1 Troubles de voisinage. Synthèse Observation liminaire 1. Troubles de voisinage. Synthèse et actualités. La présente contribution n’a en effet pas la prétention de faire le point sur la théorie des troubles de voisinage 1, et encore moins de référencer toutes les décisions publiées en ce domaine : le sujet serait trop vaste. Nous avons davantage ciblé nos propos sur les questions ou difficultés qui reviennent fréquemment à l’heure actuelle en jurisprudence, qui divisent parfois aussi la doctrine, en tentant de les resituer dans la trame de la matière 2. Section 1. Les fondements de la théorie des troubles de voisinage 2. Les fondements de la théorie des troubles de voisinage, telle qu’ébauchée en 1949 finalement consacrée dans les arrêts jumeaux du 6 avril 1960 4 3 et sont l’article 544 du Code civil, la tradition et le principe général consacré notamment par l’article 11 alors, aujourd’hui 16, de la Constitution. L’on connaît les discussions et critiques mais aussi les mutations dont ces divers fondements ont fait et font encore aujourd’hui l’objet, spécialement lorsque les inconvénients résultent de travaux publics 5. Certaine doctrine, tout en préconisant la 1 Voy., pour cet exercice, il y a quelques années déjà, J. HANSENNE, « Le point sur la théorie des troubles de voisinage », Ann. Dr. Lg., 1985, pp. 141 et s. 2 Voy., pour une chronique de jurisprudence en la matière, F. WILMET, Droits réels, Chronique de jurisprudence 19982005, Les dossiers du Journal des tribunaux, Dossier n° 63, sous la direction de J.-Fr. ROMAIN, Bruxelles, Larcier, 2007, pp. 71 à 104 ; nous utiliserons aussi largement l’article que nous avons rédigé lors du dernier recyclage organisé par les Facultés catholiques, P. LECOCQ, « Troubles de voisinage : qui, comment et pourquoi ? » in Les troubles de voisinage, Quatre points de vue, Actes du colloque du 22 novembre 2007, Recyclage en droit, Centre des Facultés universitaires catholiques pour le recyclage en droit, Louvain-la-Neuve, Anthémis, 2007, pp. 7 à 45. 3 Voy. Cass., 7 avril 1949, R.C.J.B., 1949, p. 209 ; voy. aussi, pour le rappel d’une large application en pratique de la théorie par les juridictions de fond, bien avant les deux arrêts du 6 avril 1960, S. STIJNS et H. VUYE, « Rechtsmisbruik en burenhinder : evenwichtsoefeningen op weg naar een evenwichtsleer » in Liber Amicorum Walter van Gerven, Deurne, Kluwer, 2000, n°s 3 et s. 4 Voy. Cass., 6 avril 1960, Pas., I, p. 915 et conclusions de M. l’avocat général P. MAHAUX. 5 Voy., sur ce point, F. WILMET, Droits réels, Chronique de jurisprudence 1998-2005, Les dossiers du Journal des tribunaux, op. cit., n°s 68 et 69; J.-Fr. ROMAIN, « La théorie des troubles de voisinage : un principe général du droit en équilibre, mais non en expansion, reconsidéré à la lumière de la théorie des principes généraux du droit », note sous Cass., 24 avril 2003, R.C.J.B., 2006, pp. 735 et s., spécialement n° 9 ; S. BOUFFLETTE, « La théorie des troubles de voisinage : de l’équilibre entre protection et limitation », in Contrainte, limitation et atteinte à la propriété, sous la direction de P. LECOCQ et P. LEWALLE, Commission Université-Palais, vol. 78, avril, 2005, pp. 211 à 262, spécialement les n°s 9 à 15 ; H. VUYE, « Fundamentele regels en recente tendensen inzake burenhinder », in Aansprakelijkheidsrecht. Actuele tendensen, édité par M. DEBAENE et P. SOENS, Bruxelles, Larcier, 2005, pp. 1 à 27, spécialement pp. 13 à 15 ; S. STIJNS et H. VUYE, Beginselen van belgisch privaatrecht, V, Zakenrecht, Boek IV, Burenhinder, Antwerpen, Story-Scientia, 2000, n°s 1 à 81 ; J. 2 référence en toutes hypothèses à l’article 544 du Code civil, tente d’ailleurs de démontrer que la théorie des troubles de voisinage doit être analysée en un principe général de droit 6. A. La particularité des travaux réalisés par des pouvoirs publics 3. La question a été traitée en détail dans la contribution précitée de S. BOUFFLETTE lors de la dernière CUP consacrée au droit des biens 7. Nous retiendrons simplement à cet égard que lorsque les inconvénients résultent de travaux réalisés par les pouvoirs publics, le juge judiciaire est compétent puisque les tribunaux de l’ordre judiciaire sont compétents pour juger d’une atteinte à un droit subjectif civil et que le droit à compensation en raison d’un trouble de voisinage est un droit civil 8. Dès 1960, l’un des arrêts de la Cour de cassation concernait d’ailleurs des travaux publics. Néanmoins, certains ont critiqué la référence à l’article 544 du Code civil en pareille hypothèse et ont préconisé l’appel exclusif au principe d’égalité devant les charges publiques. La Cour de cassation, s’inspirant de ses premiers arrêts qui invoquaient aux côtés de l’article 544 du Code civil, le principe d’égalité consacré dans la Constitution et la tradition, a peaufiné toujours un peu plus le fondement de la théorie et finalement confirmé que l’intérêt collectif constitue bien la norme de mesure en cas de trouble causé par un pouvoir public, quelque soit le fondement invoqué et ce sans pouvoir exiger une quelconque spécialité du dommage 9. Elle a d’ailleurs ajouté dans un arrêt du 23 novembre 2000 10 que les charges que HANSENNE, Précis, Les Biens, Liège, Collection scientifique de la Faculté de droit de Liège, 1996, t. II, n°s 822, 832 et 833. 6 Voy. J.-Fr. ROMAIN, « La théorie des troubles de voisinage : un principe général du droit en équilibre, mais non en expansion, reconsidéré à la lumière de la théorie des principes généraux du droit », op. cit. 7 Voy. S. BOUFFLETTE, « La théorie des troubles de voisinage : de l’équilibre entre protection et limitation », op. cit., n°s 9 à 15. 8 Voy., not. P. LEWALLE, Contentieux administratif, Collection de la Faculté de droit de l’Université de Liège, Bruxelles, Larcier, éd. 2002, n° 258 ; sur les difficultés à départager les compétences entre juridictions administratives et juridictions ordinaires, voy. M. PÂQUES et L. DONNAY, « Juridiction ordinaire et juridiction administrative en droit belge », in Chroniques de droit public, 2007/1, pp. 73 et s. ; voy. aussi Ph. COENRAETS, « L’existence d’un droit subjectif comme condition de la compétence des tribunaux de l’ordre judiciaire », note sous Civ. Namur (réf.), 24 juillet 1996, J.L.M.B., 1997, p. 1247 ; voy. en jurisprudence, not., Mons, 15 avril 2002, J.L.M.B., 2003, p. 1215 ; Bruxelles, 12 décembre 2002, R.J.I., 2003, p. 166 ; Bruxelles, 15 janvier 2004, R.G.A.R., 2007, n°14257 ; Cass., 4 mars 2004, N.J.W., 2004, p. 983 ; Gand, 1er octobre 2004, Bull. Ass., 2005, p. 566 ; Civ. Namur, 28 octobre 2004, J.L.M.B., 2006, p. 738 ; Anvers, 17 février 2005, R.W., 2007-2008, p. 283 ; Bruxelles, 27 mars 2006, Res Jura Imm., 2006, p. 214 ; Liège, 14 décembre 2006, J.L.M.B., 2007, p. 1553. 9 Voy., dans un premier temps, Cass., 1 er octobre 1981, J.T., 1982, p. 41 et, ensuite, Cass. (3ème ch.), 28 janvier 1991, J.L.M.B., 1991, p. 1027, obs. P. HENRY, « Travaux publics et troubles de voisinage : deux poids, deux mesures »; R.C.J.B., 1992, p 177, note de J. HANSENNE, « Sur le fondement de la théorie des troubles de voisinage et l'évaluation du dommage excessif » ; Cass. (1ère ch.), 23 mai 1991, J.L.M.B., 1991, p. 1029, obs. P. HENRY ; voy. encore, entre autres, Cass., 24 novembre 1994, Pas., 1994, I, 1009 ; Cass., 9 mars 1995, Pas., 1995, I, 296. 3 tout citoyen doit supporter dans l’intérêt collectif sont déterminantes non seulement dans l’appréciation du caractère excessif du trouble invoqué, mais également dans l’évaluation du montant dû à titre de compensation 11 . On observera que certains auteurs, minoritaires, considèrent que l’analyse de la Cour de cassation constitue une anomalie, la théorie des troubles de voisinage concernant l’équilibre entre les droits respectifs des fonds, peu important le type d’intérêts (privés ou publics) en présence 12. 4. Mentionnons aussi la loi du 3 décembre 2005 instaurant une indemnité compensatoire de pertes de revenus en faveur des travailleurs indépendants victimes de nuisances dues à la réalisation de travaux sur le domaine public, entrée en vigueur partiellement au 1er juillet 2006 et entièrement au 1er janvier 2007. Pour une analyse détaillée de cette nouvelle législation, nous nous permettrons de renvoyer le lecteur, notamment, à une contribution de D. DEOM et C. MOSTIN 13 . L’on y lit que cette loi, destinée à aider les travailleurs indépendants mais uniquement lorsque l’entreprise, nécessairement de petite taille et en contact direct avec les clients, ferme temporairement ses portes du fait des nuisances, est assez lourde à mettre en œuvre et quelque peu discriminatoire. Selon ces auteurs, le régime minimaliste qu’elle met en place et la modicité de sommes octroyées au travailleur pourraient en outre la rendre peu attractive. B. Questions de compétence et de procédure 5. Nous l’avons dit, s’agissant d’une atteinte portée à un droit subjectif civil, le juge judiciaire est certainement compétent, que la personne assignée soit un particulier ou un pouvoir public 14 . Ainsi, la Cour d’appel de Gand rappelle-t-elle une fois de plus que l’article 544 du Code civil est aussi d’application à l’égard de l’autorité, en l’espèce une commune dans laquelle 10 Voy. Cass., 23 novembre 2000, R.G.D.C., 2001, p. 380. Voy., pour des applications de cette nouvelle précision, Liège, 5 mai 2003, J.L.M.B., 2004, p. 236 et Civ. Arlon, 21 mai 2002, J.L.M.B., 2003, p. 435. 11 Voy., dans le même sens, Anvers, 28 juin 2005, R.W., 2007-2008, p. 1374 à propos des inconvénients générés par un parc à conteneurs ; voy. pour un commentaire, F. WILMET, Droits réels, Chronique de jurisprudence 1998-2005, Les dossiers du Journal des tribunaux, op. cit., n° 70, qui note le caractère hasardeux de l’application du principe en pratique. 