Le modèle musical dans les théories de la mise en scène au XXe

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Muriel Plana (Toulouse II - Le Mirail)
Le modèle musical dans les théories de la mise en scène au XXe siècle
[email protected]
8 juin 2010
Texte de la communication
Travaux de Muriel Plana sur le sujet :
* Les relations théâtre-musique: du désir au modèle, coordonné et présenté par Muriel Plana
et Frédéric Sounac, Colloque international, Université Toulouse le Mirail, 25, 26, 27 octobre
2007, actes à paraître.
* « Puissance et fragilité de la danse dans la relation théâtre-musique : de Meyerhold à la
Needcompany » dans Quel dialogisme dans la relation théâtre-musique-danse ?, Journée
d’études de l’Institut de Recherches Pluridisciplinaires Arts Lettres Langues (IRPALL),
organisée par Elise van Haesebroeck, Floriane Rascle et Herveline Guervilly, Université
Toulouse II-Le Mirail, jeudi 8 avril 2010.
* « Musique et son dans la mise en scène stanislavskienne, entre méfiance et plaisir » dans
Interactions entre musique et théâtre, Journées d’études organisées par Guy Freixe et
Bertrand Porot (CRAIF et CERHIC), 23 octobre 2008 et 13 mai 2009, Université de Reims et
Université d’Amiens, à paraître dans Corridor, CRAIF, Université d’Amiens, 2010.
* « Les songs dans la comédie, jubilation et subversion. L’exemple de la réécriture de
L’Opéra du Gueux (1728) de John Gay par Bertolt Brecht (1928) », dans La Comédie en
mouvement. Avatars du genre comique au XXe siècle, sous la direction de Corinne Flicker,
Publications de l’Université de Provence, 2007.
Liens :
* CV sur le site de l’Université Toulouse-Le Mirail :
http://w3.lla.univ-tlse2.fr/equipe/membres/plana.htm
* La Compagnie du Planisphère, dirigée par Muriel Plana :
http://cdptheatre.free.fr/
***
Pour se définir en tant qu’art autonome (évidemment par rapport au texte dramatique)
et devenir l’art du théâtre1, la mise en scène moderne, art jeune né seulement à la fin du XIXe
siècle, a eu besoin de modèles et de références esthétiques. Elle est allée les chercher dans les
autres arts, de préférence des arts qui n’ont rien de littéraire.
Les deux modèles retenus paraissent, au premier abord, antithétiques, mais on constate,
après étude, qu’ils sont le plus souvent étroitement liés chez les grands réformateurs du
théâtre moderne : un modèle visuel et spatial tiré des arts plastiques, de l’architecture ou du
De l’art du théâtre est le titre de l’ouvrage fondateur de E. G. Craig (Circé, 1999) qui ne cesse de proclamer
dès 1911 l’autonomie de la mise en scène comme art créateur à part entière : dans sa théorie, le théâtre est mise
en scène, en dehors de tout lien au texte.
1
1
cinéma, et/ou, plus subtil, parfois dissimulé derrière le premier, un modèle temporel inspiré de
la musique (mais où la danse peut prendre parfois, par exemple chez Meyerhold, une grande
importance2).
L’usage des modèles externes s’exprime surtout au début du XXe siècle, car c’est à
cette époque que l’essentiel du travail théorique se fait, mais les modèles plastique et iconique,
ou encore chorégraphique, visiblement dominants sur les scènes d’aujourd’hui, investies en
masse par des plasticiens, des vidéastes et des chorégraphes metteurs en scène au sein du
théâtre actuel scéno-centrique, ou, selon le terme de Hans-Thies Lehmann, post-dramatique,
sont très souvent associés à un modèle musical, plus secret, plus difficile à saisir...
Ainsi un « théâtre d’images » comme celui du Théâtre du Radeau et de François
Tanguy, où la scène est composée comme un tableau abstrait traversé de lignes, de volumes et
de couleurs, et le décor comme une installation plastique jusque dans le choix des matériaux
utilisés, est-il également un théâtre musical : par exemple, la construction scénique des
spectacles Coda et Ricercar, dont les seuls titres se réfèrent à des formes musicales précises,
est transposée, tant au niveau spatial que temporel d’un modèle musical explicite.
On se concentrera cependant ici sur le modèle musical tel qu’il se déploie chez les
fondateurs de la mise en scène occidentale moderne au tournant du XXe siècle que sont
Antoine, Craig, Stanislavski et Meyerhold alors qu’ils tentent de donner à ce nouvel art,
encore peu reconnu et qui n’a que peu d’autonomie face à la littérature, une dignité et des lois
équivalentes à celles qui existent dans les Beaux-arts, dans la danse et dans la musique.
Si nous parlons de modèle, c’est qu’il ne s’agit pas chez ces théoriciens et praticiens de
la mise en scène, d’emprunter à la musique de leur temps. La question n’est pas non plus celle
de la place qu’ils accordent concrètement à la musique dans leurs spectacles, autre aspect
passionnant de la relation théâtre-musique, que j’ai explorée dans d’autres cadres chez
Stanislavski3 ou chez Brecht4, mais que je ne traiterai pas ici.
Il s’agit plutôt, dans notre cas, de cerner l’idée que se font ces artistes théoriciens du
théâtre de l’art dont ils cherchent à s’inspirer, en l’occurrence la musique, de cerner l’idéal
esthétique ou les fantasmes qu’ils projettent en lui, de comprendre comment et pourquoi ils
s’y réfèrent, enfin, de mesurer en quoi le modèle musical a inspiré des réformes essentielles
dans la mise en scène du début du XXe siècle.
On verra que chacun a une conception spécifique de la musique et qu’ils en usent très
diversement, selon qu’ils défendent une esthétique réaliste ou symboliste, selon qu’ils
s’inscrivent dans une approche idéaliste ou pragmatique de la scène, mais qu’ils y puisent tous
des lois, des exemples, un vocabulaire esthétique, qu’elle est pour eux un secours, un recours,
voire un rêve, qu’ils cherchent et parfois trouvent en elle des solutions aux problèmes plus ou
moins concrets que leur posent aussi bien la pratique de la mise en scène elle-même, que la
vie de la troupe, le jeu des acteurs, leur rapport aux textes qu’ils souhaitent monter, la relation
scène/salle.
2
Voir Muriel Plana, « Puissance et fragilité de la danse dans la relation théâtre-musique : de Meyerhold à la
Needcompany » dans Quel dialogisme dans la relation théâtre-musique-danse ?, Journée d’études de l’Institut
de Recherches Pluridisciplinaires Arts Lettres Langues (IRPALL), organisée par Elise van Haesebroeck,
Floriane Rascle et Herveline Guervilly, Université Toulouse II-Le Mirail, jeudi 8 avril 2010.
3
Voir Muriel Plana, « Musique et son dans la mise en scène stanislavskienne, entre méfiance et plaisir » dans
Interactions entre musique et théâtre, Journées d’études organisées par Guy Freixe et Bertrand Porot (CRAIF et
CERHIC), 23 octobre 2008 et 13 mai 2009, Université de Reims et Université d’Amiens, à paraître dans
Corridor, CRAIF, Université d’Amiens, 2010.
4
Voir Muriel Plana, « Les songs dans la comédie, jubilation et subversion. L’exemple de la réécriture de
L’Opéra du Gueux (1728) de John Gay par Bertolt Brecht (1928) », dans La Comédie en mouvement. Avatars du
genre comique au XXe siècle, sous la direction de Corinne Flicker, Publications de l’Université de Provence,
2007.
2
Antoine : la troupe comme « orchestre », le metteur en scène comme « chef »
Chez Antoine, l’inspiration musicale est avant tout pragmatique. Elle lui permet de
penser la fonction, le rôle du metteur en scène, figure nouvelle du théâtre, dont il est une des
premières incarnations en Europe, sans doute la première en France. Bien qu’il ne soit en rien
musicien et qu’il l’investisse dans le cadre limité d’une esthétique naturaliste, on s’apercevra
que le modèle musical est utilisé plus largement qu’on ne l’imagine par celui qui est considéré
comme l’inventeur de la mise en scène moderne.
Sensible au travail sur les ensembles, acteurs et figurants harmonieusement disposés
sur scène, de la troupe allemande des Meininger, qui applique comme lui les principes d’un
théâtre réaliste, Antoine comprend vite que l’harmonie d’un tableau théâtral repose sur la
composition et la maîtrise de l’image scénique dans sa totalité :
Je ne connais rien en musique ; mais on m’a dit que Wagner avait, dans certains opéras, des chœurs à
multiples parties et que chaque série de choristes personnifiait un élément distinct de la foule, se fondant
dans un ensemble parfait. Pourquoi, dans le théâtre parlé, ne ferions-nous pas ça ? M. Emile Zola le
voulait pour Germinal et ne l’a pas pu pour des motifs budgétaires que faisaient valoir les directeurs. Son
dessein était de faire répéter longtemps les ensembles sous la conduite de comédiens figurants. Vous
voyez, c’était le procédé des Meininger 5.
