EXPERIENCES DE TEMPS Conférence musicale P. Martinot – J

publicité
EXPERIENCES DE TEMPS
Conférence musicale
P. Martinot – J. Sandler
Février 2014
***
« On eût dit que la musique lui avait fait
comprendre le temps »
Vassili GROSSMAN, Vie et destin, 1980.
« Si la musique est sa vaillance, est-ce que l'homme
ne devrait pas donner une réponse claire
à la question du temps ? »
Henry BAUCHAU, Géologies, 1950-1957.
INTRODUCTION

La question du temps – et plus particulièrement celle du « temps vécu » à laquelle sont
soumis cette année les étudiants de CPGE – est une question qui fédère, rassemble, concerne
tout le monde: chaque homme dans son quotidien, les scientifiques, les artistes...

Par ailleurs, cette question du temps... est très marquée par le temps. En effet, notre
perception du temps a évolué au cours de l'histoire. Nous tâcherons de rendre compte ici de
cette évolution en adoptant une perspective chronologique... à l'échelle de ce qui n'est qu'une
petite portion de l'histoire humaine (du début du XVIIIème au début du Xxème), dans le but
de mieux cerner les grands mouvements de pensée susceptibles d'éclairer les trois œuvres au
programme : Sylvie de Nerval (1853), l'Essai sur les données immédiates de la conscience de
Bergson (1889), et Mrs Dalloway de Virginia Woolf.

Tout au long de la période parcourue, la question du temps est bien évidemment au
cœur de la science ; et la musique, quant à elle, est par définition un art qui se déploie dans le
temps. Faite de temps, comme nous – les hommes – la musique est l'art qui nous ressemble le
plus, et qui est le plus à même de se charger de notre expérience du temps vécu. Bergson fait
même de l'écoute musicale le lieu privilégié de l'expérience de la durée, c'est-à-dire de notre
temps le plus vrai, le plus authentique, le plus personnel. Chaque écoute d'une pièce de
musique est ainsi une expérience de temps...
* *
*
1
I AU DIX-HUITIEME SIECLE...
Autour de la Première Partita (Sarabande, Menuet, Gigue) de J.-S. BACH (1726).

Allemagne de la première moitié du XVIIIème siècle marquée par l'influence de
Luther, pour qui la musique est un don de Dieu. (« Musica donum Dei »).

Bach écrit ainsi sa musique « soli deo gloria » (« pour la seule gloire de Dieu »),
comme il le note sur ses certaines de ses partitions. Dans sa perfection, la musique est l'image
sensible d'un ordre du monde voulu et créé par Dieu.

L'« expérience de temps » à laquelle nous invite cette musique – et les formes qui sont
les siennes – est en étroit rapport avec cette vocation.

Les structures musicales tendent en effet à glorifier l'insaisissable image de Dieu
créateur dont le règne n'aura pas de fin ; c'est pourquoi l'on trouve des structures qui mettent
en œuvre la notion d'une circularité qui se veut le reflet d'une organisation supérieure.

Les pièces qui composent la Première Partita sont construites autour de la notion de
reprise, c'est-à-dire de répétition à l'identique ; notamment, la structure à da capo où la pièce
est en trois sections, la troisième reprenant la première, constitue la figuration d'un cercle et
donc l' ébauche d'un mouvement perpétuel...

Du fait de ces structures,.l'écoute de cette musique est pétrie du sentiment constant de
revenir chez soi, de retrouver ce que l'on a déjà vu (ou entendu), ce que l'on croyait avoir
perdu, mais qui revient...

