178
STANISLAVSKI, LE ROMAN THÉÂTRAL DU SIÈCLE
Autre débat - cette fois national- qui agite la gent littéraire est celui provoqué
par le brûlot lancé par Gorki depuis son île de Capri à propos de la complaisance
dostoïevskienne du Théâtre d'Art. Il vise bien entendu Nemirovitch, qu'il déteste et
continue d'appeler
«
le flic littéraire
».
Nemirovitch qui avait triomphé avec son
adaptation des
Frères Karamazov
trois ans plus tôt. En octobre 1913 il récidive avec
Nicolas Stavroguine,
une dramatisation des
Possédés,
texte qui symbolisait pour
l'intelligentsia, la trahison de l'esprit révolutionnaire.
Gorki, dans son pamphlet publié dans la presse moscovite, s'en prend via-
. lemment au Théâtre et à ses dirigeants qu'il accuse de défaitisme et de passéisme
dans leur glorification de Dostoïevski, un auteur selon lui qui n'a fait que prôner la
soumission.
«
Il faut en finir, clame Gorki, avec cette attitude de passivité morbide
prêchée par Dostoïevski ! » Il n'attaque pas Tolstoï et son pacifisme militant de
front, mais il le range sans aucun doute dans cette même catégorie d'intelliguents
passifs.
L'intelligentsia russe se lève d'un bloc contre les diatribes de Gorki, coupable
à
ses yeux de lèse-divinité. Stanislavski, bouleversé par ces imprécations, griffonne
dans son carnet quelques notes pour une lettre de réponse ail blasphémateur, son
ami pourtant :
«
Ni Gorki, ni Andréev, ni Tchekhov, ni Maeterlinck, ni Ibsen. [. H]
L'inestimable, c'est Dostoïevski [H']' Il est difficile de m'habituer
à
considérer
Dostoïevski comme porte-parole des laideurs sadiques. [H'] Il est difficile d'occulter
sa recherche de Dieu, sa pensée libre ci audacieuse et de le voir pris
à
partie dans
des querelles d'opinion. [ ... ] Dostoïesvski est au-dessus de la politique. [ ... ] C'est
un classique. [ ... ] S'ell prendre au Théâtre d'Art est devenu une mode. Mais de
toutes les accusations. la vôtre est la plus cruelle et la plus injuste. On vous a induit
en erreur
H'
Terminer ainsin: nous allons continuer
à
poursuivre le chemin
à
la recherche de
Dieu qui a toujours été, est et sera la base de la vie du peuple russe.
»
«
La recherche de Dieu ...
»
Gorki est d'un tout autre avis, qui prétend vouloir régler son compte ~
Dostoïevski une fois pour toutes. Dostoïesvski auquel il ne pardonne pas SOli
célèbre discours de 1881 prononcé à l'occasion de l'inauguration du monumenl
à
la
mémoire de Pouchkine, dans lequel l'écrivain appelait le peuple russe
à
la
résignation.
Sa conclusion est claire:
«
Il est temps que le peuple russe prenne son destin en
main !
»
IX
LE CRÉPUSCULE DU VIEUX MONDE
Les Diafoirus de la littérature s'agitent, les hommes de bonne volonté s'ou-
tragent et se déchirent. Des batailles bien dérisoires au regard de l'histoire et des
chocs gigantesques qui bientôt vont ébranler empires et continents. Dérisoires
au regard des carnages qui en résulteront.
Depuis janvier 1913, le Studio répète donc
Friedensfest
de Gerhart Hauptmann,
un auteur qui vient d'obtenir le prix Nobel de littérature un an
auparavant.
Friedensfest - Le Banquet de la paix,
est un sombre drame familial, dans un
oppressant climat de huis-clos pathologique, où il est question d'un père terrassé par
l'alcoolisme, de fils dévoyés, d'héritage convoité, de famille déchirée et de
réflexions illusoires sur
«
l'homme nouveau
».
Une dramaturgie noire, sans solution
et sans issue
1.
Evgueni Vaghtangov a succédé à Richard Boleslavski dans le rôle de
metteur en scène. Celui-ci est en pleine crise. Ivresse de son succès
à
la fois d'acteur
au Théâtre d'Art et de metteur en scène au Studio? Vaghtangov s'en plaint.
à
Soulerjitski :
«
Aujourd'hui, Boleslavski n'est pas venu du tout.
