Guillaume Le Blanc, « penser la fragilité », Revue Esprit, Mars-Avril 2006, p.249-263. Fiche de lecture par J. Tardif université de Nice [email protected] Philosophe , professeur à l'université Michel de Montaigne, Bordeaux 3. A récemment publié « La vie psychique de la maladie », Esprit, janvier 2006 et l'Esprit des sciences humaines, Paris, Vrin, 2005. Avec Judith Butler (Voir à ce sujet Vie précaire, Paris, Éd. Amsterdam, 2005 et Humain, inhumain, Paris, Êd. Amsterdam, 2005), nous pouvons penser que les formes mêmes de définition des limites de l'humanité ne sont pas assurées et qu'il existe dès lors une précarité fondamentale dans le fait même d'être humain qui mérite d'être exhibée au lieu d'être contournée au profit d'une seule enquête ontologiques qui se restreindré à l'analyse de la "phénoménologie de l'homme capable" (Parcours de reconnaissance, Paris Stock, 2004, chap.II). Questonné comme une "ontologie de l'être et de la puissance" (Ricoeur, Soi-même comme un autre, paris, Le seuil 1990. p.352.) en tant "qu'investigation de l'être du soi à la réapropriation des quatres acceptations primitives de l'être qu'Aristote place sous la distinction de lacte et de la puissance. Toutes nos analyses invitent à cette exploration dans la mesure où elles font signe en direction d'une certaine unité de l'agir humain" (ibid., p.351). Cette entrée oblitère la variablité de figures de l'entrée dan l'humain et ne permet pas de revenir sur la fragilité anthropologique de l'inscription dans l'humain. Portée à son point extrême, la précarité désigne la reconduction de toute vie à la mort comme horizon ultime (G. Canguilhem, « Les maladies », dans Écrits sur la médecine, Paris, Le Seuil, 2002, p 47) C'est précisément vers cette interrogation que nous convie Ricoeur dans son analyse de la naissance et de la mort. Dans Soi-même comme un autre, Ricœur a souligné, à la suite de Heidegger, la contemporanëité des deux interrogations : la « vie finissante » et la « vie commençante » peuvent être placées dans un jeu de miroirs proprement anthropologique qui concerne, dans un même mouvement, la précarité de la vie et la précarité de l'humain. Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986. § 72 “le Dasein factice existe à l'état naissant et c 'est dans la naissance qu’il meurt déjà aussi au sens ou son être est d'être vers la mort [.. ] c’est dans l’unité de l’être jeté et de lêtre vers la mort, qu’il la fuie ou qu'il y marche, que s'entretiennent naissance et mort à la mesure du Dasein" p.438 à 439 La réflexion sur le « droit à la vie » de l'embryon et la méditation sur la « vérité due aux mourants (Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p.313-315) » laissent entendre une fragilité de la définition de l'humain dans la double limite de son apparition et de sa disparition. Ricœur propose ainsi de compléter une phénoménologie des « capacités humaines » par une ontologie des seuils d'actualisation de l'humain (ibid. P.316). Ce qui est particulièrement intéressant, c'est que cette ontologie des seuils rouvre ce qu'une ontologie de l'être pourrait trop rapidement refermer : replacé dans une ontologie des seuils, l'humain se voit repensé en sa précarité originelle, celle-là même qui affleure dans l'ambiguïté de toute apparition liée à l'engendrement et dans la violence de la disparition. Contre toute fermeture ontologique trop rapide, il importe de considérer, sur un plan également ontologique, que la vie humaine est précaire. Reprenant Canguilhem sur ce point pour qui « l'existence de la maladie comme fait biologique universel, et singulièrement comme épreuve existentielle chez l'homme, suscite une interrogation, jusqu'ici sans réponse 1 convaincante, relative à la précarité des structures organiques» (C. Canguilhem, « Les maladies » art. Cité p.47). L'involontaire de la vie en son engendrement, atteste d'un sens ontologique de la précarité qui ne porte pas seulement sur la limite d'une vie singulière, mais plus radicalement sur le caractère flottant de l'entrée dans