12 Voy. S. STIJNS et H. VUYE, « Burenhinder, openbare werken, overheden, het « beginsel van de gelijkheid voor de openbare lasten » en de verplichting tot compensatie : meanders in de rechstpraak van het Hof van Cassatie », R.G.D.C., 2001, pp. 329 et s. 13 Voy. D. DEOM et C. MOSTIN, « Travaux publics et indemnisation du dommage économique », in Les troubles de voisinage, Quatre points de vue, op. cit., pp. 47 et s. 14 Voy. supra n° 3, note (10). 4 s’était déroulée une randonnée en vélo, prétendument troublante des fêtes 16 15 , organisée par un comité . De la même façon, il est admis que le pouvoir judiciaire puisse condamner à compensation le titulaire, perturbant, d’une autorisation administrative 17. Mentionnons ensuite, quoique dans un autre registre, l’éventuelle compétence de notre Cour constitutionnelle, intervenant pour annuler telle ou telle norme législative. C’est ainsi que les riverains de l’aéroport de Liège-Bierset ont attaqué, sans succès toutefois, en annulation totale ou partielle un décret de la Région wallonne relatif à la création et à l’exploitation des aéroports relevant de la Région wallonne 18 . Sans recevoir de compensation, le trouble pourrait-il ainsi au moins cesser pour l’avenir, tout comme certaines mesures en nature sont ordonnées au titre de la compensation pour faire disparaître le trouble. De l’annulation de la norme à la disparition du trouble, il y a toutefois de la marge, reconnaissons-le. Reste enfin la possibilité d’une saisine de la Cour européenne des droits de l’homme, dans la mesure, notamment, où celle-ci rattache le droit à un environnement sain à l’article 8 de la Convention instaurant le droit au respect de la vie privée et familiale ; cette Cour a eu ainsi à trancher d’importants litiges en matière d’atteintes à l’environnement, qu’il s’agisse de nuisances sonores dues à la présence d’un aéroport, d’émanations en provenance d’une station d’épuration, etc … 19 . Ce qu’il nous paraît important d’observer dans le cadre de la présente contribution, c’est l’intérêt que portent nos magistrats à la jurisprudence de la Cour lorsqu’aux côtés de l’article 544 du Code civil et de la théorie des troubles de voisinage, ils ont à juger de l’éventuelle violation de normes supérieures, telles, précisément, l’article 8 de la C.E.D.H. 20. 15 Voy. infra le n° 20, à propos du trouble et de l’inconvénient en résultant en l’espèce. Voy. Gand, 9 février 2005, Bull. Ass., 2006, p. 118. 17 Voy., not. D. DEOM, note sous Mons, 20 février 1990, R.R.D., 1990, p. 389 ; D. DEOM et B. PÂQUES, « Les permis et autorisations administratives et la réparation des dommages causés à des tiers », Amen., 1995, p. 47 ; J. HANSENNE, Précis, Les biens, op. cit., n° 838 ; F. BAUDONCQ, « Van GSM-manie naar mobilofobie ? », note sous Civ. Bruges, 4 février 2002, R.G.D.C., 2003, p. 508, spécialement p. 517 ; S. BOUFFLETTE, « Troubles de voisinage et environnement : une histoire d’antagonismes et de complémentarités », in Entreprises, responsabilités et environnement, sous la coordination de Xavier THUNIS et François TULKENS, Mechelen, Kluwer, 2004, pp. 7 à 39, spécialement n° 13 ; voy. encore, Cass., 27 novembre 1974, Pas., 1975, I, 341 (à propos toutefois de l’article 1382 C. civ., mais s’exprimant en termes larges) ; J.P. Leuven, 29 juin 1999, R.G.D.C., 1999, p. 672 ; Bruxelles, 10 juin 2003, R.W., 2006-2007, p. 450 ; Civ. Bruges, 18 juin 2003, R.A.B.G., 2004, p. 79 ; Civ. Liège, 30 octobre 2003, inédit, à propos d’un permis de bâtir régulièrement délivré; Mons, 15 septembre 2003, R.G.D.C., 2006, p. 424, note C. MOSTIN, à propos de l’autorisation d’affectation d’un lieu à une aire de stationnement public. 18 Voy., not., C.A., 30 avril 2003, N.J.W., 2004, p. 231. 19 Voy., not., sur cette question, S. BOUFFLETTE, « Troubles de voisinage et environnement : une histoire d’antagonismes et de complémentarités », op. cit., n°s 27 à 30 ; J. BODART, « La protection de l’environnement par le biais du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile », Amen., 2003/4, p. 211 ; M. PÂQUES, « L’environnement, un certain droit de l’homme », A.P.T., 2006/1, p. 38. 20 Voy. ainsi Civ. Liège, 9 février 2001, Amen., 2001, p. 247, réformé par Liège, 29 juin 2004, N.J.W., 2004, p. 987, précisément sur la portée à donner au droit à l’environnement sain. 16 5 6. Revenons à notre juge judiciaire. A quel juge s’adresser ? Il est généralement admis – même si certaine doctrine le déplore 21 - que les troubles de voisinage n’entrent pas dans la compétence spéciale du juge de paix visée à l’article 591, 3°, du Code judiciaire. Il s’agit effectivement, dans cette disposition, des servitudes et autres obligations légales, concernant des fonds contigus, et non de la théorie des troubles de voisinage 22 . Le Tribunal civil de Hasselt a rappelé cette règle dans une décision du 22 février 2001, en ajoutant que le juge de paix peut évidemment être saisi sur la base de sa compétence générale, en vertu de l’article 590 du Code judiciaire 23 . C’est ce que décide le Juge de paix de Tournai, le 18 novembre 2003, en affirmant que la demande fondée sur les articles 1382 et 544 du Code civil pour troubles et dommages résultant de l’exploitation d’un terrain de football relevait de sa compétence générale telle que fixée par l’article 590 du Code judiciaire, la demande initiale portant sur l’octroi de dommages et intérêts de 1500 euros ; le magistrat précise que l’indemnité supplémentaire de 500 euros réclamée en cas d’organisations de manifestations entre vingt-et-une heures et huit heures s’assimile à une astreinte et doit être écartée pour la vérification de la compétence matérielle 24 . Le même juge confirme sa position dans une décision du 9 mars 2005 25. Le tribunal de commerce pourrait aussi être amené à trancher une affaire de trouble de voisinage pour peu que l’activité perturbatrice constitue un acte de commerce, que le défendeur, à tout le moins, soit commerçant et que le litige porte sur un montant de plus de 1860 euros 26 , de même que le président du tribunal statuant en référé, au provisoire, si l’urgence le requiert 27. 21 Voy., not., E. VAN DE VELDE, « Welke rechter is de « man of de vrouw des vredes » inzake burenhinder », note sous Anvers, 3 avril 2000, R.G.D.C., 2003, pp. 503 et s. 22 Voy., en ce sens, not., C. MOSTIN, Les troubles de voisinage, Diegem, Kluwer, 1998, n° 173 et les références, déjà anciennes, citées ; S. STIJNS et H. VUYE, Burenhinder, op. cit., n° 153 qui plaident pour que cette compétence soit accordée au juge de paix d’ailleurs (voy. ces mêmes auteurs en note 363 qui mentionnent quelques références en sens contraire); voy., dans le même sens que S. STIJNS et H. VUYE, E. VAN DE VELDE, « Welke rechter is de « man of de vrouw des vredes » inzake burenhinder », note sous Anvers, 3 avril 2000, R.G.D.C., 2003, pp. 503 et s. 23 Voy. Civ. Hasselt, 22 février 2001, R.G.D.C., 2002, p. 181 ; voy. aussi Civ. Arlon, 21 mai 2002, J.L.M.B., 2003, p. 435, affirmant sa compétence, la somme réclamée pour trouble s’élevant à 42.141,90 euros en principal. 24 Voy. J.P. Tournai, 18 novembre 2003, J.L.M.B., 2004, p. 1110. 25 Voy. J.P. Tournai, 9 mars 2005, J.J.P., 2008, p. 52. 26 Voy. Civ. Hasselt, 8 mai 1996, A.J.T., 1996-1997, p. 305, note S. SNAET. 27 Voy., not., Civ. Bruges (réf.), 25 février 2004, J.J.P., 2006, p. 376. 6 7. Fonder l’action pour troubles du voisinage sur l’article 544 du Code civil et non sur l’article 1382 du même Code, c’est aussi s’interroger sur les rapports qui peuvent exister entre ces deux actions lorsque la situation perturbatrice peut être qualifiée de fautive, les deux actions n’ayant ni les mêmes conditions d’application, ni les mêmes résultats. Si la théorie des troubles de voisinage est certes apparue pour combler une lacune, lorsque précisément l’inconvénient ne résultait pas d’une faute, son caractère subsidiaire n’a finalement été défendu que peu de temps. Au stade de la Cour de cassation, le caractère autonome de l’action fondée sur l’article 544 du Code civil est déjà affirmé, fût-ce de façon implicite, dans un arrêt du 14 juin 1968 28 ; il se trouve aujourd’hui largement défendu tant en jurisprudence qu’en doctrine 29. La victime peut ne choisir qu’une des deux actions, intenter parallèlement l’une et l’autre 30, ou encore l’une à titre principal et l’autre à titre subsidiaire 31. En jurisprudence, on relèvera une décision rendue par la Cour d’appel d’Anvers selon laquelle les appelants peuvent, en vertu de l’article 807 du Code judiciaire, applicable en degré d’appel 32, étendre ou modifier leur demande si les conclusions se fondent sur un fait ou un acte invoqué dans la citation. En l’espèce, les parties maintiennent les faits invoqués devant le premier juge mais fondent désormais leur demande aussi sur la rupture de l’équilibre entre fonds voisins. Elles invoquent donc à l’appui de leur appel, tant l’article 1382 que l’article 544 du Code civil 33. Ce caractère d’autonomie par rapport aux autres régimes de responsabilité explique aussi que la victime puisse intenter contre le voisin – à l’origine du trouble - qui a rompu l’équilibre une action fondée sur l’article 544 du Code civil lors même que le dommage a pour origine la faute d’un tiers, comme l’a rappelé clairement la Cour de cassation dans un arrêt du 24 avril 2003 34. Dans la même perspective, il peut advenir que des personnes, tels des copropriétaires 28 Voy. Cass., 14 juin 1968, R.C.J.B., 1968, p. 387 , note J. DABIN. Voy., entre autres, S. STIJNS et H. VUYE, Burenhinder, op. cit., n° 143 ; C. MOSTIN, Les troubles de voisinage, op. cit., n°s 92 et 93 ; J. HANSENNE, Précis, Les biens, op. cit., n° 825 ; voy. en jurisprudence, parmi tant d’autres, Mons, 8 novembre 2000, R.G.D.C., 2001, p. 501, particulièrement explicite ; Civ. Namur, 28 octobre 2004, J.L.M.B., 2006, p. 738. 