Quel savoir pour l’éthique ? Action, sagesse et cognition Francisco Varela La Découverte/Poche Paris, 2004 Chapitre 1. Savoir-faire et savoirs Exposé de la question Je partirai du principe que l’éthique se rapproche plus de la sagesse que de la raison : il s’agit de comprendre ce qu’est être bon plutôt que d’avoir un jugement correct dans une situation particulière. Je ne suis pas seul à penser ainsi car il semble qu’aujourd’hui, dans une large mesure, le point focal du débat se soit déplacé des questions méta-éthiques vers la confrontation entre les tenants d’une moralité critique, détachée, fondée sur des principes qui nous disent ce qui est juste, et les tenants d’une éthique fondée sur la mise en œuvre d’une doctrine qui identifie le bien. On peut voir dans ce débat une reprise de l’opposition classique entre Moralität et Sittlichkeit. D’un côté, nous avons des penseurs de premier plan, héritiers de la tradition kantienne du jugement moral, je pense à Jürgen Habermas ou à John Rawls. De l’autre côté, dans la lignée de Hegel, nous avons un camp dont les représentants les plus éloquents sont des philosophes, tel Charles Taylor qui énonce clairement la position contraire dans son Sources of the Self1 : « La philosophie morale contemporaine, surtout dans le monde anglophone, s’est concentrée presque exclusivement sur la moralité, à tel point que certains des liens fondamentaux que je veux décrire dans cet ouvrage sont incompréhensibles selon ses termes. La philosophie morale a eu tendance à privilégier ce qu’il est juste de faire au détriment de ce qu’il est bien d’être, à insister sur la définition du contenu de l’obligation plutôt que sur la nature de la vie vertueuse. Par ailleurs, elle n’accorde aucun rôle conceptuel à la notion du bien comme objet de notre amour ou de notre fidélité, ou […] comme centre privilégié de notre attention ou de notre attachement1. » Je tirerai abondamment parti de certaines contributions récentes de la phénoménologie et du pragmatisme mais, en ce qui concerne les idées sur ce qu’il est bien d’être, je juge tout aussi intéressant l’apport considérable de ce que j’appellerai la triade des traditions de sagesse : le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. Entre autres choses, il s’agira pour moi de mettre en lumière cet apport non occidental et d’adopter ainsi un point de vue comparatif sur l’expérience éthique. J’y reviendrai plus en détail. Pour commencer, et en restant approximatif, je dirai que l’individu sage (ou vertueux) est celui qui sait ce qu’est le bien et qui le fait spontanément. C’est cette spontanéité de la perception-action que nous devons examiner d’un point de vue critique, en prenant le contrepied de l’attitude habituelle face au comportement éthique, où l’on commence par étudier le contenu intentionnel pour arriver à la rationalité des jugements moraux. Cette distinction importante a néanmoins été occultée non seulement par les philosophes et les savants qui se réclament de la pensée de Kant et de Husserl, mais aussi par ceux qu’intéressent au premier chef les différents aspects de l’apprentissage et du comportement. Jean Piaget, pour ne citer que lui, dit au début du Jugement moral chez l’enfant : « C’est le jugement moral que nous nous sommes proposés d’étudier, et non les conduites ou les sentiments moraux. » Dans les dernières pages du même ouvrage, on peut lire ceci : « La logique est une morale de la pensée, comme la morale est une logique de 1 . Charles TAYLOR, Sources of the Self : The Making of the Modern Identity, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1989, p.3. -p1- l’action. […] C’est la raison pure qui commande à la fois la réflexion théorique et la vie pratique […]. »2 Nous devons cependant nous poser une question : pourquoi confondre le comportement éthique et le jugement moral ? La réponse que la majorité des gens apportent à cette question correspond au point de vue occidental orthodoxe, et non à ce qu’ils font dans la vie quotidienne. Ce point est capital. Considérons une journée normale. Vous marchez tranquillement dans la rue , en réfléchissant à ce que vous devez dire à une prochaine réunion. Vous entendez le bruit d’un accident, ce qui vous incite immédiatement à voir si vous pouvez être d’un quelconque secours. Ou bien, vous arrivez au bureau et, constatant l’embarras de votre secrétaire sur un certain sujet, vous détournez la conversation par une remarque humoristique. Les actes de ce type ne sont pas le fruit du jugement ou du raisonnement, mais une aptitude à faire face immédiatement aux évènements. