RECONNAISSANCE DES BACTERIES INVASIVES PAR LES RECEPTEURS CARD/NOD. Jérôme Viala. [email protected] Laboratoire Immunité Innée et Signalisation Institut Pasteur 28 rue du Docteur Roux 75274 Paris cedex 15. France Depuis sa description en 1932, la maladie de Crohn (MC) reste un mystère physiopathologique. En dépit de nombreuses études épidémiologiques, les mécanismes pathogéniques responsables de cette inflammation chronique restent mal caractérisés. Trois constatations suggéraient que la MC puisse être la résultante d’une perte de tolérance de la flore digestive par le système immunitaire d’un individu génétiquement prédisposé. Tout d’abord, l’iléo-colon, siège le plus fréquent des lésions intestinales de la MC, est le premier segment intestinal à abriter une flore bactérienne aussi importante et polymorphe. De plus, la perfusion fécale ou la remise en continuité d’un segment intestinal exclus s’accompagnent fréquemment d’une reprise de l’activité inflammatoire. Enfin, la grande majorité des modèles animaux réclame la présence d’une flore intestinale pour exprimer leurs lésions. Le maintien d’un phénomène de tolérance dépend de l’état d’activation des lymphocytes contre les antigènes de la flore intestinale. La « théorie du danger » de Matzinger propose que deux stimuli soient simultanément présents pour que les cellules présentatrices d’antigènes (CPA) du système immunitaire inné puissent activer les lymphocytes du système adaptatif : un antigène étranger en grande quantité et des « signaux de danger » libérés par les cellules épithéliales agressées (cytokines, composants intracellulaires nécrotiques…). Récemment, plusieurs travaux génétiques ont décrit le premier lien entre système immunitaire inné, germes intestinaux et MC. Les mutations du gène NOD2, aussi nommé CARD15, ont en effet été impliquées dans la genèse de 30% des MC. CARD15 est un récepteur intracellulaire de l’immunité innée, essentiellement exprimé dans la lignée monocyte-macrophage et au sein des cellules dendritiques1, 2. Il est constitué d’un domaine de répétitions riches en leucine (LRR) capable de détecter la présence de bactéries dans le compartiment intracellulaire, d’un domaine intermédiaire de fixation des nucléotides (NBS) et de deux domaines N-terminaux d’activation et de recrutement des caspases (CARD) qui transmettent le signal pro-inflammatoire via RICK (RIP2/CARDIAK) et NFB (Cf. figure). Au cours de la MC, la quasi-totalité des mutations impliquées est responsable d’une incapacité de CARD15 d’induire l’activation de NFB3. Le but de cette présentation sera, à la lumière des connaissances actuelles, de proposer des hypothèses physiopathologiques susceptibles de résoudre le paradoxe entre la perte de fonctionnalité d’un récepteur pro-inflammatoire et la genèse d’une maladie inflammatoire. Nous analyserons successivement les trois étapes possibles de dérégulation immunitaire : la reconnaissance de l’antigène bactérien par le système immunitaire inné, les phénomènes intracellulaires liés à CARD15 et les conséquences biologiques de sa stimulation. CARD15 : un récepteur de l’immunité innée. Depuis la description des récepteurs Toll-like (TLR) par Janeway, il est établi que les récepteurs de l’immunité innée réagissent à des motifs microbiens (ou PAMP) fortement conservés chez de très nombreux micro-organismes, tels que le lipopolysaccharide ou le peptidoglycane (PG). Ainsi, CARD15 reconnaît le muramyl-dipeptide (MDP), un motif du peptidoglycane commun aux bactéries à Gram positif et négatif 4, 5. Au cours de la MC, la perte de tolérance est donc probablement dirigée contre de multiples germes, comme le suggérait déjà l’absence d’oligoclonalité des TCR lymphocytaires chez les malades. De plus, les germes intracellulaires ne sont pas les seuls détectés par les récepteurs cytosoliques. Ainsi, nous avons pu montrer qu’un pathogène