Antoine emprunte donc aux Allemands, à Wagner et aux Meininger, l’idée de la mise en jeu
de l’ensemble des personnages sur scène. En bon naturaliste, théoricien du milieu, il considère
en effet le décor comme un personnage et comme une force dramatique ; on se souvient du
reste de sa fameuse définition de la mise en scène qui serait au théâtre ce que la description
est au roman. Dès lors, l’image scénique (jeu, scénographie, chorégraphie) doit être
« composée » par le metteur en scène.
La mise en scène n’est pas encore pour lui, comme elle le sera pour Craig, un art de
création à part entière ; elle demeure (comme d’ailleurs pour Appia, Lugné-Poe ou
Stanislavski) un art de l’interprétation au service d’un texte (d’une partition) mais ce doit être
une interprétation visuelle porteuse de sens, d’ordre et d’unité : « La mise en scène doit servir
le texte dans toutes ses parties », écrit-il ailleurs.
Le metteur en scène est donc bel et bien le garant de l’interprétation générale, il fait le
lien entre la troupe pensée comme un orchestre et l’auteur considéré comme un compositeur,
il est le premier lecteur et interprète du texte désormais traité comme une partition. Il est celui
qui maîtrise l’ensemble parce qu’il s’exclut lui-même de l’exécution instrumentale afin de
mieux la diriger.
De cette conception du metteur en scène comme chef d’orchestre, Antoine tire l’idée
de la démolition du « système des étoiles », où les vedettes s’exprimaient individuellement et
en dehors de tout contrôle extérieur qui tendrait à instaurer de l’unité dans le spectacle, au
service de la partition écrite dans sa totalité. La mise en scène est bien, pour Antoine comme
pour son contemporain Louis Becq de Fouquières, premier esthéticien français de la mise en
scène, un art de la synthèse6. Il critique également le fait que les acteurs de son temps ne
savent pas lire une pièce dans son intégralité, se contentant de leur partie, un peu comme des
musiciens d’orchestre. Le metteur en scène est donc celui qui lit et maîtrise l’ensemble de
l’œuvre, en fixe l’interprétation globale, le tempo et le rythme, les grandes lignes de sens, et
en garantit l’homogénéité:
Jean Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, Antoine, l’invention de la mise en scène, Anthologie de textes
d’Antoine, « Parcours de théâtre », Actes Sud Papiers, 1999. « Lettre à Francisque Sarcey (6 juillet 1888) »,
p. 58-59.
6
Voir Louis Becq de Fouquières, L’Art de la mise en scène, Editions entre/vues, 1998.
5
3
Alors que l’interprétation d’un ouvrage exige avant tout une qualité tellement essentielle qu’elle
dispense des autres, l’ensemble, condition sans laquelle une œuvre littéraire est défigurée et massacrée
comme le serait une œuvre musicale dont les exécutants ne joueraient pas en mesure, les directeurs,
substituant au système de l’ensemble le système des étoiles, mettent en vedette un ou deux noms connus
et cotés, purs-sangs dont ils paient à prix d’or la course plus ou moins brillante, et entourent ces grands
favoris souvent fatigués mais tenant toujours la corde, de malheureux acteurs recrutés au hasard pour
servir de repoussoirs aux têtes d’affiches. De cette interprétation hétéroclite résulte une absolue
déformation de l’œuvre, d’où nouvelle et irrémédiable cause de répulsion pour le public indigent 7.
Chez Antoine, le modèle musical va également s’appliquer à l’acteur quand il sera
question de sa position - juste ou fausse - face au texte :
L’idéal absolu de l’acteur doit être de devenir un clavier, un instrument merveilleusement accordé, dont
l’auteur jouera à son gré. Il suffit qu’une éducation technique toute matérielle ait assoupli physiquement
son corps, son visage, sa voix et qu’une éducation intellectuelle convenable l’ait mis à même de
comprendre simplement ce que l’auteur le charge d’exprimer 8.
Le comédien doit donc se faire servile ; il faut briser son ego, son individualisme et son
indépendance artistique, qui le confine, selon Antoine, au cabotinage et à la virtuosité
gratuite9 ; il doit désormais se considérer comme l’instrument (objet et moyen) de l’auteur (du
texte, donc), ce qui exige de lui qu’il soit techniquement parfait (juste physiquement et
vocalement), artistiquement souple (capable de composer n’importe quel personnage 10) ; il
faut, écrit Antoine, qu’il soit précisément un « clavier » - soit un instrument à large
« tessiture », à la fois mélodique, rythmique et harmonique, susceptible de jouer en solo, mais
aussi capable de se fondre dans la masse orchestrale ou de soutenir le solo d’un autre
instrument. C’est ainsi qu’on peut voir que la troupe, chez Antoine, est véritablement pensée
comme un orchestre, dont le metteur en scène serait le chef puissant et vigilant.
Dans ce programme, présenté comme une recette de cuisine dans Causerie sur la mise
en scène (avril 1903), Antoine use largement de la métaphore musicale pour définir la mise en
scène :
Saisir nettement dans un manuscrit l’idée de l’auteur, l’indiquer avec patience, avec précision, aux
comédiens hésitants, voir de minute en minute la pièce surgir, prendre corps. En surveiller l’exécution
dans ses moindres détails, dans ses jeux de scène, jusque dans ses silences, aussi éloquents parfois que
le texte écrit. Placer les figurants hébétés ou maladroits à l’endroit qu’il faut, les styler, fondre ensemble
les petits acteurs et les grands. Mettez d’accord toutes ces voix, tous ces gestes, tous ces mouvements
divers, toutes ces choses disparates, afin d’obtenir la bonne interprétation de l’œuvre qui vous est
confiée11.
En cette fin du XIXe siècle, il y a non seulement à lutter contre les acteurs vedettes mais aussi
contre les autres artistes du plateau (décorateurs, éclairagistes, costumiers) et contre les
directeurs administrateurs. Ce modèle « orchestral », à l’intérieur du modèle musical général,
7
André Antoine, « Causes de la crise actuelle » dans Le Théâtre Libre, mai 1890, pp. 23-27. Texte cité dans Du
théâtre d’art à l’art du théâtre, anthologie des textes fondateurs, « André Antoine : Le Théâtre Libre », textes
réunis et présentés par Jean-François Dusigne, Éditions théâtrales, 1997.
8
Antoine, l’invention de la mise en scène, « Lettre à Charles le Bargy (24 octobre 1893) », op. cit., p. 93.
9
Ibid., pp. 136, 137 : « Il faudra que les comédiens modernes renoncent à leur voix, leur seule ressource d’à
présent, qu’ils cultivent comme des chanteurs […]. Enfin qu’ils vivent leur personnage au lieu de réciter leur rôle
avec plus ou moins de virtuosité ».
10
Ibid., p. 77 : « À ces ouvrages tout d’observation et d’étude, il faudra des interprètes, des comédiens
primesautiers et vrais, imprégnés de réalité » ; « assortis à tous les emplois » ; recrutés non plus sur des « qualités
physiques », des « dons naturels » mais qui vivront « de vérité, d’observation, d’étude directe de la nature ».
11
Antoine, l’invention de la mise en scène, op. cit., p. 107. Je souligne.
4
est celui auquel s’attachent tous les penseurs de la prise du pouvoir du metteur en scène non
seulement sur l’œuvre - il en est désormais le premier lecteur et celui qui donne la ligne
générale de son interprétation aux exécutants - mais aussi sur les différents travailleurs de
l’entreprise théâtrale, qui, non contents de créer chacun de leur côté, dans leur partie, passent
leur temps à s’entredéchirer ou à tirer le couverture à soi et compromettent l’élaboration et
l’unité finale du spectacle12. La mise en scène est, pour Antoine, un art harmonique : il s’agit
bien de « fondre » dans un « accord » le « disparate » (créant de la dissonance malheureuse)
des réalisations individuelles.
Avec Antoine, le théâtre commence donc à être pensé comme un art synthétique
mettant certes en œuvre plusieurs éléments et compétences artistiques ou techniques mais
sous l’autorité du seul art théâtral (et non de chacun des arts qui interviennent en lui, comme
le jeu, la décoration, la peinture, la musique…), lequel devient ainsi un art autonome et un art
spécifique, qui ne peut plus se laisser asservir notamment, comme le dénonceront avec force
Craig ou Appia, à l’art des peintres décorateurs13.
