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l’action. […] C’est la raison pure qui commande à la fois la réflexion théorique et la vie
pratique […]. »
Nous devons cependant nous poser une question : pourquoi confondre le
comportement éthique et le jugement moral ? La réponse que la majorité des gens apportent à
cette question correspond au point de vue occidental orthodoxe, et non à ce qu’ils font dans la
vie quotidienne. Ce point est capital. Considérons une journée normale. Vous marchez
tranquillement dans la rue , en réfléchissant à ce que vous devez dire à une prochaine réunion.
Vous entendez le bruit d’un accident, ce qui vous incite immédiatement à voir si vous pouvez
être d’un quelconque secours. Ou bien, vous arrivez au bureau et, constatant l’embarras de
votre secrétaire sur un certain sujet, vous détournez la conversation par une remarque
humoristique. Les actes de ce type ne sont pas le fruit du jugement ou du raisonnement, mais
une aptitude à faire face immédiatement aux évènements. Tout ce que nous pouvons dire,
c’est que nous accomplissons ces gestes parce que les circonstances les ont déclenchés en
nous. Il s’agit pourtant de véritables actions éthiques ; en fait, elles représentent le type le plus
courant de comportement éthique dont nous faisons preuve dans la vie de tous les jours.
On a pourtant tendance à opposer ce type de comportement éthique ordinaire à la
situation où l’on éprouve un « je » central qui est la cause de l’action volontaire, délibérée.
Par exemple, en lisant dans le journal un article sur la guerre civile qui dévaste l’ex-
Yougoslavie, j’appelle un ami car je veux contribuer à une campagne de secours aux victimes.
Ou bien, inquiet des difficultés scolaires de mon enfant, je réfléchis à un mode d’action et je
prends la résolution d’être plus présent dans son travail. Dans ces situations, nous sentons que
l’action est « nôtre », nous pouvons en fournir la raison puisque nous espérons par elle
atteindre un but précis. Et si on nous le demandait, nous n’aurions aucun mal à nous justifier ;
en effet, il suffirait d’attribuer à notre comportement le but éminent que nous nous sommes
fixé.
Certes, notre conduite éthique et morale dépend en partie de ces jugements et de ces
justifications. Ce que je veux dire, c’est que nous ne pouvons pas, nous ne devons pas passer
rapidement sur le premier type de comportement éthique ordinaire, sous prétexte qu’il tient
uniquement du « réflexe ». Pourquoi ne pas commencer par ce qui est ordinaire et voir où cela
nous mène ? Nous soulignerons donc ici la différence entre le savoir-faire et les savoirs, entre
la capacité à faire face immédiatement et la connaissance intentionnelle ou les jugements
rationnels
.
Les deux questions principales et corrélées que je veux étudier dans cet ouvrage sont
donc celles-ci :
1) De quelle manière faut-il comprendre le savoir-faire éthique ?
2) Comment s’élabore-t-il et se développe-t-il chez l’être humain ?
. Jean PIAGET, Le Jugement moral chez l’enfant, PUF, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1932,
8ème éd. 1995, p.vii et p. 322. Ces passages sont cités par Hubert L. DREYFUS et Stuart DREYFUS, « Toward a
Phenomenology of Ethical Expertise », in J. OGILVY (éd.), Revisioning Philosophy, Suny Press, New York,
1991.
Cette observation capitale s’inspire surtout de mes idées sur le rôle central de la coordination sensori-motrice
dans la cognition (voir Humberto R. MATURANA et Francisco J. VARELA, The Tree of Knowledge, New
Science Library/Shambhala, Boston, 2ème éd. ; trad. Franç. François-Charles Jullien, avec la collab. D’Hélène
Trocmé-Fabre, L’Arbre de la connaissance : racines biologiques de la compréhension humaine, Addison-
Wesley France, 1994), ainsi que ma propre expérience dans les doctrines de sagesse exposées infra. J’ai toutefois
une grande dette à l’égard d’Hubert Dreyfus pour ses travaux récents sur la phénoménologie des aptitudes et leur
importance éthique. Voir Hubert L. DREYFUS et Stuart DREYFUS, « What is morality ? A phenomenological
account of the development of ethical expertise, in D. RASSMUNSSEN (éd.), Universalism versus
Communitarialism, MIT Press, Cambridge, Mass., 1990, et « Toward a Phenomenology of Ethical Expertise »,
in J. OGILVY (éd.), Revisioning Philosoph, op. cit. Dans les pages qui suivent, je me suis fortement inspire de
ces deux articles en ce qui concerne certaines citations philosophiques capitals choisies par Dreyfus.