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Gilles SAINT-PAUL, « Les nouvelles théories de la croissance et leurs implications pour la
politique économique et l'analyse de la concurrence internationale »,
Revue Française d’Economie, été 1996.
En cent ans, le niveau de vie a été multiplié par dix. Il s'agit d'un fait
macroéconomique majeur, sans doute le plus important. On se doit donc de l'expliquer.
L'analyse traditionnelle de la croissance, que l'on peut résumer par le modèle de R.
Solow [1956], se bornait à la théorie de l'accumulation du capital. Une économie croît parce
qu'elle consacre une partie de ses ressources et de sa production à accroître le stock de capital
physique (machines, etc.) dont elle dispose. Il s'agit là, au niveau global, d'une forme
d'épargne, qui permet de consommer plus demain en consommant moins aujourd'hui - donc
de croître. Comme ce processus fait l'objet de rendements décroissants (à cause, en particulier,
des limites à la quantité de main-d'oeuvre disponible), il ne peut conduire à une croissance
soutenue (1). En fait, l'accumulation de capital n'explique qu'un petit tiers de la croissance
totale, et elle ne joue un rôle que dans l'ajustement transitoire vers un état stationnaire. Cet
ajustement prend au plus, pour des paramètres réalistes, une dizaine d'années. On ne peut
donc expliquer la croissance soutenue qui a prévalu pendant deux cents ans en invoquant la
simple accumulation du capital. Si l'accumulation de capital physique était la force motrice de
la croissance, l'Union soviétique, qui y a sacrifié une part énorme de sa consommation, serait
aujourd'hui la première puissance économique mondiale et le communisme ne se serait pas
effondré.
Pour expliquer la croissance, les théories traditionnelles font donc appel à une boîte
noire appelée « progrès technique ». Le progrès technique augmente régulièrement la
productivité de chaque employé, permettant à l'économie de croître à un taux égal à celui du
progrès technique. Ainsi, au bout de quelques années, tout se passe comme si chaque employé
en valait deux, et la production a doublé.
Les théories traditionnelles étaient donc tautologiques puisqu'elles expliquaient la
croissance à l'aide d'un facteur inexpliqué : le progrès technique.
Les « nouvelles théories de la croissance », développées dans les années quatre-vingt
sous l'impulsion de Paul Romer [1986, 1987], se proposent d'expliquer ce progrès technique
et de caractériser les conditions sous lesquelles il peut conduire à une croissance soutenue.
Les nouvelles théories ont ainsi étudié le rôle de l'éducation et de l'investissement en capital
humain dans l'amélioration de la qualité de la main d'oeuvre, celui de l'apprentissage sur le tas
(« learning by doing ») dans l'amélioration des techniques de production, celui de la recherche
et développement dans la génération de nouveaux produits et techniques.
Un des thèmes majeurs des nouvelles théories est l'importance des « externalités »
pour le processus de croissance. Une externalité est une interaction entre individus pour
laquelle les participants ne sont pas rémunérés (ou taxés) par le marché. Le fleuriste qui
s'installe à côté d'un apiculteur accroît la production de miel, mais n'est pas rémunéré pour
cela par l'apiculteur. En présence d'externalités, les marchés n'assurent pas un fonctionnement
efficace de l'économie : par exemple, il n'y aura pas assez de fleuristes qui s'installent à côté
d'apiculteurs. Cette inefficacité doit être corrigée par une intervention publique. L'Etat peut
ainsi subventionner les apiculteurs pour qu'ils s'installent à côté des fleuristes, ou l'inverse.
Pour les nouvelles théories, les mécanismes les plus importants pour la croissance
comportent de fortes externalités. L'acquisition d'éducation est d'autant plus valorisée que les
individus avec lesquels on interagit sont eux-mêmes éduqués. Le « learning-by-doing » est un
sous-produit de l'activité manufacturière qui n'est pas lui-même rémunéré en tant que tel. La
recherche et développement produit de nouvelles idées et de nouveaux savoirs qui, une fois