Antoine conçoit également la mise en scène comme un art du temps dans au moins
deux sens du terme : le temps comme durée et le temps comme rythme. Tel un architecte ou
un chef de chantier, le metteur en scène guide et surveille le processus de création, la
construction progressive du spectacle (« voir de minute en minute la pièce surgir, prendre
corps »). Or, musique et théâtre ont en commun de procéder à ce qu’on appelle des
« répétitions ». À partir de l’avènement du metteur en scène et du Théâtre d’Art, celles-ci vont
prendre de plus en plus d’importance, si bien qu’on ne concevra plus (sauf peut-être
aujourd’hui dans les matches d’improvisation ou le « théâtre d’acteur » des T. G. Stan) de
s’en passer ou de les négliger comme système de travail indispensable à la création théâtrale.
Chez Antoine, le metteur en scène devient le maître incontesté de ces répétitions devenues nécessaires - comme le chef d’orchestre l’est de celles de ses musiciens. Son travail
se situe donc dans une temporalité distincte - celle de la durée - de celle de l’acteur – qui, lui,
reste divisé entre la durée lorsqu’il est en répétition et l’instant au moment de la
représentation. Le régisseur travaille en amont de celle-ci, et là apparaît une différence avec le
chef d’orchestre, doit s’effacer au moment de la première14.
Enfin, la mise en scène est, à l’image de la musique, un art du temps dans la mesure où
le metteur en scène impose et surveille le rythme de la représentation sur le plan visuel des
actions scéniques (« les jeux de scène ») mais aussi sonore : il contrôle l’alternance entre le
verbe et le silence (« jusque dans ses silences » précise Antoine) dont la valeur d’expressivité
et de construction lui apparaît clairement.
L’idée ultérieurement défendue par Meyerhold que le metteur en scène est avant tout
le maître du rythme du spectacle est donc déjà présente chez Antoine. Mais si, chez le metteur
en scène naturaliste, le modèle a un effet limité, essentiellement pragmatique et politique,
puisqu’il lui permet avant tout de penser la fonction et le pouvoir du metteur en scène face
Voir dans « De certaines fâcheuses tendances du théâtre moderne », (E. G. Craig, De l’Art du théâtre, Circé,
1999, pp. 107 à 118) la satire amusante que Craig fait, de son côté, de l’état de l’entreprise théâtrale en cette fin
de siècle.
13
Dans ses mises en scène symbolistes au Théâtre de l’œuvre, Lugné-Poe, contemporain d’Antoine, ne résistera
pas toujours au pouvoir des peintres, transformant quelquefois la scène en lieu d’exposition pour ses amis
peintres Nabis.
14
Notons que c’est Kantor qui ira le plus loin dans cette logique en poussant l’imitation du modèle orchestral
jusqu’à rester sur scène, donnant en direct le rythme, ajustant des éléments de décor, au moment de la
représentation. En effet, l’idée que l’art est un processus et qu’il ne peut jamais être « fini » implique la présence
du créateur au moment du partage de l’œuvre (du processus) avec le public, créateur toujours en action lors de ce
qui n’est qu’une répétition publique (et non un spectacle achevé). Les « spectacles » de Kantor sont donc des
sortes de « concerts », événements (happenings) plus que représentations.
12
5
aux acteurs, il aura, chez E. G. Craig, qui part, lui, de positions idéalistes et formalistes, des
répercussions théoriques et esthétiques beaucoup plus importantes.
Craig : musique, idéalisme et formalisme
« La musique, type éternel où tendent tous les arts ». Cette phrase célèbre de Walter
Pater, que Craig place en épigraphe à son fameux ouvrage De l’art du théâtre, montre bien
l’attachement de l’homme de théâtre à la musique et surtout la référence esthétique, de type
idéaliste, qu’elle représente pour lui. On sait qu’il a pourtant reproché à Adolphe Appia, autre
théoricien de l’époque, auquel on l’a si souvent comparé, son allégeance à la musique, qu’il
l’a accusé d’avoir fait reposer sa réforme théâtrale essentiellement sur elle (en particulier sur
le drame musical wagnérien) - alors que la sienne serait demeurée « libre », conservant à l’art
théâtral toute son autonomie et toute sa spécificité. S’il est vrai qu’Appia part de la musique
(et de son expérience de spectateur d’opéras) pour penser le théâtre et sa réforme scénique,
Craig fonde sa théorie avant tout sur une critique violente et très concrète du théâtre de son
temps, une critique donnée depuis l’intérieur du théâtre, qu’il connaît depuis l’enfance et où il
est d’abord acteur. La présence de musique dans le spectacle ne l’intéresse pas, musique qui,
comme le jeu, la peinture, la lumière, n’est pour lui qu’un des éléments régis par le seul art
qui intéresse Craig et d’où peut venir la réforme, le seul art de création théâtrale (le « seul art
du théâtre ») : la mise en scène. En effet, Craig se flatte d’avoir été l’un des premiers à penser
le théâtre à partir de lui-même et de lui seul (et non de la littérature ou de la peinture scénique).
Néanmoins, nous allons voir à quel point la musique - en tant que modèle et idéal - joue un
rôle essentiel dans sa réflexion esthétique.
Les allusions à la musique dans les écrits de Craig ne sont pas nombreuses, surtout si
on les compare avec ceux d’Appia ou de Meyerhold, où elle est omniprésente, ou même de
Stanislavski. Cependant, lorsqu’elle apparaît, c’est de façon frappante, et à des moments
essentiels des développements théoriques, à l’articulation de la pensée concrète (ce qu’on peut
mettre en pratique dans l’art du théâtre en le réformant aujourd’hui) et de l’utopie esthétique
(ce qu’on doit mais qu’on ne peut pas encore réaliser) ou au moment du passage du
symbolisme au formalisme et à l’abstraction.
Craig a l’obsession de la définition des lois de son art, des lois qu’il veut universelles
et abstraites. C’est donc lorsqu’il se met en quête des principes de l’art théâtral, au moment où
il élabore son idéal théâtral, qu’il a recours à la musique.... Elle représente en effet pour lui,
dans ses plus grandes réalisations, une image de la perfection formelle et c’est cette perfection
qu’il exige maintenant de l’art théâtral. Pour Craig, le théâtre n’est pas un art musical, il est
indiscutablement un art plastique et visuel 15 mais en tant qu’il doit devenir, comme la
musique, un art non figuratif, non réaliste16, idéaliste et formaliste, pur et abstrait, le théâtre,
comme du reste tous les autres arts, tend vers la musique. Craig ne cherche donc pas à faire de
la mise en scène un art de la composition musicale mais à créer des spectacles qui soient
l’équivalent esthétique visuel et plastique d’une partition de Bach (comme totalité formelle
harmonieuse).
Dans la biographie de Craig, la musique occupe une place restreinte par rapport au
théâtre lui-même (sa mère était actrice), à l’architecture (qui était le métier de son père), à la
gravure et au dessin (qu’il a pratiqués toute sa vie). Sa relation avec elle n’est guère précoce,
E. G Craig, De l’Art du théâtre (1911), dans L’Art du théâtre, op. cit., p. 147 : « Tandis qu’il compose ainsi
cette harmonie visuelle, le metteur en scène subit également l’influence de la musique, du vers ou de la prose, et
du sens général, de l’esprit, de la pièce ». Le texte (ou la partition musicale) devient un élément de l’inspiration
« visuelle » du régisseur.
16
Voir, par exemple, son article « Le réalisme et l’acteur » : « Le réalisme est un mode d’expression grossier,
bon aux aveugles. » (Ibid., p. 220). Ou encore : « … l’Art n’a rien à voir avec le réalisme » (Ibid., p. 115, 116)
15
6
même si comme tout enfant de la bourgeoisie intellectuelle anglaise il a une certaine culture
musicale. Dans l’ouvrage qu’il lui consacre, Denis Bablet dit, toutefois, qu’il composait des
airs17. Mais c’est sa rencontre avec le compositeur, pianiste et chef d’orchestre Martin Shaw,
qui la fait véritablement entrer dans son univers personnel et professionnel - alors qu’il a
dépassé l’âge de vingt ans. Martin Shaw sera le collaborateur musical de ses premières mises
en scène. Celles-ci étaient des masques ou des opéras baroques comme Didon et Énée (1900)
de Purcell 18 ou Acis et Galatée d’Haendel. Ces expériences musicales lui permettent de
rompre avec le réalisme du Lyceum theatre de Henry Irving (où il débuté comme acteur
auprès de sa mère la comédienne Ellen Terry) : Craig estime « lâche » l’intrigue de l’opéra de
Purcell mais « la musique suffit à l’inspirer plus que les paroles ne sauraient le faire », raconte
Denis Bablet : « Il va s’efforcer de la traduire visuellement, ou plutôt de créer une émotion
visuelle en harmonie avec l’émotion auditive, au point que toutes deux se renforcent
mutuellement19 ».
