EXPERIENCES DE TEMPS Conférence musicale P. Martinot – J

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EXPERIENCES DE TEMPS
Conférence musicale
P. Martinot J. Sandler
Février 2014
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« On eût
d
di
it
t
que la musique lui avait fait
comprendre le temps »
Vassili GROSSMAN, Vie et destin, 1980.
« Si la musique est sa vaillance, est-ce que l'homme
ne devrait pas donner une réponse claire
à la question du temps ? »
Henry BAUCHAU, Géologies, 1950-1957.
INTRODUCTION
La question du temps et plus particulièrement celle du « temps vécu » à laquelle sont
soumis cette année les étudiants de CPGE est une question qui fédère, rassemble, concerne
tout le monde: chaque homme dans son quotidien, les scientifiques, les artistes...
Par ailleurs, cette question du temps... est très marquée par le temps. En effet, notre
perception du temps a évolué au cours de l'histoire. Nous cherons de rendre compte ici de
cette évolution en adoptant une perspective chronologique... à l'échelle de ce qui n'est qu'une
petite portion de l'histoire humaine (du début du XVIIIème au début du Xxème), dans le but
de mieux cerner les grands mouvements de pensée susceptibles d'éclairer les trois œuvres au
programme : Sylvie de Nerval (1853), l'Essai sur les données immédiates de la conscience de
Bergson (1889), et Mrs Dalloway de Virginia Woolf.
Tout au long de la période parcourue, la question du temps est bien évidemment au
cœur de la science ; et la musique, quant à elle, est par définition un art qui se déploie dans le
temps. Faite de temps, comme nous les hommes la musique est l'art qui nous ressemble le
plus, et qui est le plus à même de se charger de notre expérience du temps vécu. Bergson fait
même de l'écoute musicale le lieu privilégié de l'expérience de la durée, c'est-à-dire de notre
temps le plus vrai, le plus authentique, le plus personnel. Chaque écoute d'une pièce de
musique est ainsi une expérience de temps...
* *
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I AU DIX-HUITIEME SIECLE...
Autour de la Première Partita (Sarabande, Menuet, Gigue) de J.-S. BACH (1726).
Allemagne de la première moitié du XVIIIème siècle marquée par l'influence de
Luther, pour qui la musique est un don de Dieu. (« Musica donum Dei »).
Bach écrit ainsi sa musique « soli deo gloria » pour la seule gloire de Dieu »),
comme il le note sur ses certaines de ses partitions. Dans sa perfection, la musique est l'image
sensible d'un ordre du monde voulu et créé par Dieu.
L'« expérience de temps » à laquelle nous invite cette musique et les formes qui sont
les siennes est en étroit rapport avec cette vocation.
Les structures musicales tendent en effet à glorifier l'insaisissable image de Dieu
créateur dont le règne n'aura pas de fin ; c'est pourquoi l'on trouve des structures qui mettent
en œuvre la notion d'une circularité qui se veut le reflet d'une organisation supérieure.
Les pièces qui composent la Première Partita sont construites autour de la notion de
reprise, c'est-à-dire de répétition à l'identique ; notamment, la structure à da capola pièce
est en trois sections, la troisième reprenant la première, constitue la figuration d'un cercle et
donc l' ébauche d'un mouvement perpétuel...
Du fait de ces structures,.l'écoute de cette musique est pétrie du sentiment constant de
revenir chez soi, de retrouver ce que l'on a déjà vu (ou entendu), ce que l'on croyait avoir
perdu, mais qui revient...
Une telle musique, habitée par la confiance et la foi, illustre parfaitement les mots de
V. Jankélévitch, qui écrit : « Si elle est toute temporelle, la musique est du même coup une
protestation contre l'irréversible et, grâce à la réminiscence, une victoire sur cet irréversible,
un moyen de revivre le même dans l'autre. » (La Musique et l'Ineffable, 1983).
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II D'UN MONDE FIGE REGI PAR DES LOIS
IMMUABLES A L'ALEATOIRE D'UN UNIVERS EN
PERPETUELLE EVOLUTION
La conception d’un temps cyclique et immuablement régi par Dieu qui prévaut dans la
musique du XVIIIe siècle a aussi cours dans les sciences à la même époque. La similitude ne
doit pas étonner car Sciences, Arts et Lettres ont été vécus et pensés par les mêmes hommes,
au même moment et en un même lieu : l’Europe occidentale, héritière de la philosophie
gréco-romaine, à laquelle se sont progressivement agrégées l’Amérique du Nord et l’Europe
orientale slave.
Après un retour sur les origines de cette conception du temps, nous suivrons sa
transformation sur l’ensemble du XIXe siècle, ou plus exactement de la charnière marquée
par la Révolution Française à la fin du XVIIIe, jusqu’aux révolutions de la Physique du début
du XXe siècle que sont la mécanique quantique et la mécanique relativiste.
