L’insécurité sociale de Robert CASTEL I- Présentation Sociologue, agrégé de philosophie, Robert CASTEL est directeur d’étude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Ses domaines de recherche sont la sociologie de la psychiatrie et la transformation des politiques sociales, du travail et de l’emploi. Auteur des désormais classiques Métamorphoses de la question sociale, de Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi et de L’insécurité sociale, il est considéré, aujourd’hui comme un de nos meilleurs spécialistes des problèmes de la protection sociale. L’insécurité sociale est un ouvrage relativement court qui retrace les évolutions de notre politique sociale. Le contexte actuel serait celui d’une société dite de « sécurité ». Malgré le fait qu’objectivement nous n’avons jamais bénéficié d’autant de protections, les français se sont lancés dans une quête sans fin d’un sentiment total de sécurité pour le présent mais surtout pour l’avenir. Robert CASTEL met en exergue le paradoxe qui en découle : l’économie de protection crée une frustration sécuritaire. Avant tout, qu’est ce qu’être protégé ? Jusqu’où la protection doit-elle aller, qui doit l’assurer ? Selon l’auteur, « être protégé, c’est aussi être menacé ». II- Synthèse et analyse Les deux premiers chapitres de cet ouvrage définissent les composantes de la « Sécurité » : la sécurité civile et la sécurité sociale. La sécurité civile est la première mission de l’Etat moderne qui doit assurer la sécurité des personnes, des biens et la protection des libertés fondamentales. L’insécurité est, par essence, consubstantielle à la coexistence d’individus dans une société. Seul l’Etat détenteur du monopole de la violence légale, peut assumer la fonction de gardien de l’ordre, des droits et des biens. Cependant, le pouvoir étatique est soumis au respect des libertés fondamentales qui réduisent son pouvoir d’action. C’est ce qui fait de notre société, une démocratie. Selon HOBBES, « le pouvoir s’il est extrême est bon parce qu’il est utile à la protection ». Notre expérience de la démocratie est révélatrice de l’incompatibilité entre sécurité totale et respect absolu des formes légales. Un état démocratique ne peut être totalement protecteur sans basculer dans le totalitarisme. De ce constat, il est évident que la Sécurité d’un Etat démocratique ne peut être assurée essentiellement par une protection civile. La sécurité sociale protège contre le risque social (évènement qui compromet la capacité des individus à assurer eux-mêmes leur indépendance sociale). Au lendemain de la Révolution, la priorité fut donnée à la protection de la Propriété, car celle-ci assurait l’indépendance sociale des propriétaires. Ceci a eu pour effet de créer l’insécurité sociale au sein de la classe dite « non propriétaire », classe largement majoritaire. La société moderne de l’après guerre a institué la « propriété sociale » : la retraite. En effet, le retraité est devenu l’équivalent du rentier. Ainsi, la protection fut axée sur le travail réhabilitant le « non propriétaire ». Parallèlement au système des retraites, le développement de l’Etat-social a permis la création d’une Sécurité Sociale généralisée. Evidemment, la société salariale était loin d’être égalitaire, Robert CASTEL la qualifie de « société de semblables » (différenciée, hiérarchisée). Il va s’en dire que la croissance économique de l’époque, et la forte protection des collectifs syndicaux, ont été les conditions de réussite de la protection sociale. Face à ce qu’a appelé WAGNER « la crise de la modernité », la stabilité sociale de l’après guerre s’est trouvée fortement ébranlée. A partir des années 70, nous avons assisté à la mondialisation et donc au developpement d’un système capitaliste, ainsi qu’à la construction communautaire. Ce contexte a mis notre Etat-Social en difficulté, en réduisant sa capacité à piloter l’économie au service du maintien de l’équilibre social. Robert CASTEL cite deux phénomènes : l’individualisation et la décollectivatisation. L’Etat à déléguer les prises en charges sociales aux entreprises, ce qui a eu un effet contreproductif. Face aux objectifs de rentabilité et aux surcoûts imposés pour financer les charges sociales, les entreprises ont précarisé l’emploi. La concurrence entre égaux s’est insinuée dans la société salariale et a donc par voie de conséquences fragilisée l’individu. Ainsi, l’individualisation des trajectoires professionnelles a affaiblie les systèmes de régulation collective et a donc obligé les agents a se responsabiliser face à leur avenir. De plus, « La crise de la modernité » a marqué le retour des classes dangereuses. Des professions comme l’artisanat, ont plus ou moins été exclues du « marché » entraînant une frustration collective en quête d’un responsable à leur déchéance sociale. Ensuite, tout s’est accéléré, chômage de masse, déqualification des diplômes comme le CAP, ressentiment criant des laissés pour compte… Le sentiment d’injustice et l’insécurité sociale de cette classe qui a perdue subitement ses avantages s’expriment, alors, par une insécurité civile grandissante. Malheureusement, l’Etat « sécuritaire » creuse la contradiction entre l’exercice d’une autorité sans faille en restaurant un Etat gendarme, et le laxisme face aux