Caractère social du sentiment religieux (2) Les meilleures travaux relatifs à l’histoire des religions donnent comme inséparable du sentiment religieux une sorte de «dissolution» de la conscience individuelle dans la conscience sociale». Et la raison qu’ils mettent en avant est bien celle que nous avons fournie, à savoir que le sentiment primitif de l’homme n’est pas un sentiment individualiste, c’est un sentiment - et l’on pourrait dire surtout – collectif. L’individu n’a pris conscience de soi qu’en relation avec ses semblables. Ce n’est pas lui qui projette son âme dans la société : c’est la société qu’il reçoit en son âme. Cela est parfaitement dit, et une foule de faits appartenant à l’histoire religieuse pourraient venir illustrer cette affirmation. On ferait voir, par exemple, que chez les peuples primitifs, les dieux ne sont pas comme les protecteurs attitrés ou les ennemis de l’individu, mais de la société : tribu, clan, famille, cité, etc. Le particulier n’a droit à la leur assistance ou n’a pas à craindre leur inimitié que par contrecoup. S’il commerce avec eux, ce n’est pas personnellement, mais comme membre de la société. La preuve, c’est qu’en changeant de société, on change de dieux. La preuve encore, c’est que la religion se montre partout le vrai lien social. A l’origine, la religion ne fait qu’un avec le droit; l’autorité s’exerce au nom du ciel et de par une délégation immédiate; les dieux sont les premiers magistrats du pays; la loi est l’expression de leur volonté, la prospérité ou le malheur collectifs le résultat de leur protection ou de leur colère. Les guerres sont retardées comme des conflits entre les dieux locaux qui se jalousent. Pour les Grecs, l’histoire est comme un drame divin où les événements ne sont que le reflet ou l’écho de ce qui se passe là-là-haut, dans l’Olympe Chez les Romains, l’instinct religieux se colore de la même façon. Ce sont les dieux de l’Empire qui veulent l’Empire. La conquête, c’est le moyen religieux du Romain. Plus tard, sous le Christianisme, où le spirituel est distingué nettement du temporel, la puissance de socialisation du sentiment religieux n’est pas pour cela réduite, elle est au contraire augmentée, ce qui prouve à l’évidence que c’est bien la religion elle-même, et par elle-même, que prend la forme collective. Voyez les catacombes, et cette toute-puissante attraction qui fait que les premiers chrétiens, vibrants du même enthousiasme naissant, aiment mieux se réunir sous la terre et risquer de s’y voir ensevelir que de mener à part une vie religieuse solitaire. J’indique ces quelques faits. On pourrait les multiplier dans l’histoire humaine. Le sentiment religieux, par lui-même, tend à former des groupes, à créer des autorités, lien de ces groupes. Bref, c’est un sentiment de forme sociale, au lieu du seul à seul que l’individualisme voudrait entretenir ou imposer. En droit maintenant, si nous demandons raison au sentiment religieux de cette tendance presque violente, nous ne serons pas embarrassés pour répondre. Pourquoi, en général, sommes-nous des êtres sociaux? C’est, disions-nous, parce que nous ne sommes au complet que par d’autres, et que nous ne pouvons aboutir que par d’autres. La nature nous pousse à être et à faire plus que nous ne pouvons faire par nous-mêmes, et cet instinct nous met en société. Or, cette raison est la même, au fond, que celle invoquée par nous quand nous demandions pourquoi nous sommes des êtres religieux. Tout ce que nous avons dit des sources du fait religieux peut se résumer ainsi : nous voulons être et nous ne sommes pas, nous voulons vivre et nous ne vivons pas, nous voulons savoir et nous ne savons pas, nous voulons pouvoir et nous ne pouvons pas, nous voulons être heureux et nous ne sommes pas en dehors d’un surcroît divin, et ce surcroît nous le cherchons dans la vie religieuse. Le raisonnement est donc le même ici et là. Notre vie sociale nous permet d’être énormément plus que nous ne le pourrions par nous-mêmes; la vie religieuse nous permet d’aboutir infiniment plus. Notre nature est ainsi bâtie. Nous ne pouvons vivre la vie sociale que si elle s’achève en vie religieuse. - en quoi la «société laïque» est une erreur anthropologique (à moins qu’on nie l’objet religieux) – ni davantage nous ne pouvons vivre la vie religieuse sans qu’elle devienne une vie sociale. Le cas s’éclaire d’ailleurs, quand on distingue les deux aspects fondamentaux de la vie sociale tels que nous les rappelions il y a un instant… Être par autrui plus que nous ne pouvons être à nous seuls : tel est le premier. Or, si les autres hommes nous complètent aux points de vue temporels, a fortiori nous complètent-ils en tant que nous sommes en rapport avec notre source commune. Plus un rapport est fondamental, moins il a de chance de nous diviser, plus il doit nous unir. Plus nous allons au fond de nous-mêmes, plus nous sentons de fraternité avant tout. C’est pour cela que tous les hommes religieux ont requis plus ou moins, pour s’élever à Dieu, la collaboration de la nature. Lire à cet effet la vie de nombreux saints. Saint François demandait aux oiseaux, aux poissons, à son frère le Soleil, à sa sœur la Lune, aux cascades des forêts et aux brises gémissantes de pleurer avec lui la Passion du Christ, ou de prier et de louer avec lui l’Éternel. On comprend aussi d’autant mieux que lui et tous les saints, tous les hommes religieux dans la mesure où ils sont religieux, aient été des apôtres. Des apôtres, c’est-à-dire des conquérants spirituels, des hommes qui ne peuvent tenir en place tant qu’ils n’ont pas convaincu et vaincu leur semblables, avec la complicité de ce qu’il y a en ces derniers de meilleur et de dormant. Analysez leurs sentiments, vous verrez que c’est bien l’instinct social qui les pousse. Ils sont religieux, et tant que leurs sœurs et frères ne le sont pas, ne le sont pas avec eux, ils sont inquiets; il leur manque la religion des autres. Seuls avec Dieu, ils ne sont pas complets. «Je suis homme, et rien d’humain ne me paraît étranger». L’homme est un être social. Dans tous ses chemins, il doit marcher en groupes; mais sur celui de l’éternel et du transcendant, où la religion l’engage, il doit faire plus que de marcher en groupes au pluriel; il doit former une unité serrée, indissoluble. C’est le sens du mot catholicité ou du caractère social du christianisme. Ce sera l’objet de notre prochaine réflexion.