30 Voy. J.P. Tournai, 18 novembre 2003, J.L.M.B., 2004, p. 1110 ; Mons, 17 mai 2001, Cah. Dr. imm., 2001/5, p. 9 ; voy. aussi, invoquant en outre l’article 1384, al. 1er, C. civ., J.P. Leuven, 29 juin 1999, R.G.D.C., 1999, p. 672; Bruxelles, 15 janvier 2004, R.G.A.R., 2007, n° 14257. 31 Voy. J.P. Charleroi, 21 février 2000, J.J.P., 2002, p. 205. 32 Voy. quant à la demande nouvelle, not., G. de LEVAL, Eléments de procédure civile, 2ème éd., Collection de la Faculté de droit de l’Université de Liège, Bruxelles, Larcier, 2005, n° 25. 33 Voy. Anvers, 3 mars 2003, R.G.D.C., 2005, p. 411 ; voy. aussi, auparavant, Mons, 8 novembre 2000, R.G.D.C., 2001, p. 501. 34 Voy. Cass., 24 avril 2003, R.C.J.B., 2006, p. 735, note J.-Fr. ROMAIN ; Civ. Dendermonde, 30 janvier 2004, R.G.D.C., 2005, p. 286 ; voy. aussi infra le n° 12. 29 7 d’un immeuble bâti, soient tenues sur la base de l’article 544 du Code civil en même temps que le gardien – un autre copropriétaire - en vertu de l’article 1384, al. 1er, du même Code 35. Section 2. Les acteurs du procès pour troubles du voisinage A. Des voisins 8. Particuliers ou pouvoirs publics, mais voisins : nul autre qu’un voisin ne peut intenter une action sur la base de la théorie des troubles de voisinage. Selon J.-FR. ROMAIN, dans l’ancien droit, l’on envisageait une certaine responsabilité des désagréments causés entre voisins, responsabilité issue précisément de la relation de voisinage, qui, par la suite, dans le Code civil n’a plus été appréhendée que sous l’angle des servitudes ou encore de la responsabilité générale à base de faute. Si l’on ne doit certainement pas en déduire une condamnation de la théorie des troubles de voisinage, ces considérations impliquent que la théorie soit en tout cas limitée à sa raison d’être initiale : le voisinage 36. Une décision rendue par la Cour d’appel de Bruxelles, le 5 février 2002 37, rappelle ainsi que le propriétaire d’une voiture qui gare celle-ci à proximité d’un bien immobilier n’a pas de relation de voisinage avec le propriétaire de ce bien immobilier et ne peut, dès lors, prétendre au bénéfice de la théorie des troubles de voisinage. La même idée avait été défendue, auparavant, dans un arrêt de la Cour d’appel d’Anvers selon lequel le propriétaire d’un véhicule garé sur la voie publique et endommagé par l’incendie d’un immeuble ne dispose d’aucun droit en relation avec le voisinage. Tel n’aurait pas été le cas, avait précisé la Cour, si le propriétaire avait été un habitant du quartier, auquel cas le stationnement de son véhicule constituerait alors la jouissance de son habitation, nous en reparlerons 38. 35 Voy. Anvers, 3 mars 2003, R.G.D.C., 2004, p. 138, note B. WEYTS, « Het aansprakelijkheidsvraagstuk en de samenloop van verzekeringen bij schade veroorzaakt door een zaak in mede-eigendom ». 36 Voy. J.-Fr. ROMAIN, « La théorie des troubles de voisinage : un principe général du droit en équilibre, mais non en expansion, reconsidéré à la lumière de la théorie des principes généraux du droit », op. cit., n°s 17 à 20 ; voy. aussi S. STIJNS et H. VUYE, Burenhinder, op. cit., n° 163. Le terme « voisin » est présent dans les plus vieux arrêts de la Cour de cassation, en ce compris dans l’arrêt du 7 avril 1949, Pas., 1949, I, 273. 37 Voy. Bruxelles, 5 février 2002, R.G.D.C., 2004, p. 225. 38 Voy. Anvers 14 janvier 1986, R.W., 1987-1988, 1035. Voy. aussi, admettant le jeu de la théorie des troubles du voisinage pour le dommage causé par le dégagement de substances chimiques d’une usine à un véhicule, garé sur la voie publique mais propriété d’un habitant du quartier, Civ. Anvers, 30 mars 1966, Entr. et Dr., 1974, p. 24. 8 9. Qui dit voisinage, ne dit cependant pas forcément contiguïté, au sens de « état de ce qui touche à une autre chose » 39 . Selon la Cour d’appel de Bruxelles 40 , la notion de voisinage s’entend, non d’une contiguïté, mais d’une proximité suffisante pour qu’un évènement se produisant sur un fonds puisse avoir sur l’autre une répercussion directe. C’est ainsi que le Juge de paix de Tielt a affirmé que l’habitant d’un appartement situé sur la place du marché de Tielt et le carillonneur du Beffroi de cette localité devaient être considérés comme voisins au regard de la théorie des troubles de voisinage 41 . Dans une affaire soumise au Tribunal de Bruges, une association de copropriétaires avait loué le toit de l’immeuble en copropriété à un opérateur de téléphonie mobile pour y placer des antennes de GSM, ce dont se plaignaient les voisins de l’immeuble. Avec l’annotateur de cette décision 42 , on relèvera que le tribunal attribue sans hésitation la qualité de voisin à l’association de copropriétaires qui a loué le toit de l’immeuble à un opérateur de téléphonie, le tribunal insistant sur l’attribut du droit de propriété exercé par cette dernière. En réalité, on le voit, l’exigence de la relation de voisinage est considérée implicitement comme remplie par le fait que les immeubles sont situés l’un à côté de l’autre (« ernaast » selon la décision) et c’est, davantage, sur l’exercice d’un attribut du droit de propriété que le tribunal se concentre 43. La Cour de cassation évoque également, dans son arrêt du 17 octobre 2003 44 , des travaux publics réalisés à proximité du restaurant, victime des inconvénients. Récemment, la Cour d’appel de Bruxelles a précisé que le trouble dépassant les inconvénients normaux du voisinage peut se manifester « à distance » mais obligatoirement d’un fonds sur un autre fonds, s’agissant d’un chantier se situant à plus ou moins 400 mètres de l’immeuble victime 45. D’un point de vue pratique et actuel, on relèvera sur ce point les nombreuses décisions rendues en matière de bruit provoqué aux alentours d’un aéroport. L’on admet le plus souvent que l’immeuble victime ne doit point être contigu mais se trouver aux alentours de l’aéroport, 39 Voy. les nombreuses références citées par S. STIJNS et H. VUYE, Burenhinder, op. cit., n° 164, notes 97 à 99 ; voy. encore J.P. Termonde, 29 décembre 1998, T.G.R., 1999, p. 114. 40 Voy. Bruxelles, 24 janvier 1997, J.L.M.B., 1997, p. 332, reprenant une formulation du Tribunal civil de Liège dans une décision du 25 février 1969 (Entr. et Dr., 1971, p. 225) ; voy. également sur ce point, J. HANSENNE, « Le point sur la théorie des troubles de voisinage », Ann. Dr. Lg., 1985, p. 141 et s., spécialement n° 15. 41 A la condition de décider que le carillonneur disposait d’un attribut du droit de propriété sur le Beffroi (voy. infra n°s 11 et 12). 42 Voy. Civ. Bruges, 4 février 2002, R.G.D.C., 2003, p. 508, note de F. BAUDONCQ, « Van GSM-manie naar mobilofobie ? », spécialement le n° 4. 43 Voy. encore, à propos de cette décision, S. BOUFFLETTE, « Troubles de voisinage et environnement : une histoire d’antagonismes et de complémentarités », op. cit., spécialement n° 56. 44 Disponible sur le site de la Cour de cassation : http://www.juridat.just.fgov.be. 45 Voy. Bruxelles, 12 septembre 2007, J.T., 2008, p. 140 ; la décision ajoute toutefois étonnamment qu’il n’est aucunement démontré que l’origine du trouble anormal invoqué (à savoir un charroi important de camions lourds) réside dans un travail quelconque réalisé sur le site même sur lequel étaient réalisés les travaux d’aménagement du TGV et qu’il ne s’agit donc pas, selon la Cour, d’un usage effectif de ce fonds qui aurait été générateur d’inconvénients anormaux. 9 étant entendu au surplus que l’exploitation de l’aéroport nécessite l’usage de l’espace aérien 46 . On observera à ce dernier égard que la Cour d’appel de Bruxelles a décidé de façon minoritaire que, l’espace aérien ne constituant pas un immeuble, les intimés, riverains de l’aéroport, ne pouvaient se voir reconnaître la qualité de voisins 47. B. Des personnes ayant la jouissance d’immeubles voisins 10. La théorie suppose le voisinage d’immeubles. Quid d’un inconvénient causé à un meuble ou par un meuble ? Ainsi, nous l’avons vu 48 , la Cour d’appel d’Anvers aurait fait jouer la théorie au profit du propriétaire, habitant du quartier, d’une voiture garée sur la voie publique. En réalité, comme l’ont déjà remarqué bien d’autres auteurs 49 , nombre de décisions sont rendues sur la base de la théorie des troubles de voisinage alors que c’est un meuble qui « cause » ou « subit » le dommage. Combien de litiges en la matière ne sont-ils pas générés par des chiens, des chats, des coqs, etc …, en dehors même de toute idée d’exploitation et donc en dehors même d’une possible qualification en immeubles par destination économique ? Qui ne se souvient de ces célèbres affaires où furent décimées par centaines poules ou abeilles 50 ? Depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 19 octobre 1972, il n'est pas requis que le trouble soit dû à l’aménagement du bien immobilier d'où il provient ou qu'il consiste en la dégradation matérielle du bien voisin ; il suffit que, en raison de l'usage du premier de ces biens, le trouble excède les inconvénients ordinaires du voisinage 51. La théorie s’applique alors naturellement lorsque le meuble, troublant ou troublé, se situe sur la propriété immobilière concernée. A défaut, les magistrats tentent de trouver un autre lien de rattachement du meuble à l’immeuble, quitte à faire de (trop ?) subtiles distinctions. Personnellement, nous craignons que cet assouplissement du lien de rattachement entre le meuble et l’immeuble ne conduise dans certains cas à l’arbitraire et nous nous interrogeons sur le sentiment d’injustice que pourrait ressentir, par exemple, le propriétaire d’une voiture 46 Voy. Gand, 17 novembre 2006, NJW, 2007, p. 372, à propos, notons-le, non d’un inconvénient sonore, mais de dégâts causés au toit d’une habitation par un avion en voie d’atterrissage ; voy. aussi Bruxelles, 24 janvier 1997, J.L.M.B., 1997, p. 332, cité ci-dessus ; Bruxelles, 15 janvier 1998, J.L.M.B., 1998, p. 268, parlant d’habitations se situant dans les diverses communes avoisinant l’aéroport ; Liège, 29 juin 2004, NJW, 2004, p. 987, visant la « proximité » d’un aéroport. 