L`opposition entre holisme et individualisme méthodologique

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L’opposition entre holisme et individualisme méthodologique
est-elle pertinente ?
Introduction :
De nombreux ouvrages récents (ceux de F. Dubet, de Ph. Corcuff, de P. Bourdieu, de J.-M.
Berthelot, etc.) aussi bien que la « redécouverte » par la sociologie française d’auteurs plus
anciens (N. Elias, E. Hugues, E. Goffman, etc.) montrent que la réflexion épistémologique et
méthodologique reste intense en sociologie. Cette réflexion résulte de la confrontations entre
deux grands types d’approches :
- celles qui mettent l’accent sur le primat du groupe ou de la société et sur l’existence
de déterminismes qui pèsent sur les individus (holisme méthodologique) ;
- celles qui affirment le primat de l’acteur individuel et qui contestent toute conception
hypersocialisée de l’homme (individualisme méthodologique).
Nous traiterons pour l’essentiel ce débat dans le cadre de la sociologie, mais il concerne
aussi d’autres sciences sociales. L’individualisme méthodologique caractérise le modèle néoclassique de base, cependant de nombreux économistes (marxistes, institutionnalistes,
keynésiens, régulationnistes...) soulignent l’importance des normes (de production, de
consommation...), l’importance des institutions (qui exercent une contrainte sur l’individu),
des phénomènes collectifs. En science politique, et en particulier dans l’explication du
comportement électoral, certains auteurs privilégient l’hypothèse de l’électeur rationnel, alors
que d’autres mettent l’accent sur les déterminismes liés à l’appartenance de classe ou à
l’appartenance religieuse.
Nous tenterons de montrer que si ce débat holisme/individualisme est constitutif de la
naissance de la sociologie et s’il a fortement marqué l’histoire de la discipline, de nombreux
courants sociologique tendent aujourd’hui à le dépasser.
I. L’opposition holisme/individualisme : une opposition fondatrice de la
sociologie
Une science, écrivait Durkheim, n’existe que si elle a un objet qui lui est propre, l’objet de
la sociologie ne saurait être l’individu, puisqu’il s’agit là de l’objet de la psychologie. L’objet
de la sociologie, c’est donc, pour Durkheim et ses successeurs, le fait social c’est-à-dire une
réalité collective irréductible aux individus qui la compose. Ce point de vue sera par la suite
vivement contesté.
A. Le holisme et la naissance de la sociologie
K. Marx, qui a contribué puissamment à penser la société industrielle naissante aussi bien
sur le plan économique que sur le plan sociologique, met l’accent sur les déterminismes
sociaux :
« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent dans
des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté qui
correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces
productives matérielles. L’ensemble de ces rapports constitue la structure
économique de la société, la base concrète sur quoi s’élève une
superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes
de conscience déterminées. Le mode de production de la vie matérielle
conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général.
Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est
inversement leur être social qui détermine leur conscience. » (K. Marx :
Contribution à la critique de l’économie politique (1859), Editions
sociales, 1978 (p.2-3))
Au delà du débat philosophique relatif au matérialisme (« Il n’est pas impossible qu’on
nous traite de matérialiste » écrivait Durkheim dans la préface à la première édition des
Règles de la méthode, mais il rejetait ce qualificatif (aussi bien que celui de spiritualiste) et se
déclarait « rationaliste ».) et de l’interprétation mécaniste que de nombreux marxistes feront
des rapports entre infrastructure et superstructure, ce texte de Marx présente une posture qui
sera celle de nombreux sociologues : expliquer les comportement sociaux (et dans une
certaines mesures les comportements individuels) par le contexte social et la contrainte que ce
contexte exerce sur l’individu.
Cette idée de contrainte est au centre de la définition du fait social par Durkheim :
« Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible
d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est
générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence
propre, indépendante de ses manifestations individuelles. » (E. Durkheim :
Les règles de la méthode sociologique (1895), Coll. Quadrige, PUF, 1981
(p. 14))
Cette idée de contrainte, comme le souligne Durkheim, s’oppose à la conception
individualiste (« Il est vrai que ce mot de contrainte (...) risque d’effaroucher les zélés
partisans d’un individualisme absolu. » E. Durkheim, op. Cit., (p. 6)).