extracellulaire comme Helicobacter pylori est capable d’injecter son PG dans le cytoplasme des cellules et d’induire l’activation de CARD4 (NOD1), un autre récepteur intracellulaire de l’immunité innée, très homologue à CARD15. La spécificité de reconnaissance de CARD15 pourrait encore s’élargir à d’autres antigènes s’il s’avérait que CARD15 pouvait transmettre le signal d’un autre récepteur non encore caractérisé. Ainsi, l’interaction biochimique directe entre CARD15 et son ligand n’a jamais été mise en évidence à ce jour. Il reste possible que CARD15 ne fixe pas directement le PG mais une molécule transporteuse possédant sa propre affinité pour le PG, ou d’autres composés bactériens. Chez la drosophile en effet, le PG est présenté aux LRR du récepteur extracellulaire Toll par l’intermédiaire de protéines de reconnaissance du PG, les PGRP. De plus, la PGRP-SC1B est également capable de couper la séquence peptidique du PG et pourrait favoriser la libération de fragments de PG capables d’activer ou d’inhiber les récepteurs de l’immunité innée. Des analogues humains des PGRP ont été décrits ; mais leur rôle dans le transport et le métabolisme du PG reste à déterminer. Chez les bactéries également, des enzymes peuvent réaliser le découpage du PG nécessaire à la libération du motif MDP reconnu par CARD15. Ainsi, les transglycosylases lytiques découpent l’armature glucidique tandis que les amidases sectionnent les liens peptidiques. Chez l’homme des enzymes semblent avoir des activités comparables à celles des transglycosylases lytiques (lysosyme) et probablement des amidases (forme soluble de la PGRP-L, homologue de la PGRP-SC1B de la drosophile). Les rôles respectifs des enzymes de l’hôte et des bactéries dans la genèse du MDP depuis le PG sont encore inconnus. Cependant, nous avons observé que l’inactivation de la transglycosylase lytique slt d’H. pylori réduit l’activation de NFB par CARD4 lors de l’infection de cellules épithéliales par ce pathogène ; parallèlement, il est possible que le remodelage de la paroi externe par la bactérie elle-même puisse influer sur les quantités de MDP disponible pour stimuler CARD15 et sur l’intensité de la réponse inflammatoire qu’elle génère. Par ailleurs, les bactéries extracellulaires et dépourvues d’appareil de sécrétion n’activent pas les récepteurs CARD4 ou CARD156. Il semble donc que seules les bactéries possédant un pouvoir invasif (par leur intrusion dans la cellule ou l’injection de leur seul PG dans le cytoplasme des cellules hôtes) puissent activer les récepteurs intracellulaires de l’immunité innée et participer ainsi à la pathogenèse de la MC. Cependant, la capacité des cellules épithéliales et dendritiques d’internaliser des antigènes depuis la lumière intestinale pourrait permettre au MDP de bactéries strictement extracellulaires de rejoindre le cytosol où CARD15 est localisé, et d’induire également des lésions inflammatoires. La caractérisation de l’antigène bactérien reconnu par CARD15 était une première étape indispensable pour cerner la population infectieuse potentiellement responsable de l’activation immunitaire au cours de la MC. Le champ reste vaste puisque toute bactérie possédant du PG pourrait interagir avec CARD15. Phénomènes intracellulaires liés à CARD15 : Une fois CARD15 activé par le MDP, la cascade de transduction aboutissant à l’activation de NFB est encore mal connue en dehors de la participation de RICK qui active le complexe IKK pour libérer le dimère actif p65-p50 (Cf. figure). Lors de l’infection intracellulaire par Shigella flexneri, Girardin et al. ont observé que l’oligomérisation de CARD4 et RICK survenait à 20 minutes et disparaissait à 40, suggérant qu’un système inconnu d’inhibiteurs puisse contrôler l’activation de NFB lors d’une stimulation continue de CARD4. Un travail très récent démontre les capacités d’inhibition de CARD6 sur la