47 Voy. Bruxelles, 21 juillet 1991, Amen., 1991, p. 32. 48 Voy. supra n° 8. 49 Voy. J. HANSENNE, Précis, Les Biens, op. cit., t. II, n° 837 ; C. MOSTIN, Les troubles du voisinage, op. cit., n° 150 ; S. STIJNS et H. VUYE, Burenhinder, op. cit., n° 183 ; certains préconisent d’ailleurs une extension de la théorie des troubles de voisinage aux meubles (voy. H. BOCKEN, Het aansprakelijkheidsrecht als sanctie tegen de verstoring van het leefmilieu, Bruxelles, Bruylant, 1979, n° 160). 50 Voy., not., Civ. Namur, 25 juin 1980, R.R.D., 1981, p. 38, note M. COIPEL. 51 Voy. Cass., 19 octobre 1972, J.T., 1974, p. 114, note B. DE CLIPPEL. 10 endommagée, garée sur la voie publique à côté d’un autre véhicule pareillement endommagé, le premier se voyant refuser le bénéfice de la théorie du voisinage au motif qu’il n’habite pas le quartier, tandis que le second, occupant d’un immeuble voisin, pourrait, lui, obtenir compensation pour l’inconvénient excessif subi 52. 11. Si la théorie a été fondée originairement sur l’article 544 du Code civil relatif au droit de propriété, il est très rapidement apparu qu’il n’était aucunement exigé qu’auteur ou victime du trouble soient propriétaires des immeubles concernés. La Cour de cassation interprète très largement l’article 544 du Code civil comme étant en l’occurrence une référence à la relation de voisinage 53. La formule s’est affinée au fil du temps, visant « celui qui en raison d’un droit réel ou personnel accordé par le propriétaire dispose à l’égard dudit bien d’un des attributs du droit de propriété »54, peu important que « ce droit réel ou personnel trouve son origine dans une convention ou dans une disposition légale » 55. De nombreuses décisions tranchent ainsi des litiges initiés par ou dirigés contre un locataire 56, un emphytéote 57 … Des hypothèses plus complexes peuvent surgir, spécialement lorsqu’il s’agit de personnes morales, de droit public le cas échéant, et c’est véritablement la recherche de l’attribut du droit de propriété qui guide les magistrats, peu important finalement la qualification du droit en question 58. Ainsi, celui qui a reçu des sous-locataires un fonds de commerce en apport, apport dans lequel sont inclus les contrats de location concernant ce fonds de commerce, dispose effectivement d’un droit de jouissance lui permettant d’invoquer à son profit la théorie des troubles de voisinage 59. Le Tribunal civil de Verviers, dans une décision, à notre connaissance inédite, du 14 juin 2004, décide que l’association intercommunale ayant pour objet statutaire l’exploitation du circuit de Spa-Francorchamps ne peut être assignée sur la 52 Voy. pour une autre analyse, S. STIJNS et H. VUYE (Burenhinder, op. cit., n° 183 ) qui suggèrent dans cette dernière hypothèse de ne pas recourir à la différence proposée par la Cour d’appel d’Anvers, à savoir le fait d’habiter ou non le quartier, et d’appliquer dans les deux cas la théorie des troubles de voisinage en utilisant les règles relatives à la domanialité et à la jouissance qu’ont tous les citoyens, sans distinction, de la voie publique. 53 Voy. Cass., 10 janvier 1974, Pas., 1974, I, 1163. La Cour d’appel de Gand a pareillement énoncé que l’article 544 du Code civil concerne en effet les relations entre biens immobiliers et non la qualité des parties (Gand, 1 er octobre 2004, Bull. Ass., 2005, p. 566). 54 Voy. Cass., 31 octobre 1975, Pas., I, 276 ; voy. aussi Civ. Namur, 31 janvier 2001, J.L.M.B., 2001, p. 1517, à propos d’une action dirigée contre l’Etat belge, dans un premier temps, et contre la Régie des bâtiments dans un second temps. 55 Voy. Cass., 9 juin 1983, Pas., 1983, I, p. 1145 ; voy. aussi Bruxelles, 5 novembre 1998, J.L.M.B., 1999, p. 637 ; Liège, 24 avril 2002, R.G.A.R., 2003, n° 13738 ; Gand, 12 septembre 2000, R.G.D.C., 2000, p. 681, à propos d’une autorité qui agit comme constructeur en vertu d’une mission légale ; Anvers, 17 février 2005, R.W., 2007-2008, p. 283 à propos d’une commune titulaire d’un droit réel ou d’un droit d’usage sur le sous-sol où se trouve un réseau d’égouts. 56 Voy. Bruxelles, 5 novembre 1998, J.L.M.B., 1999, p. 637 ; Civ. Hasselt, 12 septembre 2002, R.G.D.C., 2003, p. 87 ; Bruxelles, 1er mars 2000, R.G.A.R., 2000, n° 13287 ; Anvers, 6 septembre 1999, R.G.D.C., 2000, p. 560. 57 Voy. Civ. Namur, 15 septembre 2000, J.L.M.B., 2001, p. 643. 58 Voy., sur ce point, S. STIJNS et H. VUYE, Burenhinder, op. cit., n° 155. 59 Voy. Anvers, 9 novembre 1998, R.G.D.C., 1999, p. 667. 11 base des troubles de voisinage car c’est une autre personne morale qui organise le Grand Prix lors duquel des spectateurs ont causé des dommages à des parcelles avoisinantes. Lorsque des voisins se plaignent d’inconvénients en provenance d’un terrain de football – nuisances sonores, circulations, égarements de ballons, etc … - c’est aux dirigeants du club de football, ayant la garde juridique et matérielle de lieux, qu’ils doivent s’adresser 60. Notons encore la décision rendue par le Juge de paix d’Anvers, le 24 avril 2003, qui relève que si l’abonné à la Compagnie anversoise des eaux est bien le propriétaire de la vanne principale entre le conduit mère et son immeuble, il n’a aucun accès à cette vanne, ni davantage le contrôle de son bon fonctionnement; le droit de propriété de l’abonné est ainsi vidé de sa substance et seule peut dès lors être actionnée la Compagnie sur la base des trouble de voisinage 61. 12. Il suffit donc de disposer de tout attribut du droit de propriété 62 , fût-ce, selon les interprétations diverses d’arrêts de notre Cour de cassation, par la conclusion d’un acte juridique ou par le consentement donné à des travaux en pleine connaissance de cause 63 . Cette conception relativement large, adoptée souvent en jurisprudence, peut évidemment conduire, du côté de l’auteur du trouble, à une pluralité de débiteurs, condamnés alors in solidum 64 . Tout n’est cependant pas permis. Ainsi, pas question d’assigner le père du propriétaire de l’immeuble « auteur » du trouble qui n’est ni le propriétaire dudit immeuble, ni la personne qui y a fait exécuter les travaux 65. 60 Voy. J.P. Tournai, 18 novembre 2003, J.L.M.B., 2004, p. 1110. Voy. J.P. Anvers, 24 avril 2003, J.J.P., 2003, p. 370. 62 Mais faut-il encore en disposer : voy. sur ce point la critique de la décision du Juge de paix de Zelzate annotée par J. KOKELENBERG, “Gods (afval)water over Gods akker laten lopen : erfdienstbaarheid, burenhinder of geen van beiden?” note sous J.P. Zelzate, 27 avril 2006, R.G.D.C., 2007, p. 537. 63 Voy. Cass., 5 mars 1981, Pas., 1981, I, 728 ; Cass., 28 avril 1983, Pas., 1983 , I, 965 ; voy. encore récemment, Civ. Namur, 28 octobre 2004, J.L.M.B., 2006, p. 747 qui retient la responsabilité pour troubles de voisinage de la Ville de Charleroi qui, titulaire d’un droit réel sur un site, a confié la gestion de celui-ci à une personne privée qui y a implanté un stade de football ; voy. aussi Mons, 28 février 2007, J.L.M.B., 2007, p. 170, qui décide que le propriétaire d’un immeuble est obligé de compenser « (…) le trouble anormal de voisinage (c’est-à-dire le dommage) causé par le fait positif ou le comportement personnel d’un tiers dûment autorisé à accomplir un travail dans son jardin, qui est la cause du feu » ; on notera toutefois que cette décision fait l’objet d’un pourvoi devant la Cour de cassation. 64 Voy. Liège, 9 octobre 2006, inédit à notre connaissance ; Bruxelles, 30 septembre 1999, Entr. et Dr., 2000, p. 146 ; voy. aussi Bruxelles, 23 février 1999, R.W., 2000-2001, p. 128, condamnant tant la Région flamande, propriétaire de la parcelle, que la commune qui utilise cette parcelle pour y placer un abribus. 65 Voy. Bruxelles, 23 avril 2004, R.J.I., 2005, p. 71. 61 12 Même si quelques voix dissidentes se sont fait entendre, pas question non plus à l’heure actuelle, sauf clause contractuelle spécifique, d’assigner sur la base de la théorie des troubles du voisinage entrepreneurs, architectes et autres professionnels de la construction qui n’exercent pas pour leur propre compte un attribut du droit de propriété en vertu d’une relation de voisinage, ces derniers pouvant toutefois être assignés sur le fondement de l’article 1382 du Code civil en cas de faute commise 66 . La question de la mise en cause des professionnels de la construction et des recours possibles a fait couler beaucoup d’encre ; nous renvoyons le lecteur curieux aux contributions citées en note; depuis la dernière contribution à la Commission Université palais en matière de troubles de voisinage 67 , nous insisterons simplement sur l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 24 avril 2003 qui énonce clairement que « la victime peut intenter contre le voisin qui a rompu l’équilibre une action fondée sur l’article 544 du Code civil lors même que le dommage à pour origine la faute d’un tiers », à savoir celle de l’entrepreneur 68. Pas question enfin d’assigner la personne disposant d’un attribut du droit de propriété si le trouble causant l’inconvénient ne lui est pas - lâchons le mot – imputable 69. Il s’agit toutefois là d’une vaste question touchant tout à la fois à la personne assignée et à la nature du trouble. Nous nous permettrons dès lors d’en reporter l’examen après avoir précisément étudié ce qui peut être constitutif d’un trouble, et d’un inconvénient en résultant, au sens de la théorie 70. C. Des personnes tenues ou indemnisées personnellement 13. Malgré quelques hésitations doctrinales, la Cour de cassation a en effet clairement décidé que c’est au véritable auteur du trouble qu’il convient de s’adresser et non au propriétaire actuel ou ultérieur du bien, et ce même si le trouble n’apparaît qu’après la revente de ce 66 Voy. pour une synthèse de cette question, P.