Elle est liée au concept de socialisation, c’est-à-dire à l’intériorisation par les individus des
normes et des valeurs de la société dans laquelle il vit. C’est pourquoi Durkheim souligne que
la totalité est extérieure à l’individu et s’impose à lui :
« Toutes les fois que des éléments quelconques, en se combinant,
dégagent, par le fait de leur combinaison, des phénomènes nouveaux, il faut
bien concevoir que ces phénomènes sont situés, non dans les éléments, mais
dans le tout formé par leur union. » (E. Durkheim, Préface à la seconde
édition des Règles de la méthode, op. cit., (p.XVI))
Durkheim précise par ailleurs :
« Mais, dira-t-on, un phénomène ne peut être collectif que s’il est
commun à tous les membres de la société ou, tout au moins, à la plupart
d’entre eux, partant s’il est général. Sans doute, mais s’il est général, c’est
parce qu’il est collectif (c’est à dire plus ou moins obligatoire), bien loin
qu’il soit collectif parce qu’il est général. C’est un état du groupe, qui se
répète chez les individus parce qu’il s’impose à eux. Il est dans chaque
partie parce qu’il est dans le tout, loin qu’il soit dans le tout parce qu’il est
dans les parties. »( E. Durkheim, op. cit., (p. 10))
C’est ce qui conduit Durkheim à formuler l’un de ses règles : il faut expliquer le social par
le social (et non par l’individuel ou le psychologique). Cette règle suppose l’existence d’un
déterminisme, et la reconnaissance de ce déterminisme (un fait social est expliqué par des
faits sociaux antécédents), est la condition même de la connaissance scientifique comme le
soulignent M. Mauss et P. Fauconnet :
« Tout ce que postule la sociologie, c’est simplement que les faits que
l’on appelle sociaux sont dans la nature, c’est-à-dire soumis au principe de
l’ordre et du déterminisme universels, par suite intelligible. Or cette
hypothèse n’est pas le fruit de la spéculation métaphysique; elle résulte
d’une généralisation qui semble tout à fait légitime. Successivement cette
hypothèse, principe de toute science, a été étendue à tous les règnes, même
ceux qui semblaient le plus échapper à ses prises : il est donc rationnel de
supposer que le règne social - s’il est un règne qui mérite d’être appelé
ainsi - ne fait pas exception. Ce n’est pas au sociologue à démontrer que les
phénomènes sociaux sont soumis à la loi : c’est aux adversaires de la
sociologie de fournir la preuve contraire. » (P. Fauconnet et M. Mauss :
« La sociologie : objet et méthode », (1901), in M. Mauss : Essais de
sociologie, Seuil, Coll. Points, 1971 (p. 7))
Ce choix épistémologique de Durkheim et des durkheimiens se retrouvent chez de
nombreux auteurs dans le courant fonctionnaliste, le courant culturaliste, le courant
structuraliste. Il a produit des résultats robustes. On peut citer les travaux de Durkheim sur le
suicide (Sur l’actualité de l’approche de Durkheim on se reportera au livre de Ch. Baudelot et
R. Establet : Durkheim et le suicide, PUF, 1984), les travaux sur les déterminants de la
réussite et de l’échec scolaire, sur le choix du conjoint, sur les pratiques de consommation, sur
l’inégalité devant la mort, sur les comportements électoraux, etc.
La fécondité du holisme méthodologique n’est donc pas contestable. Cependant, sous
l’impulsion de R. Boudon en France, on a assisté à un retour en force du paradigme
individualiste.
B. L’individualisme méthodologique et la règle du rasoir d’Occam
« Il faut reconnaître que la sociologie est souvent présentée et perçue
comme la science des déterminismes sociaux »( R. Boudon : La logique du
social, Hachette, 1979, (p. 20)) .
R. Boudon déplore la domination d’une telle conception de la sociologie. Pour lui,
« l’atome logique de l’analyse sociologique est l’acteur individuel »( R. Boudon, op. cit., (p.
33)).
Tout en admettant que la structure du système d’interaction constitue une contrainte pour
l’acteur individuel, R. Boudon souligne que ce dernier n’est jamais totalement privé de mettre
en oeuvre une action intentionnelle qui ne se réduit pas à la pression exercée par la société :
« Quel que soit le degré de minutie avec lequel les institutions définissent
les éléments d’un système de rôles, cette minutie n’est jamais suffisante
pour priver l’acteur social de toute marge d’autonomie. »( R. Boudon, op.
cit., (p. 71))
Cela découle du fait que, même dans le cas des systèmes fonctionnels où les individus sont
titulaires d’un rôle, il existe des variances de rôles (Par exemple, il existe différentes façons
d’exercer le rôle de professeur ).
