Sucre et Pays en Développement : Les implications des accords

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Sucre et développement
CyclOpe
Sucre et Pays en Développement : Les implications des
accords préférentiels et d’une ouverture des marchés *
Résumé
Elisabeth Lacoste**
Mai 2004
Une synthèse de ce rapport est parue dans Cyclope 2004 – Les Marchés Mondiaux – direction P. Chalmin,
Economica
**
Consultante, agro-économiste, [email protected]
*
Sucre et développement
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Résumé
La réforme de l’Organisation Commune de Marché (OCM) du sucre en discussion au niveau
européen pose – à la différence d’autres OCM – un problème plus vaste, lié à l’existence du Protocole
Sucre dont bénéficient les pays Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP), aux potentialités offertes aux Pays
les Moins Avancés (PMA) dans le cadre de l’initiative européenne « Tout sauf les armes » (EBA),
ainsi qu’aux conséquences du maintien de ces accords préférentiels par rapport à un mouvement de
libéralisation des échanges des produits agricoles.
Cette analyse montre que la thèse selon laquelle l’Union Européenne disposerait avec des accords
préférentiels accordés aux pays ACP et PMA, d’un instrument au service d’une politique de
développement, est essentiellement théorique car elle oublie toutes les ambiguïtés de la relation entre
sucre et développement.
L’initiative européenne « Tout sauf les Armes » (EBA) lancée en 2001, prévoit la possibilité pour
les 49 Pays les Moins Avancés (PMA) d’exporter du sucre sans limites de quantité et sans droits de
douane sur le marché communautaire, à partir de 2009. Bien que les PMA dans leur ensemble sont
aujourd’hui importateurs de sucre, les exportations potentielles vers l’Union Européenne (UE) ont été
évaluées entre environ 1 et 2,7 millions de tonnes à l’horizon 2010, voire 3,9 millions de tonnes à
l’horizon 2015 en tenant compte des pratiques de « SWAP » (exportation vers l’UE de l’ensemble de
la production et importation du marché mondial de la totalité de la consommation). L’attractivité du
marché européen, dont le prix intérieur est actuellement largement supérieur au prix mondial, est en
effet évidente. Mais parmi les options de réforme de l’OCM sucre retenues par la Commission
Européenne, celle de la baisse des prix, qui a sa préférence, ne semble pas satisfaire les PMA qui ont
besoin de prix rémunérateurs pour planifier et rentabiliser leurs investissements dans la production de
sucre de canne. Ce groupe de pays a d’ailleurs récemment pris une position claire sur le sujet,
préférant – comme les pays ACP - un contingentement des quantités exportées en Europe dans le
cadre de prix garantis et rémunérateurs. Cependant un tel système de préférence commerciale, pourrait
avoir comme conséquence d’inciter au développement, dans ces PMA, de la production de sucre de
canne pour l’exportation.
La question posée est de savoir si le développement d’une industrie sucrière orientée vers
l’exportation peut être véritablement un moteur puissant de développement pour les PMA, comme cela
est communément affirmé. Cette analyse tend à apporter des éléments contraires à cette affirmation.
Les enseignements de l’histoire, comme la situation actuelle de certains pays ACP et PMA, montrent
ainsi que l’incitation au développement de la production de sucre de canne pour l’exportation, apparaît
plutôt comme une erreur en matière de développement économique et social. D’une part les risques
d’une dépendance vis à vis d’une commodité agricole à l’exportation sont clairement considérables
pour une économie en développement et d’autre part les caractéristiques propres de la production de
sucre de canne ne font pas de celle-ci un facteur clé de développement agricole et social.
Le système de préférence du Protocole Sucre en vigueur avec les pays ACP depuis 1975, date de la
première convention de Lomé, a eu des conséquences non négligeables sur ces pays, positives certes
dans certains cas, mais également négatives dans d’autres cas, en particulier à travers la dépendance
induite dans le développement économique et social du pays. On peut ainsi parler d’un bilan mitigé du
Protocole Sucre pour les pays ACP.