-P. RENSON, « Théorie des troubles de voisinage et professionnels de la construction », in Les troubles de voisinage, Quatre points de vue, op. cit., pp. 89 à 132 ; voy. aussi J.-Fr. ROMAIN, « La théorie des troubles de voisinage : un principe général du droit en équilibre, mais non en expansion, reconsidéré à la lumière de la théorie des principes généraux du droit », note sous Cass., 24 avril 2003, R.C.J.B., 2006, p. 135. 67 Voy. S. BOUFFLETTE, avec la collaboration de P. LECOCQ, « La théorie des troubles de voisinage : de l’équilibre entre protection et limitation », in Contrainte, limitation et atteinte à la propriété, sous la coordination de P. LECOCQ et P. LEWALLE, CUP, vol. 78, 2005, pp. 211 et s. 68 Voy. Cass., 24 avril 2003, R.C.J.B., 2006, p. 735, note, J.-Fr. ROMAIN, « La théorie des troubles de voisinage : un principe général du droit en équilibre, mais non en expansion, reconsidéré à la lumière de la théorie des principes généraux du droit », op. cit., n°s 25 à 29 ; voy. dans le même sens, encore qu’inédit à notre connaissance, Liège 9 octobre 2006 ; Anvers, 17 février 2005, R.W., 2007-2008, p. 283. 69 Voy., parmi d’autres, sur l’énoncé de cette exigence, Civ. Dendermonde, 30 janvier 2004, R.G.D.C., 2005, p. 286. 70 Voy. infra le n° 19. 13 bien 71. Le Tribunal civil de Bruxelles énonce ainsi que « (…) c’est à l’époque même où est née la cause du trouble qu’il faut se reporter pour connaître le débiteur éventuel de la compensation même si cette cause n’a produit ses effets que plus tard ; que compte tenu du caractère personnel de cette obligation, la recevabilité de la demande n’est nullement subordonnée à la condition que le défendeur soit encore propriétaire » 72. Ceci dit, il peut parfaitement advenir que le nouveau propriétaire soit également tenu à compensation, si, personnellement, depuis qu’il a acquis le bien, il cause pareillement un trouble. Le cas est fréquent en cas de trouble continu, d’autant que l’on admet depuis 1992 que la simple omission peut conduire à indemnisation 73 . Ainsi, les propriétaires d’un jardin peuvent-ils être condamnés sur la base de la théorie des troubles de voisinage parce qu’ils refusent de couper des arbres, plantés certes par un ancien propriétaire, qui génèrent, par exemple, une ombre manifestement excessive au voisin. Dans un arrêt de la Cour d’appel de Mons du 26 septembre 2006 74 , il est envisagé – même si non admis finalement 75 - que les actuels propriétaires de l’immeuble soient tenus pour responsables du trouble résultant de l’effondrement d’un mur de parement et d’un mur mitoyen, murs construits par leurs auteurs, dans la mesure où ils se seraient abstenus « (…) de prendre les mesures de sauvegarde élémentaire qu’imposait l’état manifestement dangereux de leurs bâtiments » 76. 14. L’idée est la même du côté de l’occupant lésé : le droit à compensation est pareillement personnel. Il importe peu dès lors que la victime ne soit plus propriétaire ou, plus généralement, titulaire d’un attribut du droit de propriété, lorsqu’elle intente son action 71 77 . Voy., au stade de la Cour de cassation, Cass., 23 décembre 1971, non publié mais repris in extenso par Y. HANNEQUART, Le droit de la construction, Bruxelles, 1974, pp. 221 et 222, et Cass., 20 juin 1975, Pas., 1975, I, 1014 ; voy. encore, plus récemment, Comm. Hasselt, 7 mars 1995, R.W., 1998-1999, p. 55, note ; Liège, 9 juin 1998, R.G.D.C., 1998, p. 668. 72 Voy. Civ. Bruxelles, 13 décembre 2001, J.L.M.B., 2002, p. 1067 ; voy. aussi Civ. Bruxelles, 15 janvier 1985, T. aann., 1987, p. 145, note R. HOTERMANS, commenté par S. STIJNS et H. VUYE, Burenhinder, op. cit., n° 180. 73 Voy. Cass., 7 décembre 1992, Pas., 1992, I, 1339. 74 Voy. Mons, 26 septembre 2006, J.T., 2006, p. 812. 75 Voy. infra le n° 19, spécialement la note (110). 76 Que l’on fonde d’ailleurs ou non cette solution sur un arrêt de la Cour de cassation du 17 novembre 1995 (J.L.M.B., 1997, p. 274) selon lequel un manquement pourrait être reproché à l’acquéreur ultérieur d’un bien qui a, par son fait, causé un dommage en ne prenant pas les dispositions pendant plus de 10 ans pour empêcher les dégradations d’un mur mitoyen mis à nu à la suite de la démolition d’un bâtiment par l’auteur de l’acquéreur (voy., en ce sens le sommaire de la J.L.M.B cité à la note précédente ; C. MOSTIN, Les troubles de voisinage, op. cit., n° 130 ; N. VERHEYDEN-JEANMART, Ph. COPPENS et C. MOSTIN, « Examen de jurisprudence (1989-1998). Les biens », R.C.J.B., 2000, pp. 59 et s. et pp. 291 et s., spécialement n° 123 ; voy. contra S. STIJNS et H. VUYE, Burenhinder, op. cit., n° 124). 77 Voy., en ce sens, S. STIJNS et H. VUYE, Burenhinder, op. cit., n°s 115 et 179 ; C. MOSTIN, Les troubles de voisinage, op. cit., n° 131 ; J. HANSENNE, Précis, Les biens, op. cit., n° 830 ; J. HANSENNE, « La protection du voisinage et les troubles du voisinage », In Droit de la construction, Act. Dr., 1992, p. 147. 14 C’est ce qu’a décidé notre Cour de cassation dans un arrêt du 28 juin 1990 selon lequel on ne peut déduire de la circonstance que le demandeur, victime du trouble, n’était plus propriétaire de l’immeuble au moment où l’action est intentée, que ce dernier n’aurait plus d’intérêt à l’action 78. Section 3. Le trouble et l’inconvénient : l’origine, la source, la cause … du procès 15. Avant toutes choses, il convient de préciser ici la terminologie que nous allons employer. Le terme « trouble » peut en effet signifier tant l’activité ou le comportement perturbateur que l’état qui en résulte 79 . Ainsi, J.-Fr. ROMAIN, dans son article relatif à la condition de l’imputabilité dans la théorie des troubles de voisinage 80 , énonce les trois conditions de la théorie des troubles de voisinage : il faut un trouble, en tant que fait non fautif, un dommage et un lien causal entre ce trouble et ce dommage, visant donc par trouble le comportement perturbateur et par dommage l’inconvénient excessif subi. En revanche, le Procureur général DUMON, dans ses conclusions précédant l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 1981 81 , écrivait : « il faut évidemment et nécessairement que la personne obligée à compenser le trouble ait, personnellement ou par personne interposée, provoqué le dommage, c’est-à-dire le trouble de voisinage dont on se plaint, par un fait, une omission ou un comportement quelconque, … », assimilant en quelque sorte trouble et dommage. Dans les pourvois ayant donné lieu aux arrêts de notre Cour de cassation de 1960, l’on peut constater que troubles et dommages sont mis sur un pied d’égalité (« (…) troubles ou dommages prétendument occasionnés à la propriété ») et l’arrêt de 1949, précurseur des arrêts de 1960 précités quoique rendu en matière de responsabilité aquilienne, s’exprimait en termes de « (…) dommage dépassant la mesure normale des inconvénients du voisinage ». Personnellement, nous utiliserons le terme trouble pour désigner l’événement perturbateur de l’équilibre entre les fonds et celui d’inconvénient pour viser le résultat du trouble dont se plaint la victime. 78 Voy. Cass., 28 juin 1990, Pas., 1990, I, 1243 ; R.W., 1990-1991, 1402, note E. DIRIX. Voy., en ce sens aussi, J.-P. VERGAUWE, Les relations du voisinage, Bruxelles, Larcier, 2008, spécialement p. 162, qui considère le terme « trouble » comme souvent affecté d’amphibologie. 80 Voy. J.-Fr. ROMAIN, « Réflexion au sujet de la condition de l’imputabilité dans la théorie des troubles de voisinage (et extension du raisonnement à la théorie de l’apparence )», op. cit. 81 Voy. les conclusions du Procureur Général DUMON avant Cass., 5 mars 1981, Pas., I, 1981, p. 728. 79 15 A. Le trouble 16. A l’origine, l’événement perturbateur sanctionné consistait en des travaux d’aménagement d’un immeuble causant, comme inconvénient, des dégradations matérielles à l’immeuble voisin ; notons cependant que, déjà dans un des deux arrêts du 6 avril 1960, à savoir la célèbre affaire Jamblinne de Meux, l’inconvénient dont se plaignait le voisin n’était pas la dégradation ou la destruction de son immeuble mais le fait que l’exhaussement du mur mitoyen par le voisin avait provoqué l’étouffement du tirage de sa cheminée 82 . Aujourd’hui, la théorie a évolué et son champ d’application s’est élargi tant au niveau du trouble commis qu’à celui de l’inconvénient subi : l’on vise toute utilisation de l’immeuble engendrant un inconvénient excessif dans la jouissance de l’immeuble voisin et dépassant donc les inconvénients normaux du voisinage. 17. Du côté du trouble, la construction, au sens large, englobant toutes sortes de travaux immobiliers, est évidemment visée qu’il s’agisse d’édifications d’immeubles courants ou de travaux de plus grande envergure comme la réalisation d’un canal, d’une station de métro, de travaux de voirie divers, … Au-delà, ce sont toutes les différentes activités que l’on peut déployer sur son fonds 83, qu’elles soient professionnelles ou privées, qui pourront être mises en cause : entreprises commerciales ou industrielles, exploitations agricoles et rurales, aéroports, détention d’animaux (chiens, chats, gallinacés en tous genres, abeilles, …), utilisation d’instruments de musique ou de carillons, possession de plantations généralement quelconques, activités sportives ou d’agrément, … bref, tout ce qui fait que la vie est vie et peut causer du désagrément à autrui 84. 18. La panoplie d’évènements à prendre en considération n’a donc cessé de s’agrandir mais tout en restant, du moins jusqu’en 1992, de l’ordre du fait positif. En effet, rappelons que dans les premiers arrêts de la Cour de cassation, la théorie des troubles de voisinage régissait uniquement la rupture d’équilibre entre fonds voisins causée par un fait positif, une action. Or dans un arrêt du 7 décembre 1992, la Cour de cassation offrit une nouvelle dimension à la 82 Voy. Cass., 6 avril 1960, Pas., 1960, p. 931. Voire, selon certaine jurisprudence, en rapport avec la jouissance du fonds (voy. supra le n° 10). 