[H']
Nous sommes
tous révoltés.
['H]
Je vous demande d'informer Monsieur Stanislavski que le ton de
Boleslavski, ses manières et ses comportements pendant les répéti-
1. Créé en 1890 à Berlin, Friedensfest, porte en guise de sous-titre
Une catastrophe familiale.
Il s'agit de la
seconde pièce de Gerhart Hauptmann, d'inspiration vériste et naturaliste, dans la ligne de Zola
CI
d'Antoine
dont il a nettement subit les influences
à
l'origine. Hauptmann évoluera par la suite vers
1111
lyrisme d'inspiration mystique et visionnaire.
186
STANISLAVSKI, LE ROMAN THÉÂTRAL DU SIÈCLE
Le crépuscule du vieux monde
187
S'ensuivit une correspondance de plus en plus acérée entre Andréev et
Nemirovitch. Ce dernier commença par mettre en cause l'auteur et sa propension à
l'effet facile pour exprimer les plus nobles comportements:
«
[Andréev] préfère sur scène un héroïsme même de carton, pourvu que cc soit
de l'héroïsme. [ ... ] Alors que l'héroïsme doit être transmis avec la simplicité de la
vie
JO.
»
La querelle s'envenime au cours des ans, pleine d'amertume et de rancœurs.
Andréev s'en prend au Théâtre lui-même, accusant ses responsables et ses artistes,
de complaisance idéologique.
Adaptant lui-même l'une de ses nouvelles, il refuse toute modification ou
coupure suggérée par Nemirovitch. C'est le signe avant coureur de la rupture.
Invoquant des raisons de fidélité à soi-même et à la ligne artistique du Théâtre,
Nemirovitch refusera désormais toute nouvelle pièce de l'auteur
11.
La fureur et le dépit d'Andréev n'y pouvaient rien: avec l'échec de
La Pensée,
la
critique de Moscou, attentive aux rumeurs de la capitale impériale, a beau jeu de
confirmer définitivement la supériorité des spectacles du Premier Studio sur ceux
du Théâtre d'Art.
Nemirovitch commence à s'en inquiéter et se demander comment il pourrait
circonvenir cette nouvelle déviation. Il n'a pas tort, car les jeunes loups, couverts de
lauriers, ont léché le sang et pris goût au succès. Ils se retrouvent encore tous
ensemble pour leur dernier été à Eupatoria, sous le soleil de la Mer Noire. Une
sorte de dernière communion, aux champs ou au coin du feu,
à
écouter Souler
raconter le monde et la vie ou faire de la musique. Mais ils parlent' de plus en plus
haut
«
d'autonomie artistique» à l'égard du Théâtre d'Art.
Pour Richard Boleslavski, cette tournée de Saint-Pétersbourg est un succès
personnel. Deux mises en scènes, deux triomphes. Des succès publics. Des succès
féminins innombrables et le tourbillon des midinettes ou des dames
à
l'entrée des
artistes. Un fauteuil tout près du Maître - dont il se considère comme l'un des
principaux héritiers spirituels, voire comme lieutenant, dans le combat pour la
cause du Système":" et des offres d'enseignement. Déjà en 1914
!
Il fera ses
premières armes de pédagogue dans l'école d'Adasev, un acteur du
10. Interview de Nemirovitch. Cité et traduit par Claudine Amiard-Chevrel dans
Le Théâtrr Artistique de
Moscou,
opus cité.
ILLe Théâtre a monté quatre pièces de Leonid Andréev :
La vie de l'Homme
(1907),
L'anathèmr (1909),
Ekatarina Ivanovna
(1912),
La Pensée
(1914). La première a été mise en scène par Stanislavski. les trois
autres par Nemirovitch.
Théâtre d'Art, une bonne école d'où sont issus notamment Maria Ouspenskaïa et
Evgueni Vaghtangov. Pourtant le goût de monsieur Adasev pour les ballets roses le
perdra, entraînant l'école dans sa chute ... Ainsi s'achèvera l'éphémère carrière
pédagogique russe de Richard Boleslavski ..
Mais vient la crise. Une première crise profonde du jeune acteur, déchiré entre
le mirage du succès et du gain immédiat et la foi en son métier, celle inculquée par
ses pygmalions, Souler, Stanislavski et Nemirovitch. Il s'adresse à Nemirovitch, le
Directeur, l'arbitre supérieur.