l'humain révélé par la passivité irréductible qu'implique le fait d'être en vie. "La vie est plus que la spontanéité des motifs et des pouvoirs ; elle est " une certaine nécessité d'exister que je ne peux plus m'opposer pour la juger et la maîtriser. Je ne peux pas aller jusqu'au bout de cet acte d'exil qu'est la conscience de cette appréciation et de cette souveraineté que sont la motivation et l'effort ; la vie échappe de toute part à ce jugement et à ce commandement auquel elle est secrètement présente. La vie n'est pas seulement la partie basse sur laquelle je règne" (P. Ricoeur, le Volontaire et l'involontaire, Paris, Aubier, 1950, p.385). Ce qui est remarquable dans cet extrait, c'est que Ricœur articule l'inscription de l'humain dans la vie au double motif d'une dépossession de la vie humaine par la nécessité biologique de la vie et d'une relance constante de la tâche éthique comme effort, problématique et valeureux, pour être l'auteur de sa vie. L'attestation de soi, désignée comme l'une des tâches de la « petite éthique » dans Soi-même comme un autre, comme déploiement des capacités humaines, sur fond de laquelle une reconnaissance de soi (au sens de l'identification) devient possible (Parcours de la reconnaissance, op. cit., chap. II. Se reconnaître dans ses capacités, attester de soi en attestant de ses capacités ne vaut que dans les limites d'une vie comprise comme toujours déjà précaire. Si l'homme peut parvenir à être le « centre de perspective » de sa vie (le Volontaire et l'involontaire, op, cit., p. 386), ce ne peut être qu'au prix d'un effort lui-même enlevé sur fond d'un involontaire premier, et dès lors marqué par une fragilité intrinsèque qui renvoie à la figure de la vulnérabilité. PORTRAIT DE L'HOMME ORDINAIRE EN HOMME VULNÉRABLE La vulnérabilité ne saurait être regardée uniquement sous l'angle d'une fragilisation de l'humain comme effet d'une précarité persistante mais elle doit être entendue également comme motif du travail éthique, comme la matière de tout travail sur soi. L'éthique ne s'oriente du côté des formes de la capabilité humaine à l'origine d'une attestation de soi et d'une reconnaissance de soi que pour autant qu'elle cherche à répondre de la désorientation de la vie humaine engendrée par les différentes formes de fragilisation de la vie humaine. « Condition et tâche, telle apparaît l'autonomie fragilisée par une vulnérabilité constitutive de son caractère humain» (Ricœur, le Juste 2, op. cit., introduction, p.25.) L'autonomie est certes fragilisée par la vulnérabilité mais la vulnérabilité est ce qui constitue l'autonomie en autonomie humaine. Ainsi ne faut-il pas comprendre l'autonomie comme une alternative à la vulnérabilité mais comme son approfondissement critique. L'autonomie est fragilisée par la vulnérabilité pour autant cependant qu'elle est relancée par elle comme le motif de la tâche critique visée dans l'attestation de soi déployée dans les différents registres des capacités humaines telles que le pouvoir-dire, le pouvoir-faire, le pouvoir-raconter et l'imputabilité. « Autonomie et vulnérabilité », titre d'une conférence prononcée en 1999 et reproduite dans le juste 2, peut représenter une sorte de blason philosophique pour lequel l'enjeu est précisément l'articulation et l'établissement d'un point de jonction entre l'autonomie et la vulnérabilité. "C'est la vulnérabilité qui fait que l'autonomie est une condition de possibilité ibid p85» La possibilité même de l'indépendance repose sur une juste compréhension des formes 2 de dépendance. Ceci signifie non seulement que seul un être fragile peut être appelé à devenir autonome mais qu'une vie humaine est à la fois vulnérable et autonome. « C'est le même homme qui est l'un et l'autre sous des points de vue différents (ibid p.86)». Une anthropologie de l'homme capable ne peut alors être élucidée que si elle est également une anthropologie de l'homme vulnérable. Le vocabulaire des capacités doit être ainsi corrélé à celui des incapacités. C'est à une telle démarche que s'emploie