Remarquons d’ores et déjà chez Craig le mépris des mots, dont il souligne
l’insuffisance, corrélatif à l’amour de la musique, mépris qui poussera Craig en s’intéresser à
la pantomime et à exclure de plus en plus la littérature de sa conception du théâtre20…
Craig définit le Beau, unique fin de l’art pour lui, comme ce qui « est le plus
harmonieux, le plus juste, ce qui rend un son parfait et plein21 ». L’art n’a pas à être utile, pas
même dans un deuxième temps, comme chez Brecht, encore moins à être vrai ou vivant,
comme chez Stanislavski. L’esthétique de Craig est un esthétisme. L’œuvre n’a pas besoin de
référent, elle n’a pas besoin de signifier quoi que ce soit ; elle n’a même pas besoin de
spectateur - et c’est peu de dire que le spectateur est absent de sa théorie. Seul le point de vue
de l’artiste importe, sa conception de la beauté. Or, la musique est choisie métaphoriquement,
parmi tous les arts, pour rendre compte du Beau en général. Les qualités que l’on attend d’elle
sont celles que l’on doit attendre de n’importe quelle œuvre d’art, et donc d’un spectacle
théâtral…
La spécificité du théâtre - ce que Craig considère comme son origine même - et qui le
rapproche de la musique, c’est le mouvement : « L’art du théâtre est né du geste, du
mouvement, de la danse22 » écrit-il. L’extrait suivant, de tonalité fortement idéaliste, tente
justement de décrire la relation entre le mouvement et la musique, une relation aussi bien
causale qu’analogique :
Mais que dire de cette chose infinie et admirable qui habite l’espace et a nom Mouvement ? Du son,
l’on a tiré cette merveille des merveilles qu’est la Musique. La Musique, dont on pourrait parler comme
Saint Paul fait de l’Amour ! Car elle est tout amour, tout ce que, selon lui, doit être le véritable amour.
Elle souffre toutes choses et elle est bienfaisante ; elle n’est point vaine, elle ignore l’indécence ; elle
croit en toutes choses, à toutes les espérances ; est noble infiniment.
Denis Bablet, Edward Gordon Craig, L’Arche, 1962, p. 36. « Et Craig se mit à composer de la musique. Pas
de la « grande musique », me dira-t-il, mais il pense avoir assez de connaissances, de talent et d’habileté pour
écrire des musiques de scène. À l’époque, il met en musique des poèmes de Heine et compose quelques
chansons ».
18
Denis Bablet raconte que Craig a convaincu Shaw, qui voulait le donner en oratorio, d’en faire la mise en
scène. L’expérience de collaboration est très concluante : « Le fait de travailler en totale harmonie avec Shaw et
sa conception de l’opéra de Purcell nous permit de faire un tout homogène. Nous nous retrouvions entièrement
d’accord devant la musique, si bien que ce qu’il éprouvait, je l’éprouvais moi aussi ». (Cité dans Denis Bablet,
op. cit., p. 56.)
19
Denis Bablet, op. cit., p. 55.
20
On sait, en outre, qu’il a longtemps eu l’intention de donner une mise en scène de la Passion selon Saint
Mathieu de Bach que Martin Shaw lui a joué au piano. Ses croquis, qui prévoyaient un dispositif fixe aux lieux
multiples ont inspiré Copeau et Jouvet lors de leur propre projet de création de la Passion au Vieux-Colombier
en 1919.
21
De l’Art du théâtre, op. cit., p. 65. C’est Craig qui souligne.
22
Ibid., p. 138.
17
7
Comme deux sphères sont, l’une à l’autre, semblables, de même le Mouvement ressemble à la Musique.
J’aime à me rappeler que toutes choses naissent du mouvement, y compris la Musique ; et je me félicite
que nous ayons l’honneur suprême d’être les desservants de cette force suprême : le Mouvement23.
En pensant le théâtre comme mouvement, il lui permet de viser la même pureté que la
musique. Il renvoie ainsi musique et théâtre à une essence commune, non verbale et non
figurative.
Dans son article intitulé « À propos du symbolisme », il conclut l’éloge de celui-ci, qui est,
affirme-t-il, « l’essence même du théâtre si nous voulons faire figurer l’Art du théâtre à sa
place, parmi les Beaux-arts 24 » par une allusion à la musique :
La musique n’est intelligible que grâce à une écriture symbolique, et est symbolique par son essence
même. Toutes les formes de politesse sont symboliques et usent de symboles. L’acte suprême de piété
envers nos morts consiste à ériger au-dessus d’eux un symbole25.
Nul doute que lorsqu’il écrit ce texte en 1910, Craig cherche des alliés parmi les contempteurs
du réalisme, accordant au mouvement symboliste un soutien qui n’a toutefois rien d’une
adhésion ni d’une identification totale. Il termine du reste son article par ces mots prudents :
« M’est avis que personne ne devrait chercher querelle au symbolisme - ni le craindre ».
Malgré cet appui de circonstance au symbolisme, qui a pour lui le raffinement et la courtoisie
d’un art en rupture avec la réalité quotidienne, position dans laquelle Craig reconnaît sa
propre lutte contre un réalisme scénique qu’il juge vulgaire, il ira bien plus loin, ne liant
bientôt plus la forme de l’œuvre à l’expression d’une Idée immatérielle, comme les
symbolistes, mais à sa propre organisation sensible, à sa propre unité, au-delà de toute
signification intelligible, comme le souligne très justement Denis Bablet :
Sans doute il était sensible à la musique, mais il n’en avait jamais approché d’aussi près les lois, les
suggestions et les beautés. Il découvre la musique classique, des œuvres où l’expressivité des sens
compte plus que leur signification intelligible, ce qui nécessite une totale unité représentative. […] L’art
du théâtre devra tendre vers la parfaite ordonnance de la musique 26.
Du symbolisme au formalisme, Craig franchit donc le pas, et la musique, à côté de
l’architecture, et en lien étroit avec elle, lui est, dans cette évolution, un soutien efficace et un
modèle pertinent. Ainsi Denis Bablet évoque-t-il l’amour de Craig pour la musique et la façon
dont il la prend pour modèle dans son mouvement même:
Souvenez-vous, dit-il en substance, de la Passion selon Saint Mathieu de Bach. Ne vous rappelle-t-elle
pas le lever du soleil ou la croissance d’un arbre ? Elle commence comme imperceptible, progresse,
s’avance peu à peu, sereine, sans la moindre hâte, dans toute la pureté de sa forme. Il semble qu’un
arbre splendide se dresse, s’élève, grandit et étend vers le ciel ses branches innombrables. C’est ainsi
que la Passion le touche, et c’est une semblable progression qu’il veut rendre sensible dans son
mouvement, dans sa musique des formes. Ce que [Craig] souhaite découvrir, ce sont des lois analogues
à celles qui fondent la musique, qui lui permettront de créer des œuvres semblables à celles de Bach et
des premiers maîtres de la musique27.
Le caractère rigoureux, presque « scientifique », voire « mécanique28 », de la musique fascine
par conséquent Craig, et il veut en faire le modèle de son architecture théâtrale considérée
23
Ibid. , p. 72, 73.
Ibid., p. 225.
25
Ibid., p. 226.
26
Denis Bablet, op. cit., p. 72.
27
Denis Bablet, op. cit., pp. 150-151.
28
De l’Art du théâtre (1911), op. cit., p. 156 : « […] lorsque le théâtre sera un chef d’œuvre de mécanisme, qu’il
aura inventé sa technique particulière, il engendra sans effort son art propre, son art créateur ».
24
8
comme un art du temps, comme une « cinétique scénique » : « L’architecture, qui non
seulement en imagination mais aussi en fait produit seule la forme pure ; la musique qui non
seulement dans l’abstrait mais aussi dans le concret produit seule le son pur […]29 » sont bien
les deux arts qui trouvent le plus grâce à ses yeux et par lesquels il pense pouvoir accomplir sa
révolution théâtrale.
Il élabore alors entre eux une sorte d’analogie : architecture et musique se caractérisent
par la pureté formelle aussi bien au sein de la plus grande abstraction puisque ces arts sont
contraints de respecter des lois mathématiques que dans la réalité la plus concrète et
matérielle, puisque référent et signifié sont absents des formes sensibles produites. Une note,
un rythme, une hauteur ne signifient rien ; une ligne, un angle ou un volume non plus : « Le
mouvement sera là pour lui-même, écrit Craig, à la poursuite de l’équilibre parfait, de même
qu’en musique le son est là pour lui-même, à la poursuite de l’harmonie parfaite30 ». La forme
devient autonome et sa finalité est sa propre « harmonie » ou son propre « équilibre », sa
propre perfection. La valeur esthétique ne tiendra donc plus à l’adéquation de la forme à un
référent naturel ou à un contenu, fût-il spirituel, mais à l’unité purement formelle de l’œuvre,
ce que Craig appelle la beauté ou le Beau.