...
Je n'ai plus le droit d'être un acteur. [ ... ] Je me suis trompé en choisissant
ce métier. [ ... ] Le fait est que j'ai perdu et je n'arrive plus à retrouver la Foi. [ ... ]
Je sais que si je continue à faire ce que je fais, je n'arriverai plus à la retrouver. Je ne
vis cependant pas pour le succès, l'argent ou le plaisir, mais pour servir cette foi. [ ...
] Dans le fond de mon âme, je n'ai pas le sentiment que le travail que je fais est
nécessaire et bon. [ ... ] Et si je sais que je peux retrouver cette foi en faisant le
métier de machiniste je deviendrai machiniste. »
Pourquoi s'adresse-t-il à Nemirovitch et non pas à Stanislavski ou Souler?
Ces derniers menaient eux aussi sans cesse des conflits avec leur conscience. Mais
seul Nemirovitch lui semble au-dessus de la mêlée des consciences, seul véritable
responsable du sort pratique et prosaïque des artistes du Théâtre d'Art.
«
Nemirovitch prenait beaucoup de peine pour nous conseiller et nous guider,
s'efforçant de jouer pour nous son rôle de Prospero. Stanislavski lui, était Prospero
», dira Boleslavski plus tard à ses émules Américains.
Un jeune acteur en colère qui a le sentiment de n'être plus en règle avec sa
conscience en un temps déferlent les tragédies humaines les plus âcres. Mais
avec sa mise en scène des
Estropiés errants
de V Volkenstein - spectacle que
Stanislavski avait envisagé de reprendre sur la grande scène du Théâtre d'Art -
Boleslavski avait réveillé l'une des fibres patriotiques les plus sensibles des Russes,
celle qui touche au mysticisme de la Délivrance de la nation. Avec l'influence de
Nemirovitch et son goût des grandes reconstitutions historiques, celle de Gordon
Craig et son monumentalisme, celle enfin de Stanislavski pour la
«
vérité de l'âme et
des sentiments », il est parvenu à une habile synthèse. Avec le Système comme
méthode d'orientation des acteurs en prise sur une actualité historique flagrante, la
combinaison ne pouvait que fonctionner. Patriotes, mystiques de tous bords et de
tous genres, intelliguents, hommes de bonne volonté, s'y retrouvent. Et ce, tandis
que la guerre malmène les frontières.
« Les estropiés sont le symbole de la Longue Marche russe. [ ... ] Les estropiés
errants symbolisent Rus traversant l'espace de toute notre histoire.
188
STANISLAVSKI, LE ROMAN THÉÂTRAL DU SIÈCLE
Quand viendra-t-il le temps, Mère Russie, tu te débarrasseras de ce Tsar, qui
est responsable de ces longues marches d'estropiés? [ ... ] Des marches éternelles
vers Jérusalem, des damnés de la société et de ceux qui sont aux sommets de la
pensée. Ceux qui s'organisent en sociétés, redonnent des fondements philosophiques
à la religion et des fondements religieux à la philosophie en s'appuyant sur la foi et
Dieu. [ ... ] Et Rus continuera sa Longue Marche tant qu'il n'aura pas vu Jérusalem
12. »
Le théâtre est un temple et l'acteur son officiant ... La mystique russe de
l'Errance avec au bout la cité de Dieu et la Délivrance se confond avec le spectacle.
On acclame les acteurs, on les porte aux nues, ainsi que des porte-parole du Destin,
des prophètes.
Au printemps 1915, apparaissent à leur tour, dans le sud de la Russie, d'au-
thentiques colonnes d'estropiés errants. Des invalides et des épaves humaines de
retour de guerre. Les journalistes s'empressent d'y voir un rapport avec la pièce qui
se joue au Studio.
«
C'est le signe prémonitoire à l'explosion héroïque de l'esprit national, l'annonce
d'une
déchirure morale
ou de quelque changement profond, qui déj:) mûrit au plus
profond du Peuple 13.
»
12. Sergueï Iablonski. critique
à
la Parole Russe (Russkoïe Slowo), cité par Marek Kulesza dans
Boles/avski ... ,
opus cité.
