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Entre conscience et non conscience : la mémoire implicite
Michel DELAGE, Psychiatre, Thérapeute familial.
Consultations familiales, Hôpital d’Instruction des Armées Sainte Anne – Toulon.
Association " Vivre en Famille " La Seyne sur Mer.
Dans ce qu’on appelle la " psychologie naïve ", la mémoire repose sur le souvenir conscient, ce
dont nous sommes capables de nous rappeler si nous sommes interrogés sur notre passé. Cette
mémoire dite déclarative, explicite fait l’objet de nombreuses études, d’autant plus que c’est
elle dont nous redoutons les altérations et défaillances.
Mais on a tendance à laisser pour compte une autre forme, ou plutôt d’autres formes de
mémoire qui n’ont pas besoin de souvenirs pour se manifester, ou d’intention de se souvenir
pour apparaître. C’est pourquoi elles sont appelées implicites.
Nous les partageons en grande partie avec les animaux. Ce sont en somme des mémoires de
base. Elles constituent le socle de notre identité parce que depuis le début de notre existence
nous gardons imprimées les traces des expériences que nous vivons et des interactions avec
l’environnement, même si ces traces ne sont pas organisées en souvenirs conscients. Il est en
somme question d’une mémoire cachée. Mais nous pouvons la révéler, un peu comme nous
révélons une image sur une plaque photographique, pour peu que nous fassions un effort pour
l’observer et que nous puissions disposer d’outils pour la rendre visible.
A l’origine, c’est à partir de la testologie que cette mémoire implicite a été désignée comme
telle. Il s’agit d’une amélioration de la performance à une tâche, après l’exposition à une
information. Il y a donc une récupération inconsciente de ce qui a été mis en mémoire. Il suffit
qu’un objet ou un mot ait été préalablement présenté à un sujet pour que sa perception ou son
utilisation ultérieure soit favorisée. C’est ce qu’on désigne par amorçage.
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On dit aussi de cette mémoire qu’elle est non déclarative par référence à une remémoration
consciente, verbalisée, apprise et décomposée en mémoire épisodique et mémoire sémantique.
Je vais donc étudier les principaux aspects de cette mémoire qu’il vaut mieux appeler non-
consciente, pour la dégager de toute ambiguïté avec la notion d’inconscient, très connoté par la
théorie analytique. Plus précisément il va s’agir d’étudier les rapports de la mémoire implicite
avec différentes formes d’inconscients.
I Mémoire implicite et inconscients :
A/ Le terme inconscient est aujourd’hui fortement connoté par l’approche psychanalytique.
FREUD a conçu toute sa théorie et sa pratique à partir de l’invention d’un inconscient,
notamment rempli de souvenirs refoulés, c’est-à-dire rejetés hors du champ de la conscience,
refoulés car liés à des contenus non acceptables, en rapport au début avec la sexualité infantile.
L’inconscient Freudien est un ensemble complexe se jouent des forces contradictoires, des
conflits à partir de la pulsion, de la représentation et des mécanismes défensifs.
Les souvenirs, les traces du passé ne sont pas accessibles directement à la conscience. Ils se
manifestent sous une forme transformée, à travers les lapsus, les actes manqués et dans cet état
particulier de conscience modifiée qu’est le rêve. C’est pourquoi le psychanalyste tente
d’interpréter ces manifestations qui donnent accès à l’inconscient. Remarquons par ailleurs que
dans cette conception, de nombreux éléments constituent un inconscient primaire (c’est ce que
FREUD appellera plus tard le ça) rassemblant un ensemble de contenus à jamais inaccessible à
la conscience. L’inconscient des conflits et du refoulement est un inconscient secondaire qui se
construit principalement à partir de l’œdipe.
Finalement, dans ce qu’il est convenu d’appeler la première topique, FREUD a opposé la
conscience et l’inconscient. Mais il a placé entre les deux le système préconscient-conscient.