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que nous accomplissons ces gestes parce que les circonstances les ont déclenchés en nous. Il s’agit pourtant de véritables actions éthiques ; en fait, elles représentent le type le plus courant de comportement éthique dont nous faisons preuve dans la vie de tous les jours. On a pourtant tendance à opposer ce type de comportement éthique ordinaire à la situation où l’on éprouve un « je » central qui est la cause de l’action volontaire, délibérée. Par exemple, en lisant dans le journal un article sur la guerre civile qui dévaste l’exYougoslavie, j’appelle un ami car je veux contribuer à une campagne de secours aux victimes. Ou bien, inquiet des difficultés scolaires de mon enfant, je réfléchis à un mode d’action et je prends la résolution d’être plus présent dans son travail. Dans ces situations, nous sentons que l’action est « nôtre », nous pouvons en fournir la raison puisque nous espérons par elle atteindre un but précis. Et si on nous le demandait, nous n’aurions aucun mal à nous justifier ; en effet, il suffirait d’attribuer à notre comportement le but éminent que nous nous sommes fixé. Certes, notre conduite éthique et morale dépend en partie de ces jugements et de ces justifications. Ce que je veux dire, c’est que nous ne pouvons pas, nous ne devons pas passer rapidement sur le premier type de comportement éthique ordinaire, sous prétexte qu’il tient uniquement du « réflexe ». Pourquoi ne pas commencer par ce qui est ordinaire et voir où cela nous mène ? Nous soulignerons donc ici la différence entre le savoir-faire et les savoirs, entre la capacité à faire face immédiatement et la connaissance intentionnelle ou les jugements rationnels3. Les deux questions principales et corrélées que je veux étudier dans cet ouvrage sont donc celles-ci : 1) De quelle manière faut-il comprendre le savoir-faire éthique ? 2) Comment s’élabore-t-il et se développe-t-il chez l’être humain ? . Jean PIAGET, Le Jugement moral chez l’enfant, PUF, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1932, 8ème éd. 1995, p.vii et p. 322. Ces passages sont cités par Hubert L. DREYFUS et Stuart DREYFUS, « Toward a Phenomenology of Ethical Expertise », in J. OGILVY (éd.), Revisioning Philosophy, Suny Press, New York, 1991. 3 Cette observation capitale s’inspire surtout de mes idées sur le rôle central de la coordination sensori-motrice dans la cognition (voir Humberto R. MATURANA et Francisco J. VARELA, The Tree of Knowledge, New Science Library/Shambhala, Boston, 2ème éd. ; trad. Franç. François-Charles Jullien, avec la collab. D’Hélène Trocmé-Fabre, L’Arbre de la connaissance : racines biologiques de la compréhension humaine, AddisonWesley France, 1994), ainsi que ma propre expérience dans les doctrines de sagesse exposées infra. J’ai toutefois une grande dette à l’égard d’Hubert Dreyfus pour ses travaux récents sur la phénoménologie des aptitudes et leur importance éthique. Voir Hubert L. DREYFUS et Stuart DREYFUS, « What is morality ? A phenomenological account of the development of ethical expertise, in D. RASSMUNSSEN (éd.), Universalism versus Communitarialism, MIT Press, Cambridge, Mass., 1990, et « Toward a Phenomenology of Ethical Expertise », in J. OGILVY (éd.), Revisioning Philosoph, op. cit. Dans les pages qui suivent, je me suis fortement inspire de ces deux articles en ce qui concerne certaines citations philosophiques capitals choisies par Dreyfus. 