84 Voy. pour un relevé intéressant des différentes sortes de troubles en fonction des inconvénients engendrés, C. MOSTIN, Les troubles de voisinage, op. cit., spécialement n°s 26 à 89. 83 16 responsabilité pour troubles de voisinage : l’obligation de compenser incombe à celui qui a provoqué l’inconvénient excessif, non seulement par un fait, mais désormais également par une omission ou un comportement quelconque ; elle condamna dès lors au paiement d’une juste et adéquate compensation en raison de l’abstention de pomper des eaux souterraines ayant provoqué l’inondation de bâtiments voisins 85 . La Cour de cassation a, depuis lors, fermement maintenu sa position 86. 19. Le professeur Jacques HANSENNE a, dès le début, condamné cette extension de la théorie des troubles de voisinage 87 . Visionnaire, il avait probablement perçu les difficultés qu’allait engendrer cette extension, spécialement en cas d’évènements accidentels. En effet, dès lors que l’on admet l’abstention, l’omission, comme étant la source de l’inconvénient subi, il va falloir déterminer ce qui permettra de rattacher cet évènement, fut-il négatif, à la personne qui dispose d’un des attributs du droit de propriété, évoquée ci-dessus, afin de pouvoir engager sa responsabilité objective. Celle-ci ne peut être condamnée que si elle est bien à l’origine du trouble (au sens d’évènement perturbateur) ayant provoqué l’excès de gêne. Il s’agit, osons le mot, de la fameuse condition d’imputabilité qui divise doctrine et jurisprudence belges, certains parlant aussi de causalité intrinsèque, voire de causalité intrinsèque inhérente 88 . Un mot d’explication : consciente, semble-t-il, du champ d’application désormais très large de la théorie, la Cour de cassation a tenté de cerner l’omission d’abord dans un arrêt du 3 avril 1998, ensuite dans deux arrêts de 1999, respectivement du 12 mars et du 18 novembre 89 , en posant – sinon expressément du moins implicitement - l’exigence d’imputabilité : « nul ne peut être obligé de compenser un trouble anormal du voisinage, que si ce trouble a été causé par un fait, une omission ou un comportement qui lui est imputable » 90. Il s’agissait dans les trois cas d’inconvénients excessifs causés par la propagation d’un incendie à un immeuble voisin, incendie d’origine inconnue. Les commentaires de ces arrêts ont fleuri dans les revues 85 Voy. Cass., 7 décembre 1992, J.T., 1993, p. 473, obs. D. VAN GERVEN. Voy., not., Cass., 17 novembre 1995, J.L.M.B., 1995, p. 274 ; Cass., 3 avril 1998, J.L.M.B., 1998, p. 1334, note P. LECOCQ ; Cass., 12 mars 1999, Larcier cass., 1999, p. 95 ; Cass., 18 novembre 1999, R.W., 2000-2001, p. 15. 87 Voy. ainsi J. HANSENNE, Droit des biens, CUP, vol. V, 10 novembre 1995, spécialement n° 26. 88 Voy. J.-Fr. ROMAIN, « La théorie des troubles de voisinage : un principe général du droit en équilibre, mais non en expansion, reconsidéré à la lumière de la théorie des principes généraux du droit », op. cit., n°s 29 et 30 . 89 Voy. les références citées à la note (96) ; voy. aussi, sur cette condition d’imputabilité, Cass., 24 avril 2003, R.C.J.B., 2006, p. 735, note J.-Fr. ROMAIN. 90 Voy. Cass., 12 mars 1999, Larcier cass., 1999, p. 95. 86 17 et ouvrages juridiques et il ne convient pas d’en refaire ici une énième fois l’analyse 91 . Rappelons simplement que les auteurs semblent unanimes pour distinguer deux choses : d’une part, le lien de causalité entre l’événement perturbateur et le « dommage » 92 et, d’autre part, l’imputabilité de l’événement perturbateur à la personne assignée sur base de la théorie, à savoir le lien entre un fait juridique et un sujet de droit 93 . Et c’est précisément dans la détermination de ce que l’on admet être le lien entre l’événement perturbateur et l’auteur que réside le noeud du problème. Tant que l’origine de l’événement perturbateur ne pouvait être qu’un fait positif, s’interroger sur l’imputabilité ne consistait finalement qu’à déterminer celui qui dans l’exercice de la jouissance de l’immeuble, attribut du droit de propriété, était l’auteur de ce fait créant des inconvénients excessifs au voisin. Le débiteur de compensation n’est en effet pas toujours aisément identifiable ; une hésitation peut survenir lorsque plusieurs individus exercent sur un même bien divers attributs du droit de propriété. Dans les arrêts de 1998 et 1999 où la Cour utilise sinon le mot du moins l’idée d’imputabilité, il ne s’agissait pas de faits réalisés à l’initiative de plusieurs personnes mais d’un incendie d’origine inconnue ayant causé des « dommages ». Et la Cour de décider, répétons-le, que « en admettant l’existence d’un trouble anormal de voisinage sans constater qu’il trouve son origine dans le comportement du demandeur, le jugement ne justifie pas légalement sa décision de condamner le demandeur sur la base de l’article 544 du code civil » 94 ou encore que « nul ne peut être obligé de compenser un trouble anormal du voisinage, que si ce trouble a été causé par un fait, une omission ou un comportement qui lui est imputable » 95. 91 Voy., not., P. LECOCQ, note sous Cass., 3 avril 1998, J.L.M.B., 1998, p. 1334 ; D. DE MAESENEIRE, note sous Cass., 3 avril 1998, Bull. Ass., 1999, p. 89 ; N. VERHEYDEN-JEANMART, Ph. COPPENS et C. MOSTIN, « Examen de jurisprudence (1989-1998) », R.C.J.B., 2000, pp. 309 et s., n°132 ; J. KOKELENBERG, Th. VAN SINAY, H. VUYE, « Overzicht van rechtspraak (1994-2000). Zakenrecht », T.P.R., 2001-2, p. 837 et s., spécialement n° 74; S. STIJNS et H. VUYE, « Pas de fumée sans feu ? Analyse critique des arrêts de la Cour de cassation du 3 avril 1998 et du 12 mars 1999 en matière de troubles de voisinage et d’incendie d’origine inconnue », in Liber amicorum Lucien SIMONT, Bruylant, Bruxelles, 2002, pp. 479 et s. ; J.-Fr. ROMAIN, « Réflexion au sujet de la condition de l’imputabilité dans la théorie des troubles de voisinage (et extension du raisonnement à la théorie de l’apparence )», in Zakenrecht/Droit des biens, Collection Droit et Entreprise, éd. P. LECOCQ, B. TILLEMAN et A. VERBEKE, Brugge, la Charte, 2005, pp. 139 et s. ; S. BOUFFLETTE, avec la collaboration de P. LECOCQ, « La théorie des troubles de voisinage : de l’équilibre entre protection et limitation », in Contrainte, limitation et atteinte à la propriété, sous la coordination de P. LECOCQ et P. LEWALLE, CUP, vol. 78, 2005, pp. 211 et s., les n°s 26 à 36. 92 Voy. infra le n° 22. 93 Voy. J.-Fr. ROMAIN, « Réflexion au sujet de la condition de l’imputabilité dans la théorie des troubles de voisinage (et extension du raisonnement à la théorie de l’apparence) », op. cit., n°s 2 à 5. 94 Voy. Cass., 3 avril 1998, op. cit. 95 Voy. Cass., 12 mars 1999, op. cit. 18 Certains auteurs entendent interpréter ces arrêts comme suit : le trouble peut être imputé au gardien de la chose où il naît, sans devoir désigner l’origine exacte du trouble ; en d’autres termes, le gardien du bien générateur du trouble est obligé de compenser le dommage, sans que l’on doive vérifier que son comportement est réellement à l’origine du trouble et sauf à prouver l’existence d’une cause étrangère libératoire 96 . Cette conception très large des troubles de voisinage, permettant de désigner presque à tous coups un responsable, n’est pas partagée par tous. Ainsi J.-Fr. ROMAIN considère que pareille position opère un glissement du contentieux des troubles de voisinage vers celui de la responsabilité du gardien et une confusion entre ces deux régimes et prône une vision plus restrictive du lien de rattachement 97. Fr. WILMET estime également que cette forme de présomption d’imputabilité abstraite dans le chef du gardien « (…) revient à une absence d’imputabilité concrète et n’est pas conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation, laquelle requiert une imputabilité réelle et objective, établie dans les faits de la cause » 98 . C’est pareillement notre avis 99. Nous relèverons à cet effet que dans l’arrêt du 12 mars 1999, l’un des moyens se réfère à l’imputabilité en énonçant que le fait, l’omission ou le comportement causant le trouble doit être imputable à une personne qui dispose d’un des attributs du droit de propriété sur l’immeuble qui provoque le trouble en ajoutant que « (…) c’est à tort que le juge d’appel considère que la question de savoir si la rupture de cet équilibre résulte de l’exercice que la demanderesse aurait fait de son droit de propriété est dénuée de pertinence » ou encore « (…) qu’il ne peut être déduit de la simple circonstance que l’incendie s’est déclaré sur le fonds de la demanderesse qu’un « fait » ou un comportement non fautif ou une omission non fautive lui est imputable » (traductions fournies sur le site de la Cour). Depuis un arrêt du 3 avril 2009 100, concernant (de nouveau) un incendie à l’origine inconnue, il nous semble que les choses sont encore plus claires : la Cour d’appel d’Anvers avait décidé que la problématique de l’imputabilité du trouble de voisinage surgit seulement lors de la 96 Voy. S. STIJNS et H. VUYE, « Pas de fumée sans feu ? Analyse critique des arrêts de la Cour de cassation du 3 avril 1998 et du 12 mars 1999 en matière de troubles de voisinage et d’incendie d’origine inconnue », op. cit., n° 16 ; voy. dans le même sens, évidemment, J. KOKELENBERG, Th. VAN SINAY, H. VUYE, « Overzicht van rechtspraak (1994-2000), Zakenrecht », op. cit., n° 74; voy. aussi S. VEREECKEN, « Burenhinder uit evenwicht bij gebrek aan bewezen vestoring door verweerder als oorzaak van de schade », note sous Civ. Anvers, 3 juin 2004, R .A.B.G., 2006, p. 767, critiquant d’ailleurs cette décision sur ce point; voy. encore J. KOKELENBERG, “Gods (afval)water over Gods akker laten lopen : erfdienstbaarheid, burenhinder of geen van beiden?”, note sous J.P. Zelzate, 27 avril 2006, R.G.D.C., 2007, p. 537. 