De plus, un individu est toujours titulaire de plusieurs rôle (il est enseignant, mais aussi
chercheur par exemple) et chaque acteur combine de façon spécifique ses différents rôles
(« Lorsque j’effectue tel ou tel choix politique ou scolaire, ou que je prends telle ou telle
décision de consommation ou d’investissement, je n’agis pas en titulaire d’on ne sait quel rôle
qui m’imposerait on ne sait quelles normes. Ces choix, décisions ou actions sont privés et par
conséquent en principe soustraits, de par l’organisation sociale même, à l’influence des
normes. Ce qui ne veut naturellement pas dire qu’ils n’aient pas d’effets collectifs. » (R.
Boudon, op. cit., p. 91)).
Par ailleurs, à côté des systèmes fonctionnels, existent des systèmes d’interdépendance
(« Nous appellerons systèmes d’interdépendance, les systèmes d’interaction où les actions
individuelles peuvent être analysées sans référence à la catégorie des rôles » (La logique du
social, p. 96)) dans lesquels les comportements individuels conduisent à des effets collectifs,
sans que les individus aient l’intention de produire ce résultat et sans que leur comportement
résulte d’un quelconque rôle. Par exemple, les automobilistes qui partent en week end le
vendredi soir provoquent des embouteillages.
L’objet de la sociologie est donc l’étude de ces « effets émergents » ou « effets
d’agrégation » qui résultent des comportements individuels. Ces effets émergents se
produisent dans les systèmes fonctionnels comme dans les systèmes d’interdépendance, mais
ces derniers sont plus propices aux effets émergents.
Expliquer un phénomène social quelconque, c’est donc en rendre compte à partir de la
logique des actions individuelles. Ce la suppose une dimension interprétative de la sociologie,
le recours à l’introspection. A propos des choix scolaires, R. Boudon écrit par exemple :
« Ainsi, on comprend qu’une famille de niveau modeste soit plus
hésitante à prendre des risques. Je comprends cette relation au sens où je
n’ai aucune peine à concevoir que, dans une situation analogue,
j’éprouverais sans doute les mêmes hésitations. » (R. Boudon, op. cit., (p.
221)
Ainsi, contre une conception de « l’homo sociologicus éponge » (J.G. Padioleau), simple
support de structure, l’individualisme méthodologique se fonde sur un modèle de l’acteur
individuel conduisant une action intentionnelle et cherchant à atteindre les buts qu’il se fixe (y
compris des buts altruistes) en utilisant les moyens qui lui semblent les mieux adaptés.
Pour R. Boudon, la démarche individualiste a le mérite de la simplicité, elle ne fait pas
appel à des réalité inobservables (la société, la conscience collective etc.) mais fonde ses
analyses sur des comportements individuels et observables. Par exemple, pour expliquer
l’inégalité des chances scolaires, il n’est pas nécessaire selon Boudon de faire appel à une
logique de reproduction que le système social imposerait à l’école. Il suffit de considérer que
les différents acteurs (élèves, parents) font les choix qui leur semblent les meilleurs, compte
tenu des contraintes qui pèsent sur eux. Par exemple, les familles modestes choisiront plus
souvent des études courtes. On peut donc expliquer le résultat (l’inégalité des résultats
scolaires en fonction de l’origine sociale) par une hypothèse minimale sur le comportement
individuel. L’individualisme méthodologique obéit donc à la règle du rasoir d’Occam.
Enfin, comme le souligne P. Demeulenaere, l’approche individualiste permet de ne pas
considérer qu’une collectivité est un sujet, alors qu’elle n’est rien d’autre qu’un regroupement
d’individus qui seuls prennent des décisions.