Le préconscient est alors ce qui rassemble des éléments non conscients mais directement
accessibles à la conscience sans avoir à subir des processus de transformation. Il s’agit en
somme de souvenirs en attente, en stock, mais qui ne sont pas actualisés tant que nous n’en
avons pas besoin. Mais ils sont disponibles, et lorsque nous le souhaitons, nous pouvons aller
les chercher librement. Ils sont non exprimés et par conséquent implicites. Ils peuvent
redevenir explicites grâce à ce que les psychanalystes ont nommé le processus associatif.
Celui-ci sans doute s’apparente à ce que la neuro-psychologie désigne comme un phénomène
d’amorçage.
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Je donne un exemple : voilà que je rencontre quelqu’un que je n’avais pas vu depuis mes
années d’Université. Ensemble, nous évoquons le passé. Cette personne évoque
l’amphithéâtre, où se déroulaient les cours. Surgissent alors en moi des impressions, des
images de camarades, d’enseignants, l’atmosphère de l’époque. Il ne s’agit pas de souvenirs
qui avaient été censurés, refoulés. Ils avaient simplement été mis de côté. Je n’en avais plus
besoin dans ma vie présente. Mais ils étaient en réserve, prêts à se manifester. Leur retour à ma
conscience a été amorcé par les retrouvailles avec mon camarade d’université et ses
évocations. Les souvenirs se sont remis à vivre dans le champ de ma conscience.
C’est ce genre de mémoire qui est à l’œuvre chez des patients ALZHEIMER lorsque la
mémoire qu’ils peuvent mobiliser de façon volontaire est très faillante, tandis que peuvent
leur venir en tête des pans de souvenirs à l’occasion de certaines évocations, par exemple les
paroles d’une chanson, quand on commence à fredonner la mélodie.
Voilà donc un premier niveau de mémoire implicite. Les contenus de cette mémoire sont
susceptibles de resurgir explicitement dans la mémoire consciente sans efforts conscients de
remémoration, même si dans un deuxième temps, et pour peu que l’ensemble de la mémoire
fonctionne bien, la mémoire explicite puisse prendre le relais, et que dans l’exemple donné,
j’entreprenne de chercher le nom de tel ou tel camarade, ou de tel ou tel enseignant.
B/ Mais, depuis ces 20 ou 30 dernières années, un autre inconscient a émergé et pris sa place
dans les travaux scientifiques. Il s’agit de l’inconscient cognitif. On entend par là des processus
mentaux, déterminant nombre de nos comportements et pensées sans que nous en ayons
conscience, et dont les scientifiques s’efforcent de déterminer les substrats cérébraux. Les
neuro-sciences ont permis des avancées considérables dans la connaissance. On sait
notamment tous les apports de l’imagerie cérébrale fonctionnelle.
Mais soulignons que de cette manière on étudie le fonctionnement cérébral et qu’il existe un
écart phénoménologique irréductible entre ce fonctionnement et celui de l’esprit, même si des
efforts sont faits aujourd’hui, surtout dans les pays anglo-saxons pour fonder une neuro-
psychanalyse.
Donc, si nous restons dans le champ cognitif, nous pouvons par exemple retenir la mémoire
liée aux phénomènes de conditionnement. C’est grâce à cette mémoire que je sais faire du vélo.
Je n’ai pas besoin de réfléchir à la mémoire d’en faire. C’est automatique. J’ai appris de
manière conditionnée à coordonner mes mouvements et à me tenir en équilibre.
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Je rappelle au passage, qu’il existe deux formes de conditionnement :
le classique, bien connu depuis PAVLOV lorsqu’un rapport s’établit entre un
stimulus neutre et un stimulus signifiant,
l’opérant que l’on doit à SKINNER lorsque le comportement est modifié, renforcé
notamment, par les compétences reçues par l’environnement.
Notons que c’est surtout à partir de la deuxième année de l’existence que de tels
conditionnements peuvent se mettre en place, que le traitement cognitif de l’expérience se
développe conjointement à l’apparition du langage et à la maturation des aires cérébrales
frontales et préfrontales.