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L’état des lieux
Le temps dans l’antiquité gréco-romaine :
Le temps de l’antiquité grecque échappe presque totalement à l’homme, dont le destin
est régi par le bon vouloir des dieux. La prescience du futur, détenue par les oracles, reste
encore largement intemporelle car les événement prédits sont certes inexorables mais aussi
impossibles à dater avec précision, comme on le voit dans la tragédie des Atrides, ou dans
l’errance d’Ulysse.
La réflexion philosophique sur le temps est indissociable de celle sur l’existence du
mouvement. Elle met en exergue des doutes d’une profonde pertinence sans véritablement
trancher.
Dans sa parabole sur le fleuve, Parménide note que le fleuve est toujours le même, et
toujours différent. Il met déjà le doigt sur la difficulté de considérer un « état » stationnaire
comme un système en évolution au sens que donnera le XIXe à cette notion.
Dans son paradoxe sur Achille et la tortue, Zénon d’Elée montre qu’Achille, pourtant
plus rapide, n’atteindra jamais la tortue, partie devant lui. En effet, à chaque fois qu’Achille
atteint (à l’instant tn+1) la position que la tortue occupait (à l’instant tn), la tortue a avancé et se
trouve hors d’atteinte d’Achille. La succession de ces positions et de ces instants étant infinie,
Achille n’atteindra jamais la tortue. Zénon ne peut résoudre la contradiction entre la
multiplicité infinie des instants et la finitude de la durée.
L’ambiguïté est aussi visible dans la mesure du temps. La course régulière du soleil est
repérée par des marques discrètes indiquant la position de l’ombre du stylet du gnomon
(l’ancêtre du cadran solaire). L’écoulement du temps est mis en évidence par l’analogie avec
l’écoulement de l’eau de la clepsydre, repéré par des marques sur le récipient.
Il faudra attendre Aristote pour que la notion de temps soit explicitement dissociée de
celle de mouvement et que soit affirmée la continuité du temps mais, durant toute l’antiquité,
le temps reste largement en dehors des préoccupations que nous qualifions aujourd’hui de
scientifiques.
Les mathématiques sont centrées sur l’arithmétique et la géométrie. (Thalès,
Pythagore, Euclide)
Archimède étudie la statique des fluides, avec sa fameuse poussée, et l’optique.
La science est hors du temps et le temps est hors de la science.
Le temps, paramètre du mouvement :
Après la longue parenthèse du Moyen-Âge, le temps réapparaît dans la science au
début du XVIe siècle avec Galilée (1564-1642) quand il énonce la loi sur la chute des corps :
la vitesse de chute est proportionnelle au temps de chute. On notera que pour lui, la vitesse est
seulement une vitesse moyenne, rapport entre la distance parcourue et le temps de parcours.
Par une expérience de pensée introduisant bizarrement une chute le long d’un plan
incliné horizontal, il énonce le principe d’inertie : la vitesse reste constante en l’absence de
force pesante.
Il s’intéresse à la relativité du mouvement en considérant deux mobiles en
déplacement rectiligne et uniforme l’un par rapport à l’autre.
Dans la formule de composition des vitesses qui, porte son nom, le temps est
implicitement considéré comme absolu.
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Dans l’espace temps, supposé absolu et infini, Descartes (1596-1650) introduit les
coordonnées cartésiennes : tous les événements ont un lieu et une date parfaitement définie
dans l’espace et dans le temps. L’espace et le temps sont mathématisés dans une grande
tentative d’acquérir en tout la certitude mathématique opposée au doute primordial. Descartes
est aussi le défenseur du déterminisme mécanique. Les expériences physiques, reproduites à
l’identique donneront obligatoirement les mêmes résultats.
La grande entreprise de mathématisation sera poursuivie par Newton (1642-1727), et
d’une manière légèrement différente par Leibniz (1646-1716), qui créent le calcul différentiel
pour traduire le mouvement des corps soumis à la gravitation.
Newton reprend le principe d’inertie (première loi), la proportionnalité de la force avec
l’accélération (deuxième loi) et l’égalité de l’action et de la réaction (3ème loi).
La maîtrise mathématique de la notion de limite, de continuité et l’introduction de la
dérivation permettent de lever le paradoxe de Zénon sur le mouvement.
Les coordonnées cartésiennes représentent le lieu et l’instant. La vitesse comme le
rapport de l’espace parcouru sur la durée du parcours est la marque du mouvement et on
distingue le temps, l’espace et le mouvement.
Le passage à la limite définit une vitesse instantanée qu’on peut affecter au lieu et au
temps et distinguer de ceux-ci. Mathématiquement on identifie la vitesse à la dérivée
temporelle de l’équation horaire, qui est l’ensemble des positions considérées comme fonction
de la variable temps. L’accélération instantanée de la deuxième loi de Newton est identifiée à
la dérivée temporelle de la vitesse.