Une telle musique, habitée par la confiance et la foi, illustre parfaitement les mots de
V. Jankélévitch, qui écrit : « Si elle est toute temporelle, la musique est du même coup une
protestation contre l'irréversible et, grâce à la réminiscence, une victoire sur cet irréversible,
un moyen de revivre le même dans l'autre. » (La Musique et l'Ineffable, 1983).
*
II D'UN MONDE FIGE REGI PAR DES LOIS
IMMUABLES A L'ALEATOIRE D'UN UNIVERS EN
PERPETUELLE EVOLUTION
La conception d’un temps cyclique et immuablement régi par Dieu qui prévaut dans la
musique du XVIIIe siècle a aussi cours dans les sciences à la même époque. La similitude ne
doit pas étonner car Sciences, Arts et Lettres ont été vécus et pensés par les mêmes hommes,
au même moment et en un même lieu : l’Europe occidentale, héritière de la philosophie
gréco-romaine, à laquelle se sont progressivement agrégées l’Amérique du Nord et l’Europe
orientale slave.
Après un retour sur les origines de cette conception du temps, nous suivrons sa
transformation sur l’ensemble du XIXe siècle, ou plus exactement de la charnière marquée
par la Révolution Française à la fin du XVIIIe, jusqu’aux révolutions de la Physique du début
du XXe siècle que sont la mécanique quantique et la mécanique relativiste.
2
L’état des lieux
Le temps dans l’antiquité gréco-romaine :
Le temps de l’antiquité grecque échappe presque totalement à l’homme, dont le destin
est régi par le bon vouloir des dieux. La prescience du futur, détenue par les oracles, reste
encore largement intemporelle car les événement prédits sont certes inexorables mais aussi
impossibles à dater avec précision, comme on le voit dans la tragédie des Atrides, ou dans
l’errance d’Ulysse.
La réflexion philosophique sur le temps est indissociable de celle sur l’existence du
mouvement. Elle met en exergue des doutes d’une profonde pertinence sans véritablement
trancher.
Dans sa parabole sur le fleuve, Parménide note que le fleuve est toujours le même, et
toujours différent. Il met déjà le doigt sur la difficulté de considérer un « état » stationnaire
comme un système en évolution au sens que donnera le XIXe à cette notion.
Dans son paradoxe sur Achille et la tortue, Zénon d’Elée montre qu’Achille, pourtant
plus rapide, n’atteindra jamais la tortue, partie devant lui. En effet, à chaque fois qu’Achille
atteint (à l’instant tn+1) la position que la tortue occupait (à l’instant tn), la tortue a avancé et se
trouve hors d’atteinte d’Achille. La succession de ces positions et de ces instants étant infinie,
Achille n’atteindra jamais la tortue. Zénon ne peut résoudre la contradiction entre la
multiplicité infinie des instants et la finitude de la durée.
L’ambiguïté est aussi visible dans la mesure du temps. La course régulière du soleil est
repérée par des marques discrètes indiquant la position de l’ombre du stylet du gnomon
(l’ancêtre du cadran solaire). L’écoulement du temps est mis en évidence par l’analogie avec
l’écoulement de l’eau de la clepsydre, repéré par des marques sur le récipient.
Il faudra attendre Aristote pour que la notion de temps soit explicitement dissociée de
celle de mouvement et que soit affirmée la continuité du temps mais, durant toute l’antiquité,
le temps reste largement en dehors des préoccupations que nous qualifions aujourd’hui de
scientifiques.
Les mathématiques sont centrées sur l’arithmétique et la géométrie. (Thalès,
Pythagore, Euclide)
Archimède étudie la statique des fluides, avec sa fameuse poussée, et l’optique.
La science est hors du temps et le temps est hors de la science.
Le temps, paramètre du mouvement :
Après la longue parenthèse du Moyen-Âge, le temps réapparaît dans la science au
début du XVIe siècle avec Galilée (1564-1642) quand il énonce la loi sur la chute des corps :
la vitesse de chute est proportionnelle au temps de chute. On notera que pour lui, la vitesse est
seulement une vitesse moyenne, rapport entre la distance parcourue et le temps de parcours.
Par une expérience de pensée introduisant bizarrement une chute le long d’un plan
incliné horizontal, il énonce le principe d’inertie : la vitesse reste constante en l’absence de
force pesante.
Il s’intéresse à la relativité du mouvement en considérant deux mobiles en
