210
STANISLAVSKI, LE ROMAN THÉÂTRAL DU SIÈCLE
La déchirure
21
1
lente que les précédentes. C'était la crise fatale et la dernière. Après cette crise,
Souler n'était plus vraiment lui-même. Un demi-cadavre décharné et épuisé qui ne
pouvait pas prononcer une seule phrase couché. Seuls ses yeux si expressifs
pouvaient parler. Sa femme veillait près de lui, jour et nuit, sans jamais le quitter,
ainsi que les membres du Studio, ma femme, celle du défunt Satz, Moskvin et moi.
Sans arrêt, il voulait dire quelque chose à chacun de nous. Mais il ne pouvait pas.
Pour nous donner bonne conscience, nous appelions des docteurs différents qui
venaient injecter du musc et d'autres médicaments qui ne faisaient que prolonger
l'agonie. Il est mort sans bruit, calmement. Son cœur a cessé de battre alors qu'il a
continué de respirer deux heures environ.
À
minuit, on l'a transporté au Studio et on
l'a placé dans le foyer. Ces deux jours au cours desquels il est resté là, furent
bouleversants. Comme si tout le monde avait compris tout d'un coup qui était
Souler et quel est celui que le Studio (et le théâtre) venaient de perdre. Les
membres du Studio le portèrent
à
travers tout Moscou
à
l'église polonaise. Là c'est
un véritable concert qui a eu lieu, car les artistes du théâtre Bolchoï ont voulu
prendre part aux funérailles en chantant toute une série de pièces religieuses de
concert. Après quoi, on l'a porté à nouveau
à
travers tout Moscou, dans le sens
contraire pour aller l'enterrer au cimetière russe où repose Tchekhov 28 [ •••
J.»
Aux obsèques de Souler, Stanislavski, debout au-dessus du cercueil, pleure
comme jamais il ne pleurera dans sa vie.
À la cérémonie du quarantième jour après les obsèques, Stanislavski lit une
prière écrite par Soulerjitski sur la misère du peuple et l'injustice sociale :
«
Comme
j'ai pleuré aujourd'hui mon Dieu, toute la matinée,
à
larmes chaudes et amères. J'ai
pleuré
à
en inonder l'oreiller et mes mains. Pourquoi? Parce qu'il y a des enfants,
beaucoup d'enfants dans les rues, les bras maigres comme des allumettes, les mains
sales; parce que dans la nuit sur la grande place, ils courent sous la froideur des
réverbères électriques pour vendre le journal
«
Kopeïka
»
en proférant de gros mots
et jurant comme des charretiers; parce que le policier les pourchasse et cela me fait
mal; parce qu'une quantité innombrable de tous petits enfants sont là dans les
orphelinats, minuscules êtres aux visages maigres et ridés comme ceux de
vieillards, aux doigts pâles bougeant à peine, couchés en rang d'oignons sur les
tables avec leurs numéros cousus; affamés, ils essaient de humer l'air avec avidité
et crient jusqu'à épuisement puis se calment et lentement dépérissent en regardant
dans le vide, cherchant de leurs yeux mourant
28. Lettre de C.S.
à
Alexandre Benais, 5 janvier 1917.
dans ce vide un reste d'amour, avant d'agoniser seuls dans leurs couches mouillées
et froides, frustrés de tout amour ...
»
Un texte
«
pur Soulerjitski
»
qui se termine par un appel pathétique:
«
Mon
Dieu, donne-moi la foi ou donne-moi un cœur tellement grand qu'il me guide là où
il faut que je sois et me fasse vivre comme je le devrais! Mon Dieu, si tu
existes, exauce ce vœu! »
Douze jours après la mort de Soulerjitski, Raspoutine, la Bête perverse du
Kremlin, est assassiné, terrassé par une véritable conjuration mystique menée par
le prince Ioussoupov
29.
C'est comme la fin de l'Ange et de la Bête Immonde.
Vera Soloviova, une jeune élève de Soulerjitski qui elle aussi fera plus tard
carrière en Amérique, dira :
«
Stanislavski a donné au Premier Studio la
Connaissance. Il lui a aussi donné un lieu et de l'argent. Mais Souler lui a donné son
Cœur et ce faisant il introduisait une nouvelle vie et plus de dimension
humaine dans le jeu de l'Acteur ...
»
Au Kremlin, à peine quelques jours après l'exécution de Raspoutine, Alexandre
Trepov, l'ami très particulier du Théâtre d'Art, ancien préfet de police et
organisateur d'attentats anti-révolutionnaires, est nommé à la Présidence du Conseil
à la place de Boris Sturmer, protégé de Raspoutine. De
Charybe en Scylla.
Trepov n'aura pourtant guère le temps de jouir de ses nouvelles fonctions. À
peine installé, il se distingue par de nouvelles répressions de grèves et manifesta-
tions de protestation contre l'état de guerre à Petrograd, Moscou, Nijni Novgorod et
Bakou. En janvier 1917, le Tsar le démet pour nommer à sa place,
le Prince Nicolas Galitsine.
29. La laborieuse exécution de Raspoutine a lieu le 30 décembre 1916.
y
participent en dehors du Prince
Ioussoupov, le Grand Duc Dimitri Pavlovitch et le député d'extrême droite Pourichkievitch. Richard
Boleslavski, dans son film
La dernière Tsarine,
tourné
à
Hollywood en 1932 pour la Metro Goldwyn Mayer,
reconstituera cet assassinat.