conséquences d’un libéralisme économique qui alimente l’insécurité sociale. Les carences de notre Etat social ont nourris le développement des assurances privées. Ainsi la maîtrise des risques devient une « stratégie individuelle ». S’en suit une nouvelle problématique du risque : « faire du risque un réducteur d’incertitude ». Le développement des nouvelles technologies a perturbé certains cycle de la nature, ce qui fait de notre environnement « naturel » un risque en lui-même. Il n’y a pas si longtemps notre pays connaissait la famine, phénomène, d’ailleurs, toujours bien connu de beaucoup de pays du Tiers-monde. Le fait de ne pas pouvoir manger était le danger. Aujourd’hui, c’est manger le danger (maladie de la vache folle, grippe aviaire…). Malheureusement, nous ne pouvons pas être protégé contre ce risque omniprésent, nous pouvons juste agir en prévention (euthanasier un cheptel entier) pour réduire le risque. Mais de cette prévention ne naît-il pas un dommage, lui bien réel ? Robert CASTEL tente au sein de son dernier chapitre d’apporter des réponses à la question « comment combattre l’insécurité sociale ? ». Tout d’abord, il préconise de reconfigurer les protections sociales. La précarisation de l’emploi, la baisse de la population active et l’augmentation de l’espérance de vie, ont déstabilisé le système de financement par le travail et donc le système de protection sociale. Les mesures actuelles d’aide à la réinsertion sont insuffisantes. Par exemple, le Revenu Minimum d’Insertion devait coupler un contrat et un projet, c'est-à-dire, une assistance dans l’engagement dans un projet professionnel. Il y avait l’idée d’une participation active de l’allocataire. Or, le RMI est devenu « une bouffée d’oxygène » pour « boucler » les fins de mois. La protection sociale est une condition de base pour appartenir à la société et non pas un octroi de secours. Il ne s’agit pas de rendre responsable les allocataires de leur situation, mais de comprendre pourquoi ils en sont là et de les aider à acquérir ce qui leur manque pour s’insérer. Robert CASTEL évoque la création d’un véritable collectif d’insertion sous la forme d’une agence publique dotée d’un pouvoir unifié de décision et de financement. Ensuite, il invoque la nécessité de sécuriser le travail. Le statut de l’emploi constitue le socle de la citoyenneté, et assure le couplage fort des droits et protections. Cependant, le travail a perdu sa consistance face à la multiplication des contrats autres que le sécurisant Contrat à Durée Indéterminé, Alain SUPIOT les qualifie de « zones grises de l’emploi ». Ainsi, l’auteur suggère l’instauration d’un réel droit à la formation pour faire face à la mobilité et ainsi adhérer aux compétences exigées. Robert CASTEL conclue en dénonçant l’inflation du souci de sécurité qui installe la peur au cœur de notre existence sociale. A grande échelle, les problèmes se situent entre le travail et le marché. De cette observation découle une interrogation : « peut-on domestiquer le marché ? ». Sans pouvoir y répondre véritablement, notre sociologue propose la création d’une instance publique de régulation nécessaire pour encadrer « l’anarchie du marché ». Suite à tous ces développements, la question « qu’est ce qu’être protégé ? » reste sans réponse. III- Critiques Sur la forme, la brièveté de l’ouvrage, ses pages claires et bien écrites le rendent facile à lire. Robert CASTEL fait ressortir les grandes lignes de sa pensée sans nous noyer dans des développements techniques, truffés de vocabulaire propre à la matière, ce qui le rend accessible aux non sociologues. Sur le fond, c’est un ouvrage très intéressant, qui met bien en valeur les causes de l’insécurité sociale et les différents problèmes sociaux que nous avons surmontés ainsi que ceux auxquels nous sommes confrontés. Mais c’est aussi un ouvrage truffé de questions diverses. On ne reprochera pas à l’auteur de ne pas avoir de remède miracle à proposer. Néanmoins il suggère à deux reprises la création de conseils spécifiques tel qu’une instance publique de régulation du marché, ou encore un collectif d’insertion sous la forme d’une agence publique. Personnellement j’émettrai quelques réserves à ce sujet. Il existe déjà tellement de conseils sans réelle fonction ni attribution ni même financement qui tombent en désuétude. Seuls des conseils pourvus d’un financement stable et dotés soit d’un réel pouvoir d’action soit au moins d’un puissant poids politique, peuvent, à mon sens, influer dans la situation. Un second regret serait l’impasse qui a été faite sur la crise de la Sécurité Sociale, éminemment d’actualité. FICHE DE LECTURE L’insécurité sociale, Robert Castel Robert Castel est actuellement directeur d’études à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) et directeur du CEMS (Centre d’étude des mouvements sociaux). Il a d’abord travaillé sur l’institutionnalisation du traitement social de la folie : Le psychanalysme (Maspero, 1973) ; L’ordre psychiatrique (Minuit, 1976) ; La gestion des risques (Minuit, 1981), etc. Puis, il se penche sur le cadre théorique marxiste structuré autour de l’opposition binaire « centre/périphérie », en mettant en évidence les degrés qui mènent de l’un à l’autre, tenant à appréhender le « continuum » des situations sociales