Acronyme de la proposition : SENSIBLE

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Acronyme de la proposition : SENSIBLE
Discipline de l’auteur : philosophie
GAUDIN Olivier
Université de Poitiers, Département de Philosophie
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Mots-clés : partage du sensible ; perception ; ville ; espaces publics urbains ; épistémologie ;
Rancière ; Goffman ; visibilité.
Percevoir et être perçu dans les espaces publics urbains :
le « partage du sensible » en question
Cette communication propose une discussion de la notion de « partage du
sensible » (Rancière, 1998 ; 2000), au moyen d’une analyse des enjeux esthétiques
et politiques de la perception dans les espaces publics urbains. Il s’agit d’une
réflexion conceptuelle, mais l’argumentation trouve son principe dans l’épistémologie
des études urbaines : c’est sur le fondement de travaux des sciences sociales que je
contesterai la notion de « partage du sensible », et proposerai de décrire la visibilité
mutuelle à distance des citadins comme une configuration esthétique dotée d’une
portée politique.
En nommant « partage du sensible » « la loi généralement implicite qui définit les
formes de l’avoir-part en définissant d’abord les modes perceptifs dans lesquels ils
s’inscrivent » (1998), ou la « répartition des parts et des places » entre les
participants potentiels d’un « commun » (2000), Jacques Rancière a voulu décrire le
rôle constitutif des « actes esthétiques comme configurations de l’expérience » pour
l’activité politique, elle-même entendue « comme forme d’expérience » et
« participation ».
Je proposerai, après une clarification des thèses de l’auteur, de discuter la notion
de « partage du sensible » en interrogeant les conditions perceptives des
interactions en public dans des espaces urbains. En quoi une étude esthétique peutelle contribuer à l’analyse des effets politiques des espaces publics urbains – qu’il est
tentant de considérer des espaces « partagés », voire « communs » ? À l’appui de
travaux ethnographiques sur les interactions en ville (Goffman, 1963 ; 1971 ; Quéré
et Bretzger, 1993 ; Joseph, 1998 ; 2007 ; Duneier, 1999 ; Anderson, 2012), je
soutiendrai que cette question rejoint la discussion sur l’organisation de l’expérience
sensible dans et par l’espace urbain. Mais une telle confrontation montrera aussi que
l’insistance critique de l’auteur de La Mésentente (1991) à l’égard de la sociologie
l’empêche de penser la spécificité de l’organisation spatiale des expériences par les
infrastructures urbaines, et par les interactions qui s’y déroulent. Le refus d’une
approche écologique et dispositionnelle, en particulier, conduit l’auteur à négliger,
d’une même mouvement, la matérialité spécifique de l’environnement urbain et la
« logique de la pratique » (Bourdieu, 1980) propre aux interactions citadines.
Selon Rancière, les relations et les positions sociales se constitueraient
historiquement à partir d’effets sensibles structurants, immédiatement perçus par les
agents dans le contexte de leurs « occupations » respectives et exclusives. Ainsi, les
temps et les lieux de nos activités sociales, en fixant par anticipation l’étendue de
notre expérience sensible, nous assigneraient a priori une « part » et une « place »
particulière dans les échanges matériels et symboliques : c’est ce que l’auteur
nomme « la police » (1991, 1998). L’éventualité de notre participation à l’activité
sociale et politique serait donc prédéterminée par la double condition de notre
expérience sensorielle (la perception quotidienne de l’espace et du temps) et la
perceptibilité de notre statut social et symbolique (« visible » ou « invisible »,
« parole » ou « bruit »). L’intervention politique consisterait alors à reconfigurer
l’ordre sensible des places et des manières d’être défini par la « police » existante.
Cependant, la tentative d’appliquer ces thèses au contexte urbain pose davantage
de problèmes qu’elle n’en résout. Sauf à perdre tout à fait ce qui la distingue d’autres
types d’espace et à devenir un système clos, la ville n’est pas qu’un arrangement
policier des lieux et des conduites. Il s’agit de prendre en compte la dimension
matérielle de l’environnement urbain, d’une part, et la spécificité des interactions qui
s’y déroulent, d’autre part ; mais aussi et surtout, la relation entre les deux, plus
rarement interrogée (Whyte, 1980 ; Lofland, 1998). Il devient possible, à cette
condition, de contester le caractère fermé du « partage du sensible » en lui opposant
trois caractéristiques de la perception dans les espaces publics urbains : sa part
d’indétermination perspectiviste, liée à la mobilité des individus et au pluralisme des
usages et des conduites ; le caractère relationnel et non substantiel de ces
expériences spatiales ; et la coopération minimale entre inconnus, précisément
assurée par leur visibilité mutuelle à distance (Goffman, 1971). En détaillant ces trois
caractéristiques esthétiques, j’envisagerai pour finir le potentiel politique des
configurations urbaines : parce qu’elle implique une forme permanente de
participation et de coproduction de l’expérience, la vie sociale des lieux publics
urbains incarne la vie civile, condition de possibilité du civisme démocratique.
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