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L'Express livres : Ils auraient eu 100 ans cette année. Il ont fait leurs études en même temps, ont polémiqué
toute leur vie et ont, tous deux, marqué le xxe siècle de leur intelligence. Valait-il mieux avoir tort avec Jean-
Paul Sartre que raison avec Raymond Aron? L'Express rouvre le débat
Rue d'Ulm, au milieu des années 1920, ils s'étaient engagés à ce que celui qui survivrait à l'autre écrirait sa
notice nécrologique que publierait le bulletin des anciens élèves de l'Ecole normale. Le 19 avril 1980, dans
L'Express, Raymond Aron explique pourquoi il n'honorera pas la promesse faite plus de cinquante ans plus tôt:
«L'engagement ne tient plus - trop de temps s'est écoulé entre l'intimité des étudiants et la poignée de main à
l'occasion de la conférence de presse du "Bateau pour le Vietnam" - mais il en reste quelque chose. Je laisse à
d'autres la charge, ingrate mais nécessaire, de célébrer une œuvre dont la richesse, la diversité, l'ampleur
confondent les contemporains, de payer un juste tribut à un homme dont nul ne suspecta jamais la générosité et
le désintéressement, même s'il s'engagea plus d'une fois dans des combats douteux.»
La Libre Belgique : Vingt-cinq ans après sa mort, Sartre bouge encore. La commémoration du centième
anniversaire de sa naissance suscite d'innombrables dossiers, livres et expos. Et les ennemis d'hier reprennent les
armes: Sartrolâtres, Sartrophiles, Sartrophobes et Sartrophages répètent souvent, trente ans plus tard, les
arguments qu'ils déployaient déjà sous la France gaullienne et pompidolienne. Le «petit homme» comme ses
amis aimaient l'appeler tendrement, doit sourire dans sa tombe de parvenir à susciter encore tant de débats
passionnants.
Il est significatif qu'on célèbre à ce point Sartre alors qu'on ne fait rien de semblable, loin de là, pour le centième
anniversaire de la naissance, cette année aussi, de Raymond Aron, Paul Nizan ou Emmanuel Mounier. La
France pleure en réalité, toujours, son dernier grand intellectuel polymorphe, militant, «boussole éthique». Il y
eut 20000 personnes à son enterrement en 1980. Un article d'époque exposé à la grande expo organisée par la
Bibliothèque nationale de France, raconte l'hystérie qui régna lors de sa conférence sur «L'existentialisme est-il
un humanisme?». « Une jeune fille aux yeux bleus boit ses paroles. Un autre se précipite brusquement à ses
pieds. Ce n'est pas une manifestation d'adoration, elle vient simplement de s'évanouir».
Site EVENE : Sartre traîne la réputation de s'être beaucoup trompé : son absence d'engagement durant la
seconde guerre mondiale, son compagnonnage un peu trop durable avec le parti communiste… Le monde
littéraire et intellectuel n'a jamais fini de lui reprocher ces choix. En outre, il a sans doute trop aimé la foule, trop
parlé en son nom. Lassé par la philosophie spectacle, le public assimile Sartre à ses successeurs, ceux que l'on a
appelé les "nouveaux philosophes", comme André Glucksman ou Bernard-Henri Lévy. L'exhibition de
l'intelligence ne fait plus recette.
Il est vrai que Sartre, toute sa vie ou presque, a occupé le devant de la scène. Incarnation de l'intellectuel
français aux yeux du monde, il a été desservi par les philosophes post-sartriens qui sont tombés dans la
caricature du verbiage stérile. Et on a parfois poussé le bouchon très loin dans le domaine de la "sartrophobie"
en transformant l'écrivain en collaborateur, stalinien ou terroriste.
Malgré cela, l'aspiration à la liberté et le dynamisme qui émanait de lui continuent à exercer une certaine
séduction : Sartre arrive en 96ème position du classement des personnalités préférées des Français…96 sur 100,
ce n'est pas terrible, mais ça n'est déjà pas si mal ! Il serait intéressant de demander aux Français "représentatifs"
qui ont été interrogés pour cette enquête ce qu'ils retiennent de Sartre, et pourquoi il a été choisi. A coup sûr, ils
évoqueront Sartre l'écrivain. Il est sans doute aussi ressenti comme le représentant d'une jeunesse disparue,
intelligente et inspirée, qui aimait le jazz et les polars autant que la contestation. Les grincheux diront que son
oeuvre est un peu datée… Mais comme le souligne encore Daniel Mesguich dans les colonnes du 'Monde',
"Marivaux aussi, c'est un peu daté"…ce qui n'empêche pas que ce dernier soit un dramaturge parmi les plus
joués.