« Quel est alors l’intérêt d’une méthodologie individualiste ? Elle permet
tout simplement d’éviter de considérer que, par exemple, la France a dit oui
ou non à une élection : il y a des Français qui ont dit oui, et des Français
qui ont dit non. Il n’existe pas, comme l’indiquait Weber, d’unité, en action,
des totalités, sauf dans les cas, bien sûr, où des groupements d’individus
agissent de conserve, ou bien sont représentés plus ou moins directement,
par d’autres individus... » (P. Demeulenaere : Histoire de la théorie
sociologique, Coll. Les fondamentaux, Hachette, 1997 (p. 151))
II. Holisme/individualisme : une opposition en voie de dépassement
Si le débat holisme/individualisme a profondément marqué l’histoire de la pensée
sociologique, sa pertinence est aujourd’hui contestée. Cette contestation relève de deux
approches distinctes :
- pour certains sociologues ou chercheurs d’autres sciences sociales, le holisme est
dépassé et le débat est donc terminé du fait de la victoire de l’individualisme méthodologique.
- pour d’autres auteurs, si le débat est dépassé, c’est qu’il n’a jamais été vraiment
pertinent. La sociologie contemporaine serait donc principalement constructiviste et refuserait
de choisir entre l’acteur et le système.
A. L’individualisme méthodologique comme horizon indépassable
« Le postulat de l’individualisme méthodologique n’a, comme tout
principe de méthode, d’autre fondement que son efficacité. » (R. Boudon,
op. cit., (p. 63))
Par cette formule, R. Boudon souligne que sa défense de l’individualisme méthodologique,
repose essentiellement sur la portée heuristique d’une approche qui vise à rendre compte des
phénomènes sociaux à partir des comportements individuels.
Le paysage des sciences sociales, dans les années 1980 et 1990 est fortement marqué par
cette tradition individualiste. En sciences économiques on assiste à un regain d’intérêt pour
l’approche autrichienne (Hayek, von Mises) qui repose sur un individualisme radical (Par
exemple, von Mises refuse d’utiliser le concept de « niveau général des prix », car ce concept
ne renvoie à aucune entité réelle. Pour lui, seuls existent les prix relatifs ).
C’est d’ailleurs à K. Menger (l’un des fondateurs de l’école autrichienne) que l’on attribue
généralement la paternité du terme « individualisme méthodologique » (Mais cette paternité
est aussi attribuée à J. Schumpeter ou K. Popper ).
On aurait tort cependant d’identifier l’individualisme méthodologique et le libéralisme
économique. J. Elster, parce qu’il considère que « le matérialisme historique et la critique du
capitalisme restent des théories vivantes et vitales » (J. Elster « Marxisme et individualisme
méthodologique » in P. Birnbaum et J. Leca : Sur l’individualisme, Presses de la FNSP,
1998), propose une lecture individualiste du marxisme. Il s’oppose à « une certaine attitude
marxiste » qui « consiste à chercher les forces motrices de l’histoire, ainsi que les forces
stabilisatrices des sociétés, en des abstractions telles que « forces productives », « rapports
de production », « classes », « Etat » ou « idéologies », sans indiquer comment elles sont
ancrées en actions, motivations, et croyances individuelles. » (J. Elster « Marxisme et
individualisme méthodologique » in P. Birnbaum et J. Leca : Sur l’individualisme, Presses
de la FNSP, 1998 (p. 60).).
Elster propose la définition suivante de l’individualisme méthodologique :
« L’individualisme méthodologique est une forme de réductionnisme. Il
propose aux sciences sociales l’idéal explicatif des autres sciences,
l’analyse du complexe en termes du plus simple. De manière plus précise, il
affirme que tout phénomènes social - que ce soit un processus, une
structure, une institution, un habitus - se laisse expliquer par les actions et
les propriétés des individus qui en font partie. » (J. Elster, idem, (p. 61))
Partant de cette définition, Elster montre que l’on peut retrouver certaines analyses de
Marx en leur donnant des « micro-fondements » individualistes. S’agissant de la lutte des
classes, Elster écrit :
« Une classe, en tant que telle, ne saurait agir. La notion d’action
collective n’est qu’une façon de parler ; en réalité, seuls les individus sont
capables d’agir. Et pourtant, ne peut-on pas parler de l’intérêt d’une classe
en tant que telle ? De plus, n’est-il pas évident que cet intérêt anime souvent
les mouvements sociaux ? » (J. Elster, idem, (p. 67))
Elster propose donc de construire une explication de l’action collective en conservant
l’hypothèse du comportement rationnel, de l’agent individuel, mais en renonçant à une
conception égoïste des motivations de cet acteur. Dès lors, l’adoption par les individus de
stratégies coopératives (qui vont les conduire à constituer des syndicats, à faire grève) peut
résulter de « toute une gamme de motivation altruiste et morales » (J. Elster, idem, (p. 70))
Cette volonté de donner des fondements individuels aux phénomènes globaux, se retrouve
aussi dans la nouvelle macroéconomie keynésienne qui vise précisément à fournir des
fondements microéconomiques à la macroéconomie. On cherchera ainsi à fonder sur la
rationalité individuelle la rigidité à la baisse du salaire nominal.