2 -p2- Le faire-face immédiat et les sciences de la cognition Pour répondre à la première question, il nous faut d’abord voir comment cette méconnaissance du faire-face immédiat se traduit dans les sciences mêmes qui se consacrent à l’étude de l’esprit et de la connaissance, je veux parler des sciences de la cognition. Problèmes anciens, formes nouvelles « Rationaliste », « cartésienne » ou « objectiviste » : ce sont là certains des qualificatifs appliqués à la tradition dominante dont nous sommes imprégnés depuis les Temps modernes. Pourtant, lorsqu’on réexamine la connaissance et la cognition, le meilleur qualificatif est, me semble-t-il, abstraite : rien ne caractérise mieux les unités de connaissance jugées les plus « naturelles ». C’est cette tendance à passer dans l’atmosphère raréfiée de ce qui est général et formel, logique et bien défini, représenté et planifié, qui rend notre monde occidental si familier. Nous allons voir que des indices solides montrent, d’une part, que les disciplines diverses que l’on regroupe sous le nom de sciences de la cognition acceptent peu à peu l’idée que les choses ne se présentent pas du tout de cette façon, et, d’autre part, qu’un changement paradigmatique ou épistémologique radical se développe rapidement. On trouve au cœur même de cette opinion naissante la conviction que les connaissances sont essentiellement concrètes, incarnées, vécues. La connaissance est contextualisée, et son unicité, son aspect historique et son contexte ne sont pas un « bruit » qui couvre la compréhension de sa véritable essence, à savoir celle d’une configuration abstraite. Le concret n’est pas une étape vers quelque chose d’autre : c’est la manière dont nous arrivons et le lieu où nous demeurons. Pour illustrer cette notion, le mieux serait peut être d’évoquer la transformation progressive des idées dans le domaine très pragmatique de l’intelligence artificielle (IA). Dans les trois premières décennies (1950-1980), la recherche étaient entièrement tributaire du paradigme computationnaliste : la connaissance opère au moyen de règles de type logique et grâce à la manipulation symbolique, idée qui trouve aujourd’hui sa concrétisation parfaite dans les ordinateurs numériques. A l’origine, on essayait de résoudre des problèmes très généraux, comme la traduction d’un langage naturel ou l’élaboration d’un programme universel de résolution de problèmes. On considérait que ces expériences, où l’on essayait d’égaler l’intelligence d’un expert de haut niveau, s’attaquaient aux vrais problèmes de la cognition. Etant donné qu’elles échouaient régulièrement, la seule façon de progresser était d’être moins ambitieux : en effet, les tâches les plus ordinaires, même celles qu’accomplissent des insectes minuscules, sont tout simplement impossibles à reproduire au moyen de stratégies informatiques. En fin de compte, on est arrivé progressivement à la conclusion que la clé du succès en IA consistait à comprendre ce que l’incarnation contextualisée des actes simples signifie réellement.4 Durant toutes ces années, en fait, des lignes de recherche fondatrices ont résolument adopté l’idée qu’il fallait comprendre la cognition en fonction de la manière dont la signification naît de ce tout autonome qu’est l’organisme. C’est là que nous retrouvons Jean Piaget, à qui l’on doit une indication fondamentale sur la manière de transformer cette hypothèse en axe de recherche fécond : étudier la constitution d’un objet de la perception à travers l’ontogenèse, étudier la manière dont les enfants façonnent leur monde grâce aux actes . Pour un recueil d’articles traitant expressément de cette critique, voir L. STEELS and R. BROOKS (eds.), The Artificial Life Route to Artificial Intelligence : Building Embodied, Situated Agents, LEA, Hillsdale, N. Jersey, 1995 et ma propre contribution dans ce recueil. 4 -p3- sensori-moteurs. La nouveauté indiscutable de cette thèse, c’est que la cognition –même dans ce qui semble ses manifestations d’ordre supérieur – est fondée sur l’activité concrète de tout l’organisme, c’est à dire sur le couplage sensori-moteur. Le monde n’est pas quelque chose qui nous est donné : c’est une chose à laquelle nous prenons part en fonction de notre manière de bouger, de toucher, de respirer et de manger. C’est ce que j’appelle la cognition en tant qu’énaction, car l’énaction connote cette production par la manipulation concrète. J vais maintenant expliquer cette notion. Micromondes et micro-identités Imaginez que vous marchiez dans la rue, peut être pour aller à un rendez-vous. C’est la fin de la journée et vous ne pensez à rien de particulier. Vous êtes détendu, dans ce que nous pouvons appeler la disponibilité d’esprit du simple promeneur. Vous mettez la main à la poche et vous découvrez soudain que votre portefeuille n’est