Il s’agit par conséquent, en privilégiant et en associant dans son esthétique ces deux
arts, l’architecture et la musique, au détriment de ceux qui dominent traditionnellement le
théâtre de son temps, la littérature et la peinture, de se dégager de toute figuration (soit ce que
Craig appelle avec dédain « l’imitation de la nature ») pour laisser place à la forme pure, à une
suggestion de type symboliste d’abord, dans ses premières réalisations et esquisses, puis à
l’abstraction proprement dite ensuite, dans ses derniers projets expérimentaux.
Craig imagine ainsi, à travers le travail architectural et scénographique avant tout, un
art théâtral de plus en plus formaliste et abstrait, qui, en s’appuyant sur l’idéal musical, peut
s’assumer comme tel. Sa théorie préfigure un théâtre purement visuel, constitué d’images
mouvantes, un théâtre cinétique, que des metteurs en scène du milieu du XXe siècle comme
Svoboda, grâce aux progrès de l’architecture théâtrale et des techniques d’éclairage, seront
plus à même de réaliser.
L’usage du modèle musical chez Craig est donc, on l’a constaté, étroitement lié à son
rejet de la littérature et du verbal au profit du non verbal (l’image et le mouvement), à sa quête
formaliste de l’abstraction, et à son rêve d’une mise en scène plus qu’autonome, toutepuissante. Il s’agit, en effet, de mettre le théâtre sous l’autorité de ce qu’il appelle lui-même
« une pensée unique », celle du metteur en scène, seul artiste du théâtre à ses yeux, et donc de
nier que le théâtre soit un art littéraire, ou encore collectif ou polyphonique. Pour lui, le poète
dramatique n’a même plus lieu d’être, ce qui annonce le « texte matériau » des scènes
contemporaines, autrement dire un théâtre sans dramaturgie.
Quant à l’acteur, sa théorie de la surmarionnette pose qu’il n’est pas, par nature, un
artiste créateur, ni même un artiste interprète, puisque, étant à lui-même son propre instrument,
il demeure la proie du hasard, de l’accident et ne peut viser l’éternité. L’acteur est donc pensé
comme un pur exécutant, un athlète corporel et vocal mis au service du metteur en scène, ce
qui préfigure l’acteur performer d’aujourd’hui.
Ce metteur en scène créateur de l’avenir, qui se tient devant la scène comme devant
une page blanche à la façon d’un auteur, d’un compositeur ou d’un peintre, pour qui le texte
n’est que son proféré sur scène et l’acteur figure en mouvement sur le plateau selon des lignes
et un rythme fixé de l’extérieur, délivré des hasards d’un art vivant, d’une réalité ou même
d’un sens, n’est plus une utopie, puisque Craig n’est autre que le précurseur de ce qu’on a
longtemps appelé, dans le champ des études théâtrales, le scénocentrisme par opposition au
textocentrisme, et de ce qu’on définit aujourd’hui comme « théâtre d’images » ou « écritures
29
30
Denis Bablet, op. cit.., p. 152.
Id.
9
scéniques ». C’est pourquoi on peut sans doute considérer qu’un certain nombre de metteurs
en scène contemporains, tels que Bob Wilson, Pippo del Bono ou Roméo Castellucci, se sont
approchés du rêve de Craig.
Stanislavski : musique, recherche théâtrale et pédagogie de l’acteur
Afin de comprendre la place essentielle, presque obsessionnelle, occupée par la
musique dans la conception stanislavskienne de la mise en scène et surtout du jeu et de la
formation de l’acteur - qui en est, de toute façon, la clef de voûte et le centre nerveux - rien ne
vaut la lecture de l’autobiographie de Stanislavski, Ma vie dans l’art31. C’est dans cet ouvrage
- et dans ses Notes artistiques32 - plus encore que dans ses écrits pédagogiques bien connus
que sont La Formation de l’acteur33 ou La Construction du personnage34 qu’il se livre à une
mise en relation quasi systématique de la technique du chanteur et de celle de l’acteur, où il
file la métaphore musicale à toute occasion de façon à nous faire mieux comprendre sa
volonté de transformer le théâtre comme art d’interprétation en une activité aussi technique,
précise et concertée que la musique ; c’est là qu’il dévoile le rôle joué par les musiciens
(compositeurs, chefs, chanteurs modèles ou collaborateurs) dans sa vie artistique et dans
l’élaboration de sa pensée esthétique.
Dans ce livre, qui est le plus personnel de Stanislavski, les références à la musique
innervent son propos à plusieurs niveaux : éthique, formel, technique et passionnel. On la
retrouve en amont et en aval de son itinéraire artistique puisque, jeune adolescent, il
commence son cheminement artistique avec l’espoir de devenir chanteur lyrique avant de se
tourner vers le théâtre parlé et qu’il finit sa carrière en appliquant à l’opéra ses compétences
théâtrales de comédien, de pédagogue et de metteur en scène.
Il s’agit de montrer ici que, point de comparaison privilégié, outil pédagogique,
réserve de métaphores, langage d’emprunt, inspiration constante et modèle esthétique, la
musique est l’un des principaux lieux d’enracinement de la théorie théâtrale du metteur en
scène russe et qu’on ne peut saisir cette dernière sans analyser les liens que tout au long de sa
vie et de sa réflexion, Stanislavski tisse, de façon de plus en plus profonde, subtile et
consciente, entre musique et théâtre.
Les premières impressions ont été déterminantes. Dans son auto-analyse artistique, le
metteur en scène russe situe l’effet de la musique sur sa sensibilité à un niveau plus
inconscient, plus profond et plus puissant donc pour lui, que toute autre impression de
l’enfance ou de l’adolescence :
Les impressions que j’ai gardées de l’opéra italien conservent aujourd’hui encore une acuité incroyable,
dépassant de loin celles du cirque. Je pense comprendre pourquoi : à l’époque, l’impression produite sur
moi par ces opéras était énorme, sans toutefois que je la perçoive consciemment ; en fait je la ressentais
physiquement, organiquement, de façon inconsciente, et pas seulement spirituellement. Ce n’est que par
récurrence, beaucoup plus tard, que j’ai pu comprendre toute l’importance de ces impressions35.
On voit qu’il insiste bien sur le caractère précoce, peu intellectualisé, corporel, de l’empreinte
musicale dans sa personnalité. Elle est du côté des sensations et des sentiments, non de l’esprit
C. S. Stanislavski, Ma vie dans l’art, « Théâtre XXe siècle », trad. Denise Yoccoz, L’Age d’Homme, 1999.
C. S. Stanislavski, Notes artistiques, Circé-TNS, 1997.
33
C. S. Stanislavski, La Formation de l’acteur, trad. Elisabeth Janvier, Petite bibliothèque Payot, 2001.
34
C. S. Stanislavski, La Construction du personnage, trad. Charles Antonetti, Pygmalion/Gérard Watelet, 1984.
Dans cet ouvrage, nous explorerons toutefois les chapitres « Diction et chant », « Intonations et pauses »,
« Tempo-rythme et mouvement », « Le tempo-rythme du langage » qui mettent évidence la profondeur de la
relation entre musique et théâtre dans le « système » stanislavskien.
35
Ma vie dans l’art, op. cit.., p. 41.
31
32
10
et de la raison. C’est ainsi qu’il s’explique qu’elle ait pu devenir un point d’ancrage plus
solide qu’un autre dans son développement artistique ultérieur. C’est ainsi qu’il s’explique
qu’elle apparaisse toujours, dans les moments de doutes et de crise, comme un recours - pour
ne pas dire un secours :
Dans cette période accablante, je me trouvai un jour par hasard à un concert donné par un de nos
excellents quatuors à corde.
Quel bonheur d’avoir à sa disposition des mesures, des pauses, un métronome, un diapason, l’harmonie,
le contrepoint, des exercices mis au point pour le développement de la technique, une terminologie pour
désigner concepts et notions artistiques dans le domaine des sensations et des problèmes de la création !
En musique, on a reconnu depuis longtemps déjà l’importance et la nécessité d’une telle terminologie.
La musique a des bases fondamentales légalisées, sur lesquelles on peut s’appuyer pour créer. Ce n’est
pas comme chez nous, où l’on crée au petit bonheur 36.