déplacement rectiligne et uniforme l’un par rapport à l’autre.
Dans la formule de composition des vitesses qui, porte son nom, le temps est
implicitement considéré comme absolu.
3
Dans l’espace temps, supposé absolu et infini, Descartes (1596-1650) introduit les
coordonnées cartésiennes : tous les événements ont un lieu et une date parfaitement définie
dans l’espace et dans le temps. L’espace et le temps sont mathématisés dans une grande
tentative d’acquérir en tout la certitude mathématique opposée au doute primordial. Descartes
est aussi le défenseur du déterminisme mécanique. Les expériences physiques, reproduites à
l’identique donneront obligatoirement les mêmes résultats.
La grande entreprise de mathématisation sera poursuivie par Newton (1642-1727), et
d’une manière légèrement différente par Leibniz (1646-1716), qui créent le calcul différentiel
pour traduire le mouvement des corps soumis à la gravitation.
Newton reprend le principe d’inertie (première loi), la proportionnalité de la force avec
l’accélération (deuxième loi) et l’égalité de l’action et de la réaction (3ème loi).
La maîtrise mathématique de la notion de limite, de continuité et l’introduction de la
dérivation permettent de lever le paradoxe de Zénon sur le mouvement.
Les coordonnées cartésiennes représentent le lieu et l’instant. La vitesse comme le
rapport de l’espace parcouru sur la durée du parcours est la marque du mouvement et on
distingue le temps, l’espace et le mouvement.
Le passage à la limite définit une vitesse instantanée qu’on peut affecter au lieu et au
temps et distinguer de ceux-ci. Mathématiquement on identifie la vitesse à la dérivée
temporelle de l’équation horaire, qui est l’ensemble des positions considérées comme fonction
de la variable temps. L’accélération instantanée de la deuxième loi de Newton est identifiée à
la dérivée temporelle de la vitesse.
Le temps (comme l’espace) est UN dans le sens où il forme un continuum, mais peut
être découpé en une multiplicité infiniment infinie d’instants (ou de lieux) sans durée (ou
sans étendue).
Le mouvement a lieu dans l’espace et le temps.
Le temps et Dieu :
Conformément au principe d’inertie le mouvement est perpétuel.
Dans tout ce qui précède, on reconnaît au temps trois attributs conférés au Dieu de la
religion dominante et omniprésente : l’ubiquité, l’unicité et l’infinitude temporelle (ou encore
immortalité).
Leibniz affirme cependant qu’il n’y a pas de contradiction entre religion et raison. Au
contraire, il voit dans le principe d’inertie la preuve de la nécessité d’un « premier
mouvement » qui ne peut être que le fait de Dieu.
La perfection et la parfaite reproduction du mouvement elliptique des planètes sont
une autre preuve de l’existence de Dieu car la perfection de la mécanique céleste ne peut être
que divine.
Les équations qui régissent le mouvement lui donnent un caractère prévisible et le
temps est la mesure d’un déterminisme divin. La prédestination est alors au cœur de la
réflexion théologique. N’oublions pas que Descartes et Pascal (1623-1662) sont
profondément croyants.
Le temps est celui des horloges, battant une division minime de l’heure, sa seconde
division par soixante. Dieu est le « grand horloger » du monde.
L’écoulement cyclique du temps est identifié au mouvement perpétuel.
Le monde est régi par des lois immuables (donc intemporelles) et ces lois étant découvertes,
la construction de la Physique , conçue comme la science mathématisée du mouvement est
4
considérée comme achevée à la fin du XVIIIe par Lagrange (1736-1813) dans son ouvrage
« Mécanique analytique » de 1788.
L’homme s’approprie le temps
Le temps de l’histoire et de la politique :
Par un mouvement symétrique, la loi de Newton donne à l'homme la possibilité d’agir
sur le mouvement et de changer le cours des choses. Préparée par la philosophie des lumières,
la charnière entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe voit se concrétiser l’idée que l’homme,
et non plus seulement Dieu, a, sinon la maîtrise, du moins une emprise sur le temps. Le
présent s’inscrit dans la perspective du futur.
L’Indépendance de l’Amérique (1776) et la Révolution française (1789) marquent la
fin du pouvoir politique monarchique absolu et de droit divin et la prise en main par le peuple