pas là où il se trouve habituellement. Rupture : vous vous arrêtez, vous êtes perturbé, votre tonalité émotionnelle change. Avant que vous n’ayez le temps de vous en apercevoir, un nouveau monde surgit : vous voyez clairement que vous avez laissé votre portefeuille dans le magasin où vous venez d’acheter des cigarettes. Votre état d’esprit se mue en inquiétude d’avoir perdu des documents et de l’argent, votre disposition à agir vous fait revenir rapidement au magasin. Vous faites peu attention aux arbres et aux passants ; vous veillez uniquement à ne pas perdre de temps. Notre vie est faite de ce type de situations, qu’il s’agisse des situations les plus banales, comme celle que je viens de décrire, ou des attitudes éthiques plus intéressantes que j’ai évoqué plus haut. Nous fonctionnons toujours dans l’urgence d’une situation donnée : le monde où nous vivons est si présent que nous ne réfléchissons pas à ce qu’il est ni à la manière dont nous l’habitons. Lorsque nous nous asseyons à table avec un parent ou un ami, nous disposons immédiatement de tout un savoir-faire complexe – manipulation des couverts, position du corps, pauses dans la conversation – sans avoir à réfléchir. Nous pourrions dire que notre moi-déjeunant est transparent5. Nous finissons de déjeuner, nous retournons au bureau et nous entrons dans un nouvel état d’esprit, avec un mode de conversation différent, des postures différentes et des jugements différents. Nous avons une disposition à agir pour chacune des situations spécifiques vécues. Les nouveaux comportements et les transitions, ou les ponctuations, qui les articulent correspondent à des microruptures que nous vivons continuellement. Parfois, les ruptures ne sont pas vraiment « micro », mais d’ordre macroscopique, comme lorsqu’un choc soudain ou un danger surviennent. Je désignerai ces types de disposition à agir sous le nom de micro-identités avec leurs micromondes correspondants. Ainsi la manière dont nous nous manifestons est indissociable de la manière dont les choses et autrui nous apparaissent. Nous pourrions nous lancer maintenant dans un peu de phénoménologie et identifier certains des micromondes typiques dans lesquels nous vivons au cours d’une journée normale. Cependant, l’important n’est pas d’en dresser le catalogue mais de remarquer leur récurrence : d’une certaine manière, c’est en étant capable d’agir comme il convient que nous incarnons un flux de transitions récurrentes entre des micromondes. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de situations où la récurrence ne s’applique pas. Ainsi, lorsque nous allons pour la première fois dans un pays étranger, il y a une absence très nette de disposition à agir et de micromondes récurrents. Beaucoup d’activités simples, comme converser ou manger, doivent être accomplies de manière réfléchie, voire entièrement apprises. En d’autres termes, les micromondes/micro-identités 5 . La notion de transparence est longuement développée dans un ouvrage non publié de F. FLORES et M. GRAVES (Logonet, Berkeley, 1990). Je remercie F. Flores de m’avoir permis de lire cette œuvre en cours. J’en ai tiré un grand profit pour mon argumentation. -p4- sont historiquement constitués. Cependant, la vie quotidienne, ordinaire est faite de ces micromondes déjà constitués qui composent notre identité. Si nous quittons le domaine de l’expérience humaine pour nous tourner vers celui des animaux, nous pouvons appliquer le même type d’analyse au niveau comportemental. Un cas extrême est instructif : les biologistes savent depuis un certain temps que les invertébrés ont un répertoire de comportements succinct. Le cafard, par exemple, n’a que quelques modes fondamentaux de locomotion : marche lente, marche rapide, course. Néanmoins, ce répertoire comportemental élémentaire lui permet de se déplacer convenablement dans n’importe quel environnement connu de la planète, qu’il soit naturel ou artificiel. Pour le biologiste, la question fondamentale est donc celle-ci : comment l’animal décide-t-il du mode de locomotion à adopter dans des circonstances données ? Comment se fait la sélection comportementale pour que l’action soit la bonne ? Comment l’animal a-t-il le sens commun d’évaluer une situation donnée et de l’interpréter comme une situation où