cascade de transduction entre CARD4 ou RICK et NFB. C’est une première étape dans la compréhension des mécanismes qui permettent de réguler l’inflammation induite par les récepteurs de la famille « CARD » et d’éviter ainsi la pérennisation inutile et délétère de la réaction inflammatoire. Aucun mécanisme identique n’a été décrit pour CARD15 à ce jour. Par ailleurs, les récepteurs CARD ont initialement été décrits par analogie aux protéines de résistance des plantes qui participent à l’élimination des pathogènes du règne végétal en induisant la mort des cellules infectées. A l’instar d’APAF1, un activateur de la caspase-9 dont ils partagent la structure, CARD4 et CARD15 potentialisent l’activité pro-apoptotique de la caspase-97. Ainsi, l’apoptose pourrait jouer un rôle important dans la pathogénie de la MC en favorisant les réactions nécrotiques responsables de la libération de signaux de danger et donc de l’activation du système lymphatique. Les conséquences biologiques de la stimulation de CARD15 : NFB est un inducteur transcriptionnel impliqué dans la régulation de nombreux gènes. Les conséquences immunitaires de la stimulation de NFB par CARD15 sont encore très largement inconnues. Une étonnante expérience in vitro a pourtant montré que la survie de Salmonella typhimurium dans des cellules épithéliales intestinales était altérée quand CARD15 y était préalablement exprimé 8, alors que la transfection d’un mutant corrélé à la MC (3020insC) ne modifiait pas la survie des bactéries dans ces cellules. En revanche, les auteurs ne précisaient pas les mécanismes anti-bactériens dépendants de CARD15 et capables d’inhiber la croissance de S. typhimurium. Ces données suggèrent que la cellule épithéliale soit capable de lutter contre sa propre invasion, par la production de facteurs biologiques qui restent à déterminer comme les peptides anti-microbiens (-défensines, peptides en trèfle), les radicaux libres de la cascade oxydative ou les dérivés nitrés. D’autre part, nous avons pu observer une susceptibilité accrue des souris CARD4 déficientes à différents pathogènes tels que S. typhimurium ou H. pylori. À l’inverse des récepteurs toll-like qui n’ont encore jamais été impliqués dans la susceptibilité à une infection transmise par voie naturelle, les récepteurs intracellulaires de l’immunité innée semblent jouer un rôle décisif dans la défense anti-bactérienne de l’organisme. Ces observations suggèrent que les mutations de CARD15 puissent faciliter la prolifération de composants de la flore normale ou de pathogènes, responsables d’une activation trop intense ou trop prolongée du système immunitaire sous-muqueux. L’augmentation de la perméabilité intestinale observée constitutivement dans certaines familles de MC deviendrait alors un élément aggravant. Il serait intéressant d’examiner si la présence des colibacilles entéro-invasifs plus fréquemment observés au cours de la MC9 est corrélée à l’existence de mutations de CARD15. Aucune donnée directe ne permet actuellement de prévoir les modifications du réseau cytokinique potentiellement induites par les mutations du gène CARD15. L’étude des souris invalidées pour le gène RICK a montré le rôle joué par RICK dans la polarisation lymphocytaire de type 1 10. Cependant RICK intervient dans de trop nombreuses voies pro-inflammatoires (IL-1, IL-18, CARD4, TLR2, TLR4) pour qu’un rôle propre de CARD15 puisse être dégagé de ce travail sans une étude plus ciblée. En revanche, Yoo et al. ont montré que CARD4 activait spécifiquement la caspase-1, induisant ainsi la synthèse de l’IL-1. L’étude des souris déficientes pour le gène CARD15 apportera probablement des informations importantes sur le lien éventuel entre les mutations de CARD15 et les dérégulations cytokiniques, telles que la surproduction de TNF ou la prépondérance de la polarisation lymphocytaire de type 1, au cours de la