Un concert suffit donc à lui redonner le courage de travailler à son « système » qui n’est autre
qu’une monumentale entreprise de théorisation non pas, comme chez Craig ou chez Antoine,
de la mise en scène mais de l’art de l’acteur, dont Stanislavski a compris qu’il devait la mener
à bout avant de prétendre pouvoir penser et réformer le théâtre dans son ensemble. Or,
associée aux « sensations » comme le jeu, la musique propose en même temps un langage
rigoureux, presque mathématique, quand ce sont les mots, clairs, précis, qui manquent à
Stanislavski pour penser et parler de l’art de l’acteur. Dans ses Notes artistiques, il tentera
ainsi – quoique très partiellement - de créer un système de notation (une sorte de solfège) des
inflexions émotionnelles de l’acteur. Il parlera alors de « gamme des éprouvés
psychologiques37 ».
C’est cependant lorsqu’il cherche à comprendre l’état de « dislocation » de l’acteur, de
l’artiste en souffrance face à un répertoire élevé qu’il n’arrive pas à porter sur le théâtre, que
la comparaison avec la musique apparaît sous sa plume, parfois combinée à d’autres analogies:
À de tels instants, vous vous sentez comme un musicien obligé de jouer d’un instrument désaccordé ou
détérioré qui estropie tout élan artistique, ou comme un paralytique qui essaie d’exprimer une belle
pensée mais dont la voix et la langue, à son corps défendant, ne produisent que des sons affreux et
repoussants38…
On perçoit, dans ce passage, la fracture intime de l’acteur entre ses aspirations et ses
réalisations concrètes, entre son esprit et son corps, entre l’intérieur et l’extérieur, à travers
l’image du musicien paralysé dans son élan par le mauvais état de son instrument. La
« matérialité » du corps vivant, ses défaillances physiques, sa résistance naturelle à la volonté
créatrice sont ici les obstacles, obstacles qui, pour Craig, suffisait à écarter le jeu de l’acteur
du domaine de l’art véritable, mais que Stanislavski tente, plus pragmatiquement, et parce que
La Formation de l’acteur, op. cit., p. 453.
Notes artistiques, op. cit., p. 158.
38
Ma vie dans l’art, op. cit., p. 352. Autres passages dans le même esprit lorsque Stanislavski réalise, après sa
prestation dans une pièce de Pouchkine (Mozart et Salieri, où il joue Salieri) qu’il dit mal les vers : « Quelle
torture de n’être pas en état d’exprimer fidèlement ce qu’on sent parfaitement à l’intérieur de soi ! Je crois qu’on
muet qui tente, avec ses hideux grognements, d’exprimer ce qu’il ressent à la femme aimée, éprouve la même
insatisfaction. C’est aussi la même qu’éprouverait un pianiste qui jouerait sur un instrument désaccordé ou
détérioré, en entendant à quel point est dénaturée son émotion artistique intérieure ». « Plus je prêtais l’oreille à
ma voix et à ma diction, plus il me devenait évident que ce n’était pas la première fois que je lisais des vers aussi
mal. Je me sentis rougir du passé. J’aurais voulu le faire revenir pour effacer l’impression que j’avais laissée.
Imaginez un chanteur qui, sa vie durant, aurait eu du succès et réaliserait soudain, au soir de la vie qu’il a
toujours chanté faux ! Il commencerait par ne pas croire à cette découverte : il irait à chaque instant vérifier sa
voix sur le piano, vérifier une phrase mélodique - et ne réussirait à fortifier sa conviction qu’il est toujours
effectivement trop bas d’un quart de ton ou trop haut d’un demi-ton… Voilà exactement ce que j’éprouvais à
cette époque ». (Ibid., p. 451)
36
37
11
l’acteur demeure au centre de sa théorie théâtrale, de traiter. En même temps qu’elle est
symptôme d’impossibilité, la métaphore musicale propose le remède, l’esquisse d’une
solution ; la musique devient donc modèle à travers son usage métaphorique lui-même : en
effet, on pense immédiatement que l’instrument peut être meilleur (accordé et renouvelé) et
qu’il n’y a rien de fatal à cette dislocation de l’acteur entre exigence de l’esprit et insuffisance
du corps. Stanislavski en arrive ainsi à se dire que l’échec ne vient pas de la matérialité
naturelle du corps mais du fait qu’il n’est pas suffisamment « travaillé, entraîné, assoupli,
expressif » et qu’il est au contraire « adapté aux exigences du train-train quotidien et terre à
terre, à l’expression des sentiments routiniers 39», non à la scène et aux exigences de l’art. Le
jeu, pour qu’il soit un art de création, doit avoir une justification intérieure, propre à l’individu
acteur, mais cela ne suffit pas ; son instrument (corporel et vocal) doit être à même
d’extérioriser ce travail intérieur, notamment lorsqu’il est d’une grande complexité et que les
textes qu’on cherche à jouer ne relèvent pas strictement du réalisme psychologique ou
quotidien…
Vers la fin de sa vie et de sa réflexion artistique, en s’appuyant sur le modèle musical,
Stanislavski a donc redéfini le travail de l’acteur alors que ses élèves américains avaient
tendance à le réduire à un travail essentiellement psychologique, intérieur : la
psychotechnique est insuffisante si elle n’est pas articulée à une théorie des actions physiques
et de l’entraînement quotidien. Grotowski poussera cet infléchissement de Stanislavski de
l’intérieur vers l’extérieur en allant jusqu’à prôner une formation de l’acteur très précoce, à
partir de l’âge de sept ans, à l’image du musicien professionnel ou du danseur classique, et le
contraindra, comme un athlète, à un training quotidien.
La métaphore musicale permet donc avant tout à Stanislavski d’expliquer, de montrer,
de visualiser, de dramatiser l’état d’échec de l’acteur et les solutions qu’il peut envisager.
C’est alors sans doute, dans ce processus qui va de l’image qui permet de définir la souffrance
à celle qui permet de la surmonter, que la musique se constitue comme modèle, à travers une
curieuse analogie avec la nature, dans la pensée stanislavskienne: « C’est un secret de la
nature, écrit-il. Elle seule sait jouer de l’appareil vocal humain, comme un virtuose génial de
son instrument. Elle peut même tirer un son puissant d’un organe aphone40 ».
Modèle musical et modèle naturel sont associés chez lui. La musique a pour
Stanislavski une qualité organique, comme le théâtre dont il rêve, un théâtre qui ne serait pas
reproduction de la réalité mais création analogique d’un vivant naturel. Stanislavski idéalise la
nature, le vivant. En cela, il s’oppose à la plupart des autres théoriciens du jeu qui lui sont
contemporains, tels que Craig ou Meyerhold, pour lesquels musique (théâtre et art en général)
et artifice (ou convention) sont indissociables. Le théâtre se pense chez eux dans la
différenciation, l’écart avec la nature. Chez Stanislavski, le théâtre vise, au contraire, la
perfection de la nature, tend vers elle au maximum de ses possibilités. Ainsi, dans le rapport
entre les notes, la relation entre un musicien et son instrument, entre un chef et son orchestre,
entre un virtuose et sa partition, l’harmonie est pour Stanislavski non pas artificielle mais
naturelle, et la scène théâtrale, comme le jeu, doit offrir une telle harmonie. Dans l’univers
mental de Stanislavski, la musique est, comme la nature, vivante et saine, elle est plus simple
et plus complexe que le théâtre, parce que plus mathématique et plus sensible à la fois,
comme la nature.
Dans un beau passage, assez lyrique, de La Construction du personnage, Tortstov
tente d’expliquer aux élèves comédiens ce qu’il appelle la « sensation des mots ». À cet
occasion, il leur présente les exigences, de plus en plus difficiles, auxquelles l’acteur doit
répondre dans sa création - voix « entraînée », puis « maîtrisée », puis sens du « rythme »,
puis expression de l’« âme des mots », des « recoins de l’œuvre » et enfin « de soi » - pour
39
40
Id.
Ibid., p. 354.
12
donner au spectateur un plaisir croissant, jusqu’à l’aboutissement final, parfait, où tout est mis
en œuvre en même temps : et lorsque le professeur tente de donner à voir à ses élèves cette
création complète, réussie, c’est l’image d’un concert musical - qui contient tout ce qui
précède avec, en prime, « l’ornement du son » - qu’il leur offre:
Si l’acteur contrôle ses mouvements et leur ajoute paroles et voix, il me semble qu’il compose un
accompagnement harmonieux propre à soutenir un admirable chant. Une bonne voix d’homme entrant
en scène pour donner sa réplique est comme un violoncelle ou un hautbois. Une voix de femme, haute
et pure, répondant à la réplique, me fait penser à un violon ou une flûte. Les profondes notes d’une
actrice tragique me rappellent l’introduction de l’alto. La basse solide d’un père noble résonne comme
un basson, la voix du traître est un trombone, qui gronde en même temps qu’il gargouille à l’intérieur
sous l’influence de la rage et de la salive accumulée.