il doit courir et non marcher lentement ? Dans ces deux cas très différents – l’expérience humaine durant une rupture et le comportement simple de l’animal lors de la transition entre deux comportements -, nous avons affaire, sur un plan certes très différent, à un problème commun. A chacun de ces points de rupture , ce que l’agent cognitif sera ensuite n’est pas décidé extérieurement ni prédéterminé. Il ‘agit d’une émergence de sens commun, de configurations autonomes d’une attitude appropriée crée par tout le vécu de l’agent. Dès qu’un comportement a été choisi ou que l’on fait surgir un micromonde, il est possible de mieux analyser son mode d’opération et sa stratégie optimale. Il se trouve que la clé de l’autonomie réside dans le fait qu’un système vivant trouve le chemin approprié vers le moment suivant, en utilisant ses ressources pour agir comme il convient. Et ce sont les ruptures, les charnières qui articulent les micromondes, qui sont la source de l’autonomie et de la créativité dans la cognition vivante. Il faut donc examiner ce sens commun sur une micro-échelle, car c’est pendant les ruptures que la naissance du concret a lieu. La connaissance comme énaction J’aimerai éclaircir ces questions en expliquant plus en détail ce que j’entends par le mot « incarné ». A cet effet, j’insisterai sur les deux points : 1) la cognition dépend des expériences qu’implique le fait d’avoir un corps doté de différentes capacités sensorimotrices ; 2) ces capacités s’inscrivent dans un contexte biologique et culturel plus large. Ces deux points ont déjà été esquissés plus haut lorsque j’ai parlé de la rupture et du sens commun, mais j’aimerai étudier plus en détail leur spécificité corporelle, et souligner une fois encore que, dans la cognition vécue, les processus sensoriels et moteurs, la perception et l’action, sont fondamentalement inséparables et qu’ils ne sont pas simplement liés de manière contingente comme des couples entrée-sortie. Afin de préciser ma pensée, je vais expliquer d’abord ce que j’entends par approche énactive de la cognition6. En quelques mots, l’approche énactive insiste sur deux notions corrélées : 1) la perception consiste en actions guidées par la perception ; 2) les structures cognitives émergent des schémas sensori-moteurs récurrents qui permettent à l’action d’être guidée par la perception. Ces deux notions deviendrons de plus en plus claires au fur et à mesure que nous avancerons. Commençons par la notion d’action guidée par la perception. Lorsqu’il s’agit de comprendre la perception, le courant computationnaliste dominant prend habituellement un 6 . Voir Francisco J. VARELA, Connaître : les sciences cognitives, Seuil, Paris, 1989 ; Francisco J. VARELA, Evan THOMPSON et Eleanor ROSCH, The Embodied Mind : Cognitive Science and Human Experience (trad. Franç. L’Inscription corporelle de l’esprit : sciences cognitives et expérience humaine), op. cit. -p5- point de départ abstrait, le problème de l’élaboration de l’information relative à la reconstruction des propriétés prédéfinies du monde. En revanche, la théorie de l’énaction étudie la manière dont le sujet percevant guide ses actions dans des situations ponctuelles. Etant donné que ces dernières changent constamment, à cause de l’activité du sujet percevant, le point de départ n’est plus un monde préexistant, indépendant du sujet percevant, mais la structure sensori-motrice de l’agent cognitif, la manière dont le système nerveux relie les aires sensorielles et motrices. C’est cette structure – la manière dont le sujet percevant s’incarne – et non un monde préexistant qui dicte comment le sujet percevant peut agir et être influencé par l’environnement. Dans la théorie de l’énaction, on cherche donc principalement à déterminer non pas la manière de récupérer les données d’un monde indépendant du sujet percevant, mais les principes communs ou les connexions pertinentes entre les systèmes sensoriel et moteur qui expliquent comment l’action peut être guidée par la perception dans un monde dépendant du sujet percevant. En cela, cette théorie s’oppose à l’opinion classique qui veut que la perception soit essentiellement l’enregistrement de l’information ambiante en vue de reconstituer fidèlement une partie du monde physique. Dans la démarche