97 Voy. J.-Fr. ROMAIN, « Réflexions au sujet de la condition d’imputabilité dans la théorie des troubles de voisinages (et extension du raisonnement à la théorie de l’apparence) », op. cit., n°s 22 à 29. 98 Voy. F. WILMET, Droits réels, Chronique de jurisprudence 1998-2005, Les dossiers du Journal des tribunaux, Dossier n° 63, sous la direction de J.-Fr. ROMAIN, op. cit., n° 82. 99 Voy., notre contribution à l’article de S. BOUFFLETTE, « La théorie des troubles de voisinage : de l’équilibre entre protection et limitation », op. cit., n°s 26 à 36. 100 Cass., 3 avril 2009, R.G.D.C., 2009, p. 469. 19 désignation d’un gardien obligé à compensation, qu’en l’espèce le défendeur est tant propriétaire habitant que gardien de l’immeuble cause du dommage et que donc le trouble excessif et le dommage en résultant lui sont imputables. La Cour de cassation estime que, ce faisant, la cour d’appel n’a pas constaté que le trouble pouvait être imputé à un fait, une omission ou un comportement quelconque du défendeur et n’a donc pas justifié sa décision en droit : bref mais clair. B. L’inconvénient 20. On l’a dit, à l’origine, du côté de l’immeuble « victime », l’on songeait essentiellement à des dégradations matérielles subies par un immeuble du fait du voisinage d’un autre immeuble 101 mais la liste s’est très vite allongée dès lors qu’aux côtés des inconvénients dits matériels, l’on a admis les inconvénients sensoriels l’humidité 105 102 , tels que le bruit 103 , les odeurs 104 , , les poussières, fumées et émanations diverses, la perte de luminosité ou d’ensoleillement ou encore les inconvénients commerciaux. A ce dernier égard, citons une décision originale rendue par la Cour d’appel de Gand le 9 février 2005 où le demandeur se plaignait d’un préjudice commercial résultant de la cessation de la ponte d’œufs par des mères autruches effrayées par des cyclistes à l’occasion d’une randonnée familiale organisée par le comité des fêtes d’une commune 106. Au-delà, c’est la question de la prise en compte de l’inconvénient moral qui surgit. Certaines décisions ont en effet accepté de prendre en considération le dommage moral excessif subi, ce que l’on peut qualifier de trouble psychologique. Ainsi, la Cour d’appel de Mons a admis que soit indemnisé l’état dépressif sérieux de la victime du trouble dû à l’absence de règlement du litige né de travaux réalisés par les pouvoirs publics 101 107 . Faut-il encore que cet inconvénient Voy., pour l’effondrement d’un mur sur le terrain du voisin, Mons, 26 septembre 2006, J.T., 2006, p. 812. Voy. Cass., 19 octobre 1972, J.T., 1974, p. 114 ; voy. aussi, rappelant ce principe, J.P. Uccle, 12 décembre 2002, J.J.P., 2004, p. 33. 103 Voy., pour des cris de coqs et d’oies, J.P. Namur, 25 octobre 2005, J.L.M.B., 2007, p. 1491 ; voy., pour une activité musicale, Civ. Bruxelles, 25 novembre 2004, Res Jura Imm., 2006, p. 274 ; Bruxelles, 23 septembre 2004, Res Jura Imm., 2005, p. 190. 104 Voy., à propos des déjections de chiens, Civ. Bruxelles, 25 novembre 2004, Res Jura Imm., 2006, p. 274. 105 Voy., récemment, pour l’inondation d’une cave, Anvers, 17 février 2005, R.W., 2007-2008, p. 283. 106 Voy. Gand, 9 février 2005, Bull. Ass., 2006, p. 118. 107 Voy. not. Mons, 15 avril 2002, J.L.M.B., 2003, p. 1215 ; voy. aussi Bruxelles, 10 juin 2003, R.W., 2006-2007, p. 450, évoquant le paiement d’une somme au titre de compensation du dommage moral ; voy., approuvant cette prise en compte du dommage moral, H. VUYE, « Fundamentele regels en recente tendensen inzake burenhinder », op. cit., pp. 21 et 22. 102 20 moral soit démontré et, à cet égard, si dans l’espèce soumise à la Cour d’appel de Mons, le dommage moral, psychologique, était sérieusement établi et attesté par des experts, dans une affaire de placement d’une antenne GSM à quelques mètres seulement de la limite des fonds, le Tribunal civil de Bruges ordonne une compensation pour des troubles psychologiques, non autrement démontrés, et qui résulteraient, en outre, d’un risque seulement possible aux dires de certains scientifiques 108 . Mais c’est là encore une autre problématique, celle du risque, nous en reparlerons 109. 21. Quelle que soit sa nature, l’inconvénient ne sera pris en considération et ne pourra donner lieu à une compensation que s’il est excessif, que s’il dépasse les inconvénients normaux du voisinage. D’ailleurs, la compensation n’est pas l’indemnisation qu’une victime pourrait recevoir sur le fondement de l’article 1382 du Code civil : la réparation doit viser à indemniser tout le dommage subi, elle doit être intégrale, tandis que la compensation ne doit servir qu’à rétablir l’équilibre rompu, ne doit servir donc qu’à compenser le caractère excessif de l’inconvénient subi 110. Comment juger du caractère excessif ? Tout est évidemment question d’appréciation de fait par le juge du fond. En synthèse, le concept de préoccupation individuelle qui permet au premier occupant d’une région ou d’un quartier d’imposer aux futurs arrivants un certain mode de vie soit en les obligeant à supporter certains désagréments sans mot dire, soit en leur interdisant toute activité perturbatrice est controversé en doctrine et généralement rejeté en tant que tel en jurisprudence. Ceci dit, il s’agit d’un élément de fait qui, parmi d’autres, peut emporter la conviction du juge, puisque cet élément va contribuer, ne fut-ce qu’incidemment, à déterminer la nature de la préoccupation collective 111 . Cette dernière en effet, reposant sur l’équilibre existant entre les propriétés d’une rue, d’un quartier ou d’une région et constituant le milieu de vie, résidentiel, industriel, commercial, urbain, rural, …, tel qu’établi par la communauté qui s’y trouve, est le critère le plus généralement appliqué en jurisprudence. Elle 108 Voy. Civ. Bruges, 4 février 2002, R.G.D.C., 2003, p. 508, note F. BAUDONCQ. Voy. infra les n°s 23 à 27. 110 Voy. J. HANSENNE, Précis, Les biens, op. cit., n°s 825 et 838 ; C. MOSTIN, Les troubles de voisinage, op. cit., n°s 132 et 133 ; S. STIJNS et H. VUYE, Burenhinder, op. cit., n°s 135 et 276 ; S. STIJNS et H. VUYE, « Burenhinder, openbare werken, overheden, Het « beginsel van de gelijkheid voor de openbare lasten », en de verplichting tot compensatie : meanders in de rechtspraak van het Hof van Cassatie », R.G.D.C., 2001, p. 329, spécialement n°s 24 et s. ; S. VEREECKEN, « Burenhinder uit evenwicht bij gebrek aan bewezen vestroring door verweerder als oorzaak van de schade », note sous Civ. Anvers, 3 juin 2004, R .A.B.G., 2006, p. 767 ; J. KOKELENBERG, « Burenhinder ? Kan U dat bewijzen en bent U misschien geen overgevoelig type ? », R.G.D.C., 2007, p. 267, spécialement le n° 5. 111 Voy. M. BOES, « Burenhinder en de leer van eerstingebruikneming », T.M.R., 1996, p. 222. 109 21 permet au juge de déterminer avec plus d’objectivité ce qui est tolérable ici et ne l’est pas là 112 , tout en respectant le droit de chacun à un environnement sain consacré par l’article 23 de la Constitution et protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme en vertu d’une interprétation extensive de celui-ci 113. Dans le droit fil des enseignements qui précèdent, relevons, en jurisprudence récente, la décision rendue par le Juge de paix de Grâce-hollogne le 14 mars 2006, selon lequel « l’aménagement d’un quartier, la situation des lieux, la conception d’un lotissement sont à prendre en considération pour évaluer le caractère excessif d’un trouble du voisinage » 114. Le même magistrat rappelle d’ailleurs, dans une autre espèce concernant les préjudices essentiellement esthétiques résultant de la présence de colombiers sur le fonds voisin, que « l’élevage de pigeons est, à certains endroits, une tradition populaire enracinée, dont les nuisances sont généralement tolérées de façon très pacifique » 115. Le Juge de paix de Namur décide quant à lui que des cris de coq et d’oies poussés dès l’aurore peuvent constituer une nuisance excessive dans un quartier résidentiel, en dehors de la ville 116 , tandis que le Juge de paix de Waremme considère que la présence d’un chien, en milieu rural, dans une maison pourvue d’un jardin, sans aboiement intempestif, ne constitue pas un trouble excessif du voisinage 117. 22. En toutes hypothèses, si, comme nous l’avons vu 118 le trouble doit être imputable à une personne jouissant d’un attribut du droit de propriété sur le fonds « auteur », l’inconvénient, lui, doit être dû au trouble. Doit donc obligatoirement exister un lien de causalité entre l’événement perturbateur et l’inconvénient excessif subi ; la Cour de cassation a ainsi énoncé dans son arrêt du 18 janvier 1990 qu’« en rejetant la demande pour les motifs qu’il mentionne, sans constater que le dommage, tel qu’il s’est réalisé, se serait aussi produit sans les troubles précités, l’arrêt viole l’article 544 du Code civil » 119. 112 Voy., pour une prise de mesure du bruit provoqué par une chaudière, Bruxelles, 23 septembre 2004, Res Jura Imm., 2005, p. 190 ; voy. aussi en matière de convois ferroviaires, Bruxelles, 15 janvier 2004, R.G.A.R., 2007, p. 14257. 113 Voy., sur la question, S. BOUFFLETTE , « Troubles de voisinage et environnement : une histoire d’antagonismes et de complémentarités », op. cit., pp. 20 et s. 114 Voy. J.P. Grâce-Hollogne, 14 mars 2006, J.L.M.B., 2007, p. 1491. 115 Voy. J.P. Grâce-Hollogne, 14 juin 2005, J.L.M.B., 2007, p. 1491. 116 Voy. J.P. Namur, 25 octobre 2005, J.L.M.B. 2007, p. 1491. 117 Voy. J.P. Waremme, 30 juin 2004, J.L.M.B., 2005, p. 1240. 118 Voy. supra le n° 19. 119 Cass., 18 janvier 1990, Pas., 1990, I, 591. 