Comment les acteurs peuvent-ils ne pas sentir un orchestre entier, ne serait-ce que dans une simple
phrase comme celle-ci : « Reviens ! Je ne peux vivre sans toi ! »41
N’assiste-t-on pas ici à la sublimation de la parole dans la musique ? Dans cette évocation, le
théâtre ne devient-il pas, pour ainsi dire, musique ?
On peut considérer en tout cas que, tout au long du parcours artistique de Stanislavski,
la musique comme langage, métaphore et modèle, le nourrit et le secourt dans les périodes de
crise ou d’échec, venant cimenter son travail de théorisation du jeu. Elle est alors, sans aucun
doute, un moyen privilégié du théâtre dans sa recherche de lui-même. Mais, lorsqu’elle surgit
à des moments plus rares, plus heureux, tout aussi extrêmes, moments de jubilation et
d’accomplissement artistique, moments où l’idéal théâtral semble presque possible à atteindre,
on s’aperçoit qu’elle peut devenir chez lui l’objet de la recherche théâtrale, sa fin.
Il y aurait alors, affleurant dans la pensée de Stanislavski, une idée sans doute
longtemps inconsciente, une idée déjà plus assumée dans les dernières années de sa vie dans
l’art, une idée que défendra hautement son élève, ami et adversaire préféré, Vsevolod
Meyerhold : l’idée d’un nécessaire devenir musique du théâtre : l’idée que, pour s’accomplir,
le théâtre doit tendre vers sa propre musicalité.
Meyerhold : la théâtralité comme musicalité
En effet, s’il est un metteur en scène chez lequel le modèle musical, la métaphore
musicale, la référence à la musique, sont prégnants, omniprésents dans ses textes et dans sa
pratique, et cela tout au long de sa carrière et alors même qu’il fait feu de tout bois, traversant
une multiplicité de courants esthétiques différents et quelquefois contradictoires (naturalisme
et réalisme stanislavskien, à ses tout débuts, puis symbolisme, théâtre révolutionnaire,
constructivisme, réalisme musical), c’est sans conteste Vsevolod Meyerhold. S’il est un
metteur en scène musicien et musical au XXe siècle (et il était vraiment musicien de
formation), c’est Meyerhold. Il convient, cependant, d’examiner avec soin ce qu’il entend par
« musique » et s’il ne parle pas plutôt quand il a recours à elle dans sa réflexion théorique souvent métaphoriquement - de musicalité.
En effet, plus que de simple relation entre théâtre et musique, plus que de simple
modèle musical, nous parlerons volontiers ici de lien (logique et analogique) entre théâtralité
(celle-ci s’annonce comme fondamentale dans l’expression même de théâtre théâtral,
revendiquée par Meyerhold) et musicalité, en tentant de montrer que dans sa théorie l’une
n’est en définitive jamais pensée sans l’autre.
La « théâtralité interne » au théâtre relève de la pulsion identitaire. Elle suppose que le
théâtre se définisse par le désir de sa propre spécificité formelle, de ses propres conventions,
41
La Construction du personnage, op. cit., p. 106.
13
de tout ce qui le distingue de la réalité et de la littérature et qui l’en rend indépendant (et dès
lors, chez Meyerhold, susceptible de les critiquer d’un point de vue politique).
La « musicalité », elle, est ici définie comme « musicalité externe », soit désir de
musique au sein de ce qui n’est pas musique, en l’occurrence le théâtre. Or, on s’aperçoit vite
que, pour Meyerhold, le théâtre ne peut devenir théâtral qu’en devenant musical : et il devient
musical non en intégrant nécessairement la musique dans le spectacle ni même en s’y
soumettant comme à un modèle supérieur, immobile, comme à une essence ou à une
transcendance esthétique, à la façon de ce qu’on a pu décrire chez Craig, mais en se
comportant en fonction du principe formel de musicalité, dans son mouvement même, en
cherchant et en trouvant en lui-même des lois musicales à respecter : élaboration d’une
partition scénique, fixation du tempo et du rythme du spectacle, composition d’une mélodie et
d’une harmonie dans l’action et dans l’image scénique, mise en place de dissonances...
La musicalité est donc présente chez Meyerhold à plusieurs niveaux de sa théorie,
niveaux que nous n’aurons pas l’occasion d’explorer plus précisément ici, mais que nous
pouvons rapidement énumérer :
- elle permet de définir la mise en scène théâtrale comme un art autonome par rapport à la
littérature en lui fournissant une terminologie et des principes esthétiques spécifiques et
crédibles
- en aidant le théâtre à assumer sa nature conventionnelle et formelle, elle lui permet de
s’extraire de la gangue figurative stanislavskienne, de rompre avec l’illusionnisme et, par là
même, dans une perspective pré-brechtienne de stylisation et de distanciation, de libérer
l’imaginaire du spectateur, ce qui revient à le désaliéner, d’abord esthétiquement, puis
politiquement, et à en faire le « quatrième créateur » du théâtre
- elle inspire l’invention d’une modernité politique au théâtre en reconfigurant les relations
scène-salle et scène-texte dans une perspective critique et épique et en présidant à
l’avènement dans les années 20 d’une esthétique proprement meyerholdienne de la mise en
scène qui réconcilie réalisme et convention, qu’on trouvera par exemple à l’œuvre dans le
spectacle Le Révizor et que l’artiste nommera, du reste, réalisme musical
- elle permet enfin la théorisation d’un nouvel acteur créateur et non seulement exécutant,
l’acteur musical ; celui-ci n’aura plus besoin de la construction psychologique du personnage
défendue par Stanislavski, puisqu’il se définira, dans une perspective désormais purement
matérialiste, par la seule musicalité de sa gestuelle et de sa diction
Meyerhold se sert par conséquent, comme Stanislavski à la même époque, du champ
musical comme d’une réserve de mots et de concepts, afin de nommer des faits théâtraux
existants mais aussi de les penser, voire d’en créer de nouveaux :
On n’enseigne pas aux metteurs en scène les connaissances dont ils ont besoin, et la terminologie
musicale nous aide beaucoup, parce qu’elle est d’une précision presque mathématique. Le malheur de
notre technologie théâtrale est de ne disposer que de notions et de termes approximatifs 42.
C’est lui qui ira le plus loin dans ce travail d’élaboration d’une terminologie, en parlant de
non plus seulement de partition textuelle mais aussi de partition scénique43 et en important, par
exemple, les termes musicaux du « contrepoint » ou de la « dissonance » pour définir certains
42
V. Meyerhold, Le Théâtre théâtral, traduction et présentation de Nina Gourfinkel, Gallimard, 1963, p. 287.
(Note de Meyerhold du 23 janvier 1937).
43
V. Meyerhold, Ecrits sur le théâtre 4, 1936-1940, traduction, préface et notes de Béatrice Picon-Vallin, L’Âge
d’Homme, 1992, p. 94 : « Si je reçois le texte d’une pièce, je dois le transformer en partition de mise en scène et
ce n’est qu’ensuite que je peux le proposer à l’acteur. Le metteur en scène a pour tâche d’arranger les divers
éléments de la pièce, ses divers personnages, dessinés chacun séparément, de les combiner en un tout organique
par sa représentation unifiée de la pièce dans sa totalité. »
14
procédés spécifiques mis en œuvre, sur le plan visuel ou gestuel, dans ses propres réalisations
scéniques.
Il apparaît enfin que pour lui les grandes œuvres musicales doivent concrètement
inspirer le geste du metteur en scène. Dans un « Entretien avec des étudiants » datant de 1938,
Meyerhold évoque dans un premier temps le modèle pictural et le vante, mais c’est au bout du
compte le modèle musical qui doit s’imposer à l’artiste de théâtre puisque la musique est de
tous les arts, « l’art le plus parfait » :
Dans les tableaux des grands artistes, vous trouverez des compositions intéressantes, des solutions
rythmiques originales, et quand vous serez confronté à la tâche de résoudre le problème de la
composition pour telle scène d’un spectacle, votre imagination, constamment entraînée sur les œuvres
de grands peintres, vous suggérera la juste voie. […]
Les acteurs du théâtre contemporain ont perdu les possibilités expressives du geste (les doigts des
mains). On pourrait couper les doigts aux acteurs d’aujourd’hui, ils n’en ont plus besoin. Si vous
regardez le tableau de Dürer, Le Mariage, vous verrez comment on peut construire une composition de
manière intéressante et exprimer le caractère d’une scène à l’aide des doigts de la main. Le tableau de
Dürer donne une impulsion à votre imagination, et vous aurez envie de faire revivre à nouveau les
mains de l’acteur en scène. […] Allez souvent au concert. La musique est l’art le plus parfait. En
écoutant une symphonie, n’oubliez pas le théâtre.