énactive, la réalité n’est pas un donné : elle dépend du sujet percevant, non pas parce qu’il la « construit » à son gré, mais parce que ce qui compte à titre de monde pertinent est inséparable de ce qui forme la structure du sujet percevant. Une expérience de Held et Hein7 constitue l’illustration classique du guidage perceptif de l’action. Ils ont élevé des chatons dans l’obscurité et ne les ont exposés à la lumière que dans des conditions contrôlées. Les chatons furent répartis en deux groupes : le premier pouvait se déplacer normalement, mais il était attelé à un chariot où le second groupe était installé. Les deux groupes partageaient donc la même expérience visuelle, mais le second était entièrement passif. Lorsque les animaux furent libérés après quelques semaines de ce traitement, les chatons du premier groupe se comportaient normalement, mais ceux qui avaient été transportés se comportèrent comme s’ils étaient aveugles : ils se cognaient et tombaient. Cette expérience excellente confirme la thèse – énactive – que la perception visuelle ne se fait pas grâce à l’extraction de traits caractéristiques, mais grâce au guidage visuel de l’action. Des résultats semblables ont été obtenus dans d’autres situations, et même étudiés au niveau d’une simple cellule. Le lecteur pensera peut-être que tout cela est bien joli pour les chats, mais n’a rien à voir avec l’homme, et c’est pourquoi nous citerons un autre exemple. P. Bach y Rita 8 a conçu une camera video destinée au aveugles et capable de stimuler de multiples points dans la peau par des vibrations électriques. Grâce à cette technique, on fait correspondre les images formées par la caméra à des stimulations cutanées qui compensent ainsi l’absence de vision. Les motifs projetés sur la peau n’ont pas de contenu « visuel » tant que le sujet n’agit pas, en dirigeant la caméra avec la tête, la main ou le corps. Lorsque le sujet aveugle se comporte de cette façon, on assiste au bout de quelques heures à un phénomène remarquable : le sujet n’interprète plus les sensations cutanées comme liées au corps, mais comme des images projetées dans l’espace qu’explore le « regard » corporellement dirigé de la caméra. Ainsi, pour faire l’expérience des « objets réels qui sont là-bas », il suffit que le sujet dirige la camera (avec sa tête ou sa main). Nous avons là un exemple excellent du caractère subjectif de ce que l’on pourrait considérer autrement comme la représentation interne d’un monde de caractéristiques indépendant du sujet percevant. 7 . R. HELD et A. HEIN, « Adaptation of disarranged hand-eye coordination contingent upon re-afferent stimulation », Perceptual-Motors Skills, 8 (1958), p. 87-90. 8 . P. BACH Y RITA, Brain Mechanisms in Sensory Substitution, Academic Press, New York, 1962. -p6- Des schémas sensori-moteurs aux capacités cognitives Intéressons nous maintenant à une autre thèse : les structures cognitives familières de la vie humaine émergent des schémas sensori-moteurs récurrents qui permettent à l’action d’être guidée par la perception. Ce qu’il nous faut examiner, c’est le rapport éventuel entre le couplage sensori-moteur et d’autres types d’activités cognitives typiquement humaines. A défaut de cela, nous serions tenté d’accorder de l’importance uniquement aux évènements de niveau « inférieur », la perception et l’action, mais pas aux vrais niveaux cognitifs « supérieurs ». En fait, cette idée fondamentale est au cœur du programme piagétien 9 et elle a été défendue dans divers travaux récents, notamment ceux de George Lakoff et de Marc Johnson10. Nous parlerons des structures cognitives incarnées en faisant particulièrement référence à leurs travaux. Nous devons à nouveau quitter le domaine de l’abstraction et insister sur une approche empirique de la cognition. Comme le dit Lakoff, l’idée centrale de leur démarche est que les structures conceptuelles significatives ont une double origine : 1) la nature structurée de l’expérience corporelle ; 2) notre capacité imaginative à effectuer des projections vers des structures conceptuelles à partir de certains aspects bien structurés de l’expérience corporelle et interactive. La pensée abstraite et rationnelle est l’application à ces structures de processus cognitifs généraux – focalisation, balayage, superposition, renversement