Préface Qu’y a-t-il de commun entre le droit antitrust, le contrôle des banques et des compagnies d’assurance, la surveillance des marchés financiers et la protection de l’épargne publique, la législation électrique ou gazière, le régime des services postaux ou de télécommunication et celui de certains modes de transport ? A priori, peu de choses si l’on s’arrête aux apparences de cette énumération de réglementations disparates aux champs d’application à géométrie variable, à l’exception peut-être de leur caractère technique et instable. À y regarder de plus près cependant, deux constatations s’imposent. Toutes ces réglementations mettent en place des autorités qui participent à la « régulation » de l’économie par la prise de décisions administratives parfois de nature juridictionnelle 1. Si les termes « régulation » et « autorité de régulation » (qu’il faut bien qualifier, en partie, d’anglicisme) sont récents, le phénomène n’est pas neuf : la première « autorité de régulation » belge est née en 1935 sous le nom de baptême de « Commission bancaire », modifié bien plus tard en « Commission bancaire, financière et des assurances » (CBFA). Toutefois, la multiplication de ces nouveaux contrôleurs du droit des affaires date seulement de la fin du XXe siècle, au moment de la libéralisation des industries de réseaux imposée par les directives européennes. Dans cette optique, régulation et dérégulation vont de pair. Ces autorités aux pouvoirs étendus prennent quotidiennement des décisions importantes, parfois cruciales, pour notre économie, les opérateurs concernés et les consommateurs. Il n’est donc pas étonnant que, dans un contexte général de « processualisation » du droit, le législateur ait cru bon d’organiser des voies de recours particulières. Et c’est ici qu’apparaît, sans doute, un second point commun à ces réglementations : l’émergence en marge des procédures en annulation devant le Conseil d’État et des actions devant les tribunaux de l’Ordre judiciaire, de compétences spéciales attribuées à la cour d’appel de Bruxelles saisie dans le cadre de voies de recours originales. 1 Tel est essentiellement le cas des décisions du Conseil de la concurrence. L A RC I E R 10 Les recours juridictionnels en matière de régulation À l’éclatement du contentieux entre ces diverses institutions, auxquelles on peut ajouter le Conseil de la concurrence, s’ajoute dès lors une seconde source de complexité et surtout d’incertitude qui touche à ces compétences particulières de la cour d’appel de Bruxelles. Tout ici est incertain : la nature de ces recours, d’abord – souvent qualifiés de « pleine juridiction », ils peuvent même parfois, suivant les textes, aboutir à une « réformation » de la décision attaquée 2 alors que, s’agissant de décisions administratives, on s’attendrait plutôt à des recours en annulation puisque le juge (qu’il soit administratif ou judiciaire) ne peut, en règle, substituer sa propre appréciation à celle de l’Administration, du moins lorsque celle-ci dispose d’un certain pouvoir discrétionnaire 3 – ; la procédure applicable, ensuite, car si le législateur l’a voulue efficace et donc accélérée, elle n’est, pour reprendre les mots de Verlaine, « chaque fois ni tout à fait la même ni tout à fait une autre ». Si, pour le praticien, les choses se sont donc accélérées, elles ne sont pas simplifiées. Un examen systématique et critique de la matière s’imposait à l’évidence. Xavier Taton a eu le courage de s’engager dans cet exercice difficile consistant à aborder tous les aspects liés à la compétence et à la procédure concernant les recours juridictionnels contre les décisions de la CBFA, des autorités sectorielles de régulation (la CREG, les régulateurs régionaux en matière d’énergie, l’IBPT, les régulateurs communautaires dans le domaine de l’audiovisuel ainsi que le Service de régulation du transport ferroviaire et de l’exploitation de l’aéroport de Bruxelles-National) et de l’autorité nationale (et transversale) de la concurrence : le Conseil de la concurrence. Tâche énorme en soi, mais rendue plus délicate encore par la nature souvent incertaine de ces décisions, notamment lorsqu’elles prononcent des sanctions. S’agit-il de simples décisions administratives ou présentent-elles un caractère juridictionnel ? A priori, une réponse ne s’impose pas et il faut aller au fond des choses avant de se risquer à un diagnostic. M. Taton montre à cet égard que les apparences sont trompeuses. Le Conseil de la concurrence, par exemple, est certes une juridiction, notamment lorsqu’il statue sur des pratiques restrictives ou sur l’appel de décisions d’autorités sectorielles. Mais il fait aussi, parfois, œuvre d’administrateur, notamment dans le cadre du contrôle qu’il exerce sur les concentrations. L’exercice ainsi entrepris par Xavier Taton s’est transformé en tour de force. Car c’est un tour de force d’exposer avec clarté un entrelacs de réglementations souvent discordantes, tout en prenant nettement position sur les (nombreuses) questions controversées qui émaillent la matière. 2 3 Voy. articles 120, § 6, et 121, § 6, de la loi du 2 août 2002 relative à la surveillance du secteur financier et aux services financiers. Cass., 16 juin 2006, Pas., 2006, no 334 ; Cass., 24 novembre 2006, Pas., 2006, no 559 ; Cass., 3 janvier 2008, Pas., 2008, no 4. L A RC I E R 11 Préface Loin de se cantonner dans un simple état des lieux ou à un simple exposé technique, M. Taton non seulement nous guide, avec son œil de praticien, au cœur des secteurs régulés, mais encore nous invite, avec son œil de scientifique, à une réflexion sur des questions fondamentales : la difficulté, dans ces matières qui touchent de près à des droits civils 4, de faire la part entre le contentieux objectif et le contentieux des droits subjectifs 5, le rôle du juge de l’acte administratif et, par là, la portée du principe de la séparation des pouvoirs (le législateur peut-il par un texte spécial donner au juge le pouvoir de substituer sa propre décision à celle de l’administration ?)… Autant de questions qui invitent au débat. M. Taton est ainsi l’auteur tout à la fois d’un manuel de procédure unique en son genre et d’une contribution essentielle à la construction d’un pan du droit économique en constante mutation. 4 5 Paul Alain Foriers Professeur à l’ULB Avocat à la Cour de cassation Andrée Puttemans Professeure à l’ULB et à la KUB Avocate Voy. not. à propos de la loi sur la protection de la concurrence économique : la mercuriale du procureur général F. Dumon, alors premier avocat général à l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation du 1er septembre 1977, « Projets de réformes et fonction juridictionnelle », J.T., 1977, pp. 540-541 ; M. Waelbroeck et J. Brouckaert, « La loi sur la protection de la concurrence économique », J.T., 1992, p. 296, nos 83 et 84. Voy. infra, no 105. L A RC I E R