13. Idem.
x
LA
DÉCHIRURE
La guerre est et tous éprouvent son caractère crépusculaire. Tous ressentent
aussi avec douleur l'inertie profonde de la Russie et de son pouvoir face aux
événements qui embrasent le monde. Une nouvelle bouffée de fatalisme dos-
toievskien s'est abattue sur une partie de l'intelligentsia russe, contre lequel déjà
s'insurgea Maxime Gorki quelque temps auparavant. D'autres, la majorité de ceux
qui entendent résister moralement, montent des pièces patriotiques.
«
Allons-nous nous abaisser à cette banalité? », se dit alors Stanislavski.
Pouchkine, demeure une sorte de conscience de la Russie que les uns comme
les autres revendiquent. Aussi, le Théâtre d'Art se propose-t-il de revisiter ce gisant
prestigieux de la mémoire littéraire classique, le libérer de ses bandelettes et de son
embaumement pour retrouver en lui, ainsi que l'exprime le décorateur Benois,
le
réalisme de l'âme '.
Lâme russe bien entendu.
Nemirovitch et Stanislavski décident donc de monter trois de ses pièces en un
spectacle:
Le Convive de Pierre, Un Festin pendant la Peste, Mozart et Salieri
2.
Toutes les trois portent la marque douloureuse de la punition divine en réponse aux
péchés d'égoïsme et d'orgueil de l'Homme. Lexpiation comme remède, alors que le
Théâtre proclame vouloir par ces spectacles, redonner un grand souille d'énergie en
ce début de guerre et rendre plus accessible à un public moderne le mythe du
triomphe de la vie. Ce faisant, Nemirovitch et Stanislavski commettent
--L
1. Cité par Claudine Amiard-Chevrel dans
Le Théâtre Artistique de Moscou,
opus cité.
2. Première le 26 mars 1915.
194
STANISLAVSKI, LE ROMAN THÉÂTRAL DU SIÈCLE
----r
La déchirure
195
Moscou. Adieu cinéma impérial et patriotique, adieu vulgarité et incompétenct',
adieu lupanar cinématographique. Prostré et terré dans sa chambre il s'attend aux
sommations des producteurs. Mais non, rien.
A
peine parti il est remplar~ par un
autre acteut. POut des raisons de vraisemblance dans les raccords on prcn dra tout
de même soin de ne filmer le remplaçant que de dos
4.
Avec la guerre, c'est l'explosion cinématographique. La frénésie patriotiqul' y
est pour beaucoup et elle celle-ci bat son plein.
Le jeune et vigoureux cinéma russe galvanisé par l'héroïsme combattant esi
servi par une nouvelle génération d'acteurs et de metteurs en scène ad hoc pour cr
nouveau genre - il n'y a pas de hasard - et hors normes par leur formation th6:1 traIe
spécifique. Il peut livrer ainsi
à
la chaîne des œuvres inoubliables aux titres exaltés:
La guerre engendre les héros, La guerre des peuples, Sous les balles des barbrm'"
germaniques,
À
la rescousse de nos fières Slaves, Dans le ftu de la tempête slave
5 ...
Richard Boleslavski apparaît un jour sur les écrans dans l'une de ces œuvre.\
intitulée
Lacte héroïque du cosaque Koujma Krioutchkov,
inspirée d'un fait divcl.\
authentique. Du cinéma immédiat, du
«
kino-journal ».
Le producteur Timan convoque un beau matin son réalisateur Gardin :
«
Ave'/.-
vous lu la presse d'aujourd'hui? Tout le monde parle du cosaque Krioutchkov.
Quand pouvez-vous commencer
à
tourner? Je m'occupe de la publicité! »
A
peine quarante-huit heures après, le film est projeté au cinéma
«
Ars»!
Il
est
difficile de faire plus vite.
Premier triomphe cinématographique pour Boleslavski dans le rôle de l'h6-
roïque cosaque. Un triomphe aussi rapide que son cheval au galop.
Plus tard
à
Hollywood, il sera réputé pour ses cadences infernales de travail
dans ses propres tournages.
Le cosaque Krioutchkov
est ce que l'on appelle à l'époque la « kinodéclamation
»,
le
précurseur du cinéma parlant. On y parle en effet, mais derrière l'écran où un petit
groupe d'acteurs est chargé de faire les voix et les dialogucs. Beaucoup d'acteurs de
qualité moyenne se distinguent rapidement dans celtc spécialité comme de nos jours
les comédiens qui font exclusivement de la synchronisation. Et on les voit parcourir
les routes de Russie, leurs bobines sous le bras, comme jadis les comédiens
ambulants. Une technique nouvelle qui va être reprise par les unités de propagande
de la Révolution, surtOut dans les zones
4. Le film intitulé
Trois cents ans de dynastie de la Maison Romanov
est ptésenté dans
les
cinémas Je 10
février 1913.