Le temps (comme l’espace) est UN dans le sens où il forme un continuum, mais peut
être découpé en une multiplicité infiniment infinie d’instants (ou de lieux) sans durée (ou
sans étendue).
Le mouvement a lieu dans l’espace et le temps.
Le temps et Dieu :
Conformément au principe d’inertie le mouvement est perpétuel.
Dans tout ce qui précède, on reconnaît au temps trois attributs conférés au Dieu de la
religion dominante et omniprésente : l’ubiquité, l’unicité et l’infinitude temporelle (ou encore
immortalité).
Leibniz affirme cependant qu’il n’y a pas de contradiction entre religion et raison. Au
contraire, il voit dans le principe d’inertie la preuve de la cessité d’un « premier
mouvement » qui ne peut être que le fait de Dieu.
La perfection et la parfaite reproduction du mouvement elliptique des planètes sont
une autre preuve de l’existence de Dieu car la perfection de la mécanique céleste ne peut être
que divine.
Les équations qui régissent le mouvement lui donnent un caractère prévisible et le
temps est la mesure d’un déterminisme divin. La prédestination est alors au cœur de la
réflexion théologique. N’oublions pas que Descartes et Pascal (1623-1662) sont
profondément croyants.
Le temps est celui des horloges, battant une division minime de l’heure, sa seconde
division par soixante. Dieu est le « grand horloger » du monde.
L’écoulement cyclique du temps est identifié au mouvement perpétuel.
Le monde est régi par des lois immuables (donc intemporelles) et ces lois étant découvertes,
la construction de la Physique , conçue comme la science mathématisée du mouvement est
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considérée comme achevée à la fin du XVIIIe par Lagrange (1736-1813) dans son ouvrage
« Mécanique analytique » de 1788.
L’homme s’approprie le temps
Le temps de l’histoire et de la politique :
Par un mouvement symétrique, la loi de Newton donne à l'homme la possibilité d’agir
sur le mouvement et de changer le cours des choses. Préparée par la philosophie des lumières,
la charnière entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe voit se concrétiser l’idée que l’homme,
et non plus seulement Dieu, a, sinon la maîtrise, du moins une emprise sur le temps. Le
présent s’inscrit dans la perspective du futur.
L’Indépendance de l’Amérique (1776) et la Révolution française (1789) marquent la
fin du pouvoir politique monarchique absolu et de droit divin et la prise en main par le peuple
(le demos de la démocratie) de son destin politique.
L’homme élargit aussi le champ de son passé avec la découverte des civilisations
anciennes (Egypte et Mésopotamie). La campagne d’Egypte (1797) est l’occasion d’une
gigantesque campagne scientifique à la suite de laquelle Champollion (1790-1832) déchiffre
les hiéroglyphes à l’aide de la pierre de Rosette (1822).
Plus loin dans le passé, l’étude des stratifications du terrain enseigne que la Terre a un
passé et la découverte des artefacts humains fossiles repousse la présence de l’Homme à des
temps préhistoriques lointains.
L’étude du passé montre que l’homme a profondément transformé son cadre sociétal
au cours du temps.
L’homme n’est pas seulement un spectateur, mais aussi un acteur du temps.
De nouveaux champs pour la Physique :
Les sciences de la nature ne restent pas à l’écart de ce mouvement.
Il apparaît un foisonnement de nouvelles sciences, qui se structurent progressivement
et dépassent rapidement la description d’un monde conçu comme figé dans la permanence
pour le penser en terme de transformation.
En Chimie, Lavoisier (1743-1794) énonce « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se
transforme ». Par il énonce la conservation de la masse (1774), puis celle des éléments
(1787), mais aussi la possibilité de leurs recombinaisons à l’infini dans de nouvelles
molécules.
En Electricité, Franklin (1706-1790), par ailleurs artisan de l’indépendance
américaine, énonce le principe de la conservation de l’électricité qui contient à la fois la
conservation de la charge et la nécessité de son déplacement sous la forme de courant
électrique.
Coulomb (1736-1806) découvre en 1800 la loi d’interaction gouvernant la force entre
deux charges statiques, remarquablement similaire à la loi newtonienne d’interaction
gravitationnelle. Il la vérifie expérimentalement.
Oersted ((1777-1851) découvre en 1820 que les courants peuvent produire un champ
magnétique et une force, donc un déplacement.
Faraday (1791-1867) découvre en 1831 le phénomène d’induction, et l’action d’un
mouvement sur un circuit électrique.
L’ensemble de ces phénomènes conduit à l’élaboration de moteurs et de dynamos, qui
transforment le mouvement en électricité et réciproquement.
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