La succession des contrastes, des rythmes et des tempos, la combinaison du thème principal et des
thèmes secondaires, tout cela est aussi nécessaire au théâtre qu’en musique. La solution adoptée pour la
composition d’une œuvre musicale peut souvent nous aider à trouver des principes pour la construction
d’un spectacle44.
Le terme de « composition » est essentiel ici 45 . À un niveau macrostructurel, celui de la
construction d’un spectacle comme image ou comme espace, mais aussi comme ligne
temporelle, « rythmique », écrit précisément Meyerhold en parlant pourtant de la peinture
(elle-même décrite, on le voit, en termes musicaux). Le modèle pictural est également
susceptible de fonctionner à un niveau microstructurel comme on le constate à travers
l’exemple de Dürer. Le directeur d’acteurs, et l’acteur lui-même, peuvent s’inspirer d’une
peinture qui travaille l’expressivité du corps jusque dans les moindres détails.
Il s’agit donc de chercher l’inspiration dans les autres arts mais, de façon encore plus
globale et plus systématique, dans la musique. En effet, si aucune œuvre musicale précise
n’est citée dans ce passage, c’est qu’elle est en elle-même est un modèle; c’est en allant à
n’importe quel concert, écrit Meyerhold, qu’on peut « trouver des principes pour la
construction d’un spectacle » :
[…] chacun d’entre nous a le devoir d’être non seulement un metteur en scène, mais un metteur en
scène penseur, un metteur en scène poète, un metteur en scène musicien, non pas au sens où il devrait
jouer du violon ou du piano, mais au sens où il se pénétrerait de cette formule qui n’a pas perdu son
sens aujourd’hui, cette formule de Verlaine : « De la musique avant toute chose »46.
C’est ainsi que Meyerhold ira jusqu’à affirmer qu’il appartient à la définition même du
metteur en scène de théâtre d’être musicien. Il doit être musicien dans sa relation à la scène,
mais aussi dans sa relation au texte dramatique :
Si on me demandait : « Dans la faculté de mise en scène de la future université théâtrale, quelle matière
principale devra-t-on enseigner ? », je répondrais: « La musique, bien sûr. ». Si le metteur en scène n’est
pas musicien, il ne pourra pas construire un spectacle authentique (je ne parle ici ni de l’opéra, ni du
drame musical, ni de la comédie musicale, je parle du théâtre dramatique, où tout le spectacle se déroule
sans accompagnement musical) ; un tel spectacle ne peut être construit que par un metteur en scène
44
Écrits sur le théâtre 4, op. cit., p. 217.
De son côté, Adolphe Appia définira la mise en scène comme la « composition d’un tableau dans le temps ».
46
Écrits sur le théâtre 4, op. cit., p. 46.
45
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musicien. Des tas de difficultés ne paraissent insurmontables que parce qu’on ne sait pas comment
aborder une œuvre, comment mettre en lumière sa facture musicale […]47.
Chez Meyerhold, la quête de la musicalité ne cessera jamais. Elle hantera tout autant
sa période symboliste des années 1905-1910 que sa phase constructiviste et politique des
années 20-30. Il apparaît donc que s’il s’attache ainsi à la musique, ce n’est pas parce qu’elle
est pure ou parfaite, comme Craig, mais bien parce qu’elle est moderne, c’est-à-dire
suggestive (elle désaliène par nature l’auditeur et l’oblige à imaginer et à créer), formaliste
(elle ne tolère ni l’inconscience de ses formes, ni l’ignorance de ses lois), politique (elle
touche tout le monde au plus haut degré 48 et déclenche des prises de conscience), en
perpétuelle évolution historique et en construction incessante. Autrement dit, chez le metteur
en scène de la révolution esthétique permanente, perdure une idée fondamentale et qu’il ne
fait qu’approfondir au fil des années : si le théâtre veut devenir un art moderne, un théâtre
véritablement théâtral et politique, il lui faut inventer avant tout sa propre musicalité.
Conclusion
Les principaux théoriciens et metteurs en scène du début du XXe siècle, maîtres et
réformateurs du théâtre d’Art, utilisent donc la musique comme un modèle franc ou implicite,
une référence idéale ou une réserve de métaphores. Elle devient dans leur pensée le lieu ou
l’instrument des nécessaires révolutions de la scène : des termes comme « composition
musicale », « rythme de la mise en scène », « partition », accord, harmonie, dissonance,
contrepoint ou orchestration, se rencontrent chez ces artistes théoriciens qui tentent de donner
des lois ou des fins à un art commençant à l’identité fragile.
On a constaté en effet, à travers les quelques exemples exposés, que le modèle musical
sert dans un premier temps à la réforme des pratiques, en passant par la définition d’un
vocabulaire et par l’élaboration de lois, pour un art qui en est encore à ses balbutiements et
qu’on soupçonne encore de n’être pas un art. On a également vu que le désir de musique, qui
aboutit à la prendre pour modèle ou référent, s’enracine souvent dans une critique violente de
la mise en scène telle qu’elle s’exerce au tournant du XXe siècle, la plupart du temps
naïvement, intuitivement, hasardeusement, sans autre ambition que le service du texte ou de
l’acteur vedette, ou encore la reproduction d’une réalité ou la répétition de vieilles
conventions.
Il s’agit par conséquent, pour une mise en scène naissante mais exigeante, de s’inspirer
d’un art plus ancien qui a déjà une histoire et une légitimité, qui a la réputation d’être
rigoureux et qu’on tend tout particulièrement à idéaliser depuis la fin du XVIIIe siècle 49 afin
de devenir elle-même un art véritable, voire, chez Meyerhold, un art politique et
émancipateur.
Le recours au modèle musical, à côté d’autres modèles, issus des arts plastiques, du
cinéma ou de la danse, permet donc indéniablement de conceptualiser, d’une part, et de faire
47
Vsevolod Meyerhold, Écrits sur le théâtre 2, 1917-1929, traduction, préface et notes de Béatrice Picon-Vallin,
L’Âge d’Homme-La Cité, 1975, p. 224.
48
Voir V. Meyerhold, Écrits sur le théâtre 1, 1891-1917, traduction, préface et notes de Béatrice Picon-Vallin,
1973-2001, p. 71. La musique est sans doute le plus démocratique des arts, même si on ne la comprend pas.
C’est avec lyrisme que Meyerhold exprime cette conviction : « Le plus grand de tous les arts, c’est la musique.
Le plus grand. Elle est nécessaire à tous. La musique est chère à tous, à tous sans exception. Tous l’aiment mais
tous ne la comprennent pas. Ils ne la comprennent pas, n’expliquent ni ne se demandent pourquoi elle existe, ni
ce qu’elle signifie ».
49
Voir sur cette question de l’idéalisation de la musique les travaux de Frédéric Sounac sur les relations entre la
musique et le roman du XXe siècle.
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évoluer concrètement, d’autre part, la mise en scène moderne, la mise en scène en tant qu’art
autonome et spécifique.
Ce travail du modèle musical dans la pensée et dans la pratique du théâtre ne s’arrête
pas dans les années 30 du XXe siècle. Il se poursuit tout au long du siècle et on le retrouve à
l’œuvre, plus récemment, chez des artistes comme Bob Wilson, Pippo Delbono, Eugenio
Barba, François Tanguy ou Claude Régy. Cependant, on peut dire qu’il ne participe plus
aujourd’hui au renforcement de l’identité de l’art de la mise en scène, puisque celui-ci n’est
plus vraiment contesté50 et que le metteur en scène règne désormais presque sans partage,
politiquement, symboliquement et économiquement, sur l’entreprise théâtrale de ce début du
XXIe siècle.
Il semble donc bien qu’aujourd’hui le modèle musical ait d’autres usages et d’autres
significations : on peut penser qu’il s’enracine, d’une part, dans le goût actuel pour
l’hybridation des arts et qu’il contribue, d’autre part, du moins chez certains artistes, à la
fabrique d’une écriture scénique personnelle ou, associé l’exaltation du corps et de l’image, à
la mise en crise du logos initiée dans les années 80 et toujours poursuivie sur les scènes postdramatiques contemporaines. Il s’agirait alors peut-être, dans le champ du théâtre
expérimental lui-même, de reconnaître (voire de célébrer) le passage d’une culture où
dominaient encore le verbe et le livre à une civilisation de l’image et du son.
Les rébellions récentes des acteurs (à travers la création de collectifs ou de ce qu’on appelle un « théâtre
d’acteur ») et des auteurs (qui réclament la direction de théâtres, se constituent en associations ou exigent des
aides publiques accrues) constituent justement, par réaction, la preuve flagrante de la main mise des metteurs en
scène sur l’entreprise théâtrale contemporaine.
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