5.
Voir Marek Kulesza :
Boles/avski ... ,
opus cité.
furales reculées. Un métier éphémère cependant qui ne survivra pas au vrai cinéma
parlant qui devait apparaître
à
la fin des années vingt.
LÉglise et les artistes bien-pensants considèrent non sans torts que le ciné-
matographe n'est que la catin du théâtre.
Stanislavski est plus nuancé et cutieux de nature. Il essaie d'imaginer une
ttpplication
à
cette nouvelle magie technique:
«
Le théâtre et le cinéma apparliennent
à des sphères différentes et les choses qui font que le théâtre excite, Imire et
charme, le cinéma ne pourra jamais nous les apporter.
[00']
Le théâtre vit d'un
échange d'énergie spirituelle, qui passe sans cesse entre le public et l'acteur; c'est
cette sensation de contact qui unit l'acteur et le public par des fils invisibles. Ceci ne
pourra jamais se passer avec le cinéma d'où l'acteur vivant est absent, l'on essaie
de recréer le courant spirituel par des moyens mécaniques. Dans le théâtre, c'est un
homme vivant qui nous enchante, nous rend triste, nous irrite ou nous apporte la
paix, mais dans le cinéma les gens et les choses ne sont réels qu'en apparence
6.
»
Peut-être que le cinéma, se dit-il, peut servir
à
autre chose?
«
Le cinéma ne peut remplacer le théâtre, mais il peut, s'il est bien compris et
prend en compte les questions de progrès spirituel du peuple, faire accéder les
masses populaires à l'ensemble de la vie culturelle. Dans ce cas, ce serait une
importante et grande chose. »
Ce n'était pas le cas assurément de l'édifiant film commandité par la famille
impériale et dans lequel s'était commis Mild1aïl T chelffiov.
Mais les jeunes loups du Premier Studio ne se préoccupent guère de la finalité
du cinéma. Ils en font et c'est tout. Le cinéma commence en outre à rapporter, ils
ont besoin d'argent, comme tous les jeunes acteuts du monde. Alors ils tournent de
la pellicule sans trop de discernement et sans trop se poser de questions. Dans tous
les genres, avec ou sans script, sans se soucier des sacrilèges littéraires ni des
plagiats.
On les voit ainsi interpréter Tolstoï, Dostoïevski, Pouchkine avec la même
candeur que des œuvres patriotiques ou des histoires d'aventure et d'amour.
Richard Boleslavski, dans le rôle du Prince Viazemski, flanqué de quelques
autres camarades du Studio, retrouvent Fédor Chaliapine sur le plateau où se
concocte
Le Tsar Ivan le Terrible.
Chaliapine interprète le rôle-titre. Après quoi,
Boleslavski s'en va tourner deux films
à
succès sut le tango. Malgré la guerre, la
fièvre du tango s'est en effet emparée de Moscou. La population manque de pain,
mais on voit
6. Cité pat Marek Kulesza dans
Boles/avski ... ,
opus cité.
210
STANISLAVSKI, LE ROMAN THÉÂTRAL DU SIÈCLE
La déchirure
21
1
lente que les précédentes. C'était la crise fatale et la dernière. Après cette crise,
Souler n'était plus vraiment lui-même. Un demi-cadavre décharné et épuisé qui ne
pouvait pas prononcer une seule phrase couché. Seuls ses yeux si expressifs
pouvaient parler. Sa femme veillait près de lui, jour et nuit, sans jamais le quitter,
ainsi que les membres du Studio, ma femme, celle du défunt Satz, Moskvin et moi.
Sans arrêt, il voulait dire quelque chose à chacun de nous. Mais il ne pouvait pas.
Pour nous donner bonne conscience, nous appelions des docteurs différents qui
venaient injecter du musc et d'autres médicaments qui ne faisaient que prolonger
l'agonie. Il est mort sans bruit, calmement. Son cœur a cessé de battre alors qu'il a
continué de respirer deux heures environ.
