quoi ils souffraient. Mais c’était à la fois sinistre et
complètement envoûtant. Le fait que le personnage
principal au final se tire une balle était pour moi dans
l’ordre des choses. Je le trouvai très logique. J’avais alors
vingt et un ans, j’étais étudiant à la faculté de littérature
et d’histoire des arts. Je ne faisais pas de théâtre à
l’époque, je n’y pensais pas.
La seconde rencontre eut lieu quelque temps plus tard.
Je m’étais déjà un peu rapproché du théâtre. C’était à
Stuttgart en 1962. Cette fois je vis Les Trois Sœurs dans
la mise en scène du célèbre metteur en scène allemand
Rudolf Noelte*. A nouveau, je m’ennuyais ferme, ne
comprenant pas de quoi il s’agissait, de quoi il était
question. Mais cette fois, il est vrai, j’éprouvais une
étrange impression : je voulais être sur la scène, aux côtés
de ces gens. Ce sentiment me vient aujourd’hui assez
souvent lorsque je vois des spectacles tchékhoviens. Je
veux côtoyer ces personnages, être avec eux sur scène,
alors qu’ils n’ont rien de remarquable. Ils sont
misérables, faibles, accablés de problèmes, sans
portée universelle et historique et souffrent
* Rudolf Noelte, metteur en scène de théâtre et d’opéra, né en
1921 à Berlin. Il fait ses débuts au Hebbel Theater de Berlin,
mais il réalise des mises en scène aussi
à
Munich, à Stuttgart
(Les Trois Sœurs).
Dans les années soixante, il passe pour un
maître du réalisme psychologique. Dans la décennie suivante, il
reprend certaines de ses mises en scène dont
Les Trois Sœurs
et
monte avec succès
Lu Cerisaie
(1970) où il lie intimement
délicatesse et pessimisme. Tchekhov a sa place dans un
répertoire qui allie les classiques (Molière, Shakespeare, Kleist,
Schiller, Büchner) aux auteurs modernes (Ibsen, Strindberg,
Hauptmann, Kafka, O’Neill) et contemporains (Camus,
Sternheim). Fanatique de la précision, de la subtilité, il est
considéré comme un metteur en scène difficile.
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constamment. Oui, cela ne fait aucun doute, ils sont
faibles, hésitants, incertains quant à l’avenir et
pourtant si attirants par leur façon de vivre que
j’aimerais me trouver à leurs côtés.
Ma rencontre avec Tchekhov se poursuivait, j’apprenais
à mieux le connaître. Très peu de temps après le spectacle
de Noelte, je vis Les Trois Sœurs par le Théâtre d’Art
(MKhAT) de Moscou. La rencontre se passa à Berlin-Est,
vers le milieu des années soixante (je ne me souviens
malheureusement pas de la date exacte*). Le spectacle du
MKhAT me toucha intimement. La profondeur des
sentiments et des émotions des personnages me bouleversa
et m’enchanta. J’eus l’impression qu’ils appartenaient à
une époque depuis longtemps révolue et c’est peut-être
pour cette raison que j’eus du mal à me mesurer à eux - ce
que j’avais réussi à faire assez facilement avec les
personnages du spectacle de Noelte. Mais la richesse des
moyens d’interprétation était telle qu’elle me parut avoir
un lien direct avec le dramaturge lui-même, et n’être pas
due au seul metteur en scène. Pour la première fois je
compris que, très probablement, la présence scénique
particulière, la résonance originale de la langue russe et les
procédés spécifiques d’expressivité du jeu des acteurs
russes avaient un lien très étroit avec Tchekhov. Je me dis
alors que si je me mettais à travailler sérieusement sur
Tchekhov il me faudrait avant tout étudier intensivement le
théâtre russe et son école de jeu.
J’ai commencé alors à lire les pièces de Tchekhov et je
dois dire que ce ne fut malheureusement pas un gros
succès. J’avais à cette
* Peut-être s’agit-il de la tournée à Vienne en juin 1967. Le
Théâtre d’Art ne viendra qu’en 1974 à Berlin.
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