22 Une question en guise de conclusion : le risque 23. Comme l’écrivait Sophie BOUFFLETTE dans la dernière contribution de la Commission Université Palais consacrée aux troubles de voisinage, « la science a permis l’avènement de nouvelles nuisances mais reste parfois incapable d’en déterminer l’impact dommageable réel » 120 . C’est la question du risque. Nous avons volontairement choisi de traiter de cette problématique après avoir examiné le trouble et l’inconvénient parce qu’effectivement il est parfois malaisé de distinguer le risque d’une activité perturbatrice et le risque d’inconvénient excessif, ils se confondent quelque peu. Voyons. 24. La question peut d’abord se présenter comme suit : l’événement perturbateur pourrait se réaliser, il n’y a donc qu’un risque de trouble ; mais si le trouble se produit, alors il y aura très probablement un inconvénient subi. Il nous paraît que relevait de cette catégorie l’affaire soumise au Juge de paix d’Uccle 121 : en l’espèce, un arbre de plus de 18 mètres de haut, planté en respectant les distances légales, présente, selon le demandeur, un risque de chute pour son habitation et devrait donc selon lui être sinon coupé, du moins élagué. Il semblerait effectivement, au vu de la situation des lieux, que si l’arbre litigieux tombait, il endommagerait nécessairement la propriété du demandeur. Toutefois, selon le rapport d’un expert non remis en cause, l’arbre présentait un état phytosanitaire et physiologique très satisfaisant. Dès lors, le magistrat, s’exprimant en terme de dommage, décide qu’il n’y a qu’un risque de dommage et donc pas de dommage établi actuel. Or, toujours selon le magistrat, la théorie des troubles de voisinage suppose l’existence d’un dommage « né et actuel ». Sur ce point, l’annotatrice de la décision fait observer que, en matière de responsabilité délictuelle, le dommage doit effectivement être certain, même s’il peut être futur. Elle note aussi que la jurisprudence de la Cour de cassation n’aborde pas formellement ces exigences relatives à l’inconvénient comme elle le fait en matière de responsabilité basée sur l’article 1382 du Code civil. Mais lorsque l’on discute de la compensation résultant d’un trouble de 120 Voy. S. BOUFFLETTE, « La théorie des troubles de voisinage : de l’équilibre entre protection et limitation », op. cit., n° 4. 121 Voy. J.P. Uccle, 12 décembre 2002, J.J.P., 2004, p. 331, note C. MOSTIN. 23 voisinage, on estime qu’elle ne doit réparer que l’excès de dommage subi. On se réfère donc à la notion de dommage et l’on pourrait dès lors être tenté de penser que l’inconvénient excessif subi doit être, à tout le moins comme le dommage, certain pour déclencher le système 122. Le Juge de paix d’Uccle précise encore que « (…) il existe en germe dans quasiment toutes les situations de voisinage un « risque de dommage » ; qu’il s’agit là d’un inconvénient ordinaire de voisinage » et que, même si l’on devait décider qu’un risque de dommage puisse donner lieu à compensation, il faudrait à tout le moins que ce risque paraisse imminent et très important pour pouvoir être considéré comme un trouble dépassant la mesure des inconvénients ordinaires de voisinage, quod non en l’espèce. En revanche, le Président du Tribunal civil de Bruges, statuant en référé, a estimé que la présence d’une grue au-dessus du fonds des plaignants constituait un danger menaçant de chute qui n’était pas simplement hypothétique et théorique et connaissait de fameux précédents. Le sentiment d’insécurité qui en découle doit être considéré comme sérieux, spécialement si la grue a été placée à l’endroit litigieux de façon inutilement prématurée, et constitue une situation de risque anormalement gênante, justifiant l’enlèvement d’urgence de l’engin sous astreinte 123. 25. Légèrement différente est, à notre avis, l’hypothèse que le Tribunal de Bruges a eu à trancher : une association de copropriétaires avait loué le toit de l’immeuble en copropriété à un opérateur de téléphonie mobile pour y placer des antennes de GSM, ce dont se plaignaient les voisins de l’immeuble. Notons immédiatement que dans cette affaire, les plaignants n’invoquaient aucun inconvénient d’ordre sensoriel, qu’il soit sonore ou esthétique, qui aurait pu être considéré comme certain, actuel et peut-être excessif. Ils invoquaient comme inconvénient la perte de valeur de leur immeuble en raison du risque pour la santé que causaient les antennes. Le tribunal a considéré que constituait un trouble de voisinage excessif - emportant notamment, selon les demandeurs, une perte de valeur de leur immeuble - le placement d’une antenne GSM à quelques mètres seulement de la limite des fonds, antenne qui, aux dires de certains scientifiques, créait un risque pour la santé 124 . Dans ce cas, on pourrait analyser les choses comme suit. L’évènement prétendument perturbateur est réalisé, 122 Voy. C. MOSTIN, note sous J.P. Uccle, 12 décembre 2002, J.J.P., 2004, p. 331. Voy. Civ. Bruges (réf.), 25 février 2004, J.J.P., 2006, p. 376 ; voy. déjà Mons, 3 mai 1988, Ann. Dr. Liège, 1988, p. 402, note R. VIGNERON, qui décidait que la présence d’une grue au-dessus de l’immeuble du voisin crée un danger tellement sérieux qu’il excède les inconvénients du voisinage. 124 Voy. Civ. Bruges, 4 février 2002, R.G.D.C., 2003, p. 508, note F. BAUDONCQ, précité ; voy. aussi J.P. Ostende, 29 juin 2000, A.J.T., 2000-2001, p. 197, note P. DE SMEDT ; Civ. Bruges, 21 décembre 2001, T.B.B.R., 2002, p. 306. 123 24 les antennes ont été placées, mais c’est sur les conséquences de cet évènement que l’on est hésitant ; il y a ou il y aura peut-être un inconvénient en résultant mais ce n’est pas certain. En réalité, le tribunal, s’inspirant de décisions rendues par le Conseil d’Etat 125 , applique en l’affaire le principe de précaution, issu du droit de l’environnement, à des cas de responsabilité civile, attribuant ainsi une compensation correspondant à un risque pour la santé 126. 26. Qu’en penser ? Les auteurs sont manifestement partagés sur cette question du risque dans la théorie des troubles de voisinage 127, certains étant plus favorables que d’autres à la prise en considération ici aussi du risque créé 128 129 . Une façon de contourner la difficulté est peut- être, comme le fit le Tribunal de Bruges dans l’affaire précitée, d’invoquer dans le chef des victimes des conséquences psychologiques importantes et, sous-entendu, actuelles. C’est peut-être aussi ce à quoi songeait le plaignant dans l’affaire soumise au Juge de paix d’Uccle évoquée ci-avant lorsqu’il invoquait que l’arbre litigieux constitue pour lui « une menace permanente (qui) engendre une charge anormale qu’il doit supporter du fait du voisinage » 130. L’inconvénient psychologique, on le sait, a déjà été pris en compte en jurisprudence 131 mais faut-il encore qu’il soit sérieusement établi et démontré, au risque, à défaut, de verser dans l’arbitraire. Une récente affaire soumise au Tribunal civil de Bruxelles illustre parfaitement cette tendance actuelle 132. Un chien, de race Rottweiler, manifestait beaucoup d’énervement et d’agressivité dès qu’une personne se trouvait dans le jardin du voisin, situation dont celui-ci se plaint en justice sur la base de l’article 544 du Code civil. Les magistrats ont décidé en appel, tout 125 Voy. C.E., 6 mars 2000, n° 85.836, J.L.M.B., 2000, p. 670. Voy., sur ce principe de précaution, not., M. PÂQUES, « Antennes GSM, urbanisme, préjudice et précaution dans la jurisprudence du Conseil d’Etat », in Le point sur le droit des biens, Cup, ULg, vol. 42, p. 419, M. PÂQUES, « Le Conseil d’Etat et le principe de précaution : chronique d’une naissance annoncée », J.T., 2004, pp. 169 et s. 127 Voy. critiquant la décision du Tribunal de Bruges citée au texte, F. BAUDONCQ, « Van GSM-manie naar mobilofobie ? », op. cit., n° 5 ; S. BOUFFLETTE, « Troubles de voisinage et environnement : une histoire d’antagonismes et de complémentarités », op. cit., n° 57. 128 La théorie du risque créé est en effet mise à profit dans d’autres branches du droit de la responsabilité (voy., sur ce point, J.-F. NEURAY, « La théorie des troubles de voisinage est-elle bonne pour l’environnement ? », in Mélanges offerts à M. HANOTIAU, Bruxelles, Bruylant, 2000, pp. 199 et s., spécialement n° 4 et les références citées). En France, dans le cadre de l’article 544 C. civ., la théorie du risque est appliquée exceptionnellement en jurisprudence, mais non consacrée de façon générale (voy. J.-L. BERGEL, Chronique "Propriété et droits réels", Rev. Dr. Imm., 1982, pp. 353 et s., spécialement pp. 355 et 356; A. WEILL, F. TERRÉ et Ph. SIMLER, Droit civil, Les biens, DALLOZ, 1985, n° 314). 129 Voy. S. STIJNS et H. VUYE, Burenhinder, op. cit., n° 245 ; voy. aussi Gand, 22 novembre 1995, T.G.R., 1996, p. 48 ; voy. aussi l’allusion à cette décision dans nos propos, P. LECOCQ, note sous Cass., 3 avril 1998, J.L.M.B., 1998, p. 1334. 130 Voy. J.P. Uccle, 12 décembre 2002, J.J.P., 2004, p. 331. 131 Voy. supra le n° 20. 132 Voy. Civ. Bruxelles, 15 juin 2006, Res Jura Imm., 2007, p. 195. 126 25 comme le juge de première instance, que le danger potentiel que représentait le chien d’un voisin constituait en soi un trouble emportant un inconvénient excessif existant, à savoir la peur actuelle légitime que la clôture ne suffise pas à retenir un chien potentiellement très dangereux, peur telle que de nombreux visiteurs en souffraient aussi personnellement et que les enfants du plaignant n’osaient plus jouer dans le jardin et faisaient régulièrement des cauchemars. 27. Chaque fois que l’on croit avoir atteint les limites de la théorie des troubles du voisinage, que l’on pense en avoir cerné, même approximativement, les contours, que l’on espère avoir apprivoisé quelque peu cette œuvre jurisprudentielle monumentale, une nouvelle affaire, une nouvelle demande, une nouvelle décision, nous emmènent un peu plus loin et … tout est à refaire. Pascale LECOCQ Professeur ordinaire à l’ULg Maître de conférences à l’ULB