À
minuit, on l'a transporté au Studio et on
l'a placé dans le foyer. Ces deux jours au cours desquels il est resté là, furent
bouleversants. Comme si tout le monde avait compris tout d'un coup qui était
Souler et quel est celui que le Studio (et le théâtre) venaient de perdre. Les
membres du Studio le portèrent
à
travers tout Moscou
à
l'église polonaise. c'est
un véritable concert qui a eu lieu, car les artistes du théâtre Bolchoï ont voulu
prendre part aux funérailles en chantant toute une série de pièces religieuses de
concert. Après quoi, on l'a porté à nouveau
à
travers tout Moscou, dans le sens
contraire pour aller l'enterrer au cimetière russe où repose Tchekhov 28 [ •••
J
Aux obsèques de Souler, Stanislavski, debout au-dessus du cercueil, pleure
comme jamais il ne pleurera dans sa vie.
À la cérémonie du quarantième jour après les obsèques, Stanislavski lit une
prière écrite par Soulerjitski sur la misère du peuple et l'injustice sociale :
«
Comme
j'ai pleuré aujourd'hui mon Dieu, toute la matinée,
à
larmes chaudes et amères. J'ai
pleuré
à
en inonder l'oreiller et mes mains. Pourquoi? Parce qu'il y a des enfants,
beaucoup d'enfants dans les rues, les bras maigres comme des allumettes, les mains
sales; parce que dans la nuit sur la grande place, ils courent sous la froideur des
réverbères électriques pour vendre le journal
«
Kopeïka
»
en proférant de gros mots
et jurant comme des charretiers; parce que le policier les pourchasse et cela me fait
mal; parce qu'une quantité innombrable de tous petits enfants sont dans les
orphelinats, minuscules êtres aux visages maigres et ridés comme ceux de
vieillards, aux doigts pâles bougeant à peine, couchés en rang d'oignons sur les
tables avec leurs numéros cousus; affamés, ils essaient de humer l'air avec avidité
et crient jusqu'à épuisement puis se calment et lentement dépérissent en regardant
dans le vide, cherchant de leurs yeux mourant
28. Lettre de C.S.
à
Alexandre Benais, 5 janvier 1917.
dans ce vide un reste d'amour, avant d'agoniser seuls dans leurs couches mouillées
et froides, frustrés de tout amour ...
»
Un texte
«
pur Soulerjitski
»
qui se termine par un appel pathétique:
«
Mon
Dieu, donne-moi la foi ou donne-moi un ur tellement grand qu'il me guide
il faut que je sois et me fasse vivre comme je le devrais! Mon Dieu, si tu
existes, exauce ce vœu! »
Douze jours après la mort de Soulerjitski, Raspoutine, la Bête perverse du
Kremlin, est assassiné, terrassé par une véritable conjuration mystique menée par
le prince Ioussoupov
29.
C'est comme la fin de l'Ange et de la Bête Immonde.
Vera Soloviova, une jeune élève de Soulerjitski qui elle aussi fera plus tard
carrière en Amérique, dira :
«
Stanislavski a donné au Premier Studio la
Connaissance. Il lui a aussi donné un lieu et de l'argent. Mais Souler lui a donné son
Cœur et ce faisant il introduisait une nouvelle vie et plus de dimension
humaine dans le jeu de l'Acteur ...
»
Au Kremlin, à peine quelques jours après l'exécution de Raspoutine, Alexandre
Trepov, l'ami très particulier du Théâtre d'Art, ancien préfet de police et
organisateur d'attentats anti-révolutionnaires, est nommé à la Présidence du Conseil
à la place de Boris Sturmer, protégé de Raspoutine. De
Charybe en Scylla.
Trepov n'aura pourtant guère le temps de jouir de ses nouvelles fonctions. À
peine installé, il se distingue par de nouvelles répressions de grèves et manifesta-
tions de protestation contre l'état de guerre à Petrograd, Moscou, Nijni Novgorod et
Bakou. En janvier 1917, le Tsar le démet pour nommer à sa place,
le Prince Nicolas Galitsine.
29. La laborieuse exécution de Raspoutine a lieu le 30 décembre 1916.
y
participent en dehors du Prince
Ioussoupov, le Grand Duc Dimitri Pavlovitch et le député d'extrême droite Pourichkievitch. Richard
Boleslavski, dans son film
La dernière Tsarine,
tourné
à
Hollywood en 1932 pour la Metro Goldwyn Mayer,
reconstituera cet assassinat.
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