figure-fond, etc.11. L’idée essentielle est que les structures incarnées (sensori-motrices) sont la substance de l’expérience, et que les structures empiriques « motivent » la compréhension conceptuelle et la pensée rationnelle. Puisqu’on a dit que la perception et l’action étaient incarnées dans des processus sensori-moteurs (qui s’auto-organisent, comme nous le verrons plus loin) , il est naturel de postuler que les structures cognitives émergent des schémas récurrents de l’activité sensori-motrice. Dans chacun des cas, il faut bien voir non pas que l’expérience détermine strictement les structures conceptuelles et les modes de pensée, mais qu’elle rend possible et limite tout à la fois la compréhension conceptuelle dans de très nombreux domaines de la cognition. Lakoff et Johnson citent de nombreux exemples de structures cognitives engendrées par des processus empiriques. Les examiner tous nous emmènerait trop loin, mais j’aimerai en examiner brièvement un seul, des plus significatifs : les catégories de base. Considérons la plupart des choses de dimensions moyennes avec lesquelles nous interagissons continuellement : tables, chaises, chiens, chats, fourchettes, couteaux, tasses. Ces choses appartiennent à un niveau de catégorisation intermédiaire, entre le niveau inférieur (subordonné) et le niveau supérieur (superordonné). Si nous prenons l’exemple d’une chaise, au niveau inférieur elle pourrait appartenir à la catégorie « chaise pliante », alors qu’au niveau supérieur elle appartient à la catégorie « mobilier ». Eleanor Rosch et al.12 ont montré que, sur le plan psychologique, ce niveau intermédiaire de catégorisation (table, chaise) était le plus fondamental ou élémentaire. Pourquoi ? C’est en particulier pour les raisons suivantes : 1) le niveau de base est le niveau le plus général où l’on observe une similitude dans les formes perçues générales ; 2) c’est le niveau le plus général où il y a similitude d’actions motrices pour l’interaction avec les éléments de la catégorie ; 3) c’est le niveau où les groupes 9 . Voir, par exemple, son ouvrage classique, Biologie et Connaissance, Gallimard, Paris, 1969. . Voir George LAKOFF, Fire and dangerous Things, Chicago University Press, Chicago, 1983, ainsi que Mark JOHNSON, The Body in the Mind, Chicago University Press, Chicago, 1989 11 . George LAKOFF, « Cognitive semantics », in Umberto ECO et al, Meaning and Mental Representations, Indiana University Press, Bloomington, 1988. 12 . E. ROSCH, C.B. MERVIS, W.D. GRAY, D.M. JOHNSON et P. BOYES-BRAEM, “Basic objects in natural categories”, Cognitive Psychology, 8 (1976), p. 382-439. 10 -p7- d’attributs corrélés sont le plus évidents. Par conséquent, l’appartenance d’une catégorie au niveau de base tiendrait non pas à la manière dont les choses sont disposées dans un monde prédéterminé, mais à notre structure sensori-motrice et aux interactions perceptivement guidées que cette structure autorise. Les catégories de base sont à la fois empiriques et incarnées. On peut dire la même chose des schémas d’images qui émergent des formes élémentaires d’activité et d’interaction sensori-motrices. Le savoir-faire et les savoirs reconsidérés J’aimerai conclure ce chapitre en essayant de voir où les idées exposées plus haut nous ont amenés. J’ai dit que les sciences de la cognition commençaient à comprendre deux choses importantes : 1) la perception n’est pas la récupération d’un monde prédéterminé, mais le guidage perceptif de l’action dans un monde inséparable de nos capacités sensori-motrices ; 2) les structures cognitives « supérieures » émergent aussi des schémas récurrents de l’action guidée par la perception. Ainsi, la cognition n’est pas affaire de représentations mais d’actions incarnées. En corollaire, nous pouvons dire que notre monde n’est pas prédéterminé ; il est énacté grâce à notre histoire du couplage structurel, et les charnières temporelles qui articulent l’énaction sont enracinées dans un certain nombre de micromondes possibles activés dans chaque situation. Ces possibilités sont à l’origine du sens commun et de la créativité dans la cognition. Dans les sciences de la cognition, la recherche sur la compréhension de la compréhension prend donc aujourd’hui une direction que nous