www.enseignement-et-religions.org/ _______________ Pour un enseignement de l'anthropologie religieuse Mohammed Arkoun, janvier 2011 « L’Etat tend à se dessaisir de ses fonctions de garant de la raison (…) ; le droit n’est plus qu’une machine à enregistrer des pratiques sociales ; la souveraineté du fantasme appelle le nihilisme ». P. Legendre, in Parcours n° 13/14, GREP, Toulouse 1996. « La raison exige que soient posées, indiquées et revendiquées des fins prospectives. En même temps, la raison freine la rétrospection et la mythisation qui, toutes deux, reviennent à figer la dialectique historique du processus (d’émancipation)… Celui qui s’y refuse s’installe dans l’actualité immédiate, en restant en marge de l’histoire. Confondant le processus historique avec la politique courante, il se soumet alors aux systèmes des i institutions et aux irrationalités qui en émanent nécessairement ». M. Buhr, in Les chemins de la raison. L’Harmattan 1997, p. 320-21. RAPPELS INTRODUCTIFS On peut dire sans risque d’exagération que l’idée d’un enseignement d’anthropologie religieuse et même d’histoire comparée des religions est très largement un impensé dans un grand nombre de systèmes éducatifs tels qu’ils continuent de fonctionner dans les pays où sa sécularisation a imposé ses principes de séparation entre ce qu’on appelle couramment la religion et la vie profane en général. Il faut préciser ce qu’on entend par sécularisation dans la culture et la pensée anglo-saxonne d’une part et par laïcité en France d’autre part. La sécularisation réfère à deux processus concomitants : − − le dépérissement de la pensée, de la culture et de la vie religieuse dans la société ; le transfert plus ou moins explicite ou dissimulé de principes, de catégories, de croyances, de pratiques hérités de la religion vers la sphère profane ou mondaine, ce qui implique un éloignement de plus en plus radical du sacré et des croyances religieuses traditionnelles à mesure que progressent l’autonomie et la fonction critique de la raison, l’intelligibilité objective de la réalité, la connaissance scientifique fiable, la capacité du sujet humain à soumettre l’exercice de ses libertés à une étique de responsabilité sans cesse réexaminée. Nous savons maintenant que ces conditions idéales de toute application responsable de la sécularisation/laïcité sont loin d’être remplies, même dans les sociétés occidentales où le processus historique de sortie de la religion se poursuit depuis plus de deux siècles. La notion de retour du religieux n’a de sens que dans ces sociétés déjà avancées dans leur marche vers la sortie de la religion qui n’entraîne pas nécessairement la fin des Faits religieux. On observe de plus en plus que le Fait religieux comme dimension anthropologique de l’existence humaine, se prolonge, se réinvestit, réapparaît dans les contextes sécularisés sans s’y dissoudre totalement. Bien des éléments constitutifs de l’expression religieuse se retrouvent dans les conduites, les pratiques, les œuvres de pensée et de culture données à percevoir et à vivre comme séculières. C’est le cas du sacré, du mythe, du récit, du rite, du symbole et des processus de sacralisation, de mythologisations, de narrativisation, de ritualisation, de symbolisation, de transfiguration des valeurs et des grands acteurs de l’histoire en Figures symboliques idéales offertes aux acteurs ordinaires comme modèles à imiter, à vénérer, à implorer pour trouver la voie du salut. Il est instructif de comparer à cet égard le traitement de la Figure de de Gaulle dans la République laïque française et celle d’Abdelkader en Algérie par le Parti-Etat FLN depuis l’indépendance : deux résistants à deux conquêtes ; une transfiguration d’un côté, un demi oubli calculé de l’autre. Un autre exemple instructif est l’exécution de Louis XVI par la république naissante pour abolir la fonction symbolique du sacre du roi à Reims et le maintien de cette fonction dans les monarchies constitutionnelles de plusieurs démocraties européennes. Quand Khomeiny prend le pouvoir en Iran en 1979, il veut faire arrêter le Shah, le faire juger et éventuellement l’exécuter pour rétablir cette fois la fonction symbolique de légitimation du pouvoir étatique par la Loi de Dieu. _______________ Document issu du site www.enseignement-et-religions.org – 2011 1/2 On mesure à quel point ces transformations touchent en profondeur tous les niveaux, toutes les manifestations et toutes réalisation de l’existence humaine. Avec