L’analyse économique de la famille ou de la criminalité (théorie du capital humain) montre
que l’hypothèse du comportement individuel maximisateur peut servir à rendre compte
d’objets qui relèvent traditionnellement de la sociologie « holiste ».
L’analyse des conventions (L. Boltanski, L. Thévenot...) affirme, elle aussi, son adhésion
au postulat de l’individualisme méthodologique, puisqu’elle vise à rendre compte de la
production des normes et des règles à partir des interactions individuelles.
En science politique enfin, les analyses en termes d’électeur rationnel est utilisée pour
expliquer les comportements plus volatils des électeurs (les déterminants « lourds » : classe
sociale, appartenance religieuse, apparaissant souvent comme insuffisants pour interpréter les
choix électoraux).
B. De Weber à Bourdieu : le refus d’opposer individu et société
Cependant, ce regain d’intérêt pour les approches individualistes doit être relativisé. Il doit
être interprété, selon la formule de F. Dubet comme le symptôme du « déclin de l’idée de
société ». Pour F. Dubet, si les sociologies classiques (Marx, Tocqueville, Durkheim, Weber)
reposaient sur une conception de la société comme unité fortement intégrée et fonctionnelle et
si ces sociologies semblent inadaptées à un monde marqué par la montée de l’individualisme
sociologique (la montée du sujet et de sa subjectivité), il ne faut pas renoncer à l’idée de
société et revenir à une pensée pré-sociologique. Cela conduit F. Dubet à repenser les rapports
entre l’individu et la société. Dans le monde social qui est le produit de la modernité :
« L’acteur n’est pas subordonné au système, comme dans le monde communautaire, il est le
système. » (F. Dubet et D Martucelli : Dans quelle société vivons nous ? Seuil, 1998, (p. 48))
Il faut donc, pour comprendre la société contemporaine, penser à la fois l’objectivité des
contraintes du système et la subjectivité de l’acteur individuel :
« La société moderne est composée d’individus. Cette affirmation, bien
qu’elle en ait l’air, n’est pas un simple truisme. Elle signifie que la société
est formée d’acteurs pleinement socialisés, conformes aux exigences du
système, et, en même temps, que ces acteurs sont autonomes, sont des
sujets. Pour un vaste courant de la sociologie classique, ce postulat participe
pleinement de l’idée de société car la cohérence et la stabilité de la vie
sociale résultent de la socialisation des acteurs. Non seulement il n’y a pas
véritablement de contradiction entre le « déterminisme » et la « liberté »,
entre le système et les acteurs, mais l’unité de l’acteur et du système est un
mécanisme essentiel de l’intégration. A la différence de la socialisation
communautaire, la socialisation moderne engendre une autonomie
individuelle issue de l’universalisme culturel et de la complexité croissante
des systèmes de rôles sociaux. De ce point de vue, l’acteur et le système
apparaissent comme les deux faces complémentaires, subjectives et
objectives, du même résultat. » (F. Dubet et D. Martucelli : Dans quelle
société vivons nous ?, Seuil, 1998, (p. 43))
Ce refus d’opposer individu et société, holisme et individualisme, est aussi très présent
dans l’oeuvre de P. Bourdieu :
« Contre toutes les formes de monisme méthodologique qui prétendent
affirmer la priorité ontologique de la structure ou de l’agent, du système ou
de l’acteur, du collectif ou de l’individuel, Bourdieu proclame le primat des
relations. Selon lui, de telles alternatives dualistes reflètent une perception
de la réalité sociale qui est celle du sens commun et dont la sociologie doit
se débarrasser. (...) La science sociale n’a pas à choisir entre ces deux
pôles, car ce qui fait la réalité sociale, l’habitus tout autant que la structure
et leur intersection comme histoire, réside dans les relations. Ainsi
Bourdieu renvoie-t-il dos à dos individualisme méthodologique et holisme,
de même que leur faux dépassement dans le situationnalisme
méthodologique ».( L. J. D. Wacquant : « Introduction » in P. Bourdieu :
Réponses, Seuil, 1992, (p.23))
Ces analyses de deux sociologues français contemporains, s’inscrivent en fait dans une
tradition sociologique fort ancienne. Pour Weber par exemple, que l’on présente trop souvent
comme un « individualiste », la volonté de comprendre l’action sociale et le sens subjectif de
cette action pour les acteurs, n’est pas contradictoire avec la prise en compte des contraintes
qui résultent de l’appartenance à telle religion ou à tel système économique ou politique.