à partir de l’institution qui lui est apparue comme le levier de la structuration sociale : le travail, ce qui donne en 1995 Les métamorphoses de la question sociale (Fayard). Les notions de vulnérabilité, de désaffiliation et de fragilisation deviennent alors centrales, pour penser la façon dont l’individu peut être supporté dans sa vie par des institutions. Sa réflexion se poursuit notamment par la parution en 2001, avec la participation de C. Haroche, de Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi (Fayard). Son dernier ouvrage paru en 2003, intitulé L’insécurité sociale, revient sur les notions de risque, de béquilles de la sécurité d’un individu, tant civile que sociale. Quand l’on regarde avec attention la société, l’on s’aperçoit qu’il existe deux types de protections : celle « civile » garantissant les libertés fondamentales et assurant la sécurité des biens et des personnes (dans le cadre de l’Etat de droit), et celle « sociale » qui couvre les principaux risques susceptibles d’entraîner une dégradation de la situation des individus (accident, maladie, etc.). Aujourd’hui nos sociétés dites développées bénéficient de cette double protection. Pourtant, dès qu’il y a protection sans que cela soit poussé dans l’exagération alors la population ressent quand même un sentiment d’insécurité car elle assimile le comportement de l’Etat à du laxisme. De tout temps ce sentiment d’insécurité a existé. Au moment de la Révolution c’est la propriété qui est mise en avant, par conséquent ceux qui n’ont pas la propriété (c’est-à-dire les travailleurs) ne sont, eux, pas à l’abri de l’insécurité sociale. Ils doivent vivre au jour le jour car n’ont aucune protection contre les aléas de la vie (accident, maladie, vieillesse, etc.). Quand le travail devient emploi et qu’il est encadré par le droit du travail alors le salarié acquiert des droits qui lui permettent de se prévaloir de ce que Castel appelle « la propriété sociale »( par exemple la retraite) en opposition avec la propriété privée à laquelle ils n’ont pas accès. Dans ce processus d’acquisition de la propriété sociale l’Etat a joué un grand rôle : « une société de semblables est une société différenciée, hiérarchisée donc, mais dont tous les membres peuvent entretenir des relations d’interdépendance parce qu’ils disposent d’un fonds de ressources communes et de droits communs. ». Cette régulation de la sécurité sociale a été possible historiquement grâce à deux facteurs déterminants à l’époque, qui aujourd’hui ne sont plus réunis, ce qui explique le retour de l’insécurité sociale : tout d’abord un facteur conjoncturel qui est la croissance et un facteur structurel qui est l’inscription des individus dans des collectifs protecteurs. Aujourd’hui cette solidarité entre les travailleurs n’existe plus, notamment les corps professionnels réunis autour des syndicats n’ont plus le même poids. Les catégories populaires ont aujourd’hui de plus en plus de mal à se faire une place car certains métiers notamment manuels (CAP, BEP) sont aujourd’hui largement dévalorisés et démonétisés, ce qui peut expliquer la plus en plus grande adhésion au Front National de ces couches sociales (élections de 2002) qui se sentent de plus en plus abandonnées par les gouvernants. Quelques décennies auparavant cela c’était le mouvement poujadiste qui se traduisait par la haine des artisans envers les classes sociales juste supérieures, notamment les fonctionnaires, qui avaient plus d’avantages sociaux tout en ayant moins besoin de travailler. Aujourd’hui cela a dérivé vers le lepénisme, c’est-à-dire que les classes les plus défavorisées ont reporté cette haine sur les étrangers d’origine. En effet, pour ces classes sociales cet immigré va être préféré à elles dans la course à l’emploi parce que plus docile et va en plus bénéficier des aides sociales qui devraient pourtant être réservées aux français de souche. En outre aujourd’hui se posent de tout autres problèmes d’insécurité. En effet, alors que les risques sociaux « traditionnels »ont réussi à être maîtrisés via le système de l’assurance, les nouveaux risques tels que Tchernobyl, la vache folle et aujourd’hui la grippe aviaire, ne peuvent être mutualisés ou assurés comme peuvent l’être notamment la maladie ou les accidents. C’est pourquoi aujourd’hui en cette matière, le seul principe qui semble marcher, puisqu’il n’existe encore aucune instance internationale capable de réguler les risques en matières écologiques, est le principe de précaution qui protège d’un côté mais peut avoir des conséquences économiques désastreuses de l’autre. Ainsi cette association entre protection civile et protection sociale semble aujourd’hui trouver ses limites et être menacé. D’un côté par une demande de protection sans limites de la part des individus (générant sa propre frustration). De l’autre, par une série de transformations qui usent les fondements même de l’Etat social. Robert Castel dresse ainsi dans cet ouvrage le déclin des collectifs protecteurs, la précarisation des relations de travail et la prolifération des « nouveaux risques ». Pour combattre cette insécurité sociale il nous faut, selon lui, travailler à la limitation d’un marché sans fins, réfléchir à la protection des individus et non plus seulement des personnes.