pouvons appeler postcartésienne, dans la mesure où il apparaît de plus en plus que la connaissance est constituée de petits domaines, les micromondes et les micro-identités. Ces modes élémentaires de disposition à agir varient dans le règne animal. Mais ce que tous les êtres vivants cognitifs semblent avoir en commun, c’est une connaissance qui est toujours un savoir-faire construit sur la base du concret ; ce que nous appelons le général et l’abstrait sont des agrégats de dispositions à agir. En d’autres termes, les sciences de la cognition prennent conscience que le simple fait d’être là, dans le faire-face immédiat, est loin d’être purrement et simplement une question de « réflexes ». En fait, c’est le « véritable travail », puisque, en termes dévolution, c’est le développement de ces capacités élémentaires qui a pris le plus de temps, alors que l’analyse intentionnelle et rationnelle durant les ruptures ne s’est développée que récemment et très rapidement. Ce point de vue gagne aussi rapidement du terrain dans la robotique actuelle et les nouvelles recherches en intelligence artificielle, qui ne peuvent nous retenir ici13. Le faire-face immédiat s’oppose à la délibération et à l’analyse, mais il n’entre pas dans mes intentions de nier entièrement l’importance de celles-ci. Il faut les voir en fonction de leurs rôles distinctifs et de leur pertinence relative. C’est dans les moments de rupture, autrement dit quand nous ne sommes plus des experts dans notre micromonde, que nous réfléchissons et que nous analysons, c’est à dire que nous devenons comme des débutants qui essaient d’être à l’aise devant la tâche qui les attend14. De ce point de vue, on peut dire que le computationnalisme s’est surtout occupé du comportement des débutants et non de celui des experts. Cette distinction, comme nous le rappelle Hubert Dreyfus, fut reconnue très clairement par John Dewey dans Human Nature and Conduct, et c’est à lui, en fait, que nous avons 13 . P. BOURGINE et Fr. J. VARELA (éd.), Towards a Practice of Autonomous Systems : The First European Conference on Artificial Life, MIT Press/Bradford Books, Cambridge, Mass., 1992. 14 . Cette idée est développée par Hubert Dreyfus à propos du jeu d’échec in Hubert L. DREYFUS et Stuart DREYFUS, Mind over Machine, Macmillan, New York, 1986. -p8- emprunté la distinction entre savoir-faire (know-how) et savoirs (know-what)** : « On peut dire que nous savons comment grâce à nos habitudes. […] Nous marchons et nous lisons à haute voix, nous montons dans le tramway et nous en descendons, nous nous habillons et nous déshabillons, et nous accomplissons des milliers de gestes utiles sans y penser. Nous savons quelque chose, c’est à dire comment faire. […] [Si] nous voulons appeler [cela] savoir […], alors d’autres choses aussi appelées savoirs, les choses que l’on sait et ce qu’on en sait, le fait de savoir que les choses sont ainsi, un savoir qui implique la réflexion et l’appréciation consciente – ces choses restent d’un type différent15. » En résumé, ce sur quoi j’ai insisté jusqu’ici, c’est qu’il faut bien voir que la plupart de notre vie mentale et active relève du faire-face immédiat qui est transparent, stable et historiquement acquis. Nous ne voyons pas que nous ne voyons pas et c’est pourquoi si peu de gens y ont prêté attention, jusqu’à ce que le pragmatisme et la phénoménologie, d’une part, et de nouveaux courants dans les sciences de la cognition, d’autre part, les aient fait passer au premier plan. Mais j’espère avoir convaincu le lecteur de la différence capitale entre l’intentionnel/logique et la contextualité/immédiateté du couplage. En outre je me suis efforcé de voir comment cette argumentation s’articulait aujourd’hui sur des bases scientifiques dans l’étude des fonctions mentales. Maintenant que nous avons préparé le terrain, nous pouvons examiner comment cela s’applique au domaine de l’éthique et à la notion de compétence éthique. Pour comprendre cette distinction, il faut se rappeler qu’en anglais le verbe to know signifie à la fois « savoir » et « connaître », et que le mot kwoledge signifie aussi bien « connaissance(s) » que « savoir » (NdT). 15 . John DEWEY, Human Nature and Conduct. An Introduction to Social Psychology, G. Allen and Unwin, Londres, 1922. * -p9-