(le demos de la démocratie) de son destin politique.
L’homme élargit aussi le champ de son passé avec la découverte des civilisations
anciennes (Egypte et Mésopotamie). La campagne d’Egypte (1797) est l’occasion d’une
gigantesque campagne scientifique à la suite de laquelle Champollion (1790-1832) déchiffre
les hiéroglyphes à l’aide de la pierre de Rosette (1822).
Plus loin dans le passé, l’étude des stratifications du terrain enseigne que la Terre a un
passé et la découverte des artefacts humains fossiles repousse la présence de l’Homme à des
temps préhistoriques lointains.
L’étude du passé montre que l’homme a profondément transformé son cadre sociétal
au cours du temps.
L’homme n’est pas seulement un spectateur, mais aussi un acteur du temps.
De nouveaux champs pour la Physique :
Les sciences de la nature ne restent pas à l’écart de ce mouvement.
Il apparaît un foisonnement de nouvelles sciences, qui se structurent progressivement
et dépassent rapidement la description d’un monde conçu comme figé dans la permanence
pour le penser en terme de transformation.
En Chimie, Lavoisier (1743-1794) énonce « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se
transforme ». Par là il énonce la conservation de la masse (1774), puis celle des éléments
(1787), mais aussi la possibilité de leurs recombinaisons à l’infini dans de nouvelles
molécules.
En Electricité, Franklin (1706-1790), par ailleurs artisan de l’indépendance
américaine, énonce le principe de la conservation de l’électricité qui contient à la fois la
conservation de la charge et la nécessité de son déplacement sous la forme de courant
électrique.
Coulomb (1736-1806) découvre en 1800 la loi d’interaction gouvernant la force entre
deux charges statiques, remarquablement similaire à la loi newtonienne d’interaction
gravitationnelle. Il la vérifie expérimentalement.
Oersted ((1777-1851) découvre en 1820 que les courants peuvent produire un champ
magnétique et une force, donc un déplacement.
Faraday (1791-1867) découvre en 1831 le phénomène d’induction, et l’action d’un
mouvement sur un circuit électrique.
L’ensemble de ces phénomènes conduit à l’élaboration de moteurs et de dynamos, qui
transforment le mouvement en électricité et réciproquement.
5
L’ensemble des phénomènes électriques et magnétiques sera synthétisé par Maxwell
(1831-1879) en une théorie de l’électromagnétique (1873) qui est une théorie des champs
électrique et magnétique dépendants du temps.
L’Optique géométrique, qui était restée en dehors du temps avec les travaux du XVIIe,
y entre par l’interprétation ondulatoire des interférences et de la diffraction due à Fresnel
(1788-1827). Par analogie avec les ondulations mécaniques à la surface de l’eau, on parle de
la nature ondulatoire de la lumière. La lumière est une onde progressive, ce qui signifie une
double dépendance spatiale et temporelle, intimement liées. Fresnel en mesure la dépendance
spatiale (la longueur d’onde) en 1821.
La lumière est en mouvement à très grande vitesse. En 1850 Foucault (1819-1868),
puis en 1851 Fizeau (1819-1896) en déterminent avec précision la vitesse dans l’air et dans
différents matériaux. Sa valeur très élevée (300 000 km/s) plonge les scientifiques dans un
univers en mouvement ultrarapide, avec des fréquences de l’ordre 1015 Hz, soit des périodes
d’un millionième de milliardième de seconde.
La théorie électromagnétique de Maxwell montrera que la lumière est une onde
électromagnétique, unifiant ainsi l’optique et l’électromagnétisme.
L’étude des propriétés thermiques des corps était restée cantonnée au XVIIème à la
statique avec la loi des gaz parfaits à l’équilibre et les travaux de Boyle et Mariotte. La
réflexion scientifique est tirée en avant par le développement de l’industrie (la Révolution
Industrielle) et une forte demande de machines à vapeur qui sont perfectionnées par Watt
(1736-1819) entre 1760 et 1780.
Il s’agit de transformer la chaleur en travail de manière quasi infinie au moyen de
machines fonctionnant suivant des cycles la ramenant indéfiniment dans le même état.
L’universalité de l’énergie :
La thermodynamique naissante postule l’équivalence entre le travail et la chaleur, mais
ce sont déjà deux formes d’échange d’une même grandeur : l’énergie.