la laïcité à la française, il y a une traduction juridique par l’Etat des postulats philosophiques et politiques de la laïcité : la gestion de l’espace publique est le monopole de l’Etat, le règne de la souveraineté divine est aboli pour laisser place à l’exercice de la souveraineté populaire, source de tout pouvoir légitime. La raison critique et scientifique postule la possibilité d’organiser et de gérer la cité politique avec plus d’efficacité et de pertinence politique et juridique que la théologie politique qui continue de résister, notamment dans les contextes islamiques contemporains, à cette prétention. Les objectifs explicités de cette résistance sont plus politiques que religieux ; c’est pourquoi, ils exigent des analyses critiques appliquées non seulement à l’exemple de l’Islam, mais au devenir du fait religieux global sous l’impact des connaissances scientifiques et la philosophie politique générées en Occident depuis les 17ème-18ème siècles. Les travaux de Marcel Gauchet sur l’exemple du christianisme doivent être étendus à d’autres traditions religieuses pour rendre enfin possible l’enseignement dans les lycées d’une histoire et d’une anthropologie comparées des religions. Il s’agit dans un premier temps, de former des maîtres capables d’introduire en tant que chercheurs, puis enseignants, une distanciation critique par rapport aux Faits religieux et aux systèmes de croyance et de non croyances légués dans chaque tradition comme des orthodoxies gérées par des clercs. L’enseignement « objectif » du Fait religieux tel que je le pratique personnellement en tant qu’historien de la pensée islamique depuis plus de 50 ans, vis à la fois trois objectifs complémentaires : 1) intégrer la dimension religieuse de l’existence historique des hommes à toutes les époques et dans toutes les formations sociales comme fait social-historique global dans les programmes de recherche en sciences de l’homme et de la société. Cela oblige à ne plus privilégier l’exemple du christianisme comme religion inséparable du parcours historique de la pensée en Europe-Occident ; La recherche et l’enseignement doivent avancer d’un même pas pour toutes les religions vivantes à ce jour, sans négliger pour autant les religions disparues qui peuvent aider à enrichir la compréhension du fait religieux comme matrice constante de l’existence et de l’histoire des hommes ; 2) apprendre la distanciation critique des croyances les plus sacralisées et les plus intériorisées par le sujet humain dans les différentes cultures qui commencent seulement à découvrir les richesses des approches neuves de l’inter culturalité et de l’inter créativité. La laïcité bien comprise est un produit de la modernité critique ; loin d’être un danger pour la laïcité dans l’enseignement public, les religions ont, au contraire, une vertu irremplaçable pour exercer les jeunes à la distanciation critique des croyances et des valeurs qui conditionnent le plus intimement leurs jugements dans les confrontations interculturelles en cours ; 3) en maintenant dans toute recherche, tout enseignement et toute pratique politique le vis-à-vis constant du Fait religieux et du Fait politique dans l’analyse des sociétés humaines, on réduit considérablement les risques de dérives idéologiques qu’ont connues au cours de l’histoire de longue durée aussi bien la raison religieuse triomphante dans les théologies politiques et les constructions de droits et de valeurs divins que la raison moderne non moins souveraine et arbitraire avec ses postulats réductionnistes et sa neutralité mensongère. Le maintien du vis-à-vis « religieux » en contextes de modernité laïque ne signifie pas le renoncement à la critique des régimes religieux de la vérité, de la légitimité et des valeurs ; mais cette critique gagne une plus grande validité quand elle est appliquée avec la même rigueur intellectuelle au régime moderne laïc de ces mêmes instances de vérité, de légitimité et des valeurs. Or c’est un fait historique qua la raison dite moderne et laïque est vite devenue prisonnière de tout ce qui relève de la raison d’Etat et de toutes les contraintes de la conquête, de la conservation et de l’exercice du pouvoir. C’est ainsi que la laïcité théorique devient un laïcisme militant anticlérical qui oppose la culture de l’incroyance à la culture de la croyance. C’est ce que les français appellent la hache de guerre. _______________ Document issu du site www.enseignement-et-religions.org – 2011 2/2