Autonomie et vulnérabilité ». Cette liaison des capacités et des incapacités articule à nouveaux frais les dimensions du volontaire et de l'involontaire, de l'activité et de la passivité présentes dès les premiers livres de Ricoeur. La vulnérabilité s'intercale entre la passivité et la faillibilité (Finitude et culpabilité, l'Homme faillible. Paris, Aubier, 1960, Conclusion « Le concept de faillibilité », p. 157). Elle reverse l'expérience de la passivité et de la faillibilité sur le compte d'une compréhension de la précarité des vies et contribue ainsi à brouiller l'évidence des figures de l'humain. La passivité de l'involontaire et la faillibilité du pouvoir moral doivent être retraduites dans une compréhension de la vie vulnérable dont elles ne sont plus désormais que des dimensions particulières. La conscience de soi, sur le premier versant, est toujours en arrière d'elle-même. Précédée par "l'imputation pré-réflexive de soi" (P. Ricoeur, le Volontaire et l'involontaire, op. cit., p. 57) à l'oeuvre dans les émotions et les passions, elle se comprend dès lors comme effort de reprise, comme réappropriation de l'involontaire dans le volontaire. La conscience morale de soi, sur le second versant, est révélée par l'expérience de la faiblesse morale sous laquelle le mal est conduit à « la limitation spécifique de l'homme » engendrée par l'incapacité de se réapproprier positivement sa finitude. On voit dès lors comment dépossession de soi dans l'involontaire et faiblesse morale peuvent apparaître comme des cas d'espèce de la vulnérabilité. Elles indiquent des formes spécifiques de dépendance ouvertes par l'expérience anthropologique. Il ne faudrait pas en tirer la conclusion que l'autonomie est hors de portée mais qu'elle doit être au contraire articulée à la pluralité des formes de dépendance d'une vie. C'est de l'intérieur de l'épreuve du négatif que le désir d'autonomie prend sens. La contingence de l'existence « exhibe [ainsi] le négatif enveloppé dans tous les sentiments de précarité, de dépendance, de défaut de subsistance, de vertige existentiel qui procèdent de la méditation sur la naissance et sur la mort ibid p.155». La vulnérabilité peut dès lors être comprise comme la réserve anthropologique des différentes figures du négatif qui déjoue l'évidence trop lumineuse de l'appel inconditionné à l'autonomie. En elle, c'est la possibilité même de l'homme capable qui se voit d'emblée fragilisée. La vulnérabilité rouvre ainsi les différentes figures de la puissance humaine aux formes symétriques de la « non-puissance » ou de la « puissance moindre (P. Ricœur, le juste 2, op. cit., p. 89) " LES FIGURES DE LA VULNÉRABILITÉ : De la fragilité affective de l'homme faillible à la vulnérabilité de l'homme précaire dans le Juste 2, le sens de la fragilité s'est transformé. La fragilité ne désigne plus une région de l'existence humaine (la vie affective) mais elle qualifie la totalité des capacités humaines ainsi replacées dans l'épreuve des incapacités. La catégorie de vulnérabilité entérine cet élargissement de la signification de la fragilité. C'est pourquoi il importe de référer toutes les capacités humaines à leurs incapacités réciproques. C'est précisément la précarité de ces capacités qui ouvre la scène de la vulnérabilité en sa relation à l'autonomie. Pour Ricœur, le « couple capacité-incapacité » peut être reçu comme « la forme la plus élémentaire du paradoxe de l'autonomie et de la vulnérabilité (ibid p.91) ». Parce que la capacité humaine est toujours doublée (au sens de la doublure) d'une incapacité contre 3 laquelle elle trouve à se déployer, l'autonomie apparaît comme la tâche engendrée par l'épreuve de la vulnérabilité. Certes il serait possible d'objecter à Ricoeur que cette possibilité de mise à distance du négatif se distribue socialement de manière très inégale. N'existe-t-il pas en effet un leurre à considérer l'expérience de l'autonomie comme travail sur le négatif dans le seul registre moral ? La grammaire de la vulnérabilité peut-elle être une grammaire morale sans être en même temps une grammaire sociale ? Comme l'affirme Bourdieu, ne faut-il pas soutenir que l'expérience morale, pour devenir effective, doit toujours être, en même temps, une expérience sociale et politique ("Bref, la morale n'a quelque chance d'advenir [...1 que si l'an travaille à créer les moyens institutionnels d'une politique de la morale", Raisons pratiques, Paris, Le Seuil, 1994, p.243) ? Le « Soi-auteur » (P. Ricœur, le juste 2, op. cit., p. 98. 