Dans les traditionnelles « îles à sucre » (Jamaïque, Trinidad & Tobago, Barbade, St Kitts & Nevis,
Fidji), les accords préférentiels successifs ont certes permis des recettes à l’exportation que n’aurait
pas permis le marché mondial, mais ils ont en contrepartie enfermé l’économie de ces pays sur un
secteur qui monopolise une grande partie des terres et de la main d’œuvre et qui rencontre aujourd’hui
d’importants problèmes de compétitivité par rapport aux grands pays exportateurs. Aujourd’hui la
vulnérabilité de ces pays vis à vis de l’érosion de ces préférences est grande et les conséquences
économiques et sociales des nécessaires restructurations actuelles et à venir pourront être difficilement
surmontables. Elle explique également leur position défensive (et celle des ONG d’aide au
développement) pour le maintien voire le développement de ces préférences jugées nécessaires, bien
que non suffisantes, à leur développement.
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La création de complexes sucriers intégrés dans certains PMA (Soudan, Mozambique, Malawi,
Ethiopie) tournés vers l’exportation, introduit une dépendance comparable. Or les faits montrent que
l’exportation de commodités primaires n’est pas un facteur de développement. Plus d’une
cinquantaine de pays en voie de développement dépendent, à hauteur de 20%, d’au maximum trois
commodités agricoles dans leur revenu à l’exportation. Il existe, dans le groupe des PMA, un lien
étroit entre l’incidence de l’extrême pauvreté et la dépendance à l’égard des exportations de produits
primaires : 69 % de la population dans les PMA exportateurs de produits autres que les combustibles
vivaient avec moins de 1 dollar par jour au cours de la période 1997-99 (ce pourcentage était de 63 %
pour la période 1981-83). Le problème des PMA est moins le degré de leur intégration dans
l’économie mondiale que la forme de cette intégration, dont les modalités actuelles ne favorisent pas
une croissance économique soutenue et la réduction de la pauvreté. De fait, pour de nombreux PMA,
les relations commerciales et financières extérieures font totalement partie de l’engrenage de la
pauvreté. Les prix réels, instables, des produits primaires, et le sucre en est un parfait exemple, n’ont
cessé de diminuer. Entre 1970 et 2000 les prix à l’exportation de commodités agricoles comme le
sucre, le coton, le cacao ou le café ont chuté de 30 à 60% (en dollars constants).
A ces risques réels s’ajoutent les caractéristiques propres de la canne à sucre, qui la distinguent
d’autres cultures tropicales d’exportation (coton, bananes ou palmier à huile par exemple). La canne à
sucre a une longue histoire derrière elle d’esclavage, d’exploitation, de faim et de pauvreté. On ne peut
guère trouver dans l’histoire et aujourd’hui (sauf l’exception mauricienne) de pays où la culture de la
canne ait été à l’origine d’un véritable développement économique et au contraire on peut parler d’un
« piège sucrier » pour des pays tentés par la monoculture de la canne. La canne à sucre présente
pourtant au départ bien des avantages : elle est une véritable usine à transformer l’énergie solaire en
sucre, elle peut être productrice d’énergie et elle nécessite une main d’œuvre importante, créant ainsi
de nombreux emplois. Mais ces aspects positifs ont également des revers négatifs, exacerbés par le
développement de plantations intégrées au sein de complexes sucriers. L’Afrique et le Brésil en sont
de bons exemples.