Plus généralement, l’énergie est un nouveau concept, transversal à tous les domaines
de la physique.
On élabore la possibilité de passer indéfiniment d’une forme d’énergie à une autre.
L’énergie mécanique peut être convertie en énergie thermique par les frottements, en
énergie électrique par les générateurs. L’énergie électrique peut être convertie en énergie
thermique par effet Joule (1818-1889), mécanique grâce aux moteurs ou chimique dans les
électrolyseurs.
L’énergie chimique peut être convertie en énergie électrique avec les piles.
L’homme semble donc avoir gagné un statut de démiurge omnipotent par la maîtrise des
transformations. Il est en mesure de contrôler le cours de son existence et de la nature,
l’Univers conservant néanmoins une certaine cohérence à travers l’universalité ou
l’unification des concepts et une certaine permanence à travers les lois de conservation.
L’Evolution Irréversible
L’impossibilité du mouvement perpétuel :
Cette impression de mouvement perpétuel de conversion de l’énergie n’est cependant
qu’une illusion. Par exemple, le mouvement des horloges doit être perpétuellement entretenu
par un mécanisme récupérant l’énergie d’un poids.
6
L’étude par Fourier (1768-1830) du transfert thermique montre que la chaleur va
spontanément toujours du corps le plus chaud vers le plus froid. Carnot (1796-1832) montre
[« réflexions sur la puissance motrice du feu(1824) ] que ceci limite la proportion de chaleur
qu’on peut transformer en travail à un facteur toujours inférieur à 100%.
Plus généralement, les taux de conversion de l’énergie restent systématiquement
inférieurs à 100%, une fraction même peu importante étant systématiquement convertie en
chaleur.
On dit à l’époque que le travail se dégrade en chaleur.
Le caractère inéluctable de l’évolution :
Pour fonder une théorie cohérente de cette limitation, Clausius (1822-1888) introduit
la notion d’entropie en 1865. Il procède par analogie avec l’énergie et la nomme d’après la
racine grecque trope qui a le sens de « aller vers » pour signifier que l’entropie est la signature
d’une évolution. Tout comme l’énergie, cette grandeur peut être échangée, mais la grande
différence est qu’elle peut aussi être créée ex nihilo lors d’une transformation, et ce toujours
dans le sens de son augmentation.
L’entropie de l’univers est en croissance constante.
Ceci introduit une dissymétrie temporelle : Les transformations réelles sont
irréversibles c'est-à-dire qu’on ne peut les pratiquer que dans un seul sens.
C’est la première fois qu’on met en évidence un phénomène physique qui donne une
réalité au sens d’écoulement du temps, ce que les physiciens nomment la flèche du temps.
Après Kant et Hegel, Marx (1818-1883) affirme que l’Histoire a un sens.
Son étude scientifique des systèmes politico-économiques, et plus particulièrement du
capitalisme, lui fait énoncer [« Le capital» (1867)] la loi de la baisse tendancielle du taux de
profit. L’évolution du système capitaliste vers sa fin est irréversible.
En Sciences de la Vie, la théorie de l’Evolution, énoncée en 1859 dans « de l’origine
des espèces par voie de sélection naturelle » par Darwin (1809-1882), indique que les
espèces évoluent. Ceci s’applique tout aussi bien à l’Homme.
Il apparaît spontanément des mutations dont certaines sont ensuite transmises par
hérédité et qui s’imposent par le mécanisme de la sélection naturelle.
Le monde est en évolution et cette évolution a un sens.
Les contradictions de l’irréversibilité :
Cette affirmation est probablement celle qui a été au centre de toutes les controverses
scientifiques du XIXe, et la polémique se poursuit encore de nos jours.
La mécanique, régie par les Lois de Newton et les mathématiques de Lagrange, n’est
pas prête à admettre l’irréversibilité, car toutes ses équations sont indifférentes au sens du
temps.
Cependant, Poincaré (1854-1912) dans l’étude du problème à trois corps met en
évidence le caractère non linéaire des équations, l’impossibilité d’une solution analytique
générale et l’instabilité des solutions par rapport à une variabilité faible des conditions
initiales.
7
Mach (1838-1916) critique le principe newtonien de l’action et de la réaction et
postule que, même dans le cas de l’étude d’un système à deux corps, on ne peut faire