28. Ibid., p.8.) ne peut venir que d'un travail de réappropriation du soi fortement ébranlé dans la vulnérabilité. Le registre des incapacités fait alors signe vers la possibilité d'un réarmement des capacités grâce à l'éthique. Situé à l'intérieur de la polarité « des pouvoirs et des nonpouvoirs » qui font de l'homme un être à la fois agissant et souffrant (ibid p.8), le travail éthique peut dès lors engendrer une capacité supplémentaire qui est celle de « l'imputabilité ». Le coeur de l'idée d'imputabilité repose en effet sur le fait d'être tenu soi-même « pour l'auteur véritable de ses propres actes". Le travail éthique vise cette imputabilité comme son objet propre. Il peut y parvenir en s'efforçant de dénouer les complexes de puissance et de non-puissance qui fragilisent les visées d'autonomie. Ainsi l'imputabilité est-elle à la lettre l'issue du travail éthique dont la légitimité provient de l'inscription des capacités dans les figures des incapacités. Il importe donc de faire correspondre aux différents pouvoirs de l'homme les formes d'impuissance dans lesquelles ils se trouvent situés afin que le travail éthique puisse être clairement perçu comme travail en direction du pouvoir contre l'impuissance. Les trois pouvoirs fondamentaux que Ricoeur envisage sont « le pouvoir de dire », « le pouvoir d'agir » et « le pouvoir de rassembler sa propre vie dans un récit intelligible et acceptable ibid p.88 ». Ces trois pouvoirs ne peuvent être repris positivement qu'à la condition qu'ils soient ressaisis par un ultime pouvoir, l'imputabilité, sous une forme réflexive propre à l'imputabilité qui prend l'allure d'un énoncé - « Je crois que je peux » - et qui implique la possibilité d'un retour sur ses capacités. « À première vue nous faisons un saut qualitatif en passant de l'idée de capacité à celle d'imputabilité ibid p.96 » C'est dire que les capacités, non seulement, sont plurielles mais qu'elles sont également partielles dans la mesure où elles risquent d'être fragilisées de l'intérieur même de leur déploiement, du fait de la précarité ontologique de l'homme. Ainsi les capacités de pouvoir dire, de pouvoir faire et de pouvoir (se) raconter doivent-elles être mises en rapport avec les incapacités linguistiques, pratiques et narratives qui leur correspondent. La fragilisation des capacités humaines n'est pas un fait naturel mais renvoie à l'institution humaine et aux inégalités qu'elle engendre. Le développement des incapacités correspond alors à un certain traitement de l'homme par l'homme dont le corrélat est le développement historique des figures de la fragilité Ricœur l'évoque à propos de la capacité langagière. "Immédiatement nous saute aux yeux cette inégalité foncière des hommes quant à la maîtrise de la parole, inégalité qui est moins une donnée de la nature qu'un effet pervers de la culture lorsque l'impuissance à dire résulte d'une exclusion effective hors de la sphère langagière" (ibid p90). 4 Dans le même mouvement, le développement des inégalités dans le déploiement du registre des capacités, suscité par l'entrée dans l'humanité, laisse clairement percevoir la tâche d'une politique de l'égalisation des capacités humaines. La distribution inégale des capacités linguistiques révèle, a contrario, que l'une « des toutes premières modalités de l'égalité des chances concerne l'égalité au plan du pouvoir parler, du pouvoir dire, expliquer, argumenter, débattre ibid .90 ». Le fait que la capacité linguistique vienne à manquer en révèle la valeur. Cette valeur est double. Elle permet de conférer