Cette mémoire automatique est une mémoire solide, et d’autant plus qu’elle repose sur des
apprentissages précoces. Ainsi chez des patients à la mémoire déclarative très altérée, il est
possible que certains conditionnements soient conservés et leurs permettent certaines actions,
pour peu qu’ils soient sollicités à les accomplir.
Donc nous évoquons ici un ensemble de procédures (on parlera de mémoire procédurale),
d’habiletés acquises par apprentissage et qui nous permettent des comportements
automatiques, n’utilisant pas le contrôle conscient.
Mais il existe des formes plus rudimentaires d’expériences vécues avant la deuxième année, et
faisant également l’objet d’une mise en mémoire. On peut évoquer ici une mise en mémoire
des perceptions, des mécanismes d’imitation, d’habituation et de sensibilisation, tout un
ensemble d’informations traitées par un cerveau immature dont les mécanismes de pensée sont
rudimentaires et qui ne possèdent pas encore le langage. Dans ces conditions l’information est
traitée de manière analogique. Elle porte sur un niveau de connaissance immédiat et global,
traitée au dessous du seuil de la conscience et procédant par approximation et association.
Cette mémoire liée aux interactions précoces est spécialement importante à connaître. En effet,
on pourrait croire que l’apparition des formes supérieures de pensée et du langage la rend
obsolète, mais il n’en est rien. Il est question ici d’une forme de mémoire qui continue à
fonctionner en dessous du seuil de la conscience tout au long de l’existence.
Cela me conduit à évoquer maintenant une mémoire implicite en rapport avec une autre forme
d’inconscient.
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C/ L’inconscient biologique et la mémoire des émotions :
Certaines activités neuronales et cérébrales sont régies par deux grands systèmes :
le système d’alerte déclenché par la menace, le stress, les émotions négatives. On sait
l’importance de l’adrénaline et de l’axe H.H.S.
le système de récompense activé par les émotions positives. C’est la dopamine
qui est spécialement concernée.
Il est donc question d’une régulation des émotions, d’une modulation entre ces deux grands
systèmes. Cette modulation à visée adaptative prend une orientation particulière en fonction de
la nature des expériences émotionnelles vécues. La manière de se comporter dans le présent
est largement déterminée par les traces émotionnelles des expériences passées, conservées
dans certains circuits, structures et métabolismes cérébraux, sans que nous gardions le
souvenir conscient des expériences auxquelles se réfèrent ces traces émotionnelles.
Ce qui est ainsi régulé et conservé participe à la construction de l’attachement. " Des formes
de vitalité " nous dit D. STERN associant l’émotion, le mouvement et l’intention produisent
des comportements stables, répétitifs, prévisibles, apaisants et sécures lorsque l’attachement,
dans les interactions précoces, se construit sur un mode sécure.
Évidemment cet ensemble d’émotions, de comportements et d’actions est beaucoup plus
problématique lorsque les attachements se construisent sur un mode insécure.
C’est donc dans les interactions avec les figures de soin que ces formes sont conservées en
mémoire procédurale. Il est toujours question nous dit D. STERN de la construction "d’une
manière d’être avec" reposant, à ce niveau non-verbal des interactions précoces, sur une inter-
corporéité. Les neurones miroirs jouent sans doute ici un rôle majeur.
La mémoire émotionnelle est en même temps une mémoire relationnelle. En fait, je découpe
artificiellement différentes formes de conservation d’expériences qui se déroulent au dessous
du seuil de la conscience, mais en réalité toutes liées entre elles.
Ainsi s’associent en une appréhension globale de l’expérience, les perceptions, des formes
comportementales liées aux interactions avec les autres, notamment les figures de soin, le vécu
émotionnel spécifique à ces interactions.
Les expériences répétées de syntonisation entre mère et enfant, produisent des réponses
interactives adéquates et favorisent donc la régulation et le contrôle des états émotionnels,
l’amplification des états positifs. C’est cela qui constitue la base des Modèles Internes
Opérents de l’attachement, conservés dans la mémoire implicite.
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