abstraction du reste de l’Univers (1883). A l’étude analytique, il préfère l’expérimentation. Il
affirme que seul ce qui peut être observé existe.
Il n’y a pas de déterminisme mathématique absolu en mécanique.
La question de la nature de l’évolution irréversible se pose au philosophe.
Elle peut être perçue positivement et associée à la notion de progrès continu et
triomphateur avec Comte (1798-1857) et le positivisme. Au contraire elle peut mener au
désordre et au chaos absolu du nihilisme comme le montre Nietzsche (1844-1900).
Elle repose aussi la notion du déterminisme et du libre arbitre. L’homme a-t-il la
capacité d’agir sur cette évolution irréversible ? L’homme a-t-il encore son libre arbitre ou
est-il prisonnier de l’évolution de la société ?
Marx, en sortant de son rôle d’économiste, propose une solution dans la lutte des
classes : l’homme doit agir pour accélérer la chute du système capitaliste pour favoriser
l’avènement d’un monde inéluctablement meilleur.
Ceci inspire l’action politique de Lénine (1870-1924) et conduira à la révolution russe
(1917). Par ailleurs, Lénine critique violemment l’empiriocriticisme de Mach auquel il oppose
le matérialisme dialectique.
A l’opposé, la théorie libérale, renouvelle sa confiance dans l’évolution spontanée vers
un état d’équilibre qui serait un optimum social. La « main invisible» d’Adam Smith est
remplacée par le postulat de l’offre et de la demande pour piloter cette évolution.
Maxwell (1831-1879) et Boltzmann (1844-1906) vont donner une assise statistique à
la notion d’entropie et montrer que toute évolution spontanée d’un système qui comporte des
myriades d’individus est entièrement soumise au hasard et est nécessairement une marche
vers le désordre le plus grand possible.
D’un point de vue théologique, on peut y voir une sorte de prédestination athée dans
laquelle l’évolution est nécessairement néfaste.
Tout au contraire, les créationnistes y voient la nécessité de Dieu, placé au dessus et en
dehors des lois de la physique, comme principe ordonnateur et créateur de la vie, système
hautement organisé et considéré comme le but ultime de la création divine.
Maxwell crée son « démon », créature paradoxale, se jouant du second principe en
triant les molécules de manière à ne laisser passer que les plus rapides, c'est-à-dire les plus
chaudes au sens statistique dans un sens et les plus lentes dans l’autre.
L’irréversibilité retire à l’homme toute influence sur le temps, c'est-à-dire sur le
cours des choses et sur leur fin, à moins qu’il parvienne à domestiquer le hasard.
La subjectivité du temps
Le hasard et la statistique envahissent les sciences
La fin du XIXe et le début du XXe siècle sont marqués par l’atomisme.
Perrin (Jean, 1870-1942) confirme en 1895 l’existence de l’électron par ses
expériences sur les rayons cathodiques. Millikan (1868-1953) en mesure précisément la
charge en 1911.
Rutherford (1871-1937) réalise de nombreuses expériences avec les particules alpha
qu’il identifie être des noyaux d’hélium. Il élabore en 1911 un modèle d’atome qui met en
8
évidence un noyau, dont on montrera rapidement qu’il est constitué de protons et de neutrons,
entouré d’électrons satellites.
En 1900, pour expliquer le rayonnement du corps noir, Planck (1858-1947) introduit
le photon qui est un « grain de lumière » dont l’énergie E dépend de la fréquence ν suivant la
relation E=hν et on en montre rapidement l’existence par la quantification des transferts
d’énergie. La constante de Planck h est mesurée par Millikan en 1916.
La matière n’est pas continue à l’échelle atomique.
Le grand nombre de ces particules impose la statistique dans leur étude et le hasard
dans leurs évolutions.
La dualité onde particule, introduite théoriquement en 1924 par de Broglie (18921987), conduit à la mécanique quantique. Le module au carré de la fonction d’onde,
introduite en 1926 par Schrödinger(1887-1964) pour représenter les particules, est interprété
comme une probabilité de présence.
En 1927 Heisenberg (1901-1976) formule ses relations d’incertitude. La position
d’une particule perd le sens qu’elle avait acquis dans le repère cartésien et est marquée d’une
incertitude. Les relations d’incertitude s’appliquent également au temps suivant la relation

