dans sa ville natale qu'il ne connaît point. Égisthe et Clytemnestre, assassins de son père, règnent
tranquillement sur un peuple auquel ils ont infligé le remords perpétuel de leur crime. Le trajet que
parcourt Oreste mène d'une liberté inconsistante, caractérisée par une disponibilité vide et insensible à
rengagement, vers une liberté-en-situation avec son corollaire, la responsabilité totale à l'égard de
l'option assumée. Si, au début, Oreste se sent étranger il arrive finalement, par suite d'une révélation
fondamentale, à l'évidence de sa liberté-pour-quelque-chose qui anéantit toute immixtion éventuelle du
pouvoir divin. En s'identifiant à cette nouvelle liberté, Oreste transgresse l'ordre moral fondé sur le sens
conventionnel du Bien et du Mal et invente une issue plus qu'il ne la choisit (car le choix se définit et
reste toujours dans le cadre d'un état antérieur). Il commet donc le double meurtre et assume
consciemment son acte justicier en tant qu'acte bon; par contre, le peuple d'Argos exècre ce crime
perpétré au nom de la morale commune tout comme Electre s'en repent pétrifiée d'horreur. La parabole
qui achève la pièce suggère la dimension prométhéenne de l'acte accompli par Oreste; par la punition
des coupables la ville a été délivrée des remords (symbolisés par les mouches), mais le sauveur doit
s'exiler pour toujours afin d'éviter le retour à la situation initiale. Sa tragédie consiste dans cette solitude
de la conscience qui le sépare à jamais de ses semblables. Dans Les Mouches c'est l'aspect irréductible
du pour-soi qui est mis en évidence ; le héros partira seul, incompris, avec son acte bon et injustifiable.
Huis-clos (1944) aborde, sous un certain jour, le thème : la relation réciproque des consciences.
Structure essentielle de la subjectivité (c'est-à-dire du pour-soi), l'être-pour-autrui devient une source
intarissable de conflits dès que l'homme tente de contourner sa plus intime possibilité existentielle - la
liberté responsable. À la place du reflet rassurant qui le dispenserait de vivre constamment dans
l'angoisse du choix, il s'expose souvent à ne plus recevoir en retour qu'un regard tortionnaire jugeant
impitoyablement de ses actes. La mauvaise conscience des trois personnages - Garcin, Estelle, Inès -
réunis après la mort (et ne subsistant que par la convention dramatique) dans une chambre infernale aux
apparences plutôt familières, s'avérera vulnérable à la présence maligne d'autrui-inquisiteur. Aucune
issue n'est octroyée à ces êtres pris dans un engrenage diabolique qui les rend à la fois victimes et
bourreaux ; leur vie s'est irrévocablement fermée derrière eux et, faute de pouvoir accéder à un nouvel
acte qui en modifierait le sens, chacun sera livré au jugement éternel des autres. La conclusion
accablante de la pièce : „L'enfer c'est les autres" ne vise pas à être une sentence universelle, car, sur la
terre, une individualité vivante a toujours la possibilité de rectifier la signification de son existence à
condition d'assumer librement la responsabilité de ses actes passés et futurs.
Avec la pièce Morts sans sépulture (1946) le théâtre sartrien insère la conscience dans l'histoire
réelle. Le conflit n'a plus lieu dans l'atmosphère pure et raréfiée des entités abstraites ; l'impact de la
réalité immédiate (un épisode de la Résistance), accompagné d'un nouveau thème, celui de la torture
corporelle, introduit une tension dramatique particulière. Dans ce drame, la conscience d'une condition
commune qui engendre la solidarité surmonte la doctrine plutôt „individualiste” de l'existentialisme
sartrien. Morts sans sépulture annonce déjà la réorientation idéologique de l'auteur qui marquera de
façon décisive sa pensée ultérieure.