LES ALEAS DE LA PATRIMONIALISATION URBAINE
La préservation et la mise en valeur du « patrimoine urbain » comptent aujourd’hui
parmi les objectifs omniprésents dans les plans, programmes et projets qui concernent des
espaces construits ayant une certaine importance esthétique, historique ou ethnographique.
Toutefois, la pratique réelle montre que la conception du patrimoine et de sa gestion
matérielle sont très loin de faire consensus. Par exemple, pour peu que l’on examine les
classifications patrimoniales ou les plans d’aménagement urbain ou de protection
monumentale, il en ressort nettement des contradictions voire des confusions quant à ce que
l’on considère comme patrimoine ou non, quant à la conception et la concrétisation de la
« sauvegarde » patrimoniale, à l’identification précise des éléments qui doivent être retenus
ou non, à quel degré ou selon quelles modalités…
Une clarification s’impose d’autant plus que le patrimoine urbain ne se limite plus à la
« conservation des vieilles pierres » et de certaines parties anciennes des villes. La tendance
se répand, en effet, parmi les chercheurs, les aménageurs et certains décideurs à intégrer dans
leurs discours, scientifiques ou médiatiques, la dimension sociale des pratiques de
conservation et mise en valeur du patrimoine, en incluant des réalisations urbanistiques et
architecturales récentes (« cités » et « grands ensembles », usines, halles…) au-delà du
« patrimoine savant », selon une vision de « patrimoine ordinaire ». Même une ville entière
peut être considérée comme un bien à préserver, que ce soit dans le cadre de classement des
« villes du patrimoine mondial », de stratégies de marketing urbain ou de préoccupations
écologiques ; visions souvent fondées sur des réinterprétations nostalgiques ou utopiques qui
nous éloignent des villes réelles actuelles, menacées dans leur unité et leur mémoire collective
par l’étalement, la dispersion et la rapidité des changements des agglomérations, clivées par la
ségrégation sociospatiale, traversées d’antagonismes et de conflits.
La complexité des signifiés du patrimoine et leur ambiguïté a déjà été relevée et
analysée dans une perspective sociologique, géographique, anthropologique, voire
philosophique. Dans son dernier ouvrage sur ce thème
, Françoise Choay insiste sur la
nécessité de prévenir certains risques graves de la patrimonialisation : ses décalages par
rapport à la mémoire collective et au vécu des habitants, plus ou moins dépossédés de leur
usage propre des lieux sous l’effet des processus de muséification et de marchandisation
culturelle. Pourtant, les dynamiques sociales enclenchées sont plus diverses et non à sens
unique. Existent aussi des cas où certains résidents des secteurs patrimonialisés ou
« patrimonialisables » deviennent des acteurs des processus dont ils profitent ou essayent de
profiter
.
Dans la mesure où les plans et projets urbains sont censés être des outils
incontournables pour la gestion matérielle du cadre bâti, ils entretiennent une relation
inévitable avec ces dynamiques. D’abord, ces documents concrétisant la portée et les limites
de l’« évolution souhaitée » du cadre bâti impliquent de manière explicite ou implicite, selon
les cas, une conception ontologique et téléologique de ce qui est « patrimoine », tributaire de
l’équilibre des forces entre les agents urbains. De plus, dans les documents opérationnels des
politiques urbaines patrimoniales, les objectifs poursuivis ou les motivations affichées
renvoient, très souvent, à des changements sociaux ou économiques attendus ou poursuivis.
Autrement dit, ces politiques ne constituent pas seulement un observatoire privilégié du sens
paradoxal donné à la notion de patrimoine. Elles nous permettent aussi d’en approfondir la
connaissance, en explorant dans la pratique – actuelle ou passée – comment se construisent
. Françoise Choay, Le patrimoine en questions, Seuil, 2009.
. María Patricia Pensado, “El reconocimiento patrimonial como estrategia vecinal”, dans Mireia Viladevall
et al., El espacio público en la ciudad contemporánea, Universidad de Valladolid, 2010.