Durkheim lui-même, s’il insiste, comme nous l’avons vu, sur l’existence d’une totalité
sociale, a recours à une approche « compréhensive » lorsqu’il interprète les corrélations entre
certaines variables sociales et taux de suicide. E. Goffman, analyse les interactions entre
individus, mais il met en évidence un ordre de l’interaction qui s’impose largement aux
acteurs. N Elias, quant à lui, refusant l’opposition individu/société considère que l’objet de la
sociologie ce sont des individus interdépendants. Pour désigner cette interdépendance, il
utilise le concept de « configuration ». Quatre individus jouant aux cartes forment une
configuration. Ils sont des acteurs individuels, mais le jeu n’existe que parce qu’ils sont
interdépendants.
Conclusion :
On peut donc considérer que la naissance de la sociologie à été marquée par l’affirmation
de la totalité sociale. Il s’agissait à la fois de s’opposer aux approches naïvement
individualistes qui caractérisent la pensée pré-sociologique et de tenter de construire une idée
de la société dans un monde marqué par les bouleversements de la révolution industrielle et de
la révolution politique (Guerre d’indépendance des colonies américaines, Révolution
française, montée des Etats-Nations). Cet accent mis sur la totalité sociale a conduit parfois à
un « réalisme totalitaire » (J. Piaget), à un « sociologisme » et donc à un oubli du sujet et de
sa subjectivité. Le regain d’intérêt pour l’individualisme méthodologique et un certain nombre
de « relectures » individualistes des penseurs classiques de la sociologie a manifesté une
réaction (à certains égards salutaire) contre le sociologisme. Cependant, l’opposition
holisme/individualisme, devenue assez rituelle, est aujourd’hui largement dépassée. Les
travaux sociologiques les plus stimulants de ces dernières années dessinent une « nouvelle
sociologie » qui refuse d’opposer acteur et système et qui met l’accent sur la construction de
la réalité sociale par des individus interdépendants.
Bibliographie
I. Textes de base
* « De l’individualisme méthodologique au conventionnalisme »
in J.P. Durand et R. Weil : Sociologie contemporaine, Vigot, 2ème éd., 1997 (p.160-198)
* R. Boudon: « Individualisme ou holisme : un débat méthodologique fondamental »
in H. Mendras et M. Verret : Les champs de la sociologie française, Coll. U, Armand
Colin, 1988, (p. 31-45)
II. Deux ouvrages essentiels
* E. Durkheim : Les règles de la méthode sociologique, (1895).
Disponible au format de poche dans la collection Quadrige aux PUF et dans la collection
Champs chez Flammarion. L’édition dans la collection Champs comporte une importante
préface de J.M. Berthelot.
* R. Boudon : La logique du social, Hachette, 1979 (réédition dans la collection Pluriel du
Livre de Poche)
III. Autres ouvrages
* A. Beitone et alii : Sciences sociales, Coll. Aide-mémoire, Sirey, 1997
* J. M. Berthelot : La construction de la sociologie, Coll. QSJ, PUF, 1991
* P. Bourdieu : Réponses, Seuil, 1992
* Ph. Corcuff : Les nouvelles sociologies, Coll. 128, Nathan, 1995
* J.P. Delas et B. Milly : Histoire des pensées sociologiques, Coll. Synthèse +, Sirey,
1997
* P. Demeulenaere : Histoire de la théorie sociologique, Coll. Les fondamentaux,
Hachette, 1997
* F. Dubet : Sociologie de l’expérience, Seuil, 1994
* A. Laurent : L’individualisme méthodologique, Coll. QSJ, PUF, 1994
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