MC. En revanche, il a été clairement démontré que les cytokines pro-inflammatoires TNF et IFN augmentent l’expression tissulaire de CARD15 par la stimulation d’un site de fixation de NFB en amont de son promoteur1, 11. Ainsi, une surexpression de CARD15 dans les cellules épithéliales et les macrophages intestinaux peut être observée au cours de la MC2. Cette boucle d’autorégulation paracrine peut suggérer deux hypothèses : soit CARD15 est amplifié localement par une boucle pro-inflammatoire, soit, au contraire, il participe au rétrocontrôle anti-inflammatoire. Conclusions : La découverte de la corrélation entre mutations de CARD15 et MC représente la première pièce qui nous aidera à reconstituer le puzzle de la pathogénie de la MC. A ce jour, la place de cette pièce reste encore obscure. En effet, l’inactivation d’un récepteur pro-inflammatoire responsable de lésions inflammatoires apparaît paradoxale. La détermination précise du ligand de CARD15 concentre l’intérêt sur les interactions entre les bactéries possédant du peptidoglycane et le système immunitaire inné. L’existence d’une boucle paracrine de régulation de CARD15 et l’implication de ce récepteur dans la susceptibilité in vivo à divers pathogènes marquent l’importance des récepteurs de l’immunité innée dans les mécanismes de défense anti-bactérienne non spécifique. La disponibilité récente des souris CARD15 -/- devrait permettre de rapides progrès dans la compréhension du rôle et de la régulation de CARD15 au cours de la MC, en termes d’interaction entre CARD15 et son ligand, de contrôle de la flore bactérienne intestinale par CARD15 et de régulation lymphocytaire par les CPA porteuses d’un CARD15 muté. Enfin, les deux tiers des malades occidentaux et la majorité de la population japonaise ont une MC sans relation avec CARD1512. L’étude des autres loci de susceptibilité génétique de la MC devrait donc apporter des pièces indispensables à l’agencement complet du puzzle. Bibiographie : 1 Gutierrez O, Pipaon C, Inohara N, Fontalba A, Ogura Y, Prosper F, et al., Induction of Nod2 in myelomonocytic and intestinal epithelial cells via nuclear factor-kappa B activation. J Biol Chem 2002; 277(44): p. 41701-5. 2 Berrebi D, Maudinas R, Hugot JP, Chamaillard M, Chareyre F, De Lagausie P, et al., Card15 gene overexpression in mononuclear and epithelial cells of the inflamed Crohn's disease colon. Gut 2003; 52(6): p. 840-6. 3 Chamaillard M, Philpott D, Girardin SE, Zouali H, Lesage S, Chareyre F, et al., Gene-environment interaction modulated by allelic heterogeneity in inflammatory diseases. Proc Natl Acad Sci U S A 2003; 100(6): p. 3455-60. 4 Girardin SE, Boneca IG, Viala J, Chamaillard M, Labigne A, Thomas G, et al., Nod2 is a general sensor of peptidoglycan through muramyl dipeptide (MDP) detection. J Biol Chem 2003; 278(11): p. 8869-72. 5 Inohara N, Ogura Y, Fontalba A, Gutierrez O, Pons F, Crespo J, et al., Host recognition of bacterial muramyl dipeptide mediated through NOD2. Implications for Crohn's disease. J Biol Chem 2003; 278(8): p. 5509-12. 6 Girardin SE, Tournebize R, Mavris M, Page AL, Li X, Stark GR, et al., CARD4/Nod1 mediates NF-kappaB and JNK activation by invasive Shigella flexneri. EMBO Rep 2001; 2(8): p. 736-42. 7 Ogura Y, Inohara N, Benito A, Chen FF, Yamaoka S and Nunez G, Nod2, a Nod1/Apaf-1 family member that is restricted to monocytes and activates NF-kappaB. J Biol Chem 2001; 276(7): p. 4812-8. 8 Hisamatsu T, Suzuki M, Reinecker HC, Nadeau WJ, McCormick BA and Podolsky DK, CARD15/NOD2 functions as an antibacterial factor in human intestinal epithelial cells. Gastroenterology 2003; 124(4): p. 993-1000. 9 Darfeuille-Michaud A, Neut C, Barnich N, Lederman E, Di Martino P, Desreumaux P, et al., Presence of adherent Escherichia coli strains in ileal mucosa of patients with Crohn's disease. 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