un sens à l'identité personnelle en établissant les moyens symboliques d'une insertion de soi dans l'humanité. Elle permet également d'asseoir l'institution de l'humanité dans le soi. Réciproquement, l'incapacité de dire ne peut manquer d'apparaître comme une fragilisation du lien qui relie le soi à l'humanité. « Se croire incapable de parler, c'est déjà être un infirme du langage, excommunié en quelque sorte (ibid. p.90) ». L'impuissance révélée dans le désaveu de la capacité linguistique exclut l'homme ainsi fragilisé de la communauté humaine. L'exclusion est donc l'une des formes paradoxales de l'institution de l'humanité. Le développement de la forme humaine en forme sociale ne peut manquer d'engendrer des souffrances, du fait de la position des hommes dans les rapports sociaux qui se révèlent à l'occasion de la fragilisation des capacités humaines individuelles. Les incapactés correspondent aux transcendantaux historiques négatifs d'une époque et excèdent ainsi les formes mêmes de la précarité ontologique (ce que Ricœur nomme « la finitude générale et commune »). Les incapacités sont alors des effets de la précarité ontologiques mais elles sont aussi des effets de la vulnérabilité sociologique de l'homme. L'incapacité linguistique a bien pour origine lointaine le fait que « nul n'a la maîtrise du verbe » mais elle a pour origine proche la vulnérabilité sociale de celui qui est, du fait de sa position sociale - laquelle peut être, en son paroxysme, une non-position - privé de parole ou dont la voix n'est pas écoutée. Dans le même registre, la capacité d'agir est fragilisée par les formes multiples de relations dissymétriques qui essaiment dans une société. "Sont à prendre ici en considération les modalités de distribution inégale de la puissance d'agir, plus particulièrement celles résultant des hiérarchies de commandement et d'autorité dans des sociétés d'efficacité et de compétition comme les nôtres" (ibid p.91) Là encore, la précarité ontologique qui assigne un individu aux incapacités de la finitude « infligées par la maladie, le vieillissement, les infirmités (Ibid., p.91) », suscite une précarité sociologique signalée par la dépossession de la puissance d'agir. L'inactivité s'impose alors comme un effet de cette précarité sociale. Trop de gens ne sont pas simplement démunis de puissance, mais privés de puissance (ibid p.91). La précarisation de l'emploi et le développement du chômage mettent en crise la puissance d'agir individuelle et accomplissent à leur tour les processus de déshumanisation comme symétrique de l'institution de l'humanité. L'identité personnelle d'un sujet qui peut donner sens à l'autonomie (« Il me paraît difficile de parler d'autonomie sans parler d'identité », ibid., p. 91) n'a donc rien d'assuré ni de stabilisé. Sa fragilisation s'accomplit dans la fragilisation de la capacité narrative à se dire. La propriété narrative de l'ipséité qui est attestée par le modèle narratif du récit de vie ordinaire n'est pas garantie. S'il existe bien une plasticité de la narration qui fait surgir la puissance narrative comme puissance humaine par excellence, il existe en retour une violence de l'annulation de la puissance narrative qui achève le double processus de disqualification et de déshumanisation du soi. Répondre de soi dans la cohérence d'un récit de vie ne va pas de soi. Nous ne devons pas perdre de vue la possibilité inverse, celle de l'impuissance à s'attribuer une identité quelconque, faute d'avoir acquis la maîtrise de ce que nous avons appelé identité narrative (Ibid., p. 93) D'où vient cette absence de maîtrise ? Elle provient d'une dispersion temporelle irréductible qui est bien l'une des formes de la violence sociale. Qu'un homme puisse faire tenir son histoire dans un récit de vie présuppose un apprentissage de 5 l'expérience temporelle qui ne va pas de soi. S'il est vrai qu'un « homme est sa propre histoire », il reste que la possibilité de se rapporter à sa propre histoire, de faire d'une histoire une histoire en propre, ne se