberté. Aujourd'hui, le romantisme
continue à vivre dans le holisme.
Les tentatives de idéalisme allemand pour relier l’autonomie acquise de l’esprit, le
développement de l’individu libre, la libération de la tutelle théologique, etc., avec le flux
universel de la vie, de l’esprit ou de la natura naturans, ont échoué pour différentes raisons.
Mais aujourd'hui, nous sommes confrontés à l’hybris déchaînée d’une humanité qui, dans un
état de fascination produit par le capital, dans une civilisation devenue complètement
extérieure, et qui a coupé tous les ponts avec les structures qui ont été valides durant des
millénaires, aspire manifestement à la domination du cosmos et produit ainsi littéralement la
mort. Anthropos – entropos ?
Le marxisme ne représente en aucun cas à ce sujet un apaisement du cours qui mène au
mauvais infini d’un désir infini, et, au contraire, il reste prisonnier de la métaphysique de la
vérité réalisable, de l’extinction de la maladie, de la négativité et de la mort.
La compréhension des limites de l’existence terrestre, l’auto-connaissance de l’esprit
infini dans sa nature, ne sont-elles pas le seul dépassement possible de l’infini ?
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