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IV. Les six tentations du théâtre
7. Croisements et métissages
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Le texte, dénoncé, violé et ... perpétué
Le modèle artaudien excommunie le texte. Pourtant, il faut bien avouer
que, dans ses projets et dans ses trop rares réalisations, Artaud n'a guère
fait autre chose que de se confronter à des textes. Quitte à les violenter
plus ou moins rudement ! N'annonce-t-il pas que le théâtre de la Cruauté
mettra en scène «sans tenir compte du texte» ... toute une série de textes
illustres ou marginaux (Arden of Feversham, un extrait du Zohar,
l'histoire de Barbe Bleue, un conte du Marquis de Sade, des
mélodrames, le Woyzeck de Büchner ... ) ? Sans doute souligne-t-il
clairement que ces textes seront «adaptés», «transposés», «habillés».
Que «du théâtre élizabéthain
[…]
on ne gardera que l'accoutrement
d'époque, les situations, les personnages et l'action» (Le Théâtre et son
Double, «Le Théâtre de la Cruauté», Premier Manifeste, 1932).
Et le même Artaud, curieusement, spécifie que, s'il se propose de
monter Woyzeck, c'est «par esprit de réaction contre nos principes, et à
titre d'exemple de ce que l'on peut tirer scéniquement d'un texte
précis.» (Ibid).
Ironie d'intellectuel
à
l'égard du modèle qu'il est en train d'élaborer ?
Ou souci de construire une théorie «ouverte», de dire qu'un modèle
n'est pas un dogme ?
Les héritiers d'Artaud se donneront la même liberté de répudier le
texte sans jamais cesser d'y revenir! Le Living Theatre proposera «sa»
version d'Antigone. Celle de Sophocle, mais déjà réécrite par Brecht
qui avait fortement affirmé, - paradoxe pour un auteur! - son total
irrespect de la lettre et du caractère prétendument intouchable des
grandes œuvres du répertoire
1.
La pratique et l'évolution du Théâtre du Soleil sont encore plus
suggestives. D'abord il refuse l'intervention même du dramaturge au
profit de la création dite collective (orientée et structurée, il est vrai, par
Ariane Mnouchkine). Cela donne les deux spectacles sur la Révolution,
1789 et 1793, puis l'Age d'or. Ensuite, retour
1. Brecht a réécrit, souvent en en bouleversant de fond en comble la signification,
outre Antigone, l'Edouard II de Marlowe, le Coriolan de Shakespeare, le Dom Juan
de Molière ... Il est juste d'ajouter qu'il recommandait d'user de la même liberté avec
ses propres œuvres, de les transformer, voire de les réécrire en fonction d'un public
donné, de sa mémoire, de sa culture et de sa re1ation à une actualité spécifique.
oblique à la pratique du texle : Ariane Mnouchkine adapte, pour son théâtre,
le roman de Klaus Mann, Mephisto (1979). Un peu plus tard encore, ce
retour au texte est affiché et triomphal (les Shakespeare). Aujourd'hui,
enfin, un équilibre paraît s'être établi. Dramaturgie, mise en scène et écriture
se fondent en un travail commun. Hélène Cixous écrit de véritable pièces
(Norodom Sihanouk, l'Indiade) mais au plus près des recherches théâtrales
d'Ariane Mnouchkine et du Théâtre du Soleil.
En somme, le modèle contemporain se caractérise par une approche
beaucoup moins dogmatique de la question du texte. Sans doute est-ce
qu'aujourd'hui l'impérialisme de l'auteur n'est plus guère à l'ordre du
jour. Tout peut faire texte, et l'essentiel est qu'un lien de nécessité
profondément ressentie s'établisse entre le metteur en scène, ses
comédiens, d'un côté et le texte de l'autre.
Tout se passe comme si désormais le théâtre refusait de s'enfermer
dans des définitions-carcans, de s'imposer des contraintes au nom de
tel ou tel a priori théorique. A cet égard, un Peter Brook donne l'exemple
d'une liberté souveraine. Sans proclamation fracassante, il utilise
l'admirable ruine des Bouffes du Nord pour y monter tantôt des œuvres
canoniques du répertoire international :
Timon d'Athènes de Shakespeare (1974), l'Ubu de Jarry (1977), la Cerisaie
de Tchekhov (1981), tantôt des spectacles dont les sources d'inspiration
sont extrêmement variées, les Iks d'après un ouvrage d'ethnologie (1975), la
Conférence des oiseaux d'après un conte persan (1979) ou le récent
Mahabharata d'après l'un des textes essentiels de la cosmogonie indienne
(1985). L'auteur, en l'occurrence Jean-Claude Carrière, travaille alors en
symbiose étroite avec Brook et ses acteurs, voire avec le lieu qui servira de
cadre à la représentation. Autre exemple caractéristique de ce refus des
frontières et des interdits, la Tragédie de Carmen (1981). Le «texte», en
l'occurrence, c'est l'une des œuvres emblématiques du répertoire lyrique
français. Peter Brook, avec l'aide de JeanClaude Carrière et du compositeur
Marius Constant n'hésite pas à le bouleverser. Il rapproche le livret de la
nouvelle originale de Mérimée. A l'orchestre chatoyant de Bizet, il substitue
quelques instrumentistes ... Le titre affiche d'ailleurs la différence: non pas
Carmen, mais la Tragédie de Carmen. Le spectacle est admirable, mais les
puristes s'indignent qu'on ait osé «porter la main» sur Carmen. Or là est
précisément l'une des caractéristiques du théâtre