laisse envisager que de l'intérieur d'une forme éducative primordiale qui peut manquer. À cet égard on peut parler d'éducation à la cohérence narrative, d'éducation à l'identité narrative (ibid p.94), En mettant en crise une identité humaine dans le registre de ses différentes capacités, la vulnérabilité anthropologique soumet l'autonomie à l'épreuve du négatif. Ce faisant, elle instaure l'autonomie en valeur plutôt qu'en réalité. C'est cette relance de l'autonomie dans l'épreuve qui engendre une capacité ultime, celle de l'imputabilité comme forme réflexive du retour du soi sur ses capacités. C'est pourquoi Ricœur l'envisage tout autant comme une ultime capacité que comme une issue heureuse au jeu des capacités lui-même, impliquant le saut qualitatif de la réflexion comme retour sur soi. L'imputabilité permet à l'autonomie de se comprendre dans le rapport entre une identité et une singularité. La capacité de « penser par soi-même » accomplit le soi en soi réflexif et confère ainsi à l'autonomie sa valeur définitive. « Ose penser par toi-même.-Toi et pas un autre à ta place43. » La reprise de la devise des Lumières, aude sapere, prononcée par Kant dans « Qu'estce que les Lumières » fait apparaître une proximité surprenante avec Michel Foucault. Les deux auteurs en appellent à la réflexivité critique de l'homme des Lumières pour envisager tous deux la signification ultime d'un souci de soi. Michel Foucault, « Qu'est-ce que les Lumières ? », Dits et Ecrits, Paris, Gallimard, 1994, t. IV, p. 680: « Et par là même on voit que, pour le philosophe, poser la question de son appartenance à ce présent [...], ce ne sera plus simplement la question de son appartenance à une communauté humaine en général, mais celle de son appartenance à un certain "nous", à un nous qui se rapporte à un ensemble culturel caractéristique de sa propre actualité. Certes, les différentes formes du soi sont toujours données à l'intérieur de l'institution humaine, dans les allures différenciées du « nous » mais l'imputabilité désigne, dans le « nous », une expérience irréductible de la singularité alors que la réflexivité, pour Foucault, vaut toujours comme un jeu de la subjectivation dont la vérité est fournie par l'appartenance à un certain « nous ». Ceci signifie que ce qui est donné dans le aude sapere, c'est moins une désidentification à laquelle la trajectoire philosophique de Foucault semble conduire qu'un réarmement de la posture identitaire suscitée par l'irruption de la vulnérabilité que la « revendication de singularité (ibid.95) » permet de traduire dans l'épreuve de l'autonomie. L'épreuve éthique de l'imputabilité permet alors de dessiner comme revendication majeure de l'autonomie abîmée dans la vulnérabilité la forme éthique d'une « estime de soi » comme double consolidation du soi et de l'humain dans le soi. RESPECT, SOIN ET VULNÉRABILITÉ Existe-t-il une forme de respect en rapport avec le désir d'autonomie lié à l'épreuve de la vulnérabilité ? Le respect de l'autre, en tant que vulnérable, peut-il valoir comme réponse éthique à la vulnérabilité ? Pour respecter, il faut alors avoir reconnu l'autre comme son semblable et c'est sous la condition de cette identification que la reconnaissance peut s'exercer et que le respect peut se développer. Si le respect ne s'exerce qu'à l'endroit de celui dans lequel il est possible socialement de se reconnaître, il risque de s'échanger en son contraire et, de forme universelle, de s'aliéner en un sentiment moral de classe qui achève le processus de distinction sociale. C'est pourquoi le respect doit se porter hors de la sphère des ego égaux et s'envisager plus radicalement comme sentiment moral mettant en relation des ego situés eux-mêmes dans des relations dissymétriques. C'est ce déplacement de la notion de respect que les analyses de 6 Ricoeur permettent d'envisager. Ici prend sens une double réflexion sur la relation respect, vulnérabilité. Selon une première perspective, c'est parce que la vie est précaire et donc hautement vulnérable que le respect