Dans un contexte de monoculture intensive, au sein de complexes sucriers intégrés et irrigués, la
culture et l’exploitation de la canne à sucre dans les pays en voie de développement n’offrent pas des
intérêts agronomiques ou économiques leur permettant véritablement de se définir comme
«soutenable» et «durable». La sucrerie est une industrie lourde, d’une forte intensité en capital et basée
en général dans ces pays sur une technologie importée. La taille des investissements envisagés est
considérable. La canne est essentiellement cultivée et gérée au sein d’un complexe sur des plantations
irriguées de plusieurs dizaines de milliers d’hectares, avec toutes les difficultés et les conséquences qui
y sont liées, au détriment des exploitations familiales (c’est le cas au Soudan, au Mozambique, en
Tanzanie). Le développement d’une communauté rurale est limité. Si on ne peut nier la dimension
sociale de ces complexes (sauf dans le cas du Brésil où les dérapages en matière de conditions de
travail sont nombreux), les « poches de richesse » ainsi créées dans des zones souvent sousdéveloppées, ne présument en rien d’un développement à plus large échelle. Un développement
soutenable et durable de la culture de la canne nécessite également des pratiques culturales
rigoureuses. La question est de savoir si de telles pratiques seront mises en œuvre dans les PMA, où la
création et l’extension des complexes seront soumises à une forte pression de rentabilité dans un
contexte où les préoccupations environnementales et sociales ne seront pas prioritaires.
Certes, la question d’une alternative à l’utilisation de tels capitaux, en terres et en hommes pour les
pays concernés demeure et mérite d’être étudiée. Mais cette analyse montre qu’un développement de
la canne à sucre pour l’exportation n’a pas été, n’est pas et ne sera sans doute pas un puissant moteur
de développement dans les PMA.
Dans ce cadre quel peut être le rôle de l’UE ? Le défi des négociations commerciales à l’OMC,
comme au niveau de l’UE, en ce qui concerne l’évolution de l’OCM Sucre, est d’arriver à concilier à
la fois le développement des échanges et le caractère durable et soutenable de l’industrie du sucre dans
les pays en voie de développement et en Europe. Or la culture de la canne à sucre pour l’exportation
dans les pays du Sud ne favorise pas en général un développement équilibré pour ces pays. Et les
systèmes de préférences, comme la libéralisation des marchés, ont leurs limites.
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L’ouverture totale du marché européen du sucre ne bénéficiera pas aux producteurs européens et
encore moins aux pays en voie de développement. Le seul bénéficiaire sera le Brésil mais les
conséquences sur son industrie, en particulier sociales, ne seront pas toutes positives. Si le maintien
d’une offre maîtrisée et réorganisée sur le marché européen du sucre (par le bais d’une redistribution
de la production qui tienne compte de la compétitivité des pays membres), ainsi qu’une baisse des prix
intérieurs s’imposent, dans la logique globale de la réforme de la PAC, une ouverture maîtrisée du
marché européen à l’importation des PMA est également nécessaire.
L’origine du Protocole Sucre liant l’Europe et les pays ACP est la dette contractée par l’Europe à
l’égard des vielles monocultures sucrières. Une manière de la solder serait probablement d’aider
certaines « îles à sucre » (Barbade, Trinidad et Tobago, Jamaïque) à sortir du sucre. Pour les autres
(Maurice, Guyana) ce fondement historique pourrait justifier le maintien d’accords préférentiels
aujourd’hui, même si ceux-ci peuvent se révéler être un piège et cadrent difficilement avec les
négociations internationales.
Mais l’évolution de l’initiative EBA pour le sucre des PMA vers des contingents d’importation,
avec des niveaux de prix attractifs, n’a pas de tels fondements historiques. Ces pays ont fondé leur
production de sucre de canne sur des complexes sucriers intégrés qui n’encouragent pas les
exploitations familiales si essentielles au développement. La responsabilité des pays du Nord dans le
développement des pays du Sud fonde de nouveaux partenariats, mais ceux-ci ne doivent pas aller à
l’encontre de leur objectif : celui d’un développement soutenable et durable dans les pays du Sud.
L’initiative EBA doit s’inscrire dans un tel cadre et ses conséquences potentielles doivent être pesées
en fonction de cet objectif.
Le sucre reste ainsi un cas d’école des espoirs et des illusions concernant le développement des
pays du Sud. Mais depuis deux siècles, comme le montre encore la malheureuse histoire d’Haïti, il a
un goût bien « amer ».
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