E

t h/4.
Le temps classique perd son sens
Le formalisme développé par Schrödinger se révèle adapté à l’étude des états
stationnaires, états largement théoriques, dont l’énergie est parfaitement définie et la durée de
vie infinie. Le passage d’un état à un autre se réduit à un échange d’énergie dont la date est
indéfinie.
Ainsi, le temps est mort, réalisant la prophétie de Nietzsche : « Dieu est mort ».
Comportement aléatoire et déterminisme statistique :
Le caractère imprévisible du comportement individuel laisse encore à l’homme
l’illusion du libre arbitre individuel et la sociologie, établie comme science en 1894 par
Durkheim (1858-1917), étudie par la statistique les faits sociaux et le déterminisme social.
De même, l’étude de la radioactivité découverte en 1896 par Becquerel (Henri, 18521908) et Curie (Marie, 1867-1934) ne permet pas de prévoir si tel ou tel atome va se
désintégrer, mais permet de prévoir la désintégration d’une population d’atomes caractérisée
par son temps de demi vie.
Les expériences d’interférences à un photon montrent que la répartition des photons
sur un écran placé derrière deux fentes d’Young est aléatoire, tandis que la répétition de
l’expérience un grand nombre de fois permet de retrouver la figure d’interférences.
Un tel comportement est prévu systématiquement pour l’ensemble des particules
élémentaires et très largement vérifié (par exemple la diffraction des électrons, Davisson et
Germer 1927).
Le déterminisme est seulement statistique, privant l’homme d’une partie de son
pouvoir sur les phénomènes naturels et même sur les faits sociaux.
L’accélération du temps et l’inflation de l’information :
A l’opposé de ce mouvement, on invente de nouvelles horloges ultra rapides, les
horloges atomiques, grâce à la remarquable stabilité de certaines oscillations entre deux
niveaux quantiques.
9
L’homme maîtrise des durées de plus en plus brèves et peut remplir le temps de plus
en plus d’information.
L’information est théorisée et Shannon (1916-) montre en 1948 l’existence d’une
inégalité entre la fréquence de transmission d’un signal et la quantité d’information
disponible. Cette inégalité prend la même forme que les incertitudes de Heisenberg.
Brillouin (Léon, 1889-1969) montre que la quantité d’information constitue une
grandeur de même nature que l’entropie. Il la nomme la néguentropie en réinterprétant
l’entropie comme la mesure de l’ignorance humaine de l’état d’un système complexe. Ainsi,
c’est l’information sur la nature (lente ou rapide) de la vitesse d’une particule qui permet au
démon de Maxwell de se jouer du second principe.
Certes le temps sort du champ de la réalité perceptible en étant emprisonné dans des
machines souvent lointaines, mais on touche là le vieux mythe du pouvoir sur le temps que
donnerait la connaissance absolue.
Le temps est subjectif :
La théorie de la relativité d’abord restreinte (1905), puis générale (1915) due à
Einstein (1879-1955) va elle aussi contribuer à brouiller la notion de temps. Dans cette
théorie, la mesure du temps dépend non seulement de l’état de mouvement du sujet
observateur, mais aussi du potentiel gravitationnel du lieu où il se trouve.
C’est toute la mécanique de Galilée et de Newton qui est remise en cause. C’est aussi
l’espace temps plat de Descartes et l’idée que le temps est universel et objectif et que les
phénomènes physiques sont contenus à l’intérieur de l’espace et du temps.
Le temps est subjectif et dépend de l’observateur et de la matière.
La cosmologie relativiste est incompatible avec un espace infini stationnaire.
Lemaître (1894-1966) propose en 1927 un univers en expansion et Hubble (1889-1953)
détecte cette expansion en 1929 grâce à l’observation du décalage vers le rouge de la lumière
émise par les galaxies lointaines.
L’hypothèse du Big-Bang formulée par Gamow (1904-1968) en 1948 pose alors le
problème de la création de l’espace et du temps. En effet, suivant l’interprétation la plus
courante de la théorie, l’univers n’est pas en expansion à l’intérieur d’un espace temps
préexistant, comme on gonflerait un ballon.
L’espace et le temps sont co-créés et leurs bornes croissent sans cesse. On trouve ici
un lien avec la « création continue d’impérieuse nécessité » de Bergson.
En mécanique quantique, le comportement de l’observateur est au centre de la théorie
quantique de la mesure. Sa présence est indissociable de ce qui est observé. Toute mesure
modifie le système mesuré. Même si le temps est largement évacué de la mécanique
quantique, par le choix de n’étudier que les états stationnaires, la mesure des durées ne peut y
être que subjective.
Même les relations de causalité et d’antériorité perdent de leur pertinence.
L’Univers tel qu’il est proposé à l’homme moderne, et même post-moderne, est donc
une quête d’un temps de plus en plus insaisissable. En quelque sorte, il est « A la recherche
du temps perdu ».
10
III LA PERIODE « BERGSONIENNE » : FAURE ET
DEBUSSY OU LE BERGSONISME EN MUSIQUE
La musique de Gabriel Fauré puis celle de Claude Debussy se veulent à l'image de la vie,
qui est jaillissement spontané et progrès imprévisible.
Fauré, 6ème Nocturne (1894)

Cette pièce, qui illustre fort bien, musicalement, le bergsonisme naissant, s'ancre dans
une méditation sur les mouvements, les éléments fluctuants, qui sont à l'oeuvre dans la
nature : le pianiste Alfred Cortot entend dans la partie centrale de la pièce un « murmure
frissonnant de feuilles remuées » ; et indéniablement, de l'eau coule, dans ce nocturne –
parfois de façon apaisée et calme, parfois plus vivement, lorsque, même, la tempête se
déchaîne.