peut devenir le sentiment moral de la vie vulnérable. Respecter la vie vulnérable, c'est ne pas vouloir résorber le négatif de la vie, ne pas désirer annuler la fragilité de toute vie dans l'acte même qui peut en retour faire venir une réponse à la forme de détresse de la vie vulnérabilisée. Le respect correspond alors à cette double structure de préservation de la précarité de la vie et de réponse morale au mal social ou vital qui se loge dans la précarité. Avec cette première analyse, le respect n'a de sens que s'il est relié étroitement à une forme active de sollicitude pour celui qui est exposé au mal de la vulnérabilité. Ainsi que l'affirme Ricoeur dans la neuvième étude de Soi-même comme un autre, « c'est à la sollicitude, soucieuse de l'altérité des personnes, y compris celle des personnes potentielles, que le respect renvoie (P. Ricœur, Soi-même comme un autre, « Neuvième étude : le soi et la sagesse pratique la conviction », op. cit., p. 318) ». L'énoncé de Ricoeur a deux significations. Premièrement, quand le respect n'est pas adossé à la sollicitude, il risque de manquer l'altérité des personnes, de ne plus viser l'autre mais le même. Voir sur ce point les éthiques du care qui articulent à leur manière soin, sollicitude et respect du vulnérable. Notamment Deuxièmement, la sollicitude ne s'adresse pas seulement aux personnes réelles mais également aux personnes potentielles. Ce qui est visé, sous la catégorie de la personne potentielle, c'est la référence normative à l'intégrité d'une personne qui a pu être confisquée dans la pathologie ou la disqualification sociale et qui est ainsi le référentiel minimal de l'acte de soin. Le respect n'a alors de sens que de l'intérieur d'un acte de soin entendu au sens large comme opération de sollicitude. Selon une deuxième perspective, il importe de comprendre qu'il ne peut exister qu'une pluralité de formes de respect, adressées à des formes de vulnérabilité spécifiques. C'est ainsi, à propos de la maladie, que Ricoeur affirme vouloir « ajuster un sens différencié du respect à une notion du pathologique chargée de valeurs positives. J'insiste sur ajuster : il s'agit bien d'un respect ciblé adressé au pathologique en tant que reconnu structurellement digne de respect [P.Ricoeur, le Juste 2, op. cil., « La différence entre le normal et le pathologique comme source de respect », p. 218] ». Ce qui est remarquable dans l'énoncé de Ricœur, c'est le dédoublement de la catégorie de respect qui s'y trouve formulé. Le pathologique est reconnu structurellement digne de respect parce qu'il est une allure inédite de la vie et non pas simplement une diminution ou un déficit. Conformément aux analyses de Canguilhem que Ricœur commente, il faut tenir que le pathologique n'est pas anormal mais peut être pensé comme une figure de la normativité vitale. Avec le pathologique, c'est encore la vie qui s'aventure dans de nouvelles formes, même si celles-ci peuvent se retourner contre tel vivant singulier. Le respect à l'égard de la vie est ainsi un respect inconditionné à l'égard des différentes formes de vie. Seulement ce respect inconditionné doit être articulé à un respect ciblé, adressé au pathologique en tant que tel, c'est-à-dire précisément en tant qu'il rend vulnérable, fait souffrir. Ce respect ciblé est celui-là même qui est en jeu dans le soin à l'égard des pathologies mais qui pourrait être en jeu aussi, sous d'autres modalités, également spécifiques, à l'égard des différentes formes de la vulnérabilité sociale. De ce point de vue, le soin entendu au sens large, comme sollicitude, prend nécessairement la forme d'un respect régional, spécifique, dont on peut imaginer aisément qu'il est lié à différentes formes (l'entraide, la réparation...) et à différents objets et dont la légitimité provient d'un respect inconditionné à l'égard des différentes formes de vie. En ce sens, il ne peut y avoir de respect minimal pour telle vie vulnérabilisée sans une forme de respect maximal pour la vie dans ses différentes allures de création. 7