Ces eaux vivantes sont éminemment bergsoniennes – le flux héraclitéen des eaux
courantes ayant toujours été pour Bergson une image sensible du temps vécu.

Par ailleurs, le titre de l'oeuvre (« Nocturne ») nous dit l'attraction qu'exerce sur le
compositeur ce moment privilégié du jour où les formes et les images sombrent dans
l'indistinction du chaos. L'eau vivante noie les formes, et la nuit en estompe le contour.

Cette musique extrêmement fluide peut alors se faire l'expression de la durée – au sens
bergsonien du terme : de la dimension selon laquelle l'objet se défait sans cesse, se forme, se
déforme, se transforme, et puis se reforme.

La « reprise » existe encore chez Fauré... mais pas au sens où l'entendait la musique du
XVIIIème siècle : il ne s'agit plus de reprendre à l'identique ; au contraire, chaque « fois » est
une nouvelle « fois », car du temps a passé et on ne revient jamais au même.
*
Debussy, « Canope » « La Puerta del Vino » (Préludes, livre II, 1913).

Fauré a en quelques sortes débarrassé le temps musical des formules redondantes et
mécanisées, là où la vie ne se répète jamais à l'identique.

Debussy poursuit dans cette voie, mû par une véritable fascination pour l'éternelle
mobilité des choses.

« Canope » et « La Puerta » sont nées d'un prétexte visuel : nous devons la première
idée de « La Puerta del Vino » à l'envoi par Manuel de Falla à Debussy d'une carte postale
représentant la célèbre porte de Grenade connue sous ce nom. Debussy, frappé de l'intensité
des oppositions de lumière et d'ombre sur cette image en entreprend aussitôt la transposition
musicale : « Je ferai quelque chose avec ça », dit-il. « Canope » s'inspire de la contemplation
de deux urnes funéraires égyptiennes posées sur le bureau de Debussy. Ainsi, même quand le
musicien choisit une image fixe comme prétexte à sa rêverie, il la transpose dans la dimension
du devenir ; il rend temporel et mouvant ce qui était fixe. Dans « Canope », la médiation sur
la mort prend la forme d'un cortège funèbre, et dans la « Puerta », les contrastes s'inscrivent
dans le temps.

Mais c'est véritablement à une méditation sur la durée, au sens bergsonien du terme
que Debussy nous invite : chez lui, pas de structure faisant place à la reprise, pas de ré
11
exposition rassurante du thème, pas de principe abstrait du temps musical, mais au contraire,
une musique qui paraît se construire au fil de son déroulement, se créer à chaque instant,
allant toujours vers l'inattendu, voire l'inaccomplissement.

L'acquiescement à la diversité problématique du monde qui semble caractériser la
musique de Debussy se traduit du reste par le fait que Debussy emprunte à différents univers
musicaux : au cante jondo espagnol dans la « Puerta del Vino », au choral à l'antique dans
« Canope », par exemple.
*
Rachmaninov, Etude-tableau op. 33 numéro 3 (1913).

Pièce construite en deux volets, sans retour au premier (depuis Bach: revirement
complet).

Premier volet : placé sous le signe de la menace (notes qui grondent dans le grave du
clavier) ; se fait l'expression du caractère implacable du temps (sons de cloches, dans l'aigu).

Deuxième volet : impression de temps suspendu ; écriture aux harmonies immuables,
qui donne une idée du statique avec des moyens musicaux, et donc temporels : presque
l'antithèse de Debussy !

Pièce qui contient trois formes de rapports au temps qui sont aussi présentes dans Mrs
Dalloway : menace de la mort, sentiment d'être prisonnier du temps, possible conquête
d'une liberté qui passe par la capacité de l'art à distendre l'instant parfois à l'infini. La pièce de
Rachmaninov est du reste quasiment contemporaine du roman de V. Woolf, et les deux
œuvres prennent en charge par des procédés voisins les doutes quant à la temporalité humaine
qui s'emparent de l'homme européen qui a vécu la menace de la guerre.

Double conscience de l'irréversible... et du pouvoir de l'homme à résister, par l'art, à
cet irréversible (retour à Bach, en apparence